Sydney au bout des mondes

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Sydney au bout des mondes
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FRANÇOISE HEMMENDINGER
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poétique, étranger aux renversements
de l’histoire, les effigies héroïques de
Goethe et de Schiller, sculptées par son
époux, irradient une énergie virile.
Aux antipodes de ce goût, la maison
de Théodore Aman est un bijou d’inspiration antique. Médaillon, bas-relief,
fronton, chapiteaux, colorés couleur
bronze, se détachent comme des
appliques métalliques. Deux niches abritent des statues d’airain dont l’une
représente Hercule dans la tradition
hellénistique d’un jeune homme jugé
trop dénudé. Pour occuper sa niche, il a
dû jouer du coude et sa nudité, soulignée
par la peau du lion passée en baudrier,
a été corrigée par un cache-sexe métallique : la feuille de vigne de Bacchus !
Pénétrer dans l’atelier-salon procure un sentiment de bonheur. Là, dans
un angle, posé sur un chevalet, un
tableau représente la pièce. Le va-etvient du regard, de la peinture à son
objet et vice versa, emplit d’un étonnement progressif. Meubles conçus par le
Maître, toiles appendues aux murs, dessus de portes, décor mural, atmosphère,
rien n’a changé, et l’on oublie si l’on
regarde le lieu original ou son image,
confondus dans un temps immobile. A
peine ose-t-on marcher par crainte de
voir cesser le sortilège ou de rencontrer
le regard désapprobateur d’une femme
de chambre.
Seuls manquent les visiteuses assises
autour d’une table, l’amateur qui regarde l’œuvre s’esquisser sous le pinceau
de l’artiste. Certes, Aman a physiquement disparu mais il demeure, virtuellement et concrètement. Sensations de
confort, certitudes paisibles d’une intimité, cette «installation» est tout à la
fois une vie de rêve et le rêve d’une vie.
Ni d’aujourd’hui ni d’hier, l’ouverture à l’Europe des gens de Bucarest est de
toujours.
La sculpture publique témoigne de la
parenthèse ubuesque de l’ère communiste. Dans le jardin de la fonderie
coopérative des artistes gisent des
bronzes de l’art «bourgeois» décapité.
Sur un socle dévoré par l’herbe on lit la
signature d’Antonin Mercié, sculpteur
patriote français qui, après la guerre de
1870, créa le groupe Gloria Victis. Nu, un
jeune flûtiste tient un liteau en guise de
traversière et un violoniste, en tenue de
soirée, s’est figé dans le geste esquissé
de son archet évanoui. L’écho d’une
époque brusquement s’est tu.
A leur tour, les statues de Lénine et de
Petru Groza, renversées en 1990, gisent
sur l’herbe, jetées aux chiens, derrière les
cuisines du palais de Mogosoaia…
Récemment inaugurée, la statue de
Iuliu Maniu, mort dans les geôles communistes, est en passe de mettre tout le
monde d’accord. Son torse fissuré, celui
de la nation humiliée, fait toujours bloc
et, de son pied clownesque, la statue n’attend qu’une occasion pour botter définitivement le c… au passé totalitaire.3
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Sydney
au bout des mondes
Q
uand l’Australie surgit au cours
d’une phrase, certains regards
s’étirent vers les kangourous, les
déserts de couleurs et la musique du didjiridoo1. D’autres adoptent un air vague.
C’est loin, si loin qu’il ne reste qu’un
point. Le bout du monde.
Pour y arriver, 20 000 km
dans les airs
■
Long tunnel assourdissant, repas
sous cellophane et lumière sous
lucarnes. Bleus décalés. Les repères
s’enfuient dans ces sièges étroits, malgré quelques interludes pour tenter
d’agrémenter cette durée nécessaire à
parcourir la moitié de la terre.
Et puis enfin, on arrive. Juste de
tout petits riens pour nous suggérer
que nous sommes bien de l’autre côté du
globe, down under2.
Une lumière transparente, ravivée,
intense à faire claquer les reliefs et les
couleurs. Les longs eucalyptus. Des
bruits moins familiers. L’accent, difficile à distinguer. Le sens de la circulation qui déroute. Le sourire et la gentillesse immédiats des passants qui me
ramènent à la réalité.
Notes
Sydney n’est pas la
capitale, mais la ville
pionnière d’Australie
■
1. e-mail : [email protected]
2. S.O.S. signifie en fait SOSEA,
chaussée (note de la Rédaction).
3. Cet article, traduit par Ioana
Vlasiu, est publié en roumain
dans Obsevator cultural.
FRANÇOISE HEMMENDINGER
Psychosociologue, Strasbourg
■
1788 The First Fleet, débarque dans
la baie de Sydney avec ses bagnards, ses
soldats et son contingent de marins.
L’Angleterre venait de perdre sa colonie américaine. Elle cherchait à se défaire
des fauteurs de trouble. Le rapport du
capitaine Cook, relatant sa première expédition, était plutôt enthousiaste. Alors la
décision tombe : coloniser. Les Français
avaient eux aussi, envoyé une mission. Les
flottes se sont saluées dans Botany Bay. Les
Français commandés par La Pérouse
n’étaient là que pour observer, étudier. Les
Anglais en ont profité pour s’installer. Il
reste aujourd’hui un quartier qui porte le
nom du Français et un continent qui parle
anglais.
À Sydney, j’ai entendu des langues
de toutes les sonorités3 et rencontré des
visages qui racontaient des pays lointains. Le monde ne s’arrête pas à une
couleur, une nation, il est multiple, pluriel comme l’ont été les vagues d’émigration. Cette constellation d’origines
constituent l’Australie. Les « aussies4 »
tiennent à cette diversité d’identités. Ils
le clament comme un étendard. De
façon officielle, dans les discours, les
brochures et les Jeux Olympiques, mais
aussi dans la rue ou le métro. Cherchentils à s’y rallier, s’en convaincre ou s’en
protéger ?
Les fondations
de Sydney
■
Cette histoire toute récente laisse
entrevoir le temps d’avant, celui où les
Aborigènes parcouraient la baie de
Sydney.
Les Aborigènes sont les premiers
habitants de l’île continent. Héritiers
de leurs ancêtres, ils sont là pour garder
le monde tel qu’il est, non pour le transformer. Pendant plus de 40 000 ans, les
peuples Aborigènes ont développé une
connaissance intime de leur univers. Ils
ont réussi à créer un art de vivre avec
la nature. L’arrivée des Européens a
failli tout annihiler. Failli, car cette
civilisation est toujours vivante, même
si ses peuples n’ont pas recouvré toute
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leur dignité. La réconciliation entre
Noirs et Blancs d’Australie est l’une des
grande préoccupations actuelles5. Des
lieux spécifiques, de plus en plus nombreux, témoignent de la culture Aborigène et proposent des démonstrations
de dessin, de musique ou de boomerang 6. Cette insistance résulte-t-elle
d’une volonté de réparer, de renouer
avec un héritage, d’un effet de génération ou encore d’une ultime tentative
pour éviter la disparition7?
De cette présence à Sydney,
quelques noms de lieux ont survécu,
résurgences imprévues, Paramatta,
Tamarama, Woolloomooloo…
L’art a rendu à cette présence toute
sa densité. L’art aborigène est désormais considéré comme une part majeure et essentielle de l’art australien. Il
est accroché dans les musées et dans la
très respectable Art Gallery of New
South Wales de Sydney. Un guide
patient m’a initié au sens de ces peintures, aux couleurs originelles et à leur
visée spirituelle. Elles illustrent le
Temps du Rêve, Temps de la Création,
The Dreaming8. Les Aborigènes n’ont
pas développé l’écriture, mais la peinture pour dresser des cartes topologiques et retracer les contours et les histoires de leur territoire. Cette
reconnaissance officielle n’a pas empêché -à moins qu’elle n’en soit la causel’exploitation folklorique de la culture
aborigène. Toutes les boutiques touristiques présentent en séries illimitées
les aventures de l’ancêtre sur tapis d’ordinateur, tee-shirts, carnet ou portemonnaie.
Mais il y a aussi les quartiers de
misère et de violence, la banlieue de
Redfern, avec le tableau désormais classique des cités : des enfants démunis,
meurtris et dépossédés de leur
destinée.
Une ville construite
autour de l’affirmation
des possibles
■
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En me promenant dans Sydney, j’ai
souvent eu l’impression que croire à
l’avènement des possibles était inscrit
dans la ville. Possible pour les bagnards
de se racheter, possible pour ceux qui
sont venus tenter l’espoir. Possible pour
les femmes de voter9. Possible pour les
homosexuels de s’afficher10. Possible
dans la multiplication arrogante des
nouveaux moyens de communication11.
Possible qui se faufile quand des émigrants racontent leur arrivée à Sydney.
Comme si venir jusque-là, jusqu’au bout
du monde, tenait sur ce seul possible.
Même l’architecture en porte la trace.
Harbour Bridge, surnommé coathanger,
vieux cintre, érigé pendant la dépression
économique, représente la possibilité
d’un dépassement.
The Rocks, ancien quartier du port,
mal famé et déshérité. Réhabilité
aujourd’hui. En me promenant dans
ces ruelles sinueuses et animées, j’ai
cru retrouver cette volonté résolue que
le présent l’emporte sur le passé. C’est
peut-être aussi la seule façon de vivre
avec un passé court, mais chargé.
Les bords du Pacifique
et le souffle hédoniste ■
La baie de Sydney ressemble à la
gueule tortueuse d’un animal étrange
qui s’étire sur des kilomètres pour former des pourtours fantastiques. Tout le
long, les paysages changent. Côtes sauvages. Falaises à naufrages. Plages
blondes et gommiers Bondi, et d’autres
petits détours.
La plage est fréquentée tout au long
de l’année -l’hiver est tempéré-. Elle
occupe une place essentielle dans les
loisirs des sydneysiders12. Le surf, l’équilibre sur la vague, est très populaire,
mais les plages sont aussi pour les coureurs, marcheurs, quêteurs de bronzage
ou d’aventures.
Sur la plage, les pieds dans le sable
même en tenue de ville, chacun peut
renouer avec son corps, la matière et les
sensations premières. Au bord de l’eau,
le corps dénudé se montre et joue, de
ses formes, de ses zones cachées dans
une spontanéité admise où la quête – ou
la crainte – du regard de l’autre revient
en clandestin.
La mer, le soleil, la plage vibrent
aussi dans ce mot sans cesse répété à
Sydney « enjoy ». Il peut se traduire par
jouis, profite ou vis. Injonction naïve,
manque de liberté, ou expression d’un
profond souhait ? Dans l’attitude, cela
s’exprime par la désinvolture, le trait
décontracté des sydneysiders. Côté
pragmatique, tout est fait pour faciliter
le quotidien, même les banquettes du
City Rail (métro de Sydney) peuvent
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Sydney, au bout des mondes
être basculées dans le sens de la
marche. Rien ne doit entraver le
déploiement d’un « enjoy » permanent.
À la moindre de mes questions,
remarques ou réclamations, on me
répondait avec le sourire, par « no
worry », « no problem »13. Et lorsque
vraiment, on ne pouvait me satisfaire,
on me regardait avec une mine sincèrement navrée « oh ! sorry ! »14. Bien sûr,
les difficultés ne sont ni aplanies, ni
définitivement chassées (personne ne le
croit, ni le souhaite), elles sont simplement abordées autrement. Un petit rien
presque illusoire qui allége bien des
démarches.
À quoi ressemble une
City15 au bout du
monde ?
■
J’y ai retrouvé les attributs habituels. Les grands buildings, qui écrasent
la lumière, les rues embouteillées et des
gens affairés. Signe distinctif local
généralisé, le costume sombre et les
femmes en tailleur, réplique des tenues
masculines. Seule touche de particulier,
un sac à dos… les affaires de sport, m’at-on expliqué en me précisant que cela
servait à enchaîner directement après
le travail. À partir de 17 heures16, temps
libre : happy hour 17pour les amateurs
de pub et de bière ;famille, sport ou … ;
suivant affinités.
Ces uniformes sombres et bien coupés qui marchent d’un pas décidé
changent, dès qu’on leur adresse la
parole. Il m’est arrivé souvent de
demander mon chemin. Chaque fois,
dans le métro bondé, les trottoirs
encombrés ou près des feux rouges qui
avertissent comme des tam-tams, j’ai
eu droit au même petit événement. Il,
elle tend son visage vers moi, regarde,
écoute, se montre attentif, parfois
curieux et toujours, prend le temps de
répondre et de se faire comprendre,
avant de reprendre sa marche. Chaque
fois je les remerciais pour ce petit
partage d’humanité.
Défilé de cartes
postales
■
Les quartiers s’enchaînent comme
des villages accolés. Les larges avenues
côtoient des rues étroites et l’horizon
Carte Postale, Art de l’Australie aborigène, Arts Py Ltd.
bleu pacifique a de l’espace pour s’étaler entre les petites maisons aux
balcons de fer ouvragés.
Le Royal Botanic Garden18 pelouses
anglaises et végétation tropicale. À
travers les arbres, la baie.
Opera House, conçu comme un voilier ou comme un coquillage, et pourquoi pas, comme des oreilles tendues
vers l’infini du ciel et de la mer.
Oxford Street, rue animée et dissipée, branchée vêtements et musique,
sur un fond de perspective Far West.
Circular Quay la baie aux ferries. Au
milieu de la foule pressée, j’ai vu un
Japonais en kilt jouer du biniou, un cracheur de feu noir illuminé par sa flamme, un Irlandais chanté ses ballades. Et,
assis à terre, le torse peint, j’ai entendu
un joueur de didjiridoo, au son grave à
faire vibrer les entrailles.
La démesure du temps
■
Sydney et sa baie sont la dernière
avancée, la pointe du monde et du
temps. Les signes de la modernité se
mêlent à la durée, l’héritage des quatre
continents, au temps. Les grands
immeubles rectilignes et vertigineux, les
bords de l’océan, l’animation dense et
odorante de China Town et le calme protégé des jardins, les ferries jaunes un
peu vieillots et le monorail panoramique
qui ondule à hauteur de façades et nous
propulse vers la City. La nuit, Sydney a
un sens de la lumière qui révèle l’éclat
de sa baie. Sydney résonne par ses
rythmes. Rythme des temps où parfois
se laisse deviner quelque chose de la
mémoire de l’humanité. La pérennité
des temps de l’origine, qui grâce à la
présence Aborigène, a été préservée.
Peut-être que là pourrait se poursuivre
une histoire, où les temps qui nous habitent, parviendraient à se conjuguer.
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Bibliographie
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Lu
■
à lire
• Sydney Lonely, Planet Publications
2000
• Sydney, National Geographic, Août
2000.
• Australie Lonely Planet édition française 1999
• GRUNWALD O., GILBERTAS B.,
Australie, Terre du Rêve, Nathan,
1999.
• Australie Noire, Autrement, 1989.
• TENCH Watkin, 1788, The Text
Publishing Company, Melbourne,
1996.
Notes
■
Instrument traditionnel aborigène
fait à partir d’un tronc creux rongé
par les termites
2 Expression que les Australiens
emploient pour reprendre à leur
compte la distance qui les sépare
du reste du monde et qui leur est
sans cesse rappelée. Cette expression tient à la fois, de l’humour, et
de la fierté.
3 La radio nationale australienne
diffuse des programmes ethniques
en 90 langues différentes
4. Diminutif d’Australien.
5 Que ce soit pour ceux qui la soutiennent, comme les 200 000 personnes dans les rues de Sydney en
juin dernier ou ceux qui s’y opposent.
inventé par les
6 Instrument
Aborigènes pour faciliter la chasse.
7 Il existe des tribus qui ont volontairement décidé de ne plus se
perpétuer. En Tasmanie, une île
tout au sud de l’Australie, les tribus Aborigènes ont été complètement décimées. Il y a eu aussi les
effets dévastateurs des maladies
et des mauvaises conditions de vie
liées, entre autres, à la perte d’un
mode de vie ancestral.
8. The Dreaming, Temps du Rêve, est
le temps irréel où l’univers est
sorti du chaos pour être créé. Ce
temps se poursuit à travers la persistance de la nature. Ce temps est
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aussi celui de l’apparition de
l’homme et de la loi manifestée
d’un principe premier.
L’un des premiers droit de vote au
monde, accordé aux femmes dans
les années 1900.
La Gay Parad, défilé d’homosexuels , est l’une des plus importante au monde, elle est devenue
l’un des événements culturels de
Sydney.
Le nombre de cafés, d’affiches, de
promotion pour Internet donnent
la très nette impression -voire le
vertige— qu’une connexion inter
humaine peut s’établir partout et
à chaque instant et donc que la
communication est à portée d’outils. Il est vrai que cette croyance
est en passe de se généraliser.
Désigne les habitants de Sydney
Pas de souci ! pas de problème !
Vraiment désolé !
Ce terme désigne le centre ville,
essentiellement occupé par les
activités financières, économiques
et administratives.
La vie professionnelle est organisée en journée continue.
Dans les pubs de la ville, de 17 à
18 heures, la bière est à moitié
prix. Les pubs sont bondés et sont
devenus des lieux de transition
très populaires entre le travail et
le chez soi, « back home ».
Royal : l’Australie est une monarchie parlementaire rattachée à la
couronne britannique.
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EXPOSITION «FIGURES LIBRES», GEORGES HEINTZ
(4 AVRIL-25 MAI 1996)
INSTITUT FRANÇAIS D’ARCHITECTURE,
PARIS

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