Sydney au bout des mondes
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Sydney au bout des mondes
SCRE 2001F nouveau 29/03/01 17:38 Page 158 FRANÇOISE HEMMENDINGER 158 poétique, étranger aux renversements de l’histoire, les effigies héroïques de Goethe et de Schiller, sculptées par son époux, irradient une énergie virile. Aux antipodes de ce goût, la maison de Théodore Aman est un bijou d’inspiration antique. Médaillon, bas-relief, fronton, chapiteaux, colorés couleur bronze, se détachent comme des appliques métalliques. Deux niches abritent des statues d’airain dont l’une représente Hercule dans la tradition hellénistique d’un jeune homme jugé trop dénudé. Pour occuper sa niche, il a dû jouer du coude et sa nudité, soulignée par la peau du lion passée en baudrier, a été corrigée par un cache-sexe métallique : la feuille de vigne de Bacchus ! Pénétrer dans l’atelier-salon procure un sentiment de bonheur. Là, dans un angle, posé sur un chevalet, un tableau représente la pièce. Le va-etvient du regard, de la peinture à son objet et vice versa, emplit d’un étonnement progressif. Meubles conçus par le Maître, toiles appendues aux murs, dessus de portes, décor mural, atmosphère, rien n’a changé, et l’on oublie si l’on regarde le lieu original ou son image, confondus dans un temps immobile. A peine ose-t-on marcher par crainte de voir cesser le sortilège ou de rencontrer le regard désapprobateur d’une femme de chambre. Seuls manquent les visiteuses assises autour d’une table, l’amateur qui regarde l’œuvre s’esquisser sous le pinceau de l’artiste. Certes, Aman a physiquement disparu mais il demeure, virtuellement et concrètement. Sensations de confort, certitudes paisibles d’une intimité, cette «installation» est tout à la fois une vie de rêve et le rêve d’une vie. Ni d’aujourd’hui ni d’hier, l’ouverture à l’Europe des gens de Bucarest est de toujours. La sculpture publique témoigne de la parenthèse ubuesque de l’ère communiste. Dans le jardin de la fonderie coopérative des artistes gisent des bronzes de l’art «bourgeois» décapité. Sur un socle dévoré par l’herbe on lit la signature d’Antonin Mercié, sculpteur patriote français qui, après la guerre de 1870, créa le groupe Gloria Victis. Nu, un jeune flûtiste tient un liteau en guise de traversière et un violoniste, en tenue de soirée, s’est figé dans le geste esquissé de son archet évanoui. L’écho d’une époque brusquement s’est tu. A leur tour, les statues de Lénine et de Petru Groza, renversées en 1990, gisent sur l’herbe, jetées aux chiens, derrière les cuisines du palais de Mogosoaia… Récemment inaugurée, la statue de Iuliu Maniu, mort dans les geôles communistes, est en passe de mettre tout le monde d’accord. Son torse fissuré, celui de la nation humiliée, fait toujours bloc et, de son pied clownesque, la statue n’attend qu’une occasion pour botter définitivement le c… au passé totalitaire.3 Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ? Sydney au bout des mondes Q uand l’Australie surgit au cours d’une phrase, certains regards s’étirent vers les kangourous, les déserts de couleurs et la musique du didjiridoo1. D’autres adoptent un air vague. C’est loin, si loin qu’il ne reste qu’un point. Le bout du monde. Pour y arriver, 20 000 km dans les airs ■ Long tunnel assourdissant, repas sous cellophane et lumière sous lucarnes. Bleus décalés. Les repères s’enfuient dans ces sièges étroits, malgré quelques interludes pour tenter d’agrémenter cette durée nécessaire à parcourir la moitié de la terre. Et puis enfin, on arrive. Juste de tout petits riens pour nous suggérer que nous sommes bien de l’autre côté du globe, down under2. Une lumière transparente, ravivée, intense à faire claquer les reliefs et les couleurs. Les longs eucalyptus. Des bruits moins familiers. L’accent, difficile à distinguer. Le sens de la circulation qui déroute. Le sourire et la gentillesse immédiats des passants qui me ramènent à la réalité. Notes Sydney n’est pas la capitale, mais la ville pionnière d’Australie ■ 1. e-mail : [email protected] 2. S.O.S. signifie en fait SOSEA, chaussée (note de la Rédaction). 3. Cet article, traduit par Ioana Vlasiu, est publié en roumain dans Obsevator cultural. FRANÇOISE HEMMENDINGER Psychosociologue, Strasbourg ■ 1788 The First Fleet, débarque dans la baie de Sydney avec ses bagnards, ses soldats et son contingent de marins. L’Angleterre venait de perdre sa colonie américaine. Elle cherchait à se défaire des fauteurs de trouble. Le rapport du capitaine Cook, relatant sa première expédition, était plutôt enthousiaste. Alors la décision tombe : coloniser. Les Français avaient eux aussi, envoyé une mission. Les flottes se sont saluées dans Botany Bay. Les Français commandés par La Pérouse n’étaient là que pour observer, étudier. Les Anglais en ont profité pour s’installer. Il reste aujourd’hui un quartier qui porte le nom du Français et un continent qui parle anglais. À Sydney, j’ai entendu des langues de toutes les sonorités3 et rencontré des visages qui racontaient des pays lointains. Le monde ne s’arrête pas à une couleur, une nation, il est multiple, pluriel comme l’ont été les vagues d’émigration. Cette constellation d’origines constituent l’Australie. Les « aussies4 » tiennent à cette diversité d’identités. Ils le clament comme un étendard. De façon officielle, dans les discours, les brochures et les Jeux Olympiques, mais aussi dans la rue ou le métro. Cherchentils à s’y rallier, s’en convaincre ou s’en protéger ? Les fondations de Sydney ■ Cette histoire toute récente laisse entrevoir le temps d’avant, celui où les Aborigènes parcouraient la baie de Sydney. Les Aborigènes sont les premiers habitants de l’île continent. Héritiers de leurs ancêtres, ils sont là pour garder le monde tel qu’il est, non pour le transformer. Pendant plus de 40 000 ans, les peuples Aborigènes ont développé une connaissance intime de leur univers. Ils ont réussi à créer un art de vivre avec la nature. L’arrivée des Européens a failli tout annihiler. Failli, car cette civilisation est toujours vivante, même si ses peuples n’ont pas recouvré toute 159 SCRE 2001F nouveau 29/03/01 17:38 Page 160 Françoise Hemmendinger leur dignité. La réconciliation entre Noirs et Blancs d’Australie est l’une des grande préoccupations actuelles5. Des lieux spécifiques, de plus en plus nombreux, témoignent de la culture Aborigène et proposent des démonstrations de dessin, de musique ou de boomerang 6. Cette insistance résulte-t-elle d’une volonté de réparer, de renouer avec un héritage, d’un effet de génération ou encore d’une ultime tentative pour éviter la disparition7? De cette présence à Sydney, quelques noms de lieux ont survécu, résurgences imprévues, Paramatta, Tamarama, Woolloomooloo… L’art a rendu à cette présence toute sa densité. L’art aborigène est désormais considéré comme une part majeure et essentielle de l’art australien. Il est accroché dans les musées et dans la très respectable Art Gallery of New South Wales de Sydney. Un guide patient m’a initié au sens de ces peintures, aux couleurs originelles et à leur visée spirituelle. Elles illustrent le Temps du Rêve, Temps de la Création, The Dreaming8. Les Aborigènes n’ont pas développé l’écriture, mais la peinture pour dresser des cartes topologiques et retracer les contours et les histoires de leur territoire. Cette reconnaissance officielle n’a pas empêché -à moins qu’elle n’en soit la causel’exploitation folklorique de la culture aborigène. Toutes les boutiques touristiques présentent en séries illimitées les aventures de l’ancêtre sur tapis d’ordinateur, tee-shirts, carnet ou portemonnaie. Mais il y a aussi les quartiers de misère et de violence, la banlieue de Redfern, avec le tableau désormais classique des cités : des enfants démunis, meurtris et dépossédés de leur destinée. Une ville construite autour de l’affirmation des possibles ■ 160 En me promenant dans Sydney, j’ai souvent eu l’impression que croire à l’avènement des possibles était inscrit dans la ville. Possible pour les bagnards de se racheter, possible pour ceux qui sont venus tenter l’espoir. Possible pour les femmes de voter9. Possible pour les homosexuels de s’afficher10. Possible dans la multiplication arrogante des nouveaux moyens de communication11. Possible qui se faufile quand des émigrants racontent leur arrivée à Sydney. Comme si venir jusque-là, jusqu’au bout du monde, tenait sur ce seul possible. Même l’architecture en porte la trace. Harbour Bridge, surnommé coathanger, vieux cintre, érigé pendant la dépression économique, représente la possibilité d’un dépassement. The Rocks, ancien quartier du port, mal famé et déshérité. Réhabilité aujourd’hui. En me promenant dans ces ruelles sinueuses et animées, j’ai cru retrouver cette volonté résolue que le présent l’emporte sur le passé. C’est peut-être aussi la seule façon de vivre avec un passé court, mais chargé. Les bords du Pacifique et le souffle hédoniste ■ La baie de Sydney ressemble à la gueule tortueuse d’un animal étrange qui s’étire sur des kilomètres pour former des pourtours fantastiques. Tout le long, les paysages changent. Côtes sauvages. Falaises à naufrages. Plages blondes et gommiers Bondi, et d’autres petits détours. La plage est fréquentée tout au long de l’année -l’hiver est tempéré-. Elle occupe une place essentielle dans les loisirs des sydneysiders12. Le surf, l’équilibre sur la vague, est très populaire, mais les plages sont aussi pour les coureurs, marcheurs, quêteurs de bronzage ou d’aventures. Sur la plage, les pieds dans le sable même en tenue de ville, chacun peut renouer avec son corps, la matière et les sensations premières. Au bord de l’eau, le corps dénudé se montre et joue, de ses formes, de ses zones cachées dans une spontanéité admise où la quête – ou la crainte – du regard de l’autre revient en clandestin. La mer, le soleil, la plage vibrent aussi dans ce mot sans cesse répété à Sydney « enjoy ». Il peut se traduire par jouis, profite ou vis. Injonction naïve, manque de liberté, ou expression d’un profond souhait ? Dans l’attitude, cela s’exprime par la désinvolture, le trait décontracté des sydneysiders. Côté pragmatique, tout est fait pour faciliter le quotidien, même les banquettes du City Rail (métro de Sydney) peuvent Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ? Sydney, au bout des mondes être basculées dans le sens de la marche. Rien ne doit entraver le déploiement d’un « enjoy » permanent. À la moindre de mes questions, remarques ou réclamations, on me répondait avec le sourire, par « no worry », « no problem »13. Et lorsque vraiment, on ne pouvait me satisfaire, on me regardait avec une mine sincèrement navrée « oh ! sorry ! »14. Bien sûr, les difficultés ne sont ni aplanies, ni définitivement chassées (personne ne le croit, ni le souhaite), elles sont simplement abordées autrement. Un petit rien presque illusoire qui allége bien des démarches. À quoi ressemble une City15 au bout du monde ? ■ J’y ai retrouvé les attributs habituels. Les grands buildings, qui écrasent la lumière, les rues embouteillées et des gens affairés. Signe distinctif local généralisé, le costume sombre et les femmes en tailleur, réplique des tenues masculines. Seule touche de particulier, un sac à dos… les affaires de sport, m’at-on expliqué en me précisant que cela servait à enchaîner directement après le travail. À partir de 17 heures16, temps libre : happy hour 17pour les amateurs de pub et de bière ;famille, sport ou … ; suivant affinités. Ces uniformes sombres et bien coupés qui marchent d’un pas décidé changent, dès qu’on leur adresse la parole. Il m’est arrivé souvent de demander mon chemin. Chaque fois, dans le métro bondé, les trottoirs encombrés ou près des feux rouges qui avertissent comme des tam-tams, j’ai eu droit au même petit événement. Il, elle tend son visage vers moi, regarde, écoute, se montre attentif, parfois curieux et toujours, prend le temps de répondre et de se faire comprendre, avant de reprendre sa marche. Chaque fois je les remerciais pour ce petit partage d’humanité. Défilé de cartes postales ■ Les quartiers s’enchaînent comme des villages accolés. Les larges avenues côtoient des rues étroites et l’horizon Carte Postale, Art de l’Australie aborigène, Arts Py Ltd. bleu pacifique a de l’espace pour s’étaler entre les petites maisons aux balcons de fer ouvragés. Le Royal Botanic Garden18 pelouses anglaises et végétation tropicale. À travers les arbres, la baie. Opera House, conçu comme un voilier ou comme un coquillage, et pourquoi pas, comme des oreilles tendues vers l’infini du ciel et de la mer. Oxford Street, rue animée et dissipée, branchée vêtements et musique, sur un fond de perspective Far West. Circular Quay la baie aux ferries. Au milieu de la foule pressée, j’ai vu un Japonais en kilt jouer du biniou, un cracheur de feu noir illuminé par sa flamme, un Irlandais chanté ses ballades. Et, assis à terre, le torse peint, j’ai entendu un joueur de didjiridoo, au son grave à faire vibrer les entrailles. La démesure du temps ■ Sydney et sa baie sont la dernière avancée, la pointe du monde et du temps. Les signes de la modernité se mêlent à la durée, l’héritage des quatre continents, au temps. Les grands immeubles rectilignes et vertigineux, les bords de l’océan, l’animation dense et odorante de China Town et le calme protégé des jardins, les ferries jaunes un peu vieillots et le monorail panoramique qui ondule à hauteur de façades et nous propulse vers la City. La nuit, Sydney a un sens de la lumière qui révèle l’éclat de sa baie. Sydney résonne par ses rythmes. Rythme des temps où parfois se laisse deviner quelque chose de la mémoire de l’humanité. La pérennité des temps de l’origine, qui grâce à la présence Aborigène, a été préservée. Peut-être que là pourrait se poursuivre une histoire, où les temps qui nous habitent, parviendraient à se conjuguer. 161 SCRE 2001F nouveau 29/03/01 17:39 Bibliographie Page 162 Lu ■ à lire • Sydney Lonely, Planet Publications 2000 • Sydney, National Geographic, Août 2000. • Australie Lonely Planet édition française 1999 • GRUNWALD O., GILBERTAS B., Australie, Terre du Rêve, Nathan, 1999. • Australie Noire, Autrement, 1989. • TENCH Watkin, 1788, The Text Publishing Company, Melbourne, 1996. Notes ■ Instrument traditionnel aborigène fait à partir d’un tronc creux rongé par les termites 2 Expression que les Australiens emploient pour reprendre à leur compte la distance qui les sépare du reste du monde et qui leur est sans cesse rappelée. Cette expression tient à la fois, de l’humour, et de la fierté. 3 La radio nationale australienne diffuse des programmes ethniques en 90 langues différentes 4. Diminutif d’Australien. 5 Que ce soit pour ceux qui la soutiennent, comme les 200 000 personnes dans les rues de Sydney en juin dernier ou ceux qui s’y opposent. inventé par les 6 Instrument Aborigènes pour faciliter la chasse. 7 Il existe des tribus qui ont volontairement décidé de ne plus se perpétuer. En Tasmanie, une île tout au sud de l’Australie, les tribus Aborigènes ont été complètement décimées. Il y a eu aussi les effets dévastateurs des maladies et des mauvaises conditions de vie liées, entre autres, à la perte d’un mode de vie ancestral. 8. The Dreaming, Temps du Rêve, est le temps irréel où l’univers est sorti du chaos pour être créé. Ce temps se poursuit à travers la persistance de la nature. Ce temps est 1 162 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 aussi celui de l’apparition de l’homme et de la loi manifestée d’un principe premier. L’un des premiers droit de vote au monde, accordé aux femmes dans les années 1900. La Gay Parad, défilé d’homosexuels , est l’une des plus importante au monde, elle est devenue l’un des événements culturels de Sydney. Le nombre de cafés, d’affiches, de promotion pour Internet donnent la très nette impression -voire le vertige— qu’une connexion inter humaine peut s’établir partout et à chaque instant et donc que la communication est à portée d’outils. Il est vrai que cette croyance est en passe de se généraliser. Désigne les habitants de Sydney Pas de souci ! pas de problème ! Vraiment désolé ! Ce terme désigne le centre ville, essentiellement occupé par les activités financières, économiques et administratives. La vie professionnelle est organisée en journée continue. Dans les pubs de la ville, de 17 à 18 heures, la bière est à moitié prix. Les pubs sont bondés et sont devenus des lieux de transition très populaires entre le travail et le chez soi, « back home ». Royal : l’Australie est une monarchie parlementaire rattachée à la couronne britannique. Revue des Sciences Sociales, 2001, n° 28, nouve@ux mondes ? EXPOSITION «FIGURES LIBRES», GEORGES HEINTZ (4 AVRIL-25 MAI 1996) INSTITUT FRANÇAIS D’ARCHITECTURE, PARIS