Introduction à la peur. Le quotidien américain. par Brian Massumi

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Introduction à la peur. Le quotidien américain. par Brian Massumi
Introduction à la peur. Le quotidien américain.
par Brian Massumi
Paru dans Futur-antérieur
Paris, no. 9 (1992), pp. 58-82
Même s’ils prennent une raclée, ils continuent à tictaquer. (Publicité pour
Timex)
La championne du monde de varappe, Lynn Hill, est tombée sur son postérieur
d’une hauteur de 25 mètres après avoir oublié de serrer le nœud de son harnais
de sécurité. On sait qu’une chute de 6 mètres peut être mortelle. Ses plus
graves blessures consistaient en une dislocation du coude et "un sacré mal au
derrière". Lynn porte une montre chic de la série mode féminine de Timex dont
la boucle est des plus solides et le prix de 250 F. Hank Dempsey, pilote d’avion,
est tombé d’un appareil volant à une altitude de 750 mètres, alors que la porte
qu’il vérifiait à cause d’un bruit anormal s’est soudainement ouverte. Il s’est
alors accroché à un escalier à l’extérieur de la carlingue. Il frôlait de quelques
centimètres la piste quand son copilote effectua l’atterrissage vingt minutes
plus tard. Hank porte notre modèle de montre d’aviateur, la Timex, Zoulou
Time, qui affiche trois fuseaux horaires et qui coûte environ 340 F. Hélène
Thayer, âgée de cinquante-deux ans, s’est rendue en skis jusqu’au Pôle Nord
magnétique avec son chien. Elle a tiré derrière elle un traîneau pesant 72 kilos,
sur un trajet de 550 kilomètres durant 27 jours, a survécu à sept confrontations
avec des ours polaires, trois tempêtes de neige, plusieurs journées
d’aveuglement et elle a failli mourir d’inanition. Hélène porte une montre très
raffinée faisant partie de notre série mode féminine Timex ; son prix est de
230 F.
Les gens les plus extraordinaires du monde n’apparaissent pas sur les écrans de
cinéma et de télévision ou dans les stades olympiques. Ils conduisent des taxis,
travaillent dans des bureaux ou font fonctionner des machines. Ce sont des
gens ordinaires comme nous qui ont simplement eu l’occasion de vivre quelque
chose d’extraordinaire. Et qui y ont survécu.
"Nous", les "gens ordinaires", sommes tous des rescapés. Nous sommes tous
tombés, sinon d’une falaise ou d’un avion, du moins du haut d’un escalier, ce
qui peut être mortel aussi. Les ours polaires auxquels "nous", les "gens
ordinaires", nous confrontons sont les terriers pit-bull de nos voisins. Notre Pôle
Nord à nous, c’est le centre commercial le plus proche : le crime ayant atteint
des proportions "épidémiques" même dans les villes de banlieue les plus aisées,
nous ferions aussi bien d’entreprendre une expédition polaire plutôt que de
chercher notre voiture dans un parking la nuit tombée. Le stress au bureau,
sans compter les accidents industriels, a transformé le lieu de travail en zone
dangereuse, même pour les cols blancs. Il n’y a plus de refuge. Tous les "gens
ordinaires comme nous" connaîtront l’extraordinaire, un jour ou l’autre.
Berlin, Mogadiscio, Munich, Tati, l’Achille Lauro
Finalement, nous sommes tous des morts. (John Maynard Keynes)
Le 6 décembre 1989, un tireur solitaire entre dans l’École Polytechnique de
Montréal. Il se rend dans une salle de classe et ordonne aux femmes de se tenir
d’un côté et aux hommes de l’autre. Il se met alors à hurler des insultes aux
"féministes" et ouvre le feu sur les femmes. Quatorze d’entre elles meurent
dans la fusillade. Quelques minutes plus tard, on transmet en direct les
réactions des "gens ordinaires" dans la rue. Les reporters de la télévision
s’empressent d’établir un portrait-robot du forcené, mais il y a quelque chose
qui cloche. Son concierge, sa famille, son co-locataire, ses rares amis, tous
décrivent le "fou" comme un homme comme les autres dont la vie quotidienne
ne présageait rien d’extraordinaire. Cela ne fait que rendre la nouvelle encore
plus extraordinaire aux yeux des commentateurs : "ç’aurait pu être mon fils à
moi". Qui sait quel mal rôde dans le cœur des hommes ?
Les quelques féministes qui réussissent à prendre la parole dans les médias
remettent en cause la façon dont la presse transforme l’événement en film
d’horreur classique avec, en vedette, un brave garçon ayant des problèmes
avec les filles, et qui un beau jour se métamorphose en monstre. Selon elles,
ce qu’il y a de remarquable, ce n’est pas que l’ordinaire puisse masquer
l’extraordinaire, mais que l’extraordinaire soit devenu l’ordinaire. Les mois
suivants, on atteste à Montréal la plus forte hausse du taux de viols et de
violences conjugales jamais enregistrée.
Une cérémonie solennelle a marqué le premier anniversaire du massacre des
femmes de la Polytechnique. Leur anniversaire tombait deux semaines après le
dix-septième anniversaire de l’assassinat de John F. Kennedy, une semaine
après le dixième anniversaire du meurtre de John Lennon, et un peu plus d’un
mois avant le douzième anniversaire de l’assassinat de Martin Luther King. Les
images de tables d’école ensanglantées se sont conjuguées avec les célèbres
éclaboussures de la cervelle de Kennedy et le pathos du balcon à Memphis pour
ponctuer la saison de Noël. Le massacre de Montréal fait dorénavant partie des
annales de l’histoire médiatique. C’est un événement à commémorer en série.
La mise en série d’événements "semblables" frappe chacun d’entre eux d’un
effet de flou. La particularité s’estompe. Tout ce qui en ressort est un arrièregoût de peur et le vague pressentiment d’événements à venir "dans le même
genre". L’événement médiatique est l’événement générique, l’avènement de
l’événement sans qualités.
Lockerbie, les îles Canaries, Kal 007
Celui qui tombe, fut. (Un "train surfer" de Rio de Janeiro.)
Si Lynn Hill, Hank Dempsey et Hélène Thayer, nos porteurs de montres Timex,
sont des gens extraordinaires, ce n’est pas parce qu’ils ont des qualités qui les
placent à un rang supérieur, mais au contraire parce qu’un événement leur est
advenu. Ils ont traversé le danger pour pouvoir en raconter l’histoire (ainsi que
pour acheter une montre). Ce qu’il y a de remarquable en eux ne leur
appartient pas, mais leur arrive, comme par hasard. Leur valeur personnelle
est une contingence. Ce qui leur est propre est de l’ordre de l’accident (dans
le cas d’Hélène, l’accident évité).
L’identité de ces consommateurs modèles se définit par une extériorité :
l’événement qui est l’accident. La nature précise de l’accident, voire le fait
même qu’il ait eu lieu ou non, n’a pas grande importance. Ce qui importe est
une condition générale, celle d’être sur un terrain glissant. Dans le sillage de
Lynn et de Hank, on constate que l’acte de tomber est l’événement/l’accident
fondateur de l’identité du consommateur. Plus précisément, son identité
générique - son appartenance à la classe des gens remarquables - se fonde sur
la chute, tandis que son identité spécifique s’attache à un produit et à son
prix. Ce qui incarne l’individualité de Lynn, c’est sa superbe ("féminine, chic")
montre à la boucle solide (250 F). L’aventurier Hank exerce un métier exaltant
qui l’oblige à tenir compte de plusieurs fuseaux horaires et qui lui rapporte
assez pour lui permettre de s’offrir une montre haut de gamme (la très virile
"Zoulou", à 750F).
Premier axiome de la philosophie Timex : l’identité est un acte d’achat fondé
sur l’événement de l’effond(r)ement.
Buddy Holly, James Dean, Jane Mansfield, Nathalie Wood
Qui d’entre nous ne tombera pas ?"Finalement, nous sommes tous des morts."
Les gens les plus remarquables ne paraissent pas sur les écrans de cinéma.
"Nous" sommes tous des Lynn, des Hank, et des Hélène. James Dean et Jane
Mansfield, c’est "nous". "Nous" sommes tous membres de la classe des gens
extraordinaires. "Nous", les philosophes Timex.
L’objet de consommation nous investit de qualités identifiables. Il fait état de
nos sexe, rang social, et caractère. Il tient lieu de notre être (notre être y a
lieu). Notre identité générique (notre forme-sujet ou notre "humanité") fait un
avec l’événement générique (la forme-accident, exemplifiée par la chute) ; la
somme de nos achats constitue notre identité spécifique (notre "individualité")
(axiome 2). En d’autres termes, la contingence est la forme de l’identité, et
l’identité est déterminée (dotée de contenu, actualisée) dans la perpétration
sérielle de l’acte fortuit de l’achat. Le sujet du capitalisme n’existe pas en
dehors du rapport marchand "J’achète, donc je suis" (axiome 3) : le fondement
(l’effondrement) du sujet capitaliste. En courant les magasins, on tombe sur
soi-même.
Dans le numéro de Vogue d’où provient la publicité Timex (décembre 1990)
présentée au début de cet article, on trouve un nombre exceptionnel (15) de
pubs pour des montres. Elles tournent toutes autour de l’accident ou de la
tradition. Tag Hever prévient le skieur de descente de ne pas "craquer sous la
pression". Noblia nous suggère une montre coûteuse "pour notre arrière-arrièrepetit-fils". L’accident et la tradition en tant que deux dimensions du temps
n’ont rien de contradictoire. Fendi nous explique pourquoi. Un "chronomètre"
est perché comme un chamois au sommet d’un pic alpin escarpé. Dans le ciel
d’un flou éthéré plane la statue d’une déesse grecque. Si nous réussissons
notre escalade et arrivons à la cime, nous devenons non seulement
propriétaires de la montre mais nous baignons dans le nimbe doré de la Culture
personnifiée (la culture générique). La continuité du temps se suspend audessus du pic de l’accident évité. La tradition, dont la temporalité se
représente habituellement en ligne droite ininterrompue, se révèle
discontinue : l’expérience fulgurante du sommet est séparée d’autres
expériences analogues par de profonds ravins. Pour atteindre la prochaine
éminence, il faut redescendre, puis grimper le pic suivant. Les montagnes sont
des étiquettes de prix, les sommets des achats. La diachronique est une aura
ou effet d’optique qui émane ponctuellement de l’achat, en tant qu’accident
(évité). Sa continuité apparente n’est qu’une rémanence prolongeant l’éclat de
l’objet acheté de manière à remplir l’écart entre l’achat accompli et celui qui
suit. Le matériau de remplissage, c’est le temps d’usage : le sujet de l’achat,
véhiculé par une carte de crédit, avance en roue libre vers le prochain produit,
lequel se combinera au premier. L’usage de l’objet acheté est moins la fin que
le moteur du processus. Ce qui est déterminant, c’est l’expérienceéminence/émanence : le temps d’usage (consommer = utiliser) est second par
rapport au temps de l’achat (consommer = achever). Le temps de l’achat est le
temps de l’éclat ; il n’a pas plus de durée que l’instant insaisissable où un
corps grave qui monte commence sa descente. Le temps d’usage a une durée,
mais négativée : c’est un temps de délai, de décalage, le temps où l’on
descend au fond des abîmes puis remonte à la cime, vêtu des dernières lueurs
d’achats passés. Des interférences entre rémanences dépensières jaillit un
spectre d’étincelles, toujours réallumé, qui jette sur le consommateur un
reflet de "présence", produit chez lui un effet de continuité : son "aura"
personnelle. L’identité du consommateur est une tradition stroboscopique
appliquée au corps en mouvement marchand, un effet d’optique qui comble le
vide accidenté. Elle prend corps à travers une mise en série indéfinie d’actes
de dépense qui ont toute l’instantanéité de l’événement auquel ils se
substituent (consommer = consumer).
L’objet de consommation est à la charnière entre deux temporalités, deux
formes du temps : l’accident (évité) originaire qui constitue l’identité
générique ou l’humanité du consommateur et son dérivé, la tradition d’achat
personnelle-culturelle qui constitue l’identité spécifique ou le soi du
consommateur. L’identité spécifique fonctionne sur deux modes, consommer et
consumer, dont elle estompe la distinction en les baignant tous deux dans une
atmosphère générale d’identité à soi, de continuité appropriative. L’identité
générique - la forme-sujet capitaliste - ne saurait faire "synchronie" par
opposition à cet effet de diachronie. Il ne s’agit pas d’une simultanéité ni
d’une synthèse de moments successifs, mais bien de l’interpénétration totale
de deux temps qui s’excluent mutuellement. L’événement fondateur est à la
fois instantané et éternel. Il a toujours déjà eu lieu ("la championne du monde
de varappe est tombée") mais subsiste quand même comme possibilité (ne
tombe pas ! ne craque pas sous la pression !). L’accident est à la fois
avènement et avertissement : le passé d’une contingence incontrôlable et le
futur incertain de sa récurrence : le futur-passé. L’objet consommé, dans sa
modalité double, trace le trait d’union entre le passé et le futur, en tenant lieu
du présent (Lynn porte une montre chic... dont le prix est de ... ). Il boucle la
boucle du temps, servant au corps en mouvement marchand de ceinture de
sécurité. Le "bien" de consommation nous rassure que nous sommes, et
continuerons à être, traditionnellement, planant dans l’atmosphère
marchande, sans fond, sans chute. L’achat est une assurance-vie, une
protection contre l’inévitable. Nous savons tous que notre heure viendra, mais
si nous nous conformons à l’impératif existentiel du capitalisme - ne pas
craquer sous la pression (bien choisir sa montre) - nous mourrons au moins avec
l’assurance d’avoir existé. Même si nous prenons une raclée, nous continuons à
tictaquer. Notre héritage consommateur perdurera. Nous survivrons dans le
scintillement des accessoires de mode de nos arrière-arrière-petits-enfants.
Notre présent d’acheteurs disparaîtra mais notre futur-passé, lui, ne se
terminera pas. La rémanence de la rémanence de notre présence ravinée
rutilera à jamais, stabilisée en mémoire réifiée. La dimension fondamentale de
la forme-temps constitutive du sujet capitaliste est le futur antérieur :"aura
été"... = "aura acheté" : l’équation du salut capitaliste, l’impératif existentiel
du capitalisme dans son expression la plus contractée.
Qu’est-ce qui, dans le réel, tient lieu du possible ?
"Si ceci n’est pas la terreur, il est difficile de savoir ce qu’est la terreur", a dit
Begin à propos de la renonciation à la terreur prononcée par Arafat...
(Gazette de Montréal, le 27 mars 1989)
L’assassinat de John F. Kennedy représente une ligne de partage dans la
culture américaine. C’est la fin de l’ère "Camelot". Il ne sera plus possible pour
les Américains de célébrer l’unité de l’âge d’or immémorial et de l’âge d’or à
venir, charrié par le progrès. Le passé lointain de la fondation et le futur
imminent de son retour utopique se sont trouvés télescopés au cœur du
moment, dans le viseur d’un fusil de guerre. Le temps mythique comme
schéma temporel dominant de la culture américaine a ainsi pris fin. La
diachronie ne sera plus jamais ce qu’elle était.
Dans l’après-coup de cet événement trop soudain on arrivait encore à croire.
Beaucoup croyaient au complot : Oswald serait un suppôt du KGB, un agent
subversif qui se serait infiltré par l’entrebâillement de la porte. A cette époque
d’ "innocence" brutale, l’ennemi se trouvait encore principalement à
l’extérieur, au-delà de la frontière de l’État. Le spectre du subversif, toutefois,
le ramena peu à peu à l’intérieur. La Guerre Froide se menait désormais sur
deux fronts. Comme allait bientôt le suggérer le conflit au Vietnam, c’est sur le
front intérieur que l’on risquait de perdre la guerre. En fait, il était alors moins
question de la défaite d’une idéologie au profit d’une autre que celle, à la
limite, de l’idéologie comme telle. Le vainqueur, ce n’était ni le tireur ni le
défenseur, mais la balle elle-même : l’impact insensé et instantané du "aura
été".
Tout a commencé à se lézarder. On ne trouvait plus de terrain stable. Le coup
pouvait venir de n’importe quelle direction, à n’importe quel moment, sous
n’importe quelle forme. L’héritier direct d’Oswald, ce ne fut pas James Earl
Ray, l’assassin de Martin Luther King, mais le tireur de la Texas Tower qui
abattit au hasard les passants, pour des motifs qui échappèrent totalement à la
compréhension de l’ "Américain ordinaire". L’incompréhension se généralisa.
Pourquoi les émeutes de Watts ? Pourquoi la division entre les races ne cessaitelle de s’élargir ? Quant au "conflit des générations", il menaçait de saboter
toute possibilité de poursuivre une tradition basée sur des valeurs communes,
transmises de parent à enfant. Avec la "guerre des sexes", même la vie intime
se transforma en champ de bataille. A peu près à la même époque que les
avions commencèrent à tomber du ciel comme s’il en pleuvait. Même le plaisir
n’était plus ce qu’il avait été. L’individu se trouva subverti par son propre
corps. Dans le contexte du culte de la jeunesse, l’existence même de la chair
signalait l’amorce d’un déclin ; d’une glissade mortelle qu’on ne pouvait
freiner qu’en achetant des produits cosmétiques ou des appareils de culture
physique. Dans le domaine économique, l’industrie cessa d’être la promesse de
progrès social pour devenir la menace d’une catastrophe écologique aux
dimensions mondiales. Partout, l’imminence du désastre.
Three Miles Island, Tchernobyl, Seveso, l’Alaska, Bhopal, Love Canal
"Nous" y habitons, dans cette imminence ; c’est notre culture, cette
immanence perpétuelle de l’accident. C’est l’air que nous respirons. Les
théories dans les cas des assassinats de King et de Kennedy, préfèrent
aujourd’hui l’hypothèse d’un coupable intérieur, la CIA. "Nous avons rencontré
l’ennemi, et il paraît que c’est nous" (Pogo, bande dessinée). L’ennemi n’est
plus à l’extérieur. De plus en plus, il n’est même pas identifiable. Les dangers
toujours présents se confondent dans leur multitude. La proximité du danger
avec le plaisir et son insinuation dans les fonctions nécessaires du corps, de
l’individu, de la famille, et de l’économie, l’introduisent au cœur même de la
vie, désormais inséparable d’un soupçon de mort. La guerre froide de la
politique extérieure s’est transformée en un état de dissuasion généralisée
contre un ennemi sans qualités qui est tout autant en nous qu’au dehors. Un
ennemi quelconque menace de surgir n’importe où, n’importe quand, à
n’importe quel coordonné social ou géographique. De l’État-Providence à l’État
de Guerre (Virilio).
La Peste, la Syphilis, la Tuberculose, le Cancer, le Sida.
La prospectivité de la société a changé dans son mode de fonctionnement. On
ne prévoit plus un retour à la terre promise, mais plutôt un désastre généralisé
déjà incorporé dans la trame de notre vie quotidienne. Le contenu du désastre
est indifférent, sa particularité s’estompe, noyé qu’il est dans la pluralité des
agents et des circonstances possibles. Seule sa magnitude se fait sentir. Les
avatars exemplaires de l’ennemi sont infinis en soi : infiniment petits ou
infiniment grands : viraux ou environnementaux (Ewald). La figure du
communiste comme quintessence de l’ennemi a été supplantée par le spectre
double du sida et du réchauffement global - des ennemis sans visage, invisibles,
fonctionnent sur une échelle inhumaine. L’ennemi n’est pas simplement
indéfini (masqué ou dissimulé) ; dans l’infini de son présent/avenir toujours
déjà passé il est ailleurs par nature. Il est humainement insaisissable car il
existe dans des dimensions spatiales et temporelles différentes de l’ "ici"
humain, du "maintenant" du progrès, du passé culturel tel que nous le
connaissions ou d’un futur utopique où nous pourrions connaître ce passé à
nouveau ; il est autre part et hors du temps linéaire, loin de l’influence de nos
grilles de classification et de nos lois causales habituelles. La théorie du VIH
comme "cause" directe du sida est de plus en plus contestée. Des spéculations
récentes font valoir une multiplicité de facteurs et une variabilité de
symptômes. Le sida, tout comme le réchauffement global, est un syndrome un
complexe d’effets qui ne proviennent d’aucun lieu identifiable, ne suivent pas
de développement linéaire, et n’exhibent aucune invariante.
Le problème de l’ennemi n’est pas qui ? quand ? où ? ou même pourquoi ? Car
l’ennemi, c’est le "n’importe quoi" - un insaisissable "il se peut" dans une autre
dimension. En un mot, l’ennemi c’est le virtuel.
Discovery : compte à rebours d’une régularité effrayante ( à la une de la
Gazette de Montréal).
Le décollage de la navette spatiale Challenger était effrayant - de façon
explosive. Et l’impeccable envolée de Discovery ? Rien ne s’est passé.
Justement ! L’accident et l’accident évité sont désormais interchangeables.
Peu importe que la fusée décolle ou s’écrase. L’événement est "effrayant" par
définition, tout comme l’adversaire politique est "terroriste" par définition. Le
mot "effrayant" ’ne dénote pas plus un sentiment que le mot "terroriste" ne
définit une position idéologique ou une qualité morale. Ces mots ne sont pas
des prédicats qui expriment une propriété du substantif auxquels ils
s’appliquent. Ce qu’ils expriment est en fait un mode, le même mode :
l’imm(a/i)nence de l’accident, le futur antérieur avec son antériorité entre
parenthèses : "sera (tombé)". La peur n’est pas fondamentalement un
sentiment ; elle est l’objectivité du subjectif sous le capitalisme avancé. Elle
est le mode d’existence de chaque image, de chaque produit et des effets
d’identité sans fond que génère leur circulation. Il serait sans doute plus exact
de parler de "conditions de possibilité" que d’ "objectivité" et d’ "existence". La
peur est la traduction en termes "humains" et sur une échelle "humaine" du
double infini de la figure du possible. Elle constitue l’expression la plus
économique de la forme-accident en tant que forme-sujet du capital : l’être
contracté en être-virtuel, la virtualité réduite à la possibilité du désastre, le
désastre cristallisé en bien dont la consommation constitue une continuité
spectrale à la place de la menace. En achetant, nous marchandons avec la peur
et la chute, pour combler le vide des effets de présence. Ce que nous
consommons, c’est notre propre possibilité. En possédant, nous sommes
possédés par des forces de marché dont le contrôle nous échappe. En
complicité avec le capital, un corps se montre son propre pire ennemi.
"Selon l’assassin, la souris Mickey se serait emparée du corps de son mari" (
gros titre, Gazette de Montréal, le 24 février 1989).
La peur est la perception directe de la condition de possibilités d’être-humain
à l’époque contemporaine. Si le "VIH" constitue l’instance dans le discours de
l’insaisissable matrice multi-causale du syndrome reconnu comme le sida (son
signe), la peur, quant à elle, est l’inhérence dans le corps de l’insaisissable
matrice multicausale du syndrome perçu comme l’existence humaine sous le
capitalisme avancé (son affect).
Répétition générale pour un avenir encore plus funeste
Le décollage de Discovery était-il effrayant parce qu’il semblait promettre la
répétition du spectacle catastrophique du Challenger ? Ou au contraire, comme
nous le suggère le gros titre du journal, était-ce le non-événement de la
promesse qui constituait l’avenir plus funeste, le Challenger lui servant à lui de
répétition ? Lequel est le plus effrayant : le futur-passé de l’événement en tant
qu’avènement du vide, ou le présent (la présence) vidé d’événementialité ?
L’accident ou l’accident évité ?
"Le temps est tout et l’homme n’est rien ; il est tout au plus la carcasse du
vide du temps". (Marx).
Les années 80 aux États-Unis peuvent se résumer en une seul épithète : "power"
("puissant") comme dans l’expression "power lunch" (négociations entre
d’importants hommes d’affaires tenues pendant le déjeuner). Lorsque se
nourrir devient activité productive, le domaine de la "reproduction" et celui de
la "production" ne sont plus séparables. La distinction entre le travail
"productif’ et "improductif’ s’efface, le "loisir" disparaît. Depuis l’introduction
de l’audimat (appareil informatisé qui mesure le taux d’écoute), allumer son
poste de télé équivaut à être embauché par une société de marketing. On
consacre son temps libre à "l’amélioration de soi" ("self-improvement"),
synonyme le plus souvent d’un effort pour perfectionner son image de marque
afin d’accentuer ses chances de garder ou de trouver un emploi, ou pour
obtenir une augmentation de salaire. La valeur-usage se trouve supplantée par
la valeur-image, d’autant plus que personne n’a plus le temps de profiter des
fruits de son travail. Une chaîne haute-fidélité dernier cri représente plus
l’image de la consommation que sa réalisation. Ceux qui réussissent à garder
leur emploi travaillent de plus en plus fort pour pouvoir acheter des gadgets
toujours plus impressionnants qu’ils ont de moins en moins le temps d’utiliser.
Ce qui s’achète ce sont surtout des images et des services directement
impliqués dans une sphère de production élargie, ou des biens de
consommation durables qui ne représentent plus rien que la promesse de
plaisirs toujours différés. Le produit est devenu une forme-temps, l’incarnation
de l’un des deux modes de futurité : le temps stocké (dans le cas de l’objet à
consommation différée), ou le temps gagné (dans le cas d’un produit équipement, information, image, ou service - destiné à améliorer la
perfonnativité ; Alliez et Feher, 351). Ces deux futurités se rejoignent comme
les deux extrémités d’une boucle : augmenter la productivité, pour faire des
économies de temps, pour gagner plus d’argent, pour pouvoir acheter plus de
biens qui aident à augmenter la productivité...
Promouvoir son image de marque, s’améliorer soi-même nous sommes ce que
nous achetons. Le temps gagné est du temps stocké : en nous achetant, nous
achetons du temps. Se dégage encore une fois le sujet du capital comme forme
du temps un avenir (de la jouissance) à jamais repoussé qui se referme sur une
condition (de productivité) toujours à dépasser. Ce cercle vicieux opère la
même abolition du présent au profit du futur-passé qu’élucide la philosophie
Timex. Cette fois-ci, on arrive à la formule du futur-passé par le biais du
travail (le rapport salarial) plutôt que de la consommation (le rapport
marchand). Lorsque la reproduction devient productive, il y a convergence de
ces deux rapports qui deviennent identiques de droit et inséparables de fait. Si
l’objet de consommation est à la charnière entre le futur et le passé, sa
coïncidence avec le présent vide de la forme-sujet fait de celle-ci la charnière
entre les deux axes du rapport capitaliste. Le sujet du capital se produit au
point d’intersection du rapport salarial et du rapport marchand. Il est cette
intersection, l’endroit où l’espace vécu est temporalisé et la temporalité
capitalisée. "Capitalisation" veut dire "profit potentiel." Quand le rapport
capitaliste subsume toute l’existence, l’être fait un avec la plus-value : le
sujet comme l’expression capitaliste du virtuel.
L’échange d’information, d’images, et de services forme un axe d’expansion
capitaliste. L’expansion extensive du capitalisme dans le "Tiers Monde" se voit
doublée d’une expansion en intensité au "centre", où le rapport capitaliste se
dilate pour devenir coextensif à la vie. Le capital, à ce stade de "subsomption
réelle" de la société (Négri 1988), arrive à intérioriser ses propres limites
catastrophiques : son expansion extensive intériorise la limite entre sociétés
capitalistes et "pré-capitalistes", l’Occident et le "Tiers Monde", tandis que son
expansion intensive intériorise les limites entre la reproduction et la
production, la consommation et la production, le loisir et le travail, et même la
vie et la mort - par exemple, quand la "santé" se vend ou que la mort arrive sur
les traces d’une image consommée qui se retourne contre son consommateur,
et le consume (Mickey).
Roseann Greco, cinquante-deux ans, habitant West Islip, a été inculpée de
meurtre pour avoir abattu son mari Félix dans l’allée de leur maison en 1985.
Elle affirmait à l’époque qu’un le personnage de bande dessinée avait pris
possession du corps de son mari. On a trouvé Roseann Greco susceptible de à
passer en justice.
Bip-bip et le coyote, les Pierrafeu, les Simpson, les tortues Ninja
La notion d’ "intériorisation" est insuffisante, car si le rapport capitaliste a
colonisé tout l’espace géographique et social, il n’y a plus d’intérieur ou
intégrer les choses. Le capitalisme opère main tenant dans un espace illimité,
ce qui revient à dire que son intérieur coïncide avec son extérieur, qu’il est
devenu champ d’immanence. Il n’intériorise plus, dans le sens d’ "intégrer" ; il
déplace et intensifie, faisant coexister, malgré elles, des formes mutuellement
exclusives. Au cœur du South Bronx, l’Occident frôle le "Tiers Monde". Dans la
montre Timex, le futur affronte le passé. En aucun cas il n’y a synthèse
dialectique.
Même la révolution a été déplacée. Elle est déjà venue et ne cesse de venir,
sous forme d’une accélération du rythme de changement systémique et dans la
prérogative, réservée à une minorité privilégiée, de vivre hors de portée des
institutions disciplinaires et normatives et de se bricoler une identité au choix.
Or, comme nous l’avons vu, cette identité auto-appliquée est de l’ordre d’un
effet d’optique servant d’image de marque ; elle n’existe qu’à travers le bien
de consommation. La révolution a lieu, mais son accomplissement est précapitalisé. Elle coïncide à part entière avec sa propre appropriation : l’autorotation du stock subjectif. L’époque actuelle se caractérise par le changement
accéléré accompagné d’un conservatisme extrême (une définition possible de
la post-modernité).
1789 1848 1871 1917 1968 1977 1987 1929
La crise de la production a été rendue à son tour productive par l’invention de
mécanismes permettant l’extraction de la plus-value des processus de
circulation du capital. Le but de Keynes de "protéger le présent contre l’avenir"
catastrophique a cessé d’être le principe directeur de l’économie (Négri 1988 :
25). Aujourd’hui, il s’agit plutôt de savoir comment "profiter de la crise." Le
problème classique du cycle capitaliste, soit l’inévitabilité d’effondrements
économiques périodiques, a été résolu - en éternalisant la crise sans sacrifier
les profits. Au futur-passé de la catastrophe s’est substituée la présence
constante et étourdissante de la crise. Lors du krach de 1929, des capitalistes
se sont précipités du haut de leurs gratte-ciel. En 1987, par contre, ils ont eu
les pieds sur terre ; c’est l’idée que l’équilibre est possible, ou même
souhaitable, qui a été jetée par la fenêtre. Aujourd’hui il est aussi "normal"
d’être au bord de la ruine financière que d’être jugé "susceptible de passer en
justice" alors même qu’on est visiblement déséquilibré.
La police n’est pas là pour créer le désordre, elle est là pour maintenir le
désordre. (Richard J. Daley, ancien Maire de Chicago)
Il y a identité entre le "surfeur de train" paumé de Rio de Janeiro et le
financier de Wall Street. La phrase "celui qui tombe, fut" les définit tous deux.
Dans les deux cas, la forme-sujet est la forme-accident. Il y a identité entre les
deux dans la mesure où le rapport capitaliste occupe toute coordonnée de
l’espace-temps socio-géographique. Leurs identités se rejoignent dans
l’œcuménisme de l’économie capitaliste qui les subsume tous les deux, eux et
tout ce qui existe sur terre et en orbite. Ceci dit, il n’en reste pas moins qu’il y
a entre eux une différence incontournable : les capitalistes risquent leur argent
et les gamins qui sautent sur les trains en marche, leur corps. Les divers maux
associés au stress peuvent tuer les capitalistes de façon indirecte, mais le seul
risque immédiat qu’ils encourent, c’est la banqueroute. Bien que la
subjectivité du capitaliste et celle du sous-prolétariat du Tiers Monde se
définissent bien par l’intersection du rapport salarial et du rapport marchand,
elles le sont de façon radicalement différente : la première se définit par la
façon dont elle y accède, la deuxième par son exclusion. Ceux qui sont exclus
du rapport capitaliste en incarnent la forme directement dans leur chair : ils
tombent, ils furent. Personne ne les commémore. N’ayant pas accès à des
effets de présence capitalisés, ils ne peuvent combler le vide de futurantériorité. Ils font immédiatement corps avec l’effond(r)ement du présent
capitaliste.
Le rapport capitaliste produit une unité subjective, mais du même coup crée
des différences. Il n’unit pas sans diviser. Cette affirmation n’est ni une
contradiction dialectique qui demande une synthèse, ni un paralogisme, ni un
paradoxe logique. Il s’agit d’une coïncidence réelle. Le fait que les limites du
capitalisme lui sont devenues immanentes ne signifie en rien que ses frontières
se sont simplement dissoutes. Elles coïncident, réellement, virtuellement.
Chaque ligne de démarcation subsiste réellement, virtuellement à chaque
coordonnée d’espace-temps, même si aucune d’elles n’est nécessairement
opératoire à un moment donné. La forme-accident qu’est la forme-sujet est
une potentialité pure, c’est le virtuel en personne. Celui-ci n’a pas de limite en
droit - mais en a toujours en fait. Les frontières sociales s’effectuent dans le
passage de l’en-droit à l’en fait, c’est-à-dire dans l’actualisation de la formesujet. En d’autres termes, l’identité générique du sujet du capital est la forme
globale de possibilité illimitée, mais elle ne peut pas être sans tomber dans la
contrainte, sans aliéner sa forme dans un contenu déterminé, dans des
identités spécifiques dont les effets de présence sont nécessairement limités et
divergents. Une identité spécifique se définit par le mode d’accès dont jouit un
corps donné au rapport salarial et au rapport marchand. (De quelle façon se
consomme(sum)era-t-il ? Quel genre d’effets de présence produira-t-il ? Vers
quels sommets montera-t-il ?). Il y a toute une technologie consacrée à la
détermination des limites divergentes de l’identité spécifique selon des
distinctions socialement valorisées telles que l’âge, le sexe, l’orientation
sexuelle, la race, et la géographie. Les institutions "disciplinaires" et les
mécanismes de "bio-pouvoir" analysés par Foucault sont des exemples
d’appareils sociaux destinés à l’actualisation de la forme-sujet du capital, de
même que les procédés de "test" chez Baudrillard (où il s’agit de boucles de
rétroaction entre la production et la consommation, opérées par le marketing,
qui font en sorte que, entre le produit et les besoins ou désirs qu’il est censé
combler, il soit impossible de savoir quelle est la cause et quel est l’effet). Les
différents types d’appareils d’actualisation n’entrent pas en contradiction : au
contraire, ils coexistent et se complètent, en effectuant ensemble un triage
non-exclusif des corps. Un corps est sélectionné, selon certaines distinctions
socialement valorisées, pour avoir un accès prioritaire à un type particulier
d’appareil. Cet accès prioritaire n’exclut pas la saisie du corps en question par
un autre appareil. Un même corps pourra, et devra, être sélectionné
successivement et simultanément par différents appareils : la prison, l’école,
la famille... Chacune de ces institutions disciplinaires est pénétrée de divers
modes de bio-pouvoir et de test. Par exemple, le corps d’une femme noire du
sous-prolétariat urbain est hautement médicalisé par l’État-providence, en
même temps qu’il est marqué pour accès prioritaire aux institutions
disciplinaires telles que la maison de redressement ou la prison.
L’identité générique est une coïncidence de fonctions qui, sous le capitalisme
avancé ; sont en principe non-contradictoires, étant entrées dans des boucles
de rétroaction qui rendent impossible toute démarcation nette
(producteur/consommateur,
banquier/criminel,
capitaliste/ouvrier...).
L’actualisation de l’identité générique dans une identité spécifique implique
une séparation de fonctions dont le but peut être une exclusivité, mais qui en
pratique opère de plus en plus de façon combinatoire. En résulte un tissu
complexe de frontières sociales le plus souvent enchevêtrées et en
déplacement perpétuel. Ces frontières sont plus des filtres ou membranes que
des barrières imperméables. Il est possible qu’un Noir du South Bronx devienne
capitaliste de première catégorie (quelques "rappers" l’ont fait) - mais c’est
improbable. L’instauration de frontières sociales - la séparation/combinaison
de fonctions personnalisées à travers un triage de corps basé sur des
distinctions valorisées - fonctionne plus par probabilité que par simple
exclusion.
Les appareils d’actualisation qui gouvernent ce processus sont des mécanismes
de pouvoir. Le pouvoir n’est pas abstrait, ce n’est pas une forme mais un
processus : celui, précisément, de la concrétisation. C’est le passage de la
forme dans un contenu en dehors duquel elle ne serait qu’un vide fourmillant
de fonctions potentielles : de l’abstrait dans un particulier sans lequel il ne
saurait être ni faire. C’est la traduction de l’identité générique en identités
spécifiques qui lui donnent corps : de l’humanité en individus qui la
composent. Le pouvoir est moins une forme qu’une formation, il concerne
moins l’être que la venue continuelle à l’être : c’est un devenir. Le pouvoir a
toute l’ubiquité de la forme-sujet et toute la variabilité infinie de ses
individuations concrètes, mais il n’est ni l’un ni l’autre, ni générique ni
spécifique, et n’en est pas pour cela tout simplement indéterminé. Ses modes
sont susceptibles d’être définis, par exemple d’après les types de fonctions
"disciplinaires", de bio-pouvoir, de test...) qu’ils incarnent dans des corps
donnés, de manière à les doter d’un contenu socialement reconnu (les
évaluer). On peut également classer les mécanismes de pouvoir d’après leur
mode temporel. Ceux qui sont en prise sur la futurité du futur-passé
constituent des stratégies de surveillance, à l’affût de l’événement. Ceux qui
sont en prise sur l’antériorité du futur-passé sont statistiques et probabilistes :
analyser et quantifier l’événement tel qu’il s’est déroulé. Une fixation
numérique s’associe au temps passé dans la publicité Timex : une chute de 25
mètres, une altitude de 750 mètres, à quelques centimètres de la piste, 25
minutes de vol avant l’atterrissage, âgée de cinquante-deux ans, un traîneau
pesant 72 livres, 550 kilomètres en 27 jours, trois tempêtes de neige... Les
mécanismes de surveillance et de probabilisation statistique se referment,
comme les deux extrémités d’une boucle, sur la prédiction. Un "mot puissant"
("power word") pour la prédiction, c’est la dissuasion, ou la co-opération
perpétuelle du passé et du futur du pouvoir : jauger ce qui s’est passé pour
mieux prévenir ce qui est à venir ; vider le présent d’événementialité. La
dissuasion, c’est l’accident qu’on évite parce qu’il s’est déjà produit, c’est le
pouvoir tourné vers l’événement en tant que virtualité - le pouvoir qui
s’approche de la forme-sujet comme d’une limite future-antérieure qu’il
n’atteint jamais.
Sous le capitalisme avancé le pouvoir est comme les deux faces d’une même
pièce de monnaie. Sur une face il est dissuasion, et ne détermine que la
possibilité (celle du désastre multiforme de l’existence humaine). Sur l’autre
face le pouvoir est déterminant, et c’est sous cet aspect qu’il donne un visage
à la catastrophe en déployant des appareils disciplinaires, de biopouvoir, et de
test. Ces mécanismes donnent une spécificité à la condition générale de
possibilité qu’est la dissuasion, en l’appliquant à un corps particulier. Ils
investissent une forme vitale d’un contenu : un soi se sélectionne (se produit,
se consomme). L’entre-deux de la forme-sujet et du soi, de l’identité
générique et spécifique, le va-et-vient entre la dissuasion et le discipline/biopouvoir/test, entre le virtuel et l’actuel, sont strictement coextensifs au
champ intensif-extensif saturé par le rapport capitaliste : le pouvoir coïncide
avec le capital comme instance de sélection sociale et de contrôle probabiliste
(Deleuze 1990). Le pouvoir, c’est la capitalisation exprimée comme destinée.
Mais dans ce monde de post-équilibre où l’accident l’emporte, le destin n’est
que la nécessité du hasard : l’inévitabilité de l’événement dissuadé,
l’évanescence de la production consumante, la vie pariée, la mort monnayée
et dépensée.
Du point de vue du seul rapport marchand, l’acte d’achat constitutif du sujet
capitaliste nous paraissait un acte de consommer/consumer sans contrainte.
Nous voyons maintenant qu’il est en fait strictement déterminé quant à sa
forme, à l’intersection du rapport salarial et du rapport marchand. Celui qui
peut imposer certaines exclusions et opère toujours une traduction formée des
besoins et des désirs prétendus du corps sélectionné pour incarner la forme à
un moment donné. Ce sont les mécanismes de pouvoir qui spécifient cette
traduction, en investissant le corps élu de fonctions socialement reconnues,
d’une façon fondamentalement probabiliste. Ce qu’on nomme "la liberté de
choisir" est une superposition de diverses déterminations sociales sur une
forme-sujet nécessaire, à savoir la forme-accident qui est la forme du hasard.
Le syndrome du soi est l’effet d’une coïncidence fonctionnelle entre l’absence
de qualités solides (le vol libre) et la détermination multiple de contenu
évanescent (la précarité concrétisée, la rotation subjectivée).
Cette coïncidence fonctionnelle de la liberté et de la détermination constitue
une aliénation ontologique. La forme-sujet n’existe qu’au prix de sa propre
aliénation dans le contenu. "Nous" ne pouvons pas réaliser notre unité sans être
du même coup divisés. Le pouvoir sous le capitalisme avancé est un état de
guerre continuel contre un ennemi fuyant qui est partout où "nous" sommes.
Notre individualité n’est rien que la dissuasion incarnée, notre "libre-arbitre",
l’actualisation dans notre personne de la virtualité d’un ennemi quelconque du
capital.
Si l’économie capitaliste est bien une économie de guerre, ne pouvant
procéder que par une colonisation toujours plus poussée de l’espace terrestre,
il faut voir qu’elle implique une administration de la terreur prospective qui
modifie radicalement cet espace. Pour faire régner la peur, il faut créer un
espace de la peur, donc rendre la terre inhabitable. L’apparition de l’habitat
était une défense, première forme de résistance à la colonisation. Sa
destruction actuelle ne lui laisse plus que sa fonction de refuge, de cache. Or,
ce n’est pas par des "flux de connerie" seulement que l’état produit cette peur
de l’espace, mais en le rendant réellement, biologiquement inhabitable.
(Jacques Donzelot, Une anti-sociologie)
Il suffit de remplacer "espace terrestre" par "espace culturel", "la terre" par "la
ville", "l’habitat" par "le quartier", et "biologiquement" par "socialement", pour
nous ramener au massacre de Montréal. Le pouvoir capitaliste se déploie dans
un espace de peur fondamentalement inhabitable. La topologie précise de ce
paysage de la peur varie selon les distinctions socialement valorisées qui y sont
appliquées par les mécanismes sélectifs de pouvoir qui ont cours. La femme
nord-américaine habitant la ville vit dans un espace de viol potentiel, ses
mouvements sont contrôlés (filtrés, canalisés) par l’immanence de la violence
sexuelle dans chaque coordonnée de son espace-temps sociogéographique. Le
"nous" inclusif, cette expression creuse d’unité et d’universalité, se loge dans
le décalage entre le tireur, la victime, et le policier. "Nous" les gens ordinairesextraordinaires, nous sommes des hommes et des femmes sans qualités, unis
dans les interstices de la peur. "Elle", par contre, a des qualités déterminées,
une identité spécifique "privilégiée", une fonction prévisible : celle de la
victime. Le pouvoir capitaliste définit l’existence de la femme comme le futurpassé de la violence masculine : le massacre de Montréal, mais aussi Qui a tué
Laura Palmer ? (Twin Peaks) (dans le contexte de la sérialisation massmédiatique, la distinction entre ces "événements" n’a rien d’évident).
Le "flux de connerie" dans la société contemporaine consiste en la traduction
de "elle" en "nous", de "chacune" en "tous" l’effacement de la spécificité du
paysage de la peur. Tel accident qui arrive se revirtualise aussitôt, se rabattant
sur ses propres variations. A peine le contenu s’actualise-t-il qu’il se voit
retraduit en forme - une forme-marchandise (l’image médiatique en rotation
perpétuelle). Les mass media sont les organes de la connerie, ce qui n’est pas
un manque (d’informations ni même d’intelligence). Tout comme la peur, la
connerie est une condition objective de la subjectivité : une posture. La bêtise
est l’affect propre aux médias, une posture existentielle encastrée dans les
technologies de rediffusion et dans leur mode actuel d’implantation sociale.
Elle est l’inhérence dans le corps spectateur-acheteur de la déspécification du
contenu intellectuel. Le consommateur d’images médiatiques se stupéfie dans
la mesure qu’il/elle néglige de profiter des outils disponibles (le cynisme,
l’humour, l’appropriation artistique, la colère, le zapping...) pour neutraliser
cette mise en posture automatique. Sans antidote, les médias et leur
transmission sérielle d’images effrayantes empêchent toute particularisation
du qui ? quoi ? quand ? et où ? - précisément en inondant le spectateur de
détails.
L’affect médiatique - le flou-effroi - est la perception directe et collective de
la condition contemporaine de possibilité de l’être humain (la forme-accident
capitalisée). Il est l’appréhension directe et collective des puissances d’exister
capitalistes. Il est vague par essence. Moins aigu que la panique, moins localisé
que l’hystérie, il n’a pas d’objet particulier, donc ne se classe pas parmi les
phobies. Ce n’est pas non plus l’angoisse, qui peut, en principe, être spécifiée.
C’est une peur de faible intensité, dans le sens où l’on dit "radiation de faible
intensité", un affect ambiant saturant l’existence. Cette condition peut se
traduire en "panique", "hystérie", "phobie" ou "angoisse", mais celles-ci sont à la
peur de faible intensité ce qu’est le VIH au sida. Elles sont la présence, dans le
discours de la subjectivité, de la condition de possibilité d’être la victime
humaine médiatisée que nous sommes tous, à des degrés différents ; elles sont
les signes de la subjectivité en pleine crise capitaliste. Le soi est un syndrome
dont les symptômes, à la différence du sida, sont une gamme d’infirmités
émotionnelles plutôt que de maladies physiques.
John Lennon, JFK, Martin Luther King, Anouar el-Sadate Sadate, Indira
Gandhi, (Ronald Reagan)
L’organisation émotionnelle d’un individu donné en proie à la peur est une
actualisation particulière, limitée et divergente, de la forme-sujet ; c’est
l’expression sociale de l’ "individualité", de l’identité attachée à un corps
donné par les appareils du pouvoir. Les sentiments et les types de caractères
qu’ils forment sont le contenu spécifique de l’affect de la peur en tant
qu’équation contemporaine de l’être humain. Ce sont des dérivés de cette
équation : des expressions secondaires des puissances d’exister capitalistes. La
personne est le dérivé d’une équation de pouvoir, c’est le pouvoir déterminé à
être effet de présence. Le caractère, c’est le visage individualisé du pouvoir en
mini-crise capitaliste sérialisée, déséquilibré de façon stéréotypée (la vie
comme téléroman).
John Hinckley, Charles Manson, Hillside Strangler, Mark Chapman
Le papier à lettres personnalisé est l’un des luxes mineurs mais indispensables
de la vie. (Ted Bundy, assassin en série)
Le court-circuitage de la spécificité de l’événement par les médias ouvre la
possibilité d’une restauration, par les appareils de pouvoir, des contours
habituels des frontières sociales, c’est-à-dire en faveur des groupes privilégiés
historiquement (les hommes, les Blancs, les hétérosexuels). Ce sont
précisément les groupes les mieux placés pour bénéficier de la fluidité socioéconomique du capitalisme avancé, ce qui n’est une contradiction qu’en
apparence. La fluidité et la restauration de frontières ne sont pas en
contradiction, car les espaces sociaux "délimités" sont, et ont toujours été, des
champs de variation. La seule invariante est la forte probabilité qu’un
déplacement de frontières s’accompagne d’un déplacement symétrique du
(dés) équilibre du pouvoir, de façon que le groupe privilégié le restera. La
transformation qu’a subie la frontière sociale (sa virtualisation et
probabilisation) fait que l’individu se définit plus par les seuils qu’il franchit
que par les limites qu’il respecte : combien de fois franchit-on le seuil de la
famille (grandir, se marier ou cohabiter, divorcer ou quitter son partenaire) ?
Sous quelle forme vit-on la distinction incertaine mais inévitable entre le
travail et le loisir ? Combien de métiers a-t-on exercés ? Quelles ont été ses
orientations sexuelles ? Ses "looks" ? Combien de fois est-on passé de la
consommation à l’auto-production, en achetant pour exister ? Le soi est un
processus de franchissement de frontières - de même que l’État. A l’époque de
la transnationalisation du capital, de l’expansion du marché global vers le Sud
et l’Est, et de la remontée de formations politiques et économique mondiales
(l’ONU, la CEE, le FMI, la Banque mondiale, la Cour internationale, le libreéchange Canada-Mexique-E.-U.), les organes de l’État se définissent autant par
la façon dont ils participent à des processus plus grands qu’eux - dont aucun
n’exerce une pleine souveraineté sur eux, en les englobant complètement dans
une plus haute autorité - que par la façon dont ils exercent leur propre mode
de souveraineté, encore une fois partielle, sur des processus plus petits qu’eux
(aux États-Unis, par exemple, le gouvernement est organisé selon un principe
d’ "équilibre des pouvoirs", qui fait qu’aucun organe étatique ne jouit d’une
autorité absolue, quelle que soit la juridiction). Dans le domaine politicoéconomique aussi, la généralisation de la forme-accident capitalisée a fini par
virtualiser la frontière, qui fonctionne désormais moins comme limite absolue
que comme seuil immanent. Chaque frontière est partout, en puissance. La
frontière ne définit plus le sujet de pouvoir par son incapacité à passer. C’est
plutôt dans l’acte de passage de ce sujet et de ses objets que les frontières se
fixent et se spécifient : c’est le franchissement qui actualise la frontière. Il n’y
a plus d’intérieur et d’extérieur, plus de transgression : il n’y a qu’un champ
d’extériorité ou d’immanence, un réseau de passages, plus ou moins contrôlés,
à travers des seuils. Les frontières de l’État ne cessent de s’actualiser et de se
réactualiser, au niveau national par des fluctuations permanentes en matière
de juridiction, et au niveau international par des flux réguliers de personnes et
de biens (la douane, les accords commerciaux) interrompus par des flux
exceptionnels de violence (l’invasion, le terrorisme).
La guerre du Golfe ne sera en rien une répétition du Viêt-nam. (George Bush )
Le rapport capitaliste ne peut unifier sans diviser du même coup. Il ne peut
maximiser et globaliser le flux capitalisé de personnes et de biens sans
entraîner des rigidifications locales il ne peut fluidifier sans concrétiser. Il était
inévitable que la fin de la Guerre Froide et l’ouverture du "Bloc soviétique" au
capitalisme global amènent une multiplication de guerres "chaudes" régionales.
L’expression politico-économique de la forme-accident capitaliste (la
dissuasion généralisée) ne peut s’actualiser sans s’aliéner du même coup dans
une catastrophe locale. La destruction inimaginable mais localisée qu’a
précipitée la "crise du Golfe" avait pour but la dissuasion d’une autre
catastrophe, à l’échelle globale (la crise du pétrole).
La Corée, la République Dominicaine, le Viêt-nam, Grenade, la Libye,
Panama, l’Irak
Le Viêt-Nam est destiné à se répéter en série, indéfiniment et sous formes
variables. La "guerre" contre le crime, la" guerre" contre la drogue, la "bataille"
pour la famille... Partout où il y a danger prétendu, il y a dissuasion ; partout
où il y a dissuasion, il y a des frontières immanentes ; partout où il y a des
frontières immanentes, il y a violence organisée. Un ordre mondial dont les
frontières se fixent à travers leur franchissement est bien précaire, ce qui rend
difficile la gestion négociée de la crise. La fluidité politique et sociale du
capitalisme avancé n’a pas adouci la violence de l’État ; tout au contraire,
celle-ci a connu une fluidification et une intensification parallèles. La force
d’intervention à déploiement rapide sert de modèle actuel pour la violence
étatique, sur le front intérieur aussi bien qu’international. Sa capacité de
surgir à tout moment, en tout lieu, sans avertissement, exprime le devenirimmanent de la violence étatique à toute coordonnée du champ social en tant
qu’espace illimité de la peur. Le SWAT exterminateur est tout aussi typique du
pouvoir capitaliste avancé que les mécanismes de pouvoir reliés à la
surveillance et à la probabilisation, qui rendent immanent le pouvoir en tant
que contrôle. Le devenir-immanent du pouvoir sous forme de violence à
déploiement rapide (le "fleet in being" de Virilio) implique un dépassement au
moins partiel de la dissuasion : l’actualisation d’un ennemi quelconque fait
moins problème lorsqu’on est sûr d’être en mesure de l’anéantir au moment
même où il surgit. Les États-Unis ont tout fait pour provoquer la "transgression"
de Saddam Hussein, qui croyait bénéficier de l’approbation tacite de
l’émissaire américain à Bagdad. Même l’exercice du pouvoir exterminateur est
"positif’ dans la mesure où il fait partie intégrante du processus de la
production - la production des crises constitutives d’un "Nouvel Ordre Mondial"
qui tend vers la dissuasion de la dissuasion, soit l’accomplissement de la
catastrophe du capitalisme global. La nouvelle figure de la violence étatique
s’accompagne par ailleurs d’une transformation dans la nature de la
commande. Celle-ci se trouve dépolitisée, dans le sens où il n’est plus
négociable ; tout se passe trop vite pour passer par les rouages administratifs
ou électoraux. Bush : "Je ne lierai pas les mains de mes généraux". La
commande, mise entre les mains "déliées" d’experts non élus, se montre de
plus en plus sévère.
Le désir de l’avenir : réinventer la résistance
La guerre survient, et les manifestations habituelles s’ensuivent. Mais les
manifestations ont lieu régulièrement. Les mass media les court-circuitent
même plus facilement que la particularité de la guerre à laquelle elles
répondent. Il paraît difficile, sinon impossible, de reconvertir l’espace de la
peur en habitat vivable.
Dans cette optique, il est inutile de rattacher l’effet à la cause, afin de
connaître les "racines" "véritables" de la crise et d’en trouver le remède.
L’éloignement de la cause et de l’effet, l’effacement de la spécificité de
l’événement, ne sont pas simplement une "mystification" de la vérité, c’est une
réalité coproduite par le court-circuitage mass-médiatique et la colonisation
intensive-extensive de toute l’existence par le rapport capitaliste. La
convergence des domaines de la production et de la reproduction, les boucles
de rétroaction qui introduisent la consommation au sein de la production et
vice versa, le rabattement du futur sur le passé, ainsi que du mode prospectif
sur le mode rétrospectif du pouvoir, tout ceci fait que la causalité n’est plus ce
qu’elle était (ou ce que nous désirions qu’elle soit), même sans tenir compte
du rôle des médias. Ce qui constituerait une mystification, ce serait un retour à
l’idée de causalité linéaire. Une mise à jour de la notion de causalité est
nécessaire. La récursivité et la co-causalité (l’analyse multi-factorielle) sont
des points de départ. Mais en fin de compte, il faudra peut-être se débarrasser
de l’idée même de cause, en faveur des effets et de leurs entrelacements (les
syndromes). Les syndromes marquent la limite de l’analyse causale ; on ne
peut pas les connaître de façon exhaustive. On ne peut que les altérer
pragmatiquement à travers des interventions expérimentales chevauchant
plusieurs sphères d’activité.
La virtualisation des frontières soulève d’autres problèmes épistémologiques.
L’analyse freudienne du fonctionnement social de la peur repose sur la notion
de la projection de désirs et de phantasmes individuels sur des procédés
collectifs. La frontière entre soi et autrui se représente comme perméable,
tout en demeurant structurellement intacte. Le sujet est encore conçu comme
un espace topologique, système plus ou moins clos. D’autre part, les stratégies
existentialistes destinées à surmonter "l’aliénation" moderne en réorganisant la
société selon des principes "humains" ne tiennent pas compte de la possibilité
que "l’humain" ne puisse exister en dehors de son "aliénation", que "l’être
humain" n’a lieu que dans sa propre incapacité radicale à coïncider avec luimême, que la division est la seule universalité de "l’homme". Ces deux
approches du problème ont ceci en commun : elles prennent les frontières pour
fondamentales. D’après elles, c’est la limitation qui est constitutive. Mais si les
frontières sociales sont en fluctuation perpétuelle et ne fonctionnent que de
façon intermittente, si elles n’ont pas de puissance limitative en dehors de leur
rôle dans l’actualisation d’une forme qui est d’une autre nature que la leur c’est-à-dire, si elles sont des dérivés d’une équation, et si cette équation
exprime une potentialité -, alors le problème tout entier change d’aspect, ce
qui exige l’invention de nouvelles stratégies affirmatives de résistance.
Contre la nostalgie de l’identité : le rapport capitaliste est universel, mais il
est en même temps en variation continue. Il n’unit pas sans diviser. Réclamer
une identité en tant que membre d’une classe, d’un sexe, d’une race, ou de
n’importe quelle catégorie socialement reconnue, revient à se faire prendre
par le pouvoir capitaliste, qui fonctionne précisément en rétablissant sans
cesse les frontières, en les réévaluant, surtout celles qui font la ligne de
démarcation entre "nous" et "les autres". Réclamer une identité propre revient
à accepter la nécessité de diviser pour unir. Afin de pouvoir répondre à la
globalisation du capital, il faut globaliser la résistance. La "globalisation" dont
il s’agit ne se confond pas avec une "unification", de quelque nature qu’elle
soit. Plutôt que d’unir (dans la condition générique de la chute libre) tout en
divisant (dans des identités spécifiques capables de se maintenir, de se
surprendre dans l’être), des stratégies affirmatives tendent à globaliser la
singularisation. Le global et le singulier : une alternative à l’unification et à la
division (et les oppositions binaires associées, à savoir le général et le
spécifique, l’universel et le particulier, le collectif et l’individuel).
L’alternative réelle, c’est celle de la différence en soi ou de la différence pour
"nous" (Deleuze 1968 : 43-45 ; Trinh 1990 : 79-115) - la différence illimitée dans
un champ d’immanence collectif tendu jusqu’aux limites de son extériorité, ou
la différence oppositionnelle, toujours circonscrite.
Références
ALLIEZ Éric and FEHER Michel. "The Luster of Capital". Zone, n° 1/2 (1987), pp.
314-59.
DELEUZE Gilles. "Contrôle et devenir", "Postcriptum sur les sociétés de
contrôle". In Pourparlers, pp. 229-47. Paris Minuit, 1990 ; Différence et
répétition. Paris : PUF, 1968.
DONZELOT Jacques. "Une anti-sociologie". Esprit (Déc. 1972).
EWALD François ; L’État-Providence. Paris : Grasset, 1986. Pages 417-31.
NEGRI Antonio. Revolution Retrieved : Selected Writings on Marx, Keynes,
Capitalist Crisis and New Social Subjects, 1967-1983. London : Red Notes,
1988.
TRINH T. Minh-ha. Woman, Native, Other. Bloomington University of Indiana
Press, 1989.
VIRILIO Paul. L’Insécurité du territoire. Paris : Stock, 1975.