Sur la route des conques en terre genevoise

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Sur la route des conques en terre genevoise
Sur la route des conques en terre genevoise
Compostelle
Cela fait des siècles que Genève accueille les pèlerins de Saint-Jacques.
Aujourd’hui, le chemin vit un renouveau considérable.
Source: http://www.tdg.ch/culture/route-conques-terre-genevoise/story/12459599
Saint Jacques le Majeur tel qu’il apparaît sur le vitrail de la cathédrale Saint-Pierre (numéro d’inventaire 6599).
Image: Yves Siza / Musée de l'Ariana
Par Irène Languin@Gazonee 15.08.2015
L’emblème domine le plus ancien forum de la cité de son éventail doré. Une coquille Saint-Jacques blonde,
peinte sur une plaque en bois et datée de 1631, pare en effet le numéro 21 de la place du Bourg-de-Four.
L’enseigne marque l’emplacement de l’ancienne Auberge de la Coquille, qui hébergeait les pèlerins sur la route
de Saint-Jacques-de-Compostelle.
Raccordant depuis Genève les chemins de Saint-Jacques suisses à celui du Puy-en-Velay – l’une des quatre
grandes voies françaises avec celles de Tours, de Vézelay et d’Arles – la Via Gebennensis est formellement
signalisée depuis moins de vingt ans. Les pèlerins n’ont toutefois pas attendu les balises pour arpenter les terres
genevoises, comme en attestent une notice rédigée en 1495 par un certain Hermann Künig von Vach à
destination des voyageurs (voir ci-dessous) et les coquilles ornant les blasons de certaines communes du
canton.
«Au carrefour de l’Europe, Genève regorgeait de lieux d’accueil pour les marcheurs, raconte Florence Henry,
guide pour les «Dimanches à pied», qui organise demain une balade sur le thème. Il y avait par exemple
l’hôtellerie du Bourdon, près des ponts de l’Ile, et l’hospice Saint-Jacques, à la rue de la Monnaie.» La chapelle
de la rue Saint-Léger était également une étape jacquaire très prisée, à l’instar de la commanderie de
Compesières, qui abrite aujourd’hui la mairie de Bardonnex.
Vitrail, bourdon et tampon
Pour cheminer sur les traces des piétons à la conque, Florence Henry emmènera son groupe sur un parcours de
12 kilomètres, de Genthod à Carouge. «La première partie, dans la campagne, permet d’avancer paisiblement,
au rythme du pèlerin, explique-t-elle. Puis nous aborderons la cité et ses hauts lieux de spiritualité.» La
cathédrale Saint-Pierre en est un, évidemment. Saint Jacques le Majeur marque d’ailleurs le temple de sa
présence: un vitrail, au fond de la nef, figure l’apôtre vêtu du chapeau de pèlerin et du bourdon, le bâton
caractéristique du voyageur à pied.
En face de l’église, le Home Saint-Pierre accueille aujourd’hui encore les jacquets pour la nuit. Ils peuvent s’y
faire tamponner leur crédentiale, le carnet où sont apposés, à chaque étape, les sceaux qui permettront, une fois
à Compostelle, d’attester de son statut de pèlerin (voir image au centre).
La promenade de dimanche se poursuivra le long des Bastions et par la rue Prévost-Martin jusqu’à Carouge. Le
tracé genevois, quant à lui, continue par Drize et Saconnex-d’Arve jusqu’à la douane de Charrot, via
Compesières. Juste avant la frontière, au chemin de la Checande, au-dessous de la flèche jaune marquée «4 Via
Jacobi» et pointant la direction de Compostelle, le marcheur dénichera une boîte contenant livre d’or et guides
utiles à la suite de son périple. «Cette armoire est unique dans le canton, souligne Laurent Farinelli, surveillant
du dernier tronçon avant la France pour l’Association helvétique des amis du chemin de Saint-Jacques. Les
pèlerins y trouvent le tampon pour timbrer leur crédentiale.»
Contrariété et égarement
Les trois portions de la pérégrination genevoise sont contrôlées plusieurs fois par an, afin de garantir la lisibilité
des balises. Hormis quelques menues déprédations en Vieille-Ville, où les panneaux sont parfois recouverts ou
tordus, la principale contrariété topographique du pèlerin reste les chantiers. «Par exemple actuellement, avec le
CEVA, il faut mettre en place des déviations, sourit Laurent Farinelli. Sinon les marcheurs risquent
l’égarement!»
L’heure, pourtant, est loin d’être à la désorientation sur les voies de Compostelle. Depuis deux ou trois
décennies, elles connaissent même un prodigieux renouveau. «Cela fait vingt ans que nous voyons beaucoup de
pèlerins, confirme Anne-Catherine Lehmann, directrice adjointe du Home Saint-Pierre. Quelques minutes avant
votre téléphone, j’ai dû en refuser deux faute de place!» Si la foi n’est plus le moteur de la majorité des
jacquets, on empoigne le bâton pour l’effort, l’aventure, la rencontre avec les autres ou soi-même (voir page de
droite). «Notre monde perd ses repères, les religions sont en chute libre, analyse Florence Henry, qui a ellemême récemment gagné la Galice pédestrement. Or l’esprit du chemin vous prend et vous change
profondément.» La balade de demain ayant été prise d’assaut (56 inscrits!), la guide proposera une réédition de
sa marche spirituelle le 13 septembre. A vous, coquillages et méditation.
Infos: www.dimancheapied.ch
Les attributs
Coquille et bourdon, symboles séculaires
Cousu sur le sac ou un vêtement, le coquillage est aujourd’hui encore l’emblème traditionnel des pèlerins de
Saint-Jacques. Dès le XIIe siècle, les marcheurs ramenaient comme témoignage de leur périple des conques de
Pecten maximus, un mollusque abondant sur le littoral galicien et baptisé en espagnol concha venera, de leur
ancienne consécration à Vénus. En forme de main ouverte, elle était utilisée pour quêter sa nourriture, boire de
l’eau aux fontaines ou demander l’aumône.
Mais la conque n’est pas le seul signe distinctif sur la route de Compostelle. Les pèlerins d’aujourd’hui ont
conservé le bâton ou bourdon, une sorte de troisième pied sur lequel s’appuyer dans les passages difficiles et
permettant d’éloigner les indésirables – par exemple les chiens ou, auparavant, les loups. Si ce tuteur est à
l’heure actuelle souvent télescopique et léger, il était, au Moyen Age, en bois. On faisait bénir le bourdon, de
même que la besace, avant le départ; le pèlerin d’antan s’équipait aussi d’une calebasse, soit un récipient pour
contenir la boisson. On leur préfère désormais le sac à dos et la gourde. Enfin, n’oublions pas l’indispensable
crédentiale, véritable passeport pour Compostelle (voir ci-dessus).
Le guide
Petit précis de tourisme sauce médiévales
La pérégrination vers Compostelle est un voyage fort long qui traverse monts, fleuves, villes et forêts; il
convient de s’y bien préparer. C’est à cet effet qu’en 1495, un moine de l’ordre des Servites de Marie rédigea
un guide à l’adresse des pèlerins, dans lequel il relate, en vieil allemand et en vers, sa propre expérience sur le
chemin de Saint-Jacques.
Le dénommé Hermann Künig von Vach y donne une foule d’informations pratiques pour les marcheurs. Il
décrit minutieusement les carrefours importants et indique comment éviter les escrocs, où s’acquitter des frais
de douane, trouver des bureaux de change ou encore se procurer des clous pour ses souliers. Hermann signale
aussi dans quels hospices le pèlerin est susceptible de recevoir une aumône. Le moine ne néglige point le boire
et le manger: les aubergistes valables sont nommément cités, ainsi que les tauliers qui rationnent par trop les
assiettes ou n’aiment pas les Teutons!
La route qu’il propose part d’Einsiedeln via Nîmes, Saint-Jean-Pied-de-Port pour aboutir à Compostelle. Elle
passe donc par Berne, Lausanne et Genève. Voici un extrait, dans la traduction de Bernard Delhomme, de ce
que le manuel mentionne à propos de cette dernière bourgade, qui n’est, à l’époque, pas encore protestante:
«Après, tu dois marcher trois lieues,
et alors tu arrives à une ville nommée Senefass (Genève),
qui en allemand se dit Genf.
Elle est située au bord des eaux appelées lac de Genève.
Celui-ci a bien seize lieues de long,
à Genff (Genève) il a son débouché.
Genff (Genève) est une ville très belle.
Je te donne le conseil d’aller chez l’aubergiste allemand,
qui habite à la première maison devant la ville.
Là tu trouves en abondance à boire et à manger
pour un prix raisonnable, et il te traite correctement,
et il t’aide pour toutes tes affaires;
son nom est Peter von Fryburg (Pierre de Fribourg).
Devant sa maison, à gauche, il y a une enseigne de Saint-Jacques accrochée,
et aussi, devant elle, une chapelle de Saint-Jacques.
Si tu lui rends visite, tu ne m’en blâmeras pas.
Depuis là, à une lieue de distance, tu rencontres un château derrière un bois (ndlr: la commanderie de
Compesières).» I.L.
Les motivations
A chaque pèlerin son chemin
Au commencement, il y avait la foi. C’est elle qui a jeté des millions de chrétiens sur les routes jacquaires à
l’époque médiévale. C’est, aujourd’hui, bien différent. La chose religieuse continue certes d’habiter l’âme d’un
certain nombre de pèlerins. Mais au XXIe siècle, on se lance sur les voies de Saint-Jacques pour beaucoup
d’autres raisons: un fardeau personnel à déposer, le goût de l’effort physique, la richesse culturelle et
architecturale de l’itinéraire, le besoin de solitude ou, au contraire, de rencontres.
«Nous avons commencé l’aventure un peu par hasard, avec nos trois enfants, confie Laurent Farinelli, membre
de l’Association helvétique des amis de Saint-Jacques (AHASJ). Nous sommes partis de Compesières pour une
balade du dimanche et sommes tombés sur des pèlerins dans un gîte à Beaumont, en Haute-Savoie. Ça nous a
donné envie d’en faire plus.» Depuis 2007, chaque été, la famille effectue un petit bout de la pérégrination. Elle
terminera la route l’année prochaine.
Délégué cantonal du balisage du chemin pour l’AHASJ, Arnold Schenk, 73?ans, a prévu d’entamer le périple
dans deux ans: «J’ai fait des marathons, le Mont-Blanc. Pour moi, ce n’est pas une quête religieuse mais un pari
sportif de plus.»
De l’avis de beaucoup pourtant, les contours spirituels de l’entreprise se dessinent souvent durant la marche.
«Je ne suis pas croyant, mais je peux dire qu’il y a une vie avant et après le chemin», assure Laurent Farinelli.
Le rythme régulier et paisible du pas laisse la pensée vagabonder; le retour à la simplicité et les rencontres
bienveillantes aident au lâcher-prise. «C’est fascinant de voir qu’on peut faire avec trois fois rien, des
vêtements qu’on lave tous les soirs, raconte la guide Florence Henry. Sur le chemin, on est avec des gens à
l’écoute, on a le temps, on évoque ses problèmes et on se confie plus facilement.» Un genre de catharsis
personnelle qui libère le cœur et l’esprit, comme le rapporte Adrien Grand, libraire francophone pour l’AHASJ,
qui a relié Genève à Compostelle en plusieurs étapes, sur des années. «J’étais complètement randonneur et le
chemin m’a pris. J’avais un problème avec mon fils à l’époque. Arrivé au bout, j’ai ressenti une très grande
émotion. Dans une petite chapelle de la cathédrale Saint-Jacques, j’ai pleuré comme jamais dans ma vie.» I.L.
(TDG)
(Créé: 14.08.2015, 17h32)