L`expérience comme stigmate ou comme acquis

Transcription

L`expérience comme stigmate ou comme acquis
L’expérience comme stigmate ou comme acquis ? Réflexions sur les pratiques de
valorisation des acquis de l’expérience en Communauté française de Belgique
Renaud Maes1,2, Cécile Sztalberg2 et Michel Sylin1
1
Unité de Psychologie des Organisations, 2Service de Formation continue, Université libre de
Bruxelles, Bruxelles, Belgique
Résumé
Le dispositif de Valorisation des Acquis de l’Expérience (VAE) tel qu’il a été défini en
Communauté française de Belgique (CFB) s’inscrit dans le cadre de politiques générales
visant à implémenter les stratégies de Lifelong Learning. Dans le cas des institutions
universitaires, le dispositif est harmonisé et est constitué de cinq étapes « initiatiques ». Ce
dispositif peut être sous-tendu par plusieurs logiques. Ces logiques peuvent être liées aux
motifs d’engagement tels que les candidats à la VAE (CFB) les explicitent. Par ailleurs, les
étudiants admis via la VAE (CFB) constituent un public spécifique pour l’université qui,
lorsqu’il est identifiable, peut connaître une stigmatisation. Le dispositif de VAE peut donc
être considéré comme un révélateur des déterminants institutionnels.
Mots-clés
VAE, Valorisation des Acquis expérientiels, Université, Trajectoires individualisées
d’enseignement, Stigmate
1. Introduction
Parmi les utopies contemporaines, la nécessité du Lifelong Learning pour permettre
l’avènement de la « société de la connaissance » constitue sans doute l’une de celles qui ont
trouvé le plus d’écho auprès des décideurs politiques – on citera exempli gratia le texte initial
de la Stratégie de Lisbonne (2001) et les diverses communications de la Commission
européenne (1995, 2003). L’hypothèse fondamentale des promoteurs de ce projet sociétal
peut se réduire comme suit : subséquemment à une intensification de la diffusion des savoirs
et savoir-faire, l’économie deviendrait plus compétitive (Osborne, 2003).
Une hypothèse analogue poussa, dans les années 50 et 60, de nombreux gouvernements
européens à proposer des stratégies visant à « massifier » l’accès à l’enseignement (de
Meulemeester, 2003). Les travaux d’économistes de l’école du capital humain tels Schultz
(1961) et Becker (1964) permirent à ces politiques publiques de trouver une assise
scientifique en cherchant à démontrer le lien entre investissement dans le capital humain et
croissance économique.
Néanmoins, dès la fin des années 70, dans un contexte où le taux de croissance se réduisait
drastiquement, une série d’économistes plaidèrent pour une limitation du nombre de diplômés
disponibles sur le marché du travail, afin d’éviter un phénomène de « saturation » (Freeman,
1976 ; Spence, 1974). Cette nouvelle doctrine connut un succès certain dès le début des
années 80 et trouva l’apogée de son crédit auprès des gouvernements néoconservateurs de
Thatcher en Europe et Reagan aux Etats-Unis d’Amérique (de Meulemeester, 2003).
Dans ce contexte, la promotion du Lifelong Learning s’avère le fruit d’une spargyrie subtile
visant à concilier ces deux conceptions antithétiques (Sztalberg et al., 2009). Bien que ne soit
jamais clairement définie la signification de ce syntagme, les mesures prises en vertu de ce
principe visent à permettre à un travailleur d’étudier lorsque cela s’avère utile dans un
contexte précis (parce qu’il désire une promotion au sein de l’entreprise, parce qu’il est
momentanément usager du chômage, parce que la firme a besoin de développer une
compétence spécifique chez ses collaborateurs). Si l’on pose l’hypothèse que le syntagme
Lifelong Learning doit être défini comme le trait général, la caractéristique commune aux
mesures concrétisées en son nom, on peut dès lors percevoir comment il a permis la
compatibilité nouvelle des thèses susmentionnées. C’est dans cette approche à la fois
utilitariste et individualisée de la formation et de l’éducation que la validation des acquis de
l’expérience (VAE) a pu trouver un intérêt en tant que pierre angulaire des politiques de
Lifelong Learning.
En Communauté française de Belgique (CFB), la VAE se nomme valorisation des acquis de
l’expérience. Sorte de déclinaison locale de la « validation partielle des acquis de
l’expérience » à la française, elle permet aux candidats de faire reconnaître leurs acquis de
l’expérience de manière à, sur preuve de leurs « compétences », les admettre aux programmes
pour lesquels ils n’ont pas le titre requis et/ou les dispenser de parties de ce programme (Sylin
et al., 2004 ; CIUF, 2008).
La VAE (CFB) s’adresse, de manière générale, à des personnes plus âgées que la moyenne
des étudiants et, dans le cadre d’une série de partenariats avec les organismes régionaux
chargés des politiques d’emploi, à des usagers du chômage (Sylin et al., 2004). On pourrait
donc craindre que leur âge et leur condition socio-économique puissent constituer des
stigmates défavorables à la réussite académique. Qu’en est-il concrètement ? Ce « nouveau
public » trouve-t-il sa place au sein de l’université ?
Notre article sera organisé comme suit. Dans la première partie, nous décrirons brièvement le
dispositif de valorisation des acquis de l’expérience dans les universités de la Communauté
française. Nous détaillerons les cinq étapes du processus d’admission et mettrons notamment
en exergue le rôle de l’accompagnement individualisé dans le suivi de ce processus et la
procédure de formalisation des acquis de l’expérience. Dans la seconde partie, nous
étudierons l’impact de l’accompagnement individualisé sur la manière dont le candidat VAE
conçoit son futur parcours universitaire et exprime ses motifs d’engagement. Dans un
troisième et dernier temps, nous suggèrerons qu’une étude quantitative de l’influence de
l’admission via la VAE sur la réussite est nécessaire.
2. Le processus de VAE en Communauté française de Belgique
En Communauté française de Belgique, la valorisation des acquis de l’expérience est
autorisée depuis le vote du décret du 31 mars 2004 définissant l’enseignement supérieur,
favorisant son intégration dans l’espace européen d’enseignement supérieur et refinançant
les universités, souvent qualifié de « décret Bologne » - en effet, ce décret est censé être la
concrétisation locale des accords interministériels pris dans le cadre du Processus de Bologne.
Il semble pertinent, avant de détailler le processus de VAE (CFB) proprement dit, de décrire
brièvement le contexte de l’Enseignement supérieur dans lequel il s’inscrit – contexte
largement modifié par le décret du 31 mars 2004.
2.1. Structure de l’enseignement supérieur en Communauté française de Belgique
L’enseignement supérieur de la Communauté française possède une structure particulière :
elle se compose de trois « réseaux » et de plusieurs « types » (Maes et Sylin, 2009).
Les types d’enseignement sont définis par l’article 4 du décret du 31 mars 2004. La table 1
propose quelques éléments de comparaison entre ces types d’enseignement.
La table 2 explicite la structuration en réseaux dans le cas des universités : on notera qu’il
existe des universités organisées par l’Etat et des universités subventionnées. La différence
principale entre ces institutions réside dans leur « obédience philosophique ». Ainsi, les
universités organisées sont traditionnellement neutres, les universités subventionnées se
répartissant entre institutions confessionnelles affichant des valeurs catholiques et institutions
non-confessionnelles affichant des valeurs laïques1. Toutes ces institutions délivrent des titres
reconnus par l’Etat. Dans ce cadre, les institutions subventionnées sont sujettes à
d’abondantes obligations légales édictées par le Parlement de la Communauté française2.
Type court
Type long
Caractéristiques
« associe intimement, sur le plan
pédagogique, la théorie et la
pratique, les stages en milieu
professionnel ou en laboratoire et
répond ainsi à des objectifs
professionnels précis »
« procède à partir de concepts fondamentaux, d'expérimentations et
d'illustrations, et prodigue ainsi une formation à la fois générale et
approfondie »
Institutions
Ecoles supérieures des arts
Hautes écoles
Ecoles supérieures des arts
Hautes écoles
Instituts supérieurs d’architecture
Spécificités des
institutions
« L'enseignement supérieur organisé hors université poursuit une finalité
professionnelle ou artistique de haute qualification. Les établissements qui
l'organisent remplissent leur mission de recherche appliquée liée à leurs
enseignements en relation étroite avec les milieux professionnels ou
artistiques ou en collaboration avec les institutions universitaires. »
Nombre d’étudiants
en 2006-2007
Titres délivrés
63 914 (a)
Bachelier
(CEC 6)
« professionnalisant »
Universités
« L’enseignement universitaire se
fonde sur un lien étroit entre la
recherche scientifique et les
matières enseignées. Les
[universités] ont pour mission
spécifique la recherche scientifique
fondamentale et appliquée. »
18 959 (a)
55 025 (b)
Bachelier de transition (CEC 6)
Bachelier de transition (CEC 6)
Master (CEC 7)
Master (CEC 7)
Doctorat (CEC 8)
Table 1 – Comparaison entre les différents types d’enseignement supérieur de plein exercice en Communauté française de Belgique – (a)
(ETNIC, 2008) ; (b) (CREF, 2008).
Organisé
Subventionné
Non-confessionnel
Université de Liège (ULg)
Confessionnel
Université libre de Bruxelles (ULB)
Université catholique de Louvain (UCL)
Université de Mons (UMons)
Facultés universitaires Notre-Dame de la
Paix – Namur (FUNDP)
Facultés universitaires Saint-Louis –
Bruxelles (FUSL)
Facultés universitaires catholiques de Mons
(FUCAM)
Table 2 – Structuration en réseaux des universités de la Communauté française de Belgique. Situation d’avril 2010.
Malgré son ouverture (la plupart des filières sont accessibles sans concours ni examen
d’entrée, les institutions sont réparties sur l’ensemble du territoire), l’enseignement supérieur
de la Communauté française de Belgique demeure l’un des plus inégalitaires d’Europe. Cette
situation fut notamment rendue manifeste lors de la publication de l’enquête Eurostudent en
2000. Sur la Figure 1 ci-dessous, inspirée de cette enquête, est symbolisé le rapport du
nombre d’étudiants issus des « classes ouvrières3 » sur l’ensemble des étudiants et le rapport
1
Il faut entendre par laïque, dans ce contexte, qui s’oppose à l’emprise des religions en général et de l’Eglise
catholique en particulier sur la société.
2
Ces obligations légales concernent, inter alia, la langue d’enseignement, la structure en cycle et la durée des
études, l’organisation des jurys et les modes de délibération, les modalités d’inscription, les modèles de
diplômes, la reconnaissance qui conditionne les effets de droits des diplômes, les habilitations à organiser des
filières d’enseignements reconnues dans une région géographique donnée.
3
Dans l’étude Eurostudent 2000, cette appartenance est déterminée en fonction du diplôme du père. Il est à noter
qu’en toute rigueur, comme le montrent notamment les travaux de Jean-Jacques Droesbeke (2001), on tend à
préférer le diplôme de la mère comme indicateur.
du nombre de travailleurs issus des « classes ouvrières » sur l’ensemble des travailleurs (avec
ou sans emploi). On le constatera aisément, les « classes ouvrières » sont largement sousreprésentées dans l’enseignement supérieur et ce phénomène est particulièrement criant en
Communauté française de Belgique (EPI, 2005).
Figure 1 - Représentation des classes ouvrières parmi les populations étudiantes en 1999 pour 7 pays d’Europe (Maes et Sylin, 2009 - d’après
Eurostudent 2000).
Par ailleurs, les étudiants issus des milieux plus défavorisés s’orientent préférentiellement
vers les études de type court et, plus généralement, vers les études hors université (De
Kerchove & Lambert, 2001). Les études universitaires restent quant à elles l’apanage de
milieux plus aisés tant en termes d’orientation (De Kerchove & Lambert, 2001) qu’en termes
de probabilités de réussite (De Meulemeester et Rochat, 1995 ; Ortiz, 2008).
2.2. Description du dispositif de VAE (CFB)
Le législateur a introduit la valorisation des acquis de l’expérience comme possibilité d’accès
au second cycle universitaire via un article du Décret du 31 mars 2004. Le commentaire de
l’article en question indique « Cet article introduit la valorisation d’expérience personnelle
ou professionnelle pour l’accès aux études de deuxième cycle ». En filigrane du caractère
pour le moins laconique de ce commentaire d’article, il appert que l’objectif politique de
l’introduction de la VAE (CFB) était pour le moins nébuleux pour le législateur
communautaire.
Comme conséquence de cette irrésolution nomothétique, le texte décrétal souffre d’une
contradiction immanente : la VAE (CFB) peut permettre l’accès à un second cycle de
l’enseignement supérieur d’une personne ne disposant pas des « titres requis » pour
l’admission mais elle n’a pas été envisagée pour l’accès au premier cycle.
Outre la possibilité d’admission, la VAE (CFB) permet également au candidat d’obtenir des
dispenses, c’est-à-dire d’être exempté de certains cours du cursus et, par là, d’abréger la durée
de ses études. Les institutions universitaires distinguent donc la VAE par admission et la VAE
par dispenses, qui peuvent être combinées (Hiernaux, 2005).
Dans la pratique, le processus de VAE (CFB) est organisé selon un schéma harmonisé dans
toutes les universités de la Communauté : le candidat à la VAE (CFB) doit franchir cinq
étapes « initiatiques » pour obtenir son admission au sein de l’institution.
1. Information et accueil
Le futur candidat VAE contacte l’institution universitaire. Généralement, plusieurs points de
contact existent mais les deux voies d’accès les plus fréquentes sont les services d’orientation
et le site internet des universités. Il est à noter que des partenariats privilégiés avec les
organismes régionaux en charge des politiques de l’emploi permettent également que des
travailleurs inscrits comme demandeurs d’emploi soient contactés directement par les
institutions universitaires en vue de leur proposer de reprendre des études et ce, afin
d’augmenter leurs possibilités d’insertion socioprofessionnelle (Maes et al., 2010).
2. Orientation et positionnement
Le candidat fait le choix de son orientation. Il peut alors contacter le service en charge de
l’accompagnement afin d’entamer une première étude de la recevabilité du dossier : il s’agit à
ce stade d’une première vérification de correspondance avec les critères légaux
d’admissibilité. En effet, le Décret du 31 mars 2004 prévoit que le candidat doit pourvoir
valoriser au moins cinq années d’expérience professionnelle ou personnelle en lien direct avec
la filière d’étude visée.
3. Contractualisation
Malgré la dénomination catachrétique de cette étape, il s’agit essentiellement dans plusieurs
institutions pour le candidat souhaitant être accompagné dans sa démarche de VAE de
planifier une série de rendez-vous avec un conseiller en VAE.
4. Evaluation
A partir du dossier de VAE et, le cas échéant, des résultats d’une épreuve, le jury évalue
l’expérience professionnelle et/ou personnelle du candidat. Dans le cas d’une VAE par
admission, l’objectif est « de vérifier, au regard de cette expérience, la capacité du candidat à
réussir des études de Master » (Hiernaux, 2005). En ce qui concerne la VAE par dispense,
l’objectif est de vérifier au regard de cette expérience, si le candidat peut se voir octroyer les
dispenses qu’il sollicite.
5. Communication des résultats
La communication de la décision peut être accompagnée de remarques et de
recommandations. De plus, les candidats peuvent être réorientés vers un niveau
d’enseignement mieux adapté à leur situation et, le cas échéant, leur permettant d’acquérir les
prérequis nécessaires à l’accès à l’université.
2.3. Logiques du dispositif de VAE, types d’épreuves et rôle de l’accompagnement
Comme nous l’avons évoqué précédemment, l’enseignement supérieur de la Communauté
française de Belgique est fortement inégalitaire notamment en termes d’accès à l’université.
Dans ce cadre, la VAE peut être un outil de recrutement de personnes issues de milieux socioéconomiquement moins favorisés, qu’elles n’aient pas eu l’occasion d’entamer des études
universitaires avant de travailler ou qu’elles aient été contraintes à les abandonner.
Comme le mentionnait l’introduction du présent article, la VAE peut également s’avérer un
outil efficace pour permettre à un individu de se former lorsque cela paraît nécessaire pour
une série de contraintes extérieures liées au « marché » de l’emploi (au sens large), par
exemple dans le cadre d’une réorientation professionnelle ou après un licenciement. Une telle
approche utilitariste de la VAE s’inscrit dans une logique plus générale de structuration de
l’université.
On peut de là proposer un modèle pour les logiques du dispositif de VAE, mesure sociale ou
mesure économique.
Si l’on conçoit la VAE comme une mesure d’utilité économique, elle s’inscrit dans une option
générale en matière d’enseignement supérieur et, en particulier, d’enseignement universitaire.
Dans la plupart des pays européens, on peut distinguer trois idéaux-types d’universités qui
correspondent à trois visions utilitaristes différentes (Sztalberg et al., 2009) : l’université
humboldtienne, l’université massifiée et l’université de marché.
On peut faire correspondre à chacun de ces idéaux-types des stratégies de VAE différentes.
Dans le cas de l’université humboldtienne, le candidat VAE devra faire la preuve de son
érudition. On lui demandera de démontrer une connaissance du champ disciplinaire de la
filière à laquelle il se destine. Dans le cas de l’université massifiée, le candidat VAE sera
amené à expliquer la logique structurant son parcours. On lui demandera de composer un récit
de vie qui démontre la cohérence de son curriculum vitae. Dans le cas de l’université de
marché, le candidat devra faire la preuve de compétences transversales. On lui demandera de
faire la preuve de son aptitude à suivre les études, à savoir rédiger, à savoir s’exprimer, etc.
Comme suggéré dans nos travaux antérieurs (Sztalberg et al., 2009), les universités réelles
sont le produit d’hybridations de différentes politiques publiques et par là se situent à
l’interface entre ces trois idéaux-types. Il en sera de même avec les stratégies de VAE.
Si l’on conçoit l’instauration d’un dispositif de VAE comme une mesure sociale, il convient
de noter que cette mesure apparaît clairement résiduelle puisqu’elle s’inscrit dans une
individuation du droit à la formation. Par ailleurs, étant donné l’état de « quasi-marché » de
l’enseignement supérieur de la Communauté française de Belgique – identifiable notamment
à la structure en réseaux, on peut considérer que cette mesure correspond à un haut degré de
marchandisation. On pourrait donc considérer la VAE comme un indicateur d’un modèle
sociétal de type libéral, au sens de Esping-Andersen (1990).
Par ailleurs, il est courant de considérer que l’Etat-Providence belge est de type conservateurcorporatiste, caractérisé par une « pilarisation » marquée, ce qui se traduit notamment par un
interventionnisme important de l’Eglise catholique pour défendre les « valeurs familiales
traditionnelles » (Esping-Andersen, 1990). Un symptôme en est par exemple la dimension
fortement paternaliste du système d’action sociale. Dans ce cadre, l’accompagnement
individualisé et plus encore, l’étape dite de « contractualisation » du processus de VAE
prennent un sens particulier.
Il faut noter à ce niveau que les universités subventionnées d’obédience catholique donnent
un sens plus fort à l’étape de contractualisation. Par exemple, comme le stipule le site internet
de l’Université catholique de Louvain, « Si la demande est jugée recevable, cela signifie que
l’institution s’engage à examiner le dossier. Le candidat, lui, prend la décision de s’investir
dans le processus. » Au contraire, le site internet de l’Université libre de Bruxelles,
historiquement proche des thèses libérales (Maes et Sylin, 2009) stipule clairement « Bien
sûr, l’accompagnement est facultatif ».
3. Etude des dossiers de VAE de candidats admis à la reprise d’étude
Nous avons tenté dans la section précédente de caractériser le cadre général du dispositif de
VAE (CFB) ainsi que sa structure et ses logiques. Ce cadre étant posé, venons-en à présent au
candidat VAE. Notre étude a porté sur les étudiants admis via la VAE à l’Université libre de
Bruxelles, ayant fait le choix d’un accompagnement pour la construction de leur dossier de
valorisation.
3.1. Matériaux
Nous avons utilisé un corpus de 142 dossiers d’admission d’étudiants VAE ayant choisi de se
faire accompagner sur la période septembre 2005-septembre 2009 et les lettres de motivations
jointes aux dossiers disponibles pour 36 d’entre eux. Afin de caractériser ce corpus, nous
avons défini cinq variables descriptives : le type d’expérience valorisée, la tranche d’âge, le
sexe, l’orientation souhaitée.
Sur les 142 dossiers, 98 contiennent explicitement l’année de naissance du candidat. La table
3 ci-dessous résume la répartition des dossiers par tranches d’âge. La condition légale de
pouvoir valoriser au moins 5 années d’expérience personnelle ou professionnelle explique le
plus faible nombre de dossiers dans la tranche d’âge 25-35 ans.
Les 142 dossiers d’admission concernent 70 femmes et 72 hommes.
Tranche d’âges
Nombre de dossiers
25 ans – 35 ans
19
35 ans – 45 ans
37
45 ans – 55 ans
33
55 ans – 65 ans
9
Table 3 – Répartition des dossiers d’admission VAE par tranches d’âges.
Le type d’expérience valorisé est connu pour 98 dossiers sur 142. Il s’agit dans 80 cas d’une
expérience professionnelle, dans 6 cas seulement d’une expérience personnelle (activités
bénévoles et/ou militantes, hobbies, etc.) et dans 12 cas d’une expérience « mixte »,
comprenant à la fois des éléments d’ordre professionnel et des éléments personnels.
Le choix de l’orientation est précisé dans 119 dossiers sur 142. Parmi ceux-ci, deux filières
sont particulièrement suivies par les candidats VAE : 77 candidats se sont orientés vers le
« Master en Sciences du Travail », 12 vers le « Master en Santé publique ». Ces deux filières
sont particulières en ce qu’il n’existe pas de formation de premier cycle y menant
directement. Le Master en Sciences du Travail se déclinent en quatre orientations, dont 2 sont
organisées à horaire décalé (les cours sont dispensés en soirée la semaine et le samedi).
3.2. Les motifs de la reprise d’étude
L’analyse des 36 lettres de motivations permet de mettre en évidence que les motifs énoncés
pour la reprise d’étude peuvent être regroupés en 4 grandes catégories correspondant à la
typologie de Carré (1999 ; 2005) : économique, identitaire, vocationnel, épistémique.
Dans 94% des lettres, les candidats énoncent en première place dans le texte des motifs
vocationnels. Ce faisant, ils tentent de montrer la cohérence de leur curriculum vitae par
rapport à un projet personnel. Rien d’étonnant à cela, puisque les candidats répondent au
prescrit : ils valorisent leur expérience. On retrouve de manière sous-jacente à la
« justification » du CV par rapport à un « projet de vie » la logique du dispositif VAE comme
mesure de massification.
Viennent ensuite les autres types de motifs. 94% des candidats utilisent des motifs identitaires
et 72% mentionnent des motifs économiques. Il est à noter que tous les candidats mentionnant
des motifs économiques font également mention de motifs identitaires. Le caractère
individuel de la démarche semble prendre une importance certaine aux yeux des candidats. 4
candidats indiquent concevoir la reprise d’études comme le moyen de réparer une « erreur de
jeunesse » que constitue l’abandon, à leur estime précoce, des études. 6 candidats indiquent
que malgré leur désir de suivre des études supérieures (sans préciser lesquelles), ils n’ont pas
eu « cette chance ». Ce discours s’inscrit parfaitement dans la conception du dispositif VAE
comme mesure sociale résiduelle. Les motifs économiques s’inscrivent quant à eux clairement
dans l’approche d’une université « de marché », répondant aux réalités immédiates et locales
du « marché du travail ».
36% des candidats mentionnent des motifs épistémiques. Parmi eux, une grande majorité fait
mention de leur connaissance d’ouvrages de référence ou de concepts théoriques propres à la
discipline. Ces candidats tentent donc de démontrer une certaine érudition, attitude que l’on
peut évidemment attendre de candidats à l’admission d’une université de type
« humboldtien ».
On perçoit donc le lien entre les motifs des candidats VAE et les différentes logiques de la
VAE. Il faut noter que les lettres de motivation sont déposées juste avant l’épreuve
d’évaluation et donc à un stade avancé du processus. Les candidats VAE ont donc déjà
interagit fréquemment avec l’institution avant de rédiger leurs missives. Le lien entre motifs
d’engagement et éléments structurants des politiques institutionnelles s’inscrit dans ce cadre
spécifique : le candidat VAE est amené à exprimer ses motivations en fonction de sa
compréhension de la stratégie institutionnelle et du positionnement idéologique (au sens
large) de l’université dans laquelle il prétend s’inscrire.
4. Des étudiants stigmatisés ?
Dans cette section, nous ébauchons une première analyse des impacts du dispositif de VAE
sur la manière dont les candidats admis interagissent avec l’institution. Avant d’aborder cette
analyse proprement dite, il nous faut cependant formuler deux remarques générales à son
sujet.
D’une part, cette analyse requiert un prolongement sous forme d’une recherche quantitative.
A ce stade, il s’agit de poser les bases d’un questionnement et d’en motiver l’intérêt pour la
recherche : il s’agit de problématiser et non d’apporter une réponse aux questions posées.
D’autre part, pour mener cette analyse, nous nous sommes basés sur le témoignage
autobiographique d’un ancien étudiant VAE admis en Sciences du Travail et diplômé en
2008. L’intérêt de ce témoignage réside dans son caractère essentiellement illustratif : il
permet d’éclairer l’analyse. Il ne s’agit donc pas, pour reprendre la formule de Pierre
Bourdieu au sujet de ce qu’il nomme l’illusion biographique, « d’essayer de rendre raison
d’un trajet dans le métro sans prendre en compte la structure du réseau, c’est-à-dire la
matrice des relations objectives entre les différentes stations. (Bourdieu, 1986) »
En considérant, pour les 98 étudiants pour lesquels nous disposons de dossiers complets de
VAE, la réussite au cours de la première année d’études, on remarque que la probabilité de
réussite de cette première année est statistiquement dépendante l’organisation horaire de la
filière. Concrètement, un étudiant VAE a une plus forte probabilité de réussite si la filière est
organisée à horaire décalé.
A ce niveau, il convient d’éviter absolument de tomber dans le piège du « cum hoc ergo
propter hoc » : cette relation ne signifie nullement une causalité. En particulier, il nous faut
absolument éviter un « effet cigogne » (Broch, 1989) en ignorant des facteurs « implicites »
qui permettraient d’expliquer cette relation entre organisation horaire de la filière et
probabilité de réussite du candidat VAE.
Parmi les hypothèses envisageables pour expliquer ce lien, nous pouvons suggérer la piste
suivante : les filières à horaire décalé sont généralement fréquentées par des étudiants plus
âgés et déjà travailleurs. A contrario, les filières à horaire de jour sont souvent fréquentées par
des étudiants plus jeunes, dans la continuité de l’obtention du diplôme de premier cycle. On
peut dès lors suggérer que, dans les filières à horaire de jour, les étudiants VAE sont, par leur
âge ou leur maturité, plus facilement identifiables. Ces attributs permettant l’identification
peuvent dès lors constituer des stigmates au sens d’Erving Goffman, à savoir « un attribut qui
jette un discrédit profond, mais il faut bien voir qu’en réalité c’est en termes de relations et
non d’attributs qu’il faut parler. (Goffman, 1963 [1975], p.13) »
Dans le témoignage autobiographique que nous avons recueilli, cette question paraît centrale.
Ainsi, à la question « Quels sont les éléments de la démarche VAE qui vous ont déplu ? », cet
ancien étudiant admis via la VAE répond : « L’attitude de certains profs qui ont parfois le
même nombre d’années de travail que leurs étudiants, mais qui les traitent de manière
infantile. Le fait que les autres étudiants vous disent parfois « monsieur » ce qui vous rappelle
votre grand âge. »
Il est à noter que bien évidemment, on doit lier cette stigmatisation avec la notion d’étudiant
lambda : c’est par rapport à la normalité qu’est défini l’attribut stigmatisant. Or le
positionnement d’une institution par rapport aux idéaux-types d’universités influe
nécessairement sur la définition de l’étudiant normal. Il est donc impensable de faire
l’économie d’une analyse des politiques institutionnelles et de leurs différents avatars pour
comprendre les dynamiques à l’échelle des cohortes d’étudiants.
5. Conclusions
Nous avons esquissé une première description du dispositif de VAE (CFB) intégrant les
logiques sous-jacentes à sa structuration. Nous avons ensuite caractérisé les motifs
d’engagements tels qu’ils transparaissent des dossiers d’admission de candidats VAE. Nous
avons lié ces motifs d’engagements aux logiques de VAE, ce qui permet d’envisager le
dispositif de VAE comme révélateur des déterminants institutionnels. Enfin, nous avons
montré qu’une étude des conditions de réussite des candidats VAE est nécessaire, qui intègre
l’hypothèse d’une stigmatisation de ces candidats.
S’il est un solfatare en matière d’enseignement supérieur en Communauté française de
Belgique, nul doute qu’il s’agit de la valorisation des acquis de l’expérience. Ses détracteurs
trouvent en effet d’excellents arguments quelles que soit leurs options idéologiques. Pour
certains, elle contribue à la déconstruction de la logique disciplinaire au profit de « blocs de
compétences » qui constituent des unités marchandisables. Pour d’autres, elle implique une
trop grande flexibilisation des cursus éducatifs aboutissant à l’abandon de la promotion du
mérite et à une diminution de la qualité des curricula via une décroissance de leur sélectivité.
Ces deux types de thèses s’hybrident pour justifier une réticence importante (notamment des
membres des communautés universitaires) vis-à-vis du dispositif de VAE (CFB).
Le fait que le dispositif de VAE (CFB) puisse être envisagé selon des logiques diversifiées
permet à l’ensemble de ces critiques de trouver prise. Mais il convient d’insister sur le fait que
le dispositif réel se situe à l’interface de ces différentes logiques. La critique de l’outil VAE
ne peut donc se construire sans passer par une analyse plus générale des politiques
structurelles de l’institution universitaire elle-même, ces politiques étant déterminantes tant en
termes de conception du dispositif qu’en termes de positionnement des candidats VAE vis-àvis de leur démarche de valorisation et de potentielle stigmatisation des étudiants admis via la
VAE.
Bibliographie
Becker, G. S. (1964) Human Capital: A Theoretical and Empirical Analysis with Special
Reference to Education. New York, USA : Columbia University Press.
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