Migros Magazine N° 15 / 06 AVRIL 2009 (française)

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Migros Magazine N° 15 / 06 AVRIL 2009 (française)
20 | Migros Magazine 15, 6 avril 2009
«Chanel était
nulle en
couture!»
Sa vie est un roman. Son œuvre ne se démode pas. Coco Chanel
fascine toujours autant. Rencontre à Paris avec Henry Gidel,
auteur d’une biographie sur la styliste de génie, avant la sortie
de trois films événements consacrés à «Mademoiselle».
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009, année Chanel? Trois
films biographiques annoncés semblent l’attester: Coco
avant Chanel, réalisé par Anne Fontaine et interprété par Audrey
Tautou (sortie le 22 avril), Chanel
et Stravinsky, l’histoire secrète, de Jan
Kounen, avec Anna Mouglalis (ce
printemps?), et un long métrage
«top secret», dont on sait juste qu’il
sera signé Danièle Thompson, la
fille de Gérard Oury.
Presque quarante ans après sa
mort (Gabrielle dite Coco s’est éteinte en janvier 1971 à l’âge de 87 ans
et repose depuis au cimetière de
Bois-de-Vaux à Lausanne), «Mademoiselle» reste donc à la mode,
comme son style d’ailleurs. Henry
Gidel, auteur d’une captivante biographie intitulée sobrement Coco
Chanel (Ed. Flammarion), nous en
dit plus sur cette femme exceptionnelle à l’existence tourmentée et au
destin hors du commun…
Henry Gidel, pourquoi cet incroyable
regain d’intérêt pour Coco Chanel?
C’est qu’elle est en permanence
d’actualité. Il y a un prêt-à-porter
Chanel, des parfums, des accessoires, des succursales répandues dans
le monde entier… Ces films ne
sont d’ailleurs que quelques manifestations de plus parmi les innombrables qui ont déjà été produites.
Bref, le destin de cette femme fascine toujours.
Pourtant, elle cumulait les défauts:
égocentrique, capricieuse, médisante, colérique, tyrannique… On
disait d’elle que c’était le seul volcan
d’Auvergne qui n’était pas éteint.
(Rires) Elle était infernale. Elle
avait beaucoup d’esprit, mais de
l’esprit méchant.
Un exemple?
Un jour, le couturier Pierre Balmain lui demande: «Dites-moi
chère amie, à part vous bien entendu, quel est le meilleur couturier?» Et elle lui répond: «Mais
c’est vous mon cher Balmain. Il faut
Bio express
L’écrivain et conférencier
français Henry Gidel s’est
spécialisé dans les biographies,
faisant revivre sous sa plume
alerte plusieurs personnalités
ayant marqué de leur empreinte
notre histoire: Feydeau (prix
Lutèce de la mémoire), les deux
Guitry (Goncourt de la biographie), Cocteau, Coco Chanel bien
sûr (réédité en novembre 2008
et traduit en huit langues),
Picasso, Sarah Bernhardt et
Marie Curie. Toutes ces histoires
si particulières et fascinantes
sont parues aux Editions
Flammarion, dans la collection
Grandes Biographies.
bien que la Province s’habille!»
C’est vache, hein?
Et vous, qu’est-ce qui vous a poussé
à écrire une biographie sur Coco
Chanel?
J’avais envie d’écrire sur une femme
et j’ai tout de suite pensé à Chanel,
à son parcours, à sa vie sentimentale particulièrement riche avec
des amants comme le duc de Westminster – sans doute la plus grande
fortune d’Angleterre –, le poète
fauché Pierre Reverdy ou encore le
grand-duc de Russie, un cousin du
tsar. Et ce qui m’intéressait aussi,
c’est qu’elle a été probablement la
plus grande mécène de son temps.
Pari difficile, puisque mentir ne
demandait aucun effort à «Mademoiselle»… Elle qui préférait
d’ailleurs se tailler une légende sur
mesure plutôt que dire la vérité sur
sa tumultueuse existence!
Absolument. Il est de bon ton
aujourd’hui de dire qu’on a eu une
enfance misérable, qu’on est sorti
du ruisseau grâce à nos efforts, notre énergie, notre intelligence…
On en est fier! Mais à son époque,
sortir d’un milieu très pauvre, ça
faisait très, très mauvais effet. Elle
s’était donc reconstruit un passé,
elle s’était inventé un père brillant
homme d’affaires qui allait souvent
aux Etats-Unis et qui avait réussi à
amasser une belle fortune. Elle
entretien
HENRY GIDEL | 21
voulait cacher que ses parents
étaient pauvres, que sa mère était
morte jeune et que son père l’avait
abandonnée, l’avait placée dans un
orphelinat tenu par des sœurs.
C’est donc surtout son passé à la
«Cosette» qu’elle cherchait à
travestir…
Pas seulement. Elle voulait aussi dissimuler le fait qu’elle avait été une
femme entretenue pendant quelques années par un officier qu’elle
avait rencontré à Moulins. Elle voulait qu’on la distingue des grandes
cocottes de l’époque, la belle Otero
ou Emilienne d’Alençon.
Elle était quand même prête à tout
pour échapper à sa condition!
L’écrivain Henry
Gidel a publié de
nombreuses
biographies de
personnalités.
Oui. D’ailleurs, avant de faire des
chapeaux, puis de la couture, elle a
essayé de devenir chanteuse. Ça
n’est donc pas un Mozart de la
haute couture, puisqu’elle pensait
faire autre chose. Vous vous rendez
compte: si elle avait réussi dans la
chanson, elle n’aurait sans doute
jamais été l’immense couturière
que l’on connaît.
Rien, mais vraiment rien ne
prédisposait cette petite Auvergnate à libérer le corps de ses
contemporaines, à faire la mode, à
bâtir un empire, à devenir l’une des
femmes les plus remarquables de
son temps.
Comme elle avait reçu une éducation sommaire chez les sœurs,
qu’elle avait donc très peu appris,
Chanel n’avait pas de préjugés. Et
c’est cette vision fraîche, nouvelle
qui lui a permis de balayer les
conventions. Elle savait tout ce qui
ne s’enseignait pas et c’est ça qui a
fait sa réussite.
C’est même, comme vous l’écrivez,
«une couturière qui ne sait pas
coudre»!
Chanel était nulle en couture! Mais
ce qui était admirable, c’est que
pour concevoir ses robes, elle ne
dessinait rien du tout. Elle mettait
un tissu sur un mannequin, elle
arrangeait ça avec ses doigts, elle
disait: «faites-moi ci, coupez-moi
ça!»… C’était plus de la sculpture
que de la couture.
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entretien
HENRY GIDEL
Migros Magazine 15, 6 avril 2009
«Le travail
était son
seul refuge
contre
la solitude.»
A quoi d’autre encore
doit-elle son incroyable succès? A
son flair? A ses rencontres avec de
riches personnalités? A son bon
sens terrien et à son obstination
paysanne?
Un peu à tout ça, mais il y a aussi
une part de mystère bien sûr…
Dans le génie, on ne peut pas tout
expliquer, sinon on pourrait le reproduire! Et il ne faut pas oublier
non plus que Coco Chanel était dotée d’une énergie vraiment extraordinaire. Energie qui lui a notamment permis, quinze ans après
avoir fermé sa maison, de la rouvrir, de recommencer tout à zéro
alors qu’elle avait déjà 71 ans.
Justement, comment expliquer que
cette créatrice hyperactive se soit
mise ainsi en sommeil, comme la
Belle au bois dormant, entre 1939 et
1954?
A ce propos, Coco Chanel donnait
cette explication: «Je ne veux pas
avoir à habiller les femmes dont les
maris vont mourir sur le front!»
Cette frivolité la choquait. Mais
pour elle, autant de temps sans rien
faire, ça a été tragique. Elle se sentait inutile.
Durant ce long entracte, juste après
guerre, elle s’est «réfugiée» à
Lausanne.
La Suisse, pour elle, était sans doute
symbolique de la sérénité, de la
paix retrouvée. Elle avait besoin de
s’éloigner de Paris, de son agitation,
de ses histoires politiques. On
l’avait arrêtée à la Libération parce
qu’elle avait eu comme amant un
officier allemand. On n’a jamais su
qui avait ordonné son arrestation,
mais on suppose que c’est Churchill
qui l’a fait libérer. Il n’y avait rien de
nazi chez elle. A propos de sa
liaison,elledisaitd’ailleurs:«Quand
une femme a 60 ans et qu’un monsieur lui fait la cour, on ne lui demande pas ses papiers!»
Coco Chanel a été heureuse en
affaires, mais malheureuse en
amour…
C’est vrai. Elle répondait un peu à
la définition que faisait Jean
Anouilh de la tragédie: «Une reine
qui a des malheurs.» Elle perd sa
maman quand elle a 12 ans, son
père l’abandonne, son premier et
sans doute seul grand amour meurt
dans un accident de voiture, le duc
de Westminster la trompe continuellement… J’ai d’ailleurs beaucoup aimé l’épisode où ce dernier
offre une émeraude de grand prix à
Chanel pour se faire pardonner
l’une de ses infidélités et qu’elle la
laisse tomber dans les eaux souillées
du port de Monaco. Quel beau
geste! Et puis il y a un de ses amants,
Paul Iribe, qui est terrassé par un
infarctus lors d’une partie de tennis… Non, on ne peut pas dire
qu’elle ait été gâtée par le sort!
Elle a d’ailleurs avoué souffrir «d’un
violent besoin d’être aimée»!
Oui et ça vient de son passé d’enfant, d’orpheline. La plaie ne sera
jamais cicatrisée. Elle aura toujours
peur d’être rejetée, abandonnée.
Ça expliquerait le côté «femme de
harem» soumise de cette entrepreneuse, par ailleurs si farouchement
indépendante?
Pour elle, qui est un peu de la vieille
école, une femme devait sans doute
être soumise. Une soumission au
moins de façade pour contenter
l’homme parce que c’est trop moche si on n’est plus aimé.
Est-ce encore ce besoin d’être
aimée qui la pousse à être aussi
généreuse avec des artistes comme
Diaghilev, Cocteau,
Stravinski ou encore
Picasso?
Sans doute. Et elle estimait
qu’ayant de la fortune, elle
devait les aider, parce qu’ellee avait
une grande considération pour cet
art dont elle avait longtemps été
privée. Encore à 50 ans, Stravinski
recevait d’elle une pension mensuelle. Elle payait les coûteuses
cures de désintoxication de Cocteau qui était un opiomane invétéré et lui offrait trois semaines au
Ritz quand il avait le cafard. Bon,
elle a été généreuse avec ces genslà, mais il semble qu’elle l’était
moins avec son personnel. Ses employées s’en plaignaient et pourtant elles aimaient, elles admiraient leur patronne. Beaucoup
d’entre elles ont pleuré quand Chanel est morte.
Bien qu’entourée d’une myriade
d’écrivains et d’artistes, son unique
famille au fond, elle a énormément
souffert de solitude.
Elle a été très seule toute sa vie, en
particulier durant ses dernières
années d’existence. Il n’y avait plus
que trois, quatre personnes qui
l’entouraient. D’ailleurs, à cette
époque, quand elle dînait avec des
amis le soir, ça se prolongeait très,
très tard parce qu’elle voulait retarder le plus possible le moment où
L’ouvrage d’Henry Gidel
est publié aux Editions
Flammarion.
elle se retrouverait seule dans ses
deux petites mansardes du Ritz.
Finalement, elle s’est réfugiée dans
le travail, sa seule raison de vivre?
C’était une travailleuse acharnée.
L’oisiveté la déprimait. Le célèbre
bottier Massaro m’a raconté à ce
propos qu’un jour elle lui a dit:
«Vous savez, quand on est dans le
malheur, il y a un ami à la porte duquel on peut toujours frapper, c’est
le travail. Jamais, il ne vous refusera
son aide!» Si elle travaillait tant,
c’est en partie parce que c’était son
seul refuge contre la solitude.
Propos recueillis par Alain Portner
Photos Kai Jünemann
www.migrosmagazine.ch
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