LA MOTHE LE VAYER: entre libertinage et érudition Une étude de l

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LA MOTHE LE VAYER: entre libertinage et érudition Une étude de l
Faculteit Letteren en Wijsbegeerte
Academiejaar 2006 - 2007
LA MOTHE LE VAYER: entre libertinage et érudition
Une étude de l’Hexaméron rustique.
Nele De Schrijder
Promotor: Dr. A. Roose
Verhandeling voorgelegd aan de Faculteit Letteren en Wijsbegeerte
tot het behalen van de graad
licentiaat in de Taal- en Letterkunde: Romaanse talen
Faculteit Letteren en Wijsbegeerte
Academiejaar 2006 - 2007
LA MOTHE LE VAYER: entre libertinage et érudition
Une étude de l’Hexaméron rustique.
Nele De Schrijder
Promotor: Dr. A. Roose
Verhandeling voorgelegd aan de Faculteit Letteren en Wijsbegeerte
tot het behalen van de graad
licentiaat in de Taal- en Letterkunde: Romaanse talen
Préface
À partir de la première année à l’université, j’ai été attirée par la littérature en général, et par
celle des XVIIè et XVIIIè siècles en particulier. Le XVIIIè siècle se caractérise peut-être plus
que tout autre par l’esprit critique, par des idées nouvelles et par des révolutions. Cependant,
comme toute évolution historique, l’époque de la Révolution française n’est pas née en une
seule journée. Elle est le résultat d’un changement d’esprit qui trouve ses origines dans la
pensée humaniste de la Renaissance. Étant donné que le siècle de Louis XIV est considéré
comme le « Grand Siècle » ou le « Siècle des Saints », je me suis posée la question de savoir
dans quelle mesure ce siècle apparemment figé peut faire la soudure avec le XVIIIè siècle. Or,
ce mémoire m’a permis de m’enfoncer pleinement dans le Grand siècle; ce que je fais dans
l’espoir d’en découvrir les secrets…
C’est la lecture d’Éros rebelle de Michel Jeanneret qui m’a incitée à opter pour ce sujet.
Michel Jeanneret emmène son lecteur dans quelques quartiers mal famés du Grand siècle, et
présente un âge classique tourmenté en focalisant sur l’évolution de la pensée critique et de la
conduite sensuelle des hommes. Il vise ainsi à prouver que le légendaire équilibre du XVIIè
siècle n’aura été qu’apparence trompeuse, derrière laquelle se tenaient des corps et des esprits
en révolte. À partir de cette affirmation je me suis déterminée d’en savoir plus. J’admets
toutefois qu’avant la lecture de cet ouvrage, je n'avais jamais entendu parler de La Mothe le
Vayer. Après mon étude, j’estime que La Mothe est un des plus grands penseurs de son
temps, et qu’il mérite un peu plus de considération, vu que par son esprit critique il prélude
comme un des premiers au siècle des Lumières.
Au fil des mois, mon étude s’est bien sûr enrichie beaucoup : raison pour laquelle je voudrais
nommer mon directeur de mémoire : monsieur Alexander Roose, qui m’a soutenue dans ce
projet. Je désire aussi remercier Annemie de Gendt, historienne de l’art et responsable de
l’exposition Lof der zotheid, hekeling van de menselijke dwaasheid, qui m’a fourni des
informations indispensables à la compréhension de la peinture du XVIIè siècle. Je veux enfin
remercier ma mère, Linda van den Bossche, et Hilde de Brabandere, qui ont relu mon travail
de façon attentive.
Table des matières
1. Introduction ..........................................................................................................................1
2. La Mothe le Vayer, libre-penseur et esprit éclairé ............................................................4
2.1. Le libertinage du « Grand Siècle » : contexte historique et culturel ...............................4
2.2. La Mothe le Vayer, un libertin érudit ou un libertin de mœurs? .....................................9
2.3. La Mothe le Vayer part en guerre contre les jugements absolus...................................13
3. L’Hexaméron rustique: ouvrage modèle du « libertinage érudit » ................................19
3.1. Le fond et la forme ........................................................................................................19
3.2. Mélange audacieux ou combinaison rassurante d’éléments érudits et érotiques ?........21
3.3.1. Première journée : « Que les meilleurs Écrivains sont sujets à se méprendre », par
Égisthe. .............................................................................................................................24
3.3.2. Deuxième journée : « Que les plus grands Auteurs ont besoin d’être interprétés
favorablement », par Marulle. ..........................................................................................31
3.3.3. Troisième journée : « Des parties appelées honteuses aux hommes et aux
femmes », par Racémius...................................................................................................47
3.3.4. Quatrième journée : « De l’Antre des Nymphes », par Tubertus Ocella................60
3.3.5. Cinquième journée : « De l’éloquence de Balzac », par Ménalque. ......................74
3.3.6. Sixième journée : « De l’intercession de quelques Saints particuliers », par
Simonides .........................................................................................................................89
4. La rhétorique du texte......................................................................................................101
4.1. Préliminaires ................................................................................................................101
4.2. L’Hexaméron rustique et l’esprit de Quintilien ..........................................................102
4.3. Les stratégies de la dissimulation ................................................................................109
4.4. L’intertextualité ...........................................................................................................116
5. Conclusion .........................................................................................................................121
6. Annexe ...............................................................................................................................125
Figure 1 : Dans la chambre à coucher - Jan Steen.............................................................125
Figure 2 : Fresque de Priape à Pompéi ...............................................................................126
Figure 3 : Kouros et Korè ...................................................................................................127
7. Bibliographie.....................................................................................................................128
1. Introduction
Les grandes transformations apportées par la Renaissance dans la conception de l’homme, le
retour des Anciens, la mise en question de maintes valeurs admises jusque-là, font du XVIIè
siècle la plateforme de polémiques parfois violentes. Souvent, ces discussions trouvent leur
expression dans la littérature. Jadis et naguère, la littérature a bravé les censures en vue de la
diffusion des idées. Cette littérature – dite licencieuse au XVIIè siècle – soumet la vie, les
mœurs, les tabous et les interdits de son temps à un examen minutieux pour que les lecteurs
prennent conscience du monde dans lequel ils vivent. Sa force tient à l’évocation
d’événements qui semblent évidents, mais qui au fond ne le sont point du tout, puisqu’ils
constituent des constructions sociales, politiques, religieuses et morales imposées par les
autorités.
Arrêtons-nous brièvement sur le cadre historique dans lequel évolue l’auteur de cette étude.
Au XVIè siècle, l’homme devient une individualité, porteur d’une pensée qu’il veut porter à la
connaissance de ses contemporains. Les hommes sont habités d’un appétit étonnant de savoir
qui ouvre la voie au libre examen et à la pensée critique du XVIIIè siècle. Entre la
Renaissance et le siècle des Lumières s’intercale le « Grand Siècle » ; celui du roi Soleil, de la
stabilité et de l’harmonie. Cependant, derrière ces apparences se cachent des disputes et des
tensions qui se rallument peu à peu au cours du XVIIè, et surtout du XVIIIè siècle.
L’opposition des jésuites et des jansénistes à l’intérieur même du catholicisme, la querelle des
Anciens et des Modernes sur l’éloquence française, la névrose collective devant la chair… ne
sont que quelques questions polémiques dont le XVIIè siècle portent les cicatrices. Les signes
du malaise se traduisent par un petit groupe de penseurs-auteurs, appelés érudits libertins, qui
se proposent de mettre sur le tapis – quoique de façon discrète – toutes les questions actuelles
qui problématisent l’existence humaine.1 C’est ainsi que dans les années 1620, le
« libertinage » – vu sous l’angle des dévots – regroupe l’ensemble des attitudes dites
hétérodoxes. Selon Hélène Merlin-Kajman le « libertinage » devient au XVIIè siècle le
1
Voir aussi MONTAIGNE, Michel, Les Essais, Paris, La Pochothèque, 2001, p. 1477 (III, IX). Selon
Montaigne, l’abondance d’œuvres littéraires qui mettent en question les normes, les valeurs et les interdits de son
époque, est le symptôme d’un siècle débordé : « Quand écrivîmes-nous tant, que depuis que nous sommes en
trouble ? »
1
nouveau fléau du temps après la sorcellerie dont il est perçu par les dévots comme la nouvelle
forme.2
La Mothe le Vayer s’inscrit dans ce mouvement de pensée libertine. Il apparaît dans
l’Hexaméron rustique comme un philosophe pyrrhonien, un maître de dissimulation, un
humaniste, et un esprit tolérant. De manière prudente, mais non sans être moins efficace, La
Mothe incite son lecteur à adopter une attitude critique envers la doxa traditionnelle. Il
s’appuie sur les Anciens en vue de travailler pour le présent et le futur. Aussi représente-t-il la
philosophie libertine de son époque, posant discrètement les fondements de la libre-pensée du
siècle suivant. Cependant, il y a une autre branche du libertinage qui se révolte beaucoup plus
ouvertement contre les autorités. Les critiques ont tendance de désigner ce groupe de
« libertins de mœurs ». Or, constatant que La Mothe le Vayer émaille son livre de citations
sensuelles, voire de temps à autre pornographiques, et d’anecdotes truculentes, ne serait-il pas
juste de le placer sous l’étiquette du libertinage de mœurs ?
Michel Jeanneret observe à juste titre que le spécialiste – lisant, analysant et étudiant des
œuvres littéraires – doit veiller à ne pas négliger le contexte dont il a sorti son objet d’étude.3
En effet, maints textes heurtaient, à l’origine, la norme, alors qu’aujourd’hui ils ne choquent
guère. Il s’agit donc de ne pas les réduire à des discours ordinaires, mais de les étudier en
rapport avec l’esprit du siècle. Les conduites, les pensées, les mots et les images qui autrefois
inspiraient de la honte ou de l’indignation, sont aujourd’hui banalisés. Nous envisageons dès
lors de présenter l’Hexaméron sous l’angle de l’histoire sociopolitique, de la religion et des
mœurs du XVIIè siècle.
Notre étude est construite autour de l’Hexaméron rustique; l’ouvrage qui couronne la carrière
de François de La Mothe le Vayer, et qui était immédiatement mis à l’Index à cause du ton à
la foi sensuel et critique. Le point de départ est l’hypothèse que l’Hexaméron soit un ouvrage
modèle du « libertinage érudit ». À partir de cette thèse, nous analyserons le livre afin de
trouver des arguments qui permettent de la soutenir ou de la réfuter.
2
MERLIN-KAJMAN, Hélène, L’excentricité académique, Littérature, institution, société, Paris, Les Belles
Lettres, 2001, p. 74.
3
JEANERET, Michel, Éros rébelle, Littérature et dissidence à l’âge classique, Paris, Éditions du Seuil, 2003, p.
10.
2
La première partie consistera en une étude globale des concepts « libertinage » et « libertin »,
qui indiquent un groupe bien singulier au sein de cette société « figée ». L’esprit du temps, le
portrait moral de La Mothe le Vayer, sa philosophie et ses techniques d’écriture en feront
partie intégrante. L’étude de l’ouvrage même sera au cœur de la deuxième partie. Nous avons
opté pour une analyse linéaire afin de bien suivre le raisonnement de l’auteur. La Mothe le
Vayer dénonce la stérilité de son temps qui bloque le développement de l’attitude critique. En
évoquant des thèmes considérés comme licencieux, même comme impies, à son époque, il se
bat pour la liberté de pensée et pour le libre-examen de tout, y compris la religion. À cet effet,
il lui faut l’aide de l’ironie en vue de contourner les dispositifs des instances censoriales.
L’interprétation de l’énoncé ironique reste fondamentalement – et heureusement – ambiguë.
C’est cette indétermination du sens qui rend l’ironie si efficace dans le discours critique.
Finalement, nous nous pencherons sur la rhétorique du texte. Étant donné que La Mothe a
l’intention de faire un récit « à la mode des Anciens » (H, 8), il est important de s’interroger sur
l’influence que les auteurs classiques exercent sur la pensée et l’écriture de La Mothe. En
outre, dans un temps de cristallisation du pouvoir mondain et ecclésiastique, La Mothe est
contraint de mettre en œuvre une dissimulation subtile qui lui permet à la fois de critiquer son
époque, d’entretenir son lecteur, de l’émouvoir, et surtout de le convaincre de ses points de
vue. Il est donc primordial qu’à la lecture du volume le lecteur garde en tête sa nature
dissimulatrice. En fait, La Mothe le Vayer ne se borne point à l’élaboration d’un récit
divertissant touchant à quelque sujet curieux. Il brosse au fond un tableau assez réaliste de son
temps, mais un tableau à double fond, de sorte que le lecteur peu alerte n’y trouve que des
citations amusantes et des descriptions truculentes.
Ouvrage modèle du « libertinage érudit », l’Hexaméron rustique apparaîtra au fil de cette
étude comme le condensé des pensées, subversives ou non, du « Grand siècle » en général, et
de François de La Mothe le Vayer en particulier. Mon ambition dans ce mémoire est
d’étudier, à partir de l’Hexaméron rustique, le rapport de La Mothe le Vayer au phénomène
du « libertinage », et de poser la question de savoir dans quelle mesure La Mothe le Vayer
assure la transition entre l’humanisme de la Renaissance et la philosophie des Lumières.
3
2. La Mothe le Vayer, libre-penseur et esprit éclairé
2.1. Le libertinage du « Grand Siècle » : contexte historique et culturel
Le XVIIè siècle, le « Grand Siècle », a imposé une image si prestigieuse qu’il semble figé :
c’est le siècle d’un rayonnement royal sans précédent, d’une relative prospérité économique et
d’une splendeur culturelle éclatante. En 1598, Henri IV signe l’édit de Nantes, qui accorde
aux protestants la liberté de culte et met un terme aux guerres de religion. La France entre
dans une nouvelle ère, celle de l’ordre et de la dévotion, certes, mais aussi celle de
l’intolérance et… du libertinage.
Michel Jeanneret entreprend une véritable investigation sur les traits cachés de cette époque.
Il confirme que le Grand Siècle n’est pas seulement le siècle d’un « cheminement glorieux
vers les lumières de la raison, de l’ordre et de l’obéissance », mais aussi celui des
confrontations violentes et des foyers de résistance – proclamant les droits du corps et la force
du désir.4 Par l’Hexaméron rustique, La Mothe le Vayer semble réclamer le droit de parler et
de publier, la liberté d’aimer et celle de fantasmer.
Après une Renaissance qui s’achève dans la tourmente et conquiert péniblement la paix civile,
le XVIIè siècle semble celui de la stabilité, voire de la rigidité. Cependant, l’exigence de
rigueur et d’harmonie tant dans le domaine social que dans celui de la politique, de la moral et
de la religion, ne doit pas masquer la richesse et la diversité de personnalités ainsi que de
mouvements critiques et révoltés. Une ère nouvelle s’ouvre sous l’influence de l’Italie :
maints hommes sont habités d’un appétit étonnant de savoir. Ils s’inspirent des Anciens et
s’interrogent sur ce monde nouveau au centre duquel ils se trouvent. Ce questionnement doit
être compris dans le contexte des découvertes géographiques qui se multiplient, bouleversant
les représentations de l’homme et du monde.
La seconde moitié du XVIIè siècle est fortement marquée par l’opposition – interne au
catholicisme – des jésuites et des jansénistes. Les deux courants religieux sont aux antipodes
l'un de l'autre en ce qui concerne la question du salut. Pour les jésuites, chacun est libre
d’orienter sa vie, et le salut, c’est-à-dire le fait d’être sauvé par Dieu, intervient pour punir le
choix de bonnes ou de mauvaises actions. Afin de rassurer leurs fidèles, les jésuites veillent à
4
JEANNERET, Michel, op. cit., p. 20.
4
ce qu’ils minimisent les aspects négatifs des actions humaines.5 Pour les jansénistes, Dieu
n’accorde sa grâce qu’à un petit nombre d’élus. En d’autres termes, l’homme est incapable
d’obtenir par lui-même la grâce. Le salut ne résulte que d’une faveur gratuite de Dieu, si bien
que la venue de et les souffrances du Christ paraissent inutiles. À Paris, l’ennemi puissant du
jansénisme est le cardinal de Richelieu. Il fera appel à des plumes fortes – comme celle de La
Mothe le Vayer – pour défendre sa politique et pour attaquer la doctrine de Jansénius,
s’assurant ainsi une place comme maître de l’État et étant le suprême de la théologie. Ce sont
les jésuites qui emportent la confrontation.6 En 1710, l’abbaye de Port-Royal est détruite.
Paul Bénichou affirme à juste titre que « la doctrine de la grâce efficace » se définit avant tout
par rapport à une certaine forme de religion qu’elle condamne, et non pas – comme l’estiment
maints critiques – par rapport au mouvement de pensée et de morale libertine. Il remarque
avec raison que le jansénisme n’était pas le seul courant chrétien qui combattait les
nouveautés et l’impiété du siècle.7
Le XVIIè siècle est aussi celui où l’athéisme est reconnu comme un danger réel pour la foi. À
ce sujet René Pintard pense qu’il n’y a probablement pas plus d’incroyants en France qu’au
XVIè siècle, mais que les Pères de l’Église se sont aperçus de la force de ces esprits athées, de
même que ces mécréants ont pris conscience de leur propre audace.8 Jusqu’aux environs de
1625, une tolérance assez nette régnait dans le pays. C’est dans cette période que Charles
Sorel compose les pages les plus truculentes de son Francion, et que Théophile de Viau
publie des poèmes plus ou moins licencieux. Voici quelques vers du poète dit libertin :
Quand tu me vois baiser tes bras,
Que tu poses nus sur tes draps,
Bien plus blancs que le linge même :
Quand tu sens me brûlante main
Se pourmener dessus ton sein,
Tu sens bien, Cloris, que je t’aime.
Comme un dévot devers les Cieux,
Mes yeux tournés devers tes yeux,
À genoux auprès de ta couche,
Pressé de mille ardents désirs,
5
BENICHOU, Paul, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948, p. 101-102.
Ibid.
7
Ibid., p. 105.
8
PINTARD, René, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIè siècle , Paris, Boivin et Cie, 1943, p
32.
6
5
Je laisse sans ouvrir ma bouche
Avec toi dormir mes plaisirs.9
En 1623, le père Garasse fulmine contre les auteurs du Parnasse satyrique, et en particulier
contre Théophile, qu’il dénonce comme « le chef de la bonde athée ». Théophile est
condamné à être brûlé vif, de même que ses ouvrages. Le poète s’enfuit et la sentence est
exécutée par le biais d’une poupée.10 Après cette date l’Autel et le Trône inspirent plus de
crainte, si bien qu’une monarchie absolue et une Église sévère s’installent. Enfin, il importe
de signaler un événement qui a engendré la laïcisation de « Siècle des Saints ». Lorsqu’Henri
IV demandait de réformer les collèges, l’Antiquité était placée au cœur même des études, si
bien que les jeunes esprits étaient dès lors confrontés aux livres de philosophie morale qui
n’avaient rien à voir avec la religion chrétienne. René Pintard remarque de bon droit qu’il
s’agit-là d’un paradoxe étonnant dans un royaume très chrétien.11
Au niveau politique, c’est le roi Henri IV qui renforce son autorité et entreprend la
réunification du royaume. Après l’assassinat d’Henri IV par Ravaillac en 1610, Marie de
Médicis devient régente, parce que le fils d’Henri IV, Louis XIII, était trop jeune pour régner.
Cette situation favorise le désordre, et ce n’est qu’en 1624, avec l’arrivée au pouvoir du
cardinal de Richelieu, qu’une discipline relative revient et que les efforts d’unification
politique et de croissance économique reprennent.12 Ces efforts aboutissent à l’établissement
de la monarchie absolu du Roi Soleil.
Dans le domaine de la culture et de la morale – surtout en ce qui concerne l’expression de la
sensualité et de l’érotisme – plusieurs attitudes existent l’une à côté de l’autre lors du XVIè
siècle. Les artistes européens sont attirés, sous l’impulsion de la renaissance italienne, par
l’harmonie du corps nu. La légitimité de l’image érotique est assurée par un consensus qui
existe entre l’artiste et son public.13 Vers la fin du siècle, cet équilibre subtil entre le corps et
l’âme, le plaisir et la pensée est balayé en faveur d’une période qui favorise le grotesque, le
cynisme et la gauloiserie. Les artistes mobilisent le courant sensuel dans la polémique contre
9
DE VIAU, Théophile, Après m’avoir fait tant mourir, édité par Jean-Pierre CHAUVEAU, Paris, Gallimard,
collection Poésie, 2002, p. 68 (« Stances »).
10
Ibid., p. 224.
11
Cf. PINTARD, René, op. cit., p. 54.
12
Ibid., p 7 & 31.
13
Cf. JEANNERET, Michel, op. cit., p. 48.
6
une morale menaçante prêchée par l’Église.14 Ce durcissement de la provocation va donc de
pair avec le durcissement progressif de la répression au XVIIè siècle.15 En 1635, Richelieu
fonde l’Académie française. Hélène Merlin-Kajman estime à juste titre que sa création
marque une étape majeure dans l’histoire de la politique culturelle française, essentielle à la
compréhension du développement, en France, des lettres.16 En 1655, l’Académie de peinture
et de sculpture voit le jour. Ces institutions assurent au pouvoir politique le contrôle de la
culture. Dès lors, quelqu’un qui veut se révolter contre cette forme de tutelle est – plus que
jamais – contraint de le faire de façon discrète afin de contourner les dispositifs de la censure,
ceux de la justice et ceux de la bienséance. Malgré les dangers, tous les artistes ne s’inclinent
pas devant les règles. C’est le cas du peintre flamand Jan Steen. Même s’il n’est pas un
peintre français, ses toiles sont intéressantes, parce qu’elles s’inscrivent dans le mouvement
de contestation des recettes morales et religieuses. Ainsi, le tableau Dans la chambre à
coucher (ca. 1665) représente une scène assez explicite dans une maison close (annexe :
figure 1) : l’homme se trouve déjà dans le lit et il invite la jeune femme de le joindre. Le
bonnet de nuit qu’il porte prend visiblement un sens ironique : il est douteux que l’homme ait
envie de s’endormir immédiatement… Jan Steen adopte manifestement une attitude franche à
l’égard des comportements sexuels, car, même si le bordel constitue une source d’inspiration
importante pour Jan Steen et ses contemporains, la plupart des peintres ne le représentent
point si explicitement.17
Ce mouvement de contestation s’étendait à une couche intellectuelle et artistique très
diversifiée. Les auteurs, les écrivains, les poètes y occupent une place prépondérante. Notez
que la littérature dite licencieuse n’est toutefois pas complètement extérieure à l’ordre social
et moral. À ce sujet, Jean-Pierre Cavaillé estime qu’elle est produite en son sein même,
comme un effet des règles, des normes et des contraintes qu’elle transgresse symboliquement,
14
Ibid., p. 81.
Voir aussi : HOUDARD, Sophie, « Vie de scandale et écriture de l’obscène. Hypothèses sur le libertinage de
mœurs au XVIIè siècle », in Tangence, Les écritures de la morale au XVIIè siècle, n°66, dir. Lucie
DESJARDINS et Éric MECHOULAN, Montréal, 2001, p. 52 : « la multiplication des apologies, dans toute la
Garasse
à
Marin
première moitié du XVIIè siècle, est un signe sûr de la gravité du danger. De Fr ançois
Mersenne, de Charles Cotin à Jean de Silhon, de Nicolas Caussin à Yves de Paris, tous prirent la plume contre le
monstre à mille têtes, l’hydre – le « péché formé de toutes sortes de péchés » comme l’écrit Caussin – du
libertinage. »
16
MERLIN-KAJMAN, Hélène, op. cit., p. 13.
17
DE GENDT, Annemie, Lof der zotheid, hekeling van de menselijke dwaasheid, p. 24 (ouvrage illustratif de
l’exposition « Lof der zotheid, hekeling van de menselijke dwaasheid », geleid door A. De Gendt, Sint Niklaas,
10/09 > 30/11/2006.)
15
7
non sans avoir elle-même des effets réels sur l’évolution des idées et des mœurs.18 Il importe
donc d’approfondir les caractéristiques de cette culture qui circule en France à partir de 1620
et qui annonce l’ère des Lumières…
Il convient d’abord de signaler la difficulté de trouver une définition satisfaisante des notions
« libertinage » et « libertin ». Il ressort de la lecture de plusieurs ouvrages touchant à l’esprit
du XVIIè siècle, que les commentateurs n’arrivent point à formuler une définition adéquate et
uniforme. La plupart d’entre eux recourent à des périphrases afin de décrire le phénomène. La
tentative de définition de Sylvie Taussig nous paraît bien réussie, puisqu’elle envisage le
libertinage sous toutes ses variantes, prenant en considération trois aspects complémentaires :
la théorie des libertins, leur pratique et leur style. Ensuite elle subdivise chaque catégorie en
parties plus spécifiques. La théorie des libertins se comprend par le rejet de la scolastique – La
Mothe le Vayer découvre par exemple la philosophie sceptique, dont la suspension du
jugement s’oppose au dogmatisme hérité d’Aristote –, par l’union de la philosophie et de la
science – les libertins veulent conserver la liberté de pensée et d’expérience – et, enfin, par la
reconnaissance de l’importance de la coutume. Dans la pratique les libertins réagissent contre
l’ésotérisme. De plus, maints libertins pratiquent l’astronomie, qui constitue pour la plupart
des scientifiques de l’époque le paradigme de l’activité scientifique. Dans l’Hexaméron
rustique nous ne retrouvons guère des preuves qui soutiennent cette opinion, à moins
qu’indirectement : par l’intermédiaire d’une critique sur saint Augustin. Nous y reviendrons.
Une dernière composante de la pratique que distingue Sylvie Taussig se rapporte à Épicure, le
philosophe grec qui exerce une grande influence sur le courant libertin. Quant au style, les
écrits des libertins se fondent sur une érudition étonnante, qui consiste en un réseau de renvois
et de références parfois complexe.19
Contrairement aux autres critiques étudiés, Sylvie Taussig ne semble pas tenir compte de
l’existence de différents types de libertinage. En effet, René Pintard, Tullio Grégory, Sophie
Houdard, Jean-Pierre Cavaillé et Jean-Charles Darmon distinguent tous un libertinage de
mœurs et un libertinage érudit. Mais, tous, à l’exception de René Pintard, soulignent
simultanément l’insuffisance de cette distinction.20 Il s’avère que ces commentateurs
18
CAVAILLÉ, Jean-Pierre, Dis/simulations, Paris, Champion, 2002, p. 166.
TAUSSIG, Sylvie, « Gassendi, Naudé et La Mothe le Vayer », in Libertinage et philosophie au XVIIè siècle 2- La Mothe le Vayer et Naudé, journée d’étude organisée par Antony MCKENNA et Pierre-François
MOREAU, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1997, p 69-73.
20
Voir aussi : GREGORY, Tullio, Genèse de la raison classique de Charron à Descartes, traduit par Marilène
Raiola, Paris, PUF, 1998, p. 18 : « il faudra tout d’abord dépasser une distinction trop rigide et qui a fini par se
transformer en opposition, entre ce qu’on appelle le libertinage érudit (…) avec le libertinage des mœurs. »
19
8
s’appuient, à l’instar de Sylvie Taussig, sur un grand nombre de composants afin d’expliquer
ce que c’est que le « libertinage ». Ainsi, Jean-Pierre Cavaillé envisage-t-il le concept sous
son aspect esthétique, éthique, politique et philosophique, alors que Jean-Charles Darmon se
penche surtout sur les connotations suscitées par les termes. Il y a pourtant plusieurs éléments
qui reviennent dans les critiques, comme l’intérêt des libertins pour les doxographes de
l’Antiquité – comme Épicure, Plutarque, Sextus Empiricus, Cicéron et Pline l’Ancien –, la
révolte contre la prétention de valeurs universelles et de l’homogénéité des coutumes,
l’aspiration aux voyages et le dédain pour la foule. Ainsi le « libertinage » est-il décrit avant
tout comme un mouvement de contestation. En focalisant sur cet élément récurrent – gardant
à l’esprit les autres constatations – il est possible de saisir l’essence de notre objet d’étude : il
s’agit d’une forme particulière de liberté qui caractérise à la fois la vie, la pensée et l’écriture
de certaines personnes du XVIIè siècle, qui se battent pour la liberté de pensée et de mœurs,
bravant de la sorte la censure d’une manière plus ou moins ouverte ou couverte.
2.2. La Mothe le Vayer, un libertin érudit ou un libertin de mœurs ?
« [D]ans la tenue peu soignée où ses contemporains l’ont connu ; ressemblant, dit l’un, à un
astrologue ; à un opérateur, dit l’autre ; à un ministre protestant, crut la servante de Gombauld
en lui fermant au nez la porte de son maître ; portant de hautes bottes quand depuis un demisiècle personne n’en mettait plus ; sale, au surplus, se graissant la figure, et petit, malin,
distrait, taquin, colère, despote avec les siens »21 ; telle est le portrait de François de La Mothe
le Vayer – fait par son cousin Le Vayer de Boutigny– quand sa vie touche à sa fin. Quoique
cette description romanesque soit probablement déformée (elle apparaît dans le roman de
Tarsis et Zélie), elle n’est pas entièrement dépourvue de vérité. L’étude d’un de ses œuvres –
l’Hexaméron rustique – montre que La Mothe était une personne quelque peu excentrique,
étant donné qu’il fait preuve d’une individualité bien marquée et qu’il s’en prend
fréquemment à « la sotte multitude » et aux idées du « vulgaire », se considérant lui-même
comme un « esprit fort ». En outre il se manifeste souvent comme un ironiste subtil et
complexe, étant prompt à la riposte – comme le prouvera la conférence sur l’éloquence de
Guez de Balzac.
Voir aussi : HOUDARD, Sophie, op. cit., p.49 : « la critique historique et littéraire n’a cessé de distinguer un
libertinage extravagant d’un libertinage subtil et secret, un libertinage de mœurs que l’impiété blasphématoire et
obscène dérobe à l’étude et le charme discret des érudits libertins. »
21
TISSERAND, Ernest, Introduction à François de La Mothe le Vayer. Deux dialogues faits à l’imitation des
anciens,, Paris, Bossard, 1922, p. 28-29.
9
La Mothe le Vayer – l'un des piliers avec Gabriel Naudé, Pierre Gassendi et Elie Diodati de
« la Tétrade » – est né en 1588 à Paris, et il y est mort en 1672.22 Il a mené une vie au service
de la littérature. Faute de grandes aventures, Ernest Tisserand estime par ailleurs que la vie de
La Mothe est tout unie et tout simple.23 L’Hexaméron fournit quelques informations sur sa
jeunesse. Lorsque le narrateur dit : « Je ne prétends pas vous faire passer ma jeunesse pour
avoir été de plus innocentes. Elle a eu ses transports et ses saillies, dont je ne puis me souvenir
sans tomber dans une honteuse confusion. Je ne me reploie jamais vers ce temps-là, et ne me
remets en mémoire ses égarements passés, sans admirer les mauvais pas que j’y ai faits » (H,
61),
l’auteur semble peindre une image étonnante de sa jeunesse, prétendant de ne point
éprouver de la honte de ses égarements juvéniles.
Sa bibliothèque – dont une partie était héritée de Mlle de Gournay, qui possédait, elle, une
partie de la bibliothèque de Montaigne – était gigantesque. Elle comprenait avant tout des
récits de voyages, de géographie et de médecine. Sa réputation d’érudit et les bonnes grâces
du cardinal de Richelieu le conduisaient vers l’Académie en 1639, et son livre intitulé De
l’Instruction de M. le Dauphin (1640), lui assure la fonction de précepteur de Louis XIV.
Cependant, Anne d’Autriche ne lui a pas confié immédiatement l’éducation de son premierné, sinon celle du Duc d’Anjou (qui devient le Duc d’Orléans par la suite). Ce n’est qu’à
partir de 1652 et jusqu’à 1660 qu’il est placé auprès du jeune roi.
En fait, La Mothe le Vayer a commencé à écrire assez tardivement. Ce n’est qu’en 1630, à
l’âge de 42 ans, qu’il a publié son premier ouvrage : les Dialogues faits à l’Imitation des
Anciens. Ce livre renferme les idées importantes de sa philosophie, qu’il continue à expliquer
et amplifier jusqu’à sa dernière œuvre y comprise : l’Hexaméron. Il est à noter que pendant
ses années de préceptorat, La Mothe le Vayer ne publiait pas d’ouvrages sceptiques, mais
qu’il s’occupait presque exclusivement des traités pour l’instruction du Prince : La
Géographie du Prince, la Morale du Prince, la Rhétorique du Prince paraissaient en 1651 ;
en 1653 l’Économie et la Politique du Prince voyaient le jour, et enfin en 1658, il publiait la
Logique et la Physique du Prince. La Mothe réserve l’expression de pensées plus audacieuses
pour le moment où il pourra le faire avec moins de contrainte. Pourtant, dans la lettre au
lecteur qui précède à ses Dialogues – reprise par Jean-Pierre Cavaillé dans son étude sur la
22
WICKELGREN, FLorence L., La Mothe le Vayer, sa vie et son œuvre, Paris, Impressions Pierre André, 1934,
p. 1-69. Florence L. Wickelgren entame son ouvrage par une longue biographie de notre auteur. De ce fait, il
nous paraît inutil de répéter tout ce qu’elle en dit. Dans cette partie, nous nous contenterons de reprendre les
éléments qui permetterons de mieux comprendre l’analyse.
23
Cf. TISSERAND, Ernest, op. cit., p. 21.
10
liberté de parler –, notre auteur craint fort que le jour vienne pendant lequel les pensées
peuvent être exprimées à haute voix : « L’obscurité de l’avenir me fait ignorer s’il sera jamais
temps auquel ces choses puissent plaire ; mais je sais bien que pour le présent elles seraient de
mauvais débit. »24 Pour conclure, il ne faut surtout pas oublier que toute l’existence du libertin
érudit est contenue dans un paradoxe indissoluble : il est tourné vers le passé même lorsqu’il
voulait travailler pour le présent et le futur…25
La Mothe le Vayer écrit et publie en une période de cristallisation des pouvoirs profanes et
ecclésiastiques, qui tâchent de soumettre la langue, les pensées et les mœurs à une
réglementation et une normalisation rigides. Il faut alors constater la résistance têtue que
l’auteur de l’Hexaméron rustique oppose dans ces trois domaines. Cette affirmation
s’éclaircira au fur et à mesure que nous progressons dans notre étude. La plupart des
commentateurs estiment que le libertinage de La Mothe le Vayer procède de l’esprit – trait
principal du libertinage érudit – et non pas du relâchement moral – trait essentiel du
libertinage des mœurs. Ernest Tisserand ne cesse de souligner la lourde documentation qui
marque tous les écrits de La Mothe. Il fait à toute page, à toute idée nouvelle, une citation
grecque, latine ou espagnole, si bien que ses ouvrages ressemblent à un patchwork de
citations.26 Si cette lourde documentation est un signe de l’érudition de La Mothe, en quoi
serait-il alors libertin ? Selon René Pintard, les libertins érudits sont des incrédules cachés qui
entretiennent des relations personnelles avec d’autres « esprits forts » et qui se révoltent
subtilement, à l’opposé de ceux qui crient leur athéisme sur les toits.27 Autrement dit, ces
gens-là doivent dissimuler leur incrédulité afin de contourner la censure. Pour René Pintard,
cette duplicité démontre l’hypocrisie substantielle du libertin érudit.28 À ce sujet, Jean-Pierre
Cavaillé objecte justement que la culture morale et religieuse imposait aux érudits une telle
conduite, et que pour les contemporains cette attitude n’était point considérée comme
hypocrite.29 De la sorte la caractérisation que Jean-Pierre Cavaillé brosse de La Mothe s’avère
déjà plus pertinente : « La licence relève en effet chez Le Vayer de la force d’esprit ; un esprit
fort ne rougit pas de ses fantaisies et de ses extravagances, il est licencieux au sens où il se
donne la liberté d’une pensée purement naturelle, il est libertin au sens où il affranchit son
24
Cf. CAVAILLÉ, Jean-Pierre, op. cit., p. 141.
Cf. DARMON, Jean-Charles, Le Songe libertin, Klincklieck, 2004, p. 251.
26
Cf. TISSERAND, Ernest, op. cit., p. 41.
27
Voir aussi DARMON, Jean-Charles, op. cit., p. 11. Jean-Charles Darmon inisite sur le fait qu’à l’époque de La
Mothe le Vayer, maints ecclésiastiques suivaient l’opinion du père Garasse, qui classait toutes sortes
d’hétérodoxies sou l’étiquette de libertinage, c’est-à-dire qu’ils considéraient comme « libertin »tous les ennemis
à combattre.
28
Cf. PINTARD, René, op. cit., p. 121.
29
Cf. CAVAILLÉ, Jean-Pierre, op. cit., p. 144.
25
11
esprit et son style de toute servitude ».30 Bien que cette description paraisse davantage
nuancée, elle reste défaillante en ce que la plume de La Mothe n’a pas toujours été affranchi
de servitude, du moins du point de vue de l’écriture. Lors de sa vie à la Cour, il l’a mise au
service de la politique de Richelieu, une période dans laquelle il n’exprime que des idées
mesurées sur toute sorte de choses. (cf. supra) Plus tard, après s’être retiré de la vie publique,
l’écrivain exprime un certain goût pour les mœurs libres lors de la troisième conférence « Des
parties appelées honteuses aux hommes et aux femmes » et de la quatrième De l’Antre des
Nymphes. Pourtant, Jean-Pierre Cavaillé croit que ce libertinage ne peut être qualifié de
libertinage de mœurs, puisque l’auteur ne revendique que la licence de décrire des mœurs
dissolues, ne se donnant à aucun moment à des extravagances dans sa vie conjugale ou
professionnelle.31 Si le libertinage de mœurs se caractérisait avant tout par une vie dissolue et
extravagante, La Mothe le Vayer ne serait effectivement point du tout un libertin de mœurs. Il
est manifeste que sa vie n’a pas connu d’épisodes extraordinaires et qu’il a toujours tenté de
préserver les apparences de la bienséance. Cependant, il ne paraît pas impossible d’approcher
La Mothe du libertinage érotique, vu qu’il réagit contre la tendance d’envelopper le corps
humain de honte et d’inculquer aux humbles l’obsession de l’impur et la peur devant la chair
en mettant en relief des passages grossiers et choquants, qui traitent souvent de la
masturbation, de la défloration ou de la matérialité des parties génitales. Lorsque lors de la
seconde journée le narrateur rapporte des passages de Sénèque, de Dion Chrysostome et de
saint Augustin – attirant consciencieusement l’attention sur les passages les plus crus de ces
penseurs, comme la masturbation et la copulation en public des philosophes cyniques –
l’auteur ne laisse point de doute sur la portée licencieuse de son ouvrage. (cf. infra)
Puisque maintes personnes rougissent lorsque quelqu’un aborde un sujet quelque peu sensuel,
il ne faut pas minimiser l’impact de la parole relâchée par rapport à l’action dissolue. De ce
fait nous partageons l’avis de Sylvia Giocanti, qui envisage le libertinage de La Mothe le
Vayer sous un angle intellectuel ainsi que moral : « La Mothe le Vayer est libertin en ce qu’il
invite à prendre d’autres chemins que ceux prescrits par le sens commun, uniquement parce
qu’ils sont déviants et peu fréquentés et par conséquent ils jettent dans le dévoiement c’est-àdire libèrent des obligations traditionnelles, qu’elles soient intellectuelles ou morales, au profit
30
Ibid., p. 157-158.
LA MOTHE LE VAYER, François, L’Antre des Nymphes, texte présenté et annoté par CAVAILLÉ, JeanPierre, Toulouse, Anacharsis, 2004, p. 58.
31
12
de nouvelle[s] façons de vivre et de penser considérées ordinairement comme dissolues. »32
Sylvia Giocanti remarque à juste titre que La Mothe le Vayer visait à dérouter les discours des
doctrinaires quand il signale qu’il existe d’autres manières de vivre et de penser – lesquelles
sont souvent inéquitablement désignées comme « dépravées » par les dogmatiques. Il serait
injuste de dire à partir de cette description que La Mothe se fait libre-penseur pour la seule
raison qu’il s’efforce obstinément de délivrer les hommes du joug moral en abordant des
sujets dont on ne voulait guère discuter à son époque. La paillardise, assez abondante dans
l’Hexaméron, reconduit donc à une philosophie des mœurs résolument naturaliste et
d’inspiration épicurienne.33 Il se dégage en outre de ses ouvrages un travail acharné qui se
traduit par une érudition étonnante, leur confiant ainsi une richesse unique. Par son érudition,
La Mothe le Vayer est bien un représentant de la Renaissance – l’époque où les auteurs
étaient avides de connaissances tant anciennes que modernes. En même temps il annonce
également le XVIIIè siècle. Au moment où Louis XIV meurt, en 1715, le despotisme s'effrite
lui aussi rapidement. Une ère nouvelle pour la vie intellectuelle s’ouvre…. De grandes œuvres
surgissent qui recourent à la raison et à l’expérience. Les Lumières se déterminent – sous
l’influence du mouvement de pensée du siècle précédent – à faire de la liberté d’expression le
symbole de leur lutte pour toutes les autres libertés. Leur objectif n’est pas sans dangers,
puisque les autorités ne cessent de traquer les philosophes. Cependant, contrairement à La
Mothe le Vayer, qui se voit contraint à dissimuler ses idées hétérodoxes – comme d’ailleurs
tous les penseurs du XVIIè siècle – les esprits éclairés du XVIIIè siècle sont à même
d’exprimer leurs pensées de façons plus ouvertes.34
2.3. La Mothe le Vayer part en guerre contre les jugements absolus
La philosophie de La Mothe le Vayer se singularise par son éclectisme, mettant en relation
des conceptions apparemment incompatibles : la conciliation de la doctrine de Sextus
Empiricus, de Sénèque et d’Épicure ; l’amalgame d’éléments de la morale chrétienne et de la
sagesse antique et le libre examen de tout en sont quelques composants. Nonobstant, la
doctrine qui l’a influencé le plus, c’est le scepticisme. Jean-Pierre Cavaillé estime que le
32
Cf. GIOCANTI, Sylvia, « La Mothe le Vayer : Modes de diversion sceptique » in MCKENNA, Antony,
MOREAU, Pierre-François, op. cit., p. 39-40.
33
Cf. CAVAILLÉ, Jean-Pierre, op. cit., p. 163.
34
CHARPENTIER, Michel, CHARPENTIER, Jeanne, Littérature, textes et documents XVIIIè Siècle, collection
dirigée par Henri MITTERAND, Paris, Éditions Nathan, 1987, p 8-9.
13
scepticisme est « un fabuleux auxiliaire pour une main libertine »35, puisque par sa technique
d’opposition, la doctrine sceptique donne naissance à un exposé de toutes les opinions, aussi
absurdes ou indécentes que celles-ci peuvent être par rapport aux critères de la doxa
dominante. En effet, dans ses écrits, La Mothe se réfèrent continuellement aux opinions
d’autres personnes. En faite, il fait part de sa pensée en mesurant le pour et le contre –
s’appuyant pour cela sur la pensée d’autres philosophes –, pour mieux conduire son lecteur à
sa propre conviction par après. À première vue, ce stratagème s’inscrit en bonne logique dans
la conception sceptique du doute, qui vise la suspension du jugement afin d’atteindre la
tranquillité de l’âme (l’ataraxie) en rendant compte de la relativité de toute chose. Mais, à la
lecture de l’Hexaméron, il nous paraît que La Mothe utilise le scepticisme plutôt comme un
moyen d’évaluation qui lui permet de louer ou de mépriser quelqu’un ou quelque pensée. La
conférence sur l’éloquence de Guez de Balzac sur ce point est significative. Faisant semblant
de transmettre les opinions qui ont été dites dans une « certaine compagnie » (H, 77), Ménalque
tantôt loue Balzac, tantôt le critique. Pourtant, le ton principal de la conférence est bien clair :
La Mothe met en œuvre une ironie acerbe pour jeter le discrédit sur l’auteur des Lettres. Il
s’ensuit que le premier but de La Mothe n’est point d’inciter son lecteur à suspendre son
jugement. Jean-Pierre Cavaillé confirme que dans les textes de La Mothe le Vayer,
l’argumentaire sceptique est mis au service d’une stratégie de soupçon, qui dispose
insidieusement le lecteur à une attitude négative et non pas suspensive.36 Il considère la
technique d’opposition sceptique comme un instrument qui permet principalement de saper la
crédibilité même des opinions vulgaires au lieu de favoriser la suspension du jugement,
nourrissant en conséquence plutôt l’incroyance et l’incrédulité.37 Nous y reviendrons dans la
partie sur la rhétorique.
Les principales sources de ce scepticisme sont l’œuvre de Sextus Empiricus, les Hypotyposes
Pyrrhoniennes et La vie de Pyrrhon, de Diogène Laërce. La Mothe le Vayer exprime sa
devise à la fin du premier tome de ses Dialogues : « De las cosas mas seguras, la mas segura
es dudar ».38 En d’autres termes, la maxime fondamentale du pyrrhonisme est qu’il n’y a rien
de certain. Repoussant tout dogmatisme, La Mothe applique son scepticisme à la diversité des
races et des coutumes, de la morale, et enfin des religions. Dans la dernière conférence de
l’Hexaméron, Simonides se pose la question jusqu’où le sceptique peut pousser la doctrine
35
Cf. CAVAILLÉ, Jean-Pierre, op. cit., p. 165.
Ibid., p. 182.
37
Ibid.
38
WICKELGREN, Florence L., op. cit., p. 76.
36
14
sceptique en matière de religion. À une époque où l’Église surveille de près les écrits sur la
religion, il est évident que les esprits éclairés surveillent eux-mêmes de près leurs paroles.
D’autre part ils se montrent ingénieux dans la mise en pratique de méthodes de dissimulation.
(cf. infra) C’est dans cette atmosphère étouffante que La Mothe le Vayer écrit et publie.
Même si dans l’Hexaméron il veille à ce qu’il ne se heurte pas à la censure, l’œuvre était
immédiatement mis à l’Index.
Un des arguments majeurs du scepticisme – par lequel le sceptique tente de faire reconnaitre
l’impossibilité de vérités définitives – touche à la diversité des coutumes des différents
peuples. Notre philosophe remarque en effet la place tout à fait marginale de l’homme par
rapport à l’univers. Il souligne, à l’instar de Montaigne, que tous les êtres vivants sont égaux.
(cf. infra) De fait La Mothe préfère le système héliocentrique de Copernic à
l’anthropocentrisme. Son scepticisme se montre donc surtout dans le domaine des recherches
ethnographiques et de l’analyse des croyances. Ce qui en dit plus long, La Mothe fonde une
doctrine nouvelle qui lie le christianisme avec le scepticisme afin d’éviter d’être accusé
d’athéisme. Il estime qu’en suspendant son jugement (l’épochê), le croyant sera capable
d’ouvrir son âme aux grâces salvatrices du ciel. Ainsi le pyrrhonisme chrétien voit-il le jour,
s’imposant comme la parfaite introduction au christianisme.39 Autrement dit, il faut se faire
ignorant pour se mettre en état de recevoir des connaissances divines.
L’étude de Florence L. Wickelgren s’avère particulièrement intéressante pour son explication
sur la compatibilité mise en œuvre par La Mothe entre les différentes philosophies. Ainsi
accorde-t-il stoïcisme et pyrrhonisme en mettant en relation la « métriopathie » – la
soumission de toutes nos volontés au Tout-Puissant – du pyrrhonisme et l’ « apathie » l’impassibilité en face des hasards de la vie – des stoïciens.40 Les deux doctrines conduisent
en effet au même but : la tranquillité de l’esprit et de l’âme. Pourtant, elles le font par des
voies bien différentes. Alors que l’impassibilité des stoïciens dépend d’une conviction
positive quant au souverain bien41, celle des pyrrhoniens consiste dans l’indifférence de tout
ce qui paraît bien aux hommes. La Mothe le Vayer trouve donc la satisfaction de son esprit
dans le libre examen des sceptiques et la force morale dans la discipline stoïque.
39
Cf. PINTARD, René, op. cit., p 513.
Cf. WICKELGREN, Florence L., op. cit., p. 88.
41
SENÈQUE, Lucius Annaeus, Entretiens, édition établie par VEYNS, Paul, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 234,
(IV. 2): « Le souverain bien, c’est l’âme qui méprise les coups de la Fortune et se plaît dans la vertu ».
40
15
Au demeurant, les libertins érudits éprouvaient une vive contrariété à l’égard du « vulgaire ».
Notez que la plupart des commentateurs identifient le « vulgaire » à la foule ignorante. Or,
Jean-Pierre Cavaillé souligne de droit que ce mot comprend également « le cavalier, l’homme
de robe et le paysan » ; c’est-à-dire tous les hommes qui défendent les mêmes opinions
erronées et qui partagent la bêtise, la méchanceté et l’ignorance.42 Dans son dernier ouvrage,
La Mothe persiste dans cette conception, se pensant lui-même et ses semblables dans la
société comme supérieures aux hommes communs. Cette conviction typiquement libertine
étonne, dans la mesure où les libertins érudits réagissent contre la prétention de la primauté
humaine… La pensée d’être supérieur à la sotte multitude mine dans une certaine mesure leur
position dans la discussion sur la supériorité de l’homme à l’animal en général, et sur la
supériorité de certaines couches et races dans la société en particulier.
Quant à sa conception de la politique, La Mothe le Vayer met sa plume au service de la
politique de Richelieu. Il s’agit surtout d’expliquer la politique du Cardinal, laquelle semble
contradictoire, parce que Richelieu cherche des alliances avec les protestants à l’étranger,
pour faire avancer les intérêts de la France, tandis qu’à l’intérieur du pays il se montre
manifestement hostile à ces ennemis de l’Église.43 La Mothe pense de plus que les jeux
politiques – caractérisés par la simulation et la dissimulation – se réduisent à un pur spectacle
pour celui qui n’est pas dupe et qui adopte une position d’extériorité. Ceux qui n’arrivent pas
à se distancier de la tromperie des autorités, en revanche, sont sujets à la superstition et à
l’ignorance.
44
Autrement dit, les hommes politiques veulent maintenir les peuples dans la
superstition pour pouvoir les dominer. En ce sens, les religions, comme les règles morales et
politiques, seraient de pures constructions de l’esprit. René Pintard estime que ses
constructions de l’esprit n’ont pas de valeur objective, et qu’elles ne servent qu’à expliquer
aux yeux du vulgaire le spectacle de la vie morale et qu’à donner un sens à ce spectacle en
vue de fixer une règle pour cette vie.45
La Mothe le Vayer suspend son jugement sur tout ce qu’il voit, sur tout ce qu’il lit. La
curiosité insatiable du penseur et le désir ardent de communiquer sa pensée produisent une
42
Cf. CAVAILLÉ, Jean-Pierre, op. cit., p. 152.
Voir aussi : CHARRON, La Sagesse (Livre premier, chapitre III), cité dans WICKELGREN, Florence L., op.
cit., p. 77 : « Bref, le vulgaire est une beste sauvage, tout ce qu’il pense n’est que vanité, tout ce qu’il dit est faux
et erroné, ce qu’il réprouve est bon, ce qu’il approuve est mauvais, ce qu’il loue est infâme, ce qu’il fait et
entreprend n’est que folie ».
43
Cf. WICKELGREN, Florence L., op. cit., p. 115.
44
Cf. CAVAILLÉ, Jean-Pierre, op. cit., p. 178.
45
Cf. PINTARD, René, op. cit., p. 515.
16
succession d’ouvrages qui portent sur des faits divers. Il s’intéresse par exemple beaucoup à
l’expérience journalière, dont témoignent les titres de maints essais : Des Habits et leurs
Modes différentes, Des Couleurs, De l’Amitié, Le Mensonge, De la noblesse, Des Voyages et
de la Découverte de nouveaux Pays, De la Patrie, De la Santé et de la Maladie, De la Vie et
de la Mort, De la Grandeur et Petitesse des Corps etc. La variété des sujets dont témoignent
ces titres montre que La Mothe prête attention à presque tout ce qui se passe devant lui ou
dans son esprit.46 Dans de nombreux petits traités il y a nécessairement bien des répétitions de
pensée. Toutefois, comme la méthode de la philosophie pyrrhonienne est d’étudier la diversité
qui se trouve partout, il est évident que La Mothe tâche de traiter des matières très variées. Au
fond, il discute dans ces écrits les problèmes éthiques, esthétiques, sociaux et religieux, qui
ont occupé l’homme depuis toujours. Les titres permettent de tirer quelques conclusions par
rapport au contenu. Il s’agit des relations qu’entretiennent les hommes les uns envers les
autres, des questions existentielles, des coutumes vestimentaires etc. Dans l’Hexaméron, il
livre au public un de ses entretiens familiers, ce qui montre qu’il confie au papier vraiment
tout ce qui lui paraît digne d’être mentionné, même ses conversations apparemment privées.
Enfin, La Mothe le Vayer met tout en œuvre pour éveiller l’esprit de son lecteur. Il lui fait
examiner tant de valeurs acceptées aveuglement, pour qu’il se rende compte de leur relativité.
L’objectif ultime de l’auteur consiste à semer dans l’esprit du lecteur la confusion des idées et
des croyances acceptées. Ainsi détruit-il par son scepticisme tout dogmatisme, à plus forte
raison qu’il prépare le chemin pour détruire toute intolérance religieuse.
En outre, La Mothe veut tenir séparées la philosophie et la théologie, laissant la décision sur
les grandes questions théologiques – comme l’immortalité de l’âme et le péché originel – à
l’Église. Cependant, en introduisant le doute partout, il éloigne ses lecteurs de la religion au
lieu de les gagner pour la foi.47 Dans son ouvrage sur la Vertu des Payens (1643), le
philosophe sceptique part en guerre contre la religion alors acceptée, demandant que la
doctrine chrétienne se fasse plus raisonnable et humaine. Cependant, il paraît que La Mothe
n’a pas toujours eu la hardiesse philosophique qu’il expose dans ses Dialogues faits à
l’Imitation des Anciens et dans la Vertu des Payens, au contraire. En 1637, il publie son
Discours Chrétien de l’Immortalité de l’Âme ; un ouvrage dans lequel il s’efforce de se
46
47
Cf. WICKELGREN, Florence L., op. cit., p. 224.
Ibid., p. 104.
17
montrer un ami des convictions orthodoxes.48 Ce n’est qu’un des paradoxes qui imprègnent la
vie et la pensée de notre auteur.
Somme toute, ce que La Mothe réclame avant tout, c’est la liberté de pensée. Il ressort de
l’analyse de l’essai De la Liberté et de la Servitude par Florence L. Wickelgren, que La
Mothe reconnaissait une double liberté : celle du corps et celle de l’esprit. Dieu, ou la
« Raison éternelle » est le seul devant qui l’homme doit se justifier.49 En ce sens, La Mothe le
Vayer est véritablement un libre-esprit qui tente d’émanciper la pensée, mais non pas un
libertin qui cherche les plaisirs dans le monde afin de défier les règles de la bienséance.
Dans le dernier chapitre de son dernier traité – L’Hexaméron rustique – La Mothe le Vayer
met dans la bouche de Racémius les paroles qui résument parfaitement la doctrine compliquée
de l’auteur : « Ainsi je philosophe au jour la journée, comme l’on dit et je ne défends rien
aujourd’hui, que je ne sois prêt de combattre demain, si son contraire me parait avoir plus de
vraisemblance »
(H, 103).
Cette devise révèle une fois pour toutes la conscience critique et
sceptique de La Mothe, son humanité aussi, sa tolérance surtout.
48
49
Ibid., p. 105.
Ibid., p. 225.
18
3. L’Hexaméron rustique : ouvrage modèle du « libertinage érudit »
3.1. Le fond et la forme
L’Hexaméron rustique, ou les six journées passées à la campagne avec des personnes
studieuses, apparaît comme le condensé des pensées, subversives ou non, du grand siècle en
général, et de François de La Mothe le Vayer en particulier. Édité en édition publique en
1670, deux ans avant la mort de son auteur, l’ouvrage reprend effectivement un certain
nombre d’idées déjà proférées dans les Dialogues faits à l’imitation des Anciens, une des
premières publications de La Mothe. Cependant nous sommes en droit de penser qu’il existe
une version du livre plus ancienne, puisque, à la quatrième journée de son Hexaméron, La
Mothe expose son interprétation de l’Antre des Nymphes d’Homère qu’il donnait durant sa
jeunesse. Comme nous n’avons guère des attestations de cette édition antérieure, il s’agirait
probablement d’un tirage privé, réservé à quelques amis intimes, évitant ainsi de s’attirer les
ennuis de la censure.
Le volume traite de six amis, « érudits facétieux, critiques, ironiques et sceptiques »
(H, II),
réunis à la campagne pendant six jours, qui s’interrogent sur les bévues des grands auteurs, la
diversité des cultures, les philosophies et la théologie. Six entretiens vont se succéder au cours
desquels chacun des orateurs dissertera sur un sujet de sa prédilection. Michel Jeanneret
estime dans Éros rebelle que ces monologues se caractérisent par « le désaveu et la honte des
six amis »50, parce qu’ils cherchent à tout temps de se distancier des auteurs cités auxquels ils
empruntent des paroles et des réflexions « obscènes ». Nous y reviendrons.
Force est de constater que les compagnons sont rompus aux méthodes de l’humanisme érudit.
Maintes fois ils citent des auteurs classiques en leur propre langue, qui est le plus souvent le
latin ou le grec. Le cadre rustique ressuscite d’ailleurs le souvenir des promenades spirituelles
et solitaires des grands philosophes :
« Tant y a qu’on ne saurait nier que les plus grands Philosophes de Grèce n’aient
exercé leur profession en se promenant. L’Académie de Platon, les Portiques ou
Galeries de Zénon, les Jardins d’Épicure et le Lycée d’Aristote en sont des
témoignages certains, quoiqu’il n’y ait eu que les disciples du dernier qui aient reçu le
nom de Péripatétiques, c’est-à-dire de Promeneurs.» (H, 8)
50
JEANNERET, Michel, op. cit., p. 144.
19
Pour les anciens, le corps et l’esprit (ou l’âme) ne pouvaient exister l’un sans l’autre. Ces
érudits n’imitent donc non seulement la rhétorique des anciens, mais aussi leur art de vivre.
Initialement les amis ont voulu en réalité se donner à des exercices à la fois physiques et
intellectuels, mais le récit oublie rapidement l’aspect physique et ce concentre désormais
entièrement sur l’exercice de l’esprit.
Six journées, six entretiens ; voilà la charpente externe de l’Hexaméron. L’œuvre reprend
clairement le modèle du Décaméron (1350) de Boccace et de l’Heptaméron (1548) de
Marguerite de Navarre. Découpés en journées, les trois ouvrages se composent d’un récit
cadre, mettant en scène des conteurs qui jour après jour se retrouvent pour narrer des histoires
ou pour discuter quelque sujet intellectuel. Considérés comme des récits instructifs, les
participants au dialogue les commentent par la suite. Chacun des lettrés prend un pseudonyme
qui renvoie à « un milieu de sympathisants »51, connus et estimés par La Mothe le Vayer.
Présentons d’abord les protagonistes. Égisthe, ou Urbain Chevreau ouvre les débats. En
comparant auteurs antiques et modernes, il démontre que les écrivains ont toujours commis
des gaffes, mais, en revanche, qu’il ne faut pas sous-estimer une œuvre à cause de ces
quelques maladresses. Dans la deuxième journée, c’est l’abbé de Marolles, portant le nom de
plume de Marulle, qui prend la parole. Brodant sur le thème d’Égisthe, il estime que les
grands auteurs ont besoin d’être interprétés favorablement. Marulle révèle plusieurs passages
saturés d’obscénités et écrits par, par exemple, saint Augustin et Sénèque. Bautru, c’est-à-dire
Racémius, continue, lors de la troisième journée, par son traité sur les « parties appelées
honteuses aux hommes et aux femmes ». Le titre même de son écrit révèle la portée
licencieuse de son intervention. La Mothe le Vayer, alias Tubertus Ocella, prend la parole
dans la quatrième journée. Le pseudonyme rappelle Oratius Tubero, le nom qu’avait adopté le
philosophe pour publier clandestinement ses Dialogues faits à l’imitation des Anciens, autour
des années 1630. Il fait une analyse étonnante de L’Antre des Nymphes qu’a décrit Homère
dans son Odyssée. Cependant, à travers une description minutieuse du sexe féminin, l’auteur
de l’Hexaméron emmène son lecteur aux parties les plus intimes d’une femme, notamment
celles de Pénélope qu’Ulysse redécouvre après vingt ans d’absence. Ménage, dans
l’Hexaméron Ménalque, fait l’avant-dernière conférence sur l’éloquence de Guez de Balzac.
Tout en faisant l’éloge de l’auteur des Lettres (1624), son exposé est empreint d’une moquerie
subtile. Nous tenterons donc de relever son voile afin de saisir le sens véritable du traité.
51
Ibid., p. 145
20
Enfin Simonides, ou Théophraste Renaudot, se livre à une critique théologique. Ainsi
s’interroge-t-il sur l’intercession de quelques saints particuliers. Le sujet est délicat en temps
de centralisation politique et fanatisme religieux.
Lorsque nous portons un regard sur l’armature externe du texte, la forme dialoguée – dans
l’Antiquité, un dialogue pouvait se produire entre plus que deux interlocuteurs – saute aux
yeux. Hélène Ostrowiecki nous fait comprendre la pertinence de l’emploi du dialogue dans la
pratique de l’érudition. Elle croit que le dialogue est souvent associé à la mise en œuvre d’une
intelligence dissimulatrice et qu’il « propose la représentation d’un cadre d’interlocution
ouvert exclusivement à des protagonistes choisis, décor feutré d’un échange entre amis. »52
L’aspect érudit se combine à cette situation particulière en faisant du discours un espace
philosophique.
Pour finir, après six journées de repos, les amis se quittent et retournent à la ville. Peut-être
que nous pouvons entrevoir là déjà un signe de controverse : Dieu n’a-t-il pas travaillé
pendant six journées, et ne s’est-il pas reposé le dimanche ?
3.2. Mélange audacieux ou combinaison rassurante d’éléments érudits et
érotiques ?
Quand l’Hexaméron rustique vient de sortir, il est immédiatement mis à l’Index.
« Audacieux », « provocateur », « libertin », voilà quelques épithètes dont les critiques
utilisent pour rejeter le volume. Même aujourd’hui, les études critiques n’hésitent pas à
classer l’ouvrage au nombre des œuvres secondaires en raison de son caractère à la fois
audacieux et mimétique (au fond l’Hexaméron ne fait que répéter les idées philosophiques
que La Mothe le Vayer développe déjà dans ses Dialogues faits à l’imitation des anciens).
Quoique la Mothe ne recoure point à un langage ordurier ou grossier, au contraire, la
signification apparente des mots ne semble pas recouvrir le sens réel. Cette opposition
entraine une certaine forme d’ironie qui marque toute l’écriture du philosophe53.
52
Cf. OSTROWIECKI, Hélène, « Dialogue et érudition à propos du dialogue sur le sujet de la divinité de La
Mothe le Vayer », in MCKENNA, Antony, MOREAU, Pierre-François, op. cit., p. 49.
53
SCHOENTJES, Pierre, Poétique de L’ironie, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p. 58. Pierre Schoentjes distingue
deux types d’ironie : l’ironie verbale et l’ironie de situation. L’ironie verbale joue sur une opposition entre le
sens apparent des paroles et leur sens réel. L’ironie de situation, par contre, se caractérise essentiellement par des
renversements surprenants et des rapprochements inattendus provoquant une organisation ironique des faits.
21
L’auteur risque sa réputation avec l’Hexaméron, certes, mais c’est un homme qui croit
sincèrement en ses idées, à savoir au pyrrhonisme, ou le scepticisme philosophique qui
révoque tout en doute. La Mothe vacille entre le vrai et le vraisemblable, entre la foi et la
raison, ou encore entre l’Antiquité et la Modernité. Ces traits de caractère se reflètent
également dans son œuvre, par exemple à travers les contradictions. Michel Onfray54 estime
qu’on « aurait pu rétorquer à La Mothe que son scepticisme contient d’indépassables
contradictions : ainsi, comment peut-on tenir pour assurée une critique de la raison effectuée
justement avec l’instrument dont on déplore l’inefficacité ? »
(H, XVI)
; et il ajoute : « Enfin
comment justifier un usage généralisé du doute quand on le pratique de manière sélective ?
Car, par exemple, nulle part le sceptique ne doute de l’utilité du doute. »
(H, XVI)
Michel
Onfray a tout à fait raison de mettre en relief les pensées contradictoires du philosophe.
Néanmoins La Mothe le Vayer en donne lui-même une explication, qu’Isabelle Moreau et
Grégoire Holtz ont éclaircie.55 L’auteur de l’Hexaméron estime effectivement qu’un écrivain
peut se contredire d’un texte à l’autre, mais qu’il importe, en tant que lecteur, d’avoir toujours
plus d’égard à ce qui résulte du système entier de sa philosophie ou de ses pensées que de
tenir pour vérité ultime ce qu’il peut avoir dit en quelque lieu particulier. D’ailleurs, en
accumulant paradoxe sur paradoxe, il illustre l’idée centrale de sa philosophie : il n’y a rien de
certain.
Enfin, une infinité de citations garantit l’aspect érudit de l’ouvrage. La Mothe le Vayer
s’appuie sur un nombre étonnant de savants grecs, latins et contemporains pour renforcer ses
propres réflexions. Le tissu des argumentations de cet auteur se base donc sur le grand
nombre de références. Après son analyse de toutes les œuvres de La Mothe, Florence L.
Wickelgren estime que la pensée de La Mothe est toujours intimement liée avec les idées de
ceux qu’il cite56. Le récit de La Mothe le Vayer acquiert son statut de texte érotique par les
phrases citées. Elles portent souvent une forte connotation audacieuse et libertine. Mais le
caractère risqué ne se traduit pas que par le contenu. Ce qui est en jeu dans ce texte, c’est un
échange privé qui est destiné à un public, aux lecteurs. En ce sens la parole se double :
54
ONFRAY, Michel écrit le « sourire oriental de La Mothe le Vayer » dans la préface de l’Hexaméron rustique
(édition parue en 2005).
55
MOREAU, Isabelle, « La Mothe le Vayer, ou comment transformer un ouvrage de commande sur la grâce en
défense et illustration des philosophes de l’Antiquité réputés athées », in Parler librement, la liberté de parole au
tournant du XVIè et du XVIIè siècle, Études réunies et présentées par MONREAU Isabelle et HOLTZ Grégoire,
Lyon, Ens éditions, 2005, p. 168
56
Cf. WICKELGREN, FLorence L., op. cit., p. 160.
22
l’auteur la délègue aux personnages (dialogue), et les personnages la remettent aux auteurs
qu’ils citent.
Il est de toute façon manifeste que les contemporains du philosophe sceptique ressentaient
visiblement un malaise à la lecture de l’Hexaméron. Si le texte avait pris vraiment un air
ingénu, il n’aurait évidemment pas été condamné. Par la présentation l’ouvrage apparaît
comme texte sérieux et érudit. Il convient donc de considérer ce livre comme un travail osé et
intrépide ; et de ne pas se laisser tromper par les apparences. Ainsi pouvons-nous espérer
percer la dissimulation et arracher le masque du sens explicit du texte dans l’objectif de
découvrir son vrai visage ainsi que son vrai message.
3.3. En quête de l’esprit de l’Hexaméron
Dans cette partie nous étudierons la construction et les stratégies du texte afin d’en dégager sa
véritable signification. Pour cela, nous mettrons la structure globale à l’étude ainsi que les
détails qui devront nous permettre de parvenir à une interprétation correcte de cet écrit d’une
part, et à une meilleure compréhension de ce que c’est que le libertinage érudit d’autre part.
La technique de Quintilien formera le fondement de cette analyse. Dans son ouvrage de base,
Institutio oratoria, cet avocat-rhéteur propose un précepte que le bon orateur doit toujours
garder à l’esprit s’il souhaite convaincre les autres. Premièrement, il est tenu à attirer
l’attention de son auditoire, soit à entretenir les auditeurs (delectare). Pendant son exposé, il
veut informer (docere). Dans cette intention le rhéteur fait appel à sa connaissance pour en
puiser des exemples qui éclaircissent et renforcent son argumentation, permettant en même
temps de convaincre et d’émouvoir son public (movere). Nous y reviendrons en parlant de la
rhétorique. La technique de Quintilien constitue donc le point de départ pour étudier les
entretiens des six érudits, admirateurs de l’époque antique jusqu’au point d’en adopter les
principes, les idées et les coutumes. Notre ambition dans cette partie consiste après tout à
saisir et comprendre l’objectif de notre sage sceptique. Quel but poursuit-il ? Veut-il offrir un
divertissement, c’est-à-dire « amuser et réjouir le lecteur par des rêveries aussi vaines que
charmantes » 57 ? ou s’agit-il de s’offrir un amusement, « le plaisir de flâner »58 ?, comme le
remarque Sylvia Giocanti.
57
Cf. GIOCANTI, Sylvia, « La Mothe le Vayer : Modes de diversion sceptique » in MCKENNA, Antony,
MOREAU, Pierre-François, op. cit., p. 33-34.
58
Ibid., p. 34.
23
3.3.1. Première journée : « Que les meilleurs Écrivains sont sujets à se méprendre », par
Égisthe.
Structure et thèmes
La première journée commence in medias res. Dès la première page l’auteur spécifie le cadre,
les protagonistes et l’ambiance. Un « je » décrit brièvement un paysage tranquille et
majestueux, lequel sera le témoin muet des conférences de six hommes qui se connaissent et
se respectent. Cependant ce narrateur tout puissant, car sélectionnant l’information qu’il
désire nous rapporter, ne s’attarde pas à une description minutieuse de l’environnement. Il
introduit, en revanche, immédiatement le sujet de sa prédilection – les livres, la lecture,
l’érudition :
« Il me suffira de rapporter au vrai ce que j’ai pu retenir des conférences où je pris part
dans ce bel endroit et qui firent la plus utile, aussi bien que le plus plaisant
divertissement que peuvent recevoir hors des villes des hommes de notre sorte. » (H, 11)
Ainsi le narrateur semble-t-il vouloir inviter son lecteur instantanément au cœur de sa pensée :
en insistant sur l’acte de disserter, il rompt en quelque sorte l’illusion romanesque au profit
d’un récit plutôt philosophique. Signe avant-coureur d’une période plus tardive, notamment
celle d’un Diderot et d’un Voltaire ? Il est crucial de ne pas perdre de vue que c’est l’auteur
qui cède la parole à ses personnages que nous définirons par la suite comme des instances
énonciatives.
Un des traits caractéristiques de ce petit groupe d’élus se traduit par cette volonté d’être
différent. Les participants au dialogue insistent souvent sur la condition privilégiée dont ils
jouissent. Ils se considèrent comme « autres » : d’autre sorte, – « hommes de notre sorte » –
et d’une autre condition, – « gens de leur condition et qui se connaissent très familièrement »
(H, 11).
Leur petit groupe d’élus ressemble à « une secte » (H, 15) antique.59 En effet, les libertins
du XVIIè siècle se donnent le nom d’« esprits forts », à l’opposé des « esprits faibles » qu’est
la masse, la sotte multitude, qui se caractérise avant tout par la crédulité populaire. Autrement
dit, ce mouvement intellectuel se pense dans la société comme l’exception et, de ce fait, réduit
59
FURETIÈRE, Antoine, Le dictionnaire universelle, Tome III, Paris, Le Robert, 1978, Se- : « Terme collectif,
qui fe dit de ceux qui fuivent les mêmes maximes, les mêmes opinions de quelque Auteur, ou Philofophe
fameux. »
24
au silence. Françoise Charles-Daubert estime que « les esprits forts estiment que le peuple est
donc disposé par nature à la crédulité, et cette disposition est encore aggravée par l’ignorance
et la malveillance, qui l’amène à considérer les savants comme des mages ou des sorciers. »60
Cette division de l’humanité en esprits forts et faibles que faite La Mothe le Vayer n’est
toutefois pas nouvelle. Dans son essai sur « La force de l’imagination », Montaigne envisage
un pareil clivage : « Il est vraisemblable, que le principal crédit des visions, des
enchantements, et de tels effets extraordinaires, vienne de la puissance de l’imagination,
agissant principalement contre les âmes du vulgaire, plus molles ».61 Dans l’Hexaméron, ce
thème revient à plusieurs reprises, de sorte qu’il peut être considéré comme un des traits
essentiels du libertinage érudit. Ainsi, à la dernière conférence, La Mothe le Vayer s’achève-til – par le biais du narrateur Tubertus Ocella – sur une idée avoisinante quand il s’écrie qu’il
est si ravi de voir cultiver ses amis « une profession qui n’a rien ici bas au-dessus d’elle » (H,
104).
Autre indice de la conception libertine qui met en valeur sa singularité.
Au demeurant, l’autorité narrative, c’est-à-dire La Mothe le Vayer, se tait et c’est Simonides
qui prend la parole, attirant l’attention sur un livre que tient Racémius à la main et, de la sorte,
fait ressortir la Querelle des Anciens et des Modernes qui éclatera vers 1680. Dans le domaine
artistique et littéraire, la lutte oppose ceux qui prônent l’imitation des Anciens – parvenus au
sommet de l’art – à ceux qui sont en quête de solutions originales et contemporaines. Les
classiques – auxquels appartiennent les instances énonciatives – se veulent fidèles aux auteurs
de l’Antiquité grecque et latine. Voici ce qu’en dit Simonides à propos du livre de Racémius :
« Il est trop amateur de l’antiquité pour se plaire à des ouvrages du temps ; et je tiens
pour constant, sans faire le Devin, que ce petit volume qu’il tient, est un de des grands
trésors que les Grecs, ou les Latins, nous ont heureusement abandonnés ». (H, 12)
Simonides avoue être soulagé que les Anciens nous aient laissé des ouvrages sans lesquels
notre vision du monde en général, et de l’homme en particulier, ne seraient pas la même.
Racémius insiste sur ce point et capte ainsi l’attention du lecteur. La Mothe était sûrement un
défenseur des classiques, même s’il ne rejetait pas complètement les remarques des modernes.
C’est ce que Racémius prétend également :
60
61
CHARLES-DAUBERT, Françoise, Les libertins érudits en France au XVIIè siècle, Paris, PUF, 1998, p. 82.
MONTAIGNE, Michel, op. cit., p. 149-150 (I, XX).
25
« En effet je puis vous protester avec vérité que les bonnes choses me plaisent partout
où je les trouve ; mais je vous avoue que j’en rencontre fort peu dans la plupart de
livres qui s’impriment de notre temps ». (H, 13)
Dit d’une autre manière, Racémius admet que, en toute circonstance, il paraît des livres
mauvais, ou du moins pas bons, mais que nous restent justement ceux dont on trouvait qu’ils
étaient dignes d’être conservés, car étant les meilleurs. Il ajoute que les Anciens jouissent de
l’approbation de toutes les époques. Par un plaidoyer en faveur des Anciens, l’auteur souscrit
à leurs méthodes. Plus il argumente et illustre son point de vue, mieux persuade-t-il ses
auditeurs, et ainsi aussi les lecteurs, de la pertinence de son opinion. Selon lui, une œuvre doit
produire quelque chose dans l’âme et instruire le lecteur. Pour aboutir à cette fin, l’écrivain se
voit contraint à trouver un équilibre subtil entre la présentation d’idées raisonnables tout en
employant de belles figures de style et une certaine élégance dans ses propos. N’est-ce pas par
un habile agencement de mots harmonieux qu’on peut facilement tromper quelqu’un ?
Une façon spécifique d’argumenter caractérisera, nous le verrons, l’ouvrage tout entier.
L’argumentation est liée à l’infinité d’exemples cités (par exemple de Virgile, Pline l’Ancien,
Sénèque, Ovide etc.) dont le texte est saturé. L’érudition de La Mothe apparaît à la lecture de
ces passages, d’autant plus qu’il les cite en leur langue.
Ménalque clôt ensuite la discussion. Sur la proposition de ce dernier, les six s’assoient pour
goûter d’une lecture de quelqu’un de la compagnie. Du coup La Mothe présente son
intention : entretenir ses lecteurs de « quelque agréable lecture »
(H, 15).
Aussi La Mothe
prétend-il à chercher à divertir et non véritablement à instruire son auditoire. La tonalité
principale est ainsi donnée : en s’ouvrant sur un ton sérieux et intellectuel, notre sceptique
prépare son lecteur à un texte bien construit et sage. Les références savantes, la politesse du
langage, le thème de la littérature au cœur de la discussion, voilà un ouvrage modèle du
libertinage érudit…
Contrairement aux autres conférences, le narrateur de ce traité prie quelqu’un d’autre de le
réciter, non pas par honte ou par pudeur, sinon puisque le changement d’air lui avait rendu la
voix éraillée. C’est Tubertus Ocella qui s’en occupe. Dans les lignes qui suivent, nous nous
proposons d’examiner le contenu de ce passage.
Égisthe initie une enquête sur les bévues commises par de grands écrivains de jadis et du
présent. Il se montre toutefois indulgent avec eux et jette le blâme sur certains critiques qui ne
cherchent qu’à ergoter sur des futilités. Il entrevoit là une particularité propre à l’humanité :
26
l’homme est toujours sujet à l’erreur. Du coup, proclame-t-il, ces petites maladresses ne
gâchent jamais un beau travail. Voilà la raison pour laquelle il prétend que chaque homme de
lettres a parfois besoin de l’indulgence du lecteur, « lequel aurait tort de condamner toutes
leurs veilles à cause de quelques inadvertances qui s’y trouvent »
(H, 19).
Est-ce la voix de La
Mothe le Vayer qui s’est glissée furtivement dans les propos d’Égisthe, ayant en vue la
bienveillance de ses lecteurs ?
Il est à noter qu’Égisthe ne commente que quelques auteurs anciens – comme George
Acropolitain ou Ortélius. Il consacre en effet la plus grande partie de son exposé aux auteurs
récents. Simultanément, il innocente les antiques en accentuant qu’à l’époque d’un Sénèque,
le savoir ne s’était pas encore développé comme il l’a été depuis, et qu’en conséquence il était
normal de commettre des bévues. Il regarde d’abord plusieurs travaux de traducteurs
modernes, comme Bodin, Berger, Du Rosset et Antoine de Pinet. Égisthe s’est concentré
exclusivement sur leurs bévues, sans vouloir attaquer la personnalité de ces auteurs. Son
intelligence est fulgurante. Il est à même de comprendre sans aucune difficulté le grec, le
latin, l’italien et l’espagnol :
« Le même Écrivain dans sa traduction de Valère Maxime, dès le premier chapitre,
exemple quatrième, page sixième, traduit vitio tabernaculum captum, on avait touché
par hasard au Tabernacle ; au lieu de mettre, l’on avait failli aux cérémonies qui se
doivent observer lorsqu’on prend le lieu des Augures nommé le Tabernacle. Faute
d’avoir entendu ces mots, Tabernaculum captum, comme ils doivent être pris en ce
lieu-là et pour n’avoir pas su l’usage des Augures, il a cru que cela se devait prendre
comme parmi les Juifs, où d’autres que les Lévites n’avaient pas le droit de
s’approcher du Tabernacle. » (H, 21)
C’est un bel exemple de la façon dont procède l’auteur de l’Hexaméron. Bien qu’il ne nomme
pas le traducteur de Faits et dits mémorables de Valère Maxime, tous les autres éléments
caractéristiques de la démarche de La Mothe sont présents. Il permet à chacun d’aller vérifier
la citation : « premier chapitre, exemple quatrième, page sixième », faisant preuve de soucis
de vérité et de justesse. Sa connaissance du latin est en outre étonnante.
Mettant en relief les erreurs commises par les Modernes, il ne s’attaque jamais aux auteurs en
question : « J’ai observé un grand nombre d’autres fautes de cet Auteur », observe Égisthe, et
il ajoute ensuite qu’à son avis cet auteur a « travaillé fort utilement au reste »
(H, 22).
Le
narrateur ne fait que les corriger d’une manière précise et modérée : « Je sais avec combien de
raison vous estimez celui qui a si noblement traduit Tacite et Minutius Félix » (H, 23), concède
27
Égisthe. Mais il est difficile de déceler la part de sérieux et d’ironie dans sa voix, lorsqu’il
s’en prend à Antoine de Pinet, le traducteur français de Pline, ou à un auteur anonyme. D’une
part il souligne sévèrement plusieurs de leurs inadvertances, d’autre part il s’efforce tout le
temps à adoucir ses propres condamnations. Lors de la séance sur l’éloquence de Guez de
Balzac, La Mothe utilise la même stratégie, l’amplifiant afin de jeter de discrédit sur l’auteur
des Lettres. (cf. infra)
Encore l’instance énonciative ne craint-il pas de parler de hauts personnages, comme « le
Grand Cardinal de Richelieu » (H, 23). En ajoutant l’adjectif « grand », il lance une offensive de
charme et atténue la perspicacité de ses propos. Probablement la tournure est plus complexe.
Il ne faut pas oublier que La Mothe le Vayer était un ironiste, mais un ironiste compliqué. Du
coup il est difficile de décider sur le ton de ses propos…
Les derniers exemples qu’Égisthe étudie, démontrent que les hommes ont tendance à errer les
uns après les autres. Ainsi Balzac, l’auteur qui formera l’objet de l’écrit de Ménalque, juge-t-il
« qu’il a parfois rencontré des hommes dont l’amitié était si difficile à conserver, qu’il croirait
avoir moins de peine à cultiver des melons en Moscovie qu’à se bien entretenir avec eux » (H,
24).
Balzac veut dire par cela qu’il existe des gens avec qui on ne s’entendra jamais bien, tout
comme il sera toujours impossible de cultiver des melons dans un pays si septentrional. Or, le
Président de Thou a cru véritablement à l’existence de ce légume en Russie, et après lui
Oléarius a confirmé la même chose.
Dans l’épilogue de ce premier petit traité, le narrateur reprend sa théorie initiale de la pratique
injuste des censeurs :
« En effet, je n’ai rien particularisé que pour remarquer comme il n’y a point de plume
si nette, ni si bien taillée, à qui l’on ne voie échapper parfois assez de choses sujettes à
correction ; mais qui ne doivent pas pourtant faire mépriser, ni beaucoup moins
condamner tout le reste, selon que ces rigides Censeurs dont nous nous plaignons le
pratiquent injustement. » (H, 25)
Après avoir insisté une fois de plus qu’il n’a point l’intention de faire quelque préjudice à ces
auteurs qu’il vient de citer, l’instance énonciative termine son texte en revenant aux Anciens
par la voie d’une remarque de Macrobe. D’après lui, « les hommes véritablement savants,
étaient beaucoup plus portés à dire du bien qu’à médire ». (H, 26) Il ne serait pas injuste de lire
cette remarque comme une mise en valeur de la propre condition de l’auteur. Tout au long du
28
volume la même idée revient : lorsque l’auteur insiste dès le début de son œuvre sur la
singularité de la compagnie dans laquelle il se trouve; s’écriant qu’il n’a point envie de
choquer les convenances ; et quand Marulle (deuxième conférence) et Tubertus (quatrième
conférence) rappellent qu’il ne convient point de juger un écrivain à partir de ses écrits.
L’heure est alors venue à la séparation. Observant les ombres des hommes et des arbres, le
« je » narratif signale la tombée du soir. Les protagonistes se retrouveront le lendemain au
même endroit, prêts à écouter Marulle qui, lui, traitera par un autre biais le même thème
qu’Égisthe.
La querelle des Anciens et des Modernes se place au sein de ce chapitre. Une des questions
qui occupaient les hommes lettrés au début du XVIIè siècle, et qui a occupé La Mothe peu
avant son entrée à l’Académie, était celle sur l’éloquence française. Il a formulé ses
remarques dans ses Considérations sur l’éloquence française et a participé ici aussi à la
première querelle des Anciens et des Modernes. Le philosophe sceptique protestait contre un
examen trop minutieux des termes. Selon lui, ce qui compte, c’est l’idée. Quant à l’éloquence,
elle consiste pour l’orateur à s’exprimer clairement. Il existe à cette époque deux tendances62 :
l’une suit l’idéal des grands orateurs grecs et romains (c’est l’idéal de la Pléiade). Ce courant
rivalise avec ceux qui veulent débarrasser l’éloquence française de l’érudition du passé, et qui
préfèrent la forme à la matière. Or, La Mothe le Vayer reconnait la nécessité de choisir le mot
juste, mais la sélection des mots doit rester inférieure à l’expression des idées Sa langue
l’atteste : ses phrases ne sont pas excessivement longues ou compliquées ; il a adopté un
vocabulaire plutôt élevé, sans toutefois être incompréhensible. Force est de constater qu’il
n’aimait guère les puristes. Malheureusement pour lui, l’engouement pour le purisme était ce
qui s’est produit au XVIIè siècle. Vaugelas entre en conflit avec La Mothe le Vayer (ou lui
avec Vaugelas) à cause de quelques dissentiments sur la grammaire française. Bien qu’il
n’épargne pas Vaugelas et qu’il déteste la sotte multitude, il ne s’en prend pas aux humbles
gens, mais il tremble de toute manière à l’idée que les hommes optent pour Vaugelas quand
ils n’auront rien d’autre pour se distraire.63 Lors de la cinquième conférence, lorsque les six
62
Cf. WICKELGREN, FLorence L., op. cit., p. 151-160.
Voir aussi TISSERAND, Ernest, op. cit., p. 47 : « Il serait terrible si l’engouement se portait au purisme et si,
par un de ces retours de modes qui sont de tous les temps, le public illettré d’aujourd’hui élisait un beau jour
quelque Vaugelas nouveau, et fatigué de la danse, de la boxe, de l’aviation, de Dada, entreprenait de se vouer au
culte de la langue pure. »
63
29
amis discutent l’éloquence de Guez de Balzac, La Mothe expose davantage son attitude à
l’égard de ceux qu’il dénomme des « éplucheurs de paroles et même de syllabes » (H, 46).
Nous observons également que l’écrivain de l’Hexaméron rustique répète maintes fois les
mêmes idées, entre autres à l’aide des citations. Ainsi le schéma de base a-t-il l’air de se
réduire à une figure de rhétorique : la répétition. Lors de la première journée, l’écriture se
construit entièrement autour d’une problématique qui est celle de ne pas toujours mépriser un
auteur en raison de quelques bévues ici et par-là. Il réitère à chaque page qu’il honore le
mérite des écrivains qu’il mentionne. À toute idée nouvelle, l’auteur fait une citation latine ou
grecque qu’il refuse de transposer ou de traduire. Il nous la transmet donc honnêtement,
certes, mais s’il souhaitait entretenir, informer, émouvoir, et répandre sa philosophie,
pourquoi opposerait-il un refus à la clarté de ses pensées ?
Enfin, il est indéniable que La Mothe le Vayer est un maître dissimulateur. Il devait intégrer
des procédés dissimulateurs afin de cacher, même si ce n’est que partiellement, ses jugements.
L’analyse des autres journées devrait nous aider à dévoiler ses techniques de simulation et de
dissimulation. Ce n’est donc pas la langue qui rend ses ouvrages difficiles d’accès. Il faut, par
contre, lire entre les lignes pour saisir ses véritables convictions.
Réflexions
L’étude de la première journée de l’Hexaméron fournit déjà un certain nombre de données
essentielles pour accéder au centre de la philosophie de La Mothe le Vayer, permettant de
pousser plus loin les recherches. Après avoir lu l’écrit d’Égisthe, la charpente globale saute
aux yeux : Six jours (hexaméron) de retraite, six personnages réunis loin de l’air pestilentiel
de la ville, six récits, un par jour et un par personnage. Le récit central est encadré par des
références à la nature et son déroulement suit la progression de la journée. À l’intérieur d’une
grande unité (le livre), nous retrouvons des parties symétriques, notamment entre prologue et
épilogue, qui marquent la cohérence. Cette structure suggère un parallèle entre l’Hexaméron
d’un côté, et l’Heptaméron et le Décaméron de l’autre, pour lesquels les auteurs respectifs ont
adopté une organisation similaire. Or, contrairement à l’ouvrage de La Mothe, ces textes
contiennent davantage de débats, parfois chauds et assez longs, entre les interlocuteurs. Mais
le cadre rustique, le cercle des intimes et les sujets choisis concordent.
30
Reprenons maintenant les trois objectifs de Quintilien : delectare, docere movere. Le but
principal de La Mothe le Vayer ne semble pas être le divertissement de son public,
contrairement à ce qu’il prétend lui-même. Pour capter l’attention des lecteurs, La Mothe le
Vayer prend un événement connu par ses contemporains : la querelle des Anciens et des
Modernes. Le sceptique révèle ainsi une conscience aiguë des problèmes de son époque. Il
insiste de plus sur l’importance de la réflexion et de l’étude. Le grand nombre de citations
tirées des « grands auteurs » de jadis, servent à renforcer ses propres pensées. La Mothe le
Vayer procède manifestement de façon subtile : au lieu de proclamer son admiration des
Anciens, il met en relief les bévues d’auteurs modernes sans vraiment porter préjudice à ses
contemporains.
Il illustre son avis au moyen d’une masse d’exemples, qui, en même temps, renseignent le
lecteur. Mais, à la fin, a-t-il réussi à émouvoir son public ? À première vue, non. La Mothe ne
procède pas comme démagogue tentant de convaincre son auditoire. Il se livre à un travail
plus subtil. De fait, il cherche à enseigner la tempérance qui détermine sa vie et son œuvre à
tous ceux qui le lisent, pour qu’ils puissent vivre paisiblement. Voilà la morale du philosophe
sceptique : en mélangeant pyrrhonisme avec stoïcisme et épicurisme, il espère atteindre
l’ataraxie, c’est-à-dire la tranquillité de l’âme. Le pyrrhonisme permet en effet de trouver le
calme de l’esprit par la suspension du jugement. Le stoïcisme propose la modération des
désirs et insiste sur la conscience des limites de son pouvoir afin de trouver la paix dans cette
vie troublée. Les deux combinés admettent une recherche raisonnée et modérée du délice, qui
est l’idéal de la pensée épicuriste.
3.3.2. Deuxième journée : « Que les plus grands Auteurs ont besoin d’être interprétés
favorablement », par Marulle.
Structure et thème
La seconde journée venue, les érudits se réunissent en attendant la suite des conférences.
Cette fois-ci, Marulle prendra la parole. Avant de commencer son exposé, il exprime son
inquiétude à propos de la langueur de son traité, insistant en outre sur la peine qu’il s’est
donné à écrire un bon texte digne de l’attention de son auditoire. Lors de l’étude de la
première journée déjà, les six amis se considéraient comme une classe supérieure, « une
secte », qui se distingue de la foule (cf. supra). Cette idée est renforcée dans ce dialogue-ci :
31
« il les pria d’abord de lui pardonner s’il avait été trop diffus ; qu’il s’en trouvait déjà puni par
le retranchement du sommeil de la nuit, ce qui n’était pas de petite mortification à ceux de son
tempérament » (H, 27). En mettant l’accent sur le caractère noble de leur occupation qui est la
littérature et l’écriture, le narrateur Marulle renforce leur statut singulier et spécifique. Pour
élaborer un bon travail, les amis estiment que le véritable créateur doit surmonter des
difficultés indépassables à première vue, mais qu’il réussira à éluder, ou du moins à s’en
démêler par la suite. La Mothe le Vayer ouvre ainsi un débat sur ce que les Anciens ont
nommé des « Songes d’Hiver », c’est-à-dire ces contes ennuyeux qui ne finissent point. (H, 28).
Il s’agit de textes ou de propos tellement longs qu’ils ne peuvent être que désagréables, voire
affligeants, dans la mesure où tout homme est porté « d’une inclination physique à vouloir
connaître, le plutôt que faire se peut, la fin des choses »
(H, 28).
Malgré l’intérêt que cette
discussion pourrait susciter, les participants au dialogue décident de la clore afin de prêter la
parole à Marulle.
Le lecteur de ce dialogue découvrira une écriture libre et osée. Alors que l’exposé d’Égisthe
ne dépassait pas vraiment les bornes de la morale, celui de Marulle a plutôt dû choquer les
lois de la bienséance de l’époque. Son discours n’évoque que des sujets scabreux – comme
l’accouplement, la masturbation et la défloration. Cependant, le narrateur a examiné plusieurs
passages des œuvres de Sénèque, de Dion Chrysostome et de Saint Augustin, qu’il considère
comme des modèles représentatifs de leur siècle :
« [L]e premier est reconnu pour le plus austère des Romains au fait de la Morale ; le
second, qui est un peu postérieur, pour la merveille de son siècle ; et le troisième, pour
l’un des premiers Docteurs de l’Église » (H, 29).
Marulle s’interroge donc sur les ouvrages de deux philosophes – Sénèque et Dion – et sur
l’écrit d’un Père de l’Église – saint Augustin. Ce choix n’est aucunement arbitraire. Il a opté
pour des hommes respectés et reconnus pour soutenir une morale sévère. Or, en soulignant le
caractère obscène de certains de leurs livres, Marulle les fait tomber, même si ce n’est point
du tout d’une façon définitive et irréversible, de leur piédestal. C’est qu’il croit que même les
écrivains les plus sérieux se livrent parfois à « une merveilleuse licence » (H, 29). De ce fait, il
importe de ne pas juger (les mœurs d’) une personne à travers ses écrits.64 Cette affirmation
64
Théophile de Viau semble défendre une idée contraire dans sa lettre au lecteur qui précède la publication de
ses œuvres de 1621 (cf. DE VIAU, Théophile, Après m’avoir fait tant mourir, édité par Jean-Pierre Chauveau,
Paris, Gallimard, collection Poésie, 2002, p. 27) : « Puisque ma conversation est publique, et que mon nom ne se
peut cacher, je suis bien aise de faire publier mes écrits, qui se trouveront assez conformes à ma vie, et très
32
s’avère une véritable défense du propre statut de La Mothe le Vayer, qui, malgré sa prudence
dans ses actions et ses paroles, n’est lui-même pas complètement à l’abri de soupçons. En
effet, même s’il n’a jamais été condamné, il était sûrement suspect d’approuver des pensées
peu orthodoxes.65 Françoise Charles-Daubert soutient cette idée, soulignant que La Mothe est
par exemple un des adversaires de l’idée de la création telle que la Genèse la raconte.66 Ainsi
le philosophe sceptique montre-t-il que la représentation du monde est folle et illusoire. Il
s’agit là d’un point de vue dangereusement proche de celui exprimé par un couplet libertin du
temps : « Ne nous moquons point des Payens, la fable vaut la Bible ».67 L’Église en
particulier s’est opposée violemment au mouvement libertin et incrédule. Voulant rétablir sa
puissance sur les esprits, les théologiens ont des soupçons à l’endroit de toute forme de libre
pensée.68 Le temps de la censure féroce et de la cristallisation du pouvoir approche…
Pour l’étude de ce texte, nous adopterons le même ordre – Sénèque, Diogène et Saint
Augustin – qu’a choisi Marulle. Nous nous pencherons d’abord sur les thèmes principaux du
texte. Ensuite nous réfléchissons sur les motifs qui ont poussé La Mothe le Vayer à étaler ce
qu’il appelle lui-même des « saletés » (H, 29).
Sénèque le Philosophe
La discussion porte sur des passages des Controverses de Sénèque. Notons d’emblée ce
paradoxe : bien que La Mothe le Vayer s’en prenne à lui, ce grand philosophe est un de ses
grands maîtres en philosophie. C’est Florence L. Wickelgren qui met l’accent sur le grand
nombre de fois que La Mothe cite le philosophe latin (plus de 520 fois !).69 Étant donné que
l’auteur souscrit à ses idées, la critique se place dans une toute autre lumière : La Mothe ne
cherche point à jeter le discrédit sur le philosophe stoïque, au contraire, il souscrit à sa
philosophie. Dès lors les corrections s’interprètent comme une dissimulation de ses propres
croyances et non comme une prise d’offensive contre la morale de Sénèque.
éloignés du bruit qu’on a fait courir de moi. » En fait, l’affirmation de Théophile ne s’oppose pas complètement
à l’idée de La Mothe le Vayer, vu qu’il admet que ses œuvres, si elles sont conformes à sa vie, ne le sont pas par
rapport aux ragots.
65
Voir aussi l’article de TAUSSIG, Sylvie, « Gassendi, Naudé et La Mothe le Vayer, in MCKENNA, Antony,
MOREAU, Pierre-François, op. cit., p. 67 : « La Mothe est un sceptique : il s’amuse de la diversité des opinions,
mais imagine une sceptique chrétienne, concept peu orthodoxe, dans la mesure où, pour lui, la variété des
coutumes prépare pour l’homme le chemin de la foi.
66
Cf. CHARLES-DAUBERT, Françoise, op.cit, p. 62.
67
Ibid.
68
Ibid, p. 29.
69
Cf. WICKELGREN, FLorence L, op. cit, p. 49.
33
Considérons en premier lieu brièvement la théorie de l’auteur de Tranquillitate animi.
Sénèque adhère à un stoïcisme apparemment austère – se détacher des biens ; supporter le
malheur sans émotion ; affronter sereinement la mort –, mais qui, dans la pratique, a su
s’accommoder avec les nécessités de la vie. Il illustre sa morale à l’aide d'anecdotes plus ou
moins piquantes et de digressions variées. Son intelligence réside entre autres dans sa manière
d’argumenter : la plupart du temps il tente d’amener son lecteur aux réflexions les plus hautes
et de le conduire ainsi vers la sérénité ou la tranquillité. À cet effet, il donne des conseils de
morale et esquisse son « art de vivre ». Il est évident que Sénèque et La Mothe le Vayer se
ressemblent sur le fond comme par la forme de leurs écrits : ils préconisent la modération
dans les passions et saturent leur texte d’exemples et d’illustrations. Par leurs textes, ils
tentent à la fois d’émouvoir, d’instruire et d’influencer leurs lecteurs. Maints lecteurs
reconnaissaient d’ailleurs un accent chrétien dans les ouvrages de Sénèque, qu’ils
expliquaient par la prétendue correspondance entre Sénèque et saint Paul.70
Il y avait à l’époque de La Mothe le Vayer deux lectures de Sénèque : une lecture très, très
chrétienne et une lecture « libertine » (celle de La Mothe). Dans De la vertu des païens, La
Mothe exprime son admiration pour le philosophe stoïque :
« Ce qui me fait parler si fort à la décharge de Sénèque et penser si avantageusement
de lui, c’est qu’outre les preuves de sa vertu que nous tirons tant de ses œuvres que de
celles des premiers hommes du paganisme, nous en avons des plus signalés en sainteté
et en doctrine parmi nous qui ne font pas difficulté de le mettre au rang des chrétiens.
En effet saint Jérôme le couche entre les écrivains ecclésiastiques et, quand il a dit
aussi bien que Tertullien, « Notre Sénèque », plusieurs ont cru que c’était l’associer au
nombre des fidèles. »71
Dans ce passage, La Mothe fait allusion à certains écrits d’auteurs païens dans lesquels
Sénèque est décrit comme un homme abominable, étant suspect par exemple d’avoir entretenu
des relations adultères avec plusieurs femmes. Selon La Mothe, il s’agit toutefois « d’étranges
reproches »72, vu que Sénèque témoigne par ses textes tant d’enthousiasme pour la vertu.73
Ainsi, dans son dialogue sur « La vie heureuse », Sénèque explique-t-il ce qu’il entend par
70
SIMONIN, Michel, Dictionnaire des lettres françaises – Le XVIè siècle, Paris, Fayard, 2001, p. 1080.
LA MOTHE LE VAYER, François, De la vertu des païens, dans Libertins du XVIIèsiècle, texte établi,
présenté et annoté par Jacques PRÉVOT, Paris, Gallimard, 2004, p. 145.
72
Ibid., p. 141.
73
Cf. MONTAIGNE, Michel, op. cit., p. 1120 (II, XXXII). Montaigne, dans son essai « Défense de Sénèque et
de Plutarque », souligne avant La Mothe le Vayer la conduite vertueuse de Sénèque : « sa vertu paraît si vive et
vigoureuse en ses écrits, et la défense y est si claire à aucunes de ces imputations, comme de sa richesse et
dépense excessive, que je n’en croirai aucun témoignage au contraire. »
71
34
cela : « Une vie heureuse est donc celle qui s’accorde avec sa nature et on ne peut y parvenir
que si l’âme est d’abord saine et en possession perpétuelle de cet état de santé, puis
courageuse et énergique, ensuite très belle et patiente, prête à tout événement, soucieuse sans
inquiétude du corps et de ce qui le concerne, industrieuse enfin à se procurer d’autres
avantages qui ornent la vie sans en admirer aucun, prête à user des dons de la Fortune, non à
s’y asservir. ».74 Il ajoute par la suite que « le souverain bien, c’est l’âme qui méprise les
coups de la Fortune et se plaît dans la vertu ou une force d’âme invincible, expérimentée,
calme dans l’action, jointe à beaucoup d’humanité et d’attentions pour ses semblables. »75
Sans entrer dans les détails des Entretiens il faut signaler que la vertu est une des pierres
angulaires de la doctrine stoïcienne en générale et de celle de Sénèque en particulier. En effet,
la doctrine stoïcienne développe une conception rationaliste de l’être et en tire des règles de
vie fondée sur la vertu. L’objectif ultime du stoïcien est de vivre en harmonie avec la nature,
ce qu’il peut atteindre en modelant son action sur le logos qui gouverne le monde.76 Ces
éléments sont repris et développés par Sénèque dans d’autres dialogues. Dans « La tranquillité
de l’âme » Sénèque se livre à une autoanalyse, décrivant sa personne comme quelqu’un qui
préfère une vie simple : « J’ai un profond amour de la simplicité, je l’avoue : ce que j’aime, ce
n’est point un lit fastueusement dressé, ce ne sont point des vêtements que l’on tire du fond
d’un coffre (…) ».77
Il est clair que ces idées seront fortement appréciées par les ecclésiastiques qui trouvent dans
la doctrine stoïcienne une illustration de la présence d’un Dieu-Providence dans le monde, et
du souci de surmonter les passions.78 La Mothe estime qu’en traitant les textes de Sénèque de
cette manière, les religieux mettent en réalité dans la bouche d’un païen la doctrine des
bonnes mœurs. Pour contester la supériorité des saints chrétiens, il exalte à travers les héros
stoïciens – comme Plutarque et Sénèque – des figures de la grandeur païenne.79
Dans la France du XVIè siècle, le philosophe et humaniste Juste Lipse s’autorise une
reconstruction stoïco-chrétienne des thèses de Sénèque sur la providence et le destin. Son
exposé de la Physique est intéressant pour mesurer l’impacte du néo-stoïcisme sur la
philosophie du XVIIè siècle en général, et montre l’influence de Sénèque sur la pensée
74
Cf. SENÈQUE, Lucius Annaeus, op. cit., p. 233 (III. 3).
Ibid., p. 234. (IV. 2).
76
ARON, Paul, SAINT-JACQUES, Denis, VIALA, Alain, Le dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2002, p.
586.
77
Cf. SENÈQUE, Lucius Annaeus op. cit., p. 344 (I. (5-7).
78
ARON, Paul, SAINT-JACQUES, Denis, VIALA, Alain, op. cit., p. 586.
79
Ibid.
75
35
catholique en particulier.80 Lipse a été effectivement un savant éditeur de Sénèque et ses écrits
d’inspiration stoïcienne se lisent comme une introduction à la lecture de ce philosophe
stoïque. S’appuyant sur la Providence, Lipse affirme que la providence, qui est synonyme de
« divinité », s’étend à tout. De la sorte il devient possible de nier le hasard.81 Enfin, pour lui,
l’accord entre la philosophie païenne et l’enseignement religieux s’explicite par le lien entre
constance et ataraxie (ou tranquillité de l’âme) d’un côté, et par la tranquillité et confiance en
Dieu de l’autre. Dans l’Hexaméron, La Mothe se donne à une lecture libertine de Sénèque : il
met en avant des passages scandaleux tirés des ouvrages du stoïcien, qui ont été ignorés ou
pardonnés par la majorité de ses contemporains, et surtout par les catholiques. Du coup la
stratégie de La Mothe permet justement de miner la récupération chrétienne de Sénèque.
Dans les Controverses, Sénèque s’occupe de l’éducation de ses enfants. Le narrateur y a
cependant découvert plusieurs pensées étonnantes comme voici :
« Nous connaissons cette abstinence des maris qui, même s’ils ont concédé leur
première nuit à des vierges timides, s’ébattent cependant avec leurs voisins après le
bain » (H, 29).
Bien que La Mothe le Vayer utilise des paroles couvertes, on ne peut ignorer qu’il parle
d’homosexualité. Le parler par sous-entendus était d’ailleurs une des stratégies centrales de
Sénèque : « il était plus facile de leur faire comprendre en paroles couvertes combien ces
saletés étaient à fuir » (H, 30). La Mothe ne se contente guère de cette première provocation. Il
évoque par la suite la masturbation : « il se pourrait que, pendant qu’il chasse son désir, il le
prolonge par ses mains » (H, 30). L’évocation des ces actes réputés contre-nature, à l’opposé des
actes permis, suggèrent de plus que l’auteur ridiculise ici le célibat religieux. Michel Jeanneret
souligne qu’à partir du XVIIè siècle, le sexe est réduit au pur acte de procréation. Mêmes les
positions dans le lit étaient soumises à des règles sévères. Il n’y avait qu’une seul position qui
était tolérée : l’homme allongé sur la femme, sous couvert qu’elle favorise le passage de la
semence. En outre l’union était interdite lors des fêtes religieuses, aux dimanches, des
périodes de jeûne et de grossesse.82 Or, il n’y a pas de règle sans exception. Dans un univers si
réglementé, il est probable que beaucoup de gens se sont écartés de la norme, y compris les
moines.
80
Le stoïcisme au XVIè et au XVIIè siècle. Le retour des philosophies antiques à l’âge classique Tome I, sous la
direction de Pierre-François MOREAU, Paris, Éditions Albin Michel S.A., 1999, p.79 & 80.
81
Ibid., p. 82.
82
Cf. JEANNERET, Michel, op. cit., p. 110.
36
Après avoir parlé de ces deux « vices », le narrateur réévalue Sénèque, disant qu’il a toujours
montré « une si grande sévérité de mœurs »
(H, 30 & 31).
De plus Marulle trouve des excuses
pour ces propos osés, puisque Sénèque était surtout stoïcien, et que cette « secte » fait
profession de nommer toute chose par son nom, soutenant que les paroles n’ont rien de sale ni
de mauvais en elles-mêmes (cf. infra). Du coup, il poursuit son étude des « saletés », attirant
l’attention de son lecteur sur des abominations de plus de plus choquantes : « il recueillait
dans sa bouche béante les menstrues de ses servantes » (H, 30). Sénèque reprend la même image
dans ses Lettres à Lucilius : « [Natalis], à la langue aussi perverse qu’impure et dont la
bouche recueillait les purgations périodiques des femmes »
(H, 31).
En dépit des connotations
dissolues de ces citations, La Mothe le Vayer n’a nullement l’intention d’offusquer son
lecteur. L’intérêt des phrases citées réside précisément dans leur signification sous-jacente.
Notez que l’habit ne fait pas le moine. Le philosophe sceptique aspire en réalité à mettre en
garde ses lecteurs contre l’apparence des choses, postulant qu’un homme peut être « aussi
pauvre de vertu que riche de biens, ou aussi diffamé de mœurs que renommé pour ses
trésors »
(H, 31).
En effet, en montrant dans un même contexte et l’austérité du philosophe et
son audace, La Mothe le Vayer insiste sur la difficulté de saisir la vraie nature d’une
personne. De surcroît ces passages n’enlèvent rien à l’admiration qu’éprouve La Mothe pour
Sénèque.
Pour finir, le sceptique opine que toutes ces paroles honteuses, qu’on retrouve dans les
Controverses, peuvent être excusées, vu qu’elles sont sans aucune importance comparé à ce
que nous pouvons lire dans un autre ouvrage de Sénèque : les Questions naturelles :
« Et comme il ne pouvait regarder aussi attentivement quand il tenait sa tête enfouie et
emprisonnée dans les parties secrètes de ses compagnons de débauche, c’est par
réflexion qu’il s’en offrait la jouissance. Il pouvait alors contempler les désirs de sa
bouche et voir les hommes auxquels il se livrait de toutes les manières. Partagé parfois
entre un homme et une femme, abandonnant son corps tout entier à ce qu’il endurait, il
scrutait l’abominable » (H, 34).
L’extrait traite du personnage Hostius que Sénèque fait aller dans tous les bains publics pour
qu’il puisse s’adorner à ses plus grandes fantaisies. La description est tellement animée
qu’elle ressemble à un écrit pornographique. Marulle ressentit visiblement une certaine honte
à la lecture de ce passage :
37
« l’extravagance de la digression est telle qu’elle ne scandalise pas moins que la chose
même et fait qu’on ne sait que penser de Sénèque, quand l’on considère comme il s’est
précipité sans sujet dans une si vilaine narration. Il est permis à un voyageur de se
détourner parfois de son chemin pour aller voir quelque lieu mémorable, mais non pas
pour se jeter dans un bordel » (H, 32).
Il admet qu’un auteur peut s’éloigner de son sujet au bénéfice d’une digression pertinente,
mais il importe de ne jamais étendre des « ordures » et des « exécrations » comme l’a fait
Sénèque. Sachant que La Mothe était un admirateur du philosophe stoïcien, comment
pourrions-nous par conséquent interpréter ce passage ? Les notions qu’utilise La Mothe pour
exprimer ses raisonnements sur le fragment ressortent tous du champ lexical de l’abominable
et de la honte : – « vilaine narration »
« des vilenies »
(H, 34).
(H, 33)
– « barbarie »
(H, 33)
– « honte extrême »
(H, 34)
–
Considérant ces termes, Marulle se sent manifestement mal à l’aise.
Mais, il faut noter qu’un des traits dominants du XVIIè siècle était ce que Michel Jeanneret a
nommé comme une « névrose collective de culpabilité », plus exactement la peur du
châtiment de la faute, la honte devant la chair et l’obsession de l’impur.83 Dans cette
atmosphère asphyxiante l’homme nécessite une soupape de sûreté. Ce rôle est attribué à l’art
en général et à la littérature en particulier. C’est ainsi que beaucoup de textes accusés d’être
libertins et scabreux, apparaissent au fond de véritables actes thérapeutiques contre la
pathologie de la culpabilité dévote. En outre, dans l’élite, parmi les nantis et les érudits,
l’esprit était au libertinage. La Cour de Henri IV et de Marie de Médicis, où régnait la licence
des mœurs, en est la preuve. (cf. supra) L’objectif de La Mothe le Vayer est désormais
décelé : plus il heurte la décence (en traitant dans le détail ce qu’il prétend censurer), plus il
s’affronte à cette idée collective du péché.
Dion de Pruse
Le sceptique étudie ensuite le rhéteur et philosophe grec Dion de Pruse, surnommé
« Chrysostome » ou « Bouche-d’or ». Contrairement à son étude de Sénèque et de Saint
Augustin, La Mothe ne consacre que très peu de pages à ce philosophe. Il nous informe
d’abord sur le grand mérite de Dion. Ainsi le surnom « Bouche-d’or » est-t-il dû à sa grande
éloquence. De la sorte Marulle peint une image flatteuse de ce rhéteur sensé et vertueux :
83
Cf. JEANNERET, Michel, op. cit, p. 16.
38
« [I]l semblait qu’il ne fût né que pour l’instruction de tous les hommes. Cela paraît
dans ce qui nous reste de ses œuvres, qui font voir que se promenant par le Monde soit
volontairement, soit par la contrainte d’un exil, il prenait plaisir à faire des harangues
dans toutes les villes où il passait, exhortant les citoyens à la Vertu et les éloignant des
vices qu’il savait qu’on leur reprochait parce qu’ils y avaient une inclination
particulière » (H, 34 & 35).
La Mothe comble Dion d’éloges, certes, mais la fin de cette citation se dévoile également
comme une critique cachée, dirigée contre l’Église. Pour un lecteur non spécialisé en matière
de l’esprit du XVIIè siècle, ce « on » peut désigner n’importe qui. Or, le siècle d’Henri IV, et
surtout celui de Louis XIV, est marqué par une morale rigide prônée par l’Église. Elle soumet
à la censure chaque personne, chaque œuvre artistique qui n’exalte pas les convictions
chrétiennes, ou qui pourrait susciter le désir et dérégler l’État. De fait, le lecteur attentif
pourrait déjà présumer que Dion n’ait pas toujours marché droit, sinon il n’aurait
probablement pas été contraint d’aller en exil… À Athènes il n’était toutefois point
exceptionnel de condamner à l’exil des gens respectables.
Après avoir loué Dion, La Mothe tourne ses pensées sur des descriptions malséantes qui
confirment la suspicion du lecteur :
« Et que personne n’ayant besoin d’aide pour se gratter le bras ou la jambe lorsque
l’une ou l’autre lui démange, il ne pouvait concevoir pourquoi il fallait acheter bien
chèrement et parfois au péril de la vie, le secours d’une fille pour frotter ce petit
membre beaucoup moins considérables » (H, 36).
Marulle semble choqué. Les mêmes superlatifs et exagérations dont il s’est servi pour
glorifier Dion, sont utilisés à présent pour le discréditer : « [I]l se laisse emporter à des
descriptions si déshonnêtes et si fort contraires aux bonnes mœurs, qu’on dirait qu’il a
renoncé à toute pudeur » (H, 35). Marulle précise encore que Dion n’hésite point à rapporter des
« infâmes et criminelle masturbations, pratiquées devant tout le monde »
(H, 36).
De la même
façon qu’il a condamné les passages scabreux de Sénèque, il accable l’écrit de Dion. Il
importe alors de s’interroger sur l’intention de l’auteur de l’Hexaméron. Il se peut que par
l’évocation de pareils passages, La Mothe se révolte contre cette honte générale devant la
chair et la sensualité. Florence L. Wickelgren interprète ses passages comme une tentative de
s’élever de l’opinion du vulgaire.84 Il faut remarquer cependant que La Mothe le Vayer se
faisait quelques soucis de sa réputation. En vérité il évite des paroles trop explicites afin que
84
Cf. WICKELGREN, FLorence L, op. cit, p. 76.
39
la censure ne le soupçonne pas d’impudeur. Soulignant maintes fois que les passages qu’il cite
sont abominables, nous pouvons deviner qu’il espère rassurer et détourner les esprits censeurs
de son temps :
« J’ai honte de rapporter de telles ordures et je ne puis comprendre ni le front de Dion
à les prononcer en public, ni la patience de ses auditeurs à leur prêter oreille, ni
l’infamie de la fausse Théologie de ce temps-là » (H, 37).
L’exemple révèle le stratagème de La Mothe. En tant que bon chrétien il prétend rougir de la
lecture de ces fragments. De plus, il nomme la religion de l’époque classique une « fausse
Théologie ». Autrement dit, la théologie de son temps, le christianisme, est la seule vraie
religion. Les contradictions sont frappantes : La Mothe se présente modestement comme un
bon chrétien tout en citant en même temps des pensées et des écrits relâchés et scandaleux.
Avant de finir la partie sur Dion, Marulle rappelle qu’une infinité de vertus éminentes peut
couvrir des défauts particuliers. Ce brusque retour à la louange est typique de la démarche de
La Mothe le Vayer. Nous y reviendrons.
Saint Augustin
À l’instar des deux illustres précédents, La Mothe le Vayer commence par faire l’éloge de
« cette grande lumière de l’Église » (H, 37). D’un ton faussement indulgent, le sceptique postule
qu’en fait, l’ecclésiastique n’eut point du tout l’intention d’écrire des passages scandaleux ; et
s’il s’en rend coupable, c’est la faute du lecteur qui les interprète abusivement. Il passe ensuite
promptement à la Cité de Dieu – le chef-d’œuvre de saint Augustin – signalant en passant
quelques passages d’un autre ouvrage de l’ecclésiastique : les Confession. Saint Augustin y
confesse ses péchés de jeunesse dans l’espoir d’obtenir l’absolution.
(H, 37)
Dans ce sens,
l’énumération de ces péchés n’est nullement déplacée, de toute façon pas plus que ne seraient
les citations licencieuses de La Mothe le Vayer. Après avoir dénoté quelques passages
douteux dans le grand livre de saint Augustin, les louanges de la Mothe se lisent bien comme
des remarques ironiques :
« [S]i nous n’étions assurés de la sainteté de l’Auteur, ne croirions-nous pas qu’il se
serait plu à décrire des choses que la Nature a soustraites autant qu’elle a pu à notre
connaissance ? » (H, 39).
40
L’hypothèse aurait pu heurter l’idée que la communauté chrétienne se formait du saint,
puisqu’à plusieurs reprises Marulle oppose l’image du noble personnage à celle d’un écrivain
indécent, sans vergogne.
D’entrée de jeu La Mothe le Vayer touche à deux vices – la défloration et la turpitude des
Cyniques – étudiés par saint Augustin dans la Cité de Dieu. Quel que soit le projet visé par le
Père de l’Église, Marulle trouve inacceptable que le Docteur de l’Église, après avoir déployé
un raisonnement logique, décrive des choses si honteuses sans aucune nécessité. Mais Marulle
ne se limite point à ces quelques fragments. Il poursuit son travail avec différents passages sur
la félicité d’Adam et d’Ève dans le Paradis terrestre. Une fois de plus le narrateur pense que
l’apologiste s’est abandonné à son imagination au lieu de se contenter d’exposer l’exégèse
biblique. Du membre viril d’Adam à la jouissance charnelle, saint Augustin ne s’imposait
aucune restriction à l’interprétation du récit de la création :
« Alors la semence virile aurait pu s’introduire dans la matrice de la femme sans porter
atteinte à son intégrité, comme le flux sanguin des menstrues peut sortir de la matrice
d’une vierge en préservant sa vertu. Car la même voie peut servir à introduire l’une et
à évacuer l’autre » (H, 41).
L’ecclésiastique estimait que le dépucelage n’ôte rien à l’intégrité morale d’une femme. Par
ailleurs, à l’époque de Saint Augustin, les Pères se mettent d’accord qu’Adam et Ève ne se
sont connus qu’après avoir été chassé du Paradis terrestre. Selon Marulle, l’audace de saint
Augustin réside par conséquent dans le traitement de thèmes qui ne se sont aucunement
produits.
Notez enfin que La Mothe a souvent recours à un vocabulaire qui appartient au champ lexical
de l’érotisme, même aux moments où il s’écarte de la critique de quelque passage impudique
précis et qu’il s’attache à une critique globale de l’auteur en question même :
« Est-il possible qu’un si grand personnage ait permis à son imagination de pénétrer
jusque dans ces secrets Cyniques et que la main de Saint Augustin n’ait point fait
difficulté de lever le manteau de Diogène pour nous y faire voir des mouvements que
la honte (bien que ce Philosophe fit profession de n’en point avoir) lui faisait à luimême cacher de son manteau » (H, 40).
L’ambiguïté de certaines tournures relève des notions à double entente. De même que le verbe
« pénétrer » pourrait par exemple inciter à une interprétation au sens érotique du terme,
41
« lever le manteau » pourrait également être pris au pied de la lettre. Étant riche en images, la
langue contribue donc notoirement à piquer la curiosité et à exciter les sens auprès du lecteur,
à plus forte raison que les propos de Marulle se lisent plutôt comme des remarques ironiques
que comme des simples affirmations.
Arrivé au terme de son discours, Marulle souligne une nouvelle fois la bonne opinion qu’il
garde des trois philosophes étudiés :
« La bonne opinion que je ne puis perdre, tant de la probité de Sénèque que de celle de
Dion Chrysostome et la grande vénération que je porte à la mémoire de Saint
Augustin, me font croire que les uns et les autres ont estimé qu’on lirait aussi
innocemment leurs livres qu’ils les écrivaient ; ce qui pourtant n’arrive pas toujours,
comme vous l’aura bien fait voir ce discours, peut-être plus long qu’il ne devrait être »
(H, 43).
De cette façon le conférencier revient sur son point de départ : le lecteur est contraint à lire de
tels passages sans songer à mal. Aussi répète-t-il son inquiétude initiale de s’être attardé trop
long sur cette matière.
La dernière partie de l’exposé, celle qui traite de Saint Augustin, mérite quelques précisions
supplémentaires. Il importe de signaler en premier lieu que saint Augustin était l’auteur favori
des jansénistes. Mais, dans la mesure où La Mothe en était un adversaire, il les attaque en
mettant en avant ces passages scabreux. Paul Bénichou, dans Morales du grand siècle,
s’interroge sur la signification précise de ce mouvement religieux. Du point de vue moral, il
décrit les jansénistes comme des « partisans de la thèse la plus rigoureuse ; qu’il s’agît de la
vie individuelle ou de l’organisation de l’Église. Ils s’en prenaient au relâchement des mœurs
et à la corruption des principes du christianisme »85 Dans la mesure où notre auteur est un
défendeur de la liberté de pensée et du libre examen, il est évident que le jansénisme ne
pouvait pas le gagner à sa cause.
Ensuite, supposant que La Mothe n’était pas très chrétien – comme le suggère Ernest
Tisserand86– il est curieux qu’il opte pour un des Pères de l’Église les plus estimés en vue de
défendre sa propre morale en matière de la religion. D’après le sceptique, Dieu existe grâce à
85
86
Cf. BENICHOU, Paul, op. cit., p. 102.
Cf. TISSERAND, Ernest, op. cit., p. 55.
42
un consentement général des hommes. Il soutient cette affirmation en opinant qu’il y a des
endroits sans Dieu.87
Il réfute par-dessus le marché le géocentrisme au profit du système astronomique
héliocentrique de Copernic. Ajoutez à cela qu’il met en doute la véracité de la Bible, de la
Providence ainsi que de l’immortalité de l’âme.88 En un mot, La Mothe garde une attitude
critique et sceptique par rapport aux différentes questions religieuses, dont témoignent
plusieurs de ses écrits – comme le cinquième des Dialogue d’Oratius Tubero sur la Divinité,
et La vertu des païens. Malgré sa volonté de tenir séparées la théologie et la philosophie, La
Mothe ne peut empêcher que les deux doctrines s’entrelacent. Nonobstant, en les séparant La
Mothe s’arrange de laisser décider l’Église des grandes énigmes théologiques, telles que la
Résurrection des corps, l’Immortalité de l’âme, l’Incarnation et le Péché originel.89 Il en
découle que certains contemporains le tiennent pour un athée, ou du moins pour une personne
pas très chrétienne.90 Selon François Garasse, un libertin (même les libertins érudits dont
appartient La Mothe le Vayer) n’est « ni un huguenot ni un athée ni un déiste ni un hérétique
ni un politique, mais un certain composé de toutes ces qualités »91 La Mothe même, en
revanche, avance qu’il adhère à un scepticisme chrétien sans donc nier véritablement à la foi
chrétienne.92 Cependant, selon le père Garasse, cette attitude ne peut dissimuler un athéisme
déplorable. Dans sa Somme théologique des veritez capitales de la religion chrestienne, le
père Garasse distingue diverses espèces de l’athéisme et de leurs prétentions. Il range La
Mothe le Vayer à la frontière entre « l’athéisme de profanation », (la catégorie qui contient les
personnes qui se moquent des mystères de la religion chrétienne) et « l’athéisme de
libertinage et corruption de mœurs » (ceux qui s’abandonnent à la dissolution).93 Lors de la
dernière conférence, nous verrons que La Mothe, par l’intermédiaire de Simonides, se livre à
une critique sévère contre les attributions risibles des saints. En discutant de l’origine des
patrons, des légendes chrétiennes et du caractère superstitieux de la multitude, c’est toute la
structure fondamentale du système chrétien qui est mise en question. En ce sens il vaut mieux
le placer sous l’étiquette de « l’athéisme de profanation », puisque même dans les chapitres où
il parle par exemple des parties génitales de l’un et l’autre sexe, il serait injuste de le décrire
87
Cf. WICKELGREN, Florence L., op. cit, p. 95.
Cf. CHARLES-DAUBERT, Françoise, op. cit, p. 61 & 64 & 74.
89
Cf. WICKELGREN, Florence L., op. cit, p. 103.
90
Cf. TISSERAND, Ernest, op. cit., p. 55.
91
Cf. CHARLES-DAUBERT, Françoise, op. cit, p. 15.
92
Ibid., p. 59.
93
HOUDARD, Sophie, op. cit., p. 53. À côté de « l’athéisme de profanation » et de « l’athéisme de libertinage et
corruption de mœurs », le père Garasse distingue encore « l’athéisme furieux et enragé » (ceux qui nient
l’existence de la divinité).
88
43
comme une personne dissolue, vu qu’il menait la vie d’un honnête citoyen qui ne voulait
point heurter les convenances…
René Pintard résume le style de vie de l’érudit libertin en ces termes : « [D]outer des dogmes
religieux sans croire opportun ni possible de se révolter contre eux ; prendre plaisir à les
combattre sans souhaiter les abattre ; s’amuser d’eux avec une élite sans prétendre en
détromper la foule ».94 Si La Mothe se situe dans les bornes de l’orthodoxie, quel but
pourchasse-il dans ce cas, mettant en évidence des extraits éhontés de Saint Augustin ? Il se
devine qu’en différenciant la raison de la religion, le sceptique peut faire apparemment le
panégyrique de la foi. Mais, semant le doute partout, il bouscule les idées admises et écarte
indubitablement ses lecteurs du culte chrétien plutôt que de les y attirer. Dans ce même ordre
d’idées Florence L. Wickelgren confirme qu’en considérant la religion, La Mothe ne fait que
repousser la raison, sans tout de même la détruire.95
Les participants au débat manifestent une si grande satisfaction que Racémius leur propose
d’entamer le lendemain par un exposé sur les parties naturelles de l’un et de l’autre sexe, un
thème qui se situe dans le droit fil du discours de Marulle. Il ne laisse guère de doute sur la
portée licencieuse de son exposé, ajoutant qu’il ne rougira point de « nommer ingénument
toutes choses par leur nom »
(H, 43)
. À l’opposé de ce que les auditeurs le reprennent, ils se
rangent à son avis.
Remarquez que pendant cette séance, les complices se réfèrent à deux Écoles antiques :
l’École des Cyniques et celle des Stoïciens. La première, fondée par Antisthène, préconise
l’expression à la vue de tous de ce qui est permis en soi (la masturbation par exemple). Le
défendeur le plus connu est sans doute Diogène de Synope qui faisait preuve de conceptions
peu conventionnelles ; comme le prouve l’anecdote évoquée par Marulle, tirée de la Cité de
Dieu de saint Augustin, à propos de la masturbation de Diogène :
« il [saint Augustin] ne peut croire que Diogène, ni ceux de sa famille, qui ont eu la
réputation de faire toutes choses en public, y prissent néanmoins une véritable et solide
volupté, s’imaginant qu’ils ne faisaient qu’imiter sous le manteau Cynique les
remuements de ceux qui s’accouplent, imposant ainsi aux yeux des spectateurs, bien
qu’en effet ils ne pussent pas seulement bander le nerf en leur présence » (H, 40).
94
95
Cf. PINTARD, René, op. cit., p. 505.
Cf. WICKELGREN, Florence L., op. cit, p. 104.
44
Jean-Pierre Cavaillé tient cette action dite contre-nature pour un indice de naturalisme
foncier ; et il estime qu’en l’évoquant, le sceptique s’approche dangereusement des pourceaux
voluptueux d'Epicure, ou de ces philosophes cyniques, qui ne rougissent point à la
masturbation et à la copulation en public. Il précise ensuite – afin d’éviter toute confusion –
que ce public n’est point celui du forum, sinon celui d’une littérature licencieuse fort
ancienne. Avec l’Hexaméron, La Mothe le Vayer s’inscrit manifestement dans ce même
courant littéraire quand il attire l’attention sur des passages scabreux, même si ceux-ci ne
dérivent pas de sa propre plume.
Les stoïciens, dont le fondateur était Zénon de Citium, consentent à une doctrine analogue. Le
nom de « stoïcisme » vient du grec « Stoa Poikilê », un portique de l’Agora à Athènes où les
stoïciens se réunissaient et philosophaient. Le stoïcisme constitue une philosophie dominée
par la recherche de la maîtrise des passions. Il est devenu une des philosophies dominantes en
Occident.96 (cf. supra)
Ménalque précise qu’« il n’y avait rien de honteux à dire en tout ce qu’on voulait
ordinairement faire passer pour tel » (H, 43). Cette affirmation est une attaque directe contre tous
ceux qui inculquent aux gens la pudeur et l’angoisse devant tout ce qui est charnel. C’est une
des idées-clés de l’Hexaméron.
L’épisode se termine symboliquement quand les confrères se quittent, voyant les cérémonies
des Bacchanales, fêtes copieuses et libertines à la campagne.
Réflexions
L’étude de la deuxième journée fait ressortir deux principes fondamentaux grâce auxquels
l’Hexaméron rustique gagne de l’intérêt. Tout d’abord nous constatons que tout au long de
l’ouvrage le narrateur ne cesse de se déculpabiliser, assurant qu’il ressent de la honte à
l’écriture et à la lecture de tant de grossièretés. Ainsi répond-il à la disposition d'esprit de la
majorité de ses contemporains. Vers la fin du XVIè siècle, les autorités, et l’Église plus que
tout, crient au scandale à propos de la sensualité et des appétits humains, inculquant la honte
devant la chair et la crainte du péché. Cette ambiance pessimiste, qui enveloppe la société,
96
ARON, Paul, SAINT-JACQUES, Denis, VIALA, Alain, op.cit., p. 586.
45
empêche presque toute forme de plaisir ou de divertissement. Nonobstant, tout le monde
n’acquiesce pas aux volontés des censeurs. Ainsi la littérature se prête-t-elle, mieux que tout
autre genre artistique, à la création d’un univers imaginaire dans lequel les rêves, les élans du
désir, voire l’appétit sexuel, ont l’occasion de s’épanouir. Michel Jeanneret signale que le
XVIIè siècle s’oriente progressivement vers une scission du corps et de l’âme à cause de la
rigueur morale. D’où l’intérêt de la conception de saint Augustin, reprise par La Mothe, sur la
virginité, l’abstinence et la pudeur. L’érotisme se traduit en conséquence comme un geste de
révolte contre le pouvoir mondial et ecclésiastique.97 De ce fait l’Hexaméron, bravant les
bienséances au temps du Roi Soleil, s’inscrit dans le cadre de l’esprit libertin.
Captant l’attention du public au moyen d’une matière prohibée – la sexualité – La Mothe vise
à informer ses lecteurs potentiels sur divers fragments bouleversants qui figurent dans
l’histoire littéraire et, ce qui est plus important, il les pousse à adopter une attitude critique à
l’égard de tout ce qui les entoure. Ce deuxième principe apparaît surtout lorsque La Mothe le
Vayer étudie saint Augustin. Réitérant maintes fois qu’il n’envisage point du tout blâmer le
Père de l’Église, ses observations ne passent toutefois pas inaperçues. Certes, il ne dit pas
nettement que la religion est trompeuse, mais à l’aide du doute et de l’ironie il pousse les
lecteurs subtilement à considérer la foi chrétienne d’un œil critique. Du reste, le philosophe
sceptique invite à ne pas trop confondre le doute avec l’hérésie ou l’impiété.98
Sur le modèle du premier discours d’Égisthe, l’érudition de La Mothe se décèle une fois de
plus grâce aux multiples citations tirées d’ouvrages connus et appréciés. Que se soit dans les
Controverses de Sénèque, les Oraisons de Dion ou la Cité de Dieu de saint Augustin, les
solides connaissances que La Mothe en a, ne font aucune ambiguïté sur son savoir et sa
passion. Comme nous avons déjà noté, il les cite dans leur propre langue. Par corollaire il
restreint volontiers le nombre de lecteurs éventuels. Si son objectif est d’influer le plus
possible sur la conduite du grand public, pourquoi ne traduit-il pas alors les citations en
français ? La réponse s’avère évidente. Dans un temps où le contrôle sur les productions
artistiques, sur la pensée et sur la vie s’amplifie, La Mothe, comme beaucoup d’autres lettrés,
veille à ce que la censure ne l’accuse pas d’incrédulité et d’hérésie. Quoique ses messages
n’arrivassent donc pas toujours aux oreilles de la foule, ils s’infiltraient assez aisément dans
les salons des cultivés, des « esprits forts ».
97
Cf. JEANNERET, Michel, op. cit, p. 17.
Cf. PAGANINI, Gianni, « La dynamique du scepticisme chez La Mothe le Vayer », in MCKENNA, Antony,
MOREAU, Pierre-François, op.cit., p. 22.
98
46
La littérature ne constitue pourtant pas le seul exutoire. Dans l’abrégé d'histoire générale du
libertinage (cf. supra) nous avons mentionné brièvement la peinture comme une autre forme
artistique qui permet à l’homme de s’évader de cet univers étouffant. Deux tendances se
contrebalancent, maintenant en équilibre des aspects moralisateurs et distrayants. Les tableaux
édifiants se moquent de la bêtise et de la crédulité de l’être humain, tandis que d’autres toiles
représentent des bistros, des scènes de proxénétisme ou des bordels sans vraiment répandre
une morale sévère. Ainsi, à partir du XVIè siècle, la représentation d’ivrognes était-t-elle à la
mode dans la peinture de la Flandre et de la France du nord99. Cette digression s’associe à une
dernière remarque qui porte sur les Bacchanales. En effet, le libertinage érotique s’entrevoit à
côté du libertinage érudit au moment où les six doctes se quittent. Il trouve son expression par
l’évocation de ces fêtes agricoles auxquelles l’alcool coule royalement. Dans la mythologie
latine, Bacchus était le dieu du vin, de la liberté sexuelle et de la fécondité. Le goût de
l’ivresse lui a valu une mauvaise réputation. Pourtant il apportait non seulement l’alcool, mais
aussi la culture et l’inspiration dans les beaux-arts.100 Du coup ces fêtes se présentent comme
le versant physique du libertinage auquel les participants s’adonnent après avoir réfléchi et
débattu ensemble. Que les six compagnons participent aux cérémonies pour en s’inspirer,
nous pourrons le deviner…
3.3.3. Troisième journée : « Des parties appelées honteuses aux hommes et aux
femmes », par Racémius.
Structure et thème
À la naissance du troisième jour, les érudits sont contraints de remettre leur entretien à
l’après-midi à cause du mauvais temps. Après le déjeuner le ciel s'éclaircit de sorte que la
conférence peut avoir lieu. Cependant, un autre retardement empêche d’entamer le débat. –
Pour s’être trompé de papier, Racémius demande à son « Basque » d’aller chercher le bon
document. Il ajoute ensuite, à propos de son valet, un aimable calembour qui évoque l’esprit
raffiné de La Mothe le Vayer : « Il a des jambes de son pays, qui est encore celui des bons
jambons » (H, 45). Au sens propre, il n’y a rien qui pourrait faire scandale. En revanche, dans le
99
Tentoonstelling geleid door DE GENDT, Annemie, « Lof der zotheid, hekeling van de menselijke
dwaasheid», Sint Niklaas, 10/09 > 30/11/2006.
100
GRIMAL, Pierre, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1979, p. 126-127.
47
registre informel, il se peut que le mot « jambon » porte la signification de « cuisse ». Le
piquant de l’expression fait alors sourire, vu qu’à la fin du chapitre précédent l’auteur réfère
de façon subtile à la liberté et à la débauche des Bacchanales. Dans ce sens la saillie de
Racémius pourrait faire allusion aux cuisses solides d’un homme ou d’une femme ; une
interprétation qui souscrit à l’esprit libertin, le fondement de cet ouvrage. Ainsi, même dans la
phrase la plus banale, les notions sont-elles chargées de significations ambiguës qui traduisent
la morale libertine.
Les participants au dialogue occupent le temps de l’attente à discuter de quelque sujet
intellectuel. Force est de constater qu’à l’instar des journées précédentes, l’objet abordé avant
la question proprement dite, concerne quelque débat actuel. Lors de la première réunion,
Racémius avait défendu le point de vue qu’une œuvre doit instruire le lecteur et produire
quelque chose dans son âme. Au dessein, l’écrivain est contraint de trouver un équilibre entre
la présentation de pensées sensées et l’utilisation de figures de style qui apportent une certaine
élégance dans ses propos. Ce thème est repris et enrichi lors de cette troisième journée. À
partir du mot « pochette », Ménalque et Racémius se lancent dans un débat sur l’éloquence
française. Selon Ménalque « poche » est « en usage jusque dans les Romans »
Racémius riposte qu’il ressemble à « ces éplucheurs de paroles et même de syllabes »
(H, 46).
(H, 46),
contre lesquels il a pourtant tendance à former les plus rudes invectives. Racémius se montre
dur envers ceux qu’il désigne de « prétendus Puristes » et qu’il définit par l’ancien proverbe :
« Purus Grammaticus, purus Asinus [parfait érudit, parfait crétin] » (H, 46).
Dans son ouvrage Considération sur l’éloquence française, La Mothe le Vayer s’interroge
également sur l’éloquence qui suit l’idéal des grands rhéteurs classiques d’un côté, et sur
l’éloquence de son époque de l’autre. De la sorte il participe à la première querelle des
Anciens et des Modernes ; soutenant l’opinion que l’éloquence doit être mise au service de
l’expression d’une idée.101 Cette pensée suit celle de Quintilien – son maître en rhétorique :
« le langage est une manifestation, une transparence de l’esprit et de l’âme ».102 Dans
l’Hexaméron rustique, La Mothe attribue de pareilles réflexions à Simonides :
101
Cf. WICKELGREN, FLorence L., op. cit, p. 151-157.
QUINTILIEN, Institution oratoure Livre I, texte établi et traduit par Jean COUSIN, Paris, Les Belles Lettres,
1975, p. LXXIV.
102
48
« [I]l n’y a rien de plus ridicule, ni de plus impertinent, ce me semble, que de donner
tous ses soins à choisir de jolies dictions et à former d’harmonieuses périodes, sans se
soucier beaucoup des pensées, qui font la plus importante partie de l’oraison. Ceux qui
sont de cette humeur (et il en est aujourd’hui plus que d’autres) ressemblent à la
corneille d’Ésope, qui dans un grand caquet ne rend point d’augure ; comme tous leurs
discours, pour polis qu’ils paraissent, ne touchent point l’âme et n’expriment rien dont
l’on puisse tirer quelque profit. » (H, 46)
Ce paragraphe contient la pensée essentielle de La Mothe le Vayer en ce qui concerne la
littérature. Il éprouve manifestement une vive contrariété envers les puristes qui, à son avis,
disent beaucoup tout en disant rien. Le renvoi à Ésope est significatif de l’opinion de La
Mothe sur les Modernes. Plutarque décrivait cet écrivain grec comme un homme très laid et
méprisé : « c’était un esclave, prisonnier de guerre, laid et boiteux (son nom signifie « pieds
inégaux »), bossu et bègue, qui contait avec esprit des apologues et des récits familiers ».103
En même temps La Mothe exprime clairement ce qu’il attend d’un bon texte : il doit à la fois
instruire (docere) et plaire (delectare) l’âme du lecteur ou de l’auditeur. L’influence de
Quintilien est indéniable104 :
« J’aime autant que personne les termes élégants et les nobles expressions ; mais je
veux avec Quintilien, que tout cela serve à expliquer un sens qui soit encore plus
considérable et qu’on ait plus de soin de celui-ci que de tout le reste » (H, 47).
Le narrateur conclut que tous les grands rhéteurs grecs et romains ont partagé ce même
sentiment. Rassurant qu’il n’à point l’intention de mépriser « la belle élocution, ni la haute
éloquence » (H, 47), l’auteur poursuivra le débat sur l’éloquence française lors de la cinquième
journée, quand Ménalque discourt sur l’éloquence de Guez de Balzac. Dans cet exposé, le
narrateur se propose de réfuter les critiques faites par Balzac à l’égard des Anciens et de
montrer une fois pour toutes la supériorité de l’idée comparée aux beaux termes. Ainsi, La
Mothe nous fait-il part, à travers les propos de l’instance énonciative, de sa pensée en
mesurant le pour et le contre, prenant d’abord ce qu’il considère le contre, c’est-à-dire
l’opinion des modernes qui préfèrent la forme à la matière d’un texte, pour mieux conduire le
lecteur à sa propre vision de la littérature qui favorise l’art des anciens en général, et dans ce
cas l’expression d’une pensée en particulier.
103
http://www.gallica.bnf.fr.
Sous 3.3.1 nous avons expliqué en détail la technique oratoire de Quintilien. Certaines idées mentionnées
dans ce chapitre sont reprises et amplifiées.
104
49
Le retour du Basque fait que les locuteurs abandonnent ce débat afin de prêter enfin la parole
à Racémius. Comme les journées antérieures, le sujet du débat qui précède au monologue
paraît fortement intéressant, mais La Mothe décide de l’interrompre brusquement une fois de
plus afin d’entamer la conférence principale. Cependant, en considérant ces mini-débats, nous
découvrons que l’auteur y traite toujours des thèmes similaires, à savoir des sujets qui ont un
rapport avec le monde des Anciens. La cohérence de l’ouvrage ne se trouve donc non
seulement dans les entretiens principaux, sinon aussi dans ces mini-discussions.
Le titre de l’exposé « Des parties appelées honteuses aux hommes et aux femmes » suppose
que Racémius se soit plongé dans un travail licencieux, bravant les convenances de son siècle.
Comme ce sujet fait toujours rougir, on peut présumer qu’à l’époque de La Mothe le Vayer –
avec sa morale rigide et sa névrose collective devant la chair (cf. supra) – l’étude d’une telle
matière fût d’autant plus dangereuse. Comment est-il possible que La Mothe ait eu la
hardiesse de s’y attaquer sans qu’il se soit créé les pires ennuis?
L’exposé se présente en forme de lettre. Racémius n’a effectivement point voulu changer la
structure de son écrit qu’il avait autrefois rédigé dans le but de répondre à des questions
licencieuses – touchant aux parties intimes de l’un ou l’autre sexe – posées par une de ses
connaissances. La composition épistolaire n’est aucunement arbitraire. Elle permet à l’auteur
de créer une « fausse » réalité, c’est-à-dire que l’écrivain peut augmenter le réalisme de son
œuvre en s’appuyant sur une correspondance, quoique fictive dans ce cas, entre un émetteur et
un récepteur (ou un auteur et un lecteur).105 Cela implique une distanciation de la part de
l’écrivain dans la mesure où il feint de répondre aux questions d’un ami. Quoique dans
l’Hexaméron les noms des personnages soient inventés, ils renvoient tous à des personnes
bien réelles, du moins dans le cas des participants aux conférences. En revanche, le
destinataire de la lettre n’est point identifiable dans l’ouvrage, à moins que ce soit le lecteur
même qui est visé.
Ensuite, avant de procéder au nœud de l’exposé, Racémius exprime la « pudeur » qu’il ressent
à la description de pareil thème. Quoique nous puissions nous attendre à la notion plus
105
Il se peut que l’auteur s’appuie sur des lettres réelles, comme c’est souvent le cas dans des romans de guerres
qui relatent des histoires véridiques. Par conséquent il est important de bien distinguer ces œuvres de celles qui
contiennent des lettres fictives, établissant une relation (à travers la correspondance) entre des personnages
inventés. Pensons aux Lettres persanes de Montesquieu, Julie ou la Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau
et Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos.
50
courante – « honte » –, l’auteur opte très consciemment pour un autre mot afin de traduire sa
gêne et sa confusion. Selon lui, la différence fondamentale qui distingue la pudeur de la honte
réside dans la nature inhérente et usuelle de chacune de ces passions : « [V]ous savez bien
qu’encore qu’il y ait de mauvaises hontes, la pudeur n’est jamais condamnée, parce qu’elle est
toujours honnête »
(H, 48).
En d’autres mots, alors que la pudeur est d’un naturel honnête, la
honte ne l’est pas toujours. La fonctionnalité de cette explication de l’auteur est assez
évidente, puisqu’elle lui permet de souligner une fois de plus ses bonnes intentions, à moins
qu’il ne s’agisse d’ironie bien sûr. Mais, c’est indécidable. Tout le premier paragraphe de la
lettre sert ainsi à se justifier pour que le lecteur – et la censure avec lui – soit bien convaincu
de l’embarras du narrateur :
« Et contentez-vous que je vais me contraindre beaucoup pour vous satisfaire
aucunement, vous protestant que je ne me fusse jamais persuadé qu’une Lettre écrite
autrefois, touchant les Eunuques, m’eût du réduire à la nécessité que vous m’imposez
de vous faire celle-ci. » (H, 48)
Après cette contestation ultime, Racémius aborde enfin le thème annoncé et semble céder à la
tentation de causer d’un sujet aussi provocant qu’intéressant. Il se dégage très vite de l’étude
de cette partie que sa gêne n’empêche pas une élaboration organisée ni une description
détaillée des parties sexuelles de l’homme et de la femme. D’emblée Racémius fait observer
que dans pratiquement toutes les langues, les mots qui servent à désginer les parties génitales
portent des connotations négatives, relatives à la pudeur :
« Je laisse le terme Grec αiδoîov*[parties honteuses] et celui des autres langues, qui
font voir que toutes les nations ont convenu de ce sentiment, d’avoir de la pudeur pour
une chose, quam ne ad cognitionem quidem admittere severioris notae homines solent.
[à laquelle les hommes d’un caractère austère ont coutume de ne pas même penser. »
(H, 49)
En considérant la locution française « parties honteuses » dans plusieurs parlers, – comme en
néerlandais : « schaamdelen » ; en anglais : « privy parts » et en allemand : « Schamteile » –,
la remarque de La Mothe paraît extrêmement judicieuse. Bien que toutes ces idiomes
possèdent des notions plus neutres – « geslachtsdelen », « genital parts », « Genitalien » –, les
expressions mentionnées ci-dessus ne sont pas moins en vogue. Manifestement à tous temps
et en tous lieux les parties sexuelles ont été enveloppées de mystère et de pudeur. Racémius
étaie sa position par des preuves tirées de la Bible ainsi que des sciences naturelles, ne doutant
pas que ce qui est aujourd’hui considéré comme impudique l’était également jadis. Cependant
51
Michel Jeanneret objecte à l’idée que les normes et les actions touchant à la sexualité soient
immuables. Il opine que même dans ce domaine, les conceptions fluctuent :
« Les interdits changent et les frontières de la tolérance varient selon de multiples
paramètres – l’époque, le milieu social, la religion… – Les normes qui définissent
l’érotisme, et à plus forte raison les distinctions entre divers degrés de provocation –
l’obscène, le pornographique –, sont instables et appellent une enquête particulière.
(…) Tandis que les bornes de la décence et celles de la faute bougent, les sanctions,
elles aussi, fluctuent. »106
En effet, la fluctuation des normes est une donnée évidente et inévitable. Force est de
constater que les normes et les valeurs attribuées aux parties génitales, au sexe et à l’érotisme
restent quasi immuables. Si aujourd’hui nous traversons une période de crise morale, les
tabous sexuels et érotiques demeurent.
D’après l’instance narrative, la Bible démontre qu’avant la chute, Adam et Ève ne couvraient
pas les parties qui servent à la génération. Si c’était à partir du moment où Dieu a chassé
Adam et Ève du Paradis que l’homme couvrait les parties génitales, la honte éprouvée pour
tout ce qui concerne la procréation jusqu’à nos jours serait due au péché originel. Nonobstant,
il importe de garder à l’esprit que le christianisme est né avec le Christ, des siècles et des
siècles après la Chute. Dès lors il est difficile de définir la position et l’intention de l’auteur en
fait de cet exemple et de mesurer la portée de ses paroles.
Racémius ne s’interroge toutefois pas uniquement sur les écrits qui ont fondés le catholicisme.
Changeant brusquement de registre, il éreinte la « profanation » des païens puisque ceux-ci
ont commis, selon lui, « d’étranges effronteries »
(H, 50)
en fait des parties sexuelles : « Quel
prodigieux aveuglement de s’être fait une divinité de cet instrument sous le nom de Priape,
parce qu’il est le principe actif de la génération ! » (H, 50) Dans la mythologie grecque, Priape –
fils de Dionysos et d’Aphrodite – est le protecteur des jardins et des troupeaux. Représenté
avec un phallus en érection (annexe : figure 2), il était avant tout un dieu de la fertilité.107 Or,
le narrateur ne conçoit apparemment pas que la mythologie païenne ait converti le membre
viril (« cet instrument ») en un symbole et en un attribut caractéristique d’un dieu. Il est
toutefois à présumer que l’exclamation du philosophe soit ironique, puisque la reproduction
suscite à l’époque la curiosité des scientifiques, si bien que la phrase exige une lecture plutôt
106
107
Cf. JEANNERET, Michel, op. cit, p. 14.
Cf. GRIMAL, Pierre, op. cit., p. 394-395.
52
positive, prenant la signification générale d’« éblouissement » ou d’ « admiration » pour l’acte
sexuel ; comme il l’insinue un peu plus loin : « Peut-être était-ce pour signifier que la plus
grande éloquence serait inutile en amour, si l’on n’y employait autre chose » (H, 50).
L’auteur s’attarde ensuite sur l’apparition et l’histoire du culte de Priape, faisant étalage de
son érudition en s’appuyant sur maints intellectuels grecs – comme les géographes Strabon et
Ramusio, et l’historien et chroniqueur Diodore Sicilien. Il examine le culte en Grèce, en
Sicile, en Gaule, en Amérique septentrionale et en Asie Mineure. Par corollaire tous ses
reproches à l’adresse des athées doivent être lus dans une lumière nouvelle. Démontrant que
partout dans le monde les peuples ont honoré la verge, les réflexions du lettré renferment un
sens caché de manière que l’effet obtenu diffère du résultat attendu : au lieu de gagner le
lecteur aux dogmes religieux, l’auteur de l’Hexaméron l’éloigne justement des idées
traditionnelles et le conduit à accepter ces « vilaines représentations »
(H, 51)
et la valeur que
celles-ci incarnent. Dans son étude sur le libertinage érudit en France au XVIIè siècle,
Françoise Charles-Daubert insiste sur cet universalisme religieux qui est un des principes à
l’origine de la relativité de la morale :
« si les lois sont relatives et dépendent de la coutume (et non de la raison), si les
religions varient d’une contrée à l’autre, s’il n’y a rien au monde qui n’ai été divinisé,
la morale aussi est relative, et c’est ainsi qu’il faut la comprendre, et non comme un
commandement divin. Elle n’a, comme les lois, que la valeur de son efficace ; elle est
conventionnelle et provisoire au même titre que les représentations scientifiques ».108
Autrement dit, la morale est vue comme un système de règles provisoires régissant les
relations sociales, comme les lois règlent les rapports des hommes au sein de la société civile.
Le philosophe sceptique poursuit son raisonnement en attirant l’attention sur le
« fonctionnement » de cette partie du corps masculin. Pour le faire il se base sur Des parties
des Animaux d’Aristote. Premièrement, il remarque que « ce membre est le seul qui croît et
qui diminue sans qu’on soit malade » (H, 51). Bien que l’ouvrage traite des animaux, il est clair
que La Mothe le Vayer s’en sert pour référer à la verge humaine, lui attribuant une espèce
d’indépendance fonctionnelle de sorte qu’il peut innocenter les actions accomplies par cette
partie. Au dernier chapitre de l’œuvre d’Aristote – « Du mouvement des animaux » –, La
Mothe trouve la confirmation de sa pensée quand il observe que le cœur et le membre viril ont
108
Cf. CHARLES-DAUBERT, Françoise, op. cit., p. 58.
53
des mouvements involontaires et incontrôlables. Cette idée révèle l’influence incontestable de
Montaigne sur la pensée de La Mothe. Dans son essai sur les « Vers de Virgile », Montaigne
raconte l’anecdote du pape Paul IV qui faisait castrer un grand nombre de statues antiques à
Rome par peur que leur vue ne corrompe la vue des citoyens. Montaigne s’en moque en
discutant sans vergogne du membre « indocile » de l’un et l’autre sexe ainsi que des dangers
de l’imagination causés par la dissimulation des parties génitales.109
Dans un deuxième temps, le narrateur s’intéresse à quelque maladie sexuellement
transmissible, plus exactement la gonorrhée (aussi appelée familièrement chaudepisse ou
chtouille), une infection des organes génito-urinaires, et au Priapisme.110
Finalement, citant un vers écrit par un poète dont il refuse l’identification, La Mothe fait
allusion à un libertinage « accompagné d’impiété » : « et habet mea Mentula mentem ; » (H, 52)
– ce qui signifie « et ma verge a un esprit » – contre lequel il s’insurge lorsqu’il qualifie ce
vers d’« infâme allusion ». (H, 52) Quoiqu’il garde le silence sur le nom du poète en question, il
ne serait pas impossible qu’il renvoie à Théophile de Viau ; son contemporain considéré
comme athée et libertin d’esprit et de cœur.111 En effet, vers 1620 un libertinage qui vise à
scandaliser par maintes provocations se développe à la Cour. Cette forme choque les mœurs
par ses débauches et par la publication de chansons obscènes et souvent blasphématoires. Du
coup, la répression se renforce. Une des cibles privilégiées des jésuites devient alors le poète
Théophile de Viau (et tous ceux qui le suivent et l’imitent), qui n’est en fait l’auteur que de
quelques pièces du recueil poétique plus ou moins licencieux : Parnasse des poètes
satyriques.112 Cependant, d’après Isabelle Moreau et Grégoire Holtz, Théophile serait plutôt
la victime d’une cristallisation de tous les enjeux de la liberté de parole.113 Le renvoi explicite
à un libertinage impudique et érotique prouve que La Mothe était bien conscient de
l’existence de différentes formes de libertinage.
109
Cf. MONTAIGNE, Michel, op. cit., p. 1344-1345 (III, V) : « Les Dieux, dit Platon, nous ont fourni d’un
membre inobédient et tyrannique : qui, comme un animal furieux, entreprend par la violence de son appétit,
soumettre tout à soi. De même aux femmes le leur, comme un animal glouton et avide, auquel si on refuse
aliments en sa saison, il forcène impatient de délai ; et soufflant sa rage en leurs corps, empêche les conduits,
arrête la respiration, causant mille sortes de maux : jusques à ce qu’ayant humé le fruit de la soif commune, il en
ait largement arrosé et ensemencé le fond de leur matrice. On se devait aviser aussi mon législateur, qu’à
l’aventure est-ce un plus chaste et fructueux usage, de leur faire de bonne heure connaître le vif, que de le leur
laisser deviner, selon la liberté, et chaleur de leur fantaisie : au lieu des parties vraies, elles en substituent par
désir et par espérance, d’autres extravagantes au triple. »
110
ROBERT, Paul, Le nouveau Petit Robert de la langue française 2003, texte remanié et amplifié sous la
direction de Josette REY-DEBOVE et Alain REY, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2003.
111
Théophile de Viau, Après m’avoir fait tant mourir, édition présentée et établie par Jean-Pierre CHAUVEAU,
Paris, Gallimard, 2002.
112
Cf. CHARLES-DAUBERT, Françoise, op. cit., p. 21.
113
Cf. MOREAU, Isabelle, HOLTZ, Grégoire, op. cit., p. 173.
54
Après l’étude des termes qui désignent la verge, de son culte, des origines de la pudeur qui
entoure cette partie et de son fonctionnement, La Mothe se lance dans une réflexion sur
l’importance de sa grandeur au sens littéral du terme. Il conclut que la longueur du membre
viril ne joue pas un rôle capital dans l’acte sexuel. Même s’il prend des dimensions énormes,
comme celui que possédaient ces hommes dont parle Lucien114, au second livre de ses
Histoires vraies, l’on ne serait point plus heureux qu’un autre homme, si on ne se singularisait
pas par d’autres particularités. Il faut remarquer qu’à l’époque de Lucien, de pareilles
exagérations sont nécessaire afin d’obtenir un effet ironique dans une société qui n’a pas
encore problématisé la nudité. D’ailleurs, la représentation de la nudité apparaît très tôt dans
l’histoire humaine. Les premières sculptures nues (retrouvées aux Cyclades), représentant
usuellement des guerriers et des musiciens et faites de marbre, datent d’approximativement
3500 avant Jésus-Christ. Ces statues se font remarquer nettement par la partie génitale
masculine. Cette expression artistique sera graduellement influencée, puis remplacée, par l’art
grec. L’admiration pour la nudité des sculpteurs grecs s’entrevoit grâce à une infinité de
statues nues – les premières datant de la période archaïque (avec le kouros et le korè, annexe :
figure 3) – qui inspireront encore la Renaissance et le néo-classicisme des XVIIIè et XIXè
siècles européens.115 À l’Antiquité la nudité n’est toutefois pas provocante, étant donné que la
légitimité de l’image érotique est assurée, d’après Michel Jeanneret, « par un consensus qui
existe entre l’artiste et son public ».116 Ce n’est qu’au moment où l’Église impose ses vues,
que la nudité fait détourner les têtes et baisser les yeux.
Le narrateur abandonne désormais le membre viril pour causer de « quelque chose qui
concerne ce que les femmes couvrent si soigneusement et avec tant de pudeur »
(H, 53).
Parallèlement à la description de la verge, Racémius s’intéresse au culte du membre féminin.
D’emblée il met donc en rapport les « parties honteuses » de l’un et l’autre sexe. D’après lui,
le vagin représente le principe passif de la génération, contrairement à la verge qui, elle,
constitue le principe actif. Il corrobore cette pensée avec plusieurs historiettes, comme celle
du Roi d’Égypte Sésostris :
114
LUCIEN, Histoires vraies et autres œuvres, Introduction, traduction nouvelle et notes de Guy Lacaze, Paris,
LGF, 2003, p 295-296 : « Peu après, nous aperçûmes des hommes qui avaient une étrange façon de naviguer : ils
étaient à la fois marins et vaisseaux. Je vais dire leur mode de navigation. Couchés sur le dos dans l’eau, mettant
leur sexe en érection – et ils l’ont de belle taille –, ils y attachaient une voile qu’ils déployaient, puis, tenant à
deux mains les boulines, ils naviguaient, entraînés par le vent. »
115
JANSON, H.W., Wereldgeschiedenis van de kunst, De Haan, 1994, ps. 87 & 111.
116
Cf. JEANNERET, Michel, op. cit, p. 48.
55
« [Il] prit la licence de représenter sur des colonnes cette partie féminine aux lieux
qu’il avait subjugué sans combat ; élevant des Priapes où il avait trouvé de la
résistance » (H, 54).
Le manque de résistance est donc lié au sexe féminin dit passif, alors que la verge serait le
symbole effronté du combat, de la bravoure et de la victoire. Notez que la passivité des parties
sexuelles de la femme était déjà indiquée par Michel de Montaigne dans son essai sur
« l’Oisiveté ».117 De la sorte le rôle passif auquel est soumis la femme est mis à l’avant-scène.
Sur ce sujet, Michel Jeanneret rappelle les pensées de Montaigne, qui soutenait une
conception sur les femmes assez notable à son époque :
« Les femmes sont naturellement sensuelles. Or, les hommes leur imposent une vertu
et une fidélité que seules les plus héroïques peuvent atteindre. Les autres sont
condamnées à l’hypocrisie, à la dissimulation et au refoulement. »118
À l’époque de La Mothe le Vayer, les femmes étaient effectivement tenues à une obéissance
inconditionnelle à l’homme. Les pressions effectuées par l’Église affectaient avant tout les
femmes et la sexualité féminine. La vertu souveraine pour elles, c’était la pudeur et, en dehors
du devoir de maternité, la continence.119 À l’instar de Montaigne, l’auteur d’Éros rebelle
estime que dans une atmosphère si asphyxiante, il était pratiquement impossible de maintenir
un tel régime, étant donné que l’excès de la règle pousse souvent à la transgression. Par
conséquent il est fort probable que beaucoup de femmes ont transgressé la loi socio-morale.
Dans son essai sur les « Vers de Virgile », Montaigne tente d’intégrer et de faire accepter le
sexe comme une part normale de notre monde. Or, nous verrons ensuite que ce vœu va dans le
sens contraire de l’histoire. Le XVIIè siècle bannira le sexe dans la clandestinité et en fera un
tabou.120.
Toute la dernière partie du discours de Racémius jette le discrédit sur le sexe féminin. Une
série d’anecdotes concernant le vagin montre de quel bois les femmes se chauffent :
117
Cf. MONTAIGNE, Michel, op. cit., p. 86 (I, VIII) : « Et comme nous voyons, que les femmes produisent
bien toutes seules, des amas et pièces de chair informes, mais que pour faire une génération bonne et naturelle, il
les faut embesogner d’une autre semence ».
118
Cf. JEANNERET, Michel, op. cit, p. 93.
119
Ibid., p. 116.
120
Ibid., p. 117.
56
« Jean Léon rapporte, dans le neuvième livre de son Histoire d’Afrique, une chose
étrange à ce propos, que si une femme rencontre un lion au commencement de l’hiver,
lorsqu’il est en amour et le plus furieux, elle se troussant et lui montrant sa nature, il
baisse la tête et sans lui faire mal prend une autre route en rugissant » (H, 55).
Est-ce par dégoût que le lion s’éloigne ? ou par honte ? La Mothe estime que le charme ou
« le philtre » (H, 55) de cette partie de la femme est tel qu’il est difficile de l’exprimer. Elle est
indissolublement liée, au sens figuré, à la verge et à l’acte sensuel. La Mothe fait ainsi
référence à l’histoire de Balbo – l’épouse de Dysaulès –, la femme qui peut mettre des armées
en déroute en exhibant son sexe.121 Cette histoire est donc le pendant du mythe de Priape.
La partie dans laquelle le narrateur traite le sexe féminin est notablement plus courte que celle
sur la verge. Le procédé est toutefois le même : évoquant le culte du membre sexuel de la
femme dans divers coins du monde et émaillant son discours d’anecdotes et de citations
truculentes, La Mothe prouve la relativité des différences entre les cultures d’un côté, et
défend l’idée qu’un sujet pareil devrait pouvoir faire l'objet d'une discussion, contrairement à
ce que postulent les instances religieuses. Dans la pénultième phrase de son exposé, ce double
volet est explicité : « Mais, c’est par trop s’arrêter sur des choses qui font voir l’extrémité de
nos dissolutions et leur étendue par toute la terre »
(H, 56).
Il est vrai qu’au XVIIè siècle, le
choix de développer un sujet de ce type est intrépide, car étalant les extrémités de la
dépravation des mœurs contre laquelle prêchent avec persévérance les docteurs de l’Église.
Mais, l’omniprésence d’ouvrages qui mettent en garde l’homme contre ces péchés défendus
par l’Église – comme la concupiscence, le plaisir charnel ou la jouissance tout court –
diminue incontestablement la rigueur du clergé et tourne en dérision son raisonnement et ses
convictions…
Enfin, parvenu à la fin de son discours, Racémius signale une fois de plus à quel point il a fait
toute cette lecture à contrecœur, n’y voyant aucune alternative puisque il ne voulait point
outrager le destinataire de la lettre, la personne anonyme qui lui avait posé des questions
licencieuses et l’avait « obligé » de les répondre : « Ne m’obligez plus, je vous supplie, à de
semblables discours » (H, 56). Ainsi fuit-il la responsabilité, la rejetant sur quelqu’un d’autre qui
ne peut être identifié.
121
GRIMAL, Pierre, op. cit., p. 64.
57
En achevant son discours, Racémius craint à tort que ses amis lui reprochent la liberté de ses
propos. Il constate, en revanche, que chacun lui témoigne un « certain air d’entière
satisfaction »
(H, 57).
L’ambiguïté de la notion semble indiquer que les érudits aient trouvé
quelque assouvissement de leurs désirs (sexuels ?) lors de cet exposé. Afin de continuer sur le
même ton, Ménalque propose que le lendemain, Tubertus Ocella leur communiquera son
interprétation de l’Antre des Nymphes d’Homère. Tubertus ne semble toutefois pas très
content, objectant qu’il veut bien traiter d’un autre sujet… Quoique le lecteur n’en sache rien
encore, les hésitations de Tubertus ainsi que l’allusion à la suppression de la pièce laissent à
penser que son explication sera plutôt corsée et piquante :
« [Tubertus Ocella] désirant s’en excuser d’abord, témoigna qu’il choisirait volontiers
un autre sujet ; mais comme il se vit pressé par tant de personnes qu’il honorait si fort
et dont il connaissait le génie, il leur promit que s’il ne les satisfaisait pleinement,
parce que la pièce dont leur avait parlé Ménalque se trouvait supprimée, du moins leur
en dresserait-il un sommaire qui pourrait contenter leur curiosité » (H, 57).
De même que Racémius fuit devant ses responsabilités que lui impose au fond sa lecture,
Tubertus se sent « pressé » par son auditoire et la décline lui aussi. Excitant la curiosité de ses
compagnons, il trotte simultanément l'imagination de son lecteur et le pousse à poursuivre sa
lecture…
Réflexions
Citations audacieuses, historiettes vives, descriptions éloquentes... la conférence de la
troisième journée foisonne d’idées osées et de critiques sous-jacentes. Dans un écrit bien
élaboré et structuré, La Mothe le Vayer se plonge dans l’étude des parties dites honteuses de
l’un et l’autre sexe. Traitant une matière à laquelle les docteurs de l’Église n’osaient même
pas penser, le philosophe se moque vraisemblablement des ecclésiastiques et leurs doctrines
austères ; veillant en même temps à ce qu’il ne puisse être accusé d’incrédulité ou
d’immoralisme. Quelle est donc la méthode qui lui permet de s’attaquer à un pareil sujet sans
que la censure s’en soucie ?
L’examen de la structure globale du texte fait ressortir une élaboration soignée et réfléchie. À
l’exemple des réunions précédentes, les érudits se donnent en premier lieu à une minidiscussion à laquelle chacun d’eux apporte sa pierre à l'édifice. Contrairement au débat
58
principal, lequel est toujours préparé à l'avance, ces mini-discussions se caractérisent
davantage par la spontanéité. Cependant, il faut garder à l’esprit que La Mothe, en tant
qu’auteur de l’Hexaméron rustique, a également réfléchi sur le sujet de ces courts débats, si
bien qu’il s’agit tout au plus d’une pseudo-spontanéité par rapport aux discours principaux.
Voilà ce qui explique la cohérence que présentent les mini-discussions. En effet, les
participants au dialogue y débattent toujours de problèmes littéraires qui préoccupent les
intellectuels du XVIIè siècle, comme la question de l’éloquence française. Cette discussion-ci
s’avère cruciale dans le sens que La Mothe y décèle ses fins : une œuvre doit d’abord instruire
et émouvoir. La portée rhétorique de l’auteur est en conséquence indéniable (cf. supra).
La partie principale (le monologue de Racémius) est autant organisée que le reste. Après avoir
porté à l’attention la particularité des notions qui désignent les parties génitales, il s’intéresse
d’abord à la verge, puis au vagin. Force est de constater qu’il consacre plus de temps à la
description du membre viril qu’au membre sexuel de la femme. Notez que les renvois à des
textes antiques dépassent largement les citations des chapitres précédents. Il est à supposer
que cette tendance soit liée au degré de transgression de la norme. Traitant des parties
« honteuses » des deux sexes, l’auteur s’aventure sur un chemin glissant. L’analyse de
l’exposé fait voir qu’à aucun moment, La Mothe ne formule directement et incontestablement
ses propres idées. La pensée qu’il propage paraît entièrement fondée sur les réflexions
d’autres penseurs (comme Aristote, Strabon, Lucien, Sénèque etc.). Or, cette technique se
prête parfaitement aux objectifs du lettré : en s’appuyant sur d’autres penseurs La Mothe
n’assume points la responsabilité de ses paroles, puisque celles-ci ne sont que la transposition
des idées de quelqu’un d’autre. Il en découle que la censure, malgré les doutes qu’elle pourrait
avoir, ne peut point l’accuser d’impudicité. De plus, les justifications et les excuses abondent
et surpassent celles de la première et de la deuxième conférence.
Enfin, le discours de Racémius est conçu sous forme de lettre. Ainsi La Mothe ne déplace-t-il
non seulement la responsabilité du préjudice vers les auteurs antiques, mais aussi prétend-il
répondre aux questions licencieuses de quelque connaissance qui reste dans l’ombre. Ce
double déplacement le met à l'abri des soupçons.
L’étude de la troisième journée révèle le caractère paradoxal de la pensée de La Mothe. Il s’en
prend tantôt aux ecclésiastiques, tantôt aux païens. Dans d’autres passages il s’intéresse soit à
la culture occidentale, soit à la culture africaine ou égyptienne. Ainsi montre-t-il la relativité
des choses (par exemple la relativité de la morale et des différences entre les cultures). De
59
cette manière, il espère pousser le lecteur à une réflexion individuelle et soutenue pour qu’il
ne se fie à aucun dogme.
En somme, en émaillant son texte de citations et d’anecdotes (comme celle du lion de Jean
Léon), La Mothe le Vayer amuse son lecteur. En se plongeant dans plusieurs problèmes
actuels à son époque, il suscite l’intérêt du lecteur potentiel. Par la raison et par la prudence, le
philosophe sceptique se bat pour mettre en garde l’homme contre une foi aveugle…
3.3.4. Quatrième journée : « De l’Antre des Nymphes », par Tubertus Ocella.
Structure et thème
La quatrième conférence est particulièrement intéressante en raison de la convergence entre
l’auteur et le narrateur d’un côté, et le renvoi à une copie manuscrite antérieure de La Mothe
le Vayer, reprise à présent dans une version atténuée de l’autre. Le philosophe sceptique se
donne la licence de traiter de l’Antre des Nymphes, avec ses « membranes ailées » (H, 66), ses
« agréables ténèbres » (H, 66), ses « eaux coulantes » (H, 71) et ses « spélunques » (H, 71). Par une
infinité de références aux Anciens et par un savoir anatomique étonnant, La Mothe décrit
minutieusement le sexe féminin ; brodant de la sorte sur le débat du jour précédent. Sur un ton
apparemment innocent et divertissant, le narrateur Tubertus Ocella, pseudonyme de l’auteur
de l’Hexaméron rustique, propose une interprétation audacieuse de l’Antre des Nymphes
d’Homère. Est-ce un signe de détachement et d’indifférence à l’égard des prescriptions
sociales et des règles de la morale chrétienne de la sexualité ?
La quatrième journée débute par une description du monde bucolique, évoquant « un berger
qui conduisait son troupeau de brebis »
(H, 59)
et les « charmes de la campagne »
(H, 60).
Cette
évocation n’est point innocente, dans la mesure où La Mothe le Vayer esquisse dès le début
un paysage pastoral sur lequel il ironisera ensuite sans vergogne. La poésie pastorale est un
genre littéraire consacré à la description et à la célébration de l’univers de la campagne par
rapport à celui de la ville. Les désarrois de l’âme, les tourments amoureux et la solitude des
bergers ou des paysans constituent les thèmes principaux de cette poésie. Les grands
60
classiques du genre sont composés à l’âge classique, et surtout au romantisme.122 Selon JeanPierre Cavaillé, les libertins considèrent la pastorale comme l’expression du désir sexuelle :
son décor est contaminé par toute une poétique du désir exacerbé et excessif. Il en découle
que l’écrivain libertin travaille à faire passer au premier plan, par des jeux appropriés de
langage, ce que la pastorale ne cesse d’évoquer et souvent de dissimuler dans les contours du
paysage, c’est-à-dire les actes amoureux et sensuels.123 Dans l’Hexaméron, le pasteur
n’apparaît toutefois guère comme un héros (romantique), puisque Marulle le tient pour « un
homme de […] basse condition et d’une âme […] peu éclairée » (H, 59). Par corollaire l’auteur
évoque d’emblée les troubles sentimentaux dont pourraient souffrir le berger ; annonçant de
façon subtile et cachée qu’il s’intéressera à autre chose…
Cependant, le narrateur exprime d’abord son admiration pour la beauté de la nature :
« [L]a belle assiette de l’endroit où ils étaient leur découvrait de toutes parts que les
Anciens avaient eu raison d’établir le même Dieu Pan, qui était particulièrement celui
des hommes champêtres, pour le Dieu visible de toute la Nature ; parce qu’elle ne se
reconnaissait nulle part si bien qu’aux lieux les plus écartés des villes » (H, 60).
Les érudits estiment que l’immensité de la nature – telle que venaient d’ailleurs de la dévoiler
les explorations géographiques et les découvertes astronomiques – s’oppose à l’étroitesse de
l’esprit dogmatique.124 Michel Jeanneret rappelle d'une façon incisive l’idée que pour les
libertins, l’amour est la force vitale et indispensable à l’existence : « Nous pouvons considérer
que l’amour en général, et l’érotisme en particulier, sont l’énergie vitale qui forment le
monde, qui le colorent et, enfin, le transforment ».125 Cette réflexion permet d’élucider
l’attachement des libertins à la nature. L’allusion au dieu Pan126 confirme cette pensée. Pan
est le dieu des bergers et des troupeaux, qui aime surtout la fraîcheur des sources et l’ombre
122
AMMIRATI, Charles, LEVEBRE, Brigitte, MARCANDIER-COLARD, Christine, Littérature française –
manuel de poche, Paris, PUF, 1998, p. 408-409 & 418.
123
CAVAILLÉ, Jean-Pierre, « Explication de l’Antre des nymphes », in LA MOTHE LE VAYER, François,
L’Antre des Nymphes, Toulouse, Anacharsis, 2004, p. 21 & 23.
124
Cf. PAGANINI, Gianni, « Pyrrhonisme tout pur ou circoncis ? La dynamique du scepticisme chez La Mothe
le Vayer », in MCKENNA, Antony, MOREAU, Pierre-François, op.cit., p. 10.
125
Cf. JEANNERET, Michel, op. cit, p. 12.
126
Lors de la deuxième journée, Marulle discute également le statut de Pan, mettant en relief certains passages
licencieux qui figurent dans l’œuvre de Diogène Chrysostome : Ce qui peut faire mieux comprendre combien la
matière [la masturbation] lui plaisait, c’est qu’il remonte jusqu’à l’inventeur de cette détestable Chirurgie, disant
que ce fut le Dieu Pan lorsque sa passion amoureuse pour la belle Écho l’inquiétait le plus ? Il conte donc que
son père Mercure, ayant pitié de voir comme de montagne en montagne il poursuivait en vain cette Nymphe jour
et nuit, apprit ce beau métier à son fils, par lequel se sentant soulagé, il en fit une belle leçon à tous les Pasteurs
et au reste de ces hommes rustiques qui l’ont reconnu pour leur Dieu » (H, 36-37).
61
des bois.127 Ce qui en est encore plus significatif et qui rend l’allusion beaucoup moins
innocente, c’est que Pan est également un dieu sexuellement très actif, poursuivant des
nymphes et de jeunes garçons avec une passion ardente. Il avait aussi la réputation de se
satisfaire lui-même lorsque sa quête amoureuse était restée infructueuse.128 Du coup les
paroles de Marulle acquièrent une nouvelle dimension, elles paraissent un éloge de l’amour
charnel. Il s’ensuit que par la tournure « Le Dieu visible de toute la Nature » Marulle ne réfère
peut-être pas uniquement à l’environnement naturel, sinon aussi à la nature féminine. Cette
hypothèse paraît tout à fait logique dans un chapitre qui dévoile les parties génitales de la
femme, poussant les six érudits de se livrer non seulement à des exercices intellectuels, mais
aussi à des exercices physiques… N’oublions pas qu’à la fin de la deuxième conférence déjà,
le narrateur a fait allusion aux cérémonies bacchanales ; ces fêtes agricoles qui se présentent
comme le versant physique du libertinage dans l’Hexaméron. En somme, même si le récit
paraît oublier l’aspect physique du séjour, il y plusieurs allusions subtiles qui le rappellent. En
même temps le narrateur insiste, contrairement aux autres journées, sur l’importance du cadre
rustique comme source d’inspiration et de méditation. Le passage ci-dessus dévoile une partie
des idées de La Mothe le Vayer, c’est-à-dire que pour lui, la grandeur de Dieu se manifeste
avant tout dans la magnificence de la nature :
« Aussi ne doit-on pas se promettre, ajouta Marulle, d’éprouver ailleurs les grâces du
vrai Dieu aussi sensiblement que l’on fait parmi les champs et dans la solitude, dont il
a dit lui-même qu’il faisait la plus riante partie » (H, 60).
Il faut se rendre à la campagne et se livrer à la solitude pour éprouver la clémence de Dieu. La
ville, en revanche, est considérée comme un lieu néfaste et de débauche. Il est à noter de plus
que La Mothe se révolte contre l’idée que la volonté divine et la providence se manifesteraient
dans l’ordre de la nature.129 De ce fait il n’est pas du tout facile de mesurer le « degré » de sa
dévotion ou de sa foi honnête en le « vrai » Dieu. En outre, en mettant Dieu au niveau de la
nature et non plus au niveau le plus haut, La Mothe s’approche dangereusement à l’athéisme.
Les chrétiens considèrent Dieu comme le créateur absolu du monde, ou comme la force
éternelle qui dispose de tout. Or, en considérant Dieu comme une force qui fait partie de la
nature, Marulle renonce à cette idée de supériorité divine, si bien que l’Église pourrait y voir
des signes d’incrédulité…
127
Cf. GRIMAL, Pierre, op. cit., p 342.
Ibid.
129
Cf. JEANNERET, Michel, op. cit, p. 64.
128
62
L’idée de retraite, ou de solitude, était déjà présente à l’époque de Montaigne, le grand
modèle pour maints érudits libertins, comme La Mothe le Vayer et Naudé. À l’âge de 37 ans,
l’auteur des Essais se retire sur son domaine à Saint-Michel-de-Montaigne pour s’y donner à
la réflexion, à la lecture et à l’écriture. Ses écrits sont marqués d'un pessimisme et d'un
scepticisme rares du temps de la Renaissance. Il pense que l'humanité ne peut atteindre la
certitude et il rejette les propositions absolues et générales en suspendant son jugement. La
Mothe le Vayer semble procéder de la même façon afin de trouver la tranquillité de l’âme.
Égisthe clôt par la suite cette discussion préalable, proposant de passer à la lecture de
Tubertus qui, à son avis, mérite la plus grande attention parce qu’elle donnera « de
merveilleux contentements » (H, 60) en les conduisant dans cette « spélunque solitaire »
(H, 60).
Ce clin d'œil ne laisse point de doute sur le ton badin de l’exposé, excitant une fois de plus
l'imagination et la curiosité du public…
Tubertus commence son exposé de la même manière que ses compagnons : avant de se lancer,
il se justifie et présente ses excuses pour que son audience, et le lecteur avec lui, soit persuadé
de ses bonnes intentions :
« Je ne prétends pas vous faire passer ma jeunesse pour avoir été de plus innocentes.
Elle a eu ses transports et ses saillies, dont je ne puis me souvenir sans tomber dans
une honteuse confusion » (H, 61).
Le narrateur réfère furtivement à un manuscrit clandestin de jeunesse dans lequel il avait
développé son interprétation de l’Antre des Nymphes d’Homère pour la première fois.
Tubertus reconnaît à présent qu’il n’a pas toujours mené une vie exemplaire et qu’il en ressent
de la honte. Nonobstant, dans la phrase suivante il mine cette pensée quand il ajoute qu’il ne
se replie jamais vers ces égarements passés, sans admirer les mauvais pas qu’il y a faits. (H, 61)
Les deux phrases semblent contradictoires dans le sens où Tubertus s’excuse de sa mauvaise
conduite juvénile dans la première, tandis que dans la deuxième il exprime la fierté qu’il en
conçoit apparemment. D’ailleurs, comme saint Augustin dans les Confessions, Tubertus
raconte sa jeunesse dévergondée. Implicitement Tubertus reprend la stratégie de la deuxième
journée : le philosophe qu’affectionnent les jansénistes a eu une vie aussi dissolue que ce
commentateur de l’Antre des Nymphes.
63
Puis, il nuance de nouveau, soulevant à l’aide d’un proverbe de Salomon que cette admiration
provient du caractère inexplicable de l’acte sexuel :
« Il y a trois choses qui me dépassent, et même quatre que je ne comprends pas : la
trace de l’aigle dans les cieux, la trace du serpent sur le rocher, la trace du navire au
milieu de la mer, et la trace de l’homme chez la jeune fille » (H, 61 – Proverbes XXX, 18-19).
Le proverbe joue sur les quatre éléments naturels : l’air, la terre, l’eau et le feu. Pour chaque
élément Salomon trouve une image qui illustre sa complexité et son sublime. Cependant, à
première vue le feu paraît absent, à moins qu’il faille le prendre dans son sens symbolique et
que « la trace de l’homme chez la jeune fille » représente l’ardeur passionnée. Tubertus
estime enfin que quelques-uns ont pris avec un peu trop de sévérité, voire d’injustice, son
explication, vu qu’elle ne contenait aucune des licences que l’on s’est imaginées et qu’elle
louait cet Antre comme « un lieu consacré à l’Amour »
(H, 61).
Il est pourtant un peu étrange
que, vieux, il approuve et même admire les égarements de sa jeunesse, alors qu’il regarde
comme injuste la censure du texte. Dans la première version La Mothe avait pris soin de
commencer son texte par cette idée :
« J’ai toujours estimé fort mauvais le jugement que quelques-uns font des mœurs des
hommes par leurs écrits. Il n’y a souvent rien de plus dissolu que la vie de ceux qui
examinent le plus austèrement les vertus »130
Les libertés que de grands auteurs classiques – tels qu’Ausone, Platon et Xénophon – se sont
parfois donnés dans leurs compositions (comme on l’a observé sous 3.3.1.), n'ôtent rien à leur
dignité et à leur importance. Dans le texte original, La Mothe cite un vers d’Ausone qui
corrobore son point de vue : Lasciva est nobis pagina, vita proba [Ma page est lascive, mais
ma vie honnête].131 Il est d’autant plus à supposer que La Mothe vise ici l’hypocrisie dévote :
lorsqu’il écrit « ceux qui examinent le plus austèrement les vertus », il fait probablement
allusion aux ecclésiastiques. Michel Jeanneret estime effectivement qu’au XVIIè siècle,
l’Église se donne à un lavage de cerveau général. Elle menace le peuple de peines infernales
et elle préfère l’image du Dieu vengeur à celle d’un rédempteur. Afin de plaire à Dieu et à ses
vicaires, il faut dès lors faire preuve de chasteté et d’obéissance inconditionnelle.132
130
Cf. CAVAILLÉ, Jean-Pierre, « Explication de l’Antre des nymphes », in LA MOTHE LE VAYER, François,
op. cit., p. 65.
131
Ibid., p. 66.
132
Cf. JEANNERET, Michel, op. cit., p. 101.
64
À l’appui de sa thèse qu’il ne faut pas évaluer un homme à partir de ses écrits – comme l’avait
déjà souligné Marulle lors de la première conférence – Tubertus donne encore plusieurs
exemples avant de se plonger au cœur de la conversation :
« Aussi la fausseté de ce raisonnement faisait autrefois soutenir à Timée qu’Homère et
Aristote avaient été de grands goinfres, « ce dernier ayant souvent parlé de
l’assaisonnement des vivres ; et le premier a employé plusieurs fois le mot διατρέφειν,
qui veut dire distribuer des viandes (…), les pieuses méditations de l’Arétin
prouveraient sa sainteté et les belles sentences de Sénèque au sujet de la pauvreté le
feraient croire nécessiteux, nonobstant les sept millions d’or qu’on lui attribue et ses
huit cents mille livres de revenu » (H, 62).
En mettant à l’avant-scène ces personnages illustres, La Mothe le Vayer montre que tout
homme – même les plus renommés – est soumis aux lois naturelles. En outre le philosophe
sceptique n’aime pas se laisser tromper par les apparences, ni tirer rapidement des conclusions
téméraires. En ce cas l’exemple sert à se défendre lui-même, car il est conscient de l’audace
de son discours, et il espère que ses amis (et les lecteurs) ne le mépriseront pas. Sophie
Houdard, estime que c’est justement ce jeu entre l’être et l’apparaître – ou la dissociation
entre l’identité de la personne et son discours – qui rend maints textes dits « libertins »
ironiques. Cette tendance s’amplifie dans la deuxième moitié du XVIIè siècle.133
Après son introduction, Tubertus s’engage dans la lecture et l’explication de l’Antre des
Nymphes. Onze vers latins composent la description de cet antre :
1. « À l’entrée du port, un olivier déploie son feuillage
Et tout près s’ouvre une grotte charmante et sombre
Consacrée aux Nymphes qu’on appelle Naïades.
On y voit des cratères, des amphores de pierre à deux anses
5.
Où les abeilles font leur miel,
Des étoffes peinte en pourpre de mer – merveille pour les yeux ! –
Tissées par les Nymphes sur de grands métiers de pierre
Et des sources jamais taries. Cet antre a deux entrées :
Par l’une du côté de Borée descendent les humains,
10. L’autre du côté de Notos est réservée aux dieux ;
Jamais homme n’emprunte ce chemin d’immortels » (H, 63).
Tubertus exprime d’abord le sens historique qu’ont donné plusieurs géographes et historiens
classiques – comme Artémidore Éphésien, Strabon et Cronius – à ces onze vers. D’après eux,
133
Cf. HOUDARD, Sophie, op. cit., p. 60.
65
l’antre dont parle Homère dans son Odyssée existait réellement et se situait à l’île d’Ithaque
dont Ulysse était le roi. Tubertus ne s’attarde toutefois pas sur la signification littérale des
vers, passant presque immédiatement au sens moral et mystique qu’il considère comme plus
« naturel » et plus « vraisemblable »
(H, 64).
À la fin de son exposé il qualifiera son
interprétation même de « facile » et « naïve » (H, 73), minimisant ainsi la vivacité de son traité.
Dans le manuscrit de 1630, La Mothe estime qu’ « outre l’allégorie générale de toute
l’Odyssée ou de L’Iliade, l’Antres des Nymphes est une des pièces particulières qui se prête le
mieux à la réflexion et à la spéculation ».134 L’allégorie est toujours présentée, dans les traités
de rhétorique, comme « la représentation d’idées abstraites à l’aide de réalités physique ».135
Or, l’allégorie du texte de La Mothe le Vayer est plutôt ironique. Le philosophe sceptique
n’utilise point le monde sensible pour représenter des réalités intelligibles – c’est-à-dire qu’à
travers la description du désir charnel l’auteur se lève à l’amour des idées – mais il utilise
l’allégorie pour étudier les parties sexuelles de la femme, insistant ainsi sur les désirs
charnels.136
Ayant piqué la curiosité de ses amis, Tubertus leur confie enfin ce qu’il entend par cet antre :
« Car présupposé, comme l’on a toujours fait, que les erreurs d’Ulysse, puisqu’on
nomme ainsi ses divers voyages, sont la figure de la vie humaine et que son amour
pour Pénélope est la représentation de ce qui s’y ressent tous les jours, ne peut-on pas
dire que le Poète s’est plu dans son Odyssée à désigner énigmatiquement l’objet de la
plus violente passion de ce Héros ? » (H, 64).
Remarquez que Tubertus décrit aussi énigmatiquement « l’objet de la passion » d’Ulysse que
l’a fait Homère. La Mothe opine que l’auteur de l’Odyssée a puisé aux sources de la nature –
« olivier », « grotte », « cratères », « abeilles » et « sources » – afin de décrire cet endroit
merveilleux, sans qu’il ait recours au champ sémantique de l’érotique ou de la gauloiserie. La
Mothe le Vayer, pour sa part, interprète ces diverses images en s’appuyant sur le vocabulaire
amoureux – « amour », « passion » –, évitant toutefois une description trop minutieuse –
« l’objet » – ou des mots grossiers. Le reste de son discours consiste en l’analyse des images
évoquées dans chacun des vers.
134
Cf. LA MOTHE LE VAYER, François, op. cit., p. 70.
Cf. CAVAILLÉ, Jean-Pierre, « Explication de l’Antre des nymphes », in LA MOTHE LE VAYER, François,
op. cit., p. 14.
136
Ibid.
135
66
Le narrateur entend par le premier vers l’évocation du « port d’amour »
(H, 65)
et de la
« plante » dont le premier jet annonce le temps de la Puberté et aux personnes avancées dans
l’âge, comme l’était Pénélope, devient τανύφυλλος έλαίη, ramosa oliva* [olivier branchu] ; ce
que les Grecs ont autrement exprimé par le mot γυναικοµύσιαξ* [lèvre supérieure de
femme] »
(H, 65).
Tubertus estime qu’Homère n’a point donné fortuitement la préférence à
l’olivier – symbole de la paix et de l’amour doux-amer –, qui représente mieux que tout autre
arbre la concorde et l’harmonie de cet endroit secret. En fin de compte, l’instance narrative
fait observer qu’il faut beaucoup d’olives pour ne tirer que peu de l’huile ; si bien que l’olivier
devient également le symbole de la souffrance en amour : « Guerre, chasse et amour, pour un
plaisir mille douleurs »
(H, 65).
La poésie amoureuse d’Ovide, et surtout son Art d’aimer sert
d’illustration. L’Art d’aimer est une œuvre en vers qui se veut une initiation à l’art de l’amour
et de la séduction. Le poème se caractérise par un amoralisme latent, puisqu’il enseigne aux
hommes à séduire les femmes et à conserver leur amour :
« À ses larmes, donne les baisers, à ses larmes, donne les joies de Vénus, la paix se
fera : c’est le seul moyen de dissiper sa colère. Lorsqu’elle se sera bien comportée,
lorsqu’elle paraîtra une ennemie bien déclarée, demande-lui de signer sur son lit un
traité de paix : elle s’adoucira. C’est là que sans arme habite la concorde ; c’est en
cette place, crois-moi, que naquit le pardon (L’Art d’aimer, vers cités dans H, 66).
L’amoralisme d’Ovide se glisse aussi dans l’exposé de Tubertus. Les vers qu’il cite ne
laissent aucun doute sur l’idée de son auteur : en faisant l’amour, la femme retrouvera la
tranquillité et la paix. Comme on l’a déjà noté à plusieurs reprises, l’époque de La Mothe
faisait l’impasse sur tout ce qui touchait à l’amour. En ce sens le philosophe sceptique, ne se
souciant pas du tout des convenances sociales ou religieuses, se moque encore de la doxa,
veillant tout de même à ne pas pousser trop loin la plaisanterie.
Le deuxième vers introduit la « grotte charmante et sombre » des Nymphes Naïades.
D’emblée la caverne est peinte comme un lieu attrayant et ténébreux. Jean-Pierre Cavaillé
s’est lancé dans une étude approfondie des sens possibles de cette grotte. Il estime qu’il
revient à la pastorale d’avoir transformé la grotte en lieu de plaisir, de la plainte et du
désespoir amoureux.137 Mais la caverne est non seulement l’endroit où l’amant ou l’amante
laisse libre cours à ses sanglots, mais aussi l’espace clos de la rencontre où le couple d’amants
se refugie afin de vivre librement sa passion. À la suite de cette ambiguïté entre locus
137
Ibid., p. 25.
67
amoenus, ou lieu de félicité, et locus terribilis, ou lieu de tourment, les libertins recourent à
l’image de la grotte qui sert de décor aux scènes amoureuses, y compris les plus
explicites…138 D’ailleurs, Tubertus unira des divinités païennes liées généralement à la
génération – telles que Cupidon, Pertunda et Vénus – aux éléments typiques de la pastorale,
de sorte que la grotte devient une espèce de « temple profane dédié aux jeux et aux mystères
de l’amour ».139 Toutes ces métaphores réfèrent à la même partie de la femme : l’utérus. Par
ailleurs, la transformation de la grotte naturelle en partie sexuelle de la femme connaît des
antécédents dans la littérature. C’est le cas de la dixième nouvelle de la troisième journée dans
le Décaméron de Boccace où Dioneo raconte l’histoire de la jeune fille Alibech et du moine
Rustico.140 Ce dernier enseigne à Alibech comment remettre le diable en enfer. Le piquant de
l’affaire réside dans l’utilisation de ces deux images : le diable désigne la verge masculine, et
l’enfer le vagin féminin. Dès lors, l’expression « remettre le diable enfer » ne signifie rien
d’autre qu’avoir des rapports sexuels. Pourtant, à aucun moment dans l’histoire le narrateur
n’utilise des mots grossiers ; ce qui n’enlève toutefois rien à la forte suggestion érotique que
la scène engendre. La Mothe procède d’une façon analogue. Les habitants de cette caverne
apparaissent au troisième vers. Tubertus établit immédiatement un lien entre leur nom –
Nymphes Naïades – et l’anatomie :
« Mais la demeure sacrée des Nymphes Naïades au-dedans semble être tirée des
propres termes de l’Anatomie qui ne nomme point autrement que Nymphes ces deux
membranes ailées, qui servent à la conduite des eaux jusque sur les bords de l’Antre
dont nous parlons » (H, 66).
Tubertus fait apparemment preuve de connaissances médicales : en médecine, les petites
lèvres sont fréquemment appelées les nymphes. Il est à supposer qu’au XVIIè siècle, la
médecine permettait probablement aux auteurs libertins de s’approcher de la sexualité dans sa
réalité matérielle. Dans le même ordre d’idées Jean-Pierre Cavaillé pense que les libertins
aiment le discours médical, « car les mots crus ne font que nommer les choses en gros et de
loin, alors que la jouissance vient ici de la vue rapprochée rendue possible à travers un mixte
de précision anatomique et de métaphores détournées des codes poétiques »141, comme c’est
le cas des « nymphes ». Dans le premier manuscrit La Mothe disserte de surcroît sur les
138
Ibid., p. 28-29.
Ibid., p. 29.
140
BOCCACE, Décaméron, dir. Christian BEC, Paris, LGF, 1994, p. 316-321.
141
Cf. CAVAILLÉ, Jean-Pierre, « Explication de l’Antre des nymphes », in LA MOTHE LE VAYER, François,
op. cit., p. 56.
139
68
fonctions de ces deux membranes, qui sont respectivement « conduire les eaux » et « vider
l’urine », mais auxquelles il renonce à présent.
Ensuite, Tubertus se lance dans une étude des quatre vers suivants. Pour ce qui touche aux
abeilles, il croit qu’il s’agit de la représentation du dieu d’amour, et que l’aiguillon de ce petit
insecte est l’image de ses flèches.
(H, 66-67)
Cette interprétation ne touche en rien à la
signification générale – la grotte comme image de l’utérus – que Tubertus donne à cet antre, à
moins qu’il s’en serve pour référer à Lucrèce. Dans De Natura rerum, Lucrèce propose
d’expliquer le système d’Épicure, en y ajoutant du miel, c’est-à-dire de la poésie. Pour le faire
il dédie son poème à la déesse de l’Amour, Vénus. Puis, Tubertus identifie le miel à « cette
douce liqueur qui perpétue le genre humain »
(H, 67).
Quoiqu’il ne parle aucunement de
sperme, on s’en doute bien que c’est à « cette liqueur » qu’il fait allusion. Fasciné par le sujet,
Tubertus s’étend sur ce sujet jusqu’à le convertir en « le parfait symbole des divertissements
d’amour qui se changent si aisément et si souvent en de cuisants déplaisirs » (H, 67), causant des
« tournoiements de tête » (H, 68) ou une « déplorable subversion d’esprit » (H, 68). Observez que
même si aucun mot grossier n’est prononcé, l’intensité érotique qu’engendre le spectacle est
indéniable. Tubertus abandonne alors le miel pour porter un regard sur « ces paroles
obligeantes des amants » (H, 68) qui accompagnent les actes d’amour et qui sont indispensables
en l’art d’aimer selon Ovide : « Et elle m’a dit mille douceurs, m’a appelé son maître et a
ajouté les mots connus pour exciter » (L’Art d’aimer, cité dans H, 69). Contrairement au texte de 1630,
l’Hexaméron rustique précise que la notion latine juvare* [charmer, exciter] est érotique et
consacrée aux dernières délices de l’amour : « Il me plaît d’entendre des voix proclamant leur
félicité et elle me sollicite pour que je m’attarde et que je me retienne »
(H, 69).
Quant aux
« cratères » et aux « amphores de pierre », Tubertus les désigne de « récipients à ce précieux
miel » (H, 70), soit le « Uterus » (H, 70). Lorsque le narrateur renvoie à la matérialité concrète de
l’utérus, il fait de nouveau étalage de son érudition et de ses connaissances médicales. Pour ce
qui concerne ces « étoffes peintes en pourpre de mer », Tubertus pense qu’elles représentent
l’hymen de la femme. Le narrateur semble être au courant des différends qui existent entre les
anatomistes, touchant cette marque de la virginité. L’évocation de la déesse latine de l’amour
charnel, Pertunda, sert d’illustration à la difficulté de la défloration. Il faut signaler que ce
passage a été considérablement adouci par rapport au texte original : « La dureté de roc dont il
parle, saxea stamina*[ des filaments de pierre], exprime ici la difficulté de la défloration et le
violent effort dont la Déesse Pertunda est contrainte d’user pour faire remporter une sanglante
victoire » (H, 71). Dans l’Hexaméron, Tubertus réduit la description à l’image de Pertunda ; la
69
déesse qui serait le garant de cette « sanglante victoire » (H, 71). Comparez avec le manuscrit de
1630 :
« La violence pourtant que l’on suppose toujours au dépucellement, la douleur
témoignée par les cris d’une fille lors de sa défloration et la difficulté que trouvent
souvent les hommes à emporter cette sanglante victoire sont cause qu’Homère donne à
cette toile vierge la solidité des pierres, pour nous faire comprendre l’effort de ce
premier coït »142
Alors que cette description est assez explicite, celle de l’Hexaméron l’est manifestement
beaucoup moins. Tubertus passe ensuite à l’image des « sources jamais taries » du huitième
vers, l’interprétant comme des eaux qui coulent perpétuellement en ce lieu (H, 71). De la sorte il
établit, et il le dit lui-même, un lien entre la grotte allégorique d’Homère et la grotte naturelle ;
ce qui montre une fois de plus le rapport incontestable entre la nature et la conception
libertine.
Arrivé aux derniers vers, Tubertus ressent visiblement quelqu’inquiétude à les expliquer :
« Ne vous attendez pas que je vous récite ensuite l’explication de ces deux portes qui finissent
notre thème » (H, 71). Ce souci fait complètement défaut dans le premier texte, où le narrateur
s’attaque immédiatement et sans gêne à une interprétation plausible de ces deux portes.
D’après lui, les deux portes représentent respectivement le vagin et le cul de la femme. Il est
évident que le narrateur cherche à présent à se déculpabiliser beaucoup plus que jadis.
Tubertus s’exprime effectivement en termes qui dénotent le caractère « criminel » de la
matière :
« Celle qu’il attribue aux Dieux seuls et à laquelle Venus postica* [Vénus de dos]
présidait, oblige à considérer des vices dont les Grecs et les Latins n’ont parlé que trop
licencieusement puisque la Nature les condamne. Cependant le Ciel des Païens était
rempli de ces criminelles profanations » (H, 71).
« Vices », « licencieusement », « condamne », « criminelles profanations » - voilà cinq
notions, réparties en deux courtes phrases, qui marquent l’agitation du narrateur. Cette
observation n’apparaît point dans l’écrit de jeunesse, ce que Tubertus affirme lui-même un
peu plus loin dans l’Hexaméron :
142
Cf. LA MOTHE LE VAYER, François, op.cit., p. 82.
70
« Ce que je fus contraint de dire autrefois, pour rendre mon interprétation plus
vraisemblable, me ferait à présent rougir. Et selon que j’envisage les choses à présent,
quelque excuse que puisse prendre un Commentateur sur la nécessité où le met son
texte, il lui sera toujours plus séant de supprimer que d’éclaircir une mauvaise
pensée » (H, 72).
Il est vrai que La Mothe propose une explication exhaustive dans le texte original. Dans ce
but, il se rapportait à des sources diverses, comme des proverbes hébreux, Hérodote, les
femmes turques, Rabi Moses et Sénèque. Tubertus préfère à présent suivre la voie de la vertu,
puisqu’il se refuse à des précisions supplémentaires qui pourront éclaircir son point de vue,
alors qu’autrefois, il s'aventurait dans une réflexion aussi risquée qu’amusante :
« [I]l se faut moquer de l’interprétation de quelques rabbins qui voulaient que la
pomme dont fut tenté notre premier père fut la figure des parties postérieures de sa
femme, qui représentent fort bien une pomme coupée en deux ; aussi bien que ce
membre génital de l’homme n’a pas mauvais rapport, vu sa forme, au serpent auteur
de la tentation. »143
Dans ce passage La Mothe ironise sur le péché originel en transformant la pomme et le
serpent en respectivement le postérieur de la femme et la verge de l’homme. Même si La
Mothe assure qu’il réprouve de pareilles interprétations, il n’hésite point à en faire part au
lecteur. L’abréviation dans l’Hexaméron démontre incontestablement que le temps a changé,
et avec lui les normes et les convenances (cf. supra)…
Pour terminer, Tubertus souligne d’abord le caractère paraphrasé de son exposé : « Ce n’est
pas qu’on ne puisse philosopher parfois avec un peu de liberté sur l’amour, principalement
quand l’on paraphrase, comme j’ai fait ici, les Anciens » (H, 72). Ainsi Tubertus s’abstient-il, à
l’exemple des narrateurs précédents, de ses pensées et propos. Il ajoute de plus qu’il n’a fait
que répondre à la volonté, voire à l’exigence de son auditoire de disserter sur un tel sujet ;
présentant ses excuses à plusieurs reprises. Or, « Simonides lui répond que sa faute, s’il en
avait commis, commençait par son excuse, parce que tout ce qui avait précédé n’avait rien qui
fut indigne de lui, ni de sa plus rigoureuse morale »
(H, 73).
Comme on l’a déjà remarqué, le
traitement de sujets touchant à l’amour, aux sentiments ou encore à l’érotisme n’était point du
tout évident à l’époque de La Mothe le Vayer. Le fait que Simonides considère donc les
excuses, au lieu du contenu même de l’exposé, de Tubertus comme sa première faute, indique
l’existence d’une mentalité différente ; celle d’un mouvement de pensée qui tente de faire de
143
Ibid., p. 86.
71
la sensualité un objet dont on peut parler librement, libéré des scrupules et du sentiment de
péché. Point besoin de présenter ses excuses pour avoir expliqué des vers d’Homère, tout
travail de véritable philologie est honorable. Point besoin non plus de reculer devant
l’expertise du corps humain. La science ne connaît aucun tabou et doit s’intéresser aux
mystères de la génération. La démonstration de Tubertus n’était nullement grivoise, elle était
scientifique.
Il faut signaler que le chapitre se termine par une observation intéressante : demandant à
Ménalque de continuer les conférences le lendemain, celui-ci prétend être content de ne point
être le dernier de devoir entretenir ses compagnons de quelque sujet captivant, parce qu’« on
garde toujours les meilleurs morceaux et ce que la table doit avoir de plus délicieux pour la
fin de repas »
(H, 73-74).
Serait-ce une tournure dissimulée qui permet déjà de minimiser le
contenu des quatre premières conférences et de détourner la censure en attirer l’attention du
lecteur sur une matière réellement savante et orthodoxe ?
Réflexions
Tubertus Ocella se révèle comme un conteur passionnant lors de sa lecture et de son analyse
de l’Antre des Nymphes. Quoiqu’il ait atténué le contenu – préférant à juste titre le certain à
l'incertain en temps de cristallisation politique et religieuse – comparé à la copie manuscrite
de 1630, la conférence se caractérise par une bonne dose d’images aussi évocatrices que
détaillées et truculentes. Selon René Pintard, l’interprétation de La Mothe le Vayer pourrait se
ranger sous l’étiquette de « débauche de l’imagination ».144 Le vocabulaire médical – comme
« nymphes », « œillet » et « utérus » – sert à décrire avec une grande précision la nature
exacte du sexe féminin. Pour cette raison Jean-Pierre Cavaillé, dans son introduction au texte
original de La Mothe le Vayer, qualifie le manuscrit de « pornographique » ; mais une
pornographie qui reste toujours « ludique » et « savante », parce que d’une part, estime-t-il,
elle veut « divertir » ; d’autre part elle se base sur un jeu de langage et sur la science.145 La
définition que donne Michel Jeanneret à la pornographie paraît également adéquate à la
situation : la pornographie est « la représentation du corps humain qui focalise le regard sur
144
Cf. PINTARD, René, op. cit., p. 132.
Cf. CAVAILLÉ, Jean-Pierre, « Explication de l’Antre des nymphes », in LA MOTHE LE VAYER, François,
op. cit., p. 56.
145
72
les organes sexuels »146. Il ajoute que la pornographie évince tous les sentiments en faveur de
la jouissance programmée et qu’afin d’éviter le ressassement, la langue exploite le champ
lexical de la sexualité. Le registre de la volupté est en conséquence épicé par de nombreuses
métaphores et de formules « truculentes » et « poivrées ».147 L’interprétation de La Mothe le
Vayer sur cet Antre en dit long. Même si son exposé se présente comme un divertissement
distrayant (il n’y a guère de mots scabreux qui sont prononcées par le narrateur), le ton badin
et sensuel est indépassable. Nous avons déjà fait référence à l’histoire d’Abilech et de Rustico
dans le Décaméron, laquelle joue sur le même stratagème. (cf. supra) Mais l’exposé de
Tubertus est plus implicite en comparaison à la nouvelle de Dioneo. L’explication est sans
doute liée au changement des normes et des convenances. En effet, dans la France reprise en
main par Richelieu, le ton vient de changer et le coup d’arrêt est donné : si l’on n’est pas
pieux, on est du moins rallié à un conformisme nécessaire. Quant aux libertins, ils acceptent
en apparence de rentrer dans le rang conservant leurs convictions et leur mode de vie.148
Isabelle Moreau pense que notre auteur, tout comme les autres érudits libertins, est contraint à
manœuvrer dans cette marge étroite entre soumission apparente et liberté relative.149
En outre, La Mothe le Vayer a recours à des sources très divergentes pour étayer sa pensée.
La source principale est bien évidemment l’Antre des Nymphes d’Homère. Ensuite il s’appuie
fréquemment sur le poète latin Ovide, et enfin la médecine lui procure des informations
supplémentaires, surtout au sujet de la virginité. C’est encore Jean-Pierre Cavaillé qui aperçoit
dans cette diversité de sources un trait typique à l’esprit sceptique : l’écrit sceptique est
inconcevable sans contradictions et sans indications d’insuffisances.150
Enfin, l’exposé de Tubertus touche à plusieurs concepts libertins. Le libertin s’attache en
premier lieu à la nature. Celle-ci constitue sa source d’inspiration et de réflexion. La
description du paysage bucolique par Marulle le prouve. Néanmoins, dès l’apparition du
berger, l’admiration fait place pour une espèce d’ironie subtile. De ce fait le paysage naturel
des onze vers d’Homère est transformé en un lieu érotique : la grotte devient l’utérus, les
Nymphes deviennent les petites lèvres, les étoffes deviennent l’hymen etc. Autrement dit,
146
Cf. JEANNERET, Michel, op. cit, p. 28.
Ibid., p.31.
148
Cf. CHARLES-DAUBERT, Françoise, op.cit., p. 27.
149
Cf. MOREAU, Isabelle, « La Mothe le Vayer, ou comment transformer un ouvrage de commande sur la grâce
en défense et illustration des philosophes de l’Antiquité réputés athées », in MOREAU, Isabelle, HOLTZ,
Grégoire op. cit., p. 160.
150
Cf. CAVAILLÉ, Jean-Pierre, « Explication de l’Antre des nymphes », in LA MOTHE LE VAYER, François,
op. cit., p. 56.
147
73
l’allégorie mise en œuvre par l’auteur lui permet d’étudier les parties sexuelles de la femme.
Pourtant, Jean-Pierre Cavaillé estime que ce libertinage de l’auteur de l’Hexaméron n’est
nullement un libertinage de mœurs, puisqu’il ne revendique que la licence de décrire des
mœurs dissolues, ne se donnant à aucun moment à des extravagances dans sa vie conjugale ou
professionnelle.151
Au début nous nous sommes posé la question de savoir si le choix d’un tel sujet pourrait être
un signe d’indifférence à l’égard des prescriptions sociales et des dogmes religieux. Or, il est
à présumer que La Mothe ait d’abord voulu amuser, ou, comme le dit Égisthe, donner de
« merveilleux contentements »
(H, 60)
à son public. Cela n’empêche pas que par ce choix,
l’auteur se livre également à une critique sévère contre la pudibonderie du christianisme, dans
le but de restituer la dignité naturelle de l’amour (charnel). Il en découlerait que La Mothe
rejoint ici encore l’agréable et l’utile, tentant d’intervenir dans la conduite et dans le
raisonnement des autres…
Somme toute, dans la quatrième conférence, La Mothe procède par une démarche nouvelle et
révolutionnaire à son époque. Mobilisant toutes les sources relatives ou bien à la philologie,
ou bien à la médecine, La Mothe met en vigueur une démarche scientifique en vue de
s’intéresser à un sujet nouveau : la génération. Le choquant du chapitre doit être compris dans
le cadre historique du XVIIè siècle. La procréation étant une matière taboue à l’époque de La
Mothe – comme d’ailleurs tout sujet touchant au corps humain –, la démarche de notre auteur
était dangereuse. Nonobstant, il n’était pas le seul à s’y intéresser. Maints scientifiques se
passionnaient en effet pour le sujet. Ainsi soumettent-ils à un examen rigoureux les araignées
et les mollusques afin de trouver les organes de la génération. Finalement, La Mothe prend
l’idée classique – et généralement admise à la Renaissance – que tout est dans Homère au
mot, montrant ainsi qu’il y a même plus qu’on ne le penserait…
3.3.5. Cinquième journée : « De l’éloquence de Balzac », par Ménalque.
Structure et thème
La cinquième journée commence par une observation sur la conversation des gens d’honneur
et de mérite. Force est de constater que, par opposition aux autres jours, le lecteur demeure
151
Ibid., p. 58.
74
quelque temps dans l'incertitude sur l’identité du narrateur. En effet, jusqu’au moment où
Ménalque prend la parole, un « je » indéterminé – outre le fait qu’il s’identifie lui-même aux
« personnes studieuses »152 – philosophe sur l’estime et l’utilité des entretiens des personnes
savantes. Il se pourrait que l’auteur même ait la parole, vu qu’il ne semble qu’observer,
s’abstenant de toute identification à l’un d’entre eux : « Certes, la compagnie des personnes
studieuses que je représente est merveilleusement à priser et je conçois aisément l’impatience
que chacun d’eux avait de se revoir au plus tôt » (H, 76). Notez que le narrateur se confond avec
toute la compagnie et non pas avec l’un des participants au dialogue en particulier. Il saisit en
outre facilement le trépignement d’impatience des six amis, si bien que le lecteur a
l’impression que ce « je » fonctionne plutôt comme un narrateur omniscient qui se tient à
l’écart du groupe et qui observe, que d’un personnage qui en fait partie. Quoi qu’il en soit, le
narrateur ne met point en doute son statut de personne studieuse. Louant le zèle, le travail et le
dévouement des gens de mérite, il montre au lecteur que les « autres » (H, 75) sont à éviter :
« La conversation des gens d’honneur et de mérite à cet avantage, qu’outre qu’elle est
toujours utile, elle ne donne jamais le moindre dégoût. Il n’en est pas de même de celle
des autres, qui a des effets tout contraires. (…) Il faut les éviter autant que l’on est ami
du repos et des douceurs de la vie » (H, 75).
Il est à remarquer combien le narrateur reste vague sur l’identité des ces « autres ». Il estime
en premier lieu que la conversation de ceux-ci est plutôt inutile et qu’elle inspire la
répugnance. Dans un deuxième temps il conseille à son lecteur d’éviter les « autres ». Mais, à
qui le narrateur fait-il allusion ? Peut-être vise-t-il par ses paroles les ecclésiastiques, ou du
moins des gens qui cherchent à corrompre et à soumettre les mœurs et/ou l’esprit par calcul,
par un manque d’exactitude. Nous y reviendrons (cf. infra). Ménalque illustre sa pensée au
moyen de l’image du Manceliniers, un arbre des Îles Antilles qui enflerait mortellement le
corps à ceux qui se reposent dessous.
(H, 75)
La suite de son raisonnement clarifie ce qu’il
entend :
« N’est-ce pas la même chose de la hantise avec de certains hommes, d’auprès de qui
l’on ne se retire jamais qu’avec désavantage, soit du côté des mœurs et de la volonté
qu’ils corrompent, soit pour ce qui touche l’entendement, qui ne pouvant profiter ni
s’éclaircir avec eux, s’enrouille et perd ce qu’il avait de meilleur ? » (H, 75-76).
152
TISSERAND, Ernest, op. cit., p. 29. Ernest Tisserand estime que La Mothe le Vayer était un homme
d’honneur, puisqu’il n’à point servi de causes adverses et que ses amis étaient nombreux et de qualité. Par cette
observation sur la conversaton des gens d’honneur et de mérite, La Mothe le Vayer met donc très probablement
en relief son propre statut d’écrivain-philosphe.
75
En liant l’image du Mancelinier à celle de l’homme « dépravant », le narrateur donne à
réfléchir sur la portée et les conséquences des hantises qui vivent dans la mémoire des gens. Il
est aussi rare, étonnant et bizarre qu’un arbre gonfle le corps humain de celui qui s’en
approche que de rencontrer des hommes qui sont à la hauteur de ces personnes studieuses
dont parle le narrateur avec considération. Seulement quelqu’un qui arrive à s’entretenir avec
elles, pourra cultiver ce qu’il a de meilleur – la tranquillité de l’âme, la curiosité – sinon il
n’en tirera que des désavantages, comme l’illusion d’avoir affaire à des corrupteurs des
mœurs et de l’intellect. Le narrateur ouvre ainsi une toute nouvelle optique : une personne qui
s’élève par son jugement et son entendement se rendra rapidement compte que ce ne sont
point les hommes studieux et de mérite qui corrompent les mœurs et les pensées, sinon les
autorités mondaines et cléricales. Cette hypothèse est confirmée par Gianni Paganini. Le
commentateur estime que dans les Dialogues faits à l’imitation des Anciens, l’auteur de
l’Hexaméron s’applique à convaincre son lecteur que les dogmes de l’église et des écoles
provoquent dans l’âme des troubles et des perturbations dont la philosophie devrait bien au
contraire nous délivrer.153 De même, Michel Jeanneret insiste dans son ouvrage sur le rôle
néfaste qu’ont joué l’Autel et le Trône sur l’entendement commun ; inculquant aux gens cette
obsession de l’impur et cette peur de la faute, ce que Jean Delumeau a désigné de « névrose
collective de culpabilité » (cf. supra). En 1624, le pouvoir de Richelieu arrive à point pour
cautionner le raidissement du contrôle idéologique. Dès 1625, la reprise en main aura réussi:
la dissidence des idées et la licence des mœurs seront obligées d’opérer dans la clandestinité.
Le procès de Théophile (1623-1625), qui était rattaché aux milieux aristocratiques et aux
cercles littéraires suspects témoigne du renforcement du pouvoir absolu, du contrôle des idées
augmenté. L’événement fait que l’opposition se cristallise : les autorités ecclésiastiques et
profanes collaborent désormais.154 Lorsque la répression passe de plus de plus de l’Église à la
justice laïque, la codification et la réglementation des métiers du livre s’organisent et se
renforcent aussi.155
Comme lors de la journée du troisième entretien, les amis se voient contraints à remettre la
promenade et la séance à l’après-midi en raison du mauvais temps matinal. Ayant beaucoup
plus à écrire que les autres, ce délai était toutefois profitable à Ménalque. D’emblée, celui-ci
signale que l’audience sera moins divertie et amusée que celle des jours antérieurs. Il est à
153
Cf. PAGANINI, Gianni, « Pyrrhonisme tout pur ou circoncis ? La dynamique du scepticisme chez La Mothe
le Vayer », in MCKENNA, Antony, MOREAU, Pierre-François, op.cit., p. 9.
154
Cf. JEANNERET, Michel, op. cit, p. 124.
155
Ibid., p. 128.
76
remarquer que les quatre autres conférenciers ont traité leur thème avec autant de rigueur
qu’en a l’air Ménalque. En qualifiant leurs discours comme plus distrayants, Ménalque
souligne le jeu subtil entre le sérieux et le rire qui marquait ces discours, admettant en outre
que la compagnie ne s’est point montrée complètement indifférente à la lecture de sujets
croustillants, comme celui de Marulle, et surtout celui de Racémius et de Tubertus Ocella. Le
ton badin de ces exposés s’effacera vraisemblablement dans l’exposé de Ménalque. De ce fait,
son explication enchaîne plutôt sur le ton sérieux du traité d’Égisthe.
Le texte de Ménalque porte sur l’éloquence de Guez de Balzac, un des écrivains français qui
ont le plus contribué à réformer la langue française au XVIIè siècle. Lors du débat sur
l’éloquence française (cf. supra), Racémius reprochait à Ménalque de se comporter comme un
de « ces éplucheurs de paroles et même de syllabes »
(H, 46).
Ce passage a révélé les idées
essentielles touchant à la langue française de La Mothe le Vayer. Il privilégie manifestement
l’idée à l’expression, et il éprouve une vive contrariété envers les puristes.156 À partir de ce
débat Ménalque est déterminé à élaborer un exposé sur l’éloquence de Balzac. Il convient
pourtant de se poser des questions sur son intention, car l’auteur de l’Hexaméron, créateur du
narrateur et du personnage Ménalque, n’a probablement pas voulu écrire une défense des
puristes en général, et de Balzac en particulier. Ernest Tisserand rappelle que Guez de Balzac
et La Mothe le Vayer entretenaient une relation tendue. Avant la mort de Richelieu – le
protecteur du philosophe sceptique – Balzac comblait La Mothe de flatteries. Mais, le cardinal
venant à mourir, Balzac ne cache plus ses sentiments véritables quand il écrivait un peu plus
tard à Chapelain : « C’est un visionnaire, et qui d’ailleurs cache beaucoup de bonne opinion
de lui-même sous une apparence toute contraire. ». Il qualifie La Mothe en outre de
« suburbicaire » ou de « grand fanfaron de philosophie ».157 Bien que notre auteur fût au
courant de la raillerie de Balzac, il ne riposta que quinze ans après la mort de son ennemi, en
composant ce chapitre-ci.
La réputation de Guez de Balzac se fonde essentiellement sur ses Lettres : on y lit une
élégance et une harmonie jusque-là jamais rencontrées dans aucun ouvrage en prose de langue
française. Pourtant, au XVIIIè siècle, Voltaire reproche à Guez de Balzac s’être plus occupé
de mot que de pensée.158 La Mothe le Vayer, mettant ses idées dans la bouche du narrateur
156
Cf. WICKELGREN, Florence L., op. cit, p. 151-157.
Cf. TISSERAND, Ernest, op. cit., p. 32.
158
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4849m.pagination
157
77
Ménalque, critiquera bien avant l’auteur de Candide ou l’optimisme et de Zadig le purisme de
Balzac. Il est étonnant de constater que le Père Garasse, contemporain de La Mothe, a
également critiqué Guez de Balzac. Benjamin Dupas note que toute la vie du jésuite était mise
au service de la lutte de l’Église contre le libertinage. Ainsi s’implique-t-il par exemple dans
la mise en accusation du poète libertin Théophile de Viau.159. Mais, pourquoi s’en est-il pris à
Guez de Balzac ? Si le père Garasse le considérait comme un libertin, cela signifierait que
Balzac possédait lui aussi quelques traits typiques du libertinage…
Ménalque ouvre son exposé par une remarque sur le caractère de Balzac : « Ce ne fut pas moi
qui avançai dans une certaine compagnie, que le jugement n’était pas la partie despotique ou
dominante dans l’esprit de Balzac » (H, 77). Dès la première phrase de l’exposé le narrateur se
distancie de cette première réflexion sur la personne de Guez de Balzac. À l’instar de ces
amis, Ménalque s’appuie sur les pensées de quelqu’un d’autre, refusant ainsi la responsabilité
de ses propres paroles (cf. supra). La réprimande à l’adresse de Balzac est par ailleurs assez
significative dans la mesure où le jugement, et plus exactement la suspension du jugement,
constitue une des exigences primordiales dans l’esprit de La Mothe le Vayer.
Après cette observation l’instance narrative présente Balzac sous un jour plus favorable :
« Tout ce qu’il a fait m’a toujours fort plu en diverses façons et j’ai souvent soutenu
que difficilement l’on pouvait coucher en plus beaux termes les choses qu’il disait,
mais qu’à la vérité assez de personnes ne les eussent pas voulu dire et en eussent peutêtre substitué d’autres en leur place qui se fussent trouvées plus appropriées à ce qu’il
traitait » (H, 77).
La stratégie de Ménalque est patente : louant dans un premier temps le maître de style, il
minimise peu après la portée du compliment, de manière que les éloges s’interprètent comme
une assertion ironique ou comme un reproche. Ménalque répète cette stratégie à plusieurs
reprises dans un seul paragraphe :
« Tant y a qu’on ne saurait nier avec raison qu’il n’ait extrêmement mérité de notre
langue ; et s’il eût pu attendre là-dessus les louanges qu’il voulait extorquer presque
par force, je pense que peu de personnes les lui eussent refusées » (H, 77).
159
Cf. DUPAS, Benjamin, « Autour du Père Garasse, 1623-1626 : l’invention collective d’un auteur unique », in
MOREAU, Isabelle, HOLTZ, Grégoire, op. cit., p. 49.
78
L’éloge de Balzac dans la première partie de la phrase, permet de ridiculiser Balzac ensuite.
Certes, par cette fierté Balzac appartient au mouvement libertin qui se pense dans la société
comme l’exception, comme « une secte » (H, 15). Mais il faut plus pour figurer au catalogue du
père Garasse. Les autorités et les bien-pensants n’avaient pas appréciés que vers 1623, Balzac
ait comparé des moines aux rats de l’Arche de Noé. Hélène Merlin-Kajman précise que le
libertinage de Guez de Balzac – qui a été l’ami de Théophile – réside principalement dans
l’élaboration d’un recueil, qui comprend dix lettres légères inspirées de l’élégie érotique
antique et qui regorge de sentences peu édifiantes – invitant par exemple à préférer la
compagnie de sa maîtresse à celle de la profession militaire.160 Or, le père Garasse est le plus
virulent des polémistes de la Compagnie de Jésus. Son zèle enverra Théophile en prison et,
comme un des premiers, il dénoncera publiquement l’impiété de Balzac.161
Avant d’arriver à l'essentiel de son exposé, Ménalque s'attarde brièvement sur un autre trait de
caractère : la jalousie que produit très fréquemment le succès de quelqu’un d’autre.
Contrairement à sa réflexion sur la vanité et le manque de modération – par lequel Balzac
tombe dans le discrédit – Ménalque présente Balzac comme une victime de la jalousie :
« Pour le surplus, j’ai toujours condamné le violent et injurieux procédé qu’on a tenu
contre lui et qui selon moi était plutôt un témoignage de ce qu’il valait, qu’autrement.
L’on ne voit guère de beau Soleil se lever, que beaucoup de vapeurs ne tâchent
d’obscurcir sa lumière ; et il y a de mauvaises herbes qui s’élèvent toujours à la
naissance d’une rare plante, comme pour l’étouffer » (H, 77).
Au premier abord les éloges de Ménalque à l’attention de Guez de Balzac paraissent sincères.
Nonobstant, le lecteur doutera la franchise du narrateur après une deuxième lecture. Les
images hyperboliques – beau soleil ; rare plante – font en effet surgir le doute au sujet de la
franchise de Ménalque, provocant ainsi une espèce de moquerie sous-jacente. Ayant terminé
l’introduction de son écrit, le narrateur entre finalement dans le cœur de la matière. En se
servant de deux ouvrages de Balzac – Aristippe ou de la Cour et les Entretiens – Ménalque
propose de montrer que l’auteur en question a commis des bévues déplorables et qu’il n’a pas
toujours mis en œuvre son éloquence pour s’exprimer clairement et correctement.
D'entrée de jeu Ménalque ternit la réputation de l’Aristippe de Balzac quand il considère le
titre de cette œuvre comme « le plus mal imposé et le moins raisonnable de tous ceux qu’on
160
161
Cf. MERLIN-KAJMAN, Hélène, op. cit., p. 96.
Ibid., p. 70.
79
lui pouvait donner » (H, 78). Balzac avait commis la bévue de donner le nom d’Aristippe – un
philosophe grec qui menait une vie de plaisirs – à un gentilhomme vertueux et honnête. (H, 7879)
Le narrateur s’étonne que Balzac n’ait pas pensé au nom de par exemple Callisthène, par
exemple. De mœurs sévères, ce philosophe-ci blâmait les excès auxquels se livrait Alexandre.
(H, 79)
« [O]n ne saurait trop s’étonner du mauvais choix de Balzac », note Ménalque, et « de
son peu de jugement à ne pas préparer l’esprit d’un Lecteur par une inscription raisonnable »
(H, 79).
D'ores et déjà le reproche initial sur le manque de jugement de l’auteur d’Aristippe est
confirmé par la première « petite réflexion » (H, 76) que Ménalque a faite à propos de ce traité.
Le narrateur présente simultanément son opinion sur l’importance et le rôle d’un titre : un
auteur doit veiller à ce que le titre soit « raisonnable » (H, 79), c’est-à-dire sensé et logique par
rapport au contenu.
Puis Ménalque s’intéresse au cinquième discours d’Aristippe, où Guez de Balzac porte des
accusations (injustes selon le narrateur) contre certains confidents de plusieurs rois, fondées
sur ce qu’il regarde lui-même comme de l’infidélité, voire d’impiété. Ainsi Balzac condamnet-il le voyage « précipité et infructueux »
(H, 79)
de Charles huitième en Italie ainsi que les
croisades désastreuses entreprises par les prédécesseurs du fils de Louis XI. Le narrateur
n’ignore point que ces aventures entrent dans l’histoire de France comme des épisodes tristes
et infortunés, dus à un « zèle inconsidéré » (H, 80) qui causait tous les malheurs que représente
l’histoire de ce temps-là, comme les expéditions à Jérusalem :
« Quant à ce qui regarde les différentes et réitérées Croisades de nos Rois, il ne faut
point douter qu’elles ne fussent très pieuses, mais la position de leur État et la distance
des lieux qu’ils voulaient attaquer, sans entrer en d’autres discussions, ont toujours fait
dire aux plus judicieux qu’elles étaient pleines de témérité ; et leurs mauvais succès,
en confirmant cela, semblent avoir fait voir que si Dieu approuvait les bonnes
intentions de ces Monarques, il ne laissait pas d’improuver leur conduite » (H, 80).
Le raisonnement de Ménalque s’avère extrêmement perspicace : sans entrer dans les détails, il
ne laisse guère de doute sur les inconduites des croisés – même s’ils poursuivaient
initialement un objectif honorable – ni sur les conséquences calamiteuses de ces expéditions.
Ménalque observe que certains esprits éclairés ont nommé ces malheureux pèlerinages « des
maladies chroniques et des coqueluches qui avaient cours dans leur siècle et qui ont cessé
depuis »
(H, 80).
Bien que la remarque soit tout à fait adéquate, Guez de Balzac accuse ces
savants-là d’impiété, vu que, selon lui, ils donnent de « mauvais conseils »
(H, 79)
à leurs
souverains et qu’ils s’opposent à la guerre sainte chrétienne, prêchée au nom de la libération
80
de Jérusalem et des lieux saints. (H, 80). Le narrateur s’en indigne, avançant que Balzac n’a pu
formuler de telles idées « sans indiscrétion et sans crime » (H, 80).
L’instance narrative continue par un examen du discours suivant, le sixième chapitre
d’Aristippe. Au fond Ménalque ne s’interroge que sur un seul vers que Balzac a interprété, et
au moyen duquel le narrateur tentera de prouver sa maladresse. Il s’agit d’un vers qui figure
dans le huitième livre de l’Énéide de Virgile : « À part, [il cisèle] les justes et Caton leur
donnant des lois » (H, 80). Malgré l’accord des hommes de lettres sur l’identité de ce Caton – ils
ont unanimement déclaré qu’il s’agissait de Caton l’Ancien – Balzac réagissait selon toute
vraisemblance contre eux, ayant pris Caton d’Utique pour Caton l’Ancien. La raillerie dans la
voix du narrateur est indéniable : « En vérité c’est bien apprêter à rire aux gens de l’École,
dont il parle avec tant de mépris et qui nommeront cela une puérilité indigne presque d’être
réfutée »
(H, 81).
Ménalque conclut que Balzac, pour avoir voulu être trop fin et trop bon
Courtisan, s’est si fort éloigné du jugement et de la science de l’École qu’il doit faire pitié à
ses meilleurs amis. Pourtant, la dissimulation du narrateur n’empêche point que le lecteur
alerte n’entrevoie l’ambigüité du stratagème : les gens de l’École ne sont assurément pas les
seuls qui se sont amusés de Balzac. Il sert de tête de Turc dans l’exposé du narrateur et, par
extension, dans l’esprit de l’auteur de l’Hexaméron lui-même.
Après avoir critiqué ces deux exemples, Ménalque passe de l’Aristippe aux Entretiens de
Balzac. Le ton badin de la première partie de son explication est maintenu, même renforcé dès
le début de la deuxième :
« Il faut que je passe, selon ma promesse, de son Aristippe à ses Entretiens, dont un
seul endroit me fournira deux exemples qu’il choisit lui-même dans toute l’Antiquité,
à dessein de prouver qu’elle nous débite pour bonnes de fort mauvaises choses : et je
vous ferai juges de sa judicieuse critique » (H, 82).
Dans la mesure où Guez de Balzac était le point de mire dès le commencement du texte, il est
douteux que Ménalque parle sérieusement lorsqu’il dit « judicieuse critique ». En
conséquence le lecteur s’attend à deux exemples qui s’inscrivent dans cette volonté du
narrateur de montrer le ridicule de ce « pauvre Critique » (H, 83). Le premier exemple porte sur
la pensée d’un philosophe inconnu :
81
« Un philosophe prononça qu’il estimait plus la méchante cape d’Agésilaüs et la
paillasse sur laquelle il dormait, que tout l’or et toute la pourpre du Rois de Perse » (H,
82).
Balzac se livre à une interprétation littérale de ces paroles. Selon lui, le philosophe ne s’est
pas bien exprimé. Ménalque, en revanche, estime qu’il convient de comprendre ces propos
dans un sens symbolique afin de saisir la signification véritable. La critique de Balzac lui
semble : « la plus puérile et la plus ridicule censure dont un homme de sens un peu commun
eût pu s’aviser »
(H, 82).
Chaque mot contribue à l'âpreté de cette critique : le jugement est
certainement puéril et ridicule, mais il se peut même qu’il soit même le plus puéril et le plus
ridicule ; Balzac est un homme de sens, certes, mais un homme de sens un peu commun…
Notez que dans la suite de sa critique, Ménalque change de sujet grammatical, préférant le
pronom personnel « on » ou « vous » au nom ou à une périphrase de Balzac :
« Ne voit-on pas que cela est dit sur la considération de celui qui s’en servait ? Et ne
conçoit-on pas nécessairement par ce peu de paroles que la vertu d’Agésilaüs
accompagnée de toute sorte de frugalité selon les lois de son pays, était préférable à
tout le luxe et à toutes les somptuosités de la Cour de Xerxès ? » (H, 82-83).
Par la tournure interrogative ainsi que par le pronom personnel « je » le narrateur évite les
abus de la critique : pas une seule fois le nom de Guez de Balzac ne paraît dans cette partie de
l’exposé. De fait, Ménalque pourrait parler de n’importe qui. En outre, il a opté pour un
exemple efficace sur le plan de la morale. Toute en critiquant Balzac, il développe une
réflexion sur les vraies valeurs de la vie ; les valeurs comme la vertu et la dignité humaine
comptent beaucoup plus que les possessions matérielles – comme « toute l’or et toute la
pourpre du Roi de Perse »
(H, 82).
Il est à supposer qu’à travers cet exemple l’auteur espère
transmettre une leçon de sagesse et, à plus forte raison défendre sa position de sceptique
(chrétien). Par ailleurs, la teneur de cette pensée philosophique s’approche forcément des
règles de la morale chrétienne qui prêchent entre autres modération, sobriété et vertu. Cette
observation ne semble guère à sa place dans un ouvrage plus laïc que catholique, ce qui
s’expliquera mieux lors de la dernière conférence sur l’intercession des saints. (cf. infra) Or, à
une époque où l’Église surveille de près les productions artistiques, les artistes sont contraints
à un conformisme nécessaire, de manière que maints savants se comportent comme des
citoyens exemplaires afin de détourner la censure. La Mothe le Vayer appartient à ce groupe.
René Pintard pense qu’extérieurement, La Mothe est un chrétien à la mode de son temps, mais
qu’intérieurement il est un libertin, par sa mécréance, par la conscience qu’il en a et par le
82
plaisir qu’il y prend. De ce fait le religieux et le profane sont des catégories qui se brouillent
continuellement.162 Ce dédoublement se lit dans les contradictions qui abondent dans ses
écrits. Bien que ces contradictions soient plus fréquentes dans d’autres ouvrages,
l’Hexaméron n’en est visiblement pas tout à fait exempt : « Et je vous assure que le
Philosophe et l’Orateur dont vous vous moquez se sont mieux fait entendre et plus
agréablement que vous n’auriez fait avec toutes vos adresses, ni aves toutes vos hyperboles »
(H, 83).
Contrairement à Balzac, La Mothe préfère obstinément l’idée à l’expression. Par
ailleurs, il est sans doute particulièrement efficace que Guez de Balzac, auteur de Socrate
chrétien, ignore les véritables vertus chrétiennes. Dans le Socrate chrétien, Guez de Balzac,
ami de Descartes, fait dire à Nassau : « Je sais que deux et deux font quatre ». C’est la célèbre
phrase que reprendra Don Juan : « Il n’a de certain que la friande ! ». La phrase rallie les
libertins, qui sont tous des sceptiques ou des matérialistes.
Balzac préfère les ornements à la sobriété, les vêtements voyants aux tissus sobres ; comme il
préfère les phrases ronflantes aux idées claires. Les quelques louanges que notre auteur
accorde donc au début à Balzac ne peuvent cacher son dédain, lequel gagne progressivement
du terrain à tel point que, à l’étude de l’exemple suivant, il avoue éprouver de la honte à la
place de Guez de Balzac. (H, 83). L’exemple est fondé sur une exclamation du général Pompée :
« Il est nécessaire que j’aille, mais il n’est pas nécessaire que je vive »
(H, 83).
Le général
romain aurait prononcé ces mots lorsqu’il s’embarquait, contre l’avis des gens de mer, par un
temps fort orageux. Or, Balzac estime que cette déclaration se détruit soi-même à cause de la
parfaite contradiction qu’elle incarne : « pour aller il faut vivre et ainsi l’un est aussi
nécessaire que l’autre » (H, 83). Balzac réprouve la façon dont s’exprime l’orateur classique, au
grand étonnement de Ménalque :
« L’insolence en tout cela contre Pompée, l’un des plus grands hommes de tous ceux
qui ont mérité le surnom de Grand, est merveilleuse ; et néanmoins celle d’oser
reprendre des paroles qui depuis dix-sept cents ans qu’elles sont sorties de sa bouche,
ont été admirées de tout le monde, me paraît encore plus étrange » (H, 84).
L’incompréhension feinte de Ménalque est à son paroxysme. Selon lui, il est évident que par
cette expression le général romain déclarait de ne pas faire tant d’état de sa vie que de son
honneur, lequel l’obligeait à suivre les ordres du Sénat et du peuple romain. (H, 84). Plaidant en
faveur des Anciens, le narrateur n’accepte point de la critique sur ses modèles, si bien que sa
162
Cf. PINTARD, René, op. cit., p. 144 & 147.
83
sévérité et ses reproches à l’égard de Balzac ne paraissent pas entièrement légitimes. La
grandeur de ces déclarations – qu’elles soient du philosophe inconnu, de Pompée ou d’un
autre Classique – lui sert en réalité de justification et de critère pour souligner l’infériorité des
auteurs contemporains. Peu importe la langue d’ailleurs :
« Sans m’amuser donc à vous transcrire des textes inutiles, je vous prie seulement de
me permettre de coucher ici les termes de Plutarque, afin que vous voyez comme la
beauté du mot de Pompée et la clarté de ce qu’il signifie, paraissent et agréent en
quelque langue qu’on le mette » (H, 84).
Ménalque prend le contrepied de Balzac : il rejette ses réflexions sur le mot affecté, sur
l’invention d’une langue nouvelle pour affirmer l’infériorité des idées. Et, selon lui, les idées
des Anciens étaient visiblement plus riches que celles des Modernes.
Les notions qui s’appliquent aux auteurs classiques ne portent que des connotations
d’admiration : « héroïque pensée » (H, 85) ; « paroles très belles » (H, 85) ; « nobles expressions »
(H, 85).
Toutes ces expressions figurent dans une seule phrase. Cette même phrase fournit autant
de termes qui sont collés aux écrivains et censeurs modernes : « petits hommes que nous
sommes » (H, 85) ; « petits barbares à l’égard de leur nobles expressions » (H, 85) ; « une chicane
sophistique »
(H, 85)
; « la petite portée de notre esprit »
(H, 85).
La répétition de l’adjectif
« petit » saute aux yeux. Le narrateur souligne ainsi la « petitesse » des hommes de lettres de
son temps comparés aux Anciens.
En dernier lieu Ménalque, sans s’appuyer sur les idées d’une autre personne, être tourmenté
par les attaques « injustes » contre l’Antiquité :
« En vérité, je vous avoue qu’un traitement si injuste contre toute l’Antiquité excite
tant d’indignation dans mon âme que j’aime mieux que ce soit vous ou tout autre que
moi, qui donniez à cette sorte de témérité le noms qu’elle mérite (…) Il faut avoir fait
banqueroute à la pudeur et au jugement lorsqu’on passe jusqu’à un tel défaut de
respect et jusqu’à une si présomptueuse extravagance » (H, 85).
Les deux textes de Guez de Balzac servent à montrer l’infériorité de tous les Modernes à
l’égard des Anciens. Ménalque interprète de fait les quelques bévues de Balzac comme des
ennuis majeurs. Si au début de son exposé le narrateur se distanciait des commentaires contre
Guez, il souscrit à présent à cette assertion sans ambages.
84
Ménalque avait l’intention de finir son discours par cette remarque. Cependant, prétendant
que sa mémoire lui fournit encore d’autres exemples qui montrent les limites de Balzac, il se
décide à poursuivre son exposé. Le narrateur se base désormais sur plusieurs lettres que Guez
de Balzac a écrites à ses amis. Lorsque Balzac venait à Paris, il s’était fait connaître par ses
lettres adressées à ses connaissances et aux personnages importants de la Cour. Richelieu lui
avait donné la fonction d’historiographe et de conseiller du roi.163 Dans une de ces lettres
Balzac exprime son estime pour le cardinal, qu’il prétend préférer à Socrate, à Platon et à
Aristote. Or, même si l’auteur de l’Hexaméron estime également Richelieu, il trouve cette
comparaison inadéquate. (H, 86).
Enfin, Ménalque focalise sur le respect que Richelieu éprouvait pour Balzac. À vrai dire, il
ressort de cette observation que le narrateur synthétise une fois pour toutes son avis sur
l’éloquence de Balzac, feignant là encore de se prévaloir de la pensée du prélat au lieu de la
sienne. : « Tant y a que l’Éloquence de Balzac ne satisfaisait point le Cardinal de Richelieu. Il
trouvait qu’il n’écrivait rien pour l’âme, mais simplement pour les oreilles, nugas canoras*
[des tromperies mélodieuses] » (H, 87). Puis Ménalque change brusquement de point de vue et il
retourne à sa stratégie de départ :
« Mais laissant les sentiments des autres à part, je tiens que Balzac a possédé une des
plus excellentes plumes dont notre langue se puisse vanter. Quand je laisse dire aux
autres qu’il manque de jugement, ce n’est pas que je prétends qu’il en fût dépourvu
absolument » (H, 87).
Autant qu'on puisse en juger, le lecteur s’étonne par les sautes d'humeur de Ménalque. Après
avoir jeté pendant tout un discours le discrédit sur Balzac, Ménalque le revalorise maintenant
en soulignant que cette infinité de réprimandes proviennent d’autres personnes. Inversement
on peut dire aussi qu’il fait semblant de finir son exposé par quelques observations
personnelles, lesquelles nuancent ou tempèrent les pensées et les paroles dures de ces autres
personnes :
« [L]’Éloquence de Balzac était accompagnée de jugement en ce qui concernait le
choix des mots, leur disposition et le beau tour d’une période ; ce qu’il a reconnu
mieux peut-être que personne de son siècle ; mais qu’à l’égard de la pensée et des
163
Cf. WICKELGREN, Florence L., op. cit., p 167-173. Dans son chapitre sur l’éloquence de La Mothe,
Wickelgren focalise sur la relation entre Guez de Balzac et La Mothe le Vayer. L’opposition de ces deux auteurs
lui permet de mettre en relief la conviction ardente de La Mothe que l’expression des idées est supérieure à la
forme.
85
matières qu’il traitait, ce même jugement ne jouait pas si bien son jeu et l’abandonnait
très souvent (…) Ajoutons qu’il n’avait qu’une connaissance superficielle et fort
bornée des sciences, il s’attirait la haine et l’envie de beaucoup de gens, parce qu’il ne
pouvait presque souffrir leur réputation, tâchant de déprimer ceux qui faisaient paraître
un plus grand fond que le sien et qui eussent été bien fâchés de lui accorder la
supériorité qu’il prétendait en toutes choses. Vous savez bien qu’en parlant ainsi, je ne
fais nulle réflexion sur moi qui n’ai jamais été mal, que je sache, avec lui et qu’il a
même voulu gratifier de ses hyperboles obligeantes dans des lettres qu’il m’a écrites et
que depuis il a fait imprimer. Mais enfin, ce n’est pas le maltraiter, ce me semble, de
dire que sa haute Éloquence méritait de meilleurs emplois qu’elle n’a eus » (H, 87-88).
Ce paragraphe résume d'une façon concise la conception du narrateur. En premier lieu
Ménalque estime que la force de Guez de Balzac réside dans l’élaboration d’un texte, mais
que le jugement lui faisait souvent défaut. Il ajoute par la suite que l’auteur des Lettres ne
possédait qu’une pauvre connaissance des sciences, contrairement à lui. Notez que lors du
dialogue sur l’Antre des Nymphes, La Mothe avait déjà dévoilé sa passion pour les sciences. Il
la rappelle à présent de façon négative : en se moquant de la connaissance scientifique
superficielle de Balzac, il laisse entendre qu’il en possède beaucoup.
Ensuite Ménalque retourne à son point de départ où il condamnait l’orgueil de Balzac.
Remarquez qu’à nouveau, il mêle habillement remarques positives et notes critiques. Il admet
en outre qu’il entretenait une correspondance avec Guez de Balzac. Où est la fiction, où est la
réalité ? Selon Florence L. Wickelgren, les différences entre les deux auteurs, qui avaient été
amis, à l’égard de l’éloquence étaient si profondes qu’on ne peut s’étonner de la rupture
finale.164 La Mothe l’avoue lui-même dans son traité sur l’éloquence française : « l’austérité
de mes études m’aiant toujours plus porté à la connaissance des choses, qu’à l’ornement du
langage. »165
Á la fin de son exposé, Ménalque recueille les louanges de ses auditeurs. Notez que, par
opposition aux entretiens précédents, la réunion ne se clôt point sur les éloges des participants
au dialogue. D’abord Simonides brode sur la même matière en communiquant aux autres un
exemple de la belle liberté d’écrire que prenaient les Anciens à l’égard des paroles. Il arrive à
la conclusion que la perfection n’existe pas, de sorte que les choses les plus parfaites
comportent toujours quelques petits vices. Égisthe apporte encore un autre élément à la
discussion. Il pense que « la beauté de son élocution contente également partout et que son
164
165
Ibid., p. 154.
Ibid., p. 155.
86
Éloquence est tellement uniforme qu’à l’ouverture de ses compositions, vous le trouvez
toujours le même, ne s’étant jamais départi de son agréable façon de s’exprimer »
(H, 90).
Si
Égisthe estime que quelques maladresses n’enlèvent rien à la qualité d’une œuvre (supra), il
méprise, à l’instar de Sénèque, les ouvrages dans lesquels des passages remarquables et
insignifiants alternent. Après ces observations, les six compagnons se quittent, mais non sans
prier Simonides de préparer une conférence pour la dernière séance.
Réflexions
Le ton sérieux du discours de Ménalque contraste avec la matière pimentée des trois
conférences précédentes. Par sa réflexion sur l’éloquence de Guez de Balzac le narrateur
s'associe plutôt aux paroles d’Égisthe qu’à celles de Marulle, de Racémius et de Tubertus
Ocella.
Premièrement, il faut signaler que cette cinquième journée pose un problème de datation. Se
souvenant du manuscrit privé de l’Hexaméron dans les années 1630 – comme le supposent les
deux versions de l’interprétation de La Mothe le Vayer touchant à l’Antre des Nymphes
d’Homère – l’exposé de Ménalque ne pouvait en faire partie, parce qu’il se présente comme
un texte posthume à la mort de Balzac, survenue en 1654. Le discours a peut-être été
considérablement remanié entretemps.166
Joseph Beaude estime par ailleurs que l’écrit de Ménalque détonne un peu dans l’ouvrage,
puisqu’il s’agit selon lui d’un éloge de Balzac, sans critique ni dérision. En ce sens Ménalque
s’employerait à rejeter les reproches faits à l’auteur d’Aristippe et des Entretiens.167 Quoiqu’il
soit difficile d’en juger, nous pensons, en revanche, que l’étude de la cinquième journée tient
d’une ironie assez nette. La stratégie de La Mothe le Vayer consiste encore à mesurer le pour
et le contre. Il balance dans ce chapitre entre la louange et la critique de Balzac, et tente de
persuader le lecteur que l’expression d’une pensée importe plus que les belles formules,
contrairement à ce que pense Guez de Balzac. Nous estimons donc qu’il s’agit ici de
compliments ironiques – le blâme par la louange.168 Florence L. Wickelgren croit ainsi que :
« dans le cinquième discours de l’Hexaméron rustique, discours De l’éloquence de Balzac,
nous verrons comment La Mothe le Vayer se vengea des jugements défavorables de Balzac à
166
BEAUDE, Joseph, « Un retour du passé », in La Mothe le Vayer, Hexaméron rustique, Encre marine, 2005.
Ibid., p. VIII.
168
Cf. SCHOENTJES, Pierre, Ibid., p. 169.
167
87
son égard dont le bruit avait pu l’atteindre ».169 Parmi les académiciens, La Mothe comptait
initialement comme amis Balzac et Chapelain. Après la publication des Dialogues faits à
l’imitation des Anciens et surtout après celle de La vertu des Payens, Balzac avait exprimé en
termes de plus en plus forts son mépris de l’homme ainsi que de son œuvre. Dans une lettre à
Chapelain, le 30 juin 1647, Balzac avoue même que tout le bien qu’il dit de lui est
ironique…170 La réponse de La Mothe l’est aussi :
« Il est ridicule s’il prétend par là passer pour un grand homme de Cour, étant un
simple provincial ; et qu’il s’expose encore plus à la risée, s’il croit qu’en matière de
semblables interprétations d’Auteurs classiques, les Courtisans sachent autre chose
que ce qu’ils ont appris au pays Latin » (H, 80-81).
Par ces mots Ménalque reprend Balzac à propos de sa réflexion d’un vers du huitième livre de
l’Énéide (cf. supra). La suggestion ironique est renforcée au moyen des tournures « il est
ridicule si » et « il s’expose encore plus à la risée ». La Mothe raille ainsi l’auteur du Prince,
qui se considérait comme le conseiller idéal des princes : l’ambition démesurée et la
méconnaissance totale de Balzac de la vie à la Cour, à l’opposé de La Mothe, sont ridicules.
En effet, La Mothe a été choisi, en 1652, par la Reine Mère elle-même comme précepteur du
roi. Florence L Wickelgren a montré à quel point La Mothe était désillusionné par sa vie
courtisane, préférant résolument la vie philosophique aux honneurs de la Cour.171
Par le discours de Ménalque, La Mothe se venge des jugements injustes de Balzac à son
égard. En même temps, il exprime quelque déception de la vie courtisane, et il se range
définitivement sous la bannière des Anciens. Dans un sens, l’exposé de Ménalque dévoile
mieux que tout autre discours la stratégie de La Mothe. Le narrateur veille avec prudence à ne
pas être trop insolent, tout en étant bien compris des happy few qui constituent l’élite des
libertins érudits.
169
Cf. WICKELGREN, Florence L., op. cit, p. 42.
Ibid., p. 38-41.
171
Ibid., p. 14 & 16.
170
88
3.3.6. Sixième journée : « De l’intercession de quelques Saints particuliers », par
Simonides
Structure et thèmes
La sixième et dernière conférence, faite par Simonides, se concentre sur les recherches
curieuses à propos des saints. Simonides se livre à une critique sévère qui montre l’attribution
risible de pouvoirs à maints saints, fondée sur des jeux de mots et des malentendus. À
première vue, cet exposé paraît plutôt léger dans la mesure où il se rapporte à des réflexions
relativement simples sur le vocabulaire (grec, hébreu, latin), qui donnent lieu à cette série
d’attributions naïves des patrons. Cependant, une pensée plus fondamentale se cache derrière
ces paroles. Simonides se pose avant tout la question de savoir jusqu’où les sceptiques
peuvent pousser leur doctrine en matière de religion. L’intervention des autres compagnons
après la séance, et surtout celle de Racémius, révèle l’ampleur de la doctrine sceptique. (cf.
infra)
Avant d’engager sa lecture, Simonides se présente lui-même comme théologien, disant qu’il a
choisi un thème en rapport avec sa profession et son genre d’étude. Est-ce que chacun n’aime
pas à conter les choses qui sont de sa connaissance ? Le choix de l’auteur de présenter
Simonides comme un théologien semble cependant quelque peu étrange. N’oublions pas que
les noms des personnages mentionnés dans l’Hexaméron sont des pseudonymes. Ainsi
Simonides serait-il en réalité Théophraste Renaudot, journaliste français, médecin et
philanthrope, qui avait créé vers 1633 des conférences scientifiques dont il assurait la
publication. En 1631 Richelieu lui avait confié la direction de La Gazette.172 Renaudot était
un homme occupé et respecté à l’époque de La Mothe le Vayer. Mais, jamais n’a-t-il pris
l'habit. Il se pourrait que l’explication s’attache à la volonté de La Mothe de prêter attention à
des sujets qui ont sa préférence lors d’un débat : l’importance des écrivains anciens (le
premier discours), la licence des anciens auteurs (les deuxième et troisième discours),
l’admiration des égarements de sa jeunesse (le quatrième discours), une attaque contre
l’éloquence de Guez de Balzac (cinquième discours), et enfin la religion (le sixième discours).
Dans le but de rehausser la force persuasive d’un écrit sur la religion, il vaut assurément
mieux de prêter la parole à un théologien, qu’il soit inventé ou existant, versé dans la matière.
172
Ibid., p. 43.
89
À l’exemple de Racémius et de Ménalque, Simonides prétend que son écrit est fondé sur ce
qui a été dit dans une certaine compagnie il y a quelques mois. D'ores et déjà l’imprécision au
sujet de l’identité de ce groupe, de la date et du lieu, éveille la méfiance à l'égard du contenu
de la conférence, puisque le narrateur refuse lui aussi d’assumer la responsabilité de ses
propos. Cependant, ce refus n'ôte rien à la hardiesse de sa pensée. Au contraire, il décline de
toute culpabilité, certes, et il se lance dans des comparaisons audacieuses :
« Je ne trouve pas étrange que quelques-uns aient voulu établir la Religion pour la
dernière différence de l’homme, puisque quand il se rencontrerait de vrais Athées qui
n’eussent pas le moindre sentiment d’une Divinité, il se voit beaucoup plus de fous
parfaits, qui sont encore moins dans l’usage de la raison ; de sorte qu’il n’y aurait pas
plus d’inconvénient, selon cette pensée, à nous définir animaux religieux qu’animaux
raisonnables ». (H, 94)
D’entrée de jeu Simonides incite son lecteur à réfléchir : sur le bien-fondé de la pensée que la
religion constitue un critère qui permet de distinguer l’homme de l’animal. Sur la nature. Sur
la folie, raisonnée et raisonnable de l’esthétisme, humaine. Si dans la première partie de la
phrase Simonides prétend être d’accord avec l’idée qu’il convient de discerner l’homme et
l’animal, il la détruit aussitôt par la suite en mettant en œuvre une ironie acerbe qui marque le
manque de fondement d’une telle pensée. D’après lui, les athées sont certainement plus
raisonnables que cette infinité de « fous parfaits », c’est-à-dire de la masse croyante, si bien
qu’il serait plus propice de distinguer entre « animaux religieux » et « animaux
raisonnables ». Par cette observation notre auteur prend part à la discussion sur la supériorité
de la race humaine en comparaison avec les autres créatures. Cet ancien débat se ranime au
cours du XVIè siècle, quand Montaigne s’oppose à la présomption humaine en soulignant
l’égalité entre l’homme et l’animal. Dans son « Apologie de Raymond de Sebond », il affirme
qu’il y a plus de différence entre les hommes qu’entre l’homme et la bête. La différence entre
un animal et un homme n’est qu’une différence de degré. L’homme se croit toujours supérieur
aux animaux, mais il ignore la complexité de leur vie.173 Il en découle une conclusion qui
173
Cf. MONTAIGNE, op.cit., p. 710 : « La présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus
calamiteuse et fragile de toutes les créatures c’est l’homme, et quant et quant, la plus orgueilleuse. Elle se sent et
se voit logée ici parmi la bourbe et le fient du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et croupe partie de
l’univers, au denier étage du logis, et le plus éloigné de la voûte céleste, avec les animaux de la pire condition
des trois : et se va plantant par l’imagination au-dessus du cercle de la Lune, et ramenant le ciel sous ses pieds.
C’est par la vanité de cette même imagination qu’il s’égale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se
trie soi-même et sépare de la presse des autres créatures, taille les parts aux animaux ses confrères et
compagnons, et leur distribue telle portion de facultés et de forces, que bon lui semble. Comment connaît-il par
l’effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux ? par quelle comparaison d’eux à nous
conclut-il la bêtise qu’il leur attribue ? »
90
remet en cause l’immortalité de l’âme chrétienne : si on place l’homme au même niveau que
les animaux, on enferme l’homme dans le cycle naturel de la vie et de la mort, sans possibilité
de survie. Selon Tullio Gregory, la comparaison homme/animal n’est pas uniquement
introduite pour atteindre la vanité humaine, mais aussi pour problématiser « la tradition
spiritualiste chrétienne » et surtout « l’anthropocentrisme biblique ».174
Avant de se lancer dans le cœur de son exposé, Simonides souligne, à l’instar de ses
compagnons, ses bonnes intentions. Il ne répète que les paroles de personnes « qui
s’engagèrent insensiblement en faisant une promenade à traiter ce lieu commun, peut-être trop
licencieusement »
(H, 94),
et il s’excuse d’avance de leur avoir préparé un texte qui pourrait
choquer leur piété. Ensuite, après avoir annoncé la structure de son écrit, il se plonge dans la
matière principale, prouvant par une quantité d’exemples combien les noms des fêtes et des
saints sont basés sur la seule considération de quelqu’allusion « ridicule » (H, 98). Les exemples
sont divisés en trois catégories : la première concerne des fêtes chrétiennes ; la deuxième
regroupe des noms de saints liés à quelque maladie et la troisième porte sur des patrons qui
doivent leur nom à un métier quelconque. L’exposé de Simonides se compose presque
entièrement d’exemples. Aussi est-il difficile d’opposer à la thèse.
Pour le premier groupe Simonides note que le nom de la fête des rois (le six janvier)
« Épiphanie » a donné lieu à une « Sainte Tiphaine ». Or, comme Tiphaine est un nom
d’origine grecque qui à la base renvoyait non pas à un saint ou une sainte, mais à la fête
chrétienne, il s’agit bien d’une de ces « corruptions de mots remarquables »
(H, 95).
Un autre
exemple se rapporte à la fête de « Sainte Pointe », célébrée dans un petit village aux environs
de Bordeaux :
« on chomme la fête de Sainte Pointe, prise d’une épine de la couronne de notre
Seigneur, que les simples gens du lieu disent être fille de la Pentecôte, parce que cette
fête de Sainte Pointe arrive le lendemain de la même Pentecôte » (H, 95).
Par cette anecdote l’auteur, par l’intermédiaire de l’instance narrative, montre non seulement
le ridicule de ce type d’attribution, mais il répète aussi une fois de plus son dédain pour les
« simples gens » qui ont besoin des patrons, auxquels ils confèrent toute sorte de pouvoirs. (H,
96)
Pourtant, Simonides est parfaitement conscient que cette inclination humaine de réclamer
l’aide des saints n’est point nouvelle et qu’elle remonte jusqu’à l’Antiquité, où les femmes
174
Cf. GREGORY, Tullio, op. cit., p. 46.
91
enceintes adoraient la Déesse Égérie, parce qu’elles croyaient que cette déesse faisait
facilement sortir le fœtus de l’utérus : « facile foetum alvo egerere »
(H, 96).
Dès lors l’auteur
ridiculise toute forme de superstition, liée le plus souvent à l’ignorance.
Simonides passe ensuite aux patrons qui protègent ou guérissent des maladies :
« Ceux qui ont les écrouelles se vouent à Saint Marcou, parce qu’ils ont mal au col,
que nous prononçons cou ; les hydropiques à Saint Eutrope ; les goutteux à Saint
Genou et en Italie à Santo Gottardo ; les galleux pleins de clous à Saint Clou ; ceux qui
ont les mains gâtées de rogne, à Saint Main ; les boiteux à Saint Claude, a
claudicando* ; les femmes qui ont mal aux mamelles, à Saint Mammard » (H, 96).
Ce fragment ne représente qu’une petite parcelle d’une longue séquence dans laquelle le
narrateur énumère sans répit des maladies qu’il met en relation avec des patrons dont le nom a
la même consonance que le mal. Avant que Simonides poursuive son discours par un
inventaire exhaustif des patrons de métiers, il fait observer sur un ton railleur combien la
« fantaisie » (ou l’imagination) porte préjudice au bon sens :
« Il se fit ici en riant une observation de la fantaisie qu’ont quelques uns, qu’on ne doit
demander à chaque Saint que ces guérisons particulières qui leur sont attribuées. (…)
L’on remarqua de même la pensée ridicule de ceux qui croient que l’invocation d’un
seul Saint a parfois plus d’efficace que quand on y joint l’intercession d’un autre » (H,
98).
À travers plusieurs tournures qui marquent l’ironie – « en riant », « une observation de la
fantaisie » et « la pensée ridicule » – la raillerie perce dans ces paroles. Notez que dans ce
fragment le narrateur n’a pas mis en œuvre une ironie qui procède par le contraire ; en
d’autres termes, Simonides ne se sert point de l’ironie pour exprimer l’inverse de ce qu’il
entend véritablement. Or, sa moquerie doit se comprendre à la lumière des conceptions
générales de La Mothe le Vayer lui-même et non pas dans le cadre restreint de ce chapitre.
Comme les autres libertins, La Mothe estime que le peuple, c’est-à-dire les « esprits faibles et
superstitieux », croit aux miracles et à la sorcellerie par superstition. (cf. supra) Un savant, en
revanche, soumet à l’examen de la raison ces « prodiges » et « miracles » afin de les expliquer
par des causes plausibles des phénomènes.175 Toute attitude superstitieuse est méprisable. Le
pouvoir destructeur de l’imagination était d’ailleurs un des thèmes privilégiés de Montaigne.
(cf. supra) De plus, en critiquant les miracles, les prophéties et les légendes – « ces
175
Cf. CHARLES-DAUBERT, Françoise, op.cit, p. 82 & 83.
92
instruments privilégiés de l’apologétique chrétienne »176 – La Mothe s’appuie sur la
philosophie aristotélicienne.177 Au fur et à mesure que s’était répandue les thèses de
l’université de Padoue – par exemple la thèse que la terre n’est nullement le centre d’un
univers qui tourne autour d’elle, sinon un satellite du soleil – l’aristotélisme paraissait de
moins en moins chrétien. La Mothe s’inscrit dans ce mouvement de laïcisation qui fait
ébranler les certitudes religieuses dans leurs fondements.178 Cependant, il faut remarquer que
l’auteur ne déclare aucunement de façon patente et explicite que les miracles sont
impossibles.
Après avoir fermé la parenthèse, Simonides enchaîne sur ceux qui ont pris pour patrons des
« Saints » dont le nom est une reformulation de mots propres à leurs métiers :
« Ainsi les Cordonniers, grands donneurs de cors aux pieds, ont choisi Saint Crespin, a
crepedis*[à cause des chaussures] ; les Libraires et les Imprimeurs, que le Latin sur
tout occupe, Saint Jean Porte-Latine, qui est aussi le Patron des Tonneliers dans la
Provence, à cause qu’on y nomme une Tine ce que nous appelons ici une cuve (…) »
(H, 99).
Le narrateur mentionne une vingtaine de métiers et de noms de patrons. Ainsi montre-t-il que
la majorité des personnes ne peut pas vivre tranquillement sans invoquer ses patrons de temps
à autre. Simonides estime qu’« il ne faut point douter que la dévotion qu’ont tant de bonnes
personnes à la fête de chaque Saint qu’elles ont élu pour Patron, ne doive être agréable à Dieu
par sa bonté, quand le choix aurait eu quelque chose de ridicule dans son origine, ce qui n’est
peut-être pas toujours vrai »
(H, 100).
La rhétorique de l’exposé ne diffère point de celle des
discours précédents. Après avoir critiqué et ridiculisé la naissance de maints patrons et
l’ignorance du peuple, le narrateur veille à ce qu’il ne heurte point trop la bienséance,
qualifiant la masse non plus de « simples gens », mais de « bonnes personnes », et soulignant
que tout ce qui contribue à glorifier le nom de Dieu – comme l’intercession des saints – ne
peut être méprisé ou négligé. Mais, Simonides apporte une précision qui est à la fois
iconoclaste et orthodoxe – car conforme aux préceptes du concile de Trente – :
176
Cf. GREGORY, Tullio, op. cit., p. 65.
Ibid., p. 66: « Les raisons de l’intérêt des libertins pour l’aristotélisme sont indiquées avec une extrême
clarté : il ne s’agissait pas du système dans ses structures fondamentales tel qu’il était discuté dans les écoles
(…), mais des aspects qui contribuaient à l’élimination de toute intervention surnaturelle, des miracles et des
révélations, des anges et des démons : l’aristotélisme en tant que philosophie mondaine, liée à l’expérience,
offrait la possibilité de rendre déniaisés, de se libérer des erreurs populaires et de la mythologie religieuse. »
178
Cf. PINTARD, René, op. cit., p. 42.
177
93
« Je parle ainsi à cause que la plupart du monde se scandalise et prend en mauvaise
part tout ce qui se dit contre les abus introduits par le peuple dans la Religion. Si est-ce
que le scandale, s’il y en a, est plus dans leur établissement que dans l’éclaircissement
qu’on veut donner, afin de les faire reconnaître tels qu’ils sont » (H, 101).
En soulignant que ce n’est point la critique adressée aux abus religieux qui est scandaleuse,
mais, par contre, la tendance à porter des accusations contre toutes les personnes qui
réagissent contre ces abus, le narrateur témoigne d’une forte volonté de pouvoir soumettre
tout au libre examen. Cette critique est exemplaire de la démarche de La Mothe le Vayer.
D’une part les remarques critiques de Simonides correspondent aux exigences du concile De
Trente. Mais d’autre part, ces assertions tendent de toute évidence de la critique de la religion.
En s’attaquant à la superstition, Simonides s’en prend aux pratiques religieuses. Cela dit, en
1670, l’année de la publication de l’Hexaméron rustique, cette liberté d’esprit n’est guère
appréciée. La tendance s’entrevoit aussi dans l’évolution de la littérature amoureuse. Au XVIè
siècle, sous l’influence médiévale des fabliaux, des soties et des farces, les écrivains avaient la
possibilité d’examiner le concept amoureux dans toutes ces nuances (déployer une intrigue
amoureuse, suivre la montée de la passion). Le Décaméron de Boccace avait réussi à faire
accepter les aventures les plus scabreuses devenues, pour toute l’Europe lettrée, un élégant
divertissement.179 Christian Bec estime également que dans cet ouvrage, la sexualité n’est
jamais trouble ou équivoque, mais naturelle et saine. Et il ajoute que le chef-d’œuvre de
Boccace n’est point pornographique, car il ne met aucunement en scène le triomphe impudent
de la chair.180 Au XVIIè siècle, l’immoralité de l’ouvrage fait objet de polémiques. Alors que
les jansénistes et les catholiques le condamnent, les libertins le défendent.181 Avant les
réformes puritaines du XVIIè siècle la sexualité était donc perçue comme un phénomène
naturel, de sorte que la littérature « libertine » pouvait circuler sans trop de problèmes.182 Ces
autorités censoriales se font remarquer graduellement au cours du siècle suivant : réforme des
couvents, relance des ordres, surveillance des mœurs et des idées, multiplication des pratiques
dévotes dans la vie quotidienne… À partir de la condamnation du poète Théophile de Viau,
les libertins sont contraints à surveiller de près leurs paroles. Cependant, ce climat asphyxiant
ne les démotive point, au contraire. Ils chercheront des méthodes afin de contourner les
difficultés. Ainsi, La Mothe le Vayer balance-t-il la plupart du temps entre des opinions
contradictoires, comme l’a monté l’étude des cinq chapitres précédents. Ajoutez à cela qu’il
179
Cf. JEANNERET, Michel, op. cit, p. 52.
Cf. BEC, Christian, « Introduction au Décaméron », in BOCCACE, op. cit., p.9.
181
Ibid., p. 20.
182
Cf. JEANNERET, Michel, op. cit., p. 60.
180
94
refuse, dans le style de la philosophie sceptique, à formuler des jugements absolus. À la fin de
son texte Simonides défend cette idée :
« Je lisais il y a peu dans une Relation de L’Inde Occidentale, que quand l’on parle des
choses du Ciel aux Brésiliens et à ces Caraïbes sauvages des Antilles, ce qui se fait
parfois inconsidérablement, leur réponse ordinaire est qu’ils trouvent beau tout ce
qu’on leur a dit, mais que s’ils se laissaient persuader à de tels discours, leurs voisins
se moqueraient d’eux » (H, 101).
Le narrateur fait allusion aux expéditions vers le Nouveau Monde, où les chrétiens prêchent
avec ferveur les indigènes. Dans le premier des cinq Dialogues – sur la philosophie sceptique
– La Mothe s’était déjà interrogé sur un des arguments majeurs du scepticisme, à savoir que la
diversité des coutumes des différents peuples prouve la relativité des choses, la religion y
comprise.183 Il reprend cette idée dans l’Hexaméron en parlant d’autres nations – comme le
Brésil et les Antilles – où les gens pratiquent des religions différentes et inconnues à
l’Occident. Autrement dit, l’observation des coutumes de ces civilisations lointaines peut
provoquer autant des impressions désagréables à l’occidental (ce qui peut donner lieu à des
peurs irraisonnées) que les habitudes occidentales dépaysent sans doute ces peuples
« barbares ». D’après Simonides, il importe donc de garder une attitude ni trop réservée, ni
trop circonspect à propos de la religion, et il ajoute que rien ne profane tant les autels que
« les abus qui s’établissent insensiblement sous l’apparence d’une dévotion zélée ».
(H, 101)
Simonides partage donc l’avis de Marulle, qui estimait qu’un homme peut être « aussi pauvre
de vertu que riche de biens, ou aussi diffamé de mœurs que renommé pour ses trésors » (H, 31).
Même si Simonides et Marulle traitent des thèmes distincts, l’idée centrale est maintenue : il
faut se mettre en garde contre les apparences et contre tout ce que l’esprit humain est capable
d’inventer, puisque la plus grande dévotion peut cacher les pires abus, de même que derrière
une richesse extravagante peuvent se cacher les mœurs les plus dépravantes…
Le discours de Simonides produit une vive impression sur les autres protagonistes ; ce qui se
traduit par l’enthousiasme avec lequel Marulle, puis Racémius et Tubertus Ocella manifestent
leur approbation. L’intervention de Marulle est particulièrement intéressante, parce qu’elle
montre succinctement comment fonctionne l’esprit sceptique. Dans un premier temps Marulle
distingue « ce qui est essentiellement de la foi »
(H, 101)
de ce qui est du « reste »
(H, 101),
estimant que la vraie religion mérite le plus grand respect et la plus grande soumission
183
Cf. WICKELGREN, Florence L., op. cit, p. 78.
95
d’esprit, contrairement à ce « reste » qui doit être mis à un examen rigoureux. Cependant il
reste très vague sur ce qu’il considère comme « essentiel » de la foi et de ce « reste ». Cette
imprécision constitue un des stratagèmes principaux de l’auteur de l’Hexaméron, parce
qu’elle permet de tromper, ou du moins de contourner la censure. Comme Marulle enchaîne
sur l’exposé de Simonides, il est certain qu’il trouve lui aussi cette étude de l’intercession de
tous ces patrons justifiée, étant donné que – comme l’a prouvé son ami – ce sont les « simples
gens » qui les inventent dans l’espoir de trouver de l’aide et de la quiétude aux moments
difficiles. Ainsi n’attaque-t-il point les vérités de la foi, sinon la tendance de l’esprit humain
de créer les choses les plus insensées, comme des légendes des saints. Pour conclure Marulle
généralise cette idée, pensant, à l’instar de Montaigne, « que les choses du Ciel sont trop
éloignées de la terre, pour en parler si hardiment, ou plutôt si licencieusement comme l’on fait
d’ordinaire, homo ad immortalium cognitionem nimis mortalis est [ l’homme est trop mortel
pour la connaissance des choses immortelles] » (H, 102). Par cette remarque La Mothe le Vayer
ébranle la confiance du croyant à force d'arguments. Montaigne, lui aussi, avait souligné la
détresse et la fragilité de l’homme dans le monde. Dans son « Apologie de Raymond de
Sebonde », il se révolte contre l’idée que l’homme se pense dans le monde comme un être
supérieur qui croit posséder non seulement la terre, mais aussi la voûte céleste.184
Ensuite, La Mothe le Vayer met dans la bouche de Racémius les paroles qui expriment ses
propres idées philosophiques. Après avoir révélé qu’il doute de tout ce dont il est permis de
douter sans impiété d’un côté, et qu’il tient son âme dans l’indifférence ou l’indétermination
« qui lui est naturelle »
(H, 102)
de l’autre, Racémius formule l’idée fondamentale du
scepticisme : « Ainsi je philosophe au jour la journée, comme l’on dit et je ne défends rien
aujourd’hui, que je ne sois prêt de combattre demain, si son contraire me paraît avoir plus de
vraisemblance »
(H, 103).
Cette pensée extrêmement moderne constitue le passage clé de
l’ouvrage tout entier, parce qu’elle résume parfaitement la doctrine de notre auteur, qu’il dit,
par le biais de Tubertus Ocella, que « le disciple a de beaucoup surpassé ses maîtres » (H, 104).
Nulle part dans l’Hexaméron la conception sceptique n’est si clairement exprimée qu’elle
184
Cf. MONTAIGNE, op. cit., p. 706, (II, VII) : « Considérons donc pour cette heure, l’homme seul, sans
secours étranger, armé seulement de ses armes, et dépourvu de la grâce et connaissance divine, qui est tout son
honneur, sa force, et le fondement de son être. Voyons combien il a de tenue en ce bel équipage. Qu’il me fasse
entendre par l’effort de son discours, sur quels fondements il a bâti ces grands avantages, qu’il pense avoir sur
les autres créatures. Qui lui a persuadé que ce branle admirable de la voûte céleste, la lumière éternelle de ces
flambeaux roulant si fièrement sur sa tête, les mouvements épouvantables de cette mer infinie, soient établis et se
continuent tant de siècles, pour sa commodité et pour son service ? Est-il possible de rien imaginer si ridicule,
que cette misérable et chétive créature, qui n’est pas seulement maîtresse de soi, exposée aux offenses de toutes
choses, se dise maîtresse et imperière de l’univers ».
96
l’est donc à présent : le doute libère. En renonçant à des visions totalisantes, La Mothe tente
de définir un contexte humain dans lequel la raison domine. Il faut noter qu’en prenant le
doute comme principe absolu, la doctrine sceptique s’approche d’autres doctrines qui se
fondent elles aussi sur quelque conviction dogmatique. Pourtant, le fait que le sceptique
semble prêt à adapter son opinion selon ses connaissances, suppose que ce courant de pensée
soit quelque peu moins dogmatique que les autres. Or, afin de vérifier une telle hypothèse, il
faudrait confronter les opinions d’un nombre considérable de philosophes sceptiques à leurs
conduites réelles ; ce qui ne fait pas l’objet de notre étude. Remarquons seulement qu’en ce
qui concerne La Mothe le Vayer, les idées développées dans son dernier ouvrage –
l’Hexaméron – ne sont guère modifiées par rapport à l’esprit dominant de ses premiers traités.
Ou bien il n’a donc point trouvé des « contraires plus vraisemblables » que ses propres idées,
ou bien il s’attache plus à la théorie de la doctrine sceptique qu’il l’applique dans la vie
quotidienne. Faute d’une banque de données plus vaste, nous ne porterons pas de jugements
là-dessus.
De plus, Racémius ne se limite point à exposer la doctrine sceptique. Se demandant s’il
convient à tenir pour fous ceux qui pensent des choses autrement que nous et pour sages ceux
qui ont les mêmes conceptions, il enchaine sur l’idée de Simonides qu’il est injuste de
regarder comme inférieures les coutumes et les idées d’autres peuples, comme l’avait déjà
expliqué Montaigne dans son essai « Des cannibales » : « [C]hacun appelle barbarie, ce qui
n’est pas de son usage. Comme de vrai nous n’avons autre mire de la vérité, et de la raison,
que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la
parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses ».185 Cette
pensée s’est implantée avant tout à l’époque des colonisations, s’amplifiant ensuite durant des
siècles. Il est incontestable que dans ce dernier chapitre, La Mothe le Vayer s’appuie sur la
pensée de Montaigne, qui dans son essai sur le cannibalisme met en cause la pensée
européenne convaincue d’être supérieure non seulement aux animaux, mais aussi aux
Africains et aux Indiens (ou « barbares »), alors que ces « barbares » sont souvent moins
cruels et plus civilisés.186
185
Ibid., p 318 (I, XXX).
Ibid., p 326 (I, XXX): « Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais
non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie ».
186
97
Après le discours de Simonides et la discussion entre amis vient l’heure de la séparation, le
moment de se dire adieu et de retourner à la ville. Deux amis resteront pour prolonger leur
séjour et continuer les exercices de l’esprit et du corps. De la sorte l’auteur emmène son
lecteur au point de départ, où il a souligné qu’il aspirait à faire un récit à la mode des Anciens,
c’est-à-dire en imitant le mode de vie des philosophes classiques qui se donnaient à des
exercices à la fois physiques et intellectuels (cf. supra).
Réflexions
L’étude de la sixième conférence s’avère capitale pour saisir l’esprit véritable de la doctrine
sceptique. Elle montre de plus à quel point les Essais de Montaigne constituent une source
d’inspiration pour les libertins érudits en général, et pour La Mothe le Vayer en particulier.
Suivant les explications de René Pintard, les membres du mouvement libertin, et
particulièrement ceux de la Tétrade, ont des maîtres communs : Cicéron, Sénèque, Pline et
Plutarque chez les Anciens, Montaigne et Charron chez les modernes.187 De plus, la pensée
centrale des quatre érudits est liée à la superstition de la masse : ils estiment que la
charlatanerie des uns ne triomphe que grâce à la crédulité des autres. En autres mots, aux yeux
de la Tétrade, la crédulité est le danger essentiel. Afin de démasquer la supercherie et de
cantonner la superstition, il importe de ne rien accepter à la légère et de peser soigneusement
les motifs de croire à un fait étonnant ou étrange chaque fois qu’il s’agit en politique, en
morale, en religion etc.188
Dans le discours de Simonides, l’influence de Montaigne se traduit à travers trois sujets
principaux : la supériorité de l’homme à l’animal ; la supériorité de l’européen face aux autres
civilisations, et les dangers de la fantaisie humaine. La signification des découvertes
géographiques est effectivement déjà connue dans les Essais de Montaigne, de même que les
conclusions auxquelles il était parvenu et qui sont approfondies par La Mothe le Vayer,
surtout lorsqu’il discute du scepticisme. Les deux penseurs mettent en cause le sentiment de
supériorité de l’homme occidental. René Pintard estime d’ailleurs que, pour ce qui touche aux
différences de mœurs et d’idées, La Mothe dépasse même Montaigne, parce qu’il avait
187
188
Cf. PINTARD, René, op. cit. p. 174.
Ibid., p. 175.
98
accumulé la lecture d’ouvrages géographiques pour pouvoir corroborer sa thèse, tandis que
Montaigne n’en avait utilisé que quelques-uns.189
L’intérêt de la séance réside dans la question sous-jacente : jusqu’où peut-on pousser la
doctrine sceptique en matière de religion ? En ce sens l’exposé de Simonides ne se présente
plus comme un simple discours sur l’attribution des saints, fondée sur des jeux de mots et des
malentendus, mais comme une véritable démonstration et mise en pratique de la pensée
sceptique. D’après les six amis, tout, même la religion, devrait être objet du doute pour qu’il
puisse être soumis à un libre examen. Paradoxalement, de cet excès d’incertitude naît pour La
Mothe une certitude absolue : rien n’est certain…
Face à un pouvoir affermi, soucieux de contrôler la diffusion des idées, il importe d’être
prudent, de surveiller de près ses paroles et de traiter une matière avec circonspection. Isabelle
Moreau se pose la question de savoir comment un auteur expérimente la liberté de parole au
tournant des XVIè et XVIIè siècles. La Mothe le Vayer apparaît comme un bon exemple d’une
gestion raisonnée des dangers – trait essentiel de « l’ingéniosité libertine ».190
Simonides distingue entre l’essentiel de la foi et le « reste » afin de ne pas être accusé d’athée.
Il importe de signaler que l’expression de l’athéisme chez les libertins est avant tout une
résistance contre les opinions généralement admises par la masse, le « plebiscitum », et non
pas une négation absolue de Dieu.191 Dans ce chapitre, La Mothe le Vayer exprime son dégoût
de l’esprit populaire en traitant un thème qui se fonde entièrement sur les illusions et les
chimères des « simples gens ». De ce fait cet exposé paraît être le plus audacieux des six, vu
que le narrateur associe la religion à la vulgarité. L’autre volet de « l’athéisme libertin » se
rapporte à la crise de conscience européenne en général d’un côté, et à la mise en cause d’un
système de valeurs et d’une conception de l’homme et du monde, qui se sont soustraits de la
tutelle chrétienne.192
La structure du discours ne diffère point de celle des autres exposés. Avant d’entamer la
matière principale, le narrateur exprime amplement son dessein, s’excusant par avance pour
189
Ibid., p. 140.
Cf. MOREAU, Isabelle, « La Mothe le Vayer, ou comment transformer un ouvrage de commande sur la grâce
en défense et illustration des philosophes de l’Antiquité réputés athées », in MOREAY, Isabelle, HOLTZ,
Grégoire op. cit., p. 160.
191
Cf. GREGORY, Tullio, op. cit., p. 17.
192
Ibid.
190
99
quelque remarque licencieuse qui pourrait choquer la dévotion et la piété de son public. Aussi
fuit-il toute responsabilité en s’appuyant sur d’autres philosophes absents dont il refuse toute
identification. Cependant, la dissimulation est nécessaire s’il ne veut être condamné par la
censure. À la fin de son écrit le narrateur réitère ses bonnes intentions. La discussion qui suit
le débat principal – lequel est considérablement plus court que celui des journées précédentes
– paraît d’une importance décisive dans la mesure où Racémius résume les points cruciaux du
scepticisme : « C’est mieux le fait d’un philosophe de suspendre son jugement que de
déterminer pour certain ce qui peut recevoir des doutes » (H, 103).
Malgré la légèreté apparente du sujet, ce chapitre laisse un goût d’amertume, liée à la
difficulté de s’exprimer sans contrainte. Comme nous l’avons noté, il n’y a plus cette liberté
d’esprit et de conduite du Moyen Âge et de la Renaissance au XVIIè siècle. En conséquence,
le philosophe sceptique est tenu à nuancer sa doctrine. Le cadre bucolique contrebalance tant
soi peu cette désillusion, donnant une tonalité épicurienne à l’ouvrage qui atténue non
seulement les irritations des érudits, mais aussi facilite la lecture…
100
4. La rhétorique du texte
4.1. Préliminaires
Dans la préface de l’Hexaméron rustique, l’auteur révèle qu’il caresse le projet de faire un
récit « à la mode des Anciens ».
(H, 8)
Il ressort de notre étude que La Mothe le Vayer a
effectivement élaboré un texte proche de l’art oratoire des penseurs classiques ; tant sur le
plan du style que de la rhétorique. Dans cette partie, nous étudierons ces éléments de
l’Hexaméron qui correspondent à cet art ancien, qui est généralement défini comme « l’art de
bien parler ».193 Il faut signaler qu’à ses débuts, la rhétorique s’occupait du discours politique
oral avant de s’intéresser de manière plus générale aux textes écrits. Ceci n’empêche toutefois
pas à l’auteur de l’Hexaméron de mettre les techniques de la rhétorique ancienne en service de
son propre argumentation.
Une synopsis de l’histoire de la rhétorique devrait permettre de mieux comprendre l’enjeu de
la rhétorique. L’art oratoire est né en Grèce. Les rhéteurs grecs s’intéressaient à la persuasion
dans les contextes publics et politiques. À ce titre, la rhétorique était une arme
d’argumentation, vu qu’elle met en œuvre des techniques discursives qui permettent de
gagner le public à sa cause. Il revient à Aristote d’avoir théorisé pour la première fois la
rhétorique, qu’il situe entre la dialectique – science du raisonnement – et la grammaire –
science du langage. Chez les Romains, l’art oratoire était devenu une partie importante de la
vie publique. Cicéron et Quintilien étaient les deux rhéteurs les plus importants.194 Le traité de
la rhétorique – De l’Institution Oratoire – de Quintilien exercera une forte influence sur
l’enseignement des siècles à venir. Aujourd’hui, il existe deux « néo-rhétoriques ». Malgré la
complexité du concept rhétorique, nous tenterons de dégager les principes essentiels qui
structurent le récit de La Mothe et qui lui permettent d’exprimer des pensées considérées
comme licencieuses au XVIIè siècle, en prenant l’Institution Oratoire de Quintilien comme
ouvrage de référence. L’analyse rhétorique sera de plus tournée vers le lien entre la liberté de
parole et les enjeux idéologiques et moraux.
193
Cf. ROBERT, Paul, op. cit., p. 2300.
DELCROIX, Maurice, HALLYN, Fernand, Méthodes du Texte, Introduction aux études littéraires, Bruxelles,
De Boeck & Larcier s.a., 1995, p. 32-38.
194
101
4.2. L’Hexaméron rustique et l’esprit de Quintilien195
En étudiant l’Hexaméron rustique, l’on comprend assez vite que La Mothe le Vayer met en
œuvre plusieurs stratégies qui lui permettent de développer certaines pensées dites
licencieuses à son époque. Une de ces stratégies se fonde manifestement sur l’Institutio
oratoria de Quintilien, qui propose plusieurs préceptes que le « bon orateur » doit toujours
garder à l’esprit s’il souhaite convaincre les autres. Dans ce chapitre, nous nous pencherons
sur le lien qui unit l’Hexaméron – ouvrage fait à la mode des Anciens. (H, 8) – avec la doctrine
sur l’art oratoire du rhéteur antique.
Un rhéteur cherche des arguments en relation avec sa thèse, qu’il range ensuite selon leur
importance. Avant d’exposer convenablement sa pensée, il veille à ce que la formulation soit
correcte et claire, et qu’il apprenne par cœur son discours. Ce procédé correspond aux cinq
parties de la rhétorique classique – inventio, dispositio, élocutio, memoria, actio – que nous
retrouvons également dans le chef-d’œuvre de Quintilien.196 L’Institution Oratoire se présente
comme un livre de pédagogie, dans lequel le philosophe explique minutieusement comment il
faut faire d’un enfant un rhéteur parfait. Il faut signaler qu’au premier siècle après JésusChrist, de nombreux ouvrages sont consacrés à cette matière. Dans la préface de son ouvrage,
Quintilien signale que ces textes se contredisent sur maints points. Ce sont donc la demande et
la nécessité d’un traité uniforme sur la rhétorique qui pousse le rhéteur à élaborer l’Institution
Oratoire.197
Les fondements de la méthode pour parler se résument en trois principes que l’orateur parfait
doit toujours garder à l’esprit : convaincre (movere), plaire (delectare), informer (docere).
Quintilien pense qu’il faut commencer dès l’enfance l’étude de ces techniques rhétoriques,
pour que l’enfant devienne un « orateur parfait », c’est-à-dire un orateur qui sait à la fois
convaincre, plaire et toucher son public, à plus forte raison qu’il est un vir bonus. En ce sens,
Quintilien fait de la rhétorique non seulement une méthode, mais aussi une esthétique de la
vie, imposant la vertu comme la qualité essentielle de l’orateur parfait.198 Il insiste en outre
sur le rôle décisif que joue l’environnement sociopolitique sur le développement et la
195
Sous 3.3.1 nous avons déjà effleuré la technique oratoire de Quintilien. Dans ce chapitre nous entrerons dans
les détails de la théorie de Quintilien.
196
COUSIN, Jean, Études sur Quintilien, Tome I, Paris, Boivin & C1e, 1935, p. 167. (Livre III, Chapitre III)
197
QUINTILIEN, Institution Oratoire, introduction par Jean Cousin, Tome I, Livre I, Paris, Les Belles Lettres,
1975, p. XLIV.
198
Cf. QUINTILIEN, op. cit., p. XLVI.
102
formation d’une personne. Il importe en conséquence d’évaluer un auteur par rapport à son
temps. Plus de quinze siècles plus tard, cette conception forme une des bases polémiques qui
opposent Anciens et Modernes.199 Étant donné que La Mothe le Vayer ne peut cacher son
admiration pour l’Antiquité, il convient de prêter attention à quelques conseils particuliers de
Quintilien à l’égard de la rhétorique, et que La Mothe s’efforce d’appliquer dans
l’Hexaméron.
En premier lieu, Quintilien demande que le déclamateur choisit des sujets qui se rapprochent
le plus possible de la vérité, et que la déclamation se modèle sur le genre du plaidoyer. Il en
découle logiquement que Quintilien encourage l’utilisation de termes usuels – plus véridiques
– au lieu des « plaisanteries subtiles ». Cependant, le rhéteur se voit aussi contraint d’adapter
sa déclamation à son auditoire – en cherchant de piquer la curiosité et le plaisir de ceux qui
l’écoutent – si bien que l’ornement du style n’est pas méprisable dans tous les contextes.200
Dans l’Hexaméron, les sujets traités par La Mothe le Vayer appartiennent tous à l’univers soit
littéraire soit moral du XVIIè siècle : la question sur la justesse de l’évaluation d’un auteur à
partir de ses écrits, la mise en cause de l’éloquence, la révolte de l’auteur contre la suffocation
des mœurs ainsi que contre la superstition religieuse. En outre, à l’instar de Quintilien, La
Mothe est un partisan de l’idée que l’expression d’une pensée doit être supérieure à la belle
élocution.201 L’influence de Quintilien devient indéniable lors de la deuxième conférence,
lorsque Marulle dit : « J’aime autant que personne les termes élégants et les nobles
expressions ; mais je veux avec Quintilien, que tout cela serve à expliquer un sens qui soit
encore plus considérable et qu’on ait plus de soin de celui-ci que de tout le reste. »
(H, 47)
Cependant le philosophe sceptique veille à ce qu’il adopte un style ni trop soigné, ni trop
négligé. Il est manifeste que La Mothe a orné son texte d’une parure d’érudition, qui se révèle
dans toutes ces citations, adaptée à la cible qu’il s’était visée : un public cultivé, attentif et
raisonnable. Il est évident qu’en citant les grands auteurs classiques dans leur propre langue,
La Mothe restreint volontiers le nombre de lecteurs éventuels.
Ensuite, pour illustrer ou renforcer quelque idée établie, La Mothe se sert d’une quantité
d’exemples tirés d’ouvrages antérieurs. Or, d’après Quintilien, l’art rhétorique consiste en
grande partie dans l’imitation, puisqu’elle résulte d’une étude critique des chefs-d’œuvre des
199
Ibid., p. LX.
Cf. COUSIN, Jean, op. cit., p. 128-129. (Livre II, Chapitre X)
201
La question sur la « bonne éloquence » est mise en valeur lors des deuxième et cinquième conférences dans
l’Hexaméron rustique.
200
103
grands auteurs – un des principes généraux qui entrait naturellement dans la formation
rhétorique.202 Quintilien souligne de plus que la valeur de l’imitation dépend surtout du
caractère du modèle choisi.203 Sous cet angle, le mimétisme mis en œuvre par La Mothe le
Vayer mérite notre admiration, puisque tous les modèles cités jouissent d’une grande
estimation jusqu’à nos jours (nous reviendrons sur l’autorité des Anciens dans le chapitre sur
l’intertextualité). Nonobstant, Quintilien croit que l’imitation seule ne suffit pas, mais qu’il
importe de dépasser ses exemples et de ne pas se contenter de rivaliser avec eux.204
L’originalité du rhéteur réside en conséquence non seulement dans sa capacité d’imiter, mais
aussi dans ses qualités naturelles, c’est-à-dire dans son ingenium. La Mothe reprend cette idée
presque littéralement quand il met dans la bouche de Tubertus Ocella, à propos de Racémius,
l’idée que « le disciple a de beaucoup surpassé ses maîtres »
(H, 104),
vu que Racémius avait
résumé l’essence de la doctrine sceptique de façon si éclatante: « Ainsi je philosophe au jour
la journée, comme l’on dit et je ne défends rien aujourd’hui, que je ne sois prêt de combattre
demain, si son contraire me parait avoir plus de vraisemblance »
(H, 103).
L’opinion de
Quintilien qui touche à la fonctionnalité des exemples s’enchaine sur sa conception de
l’imitation. Dans sa théorie de l’art oratoire, les exemples occupent en effet une place
prépondérante, parce qu’ils ont une grande portée persuasive d’un côté, et parce qu’ils
permettent aux auditeurs de saisir la signification d’une idée particulière.205 Force est de
constater que, dans la mesure où l’Hexaméron se présente comme un mosaïque de citations,
chaque renvoi sert tantôt à renforcer une idée, tantôt à souligner sa pertinence. Ce stratagème
donne à l’ouvrage une autorité assez vaste, vu que la majorité des lecteurs ne se douteront
point de la sagesse de tous ces philosophes illustres. Au demeurant, Quintilien est d’avis que
les « similitudes » s’emploient également pour orner le discours. Dans ce cas elles perdent
leur fonction persuasive et servent uniquement d’illustration.206 Ce type d’exemples se
rencontrent avant tout à la lecture des conférences les plus licencieuses du point de vue
éthique (la troisième et de la quatrième conférence), quand les narrateurs font appel à
l’autorité de poètes classiques – Ovide, Juvénal et Horace – non pas dans le but de convaincre
les autres participants au dialogue, mais pour orner leur discours d’une certaine élégance
202
Cf. COUSIIN, Jean, op. cit., p. 584-585. (Livre X, Chapitre II)
Ibid., p. 586.
204
Ibid.
Voir aussi MONTAIGNE, op. cit., p. 233 (I, XXV). Montaigne partage l’avis de Quintilien en ce qui concerne la
fonctionnalité des citations : « Qui suit un autre, il ne suit rien (…) Ainsi les pièces empruntées d’autrui, il les
transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien : à savoir son jugement, son institution, son travail
et étude ne vise qu’à le former. »
205
Ibid., p. 286-295. (Livre V, Chapitre XI)
206
Ibid., p. 286-295. (Livre V, Chapitre XI).
203
104
poétique. Toutefois, ce ne serait pas injuste de considérer ce lyrisme comme une tentative des
narrateurs de soutenir leur propos audacieux, vu que la majorité des citations se conçoivent de
la sorte.
En outre, Quintilien est très attaché au rôle de la « nature » (au sens de ingenium). Jean
Cousin souligne l’importance accordée par Quintilien aux dons naturels et à la vertu. Pour le
rhéteur, la rhétorique devient « l’art de s’adapter par la parole au bien – qui est l’honnête – et
de viser au mieux – qui est l’utile ».207 C’est cette conviction qui explique la pensée de
Quintilien que les injures ne conviennent point à un homme sage. Un orateur parfait serait une
personne qui plaide de manière raisonnée, qui délibère et qui tente de faire prévaloir son
opinion devant le peuple ainsi que devant les autorités. Autrement dit, il faut séduire son
auditoire, le convaincre et l’émouvoir. Pour cette raison Quintilien a réagit tout au long de
l’Institution Oratoire contre ceux qui envisageaient la rhétorique comme un art artificiel qui
ne serait qu’une science de recettes en vue d’une éloquence, qui, à son tour, ne serait qu’une
virtuosité de paroles inutiles.208
Bien qu’à première vue l’Hexaméron se présente comme un divertissement – comme le
prouve l’étude de la quatrième journée, quand Tubertus expose une interprétation licencieuse
de l’Antre des Nymphes, sans avoir recours à des mots scabreux – La Mothe poursuit un but
tellement subtil que le lecteur a du mal à saisir le sens véritable de l’ouvrage. À celui qui se
plonge dans le texte, l’objectif principal ne semble pourtant point être uniquement
l’amusement du public. La Mothe met en œuvre un stratagème qui lui permet d’exercer une
influence profonde, mais difficile à déterminer, sur le lecteur contemporain sans que celui-ci
s’en rende compte. Bon pyrrhonien, il introduit le doute dans l’esprit du lecteur, envisageant
une problématique dans diverses optiques. Cependant, après l’observation des différents
chapitres, rien ne prouve que La Mothe utilise cette technique d’opposition dans le seul but de
mener son lecteur à la suspension du jugement et ainsi à l’ataraxie. Il semble bien que
l’argumentaire sceptique de La Mothe sert avant tout à pousser le lecteur à adopter un regard
et critique et sceptique envers tout, y compris la religion ; au lieu d’accepter aveuglement tout
ce qui est dit. En ce sens, son discours est beaucoup plus que la simple réunion de six érudits
qui se donnent à leur loisir commun : lire et déclamer sur quelque sujet intellectuel. En faisant
abstraction du cadre rustique et érudit, l’utilité du discours apparaît alors : miner l’évidence
des opinions communes ainsi que la présomption humaine ; libérer l’homme du joug moral
207
208
QUINTILIEN, op. cit., p. LXXXVI.
Ibid., p. XC & XCI
105
qui l’étouffe ; et enfin et surtout, essayer d’ouvrir les yeux des hommes en semant le doute
partout. Ainsi, le philosophe sceptique cherche-t-il à mettre en garde ses lecteurs contre
l’apparence des choses quand il postule à la deuxième journée qu’un homme peut être « aussi
pauvre de vertu. Étant donné que la vertu est une des pierres angulaires de la doctrine
stoïcienne, et que La Mothe souscrit à cette doctrine en prenant Sénèque comme son maître en
philosophe, tous ses ouvrages sont imprégnés de l’esprit stoïcien. Florence L. Wickelgren
estime que pour La Mothe, la vraie éloquence procède de la science, et surtout de la vertu.209
Nous avons noté que l’objectif ultime du stoïcien est de vivre en harmonie avec la nature. Or,
lorsque Racémius dit qu’il tient son âme sans « cette indifférence ou indétermination qui lui
est naturelle »
(H, 102),
il est indiscutable que La Mothe souscrit pleinement à la théorie du
rhéteur parfait de Quintilien. De surcroît, en prenant « nature » dans son sens écologique,
« vivre en harmonie avec la nature » prend encore une autre signification ; celle de pouvoir
s’accommoder à l’univers campagnard. Sous cet angle le cadre rustique occupe le devant de la
scène. Le fait que les six érudits se retrouvent à la campagne est significatif. Seulement à la
campagne il est possible de s’adonner à la fois aux exercices physiques et intellectuels ; les
uns étant stimulants pour les autres…
Dans le deuxième chapitre du livre VI, Quintilien explique les méthodes qui permettent de
manipuler les sentiments et d’influencer les esprits. Lorsqu’il parle de l’emploi des passions,
il les considère surtout comme efficaces lors du premier et du dernier contact avec son
auditoire, sans toutefois les oublier complètement au long de la narration.210 Quintilien estime
que l’art de faire naître les passions est une des parties essentielles de l’art oratoire. Il précise
que l’homme capable d’entraîner les esprits où il veut, peut se considérer comme un véritable
orateur. Quintilien distingue deux sortes de pathétiques : πάθος et ήθος. L’un désigne des
mouvements violents, brusques et passagers, l’autre des mouvements doux qui convainquent
et qui sont permanents. Or, pour émouvoir les auditeurs, Quintilien pense qu’il faut être ému
soi-même, ce qui ne fait qu’accroître la force de conviction. Il continue que pour être ému, il
suffit de s’appuyer sur le pouvoir de l’imagination.211
La stratégie de la manipulation des sentiments se révèle aussi dans l’Hexaméron, mais sous
une forme légèrement adaptée à l’art écrit. Remarquez qu’à l’ouverture de chaque débat, le
209
Cf. WICKELGREN, Florence L., op. cit., p. 152.
Cf. COUSIN, Jean, op. cit., p. 172. (Livre III, Chapitre IV).
211
Ibid., p. 317-323. (Livre VI, Chapitre II).
210
106
déclamateur présente ses excuses préalables pour les affirmations éventuellement trop
licencieuses ou rudes, insistant sur le fait qu’il n’a point l’intention de choquer. Ce stratagème
lui permet d’adoucir d’avance le ton de l’exposé, si bien qu’il peut s’assurer de l’approbation
du lecteur. À la clôture de chaque discussion, le narrateur a recours à la même stratégie pour
que le lecteur soit convaincu de sa sincérité. C’est donc lors du premier et du dernier contact
avec le lecteur que le narrateur cherche surtout à manipuler ses sentiments en feignant de
rougir de honte à cause de pensées impudiques qu’il va citer ou qu’il a exprimées. En outre,
en réitérant toujours les mêmes excuses de débat en débat, l’auteur de l’ouvrage se montre luimême ému, à plus forte raison qu’il fait semblant d’être dégoûté de certaines pensées appelées
relâchées, ou du moins inconvenables à son époque. À cela s’ajoute que La Mothe, suivant les
conseils de Quintilien, n’oublie guère d’intégrer des passages qui expriment des émotions plus
violentes, voire agressives. C’est le cas quand il parle de l’éloquence de Guez de Balzac. Au
début de son écrit, Ménalque se montre assez indulgent envers Balzac, mais, en entrant dans
le cœur du texte, le ton devient de plus en plus agressif. Jugez : « Vous vous trompez, pauvre
Critique ; personne, depuis qu’[Agésilaüs] a proféré ce que vous reprenez, n’a fait ce
jugement que vous ; et par effet sa pensée est mieux énoncée et avec plus de grâce etc. » (H, 83).
Il ressort de cette agressivité progressive que l’auteur veut inculquer aux lecteurs que Balzac
ne mérite point l’estime dont il bénéfice. Enfin, le brusque retour vers le respect à la fin de
son discours ne peut empêcher que la réputation de l’écrivain des Entretiens soit salie de
façon définitive. Or, pour parler avec convenance, Quintilien estime que le rhéteur parfait
s’efforce de trouver un équilibre difficilement atteint entre la mégalomanie, la basse flatterie
et le manque de respect. Il conclut que la difficulté de plaider comme il convient, consiste
justement dans la maitrise de soi : défendre sans accuser, ne pas blesser les convenances,
savoir voiler les choses peu distinguées, savoir se plaindre d’actes impudiques, témoigner de
la confiance dans son public ; bref, il faut avoir du tact et éviter de tomber dans quelconque
excès.212 L’écriture de La Mothe le Vayer semble étonnement en accord avec ces exigences. Il
s’ensuit qu’en tant que lecteur critique, il importe de s’interroger sur ce qui est convenable à
l’époque dans laquelle l’auteur a vécu. À ce titre, La Mothe ne transgresse pas les bornes de la
bienséance, puisque la polémique (parfois violente) entre hommes de lettres ou entre
philosophes n’était point du tout exceptionnelle au XVIIè siècle, au contraire. Ainsi le père
Garasse entre-t-il en conflit avec plusieurs « beaux esprits de ce temps » - comme Guez de
Balzac et François Ogier – quand il écrit sa Doctrine curieuse des beaux esprits de ce
212
Ibid., p. 606-611. (Livre XI, chapitre I).
107
temps.213 De même, La Mothe le Vayer reprend Balzac à cause de sa prédilection pour la
forme et non pas pour l’expression d’une pensée.214 Il s’agit, en effet, d’une première querelle
entre Anciens et Modernes en ce qui touche à la langue, et qui annonce les grands débats à
venir. En outre, La Mothe veille à ce qu’il ne blesse point les convenances de son temps.
Lorsqu’il discute le mérite de Balzac, il ne l’accuse aucunement de vanité, ni d’avoir une
plume méprisable (n’oublions pas que le narrateur ne rapporte que les idées qui ont été dites
dans une certaine compagnie). À plus forte raison il assure le lecteur, à la fin de son texte, de
la bonne opinion qu’il a de Balzac.215 Ensuite, lors de la deuxième et de la troisième
conférence, notre auteur se plaint sans cesse des pensées impudiques de plusieurs grands
auteurs. Cependant il serait injuste de postuler que La Mothe tombe dans les excès, puisque
l’époque intolérante dans laquelle il vit – du point de vue des mœurs, de la sensualité et de la
critique religieuse – lui impose de s’en excuser infinies…
Par ailleurs, Quintilien insiste sur l’importance d’accommoder le genre d’éloquence au public,
c’est-à-dire à l’âge et à la condition des personnes auxquelles le rhéteur s’adresse.216 Il est
manifeste que La Mothe n’oublie point cette dernière exigence. Au début de son livre,
l’auteur brosse effectivement un portrait frappant de ce petit groupe d’élus, mettant en relief
tout au long du livre la condition privilégiée qui est la leur.
Somme toute, l’influence de Quintilien sur la pensée de La Mothe le Vayer est indéniable.
S’appuyant sur l'exemple de la rhétorique ancienne, La Mothe a écrit un texte à la mode des
Anciens en général, et de Quintilien en particulier. Il garde à l’esprit les trois principes que
l’« orateur parfait » ne peut négliger s’il veut se concilier le public : convaincre, plaire et
émouvoir. Or, pour plaire, La Mothe fait attention à traiter des sujets ou bien actuels et connus
par ses contemporains, ou bien amusants et truculents. Pour émouvoir, il manie les sentiments
par un jeu délicat entre l’excitation de l’imagination (ou de la sensualité quand il s’agit de
sujets érotiques), et l’expression de la plus grande pudeur. Enfin, pour convaincre, il invite
son lecteur de façon quasi imperceptible à adopter une attitude critique en le confrontant à des
opinions variées. En d’autres termes, La Mothe mesure le pour et le contre, prenant d’abord
ce qu’il considère le contre – par exemple, l’idée que des modernes préfèrent la forme à la
matière d’un texte –, pour mieux conduire le lecteur à sa propre conception de la morale, de la
213
Cf. DUPAS, Benjamin, « Autour du Père Garasse, 1623-1626 : l’invention collective d’un auteur unique », in
MOREAU, Isabelle, HOLTZ, Grégoire, op. cit., p. 49.
214
Cf. WICKELGREN, Florence L., op. cit., p. 153.
215
H, 87 : « Mais laissant le sentiment des autres à part, je tiens que Balzac a possédé une des plus excellentes
plumes dont notre langue se puisse vanter. »
216
Cf. COUSIN, Jean, op. cit., p. 608 (Livre XI, chapitre I).
108
politique ou de la littérature – comme son idée que l’expression d’une pensée mérite plus
d’attention que la forme. Cette stratégie doublée des techniques de dissimulation et de
simulation lui permet de convaincre son lecteur de ses pensées, sans que celui-ci en soit
pleinement conscient.
4.3. Les stratégies de la dissimulation
Références érudites, style libre, fables, paradoxes, tournures ironiques – l’écriture de La
Mothe le Vayer abonde de techniques qui lui permettent de dissimuler ses pensées
« scabreuses ». Selon Jean-Pierre Cavaillé, la dissimulation consiste à « faire comme si ce qui
est, n’était pas ».217 Au XVIIè siècle, la passion et les critiques religieuses sont les premiers
objets de la dissimulation. Les auteurs qui veulent écrire sur ce sujet ne se résignent point aux
règles imposées par l’Autel et le Trône. Mais, s’ils ne s’inclinent point devant l’establishment,
ils sont contraints d’élaborer des techniques appropriées qui permettent de dissimuler les idées
« licencieuses », courant le risque d’être accusés et condamnés par les instances censoriales.
Pourtant, au début du siècle, lors du règne d’Henri IV, la dissimulation semble absente chez
les écrivains, faute d’une censure qui faisait valoir ses prétentions de manière consistante. Un
livre tel que La source et origine des cons sauvages (1610), d’un certain Jean De La
Montaigne en témoigne. Jean De La Montaigne y cause sur un ton amusant des différences
entre les cons, de leur dimension, de leurs diverses ouvertures, de l’opinion des docteurs sur
les cons etc.218
La Mothe le Vayer est très soucieux d’adopter un style d’écriture qui correspond à son
ambition d’imiter les Anciens ; c’est-à-dire un style adapté à la forme de sa pensée. Sur le
plan linguistique, ni les phrases ni le vocabulaire de l’Hexaméron ne sont très compliqués, si
bien que le texte est assez compréhensible à ce niveau. La Mothe suit ainsi l’idéal des grands
rhéteurs classiques, qui estimaient que l’élocution devait avant tout être claire.219 En outre,
l’ouvrage reprend les idées fondamentales de l’auteur sur « l’éloquence française ». Dès le
217
Cf. CAVAILLÉ, Jean-Pierre, op. cit., p. 11.
Six curiosités facétieuses sous Henri IV, Albi, Éditions Passage du Nord/Ouest, 2004, p. 17-35.
219
ARISTOTE, Poétique, Paris, Gallimard, 1996, p. 122 (22): « L’élocution a comme qualité essentielle d’être
claire sans être basse. Or elle est tout à fait claire quand elle se compose de noms courants, mais alors elle est
basse (…) Elle est noble et échappe à la banalité quand elle use de mots étrangers à l’usage quotidien. J’entends
par là le mot insigne, la métaphore, le nom allongé, et d’une façon générale tout ce qui est contre l’usage
courant. (…) Par conséquent, il faut pour ainsi dire un mélange de ces noms ; car on écartera la banalité et la
bassesse par le mot insigne, la métaphore, le mot d’ornement et les autres espèces de noms dont on a parlé, et
d’autre part le nom courant produira la clarté. »
218
109
premier débat les participants du dialogue effleurent ce sujet, l’amplifiant par la suite lors de
la conférence sur l’éloquence de Guez de Balzac. À l’instar des Anciens, La Mothe le Vayer
soutient l’opinion que l’éloquence doit être mise au service de l’expression d’une idée. De ce
fait il rejet les paroles trop raffinées au profit de la parole « libre », apte à exprimer ses
pensées « fortes » et d’en susciter chez le lecteur. Par une telle conception il s’oppose
manifestement à Guez de Balzac, le réformateur de la langue française. Quoiqu’au fond il ne
s’agisse pas d’une stratégie de dissimulation, il importe de souligner le style de l’auteur,
puisqu’il témoigne du mépris de La Mothe pour les contraintes sociales auxquelles l’écrivain
est soumis et contre lesquelles il se bat d’une manière plus ou moins ouverte ou couverte. À
ce sujet, la conclusion de Jean-Pierre Cavaillé s’avère particulièrement réussie.220
L’autorité des Anciens se lit davantage dans le réseau de références aux auteurs classiques qui
organise les écrits de La Mothe. Les propos libres en matière de pensée ainsi que de mœurs se
fondent chez La Mothe le Vayer entièrement sur un tissu complexe de citations surtout latines
et grecques, et parfois espagnoles. Aussi notre auteur ne cache-t-il point son admiration pour
l’Antiquité en général, et pour les philosophes païens en particulier. Si l’on met de côté
l’érudition étonnante que produit ce réseau de renvois, il y a tout un jeu de dissimulation qui
se découvre.
Premièrement, en s’appuyant sur les grands auteurs classiques, La Mothe peut facilement
mettre en relief des pensées impudiques et scabreuses sans en assumer la responsabilité d’un
côté, donnant en même temps plus de poids persuasif aux arguments de l’autre. Cette fuite
devant la responsabilité s’entrevoit également quand les narrateurs ouvrent et ferment leur
débat. Avant de se plonger dans le cœur de son écrit, Ménalque dit que ce « ne fut pas moi qui
avançai dans une certaine compagnie, que le jugement n’était pas la partie despotique ou
dominante dans l’esprit de Balzac » (H, 77). De même, Racémius s’écrie à la fin de son exposé :
« Ne m’obligez plus je vous supplie, à de semblables discours »
(H, 56).
Dans ces cas, ce ne
sont point les penseurs classiques qui portent la responsabilité, mais ou bien une personne
dont on ignore l’identité, ou bien quelqu’un de la compagnie même. Si au début et à la fin des
exposés l’auteur s’adresse à une personne anonyme ou du groupe, il fait appel aux Anciens
aux moments où il cherche à appuyer des thèses souvent hétérodoxes. Ainsi, lors du débat sur
les « parties honteuses », Racémius se fonde sur Pline l’Ancien pour raconter l’anecdote de
220
Cf. CAVAILLÉ, Jean-Pierre, op.cit., p. 167 : « Mais surtout l’épanchement licencieux relève en lui-même de
la licence des mœurs, que l’auteur et son lecteur mettent ou non en pratique les choses dites : la main libertine
s’égare en écrivant ce qu’elle devrait taire, récusant les bienséances et euphémismes de l’éloquence affectée,
portée par cette nature qui n’accepte jamais volontiers la contrainte. »
110
Cornélie, la mère des Gracques, afin de prouver que les femmes qui ont les parties génitales
déformées ou défectueuses, sollicitent fréquemment l’aide de chirurgiens pour réformer ou
accroître leur « Nature », à moins qu’elles préfèrent être malheureuses pour le reste de leur
vie. (H, 54-55). Quoi qu’il en soit, il est indiscutable que l’auteur met tout en œuvre pour qu’il ne
puisse être accusé d’immoralité et de perversité. Ce choix stylistique est considéré par JeanPierre Cavaillé comme une défense de l’esthétique de la citation, qui caractérise ce style libre
et philosophique.221
En second lieu, en citant ces philosophes en leur propre langue – grec, latin, espagnol – La
Mothe réduit la portée de ses paroles à un minimum, puisque seulement les lecteurs lettrés
sont en position de les concevoir. Pour les autres, la signification de ces mots restent
énigmatiques. Ce foisonnement de citations pose de plus certains problèmes. Ainsi faut-il être
très alerte au changement de la perspective narrative. Tantôt c’est l’auteur même qui parle,
tantôt il confie ses pensées à différents narrateurs, tantôt il prête la parole aux philosophes
classiques.
Enfin, en accordant une si grande autorité aux Anciens, La Mothe le Vayer prend la défense
de l’Antiquité tout entière. Il prétend pourtant qu’il a toujours cherché à atteindre un style
affranchi de toute servitude. Or, étant donné que les philosophes païens sont avant tout des
maîtres de liberté pour La Mothe, Jean-Pierre Cavaillé croit que cette autorité accordée aux
auteurs classiques libère l’esprit de la tyrannie de l’opinion.222 En d’autres termes, la
dissimulation principale qui est présente dans l’Hexaméron, consiste à mettre dans la bouche
de personnages fictifs – placés dans l’univers du XVIIè siècle – des réflexions qui remontent
aux philosophes classiques. Ainsi l’auteur peut-il traiter des sujets actuels en évitant la
confrontation directe avec le christianisme. Il y a d’ailleurs une autre forme de dissimulation,
quoique plus minimale, qui a traité à l’autorité des Anciens. Les personnages qui transmettent
les pensées des penseurs classiques, portent tous des noms classiques : Tubertus Ocella,
Ménalque, Racémius, Simonides et Égisthe. Ces noms ne sont pas de simples inventions
romanesques, au contraire. Ils servent en vérité de dénomination à des personnes bien réelles.
(cf. supra)
La forme d’expression qu’adopte La Mothe le Vayer dans l’Hexaméron est le dialogue.
Hélène Ostrowiecki estime que ce mode d’écriture contribue à la constitution d’un espace
privé, proposant la représentation d’un cadre d’interlocution ouvert exclusivement à des
221
222
Ibid., p. 168.
Ibid., p. 169.
111
protagonistes choisis.223 En effet, l’auteur met en scène six personnages qui se connaissent
bien et auxquels il attribue un statut tout à fait particulier : ce sont des « gens de leur condition
et qui se connaissent très familièrement »
(H, 11).
De surcroît, par leur érudition, les
protagonistes s’adressent à des allocutaires parfaits, créant ainsi un espace philosophique qui
dédouble cet espace privé. Il s’ensuit que la cible visée par les érudits doit bien connaître les
techniques auxquelles les libertins érudits recourent afin d’exprimer leurs idées, c’est-à-dire
qu’il doit tenir une certaine culture « érudite ».224 En ce sens les pensées et les convictions des
érudits continuent à être dissimulées pour tous ceux qui ne remplissent pas la condition
nécessaire.
Une dernière remarque porte sur le statut du dialogue à l’époque de La Mothe le Vayer. Le
dialogue était un genre méprisé, même délaissé au XVIIè siècle.225 Une fois de plus La Mothe
prend donc position contre les modes d’expression plus traditionnels. Hélène Ostrowiecki
souligne que la pratique du dialogue était à cette époque souvent associée à la mise en œuvre
d’une intelligence dissimulatrice.226
La dissimulation perce également dans les paroles ironiques de l’auteur. L’ironie de La Mothe
le Vayer est souvent si subtile et complexe qu’elle ne se laisse pas discerner facilement. Il
ressort de notre étude de l’Hexaméron qu’en général, La Mothe fait profession de doute pour
pouvoir opposer les opinions et accumuler les paradoxes. Lorsqu’il parle par exemple des
bévues commises par certains écrivains tant classiques que modernes, louvoyant tout le temps
entre la critique sévère et l’éloge exagéré. Égisthe critique un auteur contemporain tout en le
qualifiant de savant ou de personne de mérite : « un auteur fort savant en Grec et en Latin n’a
pas pour cela mieux rendu en Français l’Italien du Savio in Corte de Matteo Peregrini, prenant
Bersaglio, qui est un but servant de blanc ou de visée, pour un Berceau, dans le chapitre vingtdeuxième »
(H, 21).
Lors de la deuxième conférence, Marulle cite plusieurs passages douteux
dans les Confessions de saint Augustin, si bien que ses éloges se lisent bien plus comme des
remarques ironiques : « [S]i nous n’étions assurés de la sainteté de l’Auteur, ne croirions-nous
pas qu’il se serait plu à décrire des choses que la Nature a soustraites autant qu’elle a pu à
notre connaissance ? »
(H, 39).
À l’exemple d’Égisthe et de Marulle, Ménalque balance
continuellement entre la louange et le mépris lorsqu’il parle de Guez de Balzac : « Tant y a
223
Cf. DUPAS, Benjamin, « Autour du Père Garasse, 1623-1626 : l’invention collective d’un auteur unique », in
MOREAU, Isabelle, HOLTZ, Grégoire, op. cit., p. 49.
224
Ibid.
225
Ibid., p. 51.
226
Ibid.
112
qu’on ne saurait nier avec raison qu’il n’ait extrêmement mérité de notre langue ; et s’il eût
pu attendre là-dessus les louanges qu’il voulait extorquer presque par force, je pense que peu
de personnes les lui eussent refusées » (H, 77). Cet éloge paradoxal engendre une ironie acerbe,
qui se montre le mieux dans l’exposé sur Balzac. À vrai dire, dans ce chapitre, l’ironie mise
en œuvre par l’auteur lui permet plutôt de ridiculiser Balzac, sans qu’il témoigne d’une
volonté de persuader son lecteur de quelque pensée ou de dissimuler son opinion.
Les protagonistes de l’Hexaméron refusent souvent d’assumer la responsabilité de leurs
paroles. À ce propos, Gianni Paganini insiste sur la fonctionnalité frappante des citations.
Selon lui, le jeu de l’auteur est double : d’un côté il rapporte ses sources innocemment, car il
est conscient du fait qu’il ne relate les opinions d’autrui, de l’autre côté il feint également d’en
amoindrir l’impact, parce qu’il accumule les affirmations les plus scandaleuses dans un
contexte érudit.227 De ce fait, l’auteur peut minimiser la portée de ses propres dires et de son
savoir. Ce stratagème remonte à Socrate – le philosophe grec qui se présente comme un
ignorant afin de mieux faire ressortir l’ignorance des interlocuteurs avec lesquels il
dialogue.228 L’ironie socratique est devenue une méthode heuristique qui – conformément à un
des sens étymologiques possibles d’eirôneia – procède par interrogation, c’est-à-dire l’art
d’accoucher des idées en feignant l’ignorance et en se présentant comme un naïf.229 Le but de
Socrate est donc de relever les lacunes dans le savoir de ses interlocuteurs. Le libertin érudit
procède d’une manière plus ou moins analogue. Il lui faut montrer à son public qu’il est moins
ignorant qu’il fait semblant. À ce titre, Jean-Pierre Cavaillé estime que la figure du
pyrrhonien, qui fait profession d’ignorance et de doute, qui oppose les opinions et manie les
paradoxes, est un masque excellent : « la portée critique et dissolvante de l’argumentation est
à la fois cachée et livrée à la perspicacité des lecteurs ».230
Dans une autre optique, il est à noter qu’à plusieurs reprises les participants au dialogue
insistent sur le caractère trompeur des apparences. C’est le cas lorsque Tubertus Ocella
confirme – lors de la quatrième conférence sur l’Antre des Nymphes – qu’il ne faut pas
évaluer un auteur à partir de ses écrits, défendant ainsi sa propre situation. Du reste, ce jeu
entre l’être et l’apparaître – comme l’avait défini Sophie Houdard – ne caractérise pas
227
Ibid. p. 23.
Cf. SCHOENTJES, Pierre, op. cit., p. 39-41.
229
Ibid.
230
Cf. CAVAILLÉ, Jean-Pierre, op. cit., p 196.
Voir aussi DARMON, Jean-Charles, op. cit., p. 234-235. Jean-Charles Darmon distingue deux types d’ironie sur
base de l’objectif dominant de l’auteur. Lorsque l’écrivain vise la conquête d’une connaissance, d’une lucidité et
d’une liberté accrues, il s’agit de l’ironie à dominante heuristique. Celle-ci se conjugue fréquemment avec une
ironie plus défensive, que Darmon place sous le signe d’un art d’écrire, qui masque tout en dévoilant.
228
113
seulement les écrits des libertins érudits, mais aussi leur vie tout entière. L’étude de René
Pintard en fournit la preuve. Il estime qu’extérieurement, La Mothe – à l’instar des autres
libertins érudits – est un chrétien à la mode de son temps, mais qu’intérieurement il est un
libertin, par sa mécréance, par la conscience qu’il en a et par le plaisir qu’il y prend.231 En
d’autres mots, il y a dissociation entre l’identité de la personne et son discours. Ce jeu entre
l’être et l’apparaître, entre l’intérieur et l’extérieur engendre une ironie subtile, mais
incontournable.
L’ironie perce enfin de compte dans les tournures à double entente. Ainsi Marulle utilise-t-il
des notions ambiguës quand il discute le mérite de saint Augustin :
« Est-il possible qu’un si grand personnage ait permis à son imagination de pénétrer
jusque dans ces secrets Cyniques et que la main de Saint Augustin n’ait point fait
difficulté de lever le manteau de Diogène pour nous y faire voir des mouvements que
la honte (bien que ce Philosophe fit profession de n’en point avoir) lui faisait à luimême cacher de son manteau » (H, 40).
De même que le verbe « pénétrer » pourrait par exemple inciter à une interprétation au sens
érotique du terme, « lever le manteau » pourrait également être pris au pied de la lettre. La fin
de cet exposé est par ailleurs significative de la façon dont les narrateurs terminent leur
discours. Après avoir jeté le discrédit sur certaines idées et personnes, ils veillent à la fin de
ramener le lecteur à une appréciation plus positive par un brusque détour de leur point de
vue :
« La bonne opinion que je ne puis perdre, tant de la probité de Sénèque que de celle de
Dion Chrysostome et la grande vénération que je porte à la mémoire de Saint
Augustin, me font croire que les uns et les autres ont estimé qu’on lirait aussi
innocemment leurs livres qu’ils les écrivaient ; ce qui pourtant n’arrive pas toujours,
comme vous l’aura bien fait voir ce discours, peut-être plus long qu’il ne devrait être »
(H, 43).
Ainsi Marulle souligne-t-il in extremis la bonne opinion qu’il garde des trois philosophes
étudiés. Les autres exposés se terminent de manière identique. Pensons en guise d’exemple au
discours d’Égisthe, qui assure à la fin qu’il n’a point eu l’intention de faire préjudice aux
auteurs modernes.
Le dialogue sur « les parties appelées honteuses aux hommes et aux femmes », animé par
Racémius, participe d’une autre stratégie de dissimulation. L’exposé est conçu sous forme de
231
Cf. PINTARD, René, op. cit., p. 144 & 147.
114
lettre. Du coup la discussion reçoit une dimension fictive. Jean-Charles Darmon précise en
quoi la lettre est une arme rhétorique forte pour la main libertine.232 Selon lui, la force de
l’écriture épistolaire réside dans sa portée informative. Ainsi Racémius ne dit-il rien sur le
destinataire de la lettre, ni sur l’objet de la lettre (de quoi est-il vraiment question ?). Le
lecteur sait uniquement qu’il ne répond qu’aux questions licencieuses d’un correspondant. Il
est à noter que Racémius répond plutôt de façon négative à sa connaissance, dans la mesure
où il ne cesse d’exprimer son embarras tout au long de sa lecture. Le lecteur ignore de plus le
degré de sérieux qui sous-tendraient le message, plus ou moins caché ou explicite. Ce manque
de précisions permet à La Mothe de causer d’une matière scabreuse à son aise, puisqu’il peut
décliner toute responsabilité, la rejetant sur la curiosité du destinataire. Pour conclure, il ne
faut surtout pas oublier que La Mothe présente cette lettre dans un ouvrage publié. Jean-Pierre
Cavaillé affirme à juste titre que ces textes sont bien faits pour circuler, de sorte que les idées
– écrites manifestement pour devenir publiques – qui s’y trouvent deviennent vraiment
provocantes et ne peuvent être lues que comme la revendication d’une liberté de pensée.
Somme toute, le style de l’Hexaméron est caractéristique de La Mothe le Vayer. Il emploie
ses connaissances de l’Antiquité pour attirer l’attention sur les questions polémiques de son
temps. Lorsqu’il discute, par exemple, le statut de l’éloquence moderne, il se prévaut entre
autres de Sénèque233 pour étayer sa thèse : l’expression des idées est supérieure à la forme. À
la lecture des conférences les plus licencieuses du point de vue moral – « Des Partes appelées
honteuses aux hommes et aux femmes » et – De l’Antre des Nymphes –, ce type de références
sautent encore plus aux yeux.
Mise en cause des auteurs contemporains, exposé sur les parties génitales de l’un et l’autre
sexe, interprétation licencieuse de l’Antre des Nymphes, attaque ricaneuse contre Guez de
Balzac, mise en question de l’intercession des saints… les thèmes évoqués dans l’Hexaméron
nécessitent des masques à une époque où la libre pensée et la morale sont assujetties à la
discipline la plus rigoureuse. La Mothe le Vayer ne l’ignore point, créant cet ouvrage qui
232
Cf. DARMON, Jean-Charles, op. cit., p. 72. Jean-Pierre Cavaillé s’interroge aussi sur la fonctionnalité de la
lettre privée comme fiction introductive. Cf. CAVAILLÉ, Jean-Pierre, op. cit., p. 150 : « La lettre privée comme
fiction introductive, selon une convention bien établie au XVIIè siècle, est ce subterfuge par lequel l’écrivain
porte aux yeux d’un public, aussi restreint soit-il, des considérations et pensées censées relever de la sphère
privée. L’auteur s’adresse à un ami, et lui transmet ses écrits pour une lecture confidentielle, en déclinant toute
responsabilité au sujet d’une malencontreuse publication, rejetée par avance sur le zèle indiscret du destinataire
privé. »
233
Dans les Controverses (I, 3, 19), Sénèque postulait que “Triare charmait beaucoup de scolastiques par un
habil agencement de mots harmonieux et les trompait tous ». (cité dans H, 14)
115
oblige le lecteur de lire entre les lignes. L’éventail des techniques de dissimulation de La
Mothe le Vayer se compose de citations des Anciens, de paradoxes, de modes d’écriture
dissimulateur, et surtout d’une infinité de tournures ironiques subtile et complexe. Isabelle
Moreau et Grégoire Holtz estiment avec raison que la liberté de parole dans maints textes
libertins résulte d’un travail de décalage, opéré à partir d’un ordre donné, idéologique,
institutionnel ou intertextuel.234
4.4. L’intertextualité
L’« intertextualité » désigne, d’après la théorie de Gérard Genette, « la relation de coprésence
entre deux ou plusieurs textes, par voie de citation, de plagiat ou d’allusion ».235 Le caractère
citationnel de l’Hexaméron étant indéniable, il convient de prêter attention aux auteurs et aux
textes cités, ainsi qu’à leur statut dans l’ouvrage. Certaines idées mentionnées ci-dessus sont
reprises pour pouvoir montrer la fonctionnalité des références.
Dans l’Hexaméron, l’attention se tourne principalement vers les doxographes, les moralistes,
les historiens et les géographes de l’Antiquité. Sénèque – son véritable maître en philosophie
– est mentionné environs huit fois. D’autres noms qui apparaissent presqu’aussi souvent, sont
d’abord Ovide (sept fois), puis Cicéron (six fois) et Virgile (quatre fois). Dans le domaine de
la philosophie, ce sont en général Aristote, Sextus Empiricus et Épicure qui se trouvent cités à
côté de Sénèque. Quant à la poésie il y a donc les noms des poètes classiques Virgile et Ovide
qui dominent. Florence L. Wickelgren signale que l’Énéide est probablement l’ouvrage favori
de La Mothe le Vayer. Ayant étudié toute l’œuvre de La Mothe, elle trouve cité le livre à peu
près 25 fois.236 Pour l’histoire, La Mothe s’appuie souvent sur Pline l’Ancien. Pour ce qui est
de la théologie, c’est avant tout le nom de saint Augustin qui est cité, puis Tertullien et saint
Jérôme. Enfin, il y a encore bien d’autres noms qui sont cités une ou deux fois dans
l’Hexaméron – comme Diogène Laërce, Plutarque, Lucien, Pétrone, Quintilien, Juvénal,
Salomon, Horace, Homère et Platon.
234
Cf. MOREAU, Isabelle, HOLTZ, Grégoire, op. cit., p. 176.
Cf. DELCROIX, Maurice, HALLYN, Fernand, op. cit., p. 129. Gérard Genette fonde sa théorie sur un
modèle repris à Julia Kristeva. Son paradigme qui lui permet de codifier ce qui constitue le caractère littéraire
d’un texte se compose de cinq éléments : la transtextualité, l’intertextualité, le paratexte, la métatextualité et
l’hypertextualité.
236
Cf. WICKELGREN, Florence L., op. cit., p. 50.
235
116
En observant la liste des auteurs cités, il est frappant qu’il n’y figure aucun nom moderne –
comme Montaigne ou Charron. Nonobstant, Florence L. Wickelgren ainsi que Tullio Grégory
soulignent l’importance des philosophes modernes dans la pensée de La Mothe le Vayer.
Florence L. Wickelgren insiste en particulier sur l’influence italienne qui se fait sentir dans
l’œuvre de La Mothe. Les noms de plusieurs penseurs italiens soupçonnés d’athéisme – tels
que Machiavel, Marcile Ficin, Guiccardin et Pomponace – reviennent à plusieurs reprises.
Ainsi, La Mothe s’inspire-t-il de Guiccardin pour séparer la philosophie et la foi, acceptant
comme chrétien la doctrine de l’immortalité de l’âme qu’il trouve incompatible avec les
principes d’Aristote et d’autres penseurs.237 Dans l’Hexaméron l’auteur réfère à Aristote lors
de la troisième journée, quand il explique le fonctionnement de la verge. En tenant compte
que l’Église fonde sa scolastique sur la philosophie aristotélicienne, la mise en relation
d’Aristote avec une matière considérée comme impudique par le clergé témoigne bien de
l’audace de La Mothe.
En outre, même si le nom de Montaigne n’apparaît nullement dans l’Hexaméron, La Mothe a
incontestablement élaboré une œuvre dans l’esprit de l’auteur des Essais. Son influence se fait
apercevoir à travers trois problématiques actuelles à l’époque de La Mothe le Vayer : la
question de la supériorité de l’homme à l’animal ; celle de la supériorité de l’européen aux
autre civilisations et finalement celle des dangers de la fantaisie humaine. Lors de la troisième
journée le narrateur souligne l’indocilité des parties génitales, s’appuyant pour cela sur l’essai
qui porte sur les « Vers de Virgile », dans lequel Montaigne rappelle l’anecdote du pape Paul
IV qui faisait castrer un grand nombre de statues antiques à Rome par peur que leur vue ne
corrompe les citoyens romains. Montaigne s’en moque en discutant sans vergogne du membre
« indocile » de l’un et l’autre sexe ainsi que des dangers de l’imagination causés par la
dissimulation des « parties vraies ». (cf. supra) Sur le plan religieux et moral La Mothe croit,
à l’instar de Montaigne, que l’homme est impuissant pour résoudre les grandes questions de la
vie. L’auteur de l’Hexaméron met cette idée dans la bouche de Marulle lors de la dernière
conférence. Lors de la dernière journée, Simonides efface la distinction entre l’homme et
l’animal, réduisant l’homme à un être ou bien religieux, ou bien raisonnable. Enfin, Racémius
se demande s’il convient à tenir pour fous ceux qui pensent des choses autrement que nous et
pour sages ceux dont on partage les conceptions. Il enchaîne ainsi sur l’idée de Simonides qui
estime injuste de considérer comme inférieures les coutumes et les idées d’autres peuples. Ce
237
Ibid., p. 57.
117
raisonnement entre en résonnance avec l’essai de Montaigne, sur les « cannibales ». En
dernier lieu, il importe de remarquer que depuis le début de l’Hexaméron, La Mothe souligne
la singularité de sa condition comme « esprit fort ». Ce mépris du « vulgaire » s’entrevoit
également dans l’« Apologie de Raymond de Sebonde », puisque Montaigne estime que le
vulgaire n’a pas la faculté de juger des choses par elles-mêmes, se laissant emporter à la
fortune et aux apparences.238
Tullio Gregory estime qu’en ce qui concerne Charron, tous les amis de la Tétrade le
présentent unanimement comme un maître supérieur à Socrate ; et ils placent son chefd'œuvre De la Sagesse immédiatement après la Bible.239 Son influence sur la pensée de La
Mothe le Vayer est moins marquée, mais plus intime. Dans la Sagesse (1601), Charron se
fonde sur le stoïcisme et le pyrrhonisme. Il dissocie la religion et la morale, et il montre que la
vertu ne réside pas nécessairement dans la conduite religieuse. La Mothe enseigne la même
idée dans la Vertu des Payens.240 Enfin, Florence L. Wickelgren souligne que par son
pyrrhonisme, Charron a préparé, avant La Mothe, la voie pour le libre examen de tout, y
compris de la religion ; et que par son stoïcisme, Charron a fondé une morale indépendante de
la religion. De la synthèse des deux doctrines ne peut naître que la religion naturelle.241 La
Mothe le Vayer – héritier et de la pensée de Montaigne et de celle de Charron – exprime, par
l’intermédiaire de Simonides, cette même volonté de soumettre tout, y compris la religion, au
libre examen, lorsqu’il déprécie ouvertement les personnes qui critiquent plutôt l’avis des
gens raisonnables que les abus introduits par le peuple dans la foi :
« Je parle ainsi à cause que la plupart du monde se scandalise et prend en mauvaise
part tout ce qui se dit contre les abus introduits par le peuple dans la Religion. Si est-ce
que le scandale, s’il y en a, est plus dans leur établissement que dans l’éclaircissement
qu’on veut donner, afin de les faire reconnaître tels qu’ils sont » (H, 101).
En soulignant que ce n’est point la critique adressée aux abus religieux qui est scandaleuse,
mais, en revanche, la tendance à porter des accusations contre toutes les personnes qui
réagissent contre ces abus, le narrateur pose indirectement la question de savoir jusqu’où la
doctrine sceptique est admise en matière de religion. En ce sens, l’influence de Charron est
incontestable.
238
MONTAIGNE, Essais, Paris, édition Firmin-Didot, 1863, p. 459.
Cf. GREGORY, Tullio, op. cit., p. 25.
240
Cf. WICKELGREN, Florence L., op.cit., p. 261-263.
241
Ibid., p 263.
239
118
Revenons enfin sur le statut de quelques auteurs cités dans l’Hexaméron. Comme Sénèque est
le maître en philosophie de La Mothe le Vayer, sa présence dans le livre est plus qu’évidente.
Qu’il s’agisse d’étayer son opinion sur l’éloquence française ou sur la composition d’un bon
livre, qu’il s’agisse de faire remonter les idées les plus impudiques à l’Antiquité ou de
montrer que les plus grands auteurs ont écrit sur des sujets « licencieux », le nom de Sénèque
paraît à des occasions très diversifiées. En outre, dans l’Hexaméron La Mothe propose une
lecture libertine de Sénèque, c’est-à-dire qu’il met en avant des passages scandaleux tirés des
ouvrages du stoïcien, ignorés ou bien couverts par la majorité de ses contemporains
(catholiques). Du coup, la stratégie de La Mothe permet justement de miner la récupération
chrétienne de Sénèque.242 (cf. supra) Dans son essai sur Sénèque et Plutarque, Montaigne
prend la défense du stoïcien, tout en mettant en cause des polémistes réformés détournant
Sénèque.243 Florence L. Wickelgren estime qu’après Sénèque, La Mothe recommande
Cicéron. Elle a trouvé cité le nom du philosophe à peu près 360 fois dans toute l’œuvre de La
Mothe le Vayer. La Mothe l’indique, à côté de Quintilien, comme maître de rhétorique.244 En
effet, il ressort de l’étude de l’Hexaméron que La Mothe renvoie avant tout à lui quand il est
en train de discuter le mérite des hommes de lettres en général, ou d’un auteur en particulier.
Nous retrouvons un exemple représentatif lors de la deuxième journée « Que les plus grands
Auteurs ont besoin d’être interprétés favorablement ». L’instance narrative – Marulle –
s’appuie sur lui au moment où il est en train de relativiser les bévues commises par maints
écrivains illustres, disant après Cicéron que « c’est en vertu de leurs grandes et divines
qualités que ces hommes parvenaient à cette parfaite liberté » (Cicéron, Des Devoirs, I, 41, 148, cité dans H,
37),
c’est-à-dire la liberté de pouvoir écrire sur des sujets licencieux, puisque ces quelques
vices ne peuvent effacer ou faire oublier la grande valeur d’un Sénèque ou d’un Diogène
Chrysostome. Par ailleurs, la forme même des entretiens de l’Hexaméron, tient des dialogues
cicéroniens.
Quant aux poètes classiques – Virgile et Ovide –, ils donnent à l’ouvrage une certaine
élégance en tant qu’ornement poétique. Ainsi, avant d’entamer les débats, La Mothe insiste-til sur l’importance de la nature – plus précisément sur la beauté de l’automne, la saison
242
Les passages les plus scabreux apparaissent à la lecture de la deuxième journée; aux pages 30, 31, 32, et 34 de
l’édition mentionnée.
243
MONTAIGNE, Michel, op. cit., p. 1120 (II, XXXII): « Quant à Sénèque, parmi une milliasse de petits livrets,
que ceux de la Religion prétendue réformée font courir pour la défense de leur cause, qui partent parfois de
bonne main, et qu’il est grand dommage n’être embesognée ».
244
Cf. WICKELGREN, Florence L., op. cit., p 49.
119
pendant laquelle les protagonistes se réunissent – soulignant avec Virgile qu’il n’aime guère
l’hiver : « Toujours l’hiver, toujours les Caurus soufflant le froid » (Virgile, Géorgique, III, 356, cité dans
H, 9).
L’auteur semble également recourir à ces deux poètes pour renforcer une idée
particulière ou pour enjoliver une phrase qu’il n’arrive pas à formuler de manière
satisfaisante. Un exemple de cet enjolivement se retrouve à la page quarante-huit de
l’Hexaméron, quand le narrateur exprime son inquiétude à l’égard de la matière traitée : « Ma
bouche n’a pas à ce point rejeté toute pudeur » (Ovide, Tristes, II, i, 30, cité dans H, 48). Les vers suivants
d’Ovide renforcent la pensée de La Mothe − il se ferait les plus extravagants jugements du
monde de tous ceux qui ont écrit −: « Accius serait un être sanguinaire/Térence, un festoyeur ;
ils seraient/belliqueux, les chantres des cruels/combats !/ »
(Ovide, Tristes, II, 359-360, cité dans H, 62).
D’ailleurs, le recueil poétique de l’Art d’aimer d’Ovide est une source d’inspiration
importante pour l’interprétation de l’Antre des Nymphes d’Homère.
La Mothe puise en outre quelque accord avec sa pensée dans les Satires de Juvénal et dans la
poésie d’Horace. Les citations que notre auteur tire de ces deux poètes, paraissent toutes dans
le chapitre sur « Les parties appelées honteuses aux hommes et aux femmes ». Si la matière
de cette discussion paraît impudique, les citations choisies par La Mothe le sont davantage.
Par exemple : « Car un vagin avait été avant Hélène une cause sinistre de guerre » (Horace, Satires,
I, 3, 107, cité dans H, 55).
Certes, les vers de ces poètes affermissent quelque pensée de La Mothe,
mais ils ne servent point à orner son écriture, au contraire…
Pour conclure, l’étude des stratégies de la dissimulation ainsi que celle de la rhétorique
montrent à quel point La Mothe le Vayer s’appuie sur les idées et les thèses d’auteurs
classiques. Faute de renvois textuels à d’auteurs contemporains de La Mothe, il est à supposer
qu’il n’attache de l’importance qu’aux Anciens. Mais, à celui qui étudie les textes plus en
détail, l’influence de Montaigne et de Charron paraît indéniable. Somme toute, l’érudition de
notre auteur s’avère gigantesque : il ne craint ni travail ni effort afin de pouvoir condenser une
information maximale dans un ouvrage qui ne compte qu’à peu près 105 pages.
120
5. Conclusion
Du XVIè au XVIIIè siècle s’étend une longue période historique, baptisée les « Temps
Modernes », parce que par bien des aspects, elle préfigure notre modernité : la centralisation
du pouvoir, la séparation de l’Église et de l’État, le combat pour la liberté de penser,
l’échange des idées. Dans cette évolution, maints historiens qualifient le XVIIè siècle de
« grand », de « stable » et d’« harmonieux ». Or, l’étude du « Grand Siècle » en général, et de
l’Hexaméron rustique de La Mothe le Vayer en particulier, a révélé une époque agitée, riche
en mouvements artistiques et de pensée très diversifiés, dont plusieurs s’efforcent de braver
les tabous et de rompre le silence qui enveloppent la vie, et surtout le corps humain. Aux
environs de 1630, après le « scandale » suscité par Théophile de Viau, plusieurs esprits
éclairés prennent conscience de leur singularité. Mais aussi de la censure qui les menace.
René Pintard estime qu’en raison de cette prise de conscience, les « érudits mécréants » se
réunissent pour combattre l’ambiance hostile. À plus forte raison que ce groupe fervent
prépare le terrain pour les Lumières du siècle suivant.245 Par son scepticisme, par son attitude
critique et relativiste, enfin par sa défense du libre examen, La Mothe le Vayer appartient à ce
mouvement de pensée, qui est celui des libertins érudits…
L’Hexaméron rustique de La Mothe le Vayer, truffé d’obscénités comme nul autre de ses
textes, montre que la distinction entre libertinage érudit et libertinage de mœurs, établie pour
la première fois par René Pintard, ne tient pas. Souvent l’on jugeait des mœurs d’un auteur à
partir de ses écrits.246 Lors du débat où Tubertus Ocella – pseudonyme de La Mothe – expose
son interprétation audacieuse de l’Antre des Nymphes d’Homère qu’il donnait durant sa
jeunesse, il établit un rapport entre ce traité truculent et ses « égarements »
(H, 61)
juvéniles.
Cependant, la vie de La Mothe était sans grandes aventures, en harmonie avec les règles et les
principes imposés par l’Autel et le Trône. De cette observation ses actions démentent ses
paroles. Jean-Pierre Cavaillé estime que la portée licencieuse de l’Hexaméron relève en luimême de la licence des mœurs, et qu’il dépend de l’auteur et du lecteur de mettre ou non en
pratique les choses dites.247 Quoi qu’il en soit, La Mothe se situe vraisemblablement à la
frontière du libertinage érudit et de mœurs : par son érudition étonnante, il s’approche du
245
Cf. PINTARD, René, op. cit., p. 565.
Seconde journée, page 29, et quatrième journée, page 62.
247
Cf. CAVAILLÈ, Jean-Pierre, op. cit., p. 167.
246
121
libertin érudit, alors que par son choix de citations scabreuses et de sujets sensuels il souscrit
au courant des libertins de mœurs.
Les propos libres de La Mothe en matière de la morale et de la religion se fondent entièrement
sur la pensée d’autres auteurs, surtout classiques. De cette manière le libertinage de mœurs
s’intègre dans un contexte érudit. Cette constatation n’est point fortuite, puisque la stratégie
permet à l’auteur d’intégrer des idées impudiques dont il décline toute responsabilité. En
outre, la portée critique et transgressive de l’argumentation est livrée à la perspicacité du
lecteur, d’autant plus que le latin, le grec et l’espagnol réduisent les textes à un public lettré
qui est versé dans ces langues.
À une époque où la censure s’organise, la dissimulation des pensées « impudiques »,
« libertines » et « licencieuses » joue un rôle prépondérant. Sous cet angle, le scepticisme de
La Mothe doit être compris comme une technique supplémentaire d’un esprit dissimulateur.
Force est de constater que la technique d’opposition sceptique mise en œuvre par l’auteur sert
plutôt à semer le doute partout où il est possible afin de pousser les gens à adopter une attitude
raisonnée, que pour suspendre le jugement dans le but d’arriver à l’ataraxie. Jean-Pierre
Cavaillé pense que dès lors, le doute produit – non pas la tranquillité de l’âme – un
déséquilibre foncier, soit « le trouble contenu d’une rébellion étouffée ».248 Cependant, il
importe de ne pas confondre le doute avec l’hérésie. À ce titre, Gianni Paganini souligne que
La Mothe ne manque point de manifester ses sympathies pour des thèmes hétérodoxes – qui
jouissent d’un exposé plus favorable – alors que les sujets orthodoxes sont souvent présentés
sur un ton ironique. Il croit que l’impiété, s’il y en a, réside dans la lutte contre l’intolérance
religieuse.249 Notez que notre analyse soutient la théorie de Tullio Gregory. Selon lui,
l’expression de l’athéisme chez les érudits libertins est avant tout une résistance contre les
opinions généralement admises par « le peuple », le « plebiscitum », et non pas une négation
absolue de Dieu.250 L’Hexaméron La Mothe ne cesse en effet de traiter « la sotte multitude »
avec mépris. Les participants aux débats critiquent les erreurs populaires, dénonçant en même
temps la tendance des apologistes à s’appuyer sur le consentement universel pour démontrer
les vérités fondamentales de la religion – comme l’existence de Dieu et l’attribution des
saints. D’après Tullio Gregory, cette attitude sceptique – « ce renoncement volontaire à des
248
Ibid., p. 193.
Cf. journée d’étude organisée par Antony MCKENNA et Pierre-François MOREAU, op. cit., p. 22.
250
Cf. GREGORY, Tullio, op. cit., p. 17.
249
122
échelles de valeurs universelles » – a couvert la voie à la tolérance et au respect de la pensée
différente.251 Il paraît ainsi qu’à travers le scepticisme libertin, une idée laïque de tolérance et
de liberté en dehors de l’horizon religieux s’est développée graduellement.
Bien que l’Hexaméron se présente comme un mélange d’éléments érudits et audacieux. La
question posée au début de notre étude, à savoir lequel des deux mouvements – celui du
libertinage érudit ou celui du libertinage de mœurs – l’emporte dans l’Hexaméron, ne peut
être résolue de façon tout à fait satisfaisante. Faute d’une définition généralement acceptée
des concepts « libertinage érudit » et « libertinage de mœurs », il est difficile de ranger notre
auteur sous l’étiquette d’une de ces catégories. Pourtant, en faisant abstraction de la
distinction trop rigide entre les deux mouvements, il devient possible d’opposer les éléments
impudiques et érudits qui composent l’ouvrage d’un côté, et de mesurer l’impact de chacun de
ces éléments de l’autre. Or, quoiqu’il ne soit pas injuste de considérer l’Hexaméron comme
un livre « pornographique » par les matières évoquées et les citations choisies (c’est-à-dire au
niveau des mots et des significations littérales), nous estimons que le volume dégage avant
tout une atmosphère d’érudition, qui produit une vive impression sur le lecteur. Cette
érudition repose sur un réseau de citations tirées des ouvrages de maints auteurs classiques,
sur la manière d’argumenter et de séduire le lecteur, enfin sur la pertinence, la justesse et la
modernité des idées développées. Par sa mise en question de la position de l’homme dans le
monde, La Mothe vise le clergé, puisque l’anthropocentrisme est une des composantes
essentielles de la théologie chrétienne. Dès lors il reprend l’ancienne comparaison hommeanimal, afin de remettre en question la certitude de la supériorité de l’homme. Sous cet angle,
La Mothe peut être considéré comme une des figures de transition entre l’humanisme de la
Renaissance et la pensée des modernes.
De toute évidence, l’Hexaméron annonce l’esprit critique qui dominera le XVIIIè siècle. Si La
Mothe se montre franchement partisan des Anciens, il s’avère que ce n’est que pour pouvoir
mieux se moquer de l’éloquence moderne, des situations intolérables actuelles, de la force de
l’imagination chez maints contemporains, bref, de son époque tout entière. Florence L.
Wickelgren estime en outre qu’en traitant à la fois la philosophie et la religion, La Mothe
dissocie son œuvre de la pure philosophie. Ce seront ce type d’ouvrages qui constitueront le
fer de lance des Lumières, contre les croyances orthodoxes.252 D’une part le lien avec les
libres-penseurs de la Renaissance passe par le rapport de la pensée de La Mothe avec celle de
251
252
Cf. GREGORY, Tullio, op. cit., p. 41.
Cf. WICKELGREN, L. F., op. cit., p. 257.
123
Montaigne et de Charron. Florence L. Wickelgren insiste sur la fréquence de ces deux sources
dans l’œuvre de notre auteur. Elle note que la ressemblance est assez frappante pour qu’il soit
correct de considérer La Mothe comme le véritable successeur de l’auteur des Essais et de
celui de la Sagesse.253 D’autre part, en se livrant à la liberté de philosopher à sa volonté, il a
incontestablement subi l’influence des libres-penseurs italiens.
Au XVIIIè siècle, il y a certainement eu des penseurs qui continuaient à lire La Mothe le
Vayer. Dans la dernière partie de son étude, Florence L. Wickelgren se pose la question de
savoir dans quelle mesure La Mothe est un précurseur du siècle suivant. Elle signale plusieurs
philosophes du XVIIIè siècle qui ont indubitablement lu La Mothe. Diderot voyait en La
Mothe, dans l’Encyclopédie, « le Plutarque français ». Il était d’avis – comme La Mothe – que
le scepticisme est une étape vers la vérité.254 Voltaire soutenait les idées de La Mothe sur la
tolérance. Dans son œuvre, Florence L. Wickelgren a trouvé trois fois la même anecdote à
propos de La Mothe le Vayer, qui semble résumer l’idée que Voltaire s’est formée de lui :
« Saint-Sorlin Desmarets, connu en son temps par le poème de Clovis et par son fanatisme,
voyant passer un jour dans la galerie du Louvre, La Mothe le Vayer, conseiller d’État et
précepteur de Monsieur. « Voilà, dit-il, un homme qui n’a point de religion ! » La Mothe le
Vayer se retourna vers lui, et daigna lui dire : « Mon ami, j’ai tant de religion que je ne suis
pas de ta religion. »255
En somme, la libre-pensée manifestée dans l’Hexaméron rustique s’inscrit dans le courant de
la libre-pensée qui va de l’humanisme de la Renaissance à la philosophie des Lumières. Par la
variété de sujets abordés, par le jeu entre le ton sérieux et grivois, par la prise de position
modérée, l’Hexaméron témoigne d’une si grande richesse littéraire, philosophique, rhétorique
et métaphysique, qu’il est difficile de concevoir les raisons qui confèrent à La Mothe un statut
de philosophe de seconde zone. Les paradoxes qui caractérisent la vie et l’œuvre du
philosophe sceptique ont sans doute rendu la réception plus difficile, à une époque où
l’hypocrisie vaut mieux que la sincérité.
253
Ibid., p. 258.
Ibid., p. 282.
255
Ibid., p. 283.
254
124
6. Annexe
Figure 1: Dans la chambre à coucher - Jan Steen
125
Figure 2 : Fresque de Priape à Pompéi
126
Figure 3
Kouroi
Korè
127
7. Bibliographie
Éditions de l’œuvre de La Mothe le Vayer :
LA MOTHE LE VAYER, François, Hexaméron rustique, Encre marine, 2005.
LA MOTHE LE VAYER, François, L’Antre des nymphes, textes présentés et annotés par
Jean-Pierre CAVAILLE, Toulouse, Anacharsis, 2004, p. 7-88.
LA MOTHE LE VAYER, François, De la vertu des païens, dans Libertins du XVIIèsiècle,
texte établi, présenté et annoté par Jacques PRÉVOT, Paris, Gallimard, 2004, p. 138-158.
Ouvrages sur La Mothe le Vayer :
CAVAILLÉ, Jean-Pierre, Dis/simulations, Paris, Éditions Champion, 2002.
Libertinage et philosophie au XVIIè siècle -2- La Mothe le Vayer et Naudé, journée d’étude
organisée par Antony MCKENNA et Pierre-François MOREAU, Publications de l’Université
de Saint-Étienne, 1997.
WICKELGREN, Florence L., La Mothe le Vayer, sa vie et son œuvre, Paris, Impressions
Pierre André, 1934.
Articles sur La Mothe le Vayer :
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Autres articles et ouvrages :
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Littérature française – manuel de poche, Paris, PUF, 1998, p. 408-419.
ARISTOTE, Poétique, Paris, Gallimard, 1996.
AUERBACH, Erich, Le Culte des passions, Paris, Macula, 1998.
BENICHOU, Paul, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948.
BLESSEBOIS, Pierre-Corneille, Le Rut ou la Pudeur éteinte, Bassac, Plein Chant,
Imprimeur-Éditeur de la petite libraire du XIXè siècle, 1995.
BOCCACE, Décaméron, dir. Christian BEC, Paris, LGF, 1994
CHARLES-DAUBERT, Françoise, Les libertins érudits en France au XVIIè siècle, Paris,
PUF, 1998.
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Siècle, collection dirigée par Henri MITTERAND, Paris, Éditions Nathan, 1987, p 8-9.
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