par Claude Roy

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par Claude Roy
LET
PECTACLES
ARTS
lyse la pensée dans un gros livre très
sérieux et tout à fait nécessaire.
Mécène, animateur et participant
du petit groupe hardi des• « philosophes », ami et complice le plus proche de l'immense Diderot, d'Holbach
a mieux: aimé la vérité que la gloire,
et n'a jamais rien publié sous sa signature, préférant la joie de faire réfléchir à la vanité de se faire un nom.
Russell a connu à deux reprises au
moins la prison': en 1918, pour un
article subversif sur la guerre ; tout
récemment (et dans son grand âge)
pour avoir manifesté contre la Bombe. En 1916, on le prive de sa chaire
de mathématiques à Cambridge parce
qu'il a pris la défense d'un objecteur
de conscience. En• 1940, la Cour
suprême de New York, à la suite
d'une folle campagne de chasse au
sorcier, révoque sa nomination au
collège de New York en, se basant,
dit l'arrêt, sur e les critères qui ser,
par Claude Roy
* «L'athéisme,
disait Jean-Jacques
Rousseau,
est la philosophie
des grands et des
riches.»
Mais un jour arrive où
le luxe des riches
devient
le quotidien de tous.
D'HOLBACH PORTATIF
anthologie présentée par G. et
B. Cazes.
Coll. Libertés, Jean-Jacques Pauvert, 3 F.
D'HOLBACH ET LA PHILOSOPHIE SCIENTIFIQUE AU XVIlle
SIECLE
par Pierre Naville.
Gallimard, 30 F.
AUTOBIOGRAPHIE
par Bertrand Russell.
Stock, 24 F.
POURQUOI 'JE NE SUIS PAS
CHRETIEN
par Bertrand Russell.
Coll. Libertés, 1.-.1. Pauvert, 3 F.
Un lord anglais et un baron
allemand m'ont donné cette
semaine les vifs plaisirs de
la liberté d'esprit la plus
intrépide. La peur de l'opinion ou la
crainte de déplaire n'ont jamais retenu Bertrand Russell, dont on publie
le premier volume de 1c Autobiographie », ni le baron d'Holbach. dont
Pierre Naville raconte la vie et ana-
Page 34 7 février 1968
vent de fondement aux lois de la
nature et au respect divin ». Déjà, en
1911, le parti libéral l'avait libéralement empêché de se présenter au par:.
lement parce qu'il était athée.
Scandaliser ses alliés
Le baron ni le lord n'ont jamais
de leur vie rien respecté sans examen,
ni reculé devant aucun tabou. Esprits
forts devant la religion, ils sont aussi
de forts esprits scientifiques. Avant
de faire comparaître les criminels de
guerre américains devant le célèbre
« tribunal », Russell a fait comparaître pendant quatre-vingts ans, devant
le tribunal de la raison, les idées
s reçues », et a décidé qu'il ne recevrait pas beaucoup d'entre elles.
(Russell a 96 ans, et ses lettres d'enfant, qu'il cite dans son « Autobiographie », révèlent qu'à quinze ans
son esprit critique était aussi aiguisé
que cinquante ans plus tard.)
L'Encyclopédiste français et le
mathématicien anglais n'ont pas eu à
se battre seulement contre les ennemis
qu'ils attaquaient, mais aussi contre les
alliés de pensée qu'ils scandalisaient.
11 est naturel qu'ils aient eu maille à
partir avec les clergés et les cléricaux,
le pouvoir des dévots et les dévots du
pouvoir. Mais on voit dans ses ouvrages Russell disputer aussi avec ses
amis socialistes, démocrates ou pacifistes. On objecte à son incroyance,
dit-il dans « Pourquoi je ne suis pas
chrétien », « que l'existence de Dieu
est nécessaire pour introduire la justice en ce monde ).
La grande querelle qui opposait
Rousseau et Voltaire, d'une part, .à
d'Holbach, Diderot et leurs amis,
d'autre part, était du même ordre. Par
amour des pauvres (Rousseau) et défiance du peuple (Voltaire), les deux
déistes reprochaient leur athéisme aux
Encyclopédistes. L'argument. social »
que sans la croyance en Dieu les
hommes sont plus malheureux (disent
les amis du peuple) ou plus méchants
(disent les gens de droite) inquiète
ceux-là mêmes qui le refusent, puisque
les Encyclopédistes, comme Russell,
doivent constamment se défendre
d'être des gens « immoraux », que
d'Holbach et Diderot s'affirment
e vertueux » sans relâche, que Russell
est contraint d'expliquer aux Américains que juger absurdes les lois
anglaises sur l'homosexualité n'est pas
se déclarer homosexuel, et que tous
ont un effort à faire pour ne pas
s'estimer coupables d'être heureux aux
moments où ils le sont.
Deux armes de l'esprit
Pierre Naville retrace très bien la
vie discrète et secrète de ce penseur
courageux et solide que fut d'Holbach. J'imaginai de loin, et avant
d'avoir lu d'Holbach, un philosophe
un peu « dépassé ». C'est tout le
contraire. Le matérialisme d'Holbach
n'est pas un spiritualisme à l'envers,
comme ce sera le cas de plusieurs de
ses successeurs. Car on s'est aperçu
que le matérialisme pouvait devenir
une attitude véritablement religieuse,
comme le spiritualisme. Dieu alors ne
créait plus le monde, mais la a matière » créait « l'esprit », les infra' structures créaient les superstructures.