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4REPÈRES ET TENDANCES
4CONJONCTURES
4DOSSIER
6LIVRES ET IDÉES
The Glass State. Paris 19811998
Architecture de verre,
transparence politique ?
tHiERRy PAquot *
Il est tentant d’établir une correspondance entre un type d’architecture et une manière de gouverner
: c’est la démarche adoptée par
Annette Fierro, enseignante d’architecture
à
l’Université
de
Pennsylvania, dans son étude des
« grands projets » du président
Mitterrand. La démonstration est
séduisante, mais pas totalement
R
arement un président de la République – François
Mitterrand (1981-1993) – aura été à l’origine d’autant
de projets architecturaux de grande envergure, marquant
fortement l’espace public parisien : l’Institut du monde
arabe (IMA), la grande et la petite pyramide du Louvre, les
« folies » et les serres des parcs de La Villette et André
1
Citroën, la Bibliothèque nationale de France. Annette Fierro
ajoute à cette liste la Fondation Cartier, qui ne doit rien à
l’Etat, le Centre Pompidou et la Tour Eiffel, constructions
antérieures au règne du leader socialiste, et n’insiste guère
sur l’Opéra Bastille, le ministère des Finances ou encore
l’Arche de La Défense.
Ce qui intéresse l’auteur ne relève pas d’une simple histoire
politique décortiquant les procédures de la décision publique,
analysant l’obtention des budgets, la composition des jurys,
le suivi des chantiers, l’accueil du public, les réactions des
professionnels, le regard des touristes, ou encore les polémiques suscitées par ces « grands travaux » présidentiels,
mais les relations, métaphoriques ou non, entre le matériau
principalement utilisé – le verre – et l’idéologie dominante
du pouvoir. D’où un trop court retour en arrière sur les progrès techniques de l’industrie du verre (de la Manufacture
royale des glaces à Saint-Gobain-Vitrage), les architectes qui
ont osé bâtir avec ce matériau (du Crystal Palace de Paxton
lors de l’Exposition universelle de Londres en 1851 à la
Maison de la Culture du Japon, sans oublier les passages
parisiens, la Maison de verre de Chareau, etc.) et la signification de ce type d’architecture.
iNSCRiRE DES PRiNCiPES SuR LE
tERRitoiRE
A
nnette Fierro évoque, sans indiquer sa source, l’obsession
de François Mitterrand pour la transparence (p.7, p.33),
plus loin elle résume son hypothèse des « trois tensions » qui
déterminent le choix de la transparence en architecture : la
1
Annette Fierro, The Glass State. The Technology of the Spectacle. Paris 19811998, MIT Press, Cambridge, Mass. et Londres, 2003, 320 p., nombreuses
illustrations.
* Professeur des universités (IUP-Paris XII), éditeur de la revue Urbanisme.
Sociétal N° 45
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3e trimestre 2004
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fidélité à l’esprit de 1789, la continuité avec le mouvement
le musée en général – vit avec l’accroissement des flux
Moderne qui associe l’esthétique à un principe moral, et
touristiques et la marchandisation de la culture. L’histoire
enfin le contrôle politique, comme Michel Foucault et surtout
de la Bibliothèque ne fait pas état de toutes les versions –
Gilles Deleuze en explicitent les mécanismes. La Tour Eiffel,
je songe ici à celle de Dominique Jamet, qui n’est pas
prouesse technologique de la société industrielle, et le Centre
mentionnée –, aux enjeux entre intellectuels, aux conditions
Pompidou, qui donne à voir ce que d’habitude on cache – les
du concours, etc.
conduits, les réseaux, les entrailles – tout en adoptant une
forme inspirée de la BD, représentent pour elle les deux
Par ailleurs, il faut se méfier des interprétations hâtives,
contre-modèles de l’idéal de transparence exigé
comme celle qui fait dire que les quatre tours
par François Mitterrand. Ce dernier nationalise
de la Bibliothèque nationale de France repréUne couleur, un
des banques, renforce le secteur public, lance ce
sentent quatre livres ouverts (mais pourquoi
qu’on va appeler les « grands projets », et sousont-ils ouverts à la même page, questionne
matériau, une forme
haite inscrire sur le territoire même les princil’espiègle critique ?) et assurent à chaque
sont sujets à des
pes républicains (« Liberté, Egalité, Fraternité »)
ensemble disciplinaire une égalité de reconnaisinterprétations
que symboliserait la transparence.
sance. Non, ce qui favorise ou non la diffusion
de la culture livresque, ce sont les conditions
différentes. Les
Certes, la paroi de verre réconcilie le dehors et
d’accès, la facilité de consultation des ouvrages
verrières des gares et
le dedans, dit-on, mais sous un certain ensoet des catalogues électroniques, les horaires
des grands magasins
leillement elle aveugle le passant et, sous un
d’ouverture, le coût de l’inscription et des
autre, l’effet miroir l’emporte sur la dématérialireproductions, bref, la qualité des services et
de l’époque
sation voulue. Certes, la monumentalité d’un
l’hospitalité du lieu. Sur ces points, il y a encore
haussmannienne ne
bâtiment lui confère une aura perçue par tous,
malheureusement à redire et l’auteur en fait
signifient pas la
mais elle peut également apparaître comme
d’ailleurs état. De même qu’elle s’attarde sur l’él’expression d’un acte autoritaire, d’une volonté
légant et aérien « hôtel industriel » Berliet, réamême chose pour le
d’impressionner l’autre, de le soumettre, de
lisé par Dominique Perrault au quai d’Ivry, qui
promeneur que
l’écraser. Aussi convient-il de bien apprécier
est d’une facture moins lourde que sa bibliothèles serres du parc
les intentions de l’architecte, la demande et les
que.
attentes des hommes politiques, les impressions
André Citroën.
des citadins. Une couleur, un matériau, une
Si Annette Fierro ne renouvelle pas vraiment
forme, sont – et c’est heureux ! – sujets à des
les propos de François Chaslin (Les Paris de
interprétations différentes et parfois même contradictoires
François Mitterrand. Histoire des grands projets architecturaux,
entre elles. Sans oublier le facteur temps, qui modifie le sens
coll.
Folio,
Gallimard,
1985),
des symboles et transforme le langage des techniques. Les
elle en actualise une partie, et s’évertue à marier la courte
verrières des gares et des grands magasins de l’époque hausshistoire politico-architecturale des chantiers du président
mannienne ne signifient pas la même chose pour le promeà la moyenne histoire des idées critiques (Foucault, les
neur que les serres du parc André Citroën.
Situationnistes, Deleuze, Lefebvre…). C’est là que bât blesse,
tant d’un point de vue méthodologique (il ne s’agit pas des
L’idée même de « transparence » connaît une longue série de
mêmes années, et les conceptions des uns et des autres ne
péripéties, et nombreux sont celles et ceux qui dorénavant
permettent pas une quelconque homogénéisation théorique),
réclament une intimité garantie, un secret préservé, une cache
qu’analytique (les mêmes mots ne désignent pas les mêmes
insoupçonnable, se refusant à considérer la transparence
choses, aussi bien pour les architectes que pour les politiques
comme le must en politique ou dans la vie privée…
et les « penseurs »). Quant au simple citoyen, plus prosaïqueL’honnêteté, la parole donnée, le sens des responsabilités, la
ment, il se console de certaines malfaçons qui affectent
probité sont des principes élémentaires de toute démocratie,
l’Opéra Bastille ou la Grande Arche, en se disant que les
et exiger plus de transparence c’est déjà constater qu’il y a un
onze sites architecturaux du président Mitterrand ont coûté
33 milliards de francs, soit un peu plus que la moitié du portedysfonctionnement. L’usage du verre dans une architecture
avions Charles de Gaulle, si peu opérationnel… g
officielle ne suffit pas à doter le système politique en place
2
d’une infaillibilité morale totale …
DES iNtERPRétAtioNS HâtivES
L
e chapitre consacré à Jean Nouvel (IMA et Fondation
Cartier) est fouillé et rend hommage à l’ingéniosité des
procédés techniques utilisés, surtout dans le cas du bâtiment
du boulevard Raspail, dont la grâce n’échappe pas au piéton.
Le chapitre présentant le travail de Pei au Louvre est plus
banal et ne questionne pas assez la mutation que le musée –
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2
Cf. « Transparence et architecture », par Thierry Paquot, Transparences,
études rassemblées par Pascale Dubus, Les éditions de la Passion, 1999, pp.
101-119.
3
Cf. L’effondrement de la Très grande bibliothèque nationale de France. Ses
causes, ses conséquences, par Jean-Marc Mandosio, Editions de l’Encyclopédie
des nuisances, 1999 et Après l’effondrement. Notes sur l’utopie néotechnique,
par Jean-Marc Mandosio, Editions de l’Encyclopédie des nuisances, 2000, qui
rassemblent avec précision toutes les pièces de ce délicat dossier.