Les processus techniques et les mutations de l`industrie musicale L
Transcription
Les processus techniques et les mutations de l`industrie musicale L
Université Grenoble 3 – Stendhal U.F.R. Sciences de l’Information et de la Communication Thèse de troisième cycle universitaire pour l’obtention du grade de Docteur de l’Université Grenoble 3 en Sciences de l’Information et de la Communication – 71ème section Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique de changement Présentée et soutenue publiquement par M. Lucien PERTICOZ le lundi 07 décembre 2009 à l’U.F.R. des Sciences de l’Information et de la Communication – ECHIROLLES devant le jury composé de : Directeur de thèse : M. Bernard MIEGE – Professeur émérite (Université Grenoble 3) Rapporteurs : M. Pierre-Jean BENGHOZI – Directeur de recherche CNRS (Ecole Polytechnique Paris) M. Philippe BOUQUILLION – Professeur (Université Paris 8) Examinatrice : Mme Fabienne MARTIN-JUCHAT – Professeure (Université Grenoble 3) Groupe de Recherche sur les Enjeux de la Communication (Gresec) Université Stendhal Grenoble III – Institut de la Communication et des Médias 11 avenue du 8 mai 1945 BP 337, 38434 ECHIROLLES Cedex Remerciements Je tiens en premier lieu à remercier chaleureusement Bernard Miège pour la qualité de son encadrement, sa disponibilité ainsi que la pertinence et l’acuité de ses remarques. Cette recherche lui doit beaucoup et n’aurait tout simplement pas vu le jour sans son soutien. C’est aussi avec un grand plaisir que j’exprime ma gratitude à la direction du Gresec qui m’a permis de bénéficier d’une allocation de recherche ministérielle et de réaliser ce travail dans les meilleures conditions qui soient, tant matérielles que scientifiques. Le terme « équipe d’accueil » a réellement pris tout son sens au cours de ces quatre années de thèse. Ma reconnaissance va également aux membres du jury, les rapporteurs Pierre-Jean Benghozi et Philippe Bouquillion, ainsi que Fabienne Martin-Juchat en qualité d’examinatrice, pour leur lecture attentive et pour le temps qu’ils ont accordé à cette recherche. Je tiens aussi à remercier l’équipe pédagogique et administrative de l’UFR des sciences de l’information et de la communication d’Echirolles au sein de laquelle j’ai eu la possibilité de vivre une expérience professionnelle gratifiante à tous points de vue. Un grand merci à Hélène Romeyer, la première à m’avoir soumis l’idée d’un étrange projet nommé « thèse en sciences de l’information et de la communication ». Merci aux nombreuses personnes rencontrées au Gresec durant cette recherche, et plus particulièrement à Géraldine, Jean-Philippe, Faïza, Laurie, Manu, Karine, Chloë, Simon, Welore, Virginie, Evariste, Hakim, Hélène, Isabelle, Viviane, Benoît… Grâce à eux ce travail fut un peu moins solitaire et surtout infiniment plus joyeux. Merci à tous ceux qui ont très gentiment accepté de m’accorder un peu de leur temps au cours de l’enquête de terrain. Chaque rencontre fut toujours pour moi d’une grande richesse. Merci à mes proches et à ma famille pour leurs constants encouragements et toute la confiance qu’ils m’ont témoignée. Merci à Stéphanie pour de multiples raisons et plus particulièrement pour sa patience au cours de la période de rédaction. Une pensée pleine d’une profonde reconnaissance pour les personnes qui ont été là dans les moments difficiles. Merci à ceux qui comptent pour moi et qui n’imaginent peut-être pas à quel point j’ai besoin d’eux. Merci à ceux que j’aime et dont l’affection m’est si chère… Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « Mais là où l’appareil scientifique (le nôtre) est porté à partager l’illusion des pouvoirs dont il est nécessairement solidaire, c'est-à-dire à supposer les foules transformées par les conquêtes et les victoires d’une production expansionniste, il est toujours bon de se rappeler qu’il ne faut pas prendre les gens pour des idiots » Michel DE CERTEAU, L’invention du quotidien. 1. arts de faire (2005, p. 255) 3 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Table des matières Introduction ................................................................................................................ 8 Partie 1. Ancrage des TIC et pratiques culturelles au quotidien.............................. 17 Chapitre 1. Technique et innovation technique : l’imaginaire et les discours comme substrats de l’ancrage social des TIC ................................................................22 Entre promesse d’émancipation et menace d’aliénation : la prégnance d’une surdétermination de la technique.............................................................................................................. 24 Imaginaire social et usages des TIC : une porosité génératrice de mutations culturelles et sociales .............................................................................................................................................................. 31 L’innovation technique : tentative de délimitation d’une notion polysémique ..................... 41 Chapitre 2. Usages des TIC et pratiques culturelles : une structuration réciproque................................................................................................................................45 Etudes des usages des TIC : une revalorisation du quotidien .................................................... 48 Sociologie des usages : pour une compréhension de l’ancrage social des TIC...................... 53 Méthodologie d’enquête d’une approche par les pratiques culturelles .................................... 76 Chapitre 3. Usages des TIC, pratiques culturelles et réalisation personnelle : l’individu et la technique comme dimensions du social..............................................79 Les TIC : matérialisations identitaires et fonctionnelles des sociétés modernes................... 84 L’injonction à être soi : norme sociale dominante dans la quête de reconnaissance ........... 89 Importance des pratiques culturelles médiatisées par les TIC : l’individu porteur de projet, l’individu qui s’objective.............................................................................................................................. 99 Chapitre 4. TIC et promesse de réalisation personnelle : l’individu porteur de projet au cœur du capitalisme ..........................................................................................106 Injonction à l’autoréalisation comme moteur idéologique du capitalisme............................108 4 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Les pratiques culturelles comme contribution au projet d’accomplissement individuel..112 L’individu porteur de projet ou l’instrumentalisation du désir d’autoréalisation................118 La pratique d’écoute de musique enregistrée : une illustration exemplaire des tendances en cours ................................................................................................................................................................125 Partie 2. Valeurs d’usage de la musique à l’ère de sa reproductibilité technique ....128 Chapitre 5. Production et reproduction de la musique : du sacré à l’écoute quotidienne ...........................................................................................................................137 De la notion d’aura selon Benjamin..................................................................................................139 De l’émergence de l’œuvre canonique : le rôle paradoxal de l’enregistrement sonore .....148 La musique accessible, la musique qui se transmet : la musique comme document à disposition de l’auditeur.............................................................................................................................157 L’écoute privative, l’écoute pour soi : l’écoute au service de soi..............................................162 D’une attention accrue portée à l’acte d’écouter ou le primat donné au temps de l’auditeur ...........................................................................................................................................................................165 Chapitre 6. L’écoute de musique enregistrée, une pratique adossée aux usages des TIC...................................................................................................................................170 Retour sur la médiatisation des pratiques culturelles : le cas exemplaire de la musique...173 Permanence de la pratique d’écoute de musique enregistrée et hybridation des usages ..188 Pratique d’écoute de musique enregistrée et usages des TIC : des relations qui évoluent sur le temps long..........................................................................................................................................192 Chapitre 7. Evolution de la pratique d’écoute de musique enregistrée : entre changements et continuité ................................................................................................197 Les différents temps de la pratique d’écoute de musique enregistrée ....................................199 Découverte et informations musicales : une permanence du recours aux médias traditionnels et aux conseils des proches .............................................................................................204 Accès aux contenus musicaux : le peer-to-peer mais pas seulement… ......................................210 Les moments de l’écoute : du baladeur analogique au baladeur numérique, de la chaîne hifi à l’ordinateur personnel .....................................................................................................................221 5 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Chapitre 8. Esthétisation du quotidien : quand l’auditeur se met en scène .....226 L’écoute de musique : entre découverte et exposition de soi ...................................................235 La mise en musique du quotidien : une approche fictionnalisée de l’existence ..................246 Chapitre 9. Profusion et accessibilité : l’opulence musicale comme valeur d’usage cardinale..................................................................................................................260 Du mythe de l’ubiquité….....................................................................................................................264 … à la réalité des limites du sujet.......................................................................................................271 Quid de l’aura à l’ère de l’hyperchoix ? .............................................................................................276 Partie 3. Les stratégies de l’industrie musicale face aux tactiques des auditeurs : influences réciproques ..............................................................................................282 Chapitre 10. De la mise en musique du quotidien à une industrie de sa valorisation marchande......................................................................................................289 La pratique d’écoute de musique enregistrée intégrée dans les modes de vie modernes, les modes de vie comme marchés ................................................................................................................291 Des valeurs d’usage de la pratique d’écoute de musique enregistrée à sa valeur d’échange : une transformation (de plus en plus) complexe.................................................................................298 Chapitre 11. Acteurs historiques de la filière et nouveaux entrants : l’industrie musicale en recomposition ...............................................................................................308 Des tentatives de contraindre les manières de faire des auditeurs à leur prise en compte dans les stratégies industrielles des acteurs de la filière....................................................................312 De la tendance à la multiplication des places de marchés..........................................................318 De l’émergence et de la domination d’une poignée d’acteurs industriels : une concentration accrue à tous les niveaux ...............................................................................................322 Chapitre 12. La pertinence des modèles génériques à l’épreuve des mutations de la filière musicale............................................................................................................329 Modèle éditorial, modèle de flot : retour sur quelques apports fondamentaux ..................333 6 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Les modèles génériques comme règles du jeu permettant d’appréhender les mutations à l’œuvre au sein des ICIC ...........................................................................................................................336 Vers l’émergence de nouveaux modèles dans l’industrie des contenus musicaux ? ..........339 Conclusion Générale ...............................................................................................345 Bibliographie...........................................................................................................353 Annexes .................................................................................................................371 7 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Introduction Cette recherche part du constat, au demeurant assez trivial, qu’il est devenu quasiment impossible, dans les sociétés du capitalisme avancé, de passer une journée sans être confronté à un contenu musical enregistré. Que ce soit en écoutant la radio, en regardant la télévision ou à l’occasion d’achats dans n’importe quel type de commerce, la perspective d’une journée entière au cours de laquelle la musique serait complètement absente est de ce fait difficilement envisageable, ce type de création artistique devenant une sorte de compagnon de l’individu moderne, que celuici le veuille ou non. Ce procès au long cours semble dès lors avoir abouti à une forme de naturalisation de la présence de musique dans la vie quotidienne des individus, cette présence participant d’un mouvement plus global d’esthétisation de leur existence, à tel point que celle-ci ne poserait finalement plus vraiment question. Car si « l’idée de fixer et de reproduire les sons est aussi vieille que la musique » (HENNION, 1993, p. 359), force est de constater que, depuis l’invention du phonographe par Edison à la fin du XIXe siècle, « la répétition banale du geste et son effacement – une fois fait, on n’entend plus un disque mais la musique – font oublier qu’il réalise une prolifération de la musique dans le temps et dans l’espace sans précédent » 1 (ibid., p. 356). Ainsi, audelà d’un procès de musicalisation de l’environnement sonore de l’individu, l’écoute de musique enregistrée est par ailleurs devenue, en l’espace d’un siècle, une pratique culturelle à part entière que l’on retrouve, qui plus est, dans toutes les couches sociales. Une récente étude du Département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS) a ainsi mis en avant le fait que 33 % de la population française écoutait tous les jours de la musique enregistrée, ce pourcentage s’élevant à 65 % chez les 15-24 ans, ceci venant attester, données chiffrées à l’appui, de la popularité de cette pratique culturelle2. Les dernières années ont à cet égard rendu possible la pleine réalisation de « l’un des mythes dynamiques les plus puissants de la société technologique, [à savoir] la mise au point de la conservation à travers la durée, de l’enregistrement des sons et des images » (MOLES, 1986, p. 278). Car la prolifération évoquée supra a récemment atteint une toute autre ampleur avec le phénomène d’échange de fichiers audionumériques entre particuliers, que ce soit via les différents 1 C’est nous qui soulignons. 2 Département des études, de la prospective et des statistiques, « Approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques », Culture – Prospective, 2007-3, juin 2007, consultable en ligne : http://www2.culture.gouv.fr/culture/deps/2008/pdf/tdp_depensescultmedias.pdf (consulté le 11 octobre 2009). 8 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement logiciels de peer-to-peer prenant appui sur Internet, ou directement par l’interconnexion de clés USB ou de disques durs externes, dans le cadre d’échanges que nous pourrions qualifier de la « main à la main ». Dans ce cas précis, c’est bien l’accomplissement du procès de numérisation du signal sonore qui a permis de faciliter dans des proportions inédites l’échange entre particuliers de ce type de contenus culturels, participant dès lors de la constitution pour chaque individu de tout un écosystème à la fois technique et musical. Toutefois, cette évolution n’a pas été sans poser certains problèmes vis-à-vis d’acteurs économiques dont l’activité réside précisément dans la valorisation marchande de cette pratique culturelle, venant remettre en cause des positions que certains ont parfois mis des années à conquérir. Car cette pratique culturelle a par ailleurs donné lieu, au cours du XXe siècle, à la constitution de tout un secteur économique de la vente de l’enregistrement de contenus musicaux à destination des particuliers, procès ayant progressivement favorisé l’émergence de la filière phonographique. Les acteurs économiques qui composent cette filière – et qui ont précisément en charge la production et la commercialisation de contenus musicaux – se trouvent confrontés, depuis le début des années 2000, à une brutale remise en question des modalités de valorisation marchande de leur activité. Cette remise en question est principalement due à des évolutions significatives des modes de réalisation de la pratique d’écoute de musique enregistrée, évolutions sur lesquelles Internet et le procès de numérisation ont agies comme des catalyseurs. Nous verrons ainsi que le passage du CD aux formats audionumériques, s’il a fondamentalement facilité la pratique même d’écoute de musique enregistrée, a grandement déstabilisé l’équilibre de l’ensemble de la filière, obligeant les acteurs de cette dernière à repenser en profondeur le modèle socio-économique qui primait jusque-là. En d’autres termes, alors même que cette pratique culturelle semble avoir suivi un cheminement relativement linéaire (la copie de musique n’est pas apparue avec Internet et la numérisation), ce mouvement d’ensemble a eu des conséquences lourdes du côté des firmes en charge de la production. Partant du principe que les difficultés auxquelles se trouvent confrontés les acteurs historiques de l’industrie phonographique sont le résultat d’une évolution – prévisible – des modes de consommation des contenus musicaux de la part des auditeurs, notre démarche a donc consisté à aller interroger ces derniers sur la manière dont ils intégraient la musique enregistrée dans leur quotidien. Car à bien y regarder, la crise du secteur est principalement due à une prise en compte insuffisante par les producteurs – voire même à une forme de déni – des changements significatifs dans les modalités de réalisation de la pratique d’écoute de la musique enregistrée, changements que le procès de numérisation a indéniablement favorisés. Il nous a donc semblé des plus pertinents d’aller questionner les différentes formes prises par cette pratique culturelle au 9 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement quotidien, ce afin de mieux comprendre comment les auditeurs l’inséraient dans leur vie de tous les jours. Il s’agissait donc tout autant de questionner leurs goûts, que leurs manières d’écouter la musique (baladeur, chaîne hifi, ordinateur personnel etc.) ou encore leur attachement à ce type de création. L’objectif principal de notre recherche est donc d’intégrer – via l’étude plus spécifique de l’écoute de musique enregistrée dans les sociétés modernes – la dimension des usages et des pratiques dans le cadre d’une théorie des mutations des industries de la culture et de la communication (ICIC), considérant que les deux se structurent et s’influencent mutuellement. Nous avons donc interviewé, du mois de juillet 2007 au mois de janvier 2008, quarante-sept personnes manifestant un intérêt pour l’écoute de musique et dont l’âge allait de seize à trentesept ans. Notre approche s’est principalement faite selon un critère générationnel, l’objectif étant de toucher des individus dont la pratique d’écoute de musique passait majoritairement par l’utilisation d’appareils numériques. Afin de justifier le choix de la tranche d’âge étudiée, il convient de rappeler que les conséquences sociales – et économiques – du procès de numérisation sont à chercher au-delà du seul échange de fichiers audionumériques, la commercialisation des premiers graveurs de CD au milieu des années 1990 s’inscrivant déjà dans le cadre de cette tendance. Le choix de notre objet de recherche est ainsi motivé, comme nous l’avons déjà évoqué, par le fait que la pratique d’écoute de musique enregistrée se retrouve dans différentes couches de la population – et ce quelles que soient les catégories sociales concernées – et que cet ancrage n’a finalement fait que se renforcer à chaque changement générationnel. Par ailleurs, et comme le rappellent avec justesse Fabien Granjon et Armelle Bergé, la musique « n’est pas la pratique culturelle la plus distinctive » (GRANJON & BERGÉ, 2006, p. 5) bien au contraire. Ainsi, loin de considérer ce constat comme une limitation pour notre recherche, nous pensons à l’inverse pouvoir en tirer partie, car dans le cadre d’un travail qui vise à appréhender certaines récurrences dans les aspirations individuelles susceptibles d’avoir une certaine portée générale, l’écoute de musique enregistrée a le mérite d’être relativement partagée au sein de la population. Nous entendons dès lors nous intéresser à l’individu, si ce n’est idéaltypique, du moins en phase avec une certaine normalité, conforme à l’idéologie dominante de l’époque, c’est-à-dire ni foncièrement rétif à toute innovation technique, ni à la pointe de cette dernière. A cet égard, l’étude de ces deux types de profils extrêmes ne nous paraît pas devoir apporter beaucoup d’un strict point de vue épistémologique. En l’occurrence, nous ne considérons pas qu’une recherche qui se focaliserait sur les sujets de type technophile permettrait d’anticiper de quelque manière que ce soit des usages des techniques de l’information et de la communication (TIC) amenés à se généraliser dans le futur. Partant de ce postulat, notre démarche a finalement privilégié des profils 10 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement d’auditeurs permettant de mettre à jour la réalité de l’ancrage des TIC dans le quotidien d’une majorité de français. En d’autres termes, notre démarche s’inscrit plus dans une recherche de consonances, de récurrences d’un profil d’auditeur à l’autre, que dans celle de dissonances exotiques et atypiques. Il est d’ailleurs à cet égard frappant de constater que l’une des normes sociales dégagées au cours de la recherche relève précisément d’un désir de singularité dans les modes de vie. Cette aspiration individuelle est, semble-t-il, devenue l’une des plus puissantes injonctions normatives à l’œuvre dans les sociétés modernes. Nous postulons ainsi que questionner la notion d’individu via l’étude des usages des TIC et des modalités de réalisation des pratiques culturelles permet d’appréhender de manière fine la dynamique de reproduction des sociétés capitalistes avancées. Dans un rapport que nous qualifierons, pour reprendre la formule de Pierre Bourdieu, de structurant/structuré, il apparaît que celles-ci assurent cette reproduction en s’appuyant et en promouvant un modèle d’individu qui aurait, pour ainsi dire, une forme d’obligation sociale à l’accomplissement de soi et à la pleine réalisation de son potentiel subjectif. Dès lors, les consommations culturelles, et donc les industries qui en structurent l’offre, jouent un rôle essentiel, celui de la mise en scène de la promesse que chacun pourra construire et affirmer sa différence, favorisant par là même la réalisation d’une forme de conformisme dans le désir de se singulariser. De ce point de vue, la présente recherche fait, dans une certaine mesure, ressortir nombre de traits significatifs de l’idéologie dominante qui se développerait au sein d’un nouvel esprit du capitalisme dont Luc Boltanski et Eve Chiapello ont offert une définition détaillée dans leur ouvrage éponyme (BOLTANSKI & CHIAPELLO, 1999). Il est ici question d’un rapport ubiquitaire au monde et d’une démarche individuelle visant à saisir et à tirer profit de chaque opportunité que le sujet peut rencontrer. La pratique d’écoute de musique enregistrée s’insère de ce fait pleinement dans le cadre de cette idéologie et l’a même, pour ainsi dire, accompagnée tout au long de son émergence. Il est à cet égard intéressant de souligner que cette pratique culturelle a commencé à véritablement s’imposer, pour toute une génération, dans les années soixante, au moment même où les revendications à une plus grande reconnaissance de l’individu ont commencé à avoir un certain écho ; ces mêmes revendications qui seront par la suite intégrées au nouvel esprit du capitalisme décrit par Boltanski et Chiapello. Alain Ehrenberg considère ainsi que dans les sociétés modernes « s’amorce une tolérance nouvelle pour « le droit à la différence » […] [et que] désormais, tout le monde pourra être normal quelle que soit sa différence : l’important [étant] de pouvoir l’exprimer […], mais aussi de l’assumer » (EHRENBERG, 2000, p. 156), tout en précisant plus loin que « le « personnel » est un artifice normatif [qui] est, comme toute norme, parfaitement impersonnel » (ibid., p. 157). En 11 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement s’appuyant notamment sur les travaux de cet auteur, il devient dès lors possible de considérer que cette injonction à l’épanouissement personnel participe pleinement de la reproduction du modèle de société de type capitaliste. Cette norme du « personnel » serait donc, au regard de ce qui a été avancé supra, celle sur laquelle s’appuierait ce nouvel esprit du capitalisme. Ainsi, loin de s’opposer au modèle de société dominant – ou même seulement de le subvertir – le type d’individu travaillant chaque jour à sa réalisation personnelle – réalisation qui passerait principalement par la consommation de contenus produits par les ICIC – semble au contraire fondamentalement s’inscrire dans le procès du devenir monde du capitalisme. Nous verrons à cet égard que l’importance sociale prise par les pratiques culturelles est loin d’être neutre et joue une part active dans cette dynamique d’ensemble. Dans le prolongement de cette proposition, nous soulignerons par ailleurs que le rôle joué par les TIC est des plus prépondérants car elles participent pleinement de cette construction idéologique d’un individu sommé de se réaliser. Sur ce point, Philippe Bouquillion rappelle que : « Le sens commun présente fréquemment les technologies comme des dispositifs qui auraient leur vie propre, suspendue hors de l’économie. Leur déploiement est en quelque sorte « naturalisé ». Ainsi, les stratégies industrielles qui organisent le déploiement des ICIC sont généralement occultées. […] Le politique est ainsi redéfini – et limité – autour d’interactions individuelles entre les citoyens ou entre ceux-ci et les institutions politiques » (BOUQUILLION, 2007, p. 191). Nous insisterons dès lors sur le fait que les questions liées à la construction de l’individu telle qu’il est valorisé et reconnu dans les sociétés modernes – ainsi que celles qui ont trait à la formation des usages sociaux au service de ce procès de réalisation de soi médiatisé par la technique – jouent un rôle central dans l’évolution des modèles socio-économiques des ICIC, mutations s’inscrivant elles-mêmes dans le cadre du devenir monde du capitalisme. En partant ainsi des usages sociaux autour des appareils (numériques dans leur très grande majorité) permettant d’écouter de la musique – appareils en pleine prolifération et qui se diffusent dans chaque couche de la société – l’objectif est donc d’éclairer les mutations à l’œuvre au sein de la filière phonographique, que ce soit dans la manière dont l’offre est en train de se (re)structurer ou dans les modalités via lesquelles les nouveaux entrants tels qu’Apple tentent de créer leur propre place de marché dans ce secteur en pleine évolution. Dans le cadre d’une industrie aux valeurs d’usage incertaines, il apparaît fondamental de questionner les manières de faire des auditeurs afin de mieux saisir la logique interne des modèles socio-économiques qui sont en train de se mettre en place dans l’industrie musicale. Dans le prolongement de cette proposition il convient par ailleurs de rappeler que : 12 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « L’une des spécificités des industries culturelles tient au rôle majeur qu’y exerce l’incertitude sur les conditions de valorisation des biens et des services. […] [La théorie des industries culturelles] au lieu d’y voir une hypothèque sur la création et la valorisation, […] en fait un facteur de structuration des filières concernées » (MŒGLIN, 2007, p. 152). Mais au-delà des perspectives de succès ou non de tel ou tel titre, l’incertitude pour ces industries réside tout autant dans les usages que les consommateurs finaux feront des différentes innovations techniques mises sur le marché. Les modalités de leur appropriation sociale restent toujours extrêmement difficiles à prévoir et à anticiper, alors même que cette appropriation peut avoir des conséquences massives sur la stabilité de modèles socio-économiques qui, pour la plupart, ont mis des décennies à se constituer. Dans une société où une majorité des consommations culturelles est médiatisée par la technique, la question des usages qui seront fait par le consommateur final des différentes TIC disponibles a donc une valeur des plus stratégiques. A cet égard, nous verrons ainsi que l’exemple des premiers logiciels de peer-to-peer créés par des étudiants américains – et dont le succès auprès des auditeurs fut tout aussi rapide que non prévu par les firmes dominantes du secteur – est une parfaite illustration de tactique, au sens certalien du terme, mise en place par les auditeurs dans le but de contourner les stratégies des acteurs économiques de la filière phonographique et ayant eu des conséquences lourdes sur l’équilibre de cette dernière. Il s’agira donc de s’intéresser tout autant au type de musique écoutée, qu’aux appareils utilisés à cette fin, ainsi qu’au moment choisi et au niveau d’implication de l’auditeur dans cet acte finalement assez banal. Ce travail de dénaturalisation vise donc à mieux comprendre ces manières de faire des auditeurs avec l’offre technique, de tenter de cerner tout ce procès d’appropriation pris dans le cadre de situations singulières du quotidien. Dans une perspective modeste et de moyenne portée, nous avons donc tenté de mieux « cerner l’immense royaume de l’habituel, du routinier, « ce grand absent de l’histoire » » (BRAUDEL, 1985, p. 21). Car ainsi que le rappelle Braudel, « l’habituel envahit l’ensemble de la vie des hommes, s’y diffuse comme l’ombre du soir remplit un paysage » (ibid.). Notre recherche consiste donc à éclairer ces zones d’ombres, partant du principe que c’est en entreprenant cette démarche qu’il devient dès lors possible de mieux appréhender toute une série de perspectives et des mouvements sociaux d’ordre macro-. Il ne s’agit donc pas de donner un quelconque primat à une approche microsociale, mais plutôt de tenter de relier le niveau micro- des pratiques au quotidien avec celui – macroéconomique – des stratégies industrielles, et de montrer dans quelle mesure ils se structurent mutuellement et se répondent l’un l’autre. Dès lors, nous rejoignons Jean-Guy Lacroix et alii lorsqu’ils insistent « sur la centralité de la question de l’usage social tout en marquant l’antériorité et la domination de 13 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement l’offre » (LACROIX & alii, p. 242) rappelant par ailleurs, exemples à l’appui, « que le surgissement d’usages spécifiques pour les nouvelles technologies d’information et de communication ne se réalise pas du jour au lendemain » (ibid., p. 243). En d’autres termes, les tactiques des individus « [n’ont] pour lieu que celui de l’autre » (CERTEAU (DE), 2005, p. 60), toutefois leurs actions peuvent avoir des conséquences lourdes sur la structuration même de ce lieu. Il y a certes antériorité de l’offre, mais cette dernière peut être largement modifiée par les usages des consommateurs finaux. Nous sommes dès lors pleinement en accord avec Pierre Mœglin lorsqu’il considère que, dans le cadre d’une recherche sur les mutations des modèles socio-économiques au sein des ICIC, « ce serait une erreur de négliger les usages sociaux correspondant à chacun » (MŒGLIN, 2007, p. 159). Par ailleurs, quand cet auteur avance « [qu’il] n’y aucune raison d’exclure a priori l’analyse des pratiques et usages du champ de la théorie des industries culturelles » (ibid., p. 162), non seulement nous partageons ce postulat, mais nous pensons qu’une tentative de formulation d’une théorie des industries culturelles qui ne prendrait pas en considération la réalité des usages sociaux et des pratiques culturelles au quotidien ne pourrait être que partielle et incomplète. Via le prisme de la pratique d’écoute de musique enregistrée – sur laquelle Internet et le procès de numérisation ont eu un impact considérable ces dernières années – nous avons pour objectif d’éclairer une double dynamique s’intéressant tout autant aux modalités de l’ancrage social des TIC qu’à l’importance du rôle des consommations culturelles dans les mutations sociales. Nous entendons ainsi souligner que, dans les sociétés modernes, le procès de construction de l’identité de l’individu est très fortement structuré par cette double dynamique. En focalisant l’analyse sur les manières de faire du sujet, il s’agira de voir comment les tactiques qu’il met en œuvre participent d’une reconfiguration des modèles économiques des différentes filières des ICIC, ces dernières se nourrissant, comme nous le verrons, des aspirations de chacun à la reconnaissance sociale. Dans le cadre de cette démarche d’ensemble visant à relier l’évolution des pratiques culturelles au quotidien et les mutations des modalités de valorisation marchande au sein de la filière phonographique, il convient donc de : « [Refuser] un essentialisme qui réduirait toutes les pratiques sociales à une explication politicoéconomique unique, et lui [préférer] une approche dans laquelle les concepts sont autant de voies d’accès au champ social. […] Il n’y a pas de certitude quant à la meilleure ou l’unique façon de comprendre les pratiques sociales. […] Le champ social [doit être considéré] comme un ensemble de processus mutuellement constitutifs, qui agissent les uns sur les autres à divers stades de leur structuration, et dont seule une recherche spécifique peut appréhender l’orientation et l’impact » (MOSCO, 2000, p. 100). 14 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Il s’agira donc d’être en mesure de croiser les différents niveaux de l’analyse en prenant garde d’expliquer comment ils s’articulent les uns par rapport aux autres, dans le cadre d’une configuration fondamentalement dynamique. Pour ce faire, le présent mémoire se décomposera donc en trois partie distinctes devant nous permettre d’appuyer notre démarche argumentative et d’en faire ressortir la logique d’ensemble. Ainsi, avant d’étudier l’évolution de la pratique d’écoute de musique enregistrée, il est apparu indispensable de questionner dans un premier temps la place des TIC dans les sociétés du capitalisme avancé. Dans la mesure où nous avons affaire à une pratique culturelle fondamentalement médiatisée par la technique et par les TIC, il convient donc préalablement d’interroger en détail les usages qui sont faits de ces différents appareils, ainsi que la place qu’ils occupent dans les sociétés modernes. Nous reviendrons à cet égard sur tout l’imaginaire commun qui sous-tend et participe de leur ancrage social. Il s’agira, pour reprendre les termes de Castoriadis, de questionner tout un système de significations imaginaires sociales propre aux TIC et à l’innovation technique, et de voir comment celles-ci, en tant que dimension constitutive du social, prennent une part active dans le procès permettant la reproduction des sociétés modernes. Il sera notamment question de la structuration réciproque qui est à l’œuvre dans la relation entre usages sociaux et pratiques culturelles. Nous insisterons à cet égard sur le primat que nous pensons devoir donner à l’étude de ces dernières, considérant qu’elles jouent un rôle central dans la construction identitaire du sujet moderne. Nous verrons ainsi que, dans le cadre d’un nouvel esprit du capitalisme, celui-ci se trouve pris dans un système de représentations sociales où il serait, pour ainsi dire, sommé de mener une vie digne de ce nom et de s’accomplir en tant qu’individu singulier. Nous montrerons à cet égard que les pratiques culturelles sont partie prenante de ce vaste projet social et sont une des dimensions de ce processus normatif enjoignant chacun à une constante autocréation de soi. Après avoir posé ce cadre général, il s’agira donc, dans la deuxième partie, d’analyser précisément les modalités de réalisation de la pratique d’écoute de musique enregistrée et ses différentes valeurs d’usage dans les sociétés modernes. Nous nous appuierons pour ce faire sur les entretiens menés à l’occasion de notre enquête de terrain et en ferons ressortir les apports les plus significatifs. Nous insisterons plus particulièrement sur les diverses manières dont l’auditeur intègre cette pratique dans sa vie de tous les jours et verrons que les valeurs d’usage de la musique sont, pour celui-ci, fondamentalement multiples. Les techniques de reproduction du son permettent ainsi à l’auditeur d’asservir l’écoute de musique à sa propre temporalité, c'est-à-dire d’accorder un certain primat au moment même de la réception de l’œuvre. Nous interrogerons par ailleurs la notion d’aura au sens où Walter Benjamin l’entendait et analyserons comment les 15 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement sujets se la réapproprient afin de mener à bien une forme d’esthétisation et de fictionnalisation de leur quotidien via la mobilisation des contenus musicaux. Enfin, nous appuyant sur les apports de notre terrain, nous verrons comment l’évolution de cette pratique culturelle participe activement d’une reconfiguration profonde des modalités de valorisation économique des contenus produits au sein de la filière phonographique. En partant du constat d’une tendance croissante à la musicalisation du quotidien des individus, nous défendrons l’hypothèse d’un mouvement d’ensemble des ICIC allant vers une industrie des modes de vie dont l’écoute de contenus musicaux serait l’une des composantes. Après avoir synthétisé certains des changements les plus significatifs au sein de l’industrie musicale durant la dernière décennie – et avoir notamment évoqué l’arrivée de nouveaux entrants essayant de tirer profit des évolutions de la pratique d’écoute de musique enregistrée, favorisant par là une remise en cause partielle des formes d’exploitation marchande des œuvres musicales – nous proposerons une contribution qui nous semble en mesure d’enrichir le débat scientifique autour des théories relatives aux mutations des ICIC. A la lumière de notre recherche sur la restructuration de la filière phonographique, il s’agira ainsi de se demander si les modèles génériques que sont le modèle éditorial et le modèle de flot sont encore en mesure d’offrir une grille de lecture pertinente de ces mutations, ou s’il convient au contraire – comme le soutiennent certains auteurs – d’en conceptualiser de nouveaux qui seraient plus à même d’en rendre compte. Nous insisterons par ailleurs sur la nécessité d’intégrer la dimension des pratiques quotidiennes aux différentes tentatives de modélisation, considérant qu’il s’agit là d’un des principaux points aveugles de ces modèles génériques. Leur prise en compte est susceptible de représenter une piste de recherche des plus heuristiques sur ces questions, ce dernier point représentant finalement l’un des axes fondamentaux qui structurent l’ensemble de notre travail de recherche. 16 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Partie 1. Ancrage des TIC et pratiques culturelles au quotidien Dans le cadre de notre démarche argumentative, démarche qui nous mènera dans un deuxième temps à l’appréhension des pratiques culturelles relevant de l’écoute de musique enregistrée, il nous a semblé fondamental d’opérer un détour théorique du côté de la notion d’innovation technique et des discours qui l’accompagnent. De notre point de vue, l’analyse ne peut se départir d’un effort conceptuel impliquant la prise en compte, si ce n’est de la totalité, du moins de toute la complexité des phénomènes sociaux dont il est question ici. L’étude des mutations/évolutions des pratiques culturelles ne peut donc se réduire à une mise au jour des propriétés techniques des différents appareils permettant d’écouter de la musique enregistrée, cette posture ne pouvant que nous enfermer dans une perspective qui relèverait du déterminisme technique le plus trivial. Toutefois, si nous ne pouvons réduire l’émergence de cette pratique culturelle à sa seule dimension technique et aux outils l’ayant rendus possible, nous ne pouvons cependant pas ignorer que cette composante joue un rôle important au niveau des représentations des différents acteurs que nous seront amenés à évoquer durant notre travail, qu’il s’agisse des auditeurs, des artistes, des experts ou des industriels. Au-delà des contraintes d’usages liées aux spécificités techniques de tel ou tel outil de lecture et des « usages prescrits » par les fabricants de hardware (PAQUIENSEGUY, 2004) sur lesquels nous reviendrons, il y a tout un imaginaire associé qui participera aussi bien de la structuration de l’offre que de celle de la demande. Il en va ainsi par exemple de l’idéologie de la promesse dont sont porteurs la plupart des discours qui accompagnent toute innovation technique. Comme le rappelle Bernard Miège : « [Les confusions et les brouillages de sens] s’expliquent largement parce qu’ils sont sous l’emprise de cette idéologie de la promesse que ne cessent de renforcer tous ceux qui ont intérêt à dissimuler le social ou le culturel sous l’ordre de la technique ; et cette idéologie technicienne est bien difficile à dissocier de l’imaginaire technique, cette composante de notre culture quotidienne. En tout cas, ces positionnements peuvent permettre d’éviter que l’on affecte aux techniques des changements ou des mutations qui ne les concernent pas principalement. […] Encore convient-il d’ajouter que les mouvements de la technique, pour une grande part, sont de nature sociale et directement en rapport avec des évolutions de sociétés. » (MIEGE, 2007, pp. 58-59). C’est dans cette perspective théorique, et avec la rigueur méthodologique qu’elle implique, que nous mènerons notre réflexion sur les mouvements de la technique en général, et des TIC en particulier. Ainsi, il nous semble que se dégagent plusieurs niveaux dans l’analyse, et cette 17 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement distinction qui, pour artificielle qu’elle soit, doit nous permettre d’appréhender de manière plus fine la notion même de pratiques culturelles et de leurs évolutions/mutations : l’évolution de l’offre technique. Une fois encore, il ne s’agit pas pour nous de donner un quelconque primat à l’innovation technique ; ceci étant dit, les pratiques culturelles se réalisent et évoluent, via les usages et les manières dont les utilisateurs se sont réappropriés une offre préexistante. Sans nier l’activité de l’usager final, il convient ici de réaffirmer « l’antériorité de l’offre » (LACROIX & alii, 1992) qui vient borner la créativité des utilisateurs mais donne lieu aussi à des usages non prévus par les concepteurs (PAQUIENSEGUY, 2004), nous reviendrons sur ce point infra ; les stratégies économiques et industrielles des entreprises qui fabriquent et mettent ces technologies sur le marché. Ces stratégies participent tout autant des représentations et de l’imaginaire technique des usagers, qu’elles ont à les prendre en compte. Par stratégie nous entendrons, suivant la définition donnée par Michel de Certeau, « le calcul […] des rapports de force qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir […] est isolable. Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et d’être la base d’où gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de menaces » (CERTEAU (DE), 2005, p. 59). Par « sujet de vouloir et de pouvoir » nous désignerons ici les entreprises, les « menaces » étant les usagers-consommateurs. Nous aurons là aussi l’occasion de développer ce point dans les pages qui suivent ; la dimension socio-culturelle. L’offre technique, pour innovante qu’elle soit, s’insère dans un univers d’usages et de pratiques qui lui préexistent, et qui participera grandement d’un ancrage réussi ou non dans le social (la « nature » de cette réussite pouvant fort bien ne pas avoir été anticipée par les concepteurs de l’innovation en question). Par ailleurs, « des comportements sont en quelques sorte préfigurés, anticipés et stimulés dans les machines elles-mêmes et à partir d’elles » (MIEGE, 2007, p. 59), ce qui signifie que les concepteurs et les industriels au sens large ne sont pas hermétiques aux représentations sociales dominantes, et notamment celles qu’ils se font des usagers, futurs consommateurs des produits qu’ils auront conçus (CHAMBAT, 1994). D’une manière générale, toute innovation technique est elle-même porteuse d’un imaginaire social débordant largement le cadre des laboratoires de recherche et développement ; la « nébuleuse » des discours. Il nous semble que Lionel Levasseur soulève un point important lorsqu’il écrit que « la technique doit être en mesure d’alimenter un imaginaire 18 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement social sans quoi elle serait définitivement réduite à la seule dimension instrumentale » 3 ce constat nous amenant à devoir appréhender « la création technologique et sa diffusion, [comme] un processus symbolique à part entière, justiciable d’un discours (logos) » (LEVASSEUR, 1995, pp. 59-60). Les discours qui accompagnent le lancement d’une innovation technique sont en eux-mêmes porteurs d’idéologie, de représentations sociales et d’un imaginaire plus ou moins partagé ; de ce fait, ils participent pleinement du processus de formation des usages et se retrouvent, nous le verrons infra, dans les propos de individus que nous avons interrogés. Comme nous l’avons énoncé avant de procéder à cette énumération, cette dernière ne peut être vue que comme une commodité devant permettre de faciliter notre travail d’analyse. En effet, ces différents niveaux que nous avons tentés de dégager, loin d’être hermétiques et cloisonnés, se répondent l’un à l’autre, se structurent de manière réciproque. De notre point de vue, et à titre d’exemple, le baladeur de musique numérique iPod relève tout d’abord d’une offre technique et commerciale de la firme Apple ; celle-ci ayant été accompagnée de tout un discours publicitaire autour de la mobilité et de l’urbanité, discours lui-même porteur d’une certaine vision de l’usager final, ce dernier pouvant ou non se reconnaître dans la campagne en question. Les différents niveaux que nous venons d’évoquer sont donc « agis » et « agissants », s’influencent réciproquement, complexifiant le travail d’analyse et de compréhension des significations d’usage, ainsi que celle du sens des pratiques culturelles qui en découlent. Nous verrons par ailleurs que, en tant que telle, la pratique d’écoute de musique enregistrée, pour naturalisée qu’elle soit du point de vue des auditeurs que nous avons interrogés, est avant tout profondément sociale et surtout extrêmement récente au regard de l’histoire de l’humanité. Nous reviendrons plus loin dans notre travail sur cette naturalisation de l’écoute de musique enregistrée et sur la manière dont les auditeurs que nous avons interrogés l’appréhendent. A l’appui de notre propos, deux citations extraites des entretiens que nous avons menés, permettent ainsi d’illustrer, dans une certaine mesure, l’importance de la place prise par cette pratique culturelle au quotidien : « C’est le fond sonore de la vie. C’est ce qui va accompagner les différents moments de la vie, et qui est toujours un petit peu présent derrière. Je pense que c’est quelque chose de nécessaire et de toujours plus ou moins présent. Soit pour s’isoler, soit pour se retrouver et partager. » (Joël, 21 ans, étudiant) 3 Souligné par l’auteur. 19 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « C’est tout le temps. Là on est posé à une terrasse, il y a de la musique. Dès qu’on se balade, il y aura toujours du bruit, du son autour de nous. Ça fait partie du cadre dans lequel on vit. Après, on le choisit ou pas. » (Estelle, 20 ans, étudiante) Par ailleurs, ces deux extraits viennent faire écho aux propos de Ludovic Tournès qui a écrit dans un ouvrage récent : « Si la musique enregistrée est devenue de nos jours partie intégrante de la culture musicale mondiale, il n’en a pas toujours été ainsi, et son utilisation aujourd’hui universelle fait parfois oublier qu’elle n’avait […] rien d’inéluctable ni d’évident […]. Pour comprendre cette histoire, il est essentiel de ne pas la limiter à l’énumération des innovations techniques mises au point par des inventeurs géniaux, puis exploitées par des businessmen avisés. Il faut également comprendre comment et pourquoi l’écoute de l’enregistrement musical est devenue ce qu’elle est aujourd’hui : une pratique culturelle courante. » (TOURNES, 2008, pp. 5-6). Ainsi, le fait que nous ayons énoncé dans un premier temps ce que cette pratique avait de social ne vient pas contredire notre postulat consistant à opérer ce détour du côté des discours de l’innovation technique et, plus spécifiquement, de celle qui a trait aux TIC. Nous postulons que l’idéologie technicienne essaime très largement dans le social ; les usages de la musique numérique s’en nourrissent, la pratique d’écoute de la musique enregistrée nous paraissant être représentative à plus d’un titre des pratiques culturelles à « l’ère de la reproductibilité technique ». Afin d’approcher ces pratiques culturelles qui n’auraient pu émerger sans l’innovation technique, il convient donc d’opérer un « pas de côté » théorique en direction des discours et des représentations qui gravitent autour de cette notion. Ces points seront abordés dans les deux premiers chapitres de cette partie. Par la suite, nous nous attacherons à développer les différents niveaux énoncés supra et insisterons, dans notre argumentation, sur leur articulation, et non sur la réduction de l’un à l’autre. Le quatrième chapitre nous permettra de justifier notre approche par le quotidien des usages des TIC, considérant que c’est là que se créent et se réinventent les pratiques culturelles et donc, par extension, le social. Nous tenterons ainsi dans ce chapitre de faire dialoguer la dynamique de mutation de celui-ci et la prétention du sujet à se créer lui-même en tant qu’individu. Dans notre approche, le processus d’individuation passe pour beaucoup par les consommations culturelles, consommations elles-mêmes de plus en plus médiatisées par les TIC. Nous pourrons ainsi aboutir, au terme du cinquième chapitre, à cette figure de « l’individu porteur de projet » (BOUQUILLION, 2007) dont l’accomplissement personnel passe essentiellement par la consommation de biens culturels. De ce point de vue, nous montrerons 20 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement dans quelle mesure cette figure n’est, selon nous, en rien incompatible avec le modèle de société de type capitaliste et participe, bien au contraire, activement de son renouvellement. 21 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Chapitre 1. Technique et innovation technique : l’imaginaire et les discours comme substrats de l’ancrage social des TIC Ce premier chapitre reviendra dans une large mesure sur les notions de technique et d’innovation technique. Ce préalable nous semble d’autant plus nécessaire que la pratique d’écoute de musique enregistrée est une pratique culturelle qui a pu émerger seulement grâce à une innovation technique particulière, celle qui permit de fixer le son sur un support physique reproductible. Ainsi, pour approcher et comprendre cette pratique, il convient d’avoir une compréhension claire de la place de la technique dans les sociétés contemporaines, des discours qui les accompagnent et des imaginaires sociaux dont elles sont le reflet. Cet effort théorique est d’autant plus indispensable que nous allons retrouver cet imaginaire, ou significations imaginaires sociales pour reprendre les termes de Cornelius Castoriadis, tout au long de notre étude. Ainsi, nous développerons notre réflexion en trois temps. Il conviendra tout d’abord de revenir sur les différents niveaux de discours vantant les promesses ou, à l’inverse, stigmatisant tous les risques contenus dans les innovations techniques. Nous verrons que dans la plupart des cas, ces discours relèvent d’une tendance plus ou moins assumée (ou plus ou moins consciente) au déterminisme technique ; c'est-à-dire à imaginer les mutations sociales à venir par le seul prisme des caractéristiques supposées des objets techniques évoqués. Dans cette perspective, nous reviendrons notamment les travaux récents d’Andrew Feenberg et Pierre Musso. Ces auteurs ont, selon nous, élaboré des propositions théoriques dignes d’intérêt sur ces questions précises. Ce retour théorique semble d’autant plus nécessaire que cette idéologie de la promesse est souvent apparue en filigrane dans les propos des individus que nous avons interrogés. En tant que tels, ils sont eux aussi porteurs de tout un imaginaire de la technique qui irrigue le social dans son ensemble. Car si les pratiques des auditeurs s’appuient et s’actualisent via leur(s) usage(s) des TIC, ces mêmes usages se construisent notamment par l’intermédiaire de toute une série de représentations sociales autour de la technique, les discours d’accompagnement des innovations participant de la structuration des ces dernières. Ainsi, dans un deuxième temps, nous verrons donc que ces discours jouent un rôle important dans la phase de réappropriation des objets techniques par les usagers, et participent grandement de cet imaginaire de la technique que nous venons d’évoquer. De fait, les discours en question sont une dimension même de cette imaginaire, tout autant produit que cause, cette formulation étant encore quelque peu imparfaite. A ce titre, Andrew Feenberg évoque « un cadre culturellement déterminé qui s’enracine dans une manière de voir et dans une manière 22 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement correspondante de faire – dans un système de pratiques », il poursuit son raisonnement en considérant ces « formes d’objectivité comme des « illusions » socialement nécessaires qui ont des conséquences réelles » (FEENBERG, 2004, p. 203). Les représentations que les usagers se font de l’innovation technique, et plus particulièrement des TIC, participent ainsi grandement de leurs manières de faire au quotidien. Or ces représentations ne sont pas hermétiques à la nébuleuse des discours que nous avons évoquée supra ; les discours tenus dans les médias se placent au premier rang sur ce point, et peuvent aussi bien être tenus par des experts, des hommes politiques que par la communauté scientifique. Mais en retour, ces derniers n’étant pas coupés du social, se nourrissent des usages réels des TIC, ce dialogue alimentant une dynamique de changements, insensibles mais réels, dans la société. Ces glissements, qui sont rarement des ruptures au sens strict du terme, s’observent tout aussi bien au niveau des pratiques culturelles et sociales, qu’à celui des représentations, de l’imaginaire technique et du sens que chacun pose dans ses actions au quotidien. Au travers de citations d’entretiens, nous verrons toutefois que les auditeurs que nous avons interrogés ne mobilisent que très peu la rhétorique de la fascination vis-à-vis de la technique, leur rapport avec cette dernière étant finalement relativement naturalisé et présenté presque toujours dans une perspective instrumentale. Ainsi, leurs usages d’Internet et des outils numériques n’apparaissant pas explicitement comme partie prenante de cette idéologie de la promesse que nous détaillerons infra. Ceci étant dit, ils ont souvent mis en avant la plus grande maîtrise des contraintes temporelles, et ce bien que, par ailleurs, d’autres types de contraintes de ce genre semblent apparaître. Entre autres avantages, le gain en termes d’accessibilité aux contenus et la facilitation de l’écoute de musique enregistrée que permettent les TIC furent ceux qui revinrent avec le plus de récurrence. Les discours tenus évoquent plus volontiers des arguments faisant état d’une plus grande performance dans la gestion du quotidien. Ainsi, les prouesses permises par les objets techniques ne fascinent plus et font finalement partie intégrante de la vie de tous les jours ; elles ont finalement acquis une certaine forme de normalité du point de vue des usagers. Tels qu’ils nous ont été décrits par les auditeurs eux-mêmes, les usages d’Internet et des outils de lecture de musique numérisée sont plus apparus comme des moyens d’amplifier certaines modalités déjà existantes de cette pratique culturelle (l’écoute de musique en mobilité notamment) que comme une possibilité de générer une rupture dans leur manière d’appréhender cette dernière. Quand nous évoquons la notion d’amplification, nous mettons en avant le fait que la technique en elle-même ne vient qu’actualiser certains désirs de l’auditeur, qui étaient déjà présents ou socialement construits sur le temps long. Il en va ainsi, par exemple, d’une volonté très largement partagée de pouvoir jouir d’un accès plus simple et plus immédiats aux contenus 23 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement musicaux. En termes d’imaginaire lié à la technique, nous verrons que celui relevant d’un désir de maîtrise et de rationalisation du quotidien n’est pas le moins partagé. Par ailleurs, les individus interrogés ont pour la plupart un niveau de réflexivité assez poussé sur leurs propres usages et pratiques, confirmant au passage la thèse de Paul Beaud sur une tendance sociale à « l’objectivation de soi » (BEAUD, 1985, pp. 131-150). Ainsi, nous verrons tout au long de notre étude, qu’au-delà des témoignages des individus interrogés, c’est le type d’usage des TIC en tant que tel qui est révélateur d’un certaine idéologie, celle qui consiste à voir dans les TIC un moyen privilégié d’accès à la culture et de personnalisation de ses consommations musicales. De fait, nous verrons que loin d’être uniforme, le discours qu’ils tiennent autour des possibilités offertes par les TIC est parfois ambivalent et alterne entre une impression d’une plus grande maîtrise permise par Internet et la numérisation et le sentiment, paradoxalement, de perdre pied face aux possibilités offerts par ces outils. Alors qu’elles sont souvent présentées comme une victoire sur les contraintes, les TIC renvoient dans le même temps aux multiples limites physiques de chacun. Comme le rappelle Bernard Miège, « si l’on s’efforce d’envisager l’évolution des phénomènes dans toutes leurs dimensions, […] on rencontre nécessairement la complexité du social et donc le fait que la communication recèle des tendances profondément ambivalentes, voire contradictoires » (MIEGE, 1997, p. 202). Enfin, en nous appuyant notamment sur les récents travaux de Bernard Miège, nous présenterons ce qui, de notre point de vue, relève ou non de l’innovation dans le cadre de notre objet de recherche. Cette définition sera précédée d’un éclaircissement terminologique, afin que les termes employés au cours de ce travail le soient en toute rigueur. Très largement mobilisée de manière le plus souvent positive dans les discours, la notion d’innovation technique n’est pas sans poser quelques problèmes d’ordre théorique. Loin d’être un donné, ce terme recouvre au contraire plusieurs acceptions que nous tenterons de démêler. Ceci nous permettra ainsi de voir ce qui relève véritablement d’innovations de rupture dans le cadre de la pratique culturelle qui nous intéresse, à savoir l’écoute de musique enregistrée. Entre promesse d’émancipation et menace d’aliénation : la prégnance d’une surdétermination de la technique Le titre d’un ouvrage paru récemment et dirigé par Philippe Moati, nous semble bien résumer les postures extrêmes tenues par les différents contempteurs et thuriféraires de la technique : Nouvelles technologies et modes de vie. Aliénation ou hypermodernité ? (MOATI (dir.), 2005). Ce titre offre selon nous une parfaite synthèse des préoccupations et natures des discussions qui accompagnent 24 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement presque systématiquement la diffusion auprès du grand public d’une innovation technique, à plus forte raison lorsqu’elle a trait au champ des pratiques de communication. Selon la posture du locuteur, l’innovation sera parée de toutes les vertus émancipatrices ou, à l’inverse, sera présentée comme portant en elle les germes de l’aliénation de la société et des individus qui la composent. S’il n’est pas dans notre propos de l’analyser en détail ici, il convient de remarquer que les auteurs de ces discours ont une tendance générale à se placer en surplomb des phénomènes qu’ils prétendent analyser, dans une stratégie que nous qualifierions de très distinctive et visant à se parer des oripeaux de l’analyste lucide et visionnaire des changements en cours. Par ailleurs, ces discours, qu’ils soient scientifiques ou non, sont généralement tous produits sous le sceau d’un certain déterminisme technique, pensant pouvoir anticiper les mutations sociales de par leur seule connaissance des caractéristiques des objets techniques dont ils traitent. Sans forcément connaître cet auteur, ils font pourtant leur l’approche de Gilbert Simondon lorsque ce dernier écrit : « Au niveau industriel, l’objet a acquis sa cohérence, et c’est le système des besoins qui est moins cohérent que le système de l’objet ; les besoins se moulent sur l’objet technique industriel, qui acquiert ainsi le pouvoir de modeler une civilisation. » (SIMONDON, 2001, p. 24). Ainsi, selon Feenberg, que nous rejoignons sur ce point, le déterminisme technique s’appuie sur deux assertions qui sont : 1. de considérer que le progrès technique se fait de manière linéaire, cette progression amenant inexorablement la société vers un mieux-être, un stade supérieur de développement qui passerait par une succession d’étapes nécessaires ; 2. d’affirmer que l’adoption de telle de telle technique contraint nécessairement l’usager dans sa logique de fonctionnement, obligeant ce dernier à revoir ses pratiques culturelles et sociales. En dernière analyse, cette approche amène à considérer que tout changement technique entraînera nécessairement son lot de mutations sociales. Penser, à raison selon nous, que l’arrivée d’une nouvelle technique n’est pas neutre est une chose, affirmer que l’influence ne se ferait que dans un sens est par contre difficilement soutenable (FEENBERG, 2004, pp. 48-49). De notre point de vue, les auteurs de ce type de discours procèdent d’une approche profondément essentialiste de la technique qui aboutit, selon les qualités et les propriétés qu’ils y auront détectés, à des prophéties enchanteresses ou au contraire apocalyptiques. Yves Jeanneret considère à ce titre, que ce type de débat sur la capacité d’une nouvelle technique à générer des mutations profondes n’est finalement pas nouveau et peut remonter à l’Antiquité 25 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement (JEANNERET, 2007). Cet auteur cite ainsi des extraits entiers du dernier dialogue du Phèdre de Platon, entre le dieu Teuth, inventeur de l’écriture, et le Roi d’Egypte Thamous, dialogue visant à discuter des vertus et risques de cette nouvelle technique d’inscription des savoirs. Teuth voit là une possibilité de favoriser leur diffusion plus grand nombre. Dans le cadre des sociétés modernes, le vocable utilisé serait très certainement celui d’une démocratisation de l’accès à la culture, Thamous s’inquiétant pour sa part de ce que cette facilité n’incite les hommes à se complaire dans une certaine forme de paresse intellectuelle. Comme l’explique Yves Jeanneret, le thème du débat peut s’énoncer ainsi : « L’invention d’un nouveau procédé technique, permettant une forme inédite d’inscription matérielle des productions culturelles, suscite-t-elle un progrès des pratiques culturelles ellesmêmes ? »4 (JEANNERET, 2007, p. 28). Nous sommes donc en accord avec Jeanneret lorsqu’il avance que nous avons, avec ce dialogue antique, la matrice des discours qui accompagneront chaque innovation technique majeure. Comme le souligne Yves Jeanneret, il serait possible, moyennant quelques aménagements, de transposer les arguments développés par Teuth et Thamous à notre époque, sans que cela paraisse réellement anachronique. Il suffit de penser aux discours tenus autour d’Internet et du téléchargement de musique par exemple, pour se rendre compte que les arguments développés dans ce dialogue ont traversé les époques et constituent finalement un imaginaire commun. Comme l’écrit Jeanneret, « la présence de cette problématique chez Platon montre que la question […] de la dimension proprement culturelle et cognitive des objets matériels, n’est pas née avec les médias contemporains » (ibid., p. 33). Par ailleurs, Jeanneret insiste plus loin sur la profonde actualité des arguments développés par Teuth, considérant que son discours a tout d’une forme d’injonction technologique, injonction que l’on retrouve à notre époque chez les prophètes de la « société de l’information » et de la « nouvelle économie » (ibid., p. 43). Enfin, qu’il s’agisse d’Internet, de la télévision ou du téléphone, il est notable, comme le relève Yves Jeanneret, que « les « nouvelles » technologies ne sont nouvelles que parce qu’elles sont désignées comme telles dans des discours d’accompagnement »5, expliquant ainsi, en prenant l’exemple d’Internet, que tout ceci représente surtout « beaucoup de discours, et pas mal d’encre » (JEANNERET, 2007, p. 78). Par ailleurs, le terme d’innovation est souvent associé dans les 4 Souligné par l’auteur. 5 Idem. 26 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement discours à la notion même de progrès. Il n’est donc pas étonnant qu’il s’opère une confusion entre les deux termes, cette confusion s’inscrivant elle-même dans toute une idéologie qui consisterait à penser que l’humanité serait engagée dans une marche inéluctable vers le progrès. Cette idéologie de la promesse que nous avons évoquée supra, et sur laquelle nous reviendrons plus en détail dans la suite de ce chapitre, participe selon nous grandement de ces confusions entre les deux niveaux. Ainsi, il convient de démêler ces dernières, alors même que les discours publicitaires ont notamment tendance à s’appuyer dessus. D’un strict point de vue commercial, présenter une innovation comme source de progrès peut, en soi, être un argument de promotion. Que les postures adoptées soient apologétiques ou au contraire relevant du registre de la dénonciation, elles procèdent toutes deux d’une double erreur de jugement qui consiste, d’une part, à séparer le technique du social et, d’autre part, à donner le primat à la première notion au détriment de la seconde. Nous reviendrons par ailleurs sur la tendance à séparer technique et social dans les discours dans la deuxième partie de ce chapitre, lorsque nous aborderons notamment l’approche de Patrice Flichy sur l’innovation technique. Pour en revenir aux différents types de discours, Victor Scardigli propose une analyse de tendances récurrentes qui garde, selon nous, toute sa pertinence. Cet auteur, évoquant la production idéologique suscitée par l’innovation technique, détaille sept enjeux liés à celle-ci et pouvant se décliner selon des modalités qui varieront de l’apologie à la dénonciation. Ces enjeux liés à la thématique du progrès sont, selon lui, en relation avec (SCARDIGLI, 1992, pp. 50-51) : le pouvoir exercé sur les contraintes qu’elles soient temporelles et/ou spatiales. Dans ce cas, les alternatives extrêmes iront de l’émancipation/libération de l’individu des contraintes naturelles et/ou sociales, au risque de sa mise en esclavage. Avec la musique enregistrée, c’est la contrainte du de l’exécution du morceau qui est abolie, puisqu’il devient de détacher l’écoute d’une œuvre du moment de sa production. ; le savoir, les techniques devant ainsi permettre un développement des capacités intellectuelles ou, au contraire, mener à leur atrophie. Ainsi, Internet peut aussi bien être présenté comme outil permettant au plus grand nombre d’accéder à un large répertoire musical, que comme l’instrument de son dévoiement qui mènerait à son dévoiement et à une indifférenciation des toutes les créations ; la mort. Ici, l’innovation technique peut soit mener à une forme d’immortalité (notamment grâce aux technologies de conservation et de transmission des connaissances) soit à une plus grande insécurité individuelle via, par exemple, une tentation d’un fichage généralisé des personnes. Du point de vue de l’effort de 27 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement modélisation fourni par l’auteur, nous devons reconnaître que cette thématique ne nous a pas semblé être la plus convaincante, le lien entre les deux « extrêmes » de cette dernière ne nous paraissant pas aller de soi. En effet, entre le désir de transmission et le risque d’atteinte à la vie privée, si les deux peuvent implique l’usage de bases de données, nous ne nous situons toutefois pas au même niveau d’analyse. Dans le premier cas, les aspirations à la pérennisation d’un travail créatif grâce à l’enregistrement, nous semblent plus faire écho à ce qu’Axel Honneth qualifierait de lutte pour la reconnaissance (HONNETH, 2000 ; HONNETH, 2008) sur laquelle nous reviendrons plus en détail infra ; alors que dans le second cas, nous sommes tout simplement sur le terrain des libertés fondamentales. Ainsi, il est notoire que des plateformes telles que Deezer ou Myspace offrent, à ceux qui en assurent l’administration, toute une série d’informations sur les goûts de leurs utilisateurs ; la justice sociale, l’innovation technique devant ici aider à lutter contre les inégalités ou, au contraire, les accentuer. La logique de l’accès arrive en soutien de la première proposition, alors que celle liée aux inégalités dans l’usage des TIC appuierait plutôt la seconde. Par rapport à l’offre de musique en ligne, on ne va en général chercher que ce que l’on connaît déjà, nous avons ainsi pu voir au cours de nos entretiens que les personnes interviewées ne se servaient pas ou très d’Internet pour faire de nouvelles découvertes musicales. Ces dernières passaient soit par la prescription des médias traditionnels (la radio arrivant au premier rang sur ce point), soit par celle de leur entourage, ce qui implique qu’ils restaient tributaires de leur environnement social d’origine ; le lien social. Il est en effet notable que les TIC sont souvent invoquées dans les discours sur cet enjeu, comme moyen de recréer de la convivialité dans la société (les réseaux qui permettraient, entre autres, de rétablir le dialogue entre les membres de la Cité). A l’inverse, ses contempteurs évoqueront l’enfermement, voire l’autisme, dans lequel les TIC maintiennent leurs utilisateurs. Dans le cadre de notre étude, nous avons pu voir que la pratique d’écoute enregistrée pouvait alternativement générer un échange autour des goûts ou, au contraire, un mouvement de retrait dans sa propre bulle musicale, le baladeur numérique étant, pour ce faire, souvent évoqué comme le moyen privilégié d’y parvenir ; la prospérité économique, les nouvelles techniques favorisant alternativement, selon les points de vue, l’émergence d’une société de l’abondance (matérielle mais aussi, nous les 28 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement verrons, informationnelle) que la crise du modèle occidental (aggravation du chômage, crise morale, déclin culturel de l’Europe, etc.). Concernant l’échange de fichiers MP3, si Apple profite du phénomène, cette pratique ne pouvant que favoriser les ventes de son iPod, les maisons de disque, à l’inverse, insistent sur la baisse des ventes que celle-ci aurait selon eux entraînée, mettant à mal leur modèle économique ; la solidarité planétaire, les TIC pouvant ici tout aussi bien aider à combler le fossé technologique entre le Nord et le Sud que l’aggraver. Dans le même sens, Pierre Musso, dans son travail sur genèse de la notion de réseaux, relève pour ces derniers six invariants, qui doivent être vus comme autant de marqueurs d’une technoutopie (MUSSO, 2003, pp. 242-252). Le premier, et le plus puissant selon lui, serait celui qui consisterait à associer réseau et corps, le réseau étant légitimé par son analogie avec l’organisme humain. Le deuxième marqueur réside dans son caractère formalisable visant « la recherche d’un ordre significatif simple et efficace, mais sans signification a priori » (ibid., p. 246). Dans un troisième temps, le réseau est censé annoncer une révolution technique et donc sociale ; nous retrouvons ici le discours d’un certain déterminisme technique. Cette révolution, et il s’agit là du quatrième marqueur, doit inévitablement aboutir à une forme de concorde universelle et contribué à la paix entre les peuples. Ainsi, cinquième marqueur, l’extension des réseaux « apporte la prospérité, le progrès, de nouvelles activités, la multiplication des nouveaux services, une « nouvelle économie, etc. » (ibid., p. 247). Enfin, sixième et dernier marqueur, le réseau, selon qu’il sera ou non centralisé, est porteur dans sa structure même de choix sociaux et politiques profonds. S’ils ne recouvrent pas exactement les points évoqués par Scardigli, les marqueurs dégagés par Pierre Musso relèvent de la même logique, de la même idéologie. Dans les deux cas, les discours viendront se nourrir à la source des arguments que nous venons d’évoquer, sans que les acteurs qui les professent aient forcément conscience qu’en prétendant annoncer une révolution, ils ne font que recycler des représentations, elles-mêmes porteuses d’une idéologie autour de la technique qui a traversé les générations. En résumé, lorsque nous nous plaçons sur le versant positif de l’idéologie et sur celui des discours apologétiques, les TIC seraient finalement porteuses de nouvelles perspectives de croissance économique et de progrès social (les deux notions allant généralement de paire dans les discours évoqués) ; par ailleurs, les TIC seraient vues comme les auxiliaires d’un individu hypermoderne, à la fois authentique et flexible, elles lui permettraient dans tous les cas de réaliser pleinement son potentiel. Ce type d’individu en train d’émerger serait 29 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement extrêmement attentif à la construction de sa singularité, singularité qui passerait par l’échange interpersonnel, la soif de connaissance et le culte de l’hédonisme (MOATI, 2005). A l’inverse, les contempteurs de la technique n’auront de cesse de dénoncer la « fracture numérique », que celle-ci réside dans l’accès aux TIC ou dans leur usage socialement différencié. Les mêmes insisteront sur le délitement du lien social qu’entraîneraient les TIC ; ici l’image qui prédomine est celle de l’adolescent enfermé chez lui, et dont les seuls contacts avec le monde extérieur se feraient via sa connexion Internet et les logiciels de discussion en ligne. Enfin, les thèmes de l’aliénation de l’individu et de la société ne sont pas les moins convoqués, cette aliénation par les TIC se traduisant notamment par des comportements moutonniers, une dépolitisation des citoyens, un contrôle généralisé de la population, une marchandisation des affects ou des comportements relevant de phénomènes d’addiction (ibid.). Sur ce dernier point, nos entretiens montrent que les auditeurs eux-mêmes sont imprégnés de ces discours : « Réponse : il y a un côté presque trop facile que je regrette un petit peu. C’est qu’il y a de moins en moins besoin de s’investir dans quelque chose pour le trouver. De plus en plus, je me demande : « Tiens ! Ça, comment je le trouve ? Comment on faisait quand on n’avait pas Internet ? ». C’est ça qui me fait presque peur, c’est de me dire qu’il y a un accès qui est devenu tellement facile. Sur la musique, il y a une facilité énorme à accumuler une quantité de musique énorme et il y a de moins en moins besoin de s’impliquer, de se dire : « ben tiens ! J’aime ce groupe » et de chercher. Il y a de moins en moins de recherche qui se fait par rapport à tel ou tel groupe, d’un côté je trouve ça un petit peu dommage. Mais en même temps, c’est assez enrichissant de pouvoir avoir accès à énormément de choses. Question : vous avez l’impression de vous investir dans la musique ? Réponse : non, je pioche et je consomme. J’entends quelque chose qui me plaît, je vais le chercher et puis je vais l’écouter. J’ai l’impression que si je n’avais pas accès à tout ça facilement, je n’aurais peut-être plus tendance à aller le chercher moi. Et peut-être que je passerais plus de temps à m’investir. Finalement, plus on a accès à plein de trucs, moins on se concentre sur une chose. On va beaucoup moins à fond sur un groupe parce qu’on va être un peu déconcentré, on va avoir tendance à aller chercher tout de suite autre chose. » (Joël, 21 ans, étudiant). « On est tellement nourri par la musique partout – on l’entend à la radio, partout… – il suffit de brancher la radio pour l’entendre, il suffit de télécharger, il suffit d’aller sur RadioBlog… A partir du moment où on ne trouvera pas un titre, on sera frustré, on sera terriblement vexé. Alors qu’il suffit, effectivement, d’acheter le CD. La musique, si on la cherche et qu’on est prêt à payer, à faire la démarche d’aller dans un magasin et de trouver la musique, elle est là. Avant Internet, avant la musique en libre accès de partout, c’est ce que tout le monde faisait. Mais là maintenant c’est comme ça que je le vois, je le vois un peu comme des caprices d’enfants gâtés. On ne réfléchit pas 30 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement avant de télécharger, jamais. Une musique on l’entend, on la télécharge. Il n’y a pas de : « est-ce que j’en ai vraiment envie ? ». C’est justement un peu ce que je me reproche, c’est d’avoir pris cette habitude-là, d’avoir pris cette espèce de conditionnement. On se dispense de cette réflexion alors que cette réflexion elle n’est pas mauvaise, elle est naturelle. Acheter un CD c’est vraiment cette réflexion là. On est devant le CD, j’ai le CD, je le prends, je le repose, je le prends, je le repose… « Est-ce que j’en ai vraiment envie ? Est-ce que c’est un groupe qui est bien ? », « Quinze euros, il y a seulement dix titres et tel titre je l’ai déjà téléchargé », « justement, comme ça je pourrai le supprimer ». Sur un serveur de peer-to-peer, on s’en fout de savoir quel album c’est, on prend tout. C’est aussi casser la possibilité de devenir fan. » (Jules, 18 ans, étudiant). Nous reviendrons sur ces extraits par la suite, car au-delà de ce qu’ils révèlent pour notre propos dans le présent chapitre, ils donnent aussi toute une série d’indication sur l’évolution de la pratique d’écoute de musique enregistrée et du rapport des auditeurs avec ce type de création artistique. Mais en tant que tels, ils nous montrent que le discours sur l’aliénation et la perte des valeurs induits par nos sociétés technicisés n’est pas l’apanage des élites intellectuelles et médiatiques, mais qu’il essaime beaucoup plus largement dans la société. En soi, cette proposition est difficilement démontrable comme le rappelle Bernard Miège (MIEGE, 2008, pp. 142-143). Il s’agit ainsi de la posture intellectuelle d’un auteur tel que Bernard Stiegler, cet auteur voyant dans nos sociétés, qu’il qualifie d’hyperindustrielles, tout un processus de déshumanisation, considérant que « la conscience fait l’objet d’une exploitation industrielle systématique, qui consiste exclusivement dans un processus de synchronisation) (STIEGLER, 2004, p. 127). Stiegler perçoit finalement la technique comme un outil d’asservissement de l’individu, transformant ce dernier en pur consommateur. Au-delà d’une certaine tendance au technodéterminisme, nous devons une fois encore insister sur le caractère improuvable de cette assertion. De manière générale, il en va de même de la plupart des discours sur les promesses et menaces de la technique, ces derniers valant finalement moins pour leurs vertus prédictives que pour leur capacité à mettre à jour tout un imaginaire autour des TIC. Imaginaire social et usages des TIC : une porosité génératrice de mutations culturelles et sociales Afin d’aller au-delà du simple inventaire des discours sur la technique, nous verrons infra dans quelle mesure le concept de significations imaginaires sociales développé par Cornelius Castoriadis est susceptible d’éclairer notre démarche à plus d’un titre (CASTORIADIS, 1999, 1998, 2000a, 2000b & 2008). Son approche nous semble, sur ce point, bien plus heuristique que celle de Patrice Flichy qui, s’il a raison de souligner l’importance de la notion d’imaginaire dans le processus d’innovation technique, ne nous parait pas aller jusqu’au bout de sa réflexion et opère, 31 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement par ailleurs, une séparation dommageable entre le niveau technique et le niveau social, en décalage avec la réalité des phénomènes qu’il prétend décrire (FLICHY, 2003 & 2008). Nous allons revenir dans les pages suivantes sur les limites du cadre théorique de Patrice Flichy et la manière dont les propositions de Cornelius Castoriadis nous semblent en mesure de les dépasser. Ainsi Patrice Flichy a-t-il évoqué la notion qu’il développe dans de nombreux articles récents « d’imaginaire social de la technique » dont il considère qu’il joue un rôle central dans le processus même d’innovation (FLICHY, 2003, 2004 & 2008). Il tente d’expliquer ainsi que cet imaginaire technique : « […] permet de mettre en scène la nouvelle technologie, de montrer en situation ses principaux usages. Il participe également au débat public sur la place que la nouvelle technologie peut occuper dans la société, sur ses qualités et ses dangers potentiels. Se construit ainsi une idéologie qui légitime l’usage de la nouvelle technologie. » (FLICHY, 2008, p. 159). Par ailleurs, Patrice Flichy considère que : « L’imaginaire technique ne constitue en aucun cas le simple embryon d’un futur cadre de référence socio-technique. C’est une ressource disponible pour les acteurs au même titre que les phénomènes physiques connus, ou les pratiques sociales existantes. »6 (FLICHY, 2003, p. 200). Si nous ne pouvons qu’agréer Patrice Flichy dans sa volonté de souligner toute l’importance de l’imaginaire dans le processus de l’innovation technique, nous ne considérons toutefois pas que cette importance soit tant dans le fait qu’il puisse constituer « une ressource disponible pour les acteurs », que dans celle de représenter une dimension en tant que telle de procès d’innovation. De manière générale, il nous semble qu’une bonne partie du cadre théorique proposé par Patrice Flichy est biaisée par une approche qui consiste à séparer le social du technique, comme si ces derniers représentaient deux mondes étrangers. Ainsi, l’imaginaire ne servirait finalement qu’à la mise en relation des ces deux niveaux, ou plutôt leur mise en cohérence. Il prend notamment l’exemple du téléphone portable dont il dit qu’il s’agit de « la technologie d’information et de communication qui s’est diffusée le plus rapidement au cours du XXe siècle » (FLICHY, 2004, p. 47) pour illustrer son propos. Il écrit ainsi que c’est notamment un imaginaire technique largement partagé par les concepteurs et les usagers qui a permis d’établir le lien entre la technique et la société, et donc de permettre à cette innovation de s’imposer, via la création d’un cadre socio-technique stable, notion sur laquelle nous allons revenir. 6 C’est nous qui soulignons. 32 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Il nous semble que la démonstration de Patrice Flichy a ceci de paradoxal que l’auteur prétend, grâce à elle, « franchir les frontières entre la technique et la société » (FLICHY, 2004, p. 47), frontières qu’il a selon nous lui-même créées. De notre point de vue, et nous le verrons tout au long de notre travail, cette séparation n’a pas lieu d’être et nous fait courir le risque de passer à côté de ce qui serait une dynamique de l’innovation technique. En présentant l’imaginaire technique (et donc social) comme une simple ressource mobilisée par les acteurs, il nous semble que cet auteur ne parvient pas à saisir ce phénomène dans toute sa complexité, l’imaginaire n’étant finalement qu’une sorte de boîte à outils dans laquelle concepteurs et usagers viendront piocher au gré de leurs besoins, et ce afin d’assurer une certaine « résonance », pour reprendre un terme de Patrice Flichy, entre le technique et le social. Une fois encore, il nous semble que si Patrice Flichy fait cette erreur d’appréciation sur la place de l’imaginaire dans le procès de l’innovation technique, c’est principalement du fait de cette « frontière » qu’il croit voir et devoir franchir, entre technique et social. Dans son approche, l’imaginaire n’arriverait qu’en appui ou comme une ressource opérationnelle permettant l’ajustement de l’un par rapport à l’autre. Ainsi, Patrice Flichy a le mérite, assez paradoxal, de souligner que l’imaginaire joue un rôle prépondérant tout en en minorant, dans le même temps, l’importance. Une autre limite de la proposition théorique de Patrice Flichy touche à la description des différentes phases devant aboutir à la constitution d’un cadre socio-technique selon lui stabilisé (FLICHY, 2003, p. 207 & suivantes). S’attachant la notion « d’objet », il décrit le passage d’un « objet-valise » à un « objet frontière », l’objet frontière devant permettre que se constitue autour de lui un cadre socio-technique stable. Selon lui, l’objet valise correspond à une période que « l’on peut lire […] comme une bulle idéologique qui va se dégonfler par la suite, quand les promoteurs de la nouvelle technique vont être confrontés aux dures réalités de l’élaboration et de la mise sur le marché » (FLICHY, 2003, p. 228). A l’inverse, l’objet frontière serait une sorte d’aboutissement d’un processus ayant permis « de lever les ambiguïtés, de dissiper les confusions, de définir un objet au contour plus précis, de passer de l’utopie à la réalité, de l’abstraction à la concrétisation » (ibid.). Après nombre de médiations (que Patrice Flichy réduit, dans sa démonstration, à la seule intervention des industriels) devant permettre l’élaboration d’un objet frontière, arriverait donc la phase où « le cadre sociotechnique se solidifie, et l’on assiste à un verrouillage socio-technique » (ibid., p. 229). Deux limites ressortent selon nous de cette démonstration. Tout d’abord, quoique l’auteur s’en défende, sa description de l’émergence d’une innovation technique a finalement un caractère relativement linéaire, le but étant invariablement d’arriver à un cadre socio-technique stable devant permettre l’émergence d’un marché. Dans le cadre de ce marché, les industriels seront vus 33 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement comme de purs stratèges, les usagers en étant réduits à devoir braconner au sein du cadre sociotechnique préalablement constitué où « ils s’approprient et se réapproprient le nouvel objet » (ibid., p. 230). Outre que cette approche offre une vision assez pauvre des travaux de Michel de Certeau (nous reviendrons sur les apports de ce dernier plus loin dans notre étude), elle nous semble par ailleurs minorer le rôle et l’influence de l’usager final. Ce dernier point constitue, selon nous, la deuxième limite de la proposition de Patrice Flichy. A la lecture des travaux de cet auteur, il apparaîtrait que les industriels soient finalement les seuls acteurs capables d’une activité rationnelle, d’être en mesure de maîtriser leur environnement. Si Patrice Flichy reconnaît que, dans la phase correspondant selon ses termes à celle de l’objet-valise, les acteurs de l’industrie peuvent se trouver dans une posture de tacticien, à partir du moment où le processus en serait au niveau de la définition d’un objet frontière et à la stabilisation du cadre socio-technique, ils retrouvent leur statut de stratèges capables de « calcul économique » et en mesure « [d’évaluer] la demande » (ibid.). Comme nous allons le voir infra, même à ce stade-ci de développement d’une innovation technique (stade qui n’est pas aussi « verrouillé » (ibid., p. 229) que Patrice Flichy l’avance dans son ouvrage), la prévisibilité n’est pas aussi grande que l’énonce cet auteur et les industriels-stratèges courent encore le risque de basculer du côté des tacticiens. Nous nous appuierons ici sur l’exemple de la musique numérique et du peer-to-peer, révélateur selon nous du pouvoir de déstabilisation de l’usager final dans le procès de l’innovation technique. En toute rigueur, le peer-to-peer est une invention qui s’appuie notamment sur deux innovations techniques majeures, à savoir l’Internet et la numérisation du signal sonore. La création de logiciels de partages de fichiers numériques, tels que Napster, Emule ou Bittorrent ne relève pas de l’initiative des acteurs de l’industrie, bien qu’ils aient effectivement conçu les technologies rendant possible l’expression du sens tactique de certains usagers. Ainsi, ce sont ces derniers qui ont réussi à dégager des « synergies fonctionnelles », caractéristiques de l’accomplissement d’un progrès technique significatif selon Gilbert Simondon (SIMONDON, 2001, p. 37). En effet, cette innovation majeure que représentent les logiciels de partage de fichiers n’était inscrite ni dans Internet, ni dans la numérisation et oblige cependant nombre de stratégies industrielles à se réinventer en profondeur. Ainsi, Patrice Flichy surestime selon nous certaines tendances lorsqu’il écrit que « [lorsqu’on] se trouve dans l’univers de la tactique, la prévisibilité de l’action devient beaucoup plus grande » (ibid., p. 236). En toute rigueur, cette assertion peut difficilement prétendre à une portée générale, sauf à considérer que l’échange de fichiers MP3 via Internet est une innovation marginale ayant un impact réduit sur les stratégies 34 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement industrielles des maisons de disque ou des fabricants de matériels de lecture des fichiers en question. Selon nous, cet exemple vient illustrer les propos d’Andrew Feenberg quant à son interprétation, plus riche et plus féconde du couple stratégie/tactique de Michel de Certeau. Cet auteur, loin d’opérer une séparation nette entre stratèges et tacticiens, développe une vision relevant plus de l’influence réciproque. Ainsi, les tacticiens n’ont pas cette possibilité a priori de se délimiter un « propre » au sens certalien du terme, c'est-à-dire une zone d’influence sur laquelle ils peuvent exercer leur pouvoir d’action. Il n’en reste pas moins que les multiples braconnages qu’ils opèrent sur ce territoire qui n’est pas le leur, participent activement de sa configuration/reconfiguration même. Andrew Feenberg formule cette idée en ces termes : « La tactique diffère ainsi de l’opposition directe dans la mesure où elle déstabilise les codes dominants de l’intérieur par des manœuvres dilatoires, des combines, des pieds-de-nez inattendus dans l’application des stratégies. […] La tactique appartient ainsi à la stratégie comme la parole à la langue. Le code technique de la société est la règle d’une pratique exorbitante, une syntaxe sujette à des utilisations imprévues capables de déstabiliser le cadre qu’elle détermine. […] Dans toutes les organisations technicisées, la marge de manœuvre rend possible la modification des cadences, le détournement des ressources, l’improvisation des solutions, etc. La tactique technique est inhérente à la stratégie tout comme l’exécution l’est à la planification. […] [La marge de manœuvre] est en soi ambiguë : indispensable, d’une part, à toute exécution conforme au code technique dominant, mais contenant, d’autre part, des potentialités incompatibles avec ce code. […] Dans ce contexte, dire que la base technique de la société est ambivalente signifie qu’elle peut être modifiée par des réactions tactiques qui ouvrent de manière permanente l’intériorité stratégique aux réactions tactiques des subordonnés.»7 (FEENBERG, 2004, pp. 89-90). Loin donc d’opérer une séparation nette entre stratégies et tactiques, Andrew Feenberg montre que toute stratégie porte en elle des possibilités tactiques, ces dernières pouvant avoir une influence loin d’être négligeable sur la redéfinition des cadres. Si nous reprenons l’exemple du peer-to-peer, il s’agit d’une innovation contre laquelle l’industrie du disque s’est très rapidement élevée, celle-ci remettant très largement en cause la structuration du territoire sur lequel elle pouvait exercer son pouvoir stratégique. Il convient ici de rappeler que le premier logiciel de ce type qui s’est popularisé fut Napster, créé en 1999 par Shawn Fanning alors étudiant à la Northeastern University de Boston, et qu’il ne fut donc pas issu des laboratoires de recherche et développement (R&D) de grandes entreprises de l’informatique. La rapidité à laquelle ce logiciel 7 C’est nous qui soulignons. 35 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement et ses successeurs se sont diffusés et la secousse que cette rapide adoption a provoqué dans l’industrie musicale, nous semble offrir une parfaite illustration de la thèse de Feenberg. Les auditeurs qui se sont rapidement réappropriés Napster ne l’ont pas fait dans une visée stratégique, mais tout simplement parce que ce logiciel venait prolonger et amplifier des pratiques de copiage et d’échange de morceaux de musique qui lui préexistaient. Cette adoption rapide s’inscrivait donc dans le quotidien le plus trivial, les auditeurs n’ayant généralement pas conscience de la portée macro-économique de leurs usages, du moins dans un premier temps. L’extrait d’un de nos entretiens que nous citons ci-dessous nous paraît, à ce titre, illustrer cette certaine candeur des auditeurs lorsqu’ils ont découvert le téléchargement : « Question : et la première fois que vous allez sur Emule, ça vous fait quelle impression ? La caverne d’Ali Baba ? Réponse : au début, c’est un peu : « comment ça marche ? » et après, au bout d’un moment, très vite, tu comprends qu’il y a un moteur de recherche, tu tapes et puis tu cliques et ça va très vite. C’est un peu en mode : « tout est à portée de main ». Question : quel sentiment vous avez eu à ce moment-là ? Réponse : « c’est facile ». Je pense que j’ai pensé ça : « c’est facile » et puis : « je ne suis pas prêt de retourner à la FNAC. Je ne suis pas prêt de racheter un CD ». Avant j’achetais des CD. Je n’étais pas un gros acheteur de CD, je n’avais pas une bibliothèque de trois cents CD, pas le budget non plus, mais il y a encore trois, quatre ans je me forçais un peu à acheter les CD des petits groupes que j’aimais bien, le côté social, donner de l’argent. Maintenant, petit à petit, ça a complètement disparu. Je n’ai même plus le goût de mettre de l’argent là-dedans, tellement tu peux avoir ça facilement. » (Gabriel, 28 ans, technicien en bureau d'études). « Question : quel sentiment vous avez eu la première fois que vous avez pu télécharger ? Réponse : rien de spécial, vraiment rien d’important. C’est possible, c’est utile, mais rien de plus. Question : on vous enlèverait le téléchargement, vous le vivriez comment ? Réponse : je me ferais envoyer des fichiers, je me débrouillerais pour avoir de la musique. Par clé USB, par MSN aussi et par tous les moyens possibles. Par MSN je récupère à peu près cinq morceaux par semaine. C’est dans la cour surtout, quand on écoute les MP3 de chacun. Par exemple, quand moi je n’ai pas le mien, je vais écouter de la musique sur celui de quelqu’un d’autre ou l’inverse. Quand on découvre un morceau MP3 sur le baladeur de quelqu’un d’autre, on demande : « oh ! C’est quoi le titre ? ». Après, on s’arrange, par MSN, par clés USB aussi. » (Myriam, 16 ans, lycéenne). 36 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Présenté ainsi, l’aspect profondément déstabilisateur pour l’industrie musicale de cette innovation, contraste avec le naturel et la simplicité de son ancrage dans le quotidien des auditeurs qui l’ont adoptée. Les deux usagers que nous venons de citer sont révélateurs de l’ensemble des témoignages que nous avons pu recueillir, à savoir : « cela existe, c’est facilement accessible, d’une utilisation relativement simple, donc nous nous en servons ». Il n’y a finalement aucune portée politique ou volonté de mettre à mal les majors du disque, mais tout simplement la mise en œuvre d’un usage des TIC qui s’intègre presque naturellement au quotidien des pratiques culturelles et sociales des personnes interrogées. Les deux exemples que nous venons de citer sont révélateurs d’un autre point prépondérant, à savoir l’importance du facteur générationnel dans le processus d’ancrage social d’une innovation technique. Comme l’avait déjà montré un récent rapport DEPS, il semblerait que le facteur générationnel soit susceptible de jouer un rôle déterminant dans la structuration des pratiques culturelles et médiatiques8. Dans un premier temps, Joël a du ainsi passer par toute une phase de domestication de cette nouvelle possibilité technique, certains auditeurs ayant même pu évoquer une sorte de fascination face à la certaine abondance musicale qui s’offrait à eux. A l’inverse, Myriam, encore au lycée au moment de l’entretien, avait semble-t-il largement dépassé ce stade, le peer-to-peer était déjà très largement intégré à son univers culturel et médiatique et la question de savoir si elle continuerait à écouter et à échanger de la musique au format MP3, et ce quelques auraient été les modalités permettant cet échange, ne se posait même pas à son niveau. Pour cette dernière, la pratique d’écoute de musique enregistrée et donc sa consommation passaient par les technologies numériques. En fin de compte, nous pensons que les extraits qui nous venons de citer viennent appuyer la thèse d’une certaine « dissociation entre les actions de communication et les terminaux qui les réalisent », la première primant sur la seconde, cette dissociation étant rendu possible par l’émergence d’une lignée technique qui serait celle du numérique (PAQUIENSEGUY, 2007a, p. 172). Cette approche nous intéresse à plus d’un titre et sera développée dans le cadre du chapitre sur l’articulation entre usages et pratiques culturelles. De la même manière, et afin de compléter notre démonstration, il est indéniable que le standard actuel de la musique numérique est le MP3 et ce malgré le fait que nombre d’entreprises (Sony, Microsoft et Apple pour ne citer qu’elles) ont tout fait pour imposer leur propre format 8 Département des études, de la prospective et des statistiques, « Approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques », Culture – Prospective, 2007-3, juin 2007, consultable en ligne : http://www2.culture.gouv.fr/culture/deps/2008/pdf/tdp_depensescultmedias.pdf (consultée le 25 mai 2009). 37 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement propriétaire. Ici encore, l’innovation ne pas dans le sens d’un « mieux », le rendu sonore d’un CD étant bien meilleur que celui d’un fichier MP3. Nous avons ici la confirmation que le processus d’innovation technique est des plus erratiques, et qu’il ne se règle pas seulement dans les laboratoires de recherche et développement. Mais au-delà de ces considérations, il faut souligner ici que le MP3 est un standard qui, en dernière analyse, est celui des usagers, c’est-à-dire celui qu’ils utilisaient pour s’échanger de la musique sur les réseaux peer-to-peer. Malgré la puissance financière des acteurs industriels cités supra, ces derniers furent obligés de s’adapter et de revoir leur stratégie économique et de finalement accepter cet état de fait. Ainsi, l’entreprise Sony avait-elle tenté d’imposer son format propriétaire Atrac 3 en ne vendant des baladeurs numériques sous sa marque et ne lisant que cette norme de compression. Devant le niveau catastrophique des ventes, Sony a été obligée de revoir son approche et la génération suivante de baladeurs furent tous compatibles avec la norme MP3. Dans une perspective plus globale, il n’existe plus un seul baladeur numérique sur le marché qui ne soit compatible avec ce format de compression audionumérique, pour la simple et bonne raison qu’il ne se trouverait pas un seul consommateur pour acheter ce type de matériel. Ainsi, les stratégies industrielles des fabricants de matériels se trouvent-elles à devoir valider de facto le MP3 comme standard de la musique numérisée, et à devoir l’intégrer dans leurs stratégies de développement économique. Ce standard s’est donc imposé grâce aux tactiques des usagers auditeurs, et contre les stratégies élaborées par les acteurs industriels dominants sur le marché, ce malgré de multiples tentatives de ces derniers pour imposer leur propre norme. Selon la définition donnée par Patrice Flichy, l’ordinateur a tout de l’objet frontière, mais une frontière qui se retrouve au carrefour de la relative incohérence entre elles des stratégies industrielles d’acteurs aux intérêts aussi divergents que les constructeurs d’appareils, les opérateurs de télécommunications ou les industries des contenus (MIEGE, 2007, p. 58). Ainsi, nous évoquerons plus loin dans notre étude le cas d’Apple, dont Philippe Bouquillion a récemment rappelé que face à l’actuelle crise de l’industrie musicale, sa stratégie consistait plus à se comporter comme une sorte de « parasite », l’essentiel pour cette entreprise étant finalement de maintenir un niveau de vente élevé de sa gamme de lecteurs MP3 iPod, et plus récemment de ses téléphones iPhone (BOUQUILLION, 2005 & 2008). La manière dont de nouveaux entrants dans la filière de l’industrie musicale tentent de s’appuyer sur les tactiques des usagers pour construire leur stratégie industrielle, parfois en fragilisant encore un peu plus les positions des acteurs historiques, fera l’objet de développements ultérieurs dans notre étude. Ainsi, comme nous venons de le voir supra, nous considérerons donc la technique, non pas comme une entité extérieure au social, mais comme une dimension à part entière du monde 38 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement social vécu tant par les usagers, que par les concepteurs. Sur ce point, Cornelius Castoriadis nous semble offrir la vision la plus riche des modalités qui permettent à telle ou telle innovation de s’imposer (mais pas forcément la plus aisément manipulable au niveau conceptuel) lorsqu’il écrit que : « le choix effectif n'est pas le résultat d'une procédure de décision rationnelle fondée sur une information parfaite et visant un objectif bien déterminé (la maximisation du profit), mais se fait, sur une information toujours imparfaite et « coûteuse », à travers le processus sociologique de « décision » au sein de la bureaucratie dirigeante des grandes entreprises modernes, où les facteurs déterminants n'ont qu'un rapport lointain avec la rentabilité ; et il n'y a pas ici d'approximation indéfinie de la « solution optimale » par tâtonnements et erreurs, car cela présupposerait des conditions de continuité qui n'ont pas de sens dans le cas présent, et le chemin d'une solution optimale dans des conditions données peut aussi bien mener en sens inverse du fait d'une modification de ces conditions, dont ceux qui décident ne sont évidemment pas maîtres. »9 (CASTORIADIS, 1998, pp. 316-317). Nous voyons tout d’abord ici que Castoriadis va dans le sens de ce que nous avons formulé précédemment sur la nécessité de considérer le processus d’innovation technique dans toute sa globalité. Tout comme nous l’avons vu avec Feenberg et Michel de Certeau, s’il ne s’agit pas de sous-estimer le pouvoir de prévision des entreprises stratèges, il convient toutefois d’éviter de tomber dans un extrême inverse qui consisterait à surestimer leur capacité de projection sur le long terme et à anticiper les futurs marchés porteurs (en admettant qu’ils existent, question que nous évoquerons infra). Sans les mettre au même niveau que les consommateurs, Castoriadis relativise profondément les capacités stratégiques des instances dirigeantes des entreprises dans le processus d’innovation. Selon cet auteur, il convient de ne pas considérer la notion de « décision rationnelle » comme un donné qui serait consubstantiel à l’action des acteurs considérés comme stratèges. Au-delà de la recherche de profit (considéré de fait comme purement rationnel, ce qui est en soi discutable) ces derniers ne sont hermétiques ni aux représentations dominantes susceptibles d’orienter leurs décisions, ni à aux stratégies de pouvoir dont la recherche de maximisation des profits ne serait finalement qu’un aspect parmi d’autres. Ainsi, Castoriadis insiste sur ce point, selon nous important, à savoir que le critère de rentabilité économique et de recherche de solutions « optimales » afin d’y parvenir, ne sont peut-être pas les plus pertinents dans l’analyse du processus d’innovation technique. De notre point de vue, cette approche remet partiellement en cause celle de Schumpeter et notamment sa théorie de la destruction créatrice 9 C’est nous qui soulignons. 39 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement (SCHUMPETER, 1951) pour l’analyse de l’innovation technique à notre époque, alors même que cette dernière fait très souvent autorité dans les différents courants de l’économie industrielle. Ainsi, plutôt que la séparation selon nous factice entre technique et sociale proposée par Flichy, nous nous rapprochons plus de l’approche soutenue par Castoriadis et consistant à considérer que : « Toute société crée son monde, interne et externe, et de cette création la technique n'est ni instrument ni cause, mais dimension ou, pour utiliser une meilleure métaphore topologique, partie partout dense. Car elle est présente à tous les endroits où la société constitue ce qui est, pour elle, réel-rationnel. »10 (CASTORIADIS, 1998, p. 307). L’analyse du processus réussi d’ancrage social de telle ou telle innovation technique est donc à voir du côté de l’imaginaire d’une société donnée, l’imaginaire technique n’étant finalement qu’une composante réductrice de celui-ci. L’imaginaire technique ne serait finalement qu’un artefact de ce que Castoriadis a, tout au long des ses travaux, nommé « imaginaire radical » d’une société donnée. En tant que dimension du processus de création sociale, la technique est traversée de toute part par ce que Castoriadis nomme les « significations imaginaires sociales ». Castoriadis considère ainsi que « ce n'est pas seulement qu'il y a un « style » des inventions et des artefacts propres à chaque culture (ou à des classes de cultures) […] c'est que dans l'ensemble technique s'exprime concrètement une prise du monde » (CASTORIADIS, 1998, pp. 309-310). Dans le cadre de notre objet de recherche, nous verrons par la suite dans quelle mesure les différentes formes que revêtent la pratique d’écoute de musique enregistrée s’actualisent dans et par les usages qui sont faits des TIC. Ici encore, nous faisons finalement notre cette définition de la technique proposée par Castoriadis : « L'abîme qui sépare les nécessités de l'homme comme espèce biologique et les besoins de l'homme comme être historique est creusé par l'imaginaire de l'homme, mais la pioche utilisée pour le creuser, c'est la technique. Encore l'image est-elle défectueuse, car ici non plus la technique prise in toto n'est pas simple instrument, et sa spécificité codétermine chaque fois de façon décisive ce qui est creusé : le besoin historique n'est pas définissable hors son objet. » (CASTORIADIS, 1998, p. 204). C’est à un renversement de l’analyse qu’invite finalement Castoriadis. En considérant la technique comme une dimension du social, il devient possible de voir dans quelle mesure celle-ci est issue des significations imaginaires sociales, tout en permettant dans le même temps de les 10 C’est nous qui soulignons. 40 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement redéfinir, dans un mouvement que Castoriadis qualifie lui-même de codétermination. Comme nous le verrons dans le troisième chapitre, il est finalement impossible de réduire les pratiques culturelles à la technique et réciproquement. En amenant la notion de dimension du social, Castoriadis offre là une notion heuristique à plus d’un titre dans notre travail d’analyse des mutations des pratiques culturelles, cette dernière participant, selon nous, d’un mouvement plus large de mutations des industries culturelles. L’innovation technique : tentative de délimitation d’une notion polysémique Comme le rappelle Bernard Miège (MIEGE, 2007, p. 54), l’économiste Joseph Schumpeter fut sans doute le premier à concevoir un cadre théorique applicable à la notion d’innovation ; notion que cet auteur rattache directement à une dynamique du modèle de société capitaliste et qu’il a défini en ces termes : « L'impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d'organisation industrielle - tous éléments créés par l'initiative capitaliste. [...] L'histoire de l'équipement productif d'énergie, depuis la roue hydraulique jusqu'à la turbine moderne, ou l'histoire des transports, depuis la diligence jusqu'à l'avion. L'ouverture de nouveaux marchés nationaux ou extérieurs et le développement des organisations productives, depuis l'atelier artisanal et la manufacture jusqu'aux entreprises amalgamées telles que l’U.S. Steel, constituent d'autres exemples du même processus de mutation industrielle - si l'on me passe cette expression biologique - qui révolutionne incessamment de l'intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Ce processus de Destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme : c'est en elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme et toute entreprise capitaliste doit, bon gré mal gré, s'y adapter. »11 (SCHUMPETER, 1951, pp. 121-122). Ainsi, nous voyons ici que Schumpeter dégage finalement cinq différents types de situations, types que Bernard Miège détaille de la manière suivante : « la fabrication d’un bien nouveau, l’introduction d’une méthode nouvelle de fabrication, la réalisation d’une nouvelle organisation, l’ouverture d’un nouveau débouché et la conquête de nouvelles sources de matières premières ou de produits semi-ouvrés » (MIEGE, 2007, p. 54). Bernard Miège continue en expliquant que, par la suite, les discours sur l’innovation (qu’ils proviennent ou non d’économistes) ont pour la 11 Souligné par l’auteur. 41 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement plupart eu tendance à se focaliser sur le seul « progrès technique », ce qui eut notamment pour conséquence que le « le sens accolé à l’innovation s’est à la fois réduit, diversifié et étendu » (ibid.). Cette réduction qui implique que le terme même d’innovation ne s’applique pratiquement plus qu’à la seule invention de nouveaux les objets techniques, ou à leur amélioration. Ainsi, par rapport à la délimitation proposée par Schumpeter, il y a indubitablement une perte dans la mesure où ce dernier en proposait une définition beaucoup plus large, englobant tout aussi bien de nouvelles formes de management d’entreprise et d’organisation du travail, que la création de nouveaux marchés ou l’exploitation de ressources nouvelles de matières premières. Il faut garder à l’esprit que cette définition de l’innovation est celle d’un économiste considérant que ce terme s’applique, en dernière instance, à tout changement potentiellement générateur de croissance. A ce titre, l’invention de nouveaux objets techniques peut tout aussi bien donner lieu à la commercialisation de biens nouveaux, que favoriser l’émergence de méthodes de travail plus efficaces, ces notions n’étant pas réductibles l’une à l’autre. Si le cadre théorique proposé par Schumpeter ne se limite donc pas à la seule innovation technique, nous remarquons toutefois que la vision substitutive qu’il propose du procès d’innovation (« les éléments neufs » qui viennent remplacer les « éléments vieillis » préalablement détruits, ce phénomène constituant, selon lui, le moteur d’une dynamique de « destruction créatrice » consubstantielle au capitalisme) sera très largement reprise par de nombreux auteurs ayant plus spécifiquement étudié la seule innovation technique. Comme nous l’avons déjà évoqué, cette manière d’appréhender le processus d’innovation nous semble révélateur de toute une idéologie consistant à penser qu’innovation technique et progrès social vont de paire, les avancées de la technique permettant de générer plus de bien-être dans la société. Par ailleurs, du point de vue de l’industrie musicale, les différents supports d’enregistrement qui ont été inventés n’ont pas suivi strictement cette dynamique. Par exemple, il existe encore un marché de niche pour le marché du vinyle, alors même que les médias parlent depuis une décennie de l’imminente « mort du CD ». Nous verrons plus loin que la seule vision substitutive n’offre que très peu d’intérêt dans notre cas, les modalités d’ancrage de la technique étant infiniment plus complexes. De manière générale, si nous nous plaçons du point de vue de la musique enregistrée, cette approche de l’innovation technique n’est donc pas tenable. Nous pouvons ainsi voir que les techniques qui ont émergé et se sont imposées comme standard, n’étaient pas forcément celles qui offraient le meilleur rendement qualitatif. Comme le rappellent Nicolas Curien et François Moreau, le CD s’est imposé comme le standard des supports de diffusion de la musique numérisée, alors même que la Digital Audio Tape (DAT) offrait un plus haut niveau de performance, notamment en termes de restitution sonore (CURIEN & MOREAU, 2006a, 42 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement pp. 34-35). Ici, les stratégies d’alliances industrielles ainsi que les manières de faire des auditeurs ont pesé de tout leur poids. Par ailleurs, Philippe Chantepie et Alain Le Diberder, lorsqu’ils évoquent la « guerre » des standards, relèvent quatre points qu’ils décrivent comme autant de paradoxes défiant un certain sens commun sur ces questions. Ainsi écrivent-ils que : « Les standards de fait ne sont pas nécessairement les meilleurs technologiquement ». Nous ajouterons ici que la notion même de « meilleur technologiquement » est problématique en soi, car cela revient à considérer que cette notion est objectivable alors qu’elle est susceptible de recouvrir des dimensions extrêmement différentes et hétérogènes ; « Le premier sur le marché ne l’emporte pas nécessairement » ; « Le standard perdant ne disparaît pas toujours » ; « La standardisation n’est pas toujours nécessaire au marché comme en témoigne la segmentation du marché des consoles de jeux vidéo » (CHANTEPIE & LE DIBERDER, 2005, p. 78). Par ces quelques points mis en avant par ces auteurs, nous pouvons voir que la notion même d’innovation technique ne peut être considérée comme un donné et est à questionner en tant que telle. De plus, énoncée ainsi cette énumération ne relève finalement que du simple constat, de l’observation au cours de l’histoire du caractère erratique de l’ancrage des innovations techniques. Elle n’offre finalement que très peu d’éléments concernant les fondements sociaux de cette dynamique. Afin de nous aider dans la suite de notre étude, nous nous appuierons donc sur les distinctions opérées par Bernard Miège concernant la notion d’innovation technique. Il s’agira ici de délimiter cette dernière, ce dans un souci de rigueur terminologique. Ainsi, Bernard Miège insiste sur la nécessaire distinction qu’il convient de faire entre innovation, changement et mutation (MIEGE, 2007, p. 57). Dans le cadre de notre étude, nous insisterons sur la nécessité de ne pas réduire une de ces notions aux autres. Les mutations sont à considérer sur la longue, voire la très longue durée et s’attachent plus précisément à tout ce qui relève des pratiques culturelles et informationnelles. En ce qui nous concerne, il s’agira de savoir si les pratiques d’écoute de la musique enregistrée sont en phase de mutation, du fait notamment des usages qui sont faits d’Internet, de la musique numérisée et des outils de lire et enregistrer cette dernière ; au final, il s’agit de savoir si le rapport à la création musicale s’en trouve changé. La notion de changement relève de perfectionnements de logiciels ou de produits qui, s’ils peuvent en améliorer l’ergonomie et l’utilisation, ne peuvent être considérés comme des innovations en tant que telles. 43 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Ainsi, les différentes versions de l’iPod relèvent de changements techniques, parfois notables, mais ne sont pas, de notre point de vue, des innovations en tant que telles. Ainsi donc les innovations relèvent d’évolutions significatives susceptibles d’amener le consommateur final à réévaluer ses usages, à le mettre dans une situation de réappropriation, voire à favoriser l’émergence de « changements de paradigmes ». Selon Bernard Miège, prolongeant d’autres auteurs, il convient encore de distinguer les innovations de produit et les innovations de rupture, ce sont ces dernières qui devraient en priorité être considérées comme des innovations à proprement parler. Dans le cadre de notre travail, nous considérons que le passage du baladeur de cassettes audio au baladeur numérique est un cas exemplaire d’innovation de produit. Du point de vue du consommateur, les horizons offerts par cette innovation sont loin d’être anodins, ceci dit elle ne fait que prolonger et amplifier la pratique d’écoute en mobilité qui préexistait à cette innovation de produits. Pour notre part, nous considérons que la numérisation relève fondamentalement d’une innovation dite de rupture, au même titre que les inventions du XIXe siècle qui ont permis de fixer l’image et le son sur des supports analogiques reproductibles. Finalement, l’innovation de produit est facilement appréhendable pour le consommateur final, ce dernier faisant bien la différence entre les spécificités techniques d’un baladeur de cassettes audio et celles d’un baladeur numérique. A l’inverse, et d’une manière qui pourrait sembler paradoxale, celui-ci peut parfois mettre plus de temps à saisir toutes les potentialités offertes par une innovation de rupture, cette dernière offrant un foisonnement de perspectives nouvelles à explorer. Enfin, pour clore ce chapitre, il nous semble que seules les innovations de rupture sont susceptibles d’être en mesure de réactiver les discours idéologiques autour de la technique. En effet, de par l’ouverture du champ des possibles que leur radicale nouveauté permet, et du fait qu’elles ne peuvent être comparées à rien de connu par le passé, il est finalement assez logique que ceux qui tenteront de la comprendre convoquent, pour ce faire, tout un imaginaire commun. Comme nous avons pu le constater supra, cet imaginaire, loin d’être récent, remonte à l’époque antique et semble constitutif des sociétés occidentales. Face à une innovation radicale dont on soupçonne le potentiel tout en étant incapable d’en évaluer la portée et la direction qu’elle prendra, le recours à des utopies et à des mythes anciens est aussi un moyen pour la société de se rassurer quant à sa capacité à contrôler les mutations qui la traversent. 44 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Chapitre 2. Usages des TIC et pratiques culturelles : une structuration réciproque Le DEPS et le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (CREDOC) produisent régulièrement de nombreuses études concernant les consommations et pratiques culturelles des français. Une récente contribution du DEPS a confirmé que ces dernières passaient de plus en plus par l’usage des TIC ; ainsi, ce type de pratiques représentait, en 2001, de l’ordre de 80 % des dépenses culture-médias des ménages français 12. Cette tendance lourde s’inscrit sur le temps long et participe d’un vaste mouvement de diversification des pratiques culturelles entamé dans les années 1970 (PRONOVOST, 1996). Ainsi, nous avons assisté dans le même temps à « un mouvement remarquable d’élargissement et d’intensification des pratiques culturelles, pouvant même aller jusqu’à l’éclectisme » (ibid., p. 79), et par ailleurs à une augmentation très nette de la consommation de médias et de contenus médiatiques sur cette même période ; il en va ainsi du temps passé devant sa télévision ou de celui consacré à l’écoute de musique enregistrée, ceci traduisant, selon Gilles Pronovost, « une réelle diversification des usages sociaux des médias » (ibid., p. 80). Le constat, énoncé par cet auteur dans les années 1990, reste encore valable de nos jours, le mouvement de diversification évoqué, impliquant une tendance au multi-équipement des consommateurs, n’ayant fait qu’aller en s’accentuant. Ainsi, l’accès à Internet s’est depuis généralisé, devenant selon certaines enquêtes le médium de référence chez les jeunes européens, le faisant arriver devant la télévision en termes de temps consacré à son utilisation13. Nous pouvons ainsi constater que les offres, notamment dans le secteur des télécommunications, sont de plus en plus nombreuses et peuvent être parfois incompatibles entre elles, ce double mouvement pouvant encourager à la constitution d’usages toujours plus diversifiés des TIC. Cette tendance justifie donc pleinement que nous nous intéressions aux usages qui sont faits des TIC, ce dans une perspective visant une meilleure compréhension de l’évolution des pratiques culturelles. A ce titre, nous considérons qu’il n’est pas neutre que l’Etat et les 12 Département des études, de la prospective et des statistiques, Les dépenses culture-médias des ménages en France, Les travaux du DEPS, janvier 2006, consultable en ligne : http://www2.culture.gouv.fr/culture/deps/2008/pdf/tdp_depensescultmedias.pdf (consulté le 29 mai 2009). 13 « Vivre sans Internet ? Impensable ! » étude publiée par l’EIAA (European Interactive Advertising Association) le 07 décembre 2007. Communiqué de presse consultable en ligne : http://www.eiaa.net/news/eiaa-articlesdetails.asp?id=157&lang=2 (consulté le 29 mai 2009). 45 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement entreprises eux-mêmes s’intéressent à ces questions. Au-delà de la manière dont les innovations techniques se diffusent dans la société, leur rôle ne peut être réellement appréhendé que dans le cadre de l’utilisation que les individus en font au quotidien. Que ce soit dans la perspective de la mesure de l’efficacité de l’action publique, ou celle de la création de nouveaux marchés susceptibles de générer des marges bénéficiaires, l’étude des usages a acquis une réelle légitimité du point de vue des acteurs que nous venons de mentionner. De manière générale, et pour reprendre l’exemple plus particulier des actions de développement culturel cité par Pronovost, « c’est à partir du moment où l’on met en place des dispositifs […] que l’on cherche à en mesurer les effets » (ibid., p. 11). Bien que l’exemple cité soit lié, dans la perspective développée par l’auteur, à l’exemple spécifique de l’intervention des pouvoirs publics et à la mesure de l’efficacité de cette dernière, il nous semble que ce constat est susceptible d’être généralisé à notre propos. Ainsi, le fait même que des acteurs institutionnels, qu’ils soient publics ou privés, considèrent l’étude des usages comme stratégique est à interroger en tant que tel. A ce titre, le rôle joué sur le territoire français par une entreprise telle que France Télécom, anciennement Direction Générale des Télécommunications (DGT), est significatif de l’intérêt de ce type d’acteurs pour les manières de faire des usagers-consommateurs avec les TIC (JOUET, 2000, pp. 492-493). L’incertitude liée au succès de telle ou telle innovation, et le fait même que le processus aboutissant à l’ancrage social des TIC soit lui-même difficile à appréhender en des termes simples, obligent les entreprises qui les fabriquent ou proposent les services qui viendront s’y greffer, à se poser la question de la diffusion et des manières dont les TIC s’intègrent (ou non) au quotidien des usagers. Dans le prolongement de cette perspective, nous partageons le point de vue de Gaëtan Tremblay lorsque celui-ci avance que : « La question des usages sociaux n’est pas négligée par les chercheurs qui se réclament de la théorie des industries culturelles. Elle est souvent mise en rapport avec les stratégies des acteurs industriels. Mais elle n’est guère intégrée, sinon par le biais du financement, à la définition des logiques sociales. Bref, des efforts théoriques devraient être consentis pour l’élaboration d’un cadre théorique qui articulerait dans un ensemble cohérent les stratégies, les logiques et les usages sociaux » (TREMBLAY, 1997, p. 21). Dans une définition que nous complèterons dans la suite de ce travail, les industries de la culture peuvent être considérées comme des industries visant, dans le cadre des loisirs culturels, la valorisation marchande des usages quotidiens des TIC. Ainsi, nous reprenons à notre compte cette piste de travail dans notre tentative d’appréhension des mouvements en cours dans l’industrie musicale. Cette dernière n’a pu émerger qu’en s’appuyant sur les usages domestiques 46 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement qui ont été faits de l’invention d’Edison, usages qui ont été suscités par l’offre mise en place par les acteurs historiques de cette même industrie. De la même manière, les logiques sociales, sur lesquelles s’appuient les stratégies des acteurs industriels, sont elles-mêmes travaillées par les usages que les individus font des TIC dans le cadre de leurs pratiques culturelles ; ceci nous semble à même de mettre en lumière les limites d’une théorie des industries culturelles qui ne prendraient pas en compte l’évolution des usages sociaux dans son cadre d’analyse. Il nous semble que la question des usages des TIC, loin d’être connexe, revêt une importance centrale dans les mutations à l’œuvre au sein de l’industrie musicale dans son ensemble. Concernant notre recherche, c’est donc à la pratique d’écoute de musique enregistrée, dans toutes les acceptions que ce terme revêt, que nous nous intéresserons. Nous verrons ainsi que, tout en étant en accord avec la proposition première de Gaëtan Tremblay, cette dernière devra être complétée par celle de Bernard Miège considérant qu’au-delà des seuls usages des TIC, c’est par les pratiques culturelles qu’il convient d’appréhender ces phénomènes sociaux (MIEGE, 2007). De notre point de vue, s’il convient de revenir sur les apports de la sociologie des usages, pour le sujet qui nous intéresse, ces efforts n’offrent cependant d’intérêt que s’ils sont reliés à une étude des pratiques culturelles et de leur évolution sur la longue durée. Ce chapitre se décomposera donc en trois temps, le dernier devant nous permettre d’exposer une justification théorique de nos choix méthodologiques. Comme nous l’avons expliqué en introduction, si le lecteur aura pu s’étonner que notre méthodologie ne soit détaillée que dans le deuxième chapitre, il nous a cependant paru intéressant de présenter cette dernière comme l’aboutissement d’une réflexion théorique. Ainsi, dans un premier temps, nous évoquerons de manière synthétique le passage d’une approche quantitative de la diffusion des TIC à une démarche plus qualitative dans l’appréhension de la formation des usages ; nous évoquerons dans le même temps, les raisons justifiant ce glissement. Il s’agira ensuite d’exposer les apports les plus importants des ces travaux, ainsi que leurs limites quant à notre sujet. Ceci nous permettra de montrer comment la diversité des usages des TIC s’articule au quotidien avec des pratiques culturelles de plus en plus différenciées. Ainsi, nous justifierons dans cette partie le primat que nous accordons à l’étude des pratiques culturelles. Ceci étant dit, cette approche ne signifie nullement que nous négligerons les usages des TIC, considérant que ces derniers participent pleinement du processus de différenciation des pratiques en question. Ainsi, nous pourrons aboutir à la justification théorique de la méthodologie que nous avons employée, cette dernière relevant fondamentalement d’une approche par les pratiques culturelles et plus précisément, en ce qui nous concerne, de la pratique d’écoute de musique enregistrée. 47 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Etudes des usages des TIC : une revalorisation du quotidien Comme nous l’avons énoncé précédemment, le pouvoir politique et les industriels ont eu, à partir de motivations différentes, à s’intéresser à la diffusion et aux usages des TIC dans la société. Concernant les organismes publics et parapublics, les études commanditées visent tout autant à évaluer l’efficacité des actions mises en place, qu’à donner les orientations, voire à légitimer, de futurs grands chantiers d’équipement en télécommunications. Ainsi, l’étude des usages des TIC se développent en France au début des années 80, « à une époque où les pouvoirs publics s’interrogent sur l’accueil que réservera le public aux nouveaux systèmes d’information et particulièrement au vidéotex » (JOUET, 2000, p. 493). Josiane Jouët souligne par ailleurs que le monde universitaire fut d’emblée sollicité par les commanditaires, dans le cadre de ces recherches, « l’objectif [n’étant] pas tant de fournir des clés pour l’action que de comprendre les réactions du corps social face à l’arrivée des nouveaux objets de communication » (ibid.). La visée étant moins opérationnelle que compréhensive, la recherche put avancer dans une relative autonomie, permettant à la sociologie des usages de se développer dans le cadre de programmes ambitieux. Du côté des industriels, une meilleure appréhension des usages des TIC devient stratégique à partir du moment où les foyers ont atteint, dans leur majorité, un haut niveau d’équipement technique, le marché arrivant à saturation. L’étude des usages à l’intérieur de départements R&D vise donc à tenter d’anticiper les utilisations qui seront faites des technologies numériques telles que l’Internet. Il s’agit ici pour ces entreprises d’être les premières à se positionner sur les futurs marchés à fort potentiel de croissance économique. Ainsi, qu’il s’agisse d’évaluer la politique d’équipement de l’Etat ou de savoir quelles seront les technologies à même d’impulser l’émergence de nouvelles places de marché économiquement rentables, nous voyons d’emblée ici que les programmes de recherche mis en œuvre n’étaient pas complètement déconnectés d’objectifs plus opérationnels, bien que ceux-ci n’étaient à l’origine pas considérés comme premiers. Par ailleurs, les chercheurs ayant travaillé sur ces questions conviennent, dans leur grande majorité, que la prospective sur les usages futurs est un exercice pour le moins risqué, voire relevant plus d’une certaine fiction, que d’une véritable étude à caractère scientifique. Il n’en reste pas moins que, du point de vue des industriels, « la connaissance, ou du moins une anticipation, des usages est indispensable à l’engagement des promoteurs d’un innovation » (CHAMBAT, 1994a, p. 54). Il est à préciser ici que les industriels dont il est question ici sont dans leur grande majorité des fabricants de hardware ou des opérateurs en télécommunications. Par contre, et bien que nous ayons vu précédemment que les industries du contenu étaient pour le moins dépendantes des usages qui sont faits des TIC, ces dernières ne 48 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement possèdent pas de divisions en leur sein traitant de ces questions. Nous verrons plus loin en quoi ce manque d’intérêt a pu leur être dommageable. Ainsi, à partir du moment où les institutions publiques ou privées eurent un intérêt politique ou économique à mieux comprendre les usages qui étaient faits des TIC, des études et des enquêtes ont commencé à voir le jour. Les premières approches furent plus d’ordre macrosociologique et s’intéressèrent d’avantage à la diffusion des TIC et à la manière dont celle-ci étaient stratifiées, selon des variables sociodémographique (âge, sexe, catégorie sociale, etc.), qu’à l’usage qui en était fait dans les foyers (MILLERAND, 1998). Il s’agissait dès lors de mesurer le taux de pénétration, le niveau d’acceptabilité et la circulation d’une innovation. L’approche de la diffusion, dont Everett M. Rogers est l’auteur le plus représentatif, s’attache donc à connaître l’évolution du taux d’adoption d’une innovation et la manière dont cette dernière circule à travers les réseaux sociaux. Ce courant de recherche ne s’intéressait donc pas tant à la phase de conception du produit, qu’à celle de sa mise en circulation, l’objectif étant de dégager des phases dans le processus d’adoption, ainsi qu’une typologie des individus utilisant cette innovation. Sont ainsi identifiés cinq profils types d’usagers : les innovateurs, les premiers utilisateurs, la première majorité, la seconde majorité et les retardataires. Ainsi, toute innovation technique serait, dans un premier temps, utilisée par un groupe d’individus réduit, considérés comme technophiles, pour conquérir ensuite progressivement un nombre croissant d’usagers. La figure du technophile, caractérisée par un fort intérêt pour les innovations techniques mises sur le marché et par un haut degré d’expérimentation avec ces dernières, est ici considérée comme l’usager de demain. Les expérimentations mentionnées sont ainsi considérées comme devant préfigurer les usages grand public du futur. L’approche diffusionniste considère donc que le taux d’adoption suivra une courbe dite en « S » correspondant au cycle de vie d’une innovation. Il convient de remarquer ici que, si ces travaux furent abondamment critiqués pour des raisons que nous évoquerons plus loin, cette manière de voir l’évolution du niveau d’adoption d’une innovation fait encore autorité pour de nombreux acteurs de l’industrie, cette modélisation ayant l’avantage d’un bon sens apparent. Par ailleurs, selon Everett Rogers une innovation sera d’autant mieux acceptée par le public – et aura donc d’autant plus de chances de se diffuser rapidement dans la population, qu’elle répondra à cinq caractéristiques (ibid.) : son avantage relatif par rapport à des technologies déjà existantes. Si nous considérons notre objet de recherche, nous pourrions par exemple mettre en avant le fait que le 49 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement baladeur MP3 offre un réel avantage relatif par rapport au baladeur de cassettes audio, dans la mesure où il permet d’avoir à sa disposition une très grande quantité de musique. Les derniers modèles peuvent ainsi stocker plus de 30 gigaoctets de fichiers numérisés, soit de l’ordre d’une dizaine de jours de musique selon la qualité de l’encodage ; sa compatibilité avec les valeurs du groupe d'appartenance. Si nous suivons notre exemple précédent, nous pouvons dire que le baladeur MP3 jouit d’une grande compatibilité avec l’importance de la musique chez les adolescents notamment. Ainsi, cet appareil ne fait que s’inscrire dans une pratique culturelle déjà bien ancrée d’écoute de musique en mobilité ; sa complexité. Selon Rogers, une innovation ne doit pas être trop complexe pour avoir une chance de toucher le grand public. A ce titre, l’iPod d’Apple fut notamment loué pour son ergonomie et sa facilité d’utilisation ; la possibilité de la tester. Plus une innovation pourra être manipulée par les individus et sera facilement accessible, plus elle aura de chances de s’imposer. A titre d’exemple, les magasins FNAC offrent cette possibilité dans leurs enseignes avec, notamment, des stands pour les produits Apple ; sa visibilité. Pour qu’une innovation soit connue, elle se doit d’être accompagnée d’une campagne de promotion efficace. Ici, on pense à la stratégie de communication d’Apple autour de l’iPod puis de l’iPhone. Ces attributs de l’innovation exposés par Rogers ont donc, du point de vue du sens commun, l’avantage d’une certaine évidence que leur confèrent leur clarté et la facilité avec laquelle tout un chacun peut se les réapproprier. Une fois encore, ces attributs sont souvent présentés dans les cabinets de R&D comme autant de conditions à remplir pour qu’une innovation ait des chances d’être un succès commercial. Mais s’il est possible a posteriori, comme nous venons de le faire avec l’exemple du baladeur MP3 et plus particulièrement de l’iPod et de l’iPhone, d’expliquer avec les notions de Rogers, le succès de telle ou telle innovation, les propositions de cet auteur n’offrent qu’une vision très partielle des arbitrages qui sont faits par les usagers-consommateurs au moment de la phase d’adoption. Les apports du diffusionnisme ont ainsi pu être utilisés pour justifier l’émergence de la notion de fracture numérique, dans la mesure où l’utilisation de l’appareil statistique permet effectivement de faire ressortir des disparités sociodémographiques dans le processus d’adoption d’une innovation technique. Aujourd’hui encore, les travaux du DEPS et du CREDOC insistent 50 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement régulièrement sur ce point, données à l’appui. Le CREDOC publie notamment chaque année un rapport sur La diffusion des technologies de l'information dans la société française, dans le cadre de ses enquêtes « Conditions de vie et Aspirations des Français », montrant ainsi que l’approche quantitative et diffusionniste suscite encore un réel intérêt14. Dans le cadre d’une première approche de l’ancrage social des TIC, l’appareil statistique peut effectivement permettre de dégager certaines orientations pour la recherche. Il offre ainsi la possibilité d’avoir une vision d’ensemble du taux d’équipement de la population, et faire ainsi apparaître certaines disparités et inégalités liées à des variables sociodémographiques. Pour autant, il convient de ne pas surestimer le potentiel explicatif de ces indicateurs, ces derniers ne nous permettant pas de comprendre de manière fine comment telle ou telle innovation s’insère dans le quotidien des usagers-consommateurs, comment ces derniers « braconnent » au sein de l’offre technologique disponible et quels sont les significations pour eux de leurs actions quotidiennes. Les études quantitatives permettent de dégager de grandes tendances, mais échouent quant il s’agit de proposer une explication plus fine des processus à l’œuvre, car ces derniers s’inscrivant dans le cadre de logiques sociales dont la dynamique est à considérer dans la durée, voire sur plusieurs générations. Ce que ne peut appréhender l’appareil statistique, de par sa nature même, c’est tout ce processus de formation des usages qui s’inscrit dans la trivialité du quotidien, celui-ci étant au carrefour de logiques sociales (autonomisation, individualisation, mobilité des individus, etc.) qui le traversent et le dépassent. C’est en interrogeant cette trivialité, en tentant notamment de faire ressortir l’imaginaire social dont elle est porteuse, qu’il devient possible d’appréhender dans toute leur complexité, les modalités de réappropriation des TIC par les usagers-consommateurs. Celles-ci ne sont ni linéaires, ni prévisibles en amont, mais se construisent de manière dynamique à travers les utilisations que tentent d’en faire les individus. Ainsi, l’approche diffusionniste montre une autre de ses limites qui consiste précisément en une vision par trop linéaire du processus d’adoption d’une innovation par les consommateurs, ce dernier n’ayant finalement pour seule alternative que d’accepter ou de refuser l’innovation en question. La réalité de ce phénomène est, comme de nombreuses recherches l’ont montré depuis, beaucoup plus chaotique, faite d’essais et d’erreurs, d’abandons en cours d’utilisation et de 14 Centre de Recherche pour l’Etude et l’Observation des Conditions de Vie, « La diffusion des technologies de l'information et de la communication dans la société française (2008) », novembre 2008, consultable en ligne : http://www.credoc.fr/publications/abstract.php?ref=R256 (consulté le 29 mai 2009). 51 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement détournement par les usagers (MILLERAND, 1998). Le processus d’appropriation des TIC ne s’arrête pas au moment de leur achat par le consommateur final, mais se prolonge bien au-delà, laissant toute sa place à l’activité et à la créativité de celui-ci. Comme a pu le souligner Pierre Chambat, « l’usage fait retour sur la technique qui, loin d’être stabilisée définitivement dans un objet se transforme à mesure qu’elle pénètre la société » (CHAMBAT, 1994b, p. 257). Ce même auteur insiste aussi sur le fait que « le schéma de causalité linéaire et univoque qui traverse nombre [de] discours, spécialement dans le secteur de la vulgarisation ou de la prospective, achoppe sur la difficulté à rendre compte des usages réels » 15 (ibid., p. 252). Cet auteur considère ainsi que la notion même d’usage est à analyser dans toute sa densité et sa complexité, insistant particulièrement sur le fait que tout déterminisme, qu’il soit technique, économique ou même social, ne ferait que participer d’une réduction qui aboutirait, en dernière instance, à une analyse faussée et partielle de ces processus (ibid.). Finalement les approches quantitatives et, de manière plus spécifique, les approches diffusionnistes butent toutes deux face à la densité du phénomène social qu’elles tentent d’appréhender. Si elles permettent de dégager de grandes tendances macro-sociales dans le processus d’adoption des TIC, elles mettent de côté le fait que l’usage est avant tout un « construit social » s’inscrivant sur la longue durée (ibid., p. 253). Ce type de travaux possède ainsi une tendance à ne se focaliser que sur l’émergent, laissant de côtés certaines tendances ou logiques sociales beaucoup plus profondes, et incitant finalement à penser que ces innovations arrivent au milieu d’un espace dépourvu de toute sédimentation historique. Tous les travaux récents convergent pour avancer qu’il n’en est rien, qu’il s’agisse de la formation des usages ou, à plus forte raison, de celui des pratiques culturelles. Comme le rappelle Pierre Chambat : « La diffusion des TIC ne s’opère pas dans le vide social ; elle ne procède pas d’avantage par novation ni substitution radicales. Elle interfère avec des pratiques existantes, qu’elle prend en charge et réaménage. L’intérêt des études portant sur les usages des TIC est de prêter attention à ce niveau de la réalité sociale qu’est le monde vécu […], en cherchant à articuler les comportements microsociaux et les tendances macrosociales » (ibid.). Cette citation, en plus de celle de Gaëtan Tremblay supra, délimite ainsi une partie des cadres théorique et méthodologique dans lesquels s’inscrira notre recherche. Il s’agira donc pour nous d’articuler de manière fine le niveau microsociologique des usages et des pratiques que notre enquête de terrain a permis de dégager, avec les mouvements d’ordre macro- liés notamment aux 15 C’est nous qui soulignons. 52 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement mutations de l’industrie de la musique. De notre point de vue, ces dernières tirent leur dynamique de mouvements inscrits dans le temps long de la formation des usages, ce processus de formation participant de la différenciation des pratiques culturelles. De plus en plus médiatisées par les TIC, celles-ci ne peuvent donc être comprises que si on introduit la dimension des usages des innovations techniques dans le cadre de l’analyse. Les apports de la sociologie des usages sont donc indispensables à la bonne compréhension des mutations que nous venons d’évoquer, et ce bien qu’elle ne soit pas toujours en mesure d’en appréhender toutes les facettes. Sociologie des usages : pour une compréhension de l’ancrage social des TIC Les premiers travaux qui tentèrent de dépasser l’approche diffusionniste remontent donc, en France, au début des années 80 et doivent beaucoup aux programmes de recherches impulsés à l’époque par La DGT et le Centre national d’études des télécommunications (CNET), ainsi que par l’Institut de l’audiovisuel et des télécommunication en Europe (IDATE), de manière plus ponctuelle toutefois (JOUET, 2000). La sociologie des usages prend donc, dès ses origines, les TIC comme objet de recherche à part entière, s’attachant à décrire les modalités quotidiennes de leur ancrage social, aboutissant à la production de quantités d’études empiriques et théoriques. Par ailleurs, ces travaux se sont dès le début placés pour la plupart sous le signe de l’interdisciplinarité propre aux SIC, faisant suite aux travaux anglo-saxons des uses and gratifications et sur les processus de réception des contenus médiatiques, dans les années 60. Bien que ceux-ci n’aient finalement eu qu’une influence très relative sur la sociologie des usages en France, ils furent toutefois les premiers à remettre en cause l’influence unidirectionnelle des grands médias sur leur public. Comme le souligne Josiane Jouët, « avec ce courant, émerge […] la notion d’audience active : […] l’école culturaliste et les études de réception [rendant] compte de l’épaisseur sociale de « l’usage » car la réception devient appréhendée comme une activité complexe, mobilisant des ressources culturelles et conduisant à une construction subjective du sens » (ibid., pp. 493-494). Ainsi, bien que n’ayant qu’une connaissance assez parcellaire des résultats de ces travaux, la recherche française en sociologie des usages s’attachera elle aussi à redonner toute sa place à l’usager, tout en tentant de faire ressortir toute la complexité de la formation de ce « construit social » que sont les usages des TIC. Les apports de Michel de Certeau En France, ce sont principalement les travaux de Michel de Certeau, et notamment le premier volume de L’invention du quotidien, qui inspirèrent ce courant de la sociologie en France. Ainsi, le titre même du livre donne-t-il les principales orientations du travail de Michel de Certeau, ce dernier visant un réévaluation des actions quotidiennes, une revalorisation de l’inventivité des 53 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « manières de faire » des consommateurs. Les consommateurs ne peuvent pas, selon lui, être vus comme de simples récepteurs passifs mais doivent, à l’inverse, être considérés dans toute leur capacité de création et de réinvention dans les usages qu’ils font des objets de la vie de tous les jours. De Certeau est ainsi bien loin de nier ce que certains chercheurs en SIC ont par la suite nommé « antériorité de l’offre » (LACROIX & alii, 1992). Cette négation, qui viserait à promouvoir l’image d’un individu tout-puissant, totalement libre de ses choix et débarrassé de toutes contingences et déterminations extérieures, est étrangère au propos de Michel de Certeau et procède d’une lecture erronée de ses travaux. Bien au contraire, De Certeau est ainsi parfaitement conscient que l’individu n’a pas le pouvoir de sortir « de la place où il lui faut bien vivre, [place] qui lui dicte une loi » (CERTEAU (DE), 2005, p. 52). Toutefois, face à cette contrainte d’une offre qui lui est antérieure, le sujet garde la possibilité « [d’y instaurer] de la pluralité et de la créativité […] [et ainsi] par un art de l’entre-deux, [d’en tirer] des effets imprévus »16 (ibid.). Loin d’être une preuve de sa toute-puissance, la créativité est plutôt présentée comme la seule ressource qui lui reste en tant que dominé. Ainsi, dans le prolongement du couple conceptuel de stratégies/tactiques qu’il énonce dans cet ouvrage, et qui sera repris par nombre de chercheurs se réclamant du courant de la sociologie des usages, l’usage peut effectivement être vu comme une tactique de dominé, contraint d’évoluer, de braconner sur un territoire qui n’est pas le sien. De Certeau parle « [d’un] art de « faire avec » » (ibid.) et anticipe, dans une certaine mesure, les ambiguïtés que pourrait contenir le terme même d’usage, insistant sur le fait « [qu’il] s’agit précisément de reconnaître des « actions » (au sens militaire du mot) qui ont leur formalité et leur inventivité propres et qui organise en sourdine le travail fourmilier de la consommation »17 (ibid.). Cette lecture de l’œuvre de Michel de Certeau invite à ne pas considérer la réelle activité créatrice du consommateur comme synonyme d’une totale autonomie de ce dernier, ou d’une absence de rapports de domination. Sur ce point, la position de l’auteur nous semble sans ambiguïté puisqu’il écrit : « [Qu’en] réalité, à une production rationalisée, expansionniste, centralisée, spectaculaire et bruyante, fait face une production d’un type tout différent, qualifiée de « consommation », qui a pour caractéristiques ses ruses, son effritement au gré des occasions, ses braconnages, sa clandestinité, son murmure inlassable, en somme une quasi-invisibilité puisqu’elle ne se signale 16 Souligné par l’auteur. 17 C’est nous qui soulignons. 54 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement guère par des produits propres (où en aurait-elle la place ?) mais par un art d’utiliser ceux qui lui sont imposés »18 (ibid., p. 53). Il nous semble que cette dernière phrase résume assez clairement le postulat théorique de Michel de Certeau concernant le rapport entre production et consommation (cette dernière étant donc considérée par lui comme une production en tant que telle), la deuxième ne pouvant que s’adapter à la première, ce qui, en dernière analyse, n’est pas incompatible avec la posture de chercheurs défendant l’antériorité de l’offre dans leurs travaux. En l’occurrence, Michel de Certeau signale très clairement que le consommateur est, dans une certaine mesure, « obligé » d’être créatif ; plus qu’un argument qui plaiderait en faveur de son autonomie et de sa liberté, cette créativité est finalement l’indice le plus sûr qu’il se trouve sous la domination d’une offre à laquelle il doit, si ce n’est se soumettre, du moins s’adapter. Dans cette optique, la créativité et l’activité de l’usager consommateur doivent finalement être perçues comme une des réponses possibles face à une contrainte extérieure. Il s’agit là de la marge de manœuvre qui reste à sa disposition, non pas l’expression de sa toute-puissance, mais bel et bien un art de « faire avec ». Ainsi que l’écrit de Certeau, « dans le cas de la consommation, on pourrait presque dire que la production fournit le capital et que les utilisateurs, comme les locataires, acquièrent le droit de faire des opérations sur ce fonds sans en être les propriétaires » (ibid.). Evoquant le rapport qui relie stratégies et tactiques, de Certeau écrit qu’il s’agit « de combats ou de jeux entre le fort et le faible, et des « actions » qui restent possibles au faible » (ibid., p. 57). Nous développerons à nouveau ce point infra, lorsqu’il s’agira d’évoquer la figure de « l’individu à projet » en quête de réalisation et d’accomplissement personnels. Nous touchons ici en effet l’un des points les plus importants de notre recherche, car ces qualités (au sens le plus neutre du terme) de créativité sont mises au centre de ce processus de réalisation personnelle – via notamment la consommation de biens culturels – alors même que ces mêmes qualités peuvent être considérées comme l’indice le plus sûr de rapports déséquilibrés et de domination qui s’exercent sur le consommateur. Par son désir, très conformiste, de se singulariser à tout prix et d’accéder à son individualité propre, ce type d’individu participe finalement de manière active de la reproduction des ces rapports de domination, toute la question étant de savoir si cette créativité est en mesure de permettre leur dépassement. Une fois encore, ces points seront très largement abordés lors des chapitres suivants, ceux-ci faisant partie des axes théoriques fondamentaux de notre recherche. 18 C’est nous qui soulignons. 55 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement L’activité de l’usager-consommateur. Décalage(s) entre usages prescrits et usages réels L’un des principaux apports de la sociologie des usages fut de mettre en lumière le rôle actif de l’usager-consommateur, de faire ressortir sa capacité à re-créer du sens avec des artefacts techniques qu’il n’a pas lui-même conçu ; de se réapproprier, en somme, ces outils en s’attachant à leur donner une signification symbolique qui soit en accord avec son monde vécu. Pierre Chambat écrit ainsi que « contre la norme imposée par le système marchand ou la technoscience, l’usage révèle la vitalité de l’invention populaire soulignée jadis par Hoggart » (CHAMBAT, 1994b, p. 261). Parmi les nombreux apports de ce courant de la recherche, « le pratiquant actif est bien le premier modèle dégagé par la sociologie des usages » (JOUET, 2000, p. 496). Partant de ce constat, les chercheurs de ce courant ont pu faire apparaître des décalages récurrents entre les usages des innovations envisagés par les concepteurs, et les usages réellement constatés passée l’adoption de ces dernières. L’exemple le plus célèbre reste celui du minitel qui, du point de vue de ses concepteurs, devait servir d’immense banque de données et qui fut finalement utilisé comme outil de communication interpersonnelle par les usagers-consommateurs, dans le cadre, notamment, de relations de séductions et des messageries roses (ibid., p. 495). Le cas du téléchargement via les logiciels de peer-to-peer, que nous avons évoqué supra, entrent aussi dans cette catégorie des détournements rendus possibles grâce à la créativité des usagersconsommateurs. Finalement tout l’enjeu pour les industriels réside, comme nous le verrons plus loin, dans leur capacité à se réapproprier ces réappropriations, dans une perspective visant à valoriser ces usages réels sous une forme marchande. Sur cette dernière question, il nous semble que notre approche diffère de celle de Serge Proulx et de Philippe Breton, quand ces derniers considèrent que l’action des industriels nécessite « que l’usager soit adéquatement représenté que ce soit dans le cadre de l’élaboration de politiques publiques concernant l’innovation technique ou dans celui de la délimitation de l’offre industrielle le concernant » 19 (BRETON & PROULX, 2005, p. 272). Selon ces auteurs, ceci supposerait donc « que l’usager exerce un contrôle (même relatif) sur les porte-parole qui chercheront à le représenter auprès de l’Etat ou au sein du marché de l’innovation technique » (ibid.). Le premier point de leur démonstration prête à discussion dans la mesure où, s’il y a effectivement toujours une représentation de l’usager final dans tout travail de conception d’un objet technique 19 Souligné par les auteurs. 56 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement (CHAMBAT, 1994a)20, il convient toutefois de ne pas sous-estimer la capacité de l’Etat ou des acteurs industriels à eux-mêmes favoriser l’émergence d’une figure de l’usager susceptible de se diffuser dans la société et de servir leurs intérêts. Il en va ainsi des différents types de discours qui accompagnent le lancement d’une innovation et que Jean-Guy Lacroix distingue en trois niveaux (LACROIX, 1994) : Les discours prospectifs que l’on retrouve dans les documentations officielles et cherchant à montrer les progrès que l’innovation apportera dans la société. Ces discours sont la plupart du temps empreints d’idéalisme et d’utopisme ; Les discours promotionnels qui recouvrent les messages publicitaires de toutes sortes, qu’ils soient à destination des professionnels ou des particuliers ; Les discours prescriptifs dans lesquels nous pouvons ranger, par exemple, les différents manuels d’utilisation qui indiquent, sous l’apparence de la neutralité technique, la manière dont l’outil doit être utilisé. En préambule, l’auteur rappelle à juste titre que « ce sont eux [les usagers] et les usages sociaux en place, en dernière instance, qui favorisent ou empêchent l'implantation et la généralisation des innovations techniques autant que la domination d'une innovation, d'une entreprise, d'une filière technologique ou d'une logique industrielle » (ibid., p.146) ; ceci étant posé, il insiste toutefois sur la force d’évocation des discours – ainsi que de l’imaginaire qui leur est associé, auprès des consommateurs, soulignant ainsi que : « Le discours promotionnel sur les NTIC a comme fonction d’édifier une représentation sociale de la nouvelle technologie, de son implantation et de son promoteur. L’objectif qu’on assigne à cette image est de rendre « évidente », « vraie », « incontournable », la prétention de ce dernier à être le porteur du progrès social. […] Le consommateur et les usages y occupent donc une place centrale, ce qui en fait aussi un miroir déformant et re-structurant par lequel l’opinion publique peut se voir en tant que masse de consommateurs et comme l’offre exige que le consommateur soit » (ibid., p. 152). Les discours promotionnels analysés par Lacroix font ainsi ressortir des thématiques récurrentes, correspondant à certaines valeurs centrales des sociétés occidentales, telles que la liberté, l’autonomie, le progrès, etc. Cet auteur considère ainsi que ces discours participent de 20 « Destinataire futur des biens et équipements, l’usager figure comme acteur implicite dans le processus décisionnel de l’offre. L’objet technique propose une figure de l’usager, figure qui est le produit du processus complexe et non linéaire de l’innovation » (CHAMBAT, 1994, p. 56). 57 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement toute une démarche visant à « préparer le marché en séduisant les consommateurs et en atténuant, en masquant, autant que possible, à chaque étape du processus le décalage et la tension que l’antériorité de l’offre tend inévitablement à induire entre les utilisations prescrites par l’offreur et les utilisations effectives » (ibid., p. 147). Nous rejoignons cette approche qui nous semble venir nuancer celle de Breton et Proulx, quand ces auteurs considèrent que l’offre se doit d’avoir une représentation adéquate de l’usager, voire de s’adapter à celui-ci. Il nous semble que cette approche participe d’une idéologie rejoignant, dans une certaine mesure, celle que l’on peut retrouver autour du web dit 2.0, idéologie qui consisterait à considérer que l’innovation viendrait d’en bas, les décideurs industriels et politiques se devant d’être à son écoute pour moduler leur offre. Ceci nous paraît participer d’une manière de voir l’usager mettant de côté toute la pluralité des acteurs que l’on retrouve derrière cette figure, acteurs que la mise en avant d’une telle figure ne peut selon nous qu’homogénéiser. Or les usagers ne forment pas un ensemble homogène qu’il serait possible de représenter, ce afin d’en défendre les intérêts auprès des instances légitimes. Au contraire, les individus peuvent être mus par des intérêts très largement divergents, et ces divergences ne sauraient être gommées par le seul usage en commun qu’ils font de telle ou telle technologie. En tant que tel, l’usage commun d’une technologie ne signifie pas qu’il y a des intérêts communs susceptibles d’être défendus. Ceci nous amène au deuxième point devant être discuté dans le cadre de notre recherche. Lorsque Breton et Proulx évoquent ce contrôle supposé des usagers sur des porte-parole censés appuyer leurs revendications, il nous semble que ces auteurs confondent l’activité (réelle) de l’usager-consommateur et son autonomie (supposée). Cette dernière notion possède une résonance beaucoup plus large, notamment au niveau de l’implication consciente de l’individu dans le déroulement des affaires publiques. Si nous nous plaçons dans la perspective développée par Castoriadis tout au long de son œuvre, l’autonomie implique une forme de questionnement illimité des croyances et des normes sociales qui vise l’institution consciente d’une société par les individus eux-mêmes, d’un mode de fonctionnement démocratique en somme. Or si les usagers, de par leurs actions quotidiennes participent d’évolutions sociales qui peuvent avoir une portée politique et/ou économique, il nous paraît abusif de considérer a priori qu’ils le font de manière consciente. L’activité de l’usager n’a pas pour objectif premier – ou alors de manière marginale – d’obtenir des changements ayant une portée politique, c’est du moins ce qui a pu ressortir de notre terrain d’enquête. Nous avons ainsi pu constater que les auditeurs que nous avons interviewés faisaient effectivement preuve d’une réelle créativité – créativité dont ils n’avaient souvent pas conscience ou plutôt qu’ils ne présentaient pas comme telle. Mais celle-ci se manifestait principalement dans 58 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement une perspective visant leur réalisation personnelle par la consommation et l’écoute de musique enregistrée. Une fois encore, il s’agissait plus pour eux de faire avec l’offre existante, que de tenter d’influer sur les décisions qui sont prises par les fabricants de hardware. De manière générale, s’il est juste de postuler une réelle activité de l’usager – cette dernière participant du décalage effectivement constaté entre usages réels et usages prescrits – il convient toutefois d’être prudent quant à la tentation d’une éventuelle montée en généralité. Ce décalage selon nous n’est pas révélateur d’une volonté de la part des usagers d’avoir un droit de regard sur la manière dont sont conçus les objets technologiques qui peuplent leur quotidien, nous voyons là plutôt une illustration supplémentaire de cet art du « faire avec ». Dans une perspective similaire, il ne signifie pas non plus que les acteurs de l’offre aient perdu tout pouvoir d’orientation sur la manière dont sont consommés les produits qu’ils mettent sur le marché. Ici encore, les travaux de Feenberg nous semble synthétiser une partie de notre propos lorsque cet auteur écrit que la marge de manœuvre plus ou moins grande laissée à l’usagerconsommateur « n’a pas nécessairement d’implications politiques » (FEENBERG, 2004, p. 90). Les tactiques et l’activité que l’individu met en œuvre peuvent effectivement mettre à mal les stratégies des décideurs politiques et/ou économiques, mais l’action autonome visant consciemment des changements politiques ne nous semble pas nécessairement devoir en découler. Toutefois, comme le souligne Pierre Chambat, « à travers l’usage des machines à communiquer, leur prise en charge de la sociabilité ordinaire comme de la participation démocratique, […] se joue l’articulation entre la politique et le mœurs, autrement dit la question classique en science politique de la société civile » (CHAMBAT, 1994a, p. 56). Cette question nous semblant loin d’être tranchée, la proposition de Breton et Proulx quant à la nécessité pour les usagers de se faire représenter auprès des acteurs ayant en charge l’offre technique, nous paraît quelque peu abusive et décalée par rapport à la réalité des phénomènes sociaux observés, du moins dans le temps présent. Le refus de tout type de déterminisme Dans le prolongement de cette activité de l’usager final, les chercheurs du courant de l’appropriation sociale furent donc amenés à prendre leurs distances avec des postures par trop déterministes, ainsi que le rappelle notamment Josiane Jouët. Cette auteure écrit ainsi que : « Les premières études ont largement réfuté le schéma causal du déterminisme technique selon lequel les usages découlent quasi naturellement de l’offre des produits et services. A contrario, elles n’ont pas toujours résisté au piège du déterminisme social en mettant essentiellement l’accent sur le 59 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement caractère producteur du social dans la construction des pratiques de communication » (JOUET, 2000, p. 496). Les différents auteurs qui contribuèrent à ce courant de recherche eurent donc à cœur d’éviter de tomber dans un double écueil : celui du déterminisme technique et celui du déterminisme social. Josiane Jouët, elle-même, tenta de dépasser cette dichotomie (dont nous avons pu voir qu’elle fut construite, dans une large mesure, par les chercheurs eux-mêmes) en formulant le concept de double médiation (JOUET, 1993), proposition théorique qu’elle synthétisa en ces termes : « Les pratiques de communication forment le donné social qui se prête à l’observation pour tenter de cerner l’interrelation du technique et du social. Elles se situent au cœur de cette rencontre et en sont, pour ainsi dire, le produit. Or les synergies qui se tissent procèdent de phénomènes très complexes et opaques qui défient la construction d’un modèle explicatif global. Néanmoins l’observation et l’analyse sociologique permettent de relever des indicateurs et des traits pertinents qui attestent de la façon dont les pratiques de communication se construisent autour de la double médiation de la technique et du social » (ibid., p. 118). Josiane Jouët insiste ici sur le fait que si la technique possède un certain pouvoir de réorganisation du social, « il se produit dans le même temps une socialisation [des] outils […] [se manifestant] dans des pratiques novatrices qui agissent en retour sur la configuration sociotechnique » (ibid., p. 117). De manière générale, il conviendrait donc de ne pas considérer que « les technologies de communication sont à l'origine d'un changement de la nature de la société » (MILLERAND, 1998), mais il serait tout aussi réducteur de penser que le social « absorbe » les innovations et que leur insertion ne ferait pas subir à celui-ci la moindre altération. Donner le primat à l’un ou à l’autre mènerait ainsi à une vision faussée du processus de formation des usages. Dans cette optique, les chercheurs relevant du courant de la réappropriation s’attachèrent donc à faire ressortir toute la complexité de ce procès, ainsi que les multiples déterminations et logiques sociales qui s’y affrontent. Conscients de ces difficultés, Philippe Mallein et Yves Toussaint insistent sur le fait que : « L’apparition de nouvelles pratiques se greffe sur le passé, sur des routines, sur des survivances culturelles qui perdurent et continuent à se transmettre bien au-delà de leur apparition. […] La socialisation des techniques passe nécessairement par leur intégration dans l’ensemble des significations sociales, culturelles et imaginaires que l’on peut saisir au niveau de la vie quotidienne. En effet, l’intégration de telles techniques n’est du domaine ni de l’évidence ni de la fatalité » (MALLEIN & TOUSSAINT, 1994, p. 317). 60 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Si sous certains aspects, aspects sur lesquels nous reviendrons infra, ces différentes contributions ne nous semblent pas échapper à cet écueil consistant à placer la technique en situation d’extériorité par rapport au social, elles ont toutefois le mérite de rappeler toute la complexité du processus de formation des usages. Si nous revenons aux travaux de Mallein et Toussaint, nous devons ajouter que ces auteurs dégagent deux types de rationalités : celle de la performance techno-sociale et celle de la cohérence socio-technique. la première relève, selon eux, d’une vision techniciste de l’ancrage social des TIC, l’introduction de ces dernières étant considérée, dans le cadre de cette approche, comme un pur coup de force pouvant se décomposer en quatre niveaux (ibid.) : L’idéalisation qui est généralement teintée d’une vision très idéologique de la technologie, cette dernière étant parée de toutes les vertus émancipatrices. Cette posture se retrouve dans les discours que nous avons évoqués supra, ceux-ci conférant aux nouvelles technologies un très fort pouvoir distinctif ; La substitution qui découle de cette phase d’idéalisation, une nouvelle technologie étant amené à remplacer de manière quasi inéluctable celles qui l’ont précédée ; La révolution sociale. En effet, nous sommes ici dans une vision très ambitieuse de la technique, chaque innovation devant générer de profonds changements, une « rupture » dans la société ; De ce point de vue, l’usager final est donc perçu avec une identité passive, n’ayant finalement que très peu de prise sur le processus de formation des usages, ces derniers étant tout entier contenus dans la technique. Face à ce premier type de rationalité, Mallein et Toussaint lui en opposent une autre, celle de la cohérence socio-technique, plus en phase selon eux, avec la réalité du processus d’insertion des techniques et participant d’une vision plus modeste de ces dernières. Ainsi, les quatre termes précédents sont-ils contrebalancés par ceux que nous énumérons ci-dessous : La banalisation, la technique étant appréhendée dans sa capacité à s’intégrer facilement dans la vie quotidienne, à devenir un objet de tous les jours, de consommation de masse. Il en va ainsi, dans le cas de notre recherche, du baladeur MP3 qui est devenu, 61 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement pour toute une génération, un objet de consommation courant pour écouter de la musique enregistrée21 ; L’hybridation. Contrairement à la vision substitutive de l’approche de la performance techno-sociale, les nouvelles techniques ne doivent pas forcément être amenées à remplacer systématiquement celles qui leur préexistaient. Il s’agira plutôt de voir comment celles-ci s’intègrent, s’agglomèrent à l’existant, participant ainsi de sa reconfiguration. Ainsi, la généralisation de l’utilisation de l’ordinateur comme outil d’écoute de musique enregistrée ne signifie pas que la chaîne hi-fi est abandonnée (même si elle effectivement moins utilisée parles individus les plus jeunes que nous avons interrogés) ; ceci posé, la montée en puissance de la micro-informatique donne à l’utilisation de la chaîne hi-fi d’autres significations d’usage, dans la mesure où cet outil sera moins utilisé dans le cadre d’une écoute distraite de la musique ; En conséquence, cette approche se place dans une perspective relevant de l’évolution sociale, l’intégration d’une nouvelle technologie participerait d’une évolution d’ensemble où la technique serait une dimension parmi d’autres de cette dernière. Le format MP3, et la musique numérisée de manière générale, s’intègre ainsi dans une évolution d’au moins un siècle et demi qui voit musique passer d’une réception collective à une écoute individuelle et plus distraite. De manière générale, le fait numérique nous paraît participer d’un rapport plus individualisé à la création culturelle, cette dernière étant mobilisée au service de la construction identitaire des individus ; A ce titre, l’usager-consommateur se voit attribué une identité active, dans la mesure où il participe pleinement de ce processus de formation des usages. Ici, nous citerons à nouveau l’exemple du peer-to-peer que les usagers-consommateurs se sont réappropriés très rapidement, contribuant ainsi pleinement à l’évolution des modes de consommations de la musique enregistrée. Bien que les apports de Mallein et Toussaint soient indéniables, il apparaît toutefois que leurs travaux souffrent d’une limite que nous avons déjà évoquée supra et qui consiste à séparer, plus ou moins explicitement, la technique du social. A ce titre, nombre de chercheurs en sociologie des usages semblent ainsi constamment partagés entre la double tentation du déterminisme technique et du déterminisme social, alors même que, selon nous, poser la question en ces termes 21 Sur ce point, nous dirions qu’il en va a contrario d’une marque de baladeur audionumérique bien particulière, à savoir l’iPod d’Apple, ce dernier étant l’objet distinctif par excellence. 62 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement relève déjà d’une erreur d’appréciation quant au statut même de l’innovation technique. Comme nous l’avons déjà vu dans le chapitre précédent, l’approche de Castoriadis, qui la considère comme une dimension du social, offre des perspectives plus prometteuses. La technique, et donc les TIC, émerge du social, ce qui implique que la genèse de l’objet technique « [mette] donc à contribution la totalité de l'existence sociale de la collectivité qui le fait naître », ce qui nous amène in fine à considérer « que dans l'ensemble technique s'exprime concrètement une prise du monde » (CASTORIADIS 1998, pp. 309-310). Le dit ensemble technique, si nous suivons le fil de la pensée de Castoriadis, étant « privé de sens, technique ou quelconque, si on le sépare de l'ensemble économique et social » (ibid.). Nous souscrivons à cette approche et considérons que la question de la place de la technique dans la société ne peut se limiter à un face-à-face entre la technique et le social, ce face-à-face présupposant toute une approche selon nous faussée du processus de formation des usages. De ce fait, il apparaît que la proposition de double médiation de Josiane Jouët tombe aussi sous le coup de cette critique, cette séparation entre la technique et le social se retrouvant finalement dans nombre des travaux de chercheurs en sociologie des usages. Nous pensons devoir insister sur ce point et considérons que la plupart de ces auteurs ont concentré leurs efforts dans cette tentative de trouver une réponse théorique à une question qui était, dès ses prémices, mal posée. Il est en effet vain de « tenter de cerner l’interrelation du technique et du social » (JOUET, 1993, p. 118) puisque s’engager dans ce questionnement suppose a priori qu’il existerait une séparation nette entre ces deux niveaux, comme si la technique et le social représentaient deux univers étrangers l’un à l’autre, univers que le chercheur aurait pour tâche de relier. Nous réaffirmons donc ici le postulat que nous avons déjà exposé au cours du premier chapitre, et considérons avec Castoriadis que la technique « est présente à tous les endroits où la société constitue ce qui est, pour elle, réel-rationnel. » (CASTORIADIS, 1998, p. 307), ce qui signifie par là que la technique est contenue toute entière dans le social, tout en participant à son constant réaménagement. Ainsi, il ne s’agit pas tant d’une interrelation entre les deux, que d’une dynamique où la technique agirait comme un révélateur des projets d’une société donnée, des rapports sociaux à l’œuvre ainsi que des idéologies dominantes. A ce titre, les propositions de Bernard Miège gardent toute leur pertinence lorsqu’il écrit que les TIC « accompagnent les mouvements en cours, contribuant progressivement à les renforcer ou à les accélérer, mais plus exceptionnellement à les amplifier brutalement dans des directions imprévues »22 (MIEGE, 1997, p. 169) ; ainsi nous le rejoignons 22 Souligné par l’auteur. 63 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement également lorsqu’il avance que « les changements techniques peuvent rarement être dissociés des changements sociaux, y compris dans le temps court ; mais ils prennent tout leur sens si on les rattache à des mouvements sociaux fondamentaux, se développant dans le temps long » (ibid., p. 170), nous reviendrons sur ce dernier point infra. Mais de manière générale, il nous apparaît comme fondamental de bien garder à l’esprit que « les mouvements de la technique, pour une grande part, sont de nature sociale et directement en rapport avec des évolutions de société » (MIEGE, 2007, p. 59). Dès lors, les tentatives de formalisation de Vedel nous paraissent aller dans un sens qui nous semble plus conforme à la réalité du fait technique dans la société. Cet auteur cherche, dans un premier temps, à appréhender les courants théoriques qui ont tenté d’offrir une meilleure compréhension du processus d’innovation, selon que les chercheurs s’attachaient à décrire la phase de conception ou celle de l’utilisation des objets techniques. Nous nous permettons ainsi de reprendre ci-dessous le tableau synthétisant les principaux schèmes d’analyse de l’innovation technique qu’il dégage : Principaux schèmes de l’analyse des processus de d’innovation technique (VEDEL, 1994, p. 18) Logique technique Conception de Processus la technique Utilisation des usages de développement technique autonome Déterminisme technique des usages Logique sociale La technique comme construit social Pratiques d’usage autonomes L’utilisation du terme « logique » nous paraît plus pertinente que celle de déterminisme (selon Vedel, celui-ci ne serait finalement qu’une conséquence théorique de ce qu’il nomme la « logique technique »). Cette grille fait ainsi apparaître les insuffisances de ces quatre axes de l’analyse de l’innovation technique, soit que le rôle des technologies soit surévalué, laissant finalement peu de place à l’usager final, ce dernier ne pouvant finalement que se conformer à l’usage prescrit ou le rejeter ; soit, dans un mouvement inverse, que les chercheurs de certains courants de la sociologie des usages – influencés par une lecture fragmentaire de l’œuvre de Michel de Certeau – se trouvent dans une posture intellectuelle les incitant à « surévaluer le pouvoir des usagers et à négliger par trop les stratégies d'offre qui structurent ou conditionnent les usages » (ibid., p. 27). Selon cet auteur, l’approche par une socio-politique des usages doit ainsi permettre de dépasser 64 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement ces limites en considérant que « l'utilisation des technologies dans une société se situe au croisement de quatre logiques. [...] D'une part, une logique technique et une logique sociale qu'il est possible d'articuler en recourant au concept de configuration socio-technique. D'autre part, une logique d'offre et une logique d'usage dont l'interaction complexe peut notamment – mais non exclusivement – être approchée par une analyse en termes de représentation » (ibid., p. 28). Tout le travail du chercheur consisterait, dans cette optique, à « étudier comment les producteurs de technologie s'efforcent d'agir sur les représentations de la technologie que se font les utilisateurs de manière à tenter d'orienter les usages de la technologie selon leurs propres objectifs » (ibid., p. 31). In fine, il apparaît que cette approche rejoint celle de Michel de Certeau, ce auteur présentant le processus de formations des usages comme un champ de bataille dans lequel tentent de s’exprimer des intérêts divergents entre, notamment, ceux des industriels-stratèges et ceux des usagers-tacticiens. L’approche de Vedel offre ainsi une vision plus nuancée du processus de formation des usages, lui rendant par là toute sa complexité. A ce titre, il rejoint, de notre point de vue, les propositions de Lacroix, Pronovost et Tremblay qui considèrent que « la généralisation des usages des [TIC] relève [notamment]23 de l’interaction entre la mise en place de l’offre technologique et la structuration de la demande par la formation des usages sociaux, ce qui ne se fait pas du jour au lendemain » 24 (LACROIX & alii, 1993, p. 84). Ainsi, la nécessaire méfiance vis-à-vis de tout type de déterminisme ne doit pas conduire à considérer qu’il n’existe pas des déterminations, et notamment des stratégies des acteurs de l’offre pour tenter d’orienter les usages et que de sous-estimer l’efficacité de ces dernières. De la notion d’usage social à la différenciation des pratiques culturelles S’il est finalement un point sur lequel nombre de chercheurs se rejoignent, c’est que le processus de formation des usages s’analyse sur la longue durée, l’approche consistant à voir une révolution sociale à chaque innovation technique se voyant régulièrement contredite par les faits. Comme le souligne Pierre Chambat, « le temps de l’usage n’est […] pas celui de la demande ou de la consommation, et c’est à travers l’observation de cette longue durée que peut s’observer la rencontre, souvent incongrue, entre le technique et le social » (CHAMBAT, 1994a, p. 53). Si cette citation fait encore ressortir cette séparation dommageable entre technique et social, séparation 23 Terme ajouté par nous, considérant que la complexité que nous évoquons déborde les poins soulevés par ces auteurs. 24 C’est nous qui soulignons. 65 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement devant ou non mener à une « rencontre » entre les deux, Chambat insiste judicieusement sur le fait qu’au sein du social nous nous trouvons face à des temporalités différentes, et que celle de la formation des usages s’inscrirait à ce titre dans celle de la longue durée. Tout comme cet auteur, nous pensons donc « [qu’] à cet égard, le fait que l’innovation technique n’induise pas nécessairement de bouleversement des comportements conforte la démarche qui s’appuie sur la prolongation de tendances fortes repérées dans la société » (ibid., p. 54). Les tendances fortes évoquées par Chambat se rapprochent ici du concept de logiques sociales développé par Bernard Miège, logiques sociales qu’il définit comme « des règles de fonctionnement ayant suffisamment de stabilité temporelle, et qui aident à comprendre les évolutions conjoncturelles, les mouvements apparaissant comme erratiques et les tactiques des acteurs sociaux concernés. […] [Elles] correspondent à des mouvements de longue durée portant aussi bien sur des processus de production que sur des processus de consommation ou des mécanismes de formation des usages, […] mais ne doivent pas être considérées comme fixées définitivement, elles se transforment régulièrement » (MIEGE, 1996, pp. 18-19). Concernant par exemple l’usage d’un outil tel que le baladeur de musique numérique, il est possible d’avancer que celui-ci s’appuie sur des logiques sociales telles que la tendance à une privatisation des consommations culturelles qui lui est bien antérieure. A ce titre, l’écoute de musique en situation de mobilité ne serait finalement qu’une conséquence de cette tendance à la privatisation, cette dernière ayant été rendue possible grâce aux diverses inventions de la fin du XIXe siècle permettant la fixation sur support reproductible du son et de l’image. La logique sociale que nous venons d’évoquer est longtemps allée de pair avec celle de l’édition de marchandises culturelles, elle aussi rendue possible grâce à l’innovation que nous venons de mentionner. Dans les deux cas, ce sont des logiques qui se sont développées sur toute la période du XXe siècle, sur un temps relativement long, pour en arriver au point où la pratique d’écoute de musique enregistrée, que ce soit à son domicile ou en déplacement, ne pose plus réellement question. Ainsi, il n’est pas étonnant que le baladeur numérique se soit finalement diffusé aussi rapidement, dans la mesure où il arrivait finalement dans le prolongement de l’usage du baladeur de cassettes audio. En France, selon les chiffres de l’INSEE extraits de l’enquête Budget de famille 2006, le taux d’équipement en baladeur atteignait 26 % de la population globale cette année-là (40,4 % pour les moins de 25 ans, le niveau de revenu n’étant à ce titre pas le facteur le plus discriminant, puisque ce taux passe de 21,8 % à 29,6 % selon que l’on passe des catégories socio- 66 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement professionnelles les moins favorisées aux celles qui sont les plus aisées)25. Ces chiffres correspondent à une période où les chiffres de ventes de baladeurs numériques étaient en progression constante, ainsi les données publiées par Médiamétrie faisant état de deux français sur cinq ayant accès à un baladeur numérique en 2007, nous paraissent recevables 26 ; de plus, ils ne comptabilisent pas les individus se servant de leur téléphone portable pour écouter de la musique en déplacement. A titre indicatif et non représentatif, sur les quarante-sept personnes que nous avons interrogées, une seule d’entre elles ne possédait pas d’outil d’écoute de musique enregistrée en mobilité. Se pose ainsi la question de savoir si face à l’utilisation du baladeur numérique ou de l’ordinateur comme outil de lecture de la musique enregistrée (préféré à la chaîne hi-fi par nombre des personnes que nous avons interrogées, notamment les plus jeunes d’entre eux), nous avons affaire, à proprement parler, à l’émergence d’un usage social. L’usage social, selon Lacroix, Mœglin et Tremblay, se différencie de la simple utilisation de tel ou tel outil, cette dernière ayant un caractère ponctuel et non stabilisé. Selon ces auteurs, peuvent être qualifiés d’usages sociaux « des modes d’utilisation se manifestant avec suffisamment de récurrence, sous la forme d’habitudes relativement intégrées dans la quotidienneté, pour être capables de se reproduire et éventuellement de résister en tant que pratiques spécifiques ou de s’imposer aux pratiques culturelles préexistantes » (LACROIX & alii, 1992, p. 244). De leur point de vue, « les utilisations des [TIC] ne sont que des contributions provisoires à un processus évolutif où prévalent l’antériorité de la domination de l’offre industrielle » (ibid.). De ce fait, cette définition de l’usage social accrédite la thèse selon laquelle la formation de celui-ci s’inscrirait dans la relativement longue durée. Pour arriver à certain niveau de récurrence des utilisations, de nombreux facteurs entrent en ligne de compte, le premier étant que les nouveaux outils n’arrivent jamais sur un terrain vierge. Ils doivent composer avec les usages existants et avec le fait que les usagers concernés peuvent être plus ou moins rétifs au changement, que l’introduction de ces nouveaux outils peut aller à l’encontre des intérêts de certains acteurs économiques et/ou publics, etc. 25 Données consultables à cette adresse : http://www.insee.fr/fr/themes/detail.asp?ref_id=ir- bdf06&page=irweb/bdf06/dd/bdf06_serie_d.htm (consulté le 03 juin 2009). 26 Communiqué de presse de Médiamétrie « Nouvelle synthèse Médias360 - Les Chiffres clés de la Convergence et des nouvelles pratiques médias » publié le 17 septembre 2007, consultable à cette adresse : www.versatile.pf/IMG/pdf/20070917CdP_CCConvergence.pdf (consulté le 04 juin 2009). 67 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Face à cet existant, ce social déjà constitué, l’émergence de nouveaux usages sociaux n’est pas donnée d’avance, « ne se fait pas du jour au lendemain » et a finalement, en dernière analyse, toutes les chances d’avorter. Des logiques sociales allant parfois dans des sens opposés peuvent ainsi s’affronter, ralentissant d’autant l’émergence d’usages sociaux stabilisés. Ainsi que le souligne Bernard Miège, « dans des situations de communication données, certaines logiques entrent en conflit avec d’autres, de manière conjoncturelle ou de façon plus permanente ; là où les enjeux de toutes sortes sont particulièrement affirmés, il est possible de considérer qu’ils sont l’expression d’un enchevêtrement de plusieurs logiques » (MIEGE, 1996, p. 19). En effet, si nombre d’outils ont pu donner lieu à des utilisations, ou expérimentations, dans le premier temps de leur existence, notamment par des usagers de type technophile que nous avons évoqués supra, il n’est pas rare que ceux-ci soient finalement abandonnés, et ce pour des raisons qui vont généralement bien au-delà des leurs seules spécificités techniques. Les temporalités de l’innovation technique et celle l’émergence de nouveaux usages sociaux ne sont pas les mêmes, ce qui implique de ce fait que ces derniers ne peuvent finalement se stabiliser que si l’offre technique n’est pas dans un mouvement de renouvellement constant, entravant ainsi le processus d’acculturation nécessaire aux usagers (MIEGE, 2007, p. 58). Avec le recul de la longue durée, nous pouvons ainsi parler des usages sociaux de la télévision, de la radio, voire de celui du baladeur (de cassettes audio analogiques puis audionumérique), chacun de ces outils étant associé à un type de contenus bien particulier et surtout bien identifié. La formation d’usages sociaux autour de ces outils s’est généralement constitué sur au moins une génération. Ainsi, l’usage du baladeur audionumérique s’est appuyé sur celui du baladeur de cassettes audio analogiques, qui lui préexistait. Nous avons ici affaire à des terminaux dits dédiés, il est donc cohérent de ce point de vue d’axer les recherches sur l’étude des usages sociaux qui se sont effectivement formés dans leur sillage. Ainsi, axer la recherche sur le processus de formation des usages sociaux à l’ère analogique est parfaitement pertinent et heuristique, dans la mesure où à un (ou des) usage social, il est possible de faire correspondre une pratique culturelle bien identifiée. Du moment où les contenus sont fixés analogiquement, donner le primat à l’analyse des usages sociaux se justifie d’un point de vue méthodologique, celle-ci ayant dans ce cadre une « portée transversale […] [lui conférant] son intérêt et sa grande complexité » (LACROIX & alii, 1992, p. 247-248). A l’ère analogique, l’entrée des usages sociaux permet effectivement de saisir cette complexité et offre des clés de compréhension permettant d’appréhender l’évolution du rapport à la consommation de biens culturels (individualisation), ainsi que l’évolution des stratégies industrielles des acteurs de l’offre. Dans cette perspective, les usages sociaux ont bel et bien une 68 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement place éminemment stratégique, dans la mesure où ils participent de l’émergence de nouvelles pratiques culturelles, tout en pouvant permettre de préserver celles, plus anciennes, ayant encore un intérêt économique (ibid.). Les productions discursives de ces acteurs sont donc autant de « prescriptions d’usages [qui] constituent au fur et à mesure l’offre autant que la demande » (ibid.). Ces prescriptions d’usage auront pour rôle de favoriser l’émergence de nouveaux marchés autour d’usages sociaux en voie de stabilisation, ou de tenter préserver des marchés plus anciens, mais encore bien implantés et ayant un caractère stratégique. Si nous prenons l’exemple de l’industrie musicale, nous remarquons que son modèle économique s’appuie très largement sur la vente de phonogrammes (disques vinyle, cassettes audio puis CD) relevant de ce point de vue du modèle éditorial27. Ainsi, les ventes physiques éditeurs28 représentaient encore un chiffre d’affaire de 530 millions d’euros en France en 2008, contre 76 millions d’euros pour les revenus du téléchargement Internet, de la téléphonie mobile, du streaming29 et des abonnements, sur la même période30. Nous voyons ici que l’usage social de la chaîne hi-fi, ainsi que les modes de consommation culturelle qu’il implique, garde une valeur stratégique pour cette industrie, dans la mesure où elle en tire encore l’essentiel de son chiffre d’affaire, en dépit des consommations « pirates ». Nous verrons plus loin que l’actuelle crise de l’industrie musicale (« crise » dont il conviendra toutefois de nuancer la portée) est celle d’une évolution des usages autour desquels la pratique d’écoute de musique enregistrée s’articule. Dès lors, il convient essentiellement de se demander dans quelle mesure la logique sociale correspondant à la consommation de produits culturels édités garde, ou non, sa pertinence face à l’évolution de la pratique d’écoute de la musique enregistrée. A ce titre, la dite crise de l’industrie du disque nous semble faire ressortir les limites d’une analyse s’appuyant sur l’identification des usages sociaux effectivement stabilisés. De fait, nous nous interrogeons sur la pertinence même de la mobilisation du concept d’usage social à l’ère des contenus numérisés, dans la mesure où un outil tel que l’ordinateur portable peut donner lieu à 27 Nous reviendrons plus en détail sur la notion de modèles génériques dans la 3ème partie. 28 Terme utilisé par le Syndicat National de l’Edition Phonographique (SNEP). 29 Le streaming correspond à l’écoute et/ou au visionnage de contenus numérisés via une connexion Internet, la consommation se faisant à mesure que le fichier est en train de se télécharger. A la différence du téléchargement via des logiciels de peer-to-peer par exemple, le fichier en question n’est pas stocké sur le disque dur de l’internaute, il est effacé dès que la connexion est interrompue. 30 Syndicat National de l’Edition Phonographique, « Bilan 2008 du marché de la musique enregistrée », janvier 2009, consultable à cette adresse : http://www.disqueenfrance.com/fr/page24.xml (consulté le 04 juin 2009). 69 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement plusieurs types d’usages sociaux liés à des pratiques culturelles différentes (écoute de musique enregistrée, visionnage de séries télévisées, lecture de l’information quotidienne, etc.). Il ne s’agit pas tant pour nous d’évoquer l’avènement d’un hypothétique convergence vers un terminal unique qui serait l’ordinateur – l’usage de ce dernier venant plutôt se greffer sur ceux d’autres outils tels que la télévision ou la radio – mais d’émettre « l’hypothèse que le « numérique » constitue une lignée technique nouvelle fédératrice qui rompt techniquement avec ces lignées antérieures alors que la coupure n’est pas aussi marquée du côté des représentations et de l’insertion sociale » (PAQUIENSEGUY, 2005, p. 3). La notion d’usage social devient pour nous trop restrictive dans le cadre de notre problématique, et ne nous permet pas d’appréhender la pratique d’écoute de musique enregistrée dans son ensemble et dans toute sa complexité. Nous avons évoqué le fait que le CD audio marquait techniquement ce passage aux contenus numérisés, mais que les représentations autour de cet objet culturel – et ce, que nous nous plaçons du côté des acteurs de l’offre ou de celui des usagers – étaient encore très largement héritées de celles qui accompagnaient le disque vinyle, un support analogique de fixation du son. Ce constat est confirmé par les usages auxquels le CD audio donna lieu, ces derniers ne différant pas de manière notable de ceux du disque vinyle. Du point de vue des acteurs de l’offre, mis à part des discours publicitaires valorisant le meilleur rendu du son et l’aspect pratique de ce nouveau support, il n’y eut pas de réels changements au niveau des modèles économiques de l’industrie musicale ; par contre, la diffusion grand public et le succès du CD audio permirent d’entamer un nouveau cycle de croissance de cette industrie. Ce nouveau cycle peut notamment s’expliquer par le fait que certains auditeurs durent intégralement mettre à jour leur discothèque et renouveler en CD audio, des albums qu’ils possédaient déjà en disques vinyle. Comme le souligne Françoise Paquienséguy, tout ceci « entraîne un décalage caractéristique de la période de transition que nous observons en ce moment où les références à l’analogie ont toujours cours » (ibid.). Au-delà du problème du « piratage » que nous évoquerons plus en détail dans les chapitres suivants, la crise en question trouverait ces fondements dans la lente émergence des usages rendus effectivement possibles par la numérisation, usages dont les consommateurs n’ont, dans un premier temps, pas entrevus toutes les potentialités. Il fallut en effet la convergence de toute une série de facteurs pour permettre de dégager tout le potentiel de la numérisation des contenus, potentiel qui eut finalement besoin d’une génération pour donner sa pleine mesure. Depuis, il est possible de dégager plusieurs tendances propres à remettre en cause l’approche par la formation des usages sociaux, tendances que Françoise Paquienséguy délimite, justement, selon six axes, à savoir : 70 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement un foisonnement de l’offre de TIC. L’auteur parle de TIC numériques ou TICN, nous préférons pour notre part conserver le terme de TIC, ce dans un souci de cohérence terminologique. De plus, il apparaît que les tendances à une multiplicité de l’offre ne sont pas apparues avec la numérisation. Par contre, nous considérons effectivement que le procès de numérisation a agi comme un puissant catalyseur de ce mouvement ; des TIC qui sont pour la plupart des terminaux d’accès à des contenus diversifiés ; des TIC qui possèdent une gamme d’usages élargie ; des contenus numérisés lisibles sur différents terminaux, facilement transférables et échangeables ; une communication interpersonnelle passant de plus en plus par l’usage de ces TIC ; des TIC dont l’usage est essentiellement individuel (ibid.). Comme le rappelle Bernard Miège, « la question des usages sociaux est surtout envisagée par rapport à des outils déterminés, et le plus souvent émergents ou prêts à émerger » (MIEGE, 2007, p. 175), mais dans le cadre du procès de numérisation des contenus et la diversification des outils permettant leur consommation, cette approche perd de sa pertinence, une pratique culturelle n’étant plus liée à un outil dédié. Il en va ainsi de l’écoute de musique enregistrée qui peut tout aussi bien se réaliser par l’usage d’une chaîne hi-fi, que par celui d’un ordinateur, d’un baladeur ou d’un téléphone portable ; par ailleurs, parmi les outils que nous venons de mentionner, certains offrent la possibilité de donner lieu à d’autre types de pratiques culturelles telles que celle des jeux vidéos ou celle de la lecture de presse quotidienne. Mis à part celui concernant la communication interpersonnelle qui entre moins dans nos préoccupations, nous retrouvons ainsi les différents aspects évoqués par Françoise Paquienséguy au moment d’appréhender les outils numériques permettant d’écouter de la musique enregistrée. Cette pratique culturelle est relativement éclatée, ce que confirment nos entretiens, et se réalise à tout moment de la journée, sur des outils différents (radio, chaîne hi-fi, baladeur numérique, ordinateur, téléphone portable, etc.), la numérisation au format MP3, ainsi qu’Internet et les disques durs de grande capacité facilitant l’accès aux œuvres musicales et leur plus grande circulation, celle-ci se faisant de plus en plus facilement et souvent de manière informelle. Une fois encore, il ne s’agit pas d’avancer que la numérisation des contenus a créé ce phénomène d’échange de musique entre particuliers, car il existait déjà au temps de la cassette audio analogique, comme le confirment certaines des personnes que nous avons interrogées et 71 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement qui ont fait part de cette pratique31. Les TIC peuvent donc « [favoriser] de nouvelles pratiques effectivement plus individuelles, [mais] ce ne sont pas elles qui en sont l’origine ; on ne saurait, faut-il le rappeler, admettre qu’elles les produisent et les provoquent » (ibid., p. 189), Bernard Miège rappelant au passage que « le peer-to-peer prend […] appui sur une longue tradition d’archivage, d’échanges et de… copiage » (ibid.). Toutefois, ce qu’a rendu possible la numérisation, c’est finalement de donner une toute autre ampleur à cette pratique. Grâce à Internet et aux réseaux peer-to-peer, ces échanges peuvent potentiellement se réaliser au niveau mondial, la numérisation permettant par ailleurs de récupérer rapidement des heures de contenus musicaux. Par ailleurs, nombre d’auditeurs que nous avons interviewés n’utilisaient pas Internet et récupéraient de la musique numérique directement sur l’ordinateur d’amis, notamment via l’échange de données sur clés USB. Alors que du temps de la cassette audio analogique, le temps de la copie d’un morceau correspondait au temps de son écoute, il est maintenant possible de récupérer, en très peu de temps, plus de musique qu’il est possible d’en écouter en une année. Ici, c’est donc toute la notion de rapport au temps qui est profondément altérée, altération que nous questionnerons plus en détail dans les chapitres suivants. Celui-ci se traduit par une distorsion encore plus nette entre les possibilités des outils techniques (charger un mois de musique sur son disque dur en quelques minutes) et les limites physiques de tout individu, ces dernières se retrouvant nécessairement dans la manière dont il se doit d’organiser son budget-temps. Nous verrons ainsi que malgré toutes ces innovations et toutes les promesses qui les accompagnent, l’individu ne s’est jamais autant retrouvé en situation de devoir faire des choix et donc de devoir accepter des privations. La généralisation des contenus numérisés laisse maintenant entrevoir le caractère restrictif d’un travail qui ne s’attacherait qu’à appréhender les seuls usages sociaux d’un outil en particulier. Dans la mesure où les TIC, grâce notamment aux possibilités offertes par la numérisation, sont de plus en plus interconnectées entre elles, les pratiques culturelles tendent « à devenir des pratiques connectées, voire ubiquitaires » (ibid., p. 180). De ce fait, l’analyse du rapport à la création musicale qu’entretiennent les individus, de la place de cette dernière dans la société et de l’influence de ces évolutions sur celle des structures de l’industrie musicale, ne peut voir son horizon que fondamentalement réduit si nous devions nous limiter à une approche donnant le primat à l’étude des usages des TIC. Ainsi, il serait restrictif, dans le cadre de notre recherche, d’axer l’étude sur une explicitation de ce que serait l’usage social du baladeur audionumérique. Ce 31 Il s’agissait en général des plus âgées d’entre elles. 72 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement serait donner une importance disproportionnée à un outil en particulier, alors même que celui-ci ne représente qu’un objet parmi les nombreux autres venant peupler les univers musicaux des auditeurs. A ce titre, l’extrait d’entretien retranscrit ci-dessous illustre bien ce dernier point : « Réponse : j’ai ma chaîne hi-fi. Un petit lecteur MP3, c’est un petit portable, la marque c’est MPMAN je crois ; une petite clé USB de un giga qui fait lecteur de MP3 aussi, et dictaphone par la même occasion. Sinon, j’ai aussi les radios par la Freebox et sinon comme lecteur j’ai aussi ma guitare. Question : les radios sur la Freebox, vous les écoutez sur quoi, sur la télé ? Réponse : sur la télé oui, mais j’ai branché la télé sur la chaîne hi-fi aussi. Question : et donc le lecteur que vous utilisez le plus… ? Réponse : ça va rester l’ordinateur. Question : la chaîne hi-fi, vous l’utilisez dans quel cas ? Réponse : tout ce que j’écoute sur l’ordinateur, je l’envoie sur la chaîne hi-fi sur un câble externe. Et sinon, la chaîne hi-fi pour tout ce que j’ai sur support CD. Question : et les CD que vous avez achetés, vous les avez encodés en MP3 ? Réponse : non, ceux que j’ai encodés en MP3 c’est soit des CD qui commençaient à se rayer, pour garder une sauvegarde ou alors c’est des albums que j’écoute suffisamment souvent. Sur mon lecteur MP3 ça tourne assez souvent. Mais ce que j’ai sur mon disque dur et que j’ai en CD à côté, c’est vraiment des coups de cœur. Question : il vous arrive d’écouter des CD dans l’ordinateur ? Réponse : directement dans l’ordinateur, non. Question : les CD c’est pour la chaîne hi-fi ? Réponse : oui. Question : et donc le baladeur, c’est pour les déplacements ? Réponse : oui, c’est ça, c’est pour le déplacement, dans le train. Parfois à l’occasion de travaux, du genre lorsque je suis seul dans mon bureau, en général, j’ai toujours mon lecteur MP3. Il m’arrive de mettre le casque et avec la clé USB de travailler au tableau, plutôt que de mettre la radio à fond à côté » (Nicolas, 25 ans, doctorant). Il ressort donc ici que c’est bien l’écoute de musique en tant que telle qui est centrale, le choix de tel ou tel outil de lecture devant permettre, selon le contexte et les dispositions de l’auditeur, une réalisation de cette pratique culturelle qui soit le plus satisfaisante possible et soit le plus en accord avec les attentes de l’auditeur. A l’instar de Bernard Miège, nous considérons que la 73 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement tendance serait à une articulation croissante entre les outils, les réseaux de communication (réseaux qu’il conviendra de ne pas limiter à Internet, au risque de passer à côtés de nombreuses modalités d’échange de la musique) et les contenus, articulation qui ne peut être que favorisée par la numérisation de ces derniers (ibid., p. 180). Dès lors, nous sommes en accord avec les analyses de Lacroix, Tremblay et Pronovost qui écrivaient déjà en 1993 : « Il y a des objets et des ensembles d’objets qui se rapprochent et qui tendent à s’articuler en système intégré mais aussi de plus en plus diversifié, […] il y a des ponts qui sont jetés par la numérisation, et […] à cette diversité en voie d’articulation correspond une diversité de pratiques entre lesquelles la familiarisation-appropriation minimale jette également des ponts. Tout cela, en fait, indique que convergence veut dire : diversification, ramification, articulation, généralisation » (LACROIX & alii, 1993, p. 119). La situation actuelle serait donc celle d’une diversification des outils mis sur le marché, outils pouvant entrer en concurrence les uns avec les autres, notamment dans les fonctionnalités qu’ils proposent (e. g. le baladeur audionumérique et le téléphone portable). Face à cette offre diversifiée et parfois contradictoire, il devient plus difficile pour l’usager final de faire des choix et d’opérer des arbitrages ; celui-ci est finalement plus que jamais en situation de « braconnage ». Ainsi, cette diversité d’outils donne-t-elle lieu à une diversité d’usages dont il nous intéresse finalement assez peu de savoir s’il convient de les qualifier ou non d’usages sociaux. De notre point de vue, il nous semble que la tendance la plus lourde et la plus significative se retrouve dans l’interconnexion des différents outils mis à disposition de l’usager, cette interconnexion pouvant être vue comme une réponse tactique face à la diversité de l’offre de matériels de type hardware. S’il existe effectivement une tendance de la part des individus à associer une fonction à un outil donné, nous remarquons toutefois, dans le cas de notre recherche du moins, que la fonction « écouter de la musique enregistrée » est peut-être en train de se détacher de l’outil « chaîne hi-fi » pour migrer, notamment chez les plus jeunes, vers l’ordinateur personnel. Cela ne signifie pas que la chaîne hifi ait disparu de l’environnement musical des individus que nous avons interrogés, celle-ci étant souvent associée à une écoute de qualité, respectueuse de l’œuvre originale, nous avons toutefois pu constater que l’ordinateur avait pris une place importante, voire centrale, dans le cadre de cette pratique culturelle. L’ordinateur est ainsi un outil permettant tout autant d’archiver de la musique numérisée, que de l’écouter ou d’y avoir accès. Mais comme nous avons pu le voir dans l’extrait d’entretien supra, il n’y a pas substitution, mais plutôt interconnexion avec les outils existants. Au-delà de la question de l’usage social, « il y a [donc] un fort décalage entre les fonctionnalités d’un outil […] et leurs appropriations successives par les utilisateurs, […] [confirmant] l’intérêt de se référer aux pratiques stricto sensu, celles-ci se déployant en quelque sorte en contrepoint des 74 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement comportements et usages observés, et éclairant les déplacements que l’enquête permet d’observer » (MIEGE, 2007, p. 182). Les usages diversifiés d’une pluralité d’outils, ainsi que leur mises en systèmes via leur interconnexion, participent selon nous d’une différenciation des pratiques culturelles, et notamment de la pratique d’écoute de musique enregistrée. Cette dernière se verra attribuer des significations différentes par les auditeurs selon les contextes et les outils utilisés. L’usage de tel ou tel outil et le moment du quotidien dans lequel il prend place, participent du sens que les auditeurs mettent dans leurs pratiques quotidiennes, du surplus de signification symbolique qu’ils tentent de conférer à leur existence. A l’instar des orientations proposées par Bernard Miège, il nous semble plus heuristique d’interroger l’évolution de la pratique d’écoute de la musique en tant que telle, d’appréhender de quelle manière elle se différencie dans le quotidien des auditeurs et de voir comment les TIC permettent de favoriser cette différenciation. Participant de la construction identitaire de l’individu, la pratique d’écoute de musique enregistrée peut aussi bien être individuelle que collective, associée à d’autres loisirs ou prise pour elle-même, relever d’une écoute investie ou au contraire distraite, etc. De plus, ces différentes dispositions peuvent toutes se retrouver chez un même individu. Nous voyons ici que la question du sens que les auditeurs mettent dans leurs différentes manières de réaliser cette pratique culturelle est centrale, cette dernière doit donc être interrogée dans sa globalité. Il ne s’agit donc pas de s’attacher à un appareil en particulier, mais de voir comment cette pluralité d’appareils disponibles permettent à l’auditeur de donner du sens à cette pratique culturelle, pratique dont l’existence, il convient de le rappeler, ne remonte finalement qu’à un peu plus d’un siècle. Ainsi, c’est bien l’usage qui a été fait de certaines innovations techniques, à la fin du XIXe siècle, qui a rendu possible l’émergence de la pratique d’écoute de musique enregistrée, celle-ci s’inscrivant par là dans la longue durée et ayant de ce fait acquis une relative stabilité sociale. Dans le prolongement de cette approche, l’arrivée de nouveaux appareils participe par la suite de l’évolution de cette pratique culturelle, ainsi que d’un mouvement de différenciation en son sein ; mais cette pratique en elle-même, de par sa relative stabilité dans le temps, n’est pas fondamentalement révolutionnée dans ses fondements et influe elle aussi sur les usages qui seront faits d’une innovation par les auditeurs. Les auditeurs sont porteurs de tout un imaginaire lié à la pratique d’écoute de musique enregistrée, imaginaire qui s’est construit sur la longue durée et qui interviendra de manière décisive au moment d’adopter et d’utiliser un nouvel appareil de lecture. L’auditeur appréhendera une innovation à la lumière des représentations imaginaires sociales qu’il partage avec la plus grande partie des membres de la société, la pratique d’écoute de musique enregistrée étant, 75 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement comme tout fait social, associée à des significations de ce type. En retour, ces significations imaginaires sociales évoluent, quant à elles, dans et par les usages que les auditeurs font d’une innovation technique, le tout participant d’un mouvement de différenciation de la pratique d’écoute de la musique enregistrée dans sa globalité. Il s’agit donc d’une dynamique dans le cadre de laquelle nous pensons devoir accorder un certain primat aux pratiques culturelles, et ce pour les raisons que nous avons évoquées supra. Cette approche ne signifie pas que nous considérons qu’une pratique culturelle soit fixée de toute éternité – un rapide examen de l’histoire ne pourrait que nous donner tort sur ce point – mais que c’est bien par son prisme que se structure, dans un premier temps, la manière dont seront appréhendées les innovations techniques. De manière générale, il nous semble que l’étude de la pratique d’écoute de musique enregistrée permet de mieux comprendre la place qui est conférée aux créations artistiques dans la société ainsi que l’usage qui en est fait par les individus, qu’il s’agisse notamment du processus de construction identitaire ou de certaines formes de stratégies distinctives. Par ailleurs, en étudiant les mutations de cette pratique culturelle, nous pensons être en mesure de relier celles-ci avec les mouvements en cours dans l’industrie musicale afin de mieux en appréhender les fondements. Concernant ce dernier point que nous développerons dans les chapitres suivants, la notion d’individu porteur de projet nous apparaît comme fondamentale, et doit nous permettre d’opérer cette mise en relation du niveau micro- des pratiques culturelles avec le niveau macro- des mutations de l’industrie musicale. Pour ces différentes raisons, nous soutenons que c’est donc plus par l’analyse des pratiques culturelles que par celle des usages sociaux qu’il sera possible d’approcher de manière éclairante les mouvement en cours. Méthodologie d’enquête d’une approche par les pratiques culturelles A la suite de cette tentative de mise en perspective théorique de notre recherche, nous pouvons ainsi compléter la méthodologie que nous avons en partie exposée en introduction, et plus précisément la manière dont nous avons construit notre guide d’entretien. Il s’agissait donc, comme nous venons de l’expliciter supra, d’interroger les auditeurs sur la manière dont ils vivent leur pratique de musique enregistrée au quotidien, dans chaque moment de leur vie. Suivant les positionnements théoriques que nous venons de détailler, nous avons tenté tout au long de chaque entretien d’amener les enquêtés à nous parler de leur pratique de musique dans toutes ses dimensions. Dans cette optique, il ne s’agissait donc pas de se focaliser sur un phénomène émergent tel que celui du peer-to-peer ou, dans une perspective plus vaste, de la consommation de musique via Internet, cette posture relevant plus de la sociologie des usages. L’approche par l’étude de la pratique d’écoute de musique enregistrée, de par son inscription « dans la 76 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement relativement longue durée » (ibid., p. 177), nous permettait ainsi d’avoir un certain recul face, notamment, à la montée en puissance de certains modes de consommation tels que l’écoute de musique en streaming sur Internet. Notre démarche se voulait donc tout autant synchronique (en ce qu’elle tentait d’appréhender les modes de consommation et de découverte de la musique de l’auditeur au moment de l’entretien), que diachronique dans la mesure où nous demandions à l’enquêté de revenir sur la manière dont cette pratique ainsi que son rapport à la musique ont évolué. Notre démarche a d’ailleurs parfois surpris certains interviewés. Ceux-ci ont ainsi pu penser que le thème principal de l’entretien était le téléchargement de musique sur Internet, alors même que ce dernier ne représentait pour nous qu’un aspect, parmi d’autres, susceptible d’être abordé au cours de l’heure et demi qu’ont généralement duré les échanges. Nous avons ainsi dégagé six grands thèmes qui devaient nous permettre d’appréhender de la manière la plus complète et la plus globale cette pratique culturelle. Pris dans l’ordre dans lequel ils furent abordés au cours de la discussion, il s’agissait donc : 1. Des goûts musicaux et des genres écoutés par l’auditeur interviewés ; 2. Des moyens d'information et de découvertes musicales ; 3. Des moyens utilisés pour acquérir et consommer de la musique enregistrée ; 4. Des différents appareils utilisés pour écouter de la musique enregistrée ; 5. De l’évolution de cette pratique culturelle au cours de la vie de l’auditeur ; 6. Du rapport et de l’attachement de ce dernier à la musique. L’objectif était donc de partir des goûts, de ce qui, du point de vue l’auditeur, fait sa singularité en tant qu’individu, pour finalement l’inviter à nous exposer l’importance que revêt la musique dans ses loisirs et, de manière plus générale, le rôle qu’elle peut ou a pu jouer dans sa vie. Sur ce dernier point, c’est la notion d’attachement à la musique que nous voulions mettre en avant, ce qui incluse la valeur symbolique qu’il accorde à la musique. Ce thème devait nous permettre de conclure l’entretien en incitant l’enquêté à mettre des mots sur l’importance que la musique revêtait pour lui, et de l’amener à exprimer ce que la pratique d’écoute de musique enregistrée a de social-symbolique (ibid., p. 176). Les thèmes 2, 3 et 4 découlent du premier dans la mesure où ils permettent à l’enquêté de détailler les modalités quotidiennes qu’il met en œuvre pour découvrir de nouvelles musiques, y accéder et enfin les écouter. C’est à ce stade qu’il fut le plus question des usages des TIC par les auditeurs dans le cadre de leur pratique, de la nature de leurs consommations musicales et des arbitrages qu’ils faisaient face à la pluralité des appareils disponibles. L’usage des TIC participe pleinement de la réalisation de cette pratique culturelle, 77 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement notamment dans sa dimension social-symbolique, et dans les choix opérés par les auditeurs, ainsi que la manière dont ils les justifient, sont porteurs de signification et révèlent la manière dont ils intègrent la musique dans leur quotidien. Les TIC sont ainsi pour l’auditeur autant de ressources disponibles qui lui permettent, selon les choix d’appareils utilisés et les usages qui en sont fait, de faire une distinction entre diverses manières d’écouter de la musique, de donner des significations différentes à cet acte quotidien selon les contextes de son exécution. Enfin, le cinquième thème devait permettre de faire un retour sur la pratique d’écoute de musique enregistrée, de questionner l’auditeur sur la manière dont il ressentait son évolution au cours de sa vie. Pour les enquêtés les plus âgés, l’un des objectifs était de savoir s’ils faisaient une distinction entre la musique analogique, ou les représentations liées à celle-ci, et la musique sous sa forme numérisée, et de voir ainsi dans quelle mesure la numérisation a pu ou non participer d’une reconfiguration de cette pratique culturelle. 78 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Chapitre 3. Usages des TIC, pratiques culturelles et réalisation personnelle : l’individu et la technique comme dimensions du social Dans le cadre de la présentation de nos choix méthodologiques, nous avons donc insisté sur le primat que nous pensons devoir accorder à l’étude des pratiques culturelles. Elles se situent, en tant que telles, dans la « relativement longue durée » (MIEGE, 2007, p. 177), les types de pratiques considérés puisant leur intérêt scientifique dans le fait « [qu’] ils impliquent un sens en ce qu’ils sont sous-tendus par des normes d’action ou des valeurs » (ibid., p. 173) ; ce qui signifie que leur étude nous permet de sortir du cadre trop restrictif d’une approche qui ne se focaliserait que sur un seul appareil en particulier, qu’il s’agisse du baladeur MP3 ou de l’ordinateur portable. L’offre technique se trouvant dans une dynamique de renouvellement rapide, une approche par l’étude des usages nous ferait courir le risque de ramener notre travail à une simple étude de cas, étude vouée à une obsolescence qui serait finalement celle de l’appareil envisagé. Car s’il est une chose d’admettre la médiatisation croissante des pratiques culturelles par les TIC – et de ce fait, leur technicisation – il en est une autre de se focaliser sur tel ou tel ou appareil et « d’attendre de l’accumulation des observations […] qu’elles débouchent sur une interprétation d’ensemble » (MIEGE, 2008, p. 137). Cette posture scientifique, si elle est susceptible d’apporter quelques éclairages, dépasse assez rarement la simple visée opérationnelle et manque finalement d’une certaine ambition théorique. A nos yeux, ce type d’approche ne pourrait avoir qu’une portée limitée et se trouverait à la fois déconnectée d’une réalité sociale aux contours plus vastes, ainsi que des différentes logiques qui la sous-tendent. En dernière analyse, cette démarche « revient [par ailleurs] à positionner avant tout les usagers comme des individus certes identifiables par leurs caractéristiques sociodémographiques et socioprofessionnelles, mais peu sensibles à toute une série de déterminations sociales connues de la communication médiatisée » (ibid.). Dès lors, nous rejoignons dans une large mesure Paul Beaud lorsqu’il considère que « ce que l’analyse des pratiques doit mettre à jour, c’est précisément la diversité des médiations par lesquelles les hommes se rencontrent » (BEAUD, 1985, p. 146) soulignant par la suite que « c’est à cela que renvoie très directement la notion d’intellectualisation de la vie privée » (ibid.). Nous reviendrons dans ce chapitre sur la notion d’intellectualisation de la vie privée, considérant qu’elle relève d’une tendance lourde dans les sociétés modernes, et ce à différents niveaux que nous détaillerons. De cette citation nous ressortons aussi que l’approche par les pratiques doit nous permettre de comprendre comment tel membre d’une société donnée mobilise tels items artistiques et culturels pour se constituer en tant que personne singulière, c'est-à-dire de comprendre comment les pratiques culturelles participent d’un procès plus global de construction 79 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement de l’individu. En passant par l’interrogation systématique des modalités par lesquelles les pratiques culturelles se réalisent dans le quotidien des personnes, notre objectif est de faire ressortir certains traits saillants du type d’individu qui constitue les sociétés capitalistes avancées. Les projets de l’individu moderne visant son propre accomplissement personnel nous apparaissent comme une norme, voire une injonction, fondamentale à la compréhension des dites sociétés. Ainsi, « un type de sujet, moins discipliné et conforme que « psychique », c'est-à-dire enjoint de se déchiffrer lui-même, surcharge le paysage » (EHRENBERG, 2000, p. 251), confirmant l’hypothèse que l’individu souverain est en tant que tel une émanation du social, et n’a pu émerger que dans et par le social. Ehrenberg considère ainsi que la personnalisation serait une nouvelle règle impersonnelle « [instituant] sociologiquement […] l’individu pur, c'est-à-dire un type de personne qui est son propre souverain » (ibid., p. 156), ce qui est finalement une autre manière d’évoquer le fait que nous avons affaire à une norme sociale pouvant être considérée comme dominante et, par voie de conséquence, structurante en tant que telle. De ce point de vue, les pratiques culturelles et leur réalisation via notamment l’usage des TIC participent de cette tendance sociale de fond, elles l’accompagnent. C’est dans cette optique que nous considérons que la question du déterminisme technique, au-delà des erreurs théoriques qui en résultent, est mal posée dès ses prémices car elle ne permet pas de voir tout ce qu’il y a de social dans les objets techniques qu’une société se donne. Les individus, les TIC – et les usages qui en sont faits – sont autant de dimensions permettant d’appréhender le social et d’en comprendre les mutations et les logiques. Notre approche ne consiste donc pas tant à essayer de savoir si ce sont les individus ou la technique qui font le social – ou bien l’inverse – mais de voir en quoi ces différentes dimensions permettent d’appréhender et de comprendre le social, de même que les mutations qui le traversent. A ce titre, l’étude des pratiques culturelles nous semble une entrée des plus heuristiques pour mener à bien ce projet, dans la mesure où elles mobilisent, entre autres notions, les goûts et consommations culturelles des individus, les usages des TIC, les significations imaginaires sociales des sociétés modernes, les modèles économiques qui traversent ces pratiques et, finalement, la manière dont ces différents niveaux s’articulent entre eux et se structurent les uns les autres. Dans le prolongement de ce qui vient d’être énoncé et dans la mesure où la numérisation des contenus semble avoir atteint sa pleine maturité, une des tendances observables est donc que les pratiques culturelles deviennent de plus en plus multi-supports, comme cela est par exemple le cas avec l’écoute de musique enregistrée. Ainsi que nous l’avons déjà énoncé plus haut, « les pratiques ne se limitent pas à l’usage d’une [TIC] ou à la fréquentation de tel spectacle ou de telle activité » (MIEGE, 2007, p. 173) ce qui implique que les « outils nouveaux doivent se mouler en 80 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement [elles] ou du moins les prendre en compte » (ibid.). Comme le rappellent Granjon et Combes, le numérique, « loin d’opérer une rupture franche vis-à-vis des formes d’amateurisme instaurées par le disque, […] en prolonge et en renouvelle plutôt les modalités, notamment du fait des possibilités renforcées d’intervention sur une oeuvre de moins en moins liée au format achevé et unifié de l’album » (GRANJON & COMBES, 2007, p. 332). Si nous rejoignons sur ce point les conclusions de ces auteurs, nous considérons toutefois que le terme de « numérimorphose » qu’ils proposent d’introduire tout au long de leur contribution est susceptible de prêter à confusion, laissant penser que nous aurions affaire au passage d’un palier assimilable à une révolution dans les pratiques. Quoiqu’il en soit, et sans présumer de mutations à venir, la mobilisation de ce terme nous semble prématurée. Il apparaît au contraire que la numérisation des contenus ne fait qu’amplifier un mouvement beaucoup plus ancien de personnalisation et de différenciation des pratiques culturelles. Par ailleurs, ces chercheurs revendiquent leur inscription théorique dans la continuité des travaux d’Antoine Hennion qui évoquait, pour sa part, le concept de « discomorphose » afin de qualifier le transformation de la musique en un bien commercialisable, ainsi que toutes les conséquences qu’elle a pu impliquer, dans le rapport avec la création musicale notamment (HENNION, 1981 ; HENNION & alii, 2000). Le terme de discomorphose permettait d’englober aussi bien les modifications liées à l’écoute, qu’au choix ou à la structuration d’un marché de la musique enregistrée. La notion de discomorphose, ainsi que sa possible remise en cause avec le passage à une consommation de contenus numérisés, sera discutée dans la deuxième partie de notre travail. Toutefois, il apparaît une fois encore prématuré d’évoquer l’avènement d’une éventuelle numérimorphose dans les modalités de consommation des biens culturels, les auteurs eux-mêmes invitant à une certaine prudence, les représentations liées à des modalités plus anciennes de consommation de biens culturels ayant encore largement cours. De plus, l’utilisation de ce terme peut amener à des approches qui seraient par trop média- centrées, faisant une fois encore découler les changements sociaux des différentes innovations techniques, celles-ci étant d’une certaine manière isolée du social. Enfin, cette démarche amène à considérer la mise au jour des usages des TIC comme un axe de recherche scientifique en tant que tel, la seule description des usages faisant à ce titre office de problématique. Ceci dit, nous sommes en accord avec Granjon et Combes lorsqu’ils avancent que, « moins marquées par les goûts, les pratiques de consommation musicale sont par exemple de plus en plus diversifiées et s’accompagnent d’un déplacement des signes de distinction de la nature des contenus eux-mêmes vers les modalités de consommation de ceux-ci » (ibid., p. 331). Concernant cette hypothèse, que nous rapprocherons de celle d’une différenciation des pratiques évoquée au 81 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement chapitre précédent, nous aurons l’occasion de la développer plus en détail au cours de la deuxième partie de notre travail. Nous aurons à cœur toutefois de l’inscrire dans une perspective plus large de l’individu porteur projet, la réalisation de soi prenant la plus grande part du projet en question. Il s’agira donc de voir en quoi cette dernière hypothèse englobe celle que Granjon et Combes développent dans leur article. En effet, cette diversification tant dans les goûts que dans les usages (ou « modalités de consommation » pour reprendre les termes de ces auteurs) est une tendance observable qui s’inscrit dans la longue durée ; mais s’arrêter à ce simple constat partagé ne peut suffire, il doit être relié à des propositions théoriques permettant de favoriser une mise en lumière de certaines logiques sociales. Cette démarche se doit d’aller au-delà de la simple observation et proposer une interprétation conséquente au niveau théorique des tendances décrites, c'est-à-dire établir un cadre d’analyse susceptible d’être réfuté. Car si cette diversification est une tendance de fond largement admise (DONNAT, 1998 ; DONNAT & TOLILA (dir.), 2003 ; LAHIRE, 2004 ; COULANGEON, 2005), s’arrêter à ce simple constat est insuffisant, et des auteurs tels que Bernard Lahire insistent sur le fait que ces évolutions doivent être reliées avec logiques sociales de fond permettant d’en comprendre les fondements. Dès lors, il convient d’être vigilant au moment de formuler des propositions théoriques permettant d’appréhender l’univers des pratiques culturelles, cette démarche pouvant facilement nous amener à opérer toutes formes de réductions dans le travail d’analyse ; ces réductions, si elles offrent un certain confort intellectuel de par la cohérence interne de modélisations qu’elles permettent de formuler, risquent de nous éloigner des réalités que nous prétendons décrire, nous faisant ainsi passer à côté de toute leur complexité, ainsi que de leur richesse. Par réduction, nous entendons une démarche argumentative qui consisterait à donner le primat à certaines formes de déterminations. Ainsi, le déterminisme technique, pour des raisons que nous avons explicitées supra, ne nous semble pouvoir offrir qu’une vision appauvrie et pour le moins partielle de la réalité sociale et des pratiques qui la traversent. Toutefois, et afin d’offrir un contrepoint à un certain consensus scientifique vis-à-vis de ce déterminisme technique, nombre de chercheurs, comme le souligne Florence Millerand, eurent à cœur de mettre en garde contre ce qu’ils considéraient comme son extrême inverse, à savoir le déterminisme social qui devait, tout autant, mener à une impasse théorique. Par conséquent, et en guise de synthèse des travaux présentés, cet auteur avance que « le problème de la technique [se pose] sur un continuum allant du déterminisme technologique à son symétrique, le déterminisme social en passant par les positions plus nuancées qui caractérisent la majorité des chercheurs en sociologie des usages » (MILLERAND, 1998). Une fois encore cette perspective mène vers une impasse théorique, dans la mesure où ce continuum ne fait que formaliser une fois de plus une séparation entre technique 82 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement et social qui n’a pas lieu d’être. Notre démarche ne consiste ni à expliquer le devenir des sociétés capitalistes avancées par l’étude des techniques, ni l’inverse ; dans la mesure où ces techniques sont produites par le social, le raisonnement qui consisterait à savoir lequel détermine l’autre ne peut conduire qu’à une aporie. Les techniques matérialisent en tant que telles un imaginaire social, elles sont ce que Castoriadis nomme des significations imaginaires sociales (CASTORIADIS, 1999). Les orientations proposées par Castoriadis paraissent à même d’aboutir à une interprétation plus proche de la réalité des phénomènes sociaux que nous tentons d’appréhender. Castoriadis avance ainsi que « les outils et instruments d’une société sont des significations, ils sont la « matérialisation » dans la dimension identitaire et fonctionnelle des significations imaginaires de la société considérée » 32 (ibid., p. 522). Nous proposons de coupler cette approche avec celle de Jean-Claude Kaufmann qui, dans une tentative de développement de la pensée d’Elias, avance que « l’individu est lui-même de la matière sociale, un fragment de la société de son époque, quotidiennement fabriqué par le contexte auquel il participe, y compris dans ses plis les plus personnels, y compris de l’intérieur »33 (KAUFMANN, 2007, p. 49) ; à ce titre, cet auteur considère d’ailleurs un peu plus loin que « la liberté de l’acteur n’est pas inversement proportionnelle au poids des déterminations. Il s’agit de deux processus, qui s’entrecroisent sans cesse et très finement » (ibid.). Dans cette optique, les individus sont agis par le social et agissent en retour sur lui, dans le cadre d’un processus dynamique de définition réciproque. Nous pensons donc que l’individu et la technique sont deux dimensions permettant d’appréhender le social, l’étude des pratiques culturelles offrant une entrée pour approcher ces différents niveaux de notre étude. Partant de ce cadre théorique, notre argumentation au cours de ce chapitre se déroulera en trois temps devant nous permettre d’arriver à la conclusion de cette première partie de notre recherche. Il s’agira tout d’abord de voir dans quelle mesure les TIC peuvent être considérées, en reprenant la terminologie de Castoriadis, comme les matérialisations identitaires et fonctionnelles des sociétés modernes (CASTORIADIS, 1999, p. 522). C'est-à-dire, non pas comme élément déterminant, mais comme un révélateur de tout un imaginaire social que nous avons déjà en partie évoqué supra. Dans la continuité de ce premier point, et en nous appuyant notamment sur les travaux d’Ehrenberg et de Kaufmann, nous verrons dans quelle mesure la réalisation de soi 32 Souligné par l’auteur. 33 C’est nous qui soulignons. 83 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement peut en tant que telle être considérée comme une norme sociale dominante dans les sociétés capitalistes avancées, les TIC venant à l’appui de cette tendance, participant ainsi du renforcement de cette dernière. Après avoir posé les TIC comme matérialisation d’un projet de société dans laquelle l’individu serait enjoint à s’accomplir, nous verrons que les pratiques culturelles permettent d’assurer la jonction entre ces deux dimensions de notre étude. Les pratiques et consommations culturelles peuvent être vues comme le moyen mis à disposition des individus pour vivre une vie qu’ils considèrent comme digne de ce nom, d’ajouter en somme un surplus de signification à leur existence. En tant que telles, nous pensons que les pratiques culturelles et les manières dont elles se réalisent au quotidien, doivent être appréhendées comme autant de révélateurs d’un projet de société dont la personnalisation, plus que l’individualisation, serait un des traits les plus significatifs. En conclusion de ce troisième temps, nous évoquerons la figure de l’individu porteur de projet proposé par Philippe Bouquillion, celle-ci ressortant notamment de l’investissement (financier, symbolique, etc.) que les individus d’une société donnée engagent dans la réalisation de leurs pratiques culturelles quotidiennes. Dans le cadre de notre raisonnement, nous considérons que cette figure est, comme nous le verrons dans le quatrième chapitre, au cœur de la dynamique de renouvellement du modèle de société de type capitaliste. Les TIC : matérialisations identitaires et fonctionnelles des sociétés modernes Dans L’institution imaginaire de la société, Castoriadis insiste particulièrement sur le fait que images du monde et images de soi sont deux choses étroitement liées, c’est-à-dire que l’individu ne peut se définir en tant qu’être singulier que via les significations imaginaires sociales qui traversent et structurent une société donnée. Sur ce point, nous nous proposons donc de reprendre in extenso la citation ci-dessous, dans la mesure où elle nous semble à même d’éclairer et d’étayer la suite de notre propos : « L’image de soi que se donne la société comporte comme moment essentiel le choix des objets, actes, etc., où s’incarne ce qui pour elle a sens et valeur. La société se définit comme ce dont l’existence (l’existence « valorisée », l’existence « digne d’être vécue ») peut être mise en question par l’absence ou la pénurie de telles choses et, corrélativement, comme activité qui vise à faire exister ces choses en quantité suffisante et selon les modalités adéquates » (CASTORIADIS, 1999, p. 225). Nous voyons ici que l’individu ne peut se construire une vie qu’il considèrera comme ayant du sens, pour lui et ceux qui l’entourent, qu’en puisant dans les objets et artefacts que la société met en avant, ou tente en tout cas de rendre disponibles, mobilisant par là les choses qui, pour cette 84 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement société particulière, « sont ou ne sont pas, valent ou ne valent pas » 34 (ibid., p. 519). Une vie « digne d’être vécue » ne peut l’être qu’en conformité avec les valeurs dominantes de son époque ; à ce titre, le fait qu’un individu ou un groupe d’individus puissent s’opposer à ces valeurs ne vient pas invalider cette proposition, dans la mesure où cette opposition nécessite quoiqu’il en soit un niveau minimum de conformisme35. Ces valeurs se matérialisent notamment dans les objets qu’une société se donne pour exister au niveau symbolique et ainsi assurer sa continuité et sa propre reproduction. A l’appui de sa démonstration, Castoriadis souligne d’ailleurs que « le besoin, qu’il soit alimentaire, sexuel, etc., ne devient besoin social qu’en fonction d’une élaboration culturelle […] [sachant que] c’est le besoin social qui crée la rareté comme rareté sociale, et non l’inverse » 36 (ibid., pp. 225-226). Si nous suivons ce raisonnement, le fait que certains types d’objets soient investis d’un surplus de signification dans une société donnée apporte des éléments de compréhension décisifs sur les valeurs qui la sous-tendent : « [Le] choix [des objets que se donne une société] est porté par un système de significations qui valorisent et dévalorisent, structurent et hiérarchisent un ensemble croisé d’objets et de manques correspondants, et sur lequel peut se lire, moins difficilement que sur tout autre, cette chose aussi incertaine qu’incontestable qu’est l’orientation d’une société »37 (ibid., p. 227). En conséquence, l’évocation d’une supposée neutralité de la technique est ainsi renvoyée au rang de mythe sans fondement. Dans la mesure où tout objet technique est traversé de significations sociales et émerge dans une société bien identifiée, il ne peut être question d’une quelconque neutralité le concernant, car ceci signifierait que les techniques en question sont des donnés dont l’origine importerait peu. Dans cette optique, l’homme ne ferait qu’utiliser un objet qui serait d’une certaine manière venu de nulle part, charge lui incombant de faire en sorte que cet objet soit susceptible de satisfaire un besoin quelconque. Or, du moment où la technique est une matérialisation du social, il devient impossible de l’évoquer sous l’angle de sa supposée neutralité. Formulé autrement, il est absurde (ou tautologique) de dire que telle technique ne prend sens que dans son utilisation, car un objet ne devient finalement pleinement technique que dans la mesure où il est intégré au social, participant de ce fait pleinement de ses orientations. 34 Souligné par l’auteur. 35 « Le conflit le plus violent qui puisse déchirer une société présuppose encore un nombre indéfini de choses « communes » ou « participable » » (ibid., p. 528). 36 Souligné par l’auteur. 37 Idem. 85 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Dire d’une technique qu’elle est neutre signifie qu’elle aurait pu émerger, considérant les conditions matérielles relatives à une époque, dans n’importe quel contexte social. Or son apparition répond en tant que telle à des besoins ayant eux-mêmes une origine sociale ; de ce fait, elle ne se caractérise donc pas par sa neutralité, mais révèle au contraire les orientations prises par une société donnée, de même que les tensions qui la traversent de toutes parts. Ainsi, Castoriadis écrit-il que : « Les machines que nous connaissons ne sont pas des objets « neutres » que le capitalisme utilise à des fins capitalistes, les « détournant » (comme le pensent si souvent, naïvement, des techniciens et des scientifiques) de leur pure technicité, et qui pourraient être, aussi, utilisées à des « fins » sociales autres. Elles sont à mille égards, déjà la plupart d’entre elles prises en elles-mêmes, mais de toute façon parce qu’elles sont logiquement et réellement impossibles hors le système technologique qu’elles forment, « incarnation », « inscription », présentation et figuration des significations essentielles du capitalisme »38 (ibid., p. 516). Il en va ainsi selon nous des TIC, dont nous considérons qu’elles sont en tant que telles des « significations essentielles du capitalisme », leur existence répondant non pas un besoin naturel qui serait celui qu’ont les hommes de communiquer entre eux, mais bien à un besoin lui-même socialement construit. Suivant cette approche, et bien que nous ne considérions pas la mobilisation de données chiffrées comme une preuve irréfutable – le contexte de leur production et la manière dont elles sont interprétées leur conférant de fait une grande partie de leur signification – certains relevés statistiques apparaissent toutefois comme très significatifs, et viennent à l’appui de notre propos. Ainsi, de récentes publications de l’INSEE montrent que la consommation de TIC n’a cessé de progresser depuis les années 6039, prenant une place de plus en plus importante dans le budget des ménages. En 1960, le secteur des TIC représentait de l’ordre de 1,3 % de la dépense de consommation des ménages français, ce poste budgétaire n’ayant fait que progresser depuis pour atteindre, en 2004, le chiffre de 4 %, au même niveau que celui de l’Union Européenne (cf. Tableau 1 en fin de chapitre). Par ailleurs, entre 2000 et 2008, ce type de dépenses a augmenté de huit à neuf fois plus rapidement que les dépenses totales de consommation (cf. Graphique 1 idem), ce qui en fait un des postes de consommation les plus dynamiques, et partant des plus stratégiques, notamment dans une perspective de soutien de la 38 Souligné par l’auteur. 39 Institut national de la statistique et des études économiques, « Consommation des ménages en TIC depuis 45 ans. Un renouvellement permanent », INSEE Première n° 1101, septembre 2006, consultable à cette adresse : http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1101®_id=0 (consulté le 24 juin 2009). 86 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement croissance économique française. Une étude de Médiamétrie, publiée en 2008, avance par ailleurs que les ménages français dépenseraient en moyenne de l’ordre de 2270 euros par an à des achats dans les médias et les loisirs numériques40. Ce comportement peut même aller jusqu’à prendre un caractère compulsif, comme dans le cas du lancement de l’iPhone 3GS, dont les ventes mondiales ont atteint le million au bout du troisième jour de commercialisation seulement41. De part l’engouement qu’il suscite et le chiffre d’affaire qu’il génère, le téléphone mobile d’Apple peut quasiment prétendre au rang de fétiche des sociétés modernes. Cette importance prise par la consommation des TIC ne peut s’expliquer par la seule baisse générale des prix de ce type de biens de consommation, car même si elle joue un rôle déterminant, elle ne fait finalement que rendre possible la satisfaction d’un « besoin » qui lui préexistait. En conséquence, la baisse des prix doit plus être entrevue comme un signal déclencheur, que comme une explication en tant que telle de la place prise par la consommation de TIC dans le budget des français. De plus, à bien y regarder, cette explication a finalement quelque chose de fallacieux dans la mesure où, à la lecture des données statistiques produites, c’est bien à une augmentation nette des dépenses que nous assistons, ce qui signifie que la consommation des ménages français de ce type de produits augmente en valeur et en volume. Au-delà du facteur prix – qui favorise surtout une tendance au multi- équipement – c’est la capacité de ces produits à satisfaire un besoin socialement construit qui est ici en cause, besoin qui offre lui-même la possibilité de comprendre comment une société organise « la production de sa vie matérielle et sa reproduction en tant que société » (ibid., p. 219). Il faut donc plutôt voir dans l’engouement pour les TIC le fait qu’elles permettent de satisfaire certains besoins considérés comme fondamentaux dans les sociétés modernes. Ces mêmes besoins socialement valorisés participent de la reproduction des sociétés considérées, dans la mesure où ils viennent renforcer les normes d’actions communicationnelles qui les sous-tendent. Nous parlons ici de besoins socialement valorisés car il n’y a rien de « naturel » à vouloir communiquer avec une personne habitant à l’autre bout de la planète, tout comme il n’est pas naturel de vouloir posséder des outils permettant d’accéder à toute une gamme de contenus 40 « Les Français dépensent 2 270 euros par an en high-tech et médias » article publié sur le site ZDNet.fr, le 20 octobre 2008, consultable à cette adresse : http://www.zdnet.fr/actualites/internet/0,39020774,39384114,00.htm (consulté le 24 juin 2009). 41 « Un million d'iPhone 3GS vendus en trois jours » article publié sur le site LeMonde.fr, le 22 juin 2009, consultable à cette adresse : http://www.lemonde.fr/technologies/article/2009/06/22/un-million-d-iphone-3gsvendus-en-trois-jours_1209999_651865.html (consulté le 24 juin 2009). 87 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement diversifiés. Ces besoins qui correspondraient à un désir d’ubiquité, de contrôle du temps et d’accès illimité à des ressources diverses prennent par contre tout leur sens dans le cadre des sociétés capitalistes avancées, où la moindre opportunité doit pouvoir être exploitée just in time, où la performance et l’initiative individuelles sont des qualités fortement mises en avant. A ce titre, les TIC, les discours qui les accompagnent et le pouvoir de fascination qu’elles exercent, entrent en plein dans les orientations des sociétés fonctionnant sur ce modèle. L’existence des TIC n’est rendue possible et n’a finalement de sens que par les significations imaginaires sociales dont est porteur le capitalisme. Une société « conquise par la communication » est en tant que telle une société qui s’inscrit pleinement dans un mode de production de type capitaliste. Les TIC n’ont donc une valeur du point de vue des membres des sociétés modernes qu’en tant qu’elles matérialisent cet imaginaire et rendent possibles un modèle de société où l’individu doit être informé, capable d’initiative et de rentabiliser son temps en étant constamment connecté au monde. Jauréguiberry évoque ainsi une densification et un dédoublement du temps (temps médiatique et temps physique) permis par le téléphone portable et s’inscrivant dans le cadre d’un désir visant l’optimisation de sa propre existence, situation où la moindre opportunité doit être saisie (JAUREGUIBERRY, 2003, 2005 & 2007). Se basant sur un terrain d’enquête conséquent, Jauréguiberry soutient que : « De façon plus fondamentale, l’immédiateté télécommunicationnelle rendue possible par les portables nous révèle une des dimensions désormais centrales du modèle culturel de nos sociétés hyper modernes : la gestion rentabiliste de sa vie. De façon diffuse, les modes d’action repérables dans la sphère économique (pragmatisme, utilitarisme, compétition, rentabilité, efficacité, désir de gains et de puissance) sont appliqués à ce qui est devenu la gestion des occupations et relations privées. La vie est un capital qu’il s’agit de faire fructifier au plus vite. Des profits à court terme sont attendus ! Le scénario inacceptable n’est pas, comme dans la sphère professionnelle, la défaite économique, mais l’occasion ratée. Mû par le désir de réussir sa vie dans tous ses instants, porté par un souci de performance et d’intensité, l’individu contemporain est constamment à la recherche du « mieux ». […] Le portable accompagne parfaitement cette recherche du potentiellement mieux contre le certainement moyen. Il s’agit d’être à la fois en situation de ne rien rater, c’est-à-dire à l’écoute (branché) et en disposition de commuter immédiatement (zapper) sur ce qui apparaît subitement mieux ou plus intense »42 (JAUREGUIBERRY, 2007, pp. 84-85). Cette citation anticipe la deuxième partie de ce chapitre, mettant en avant le type d’individus qui s’inscrit dans le cadre de l’explosion de la consommation de TIC, et montre en quoi ils sont, 42 C’est nous qui soulignons. 88 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement dans leurs aspirations et face aux injonctions sociales avec lesquelles ils doivent composer, accompagnés par ces objets techniques. Devant permettre la réalisation d’une existence dont chaque moment pourrait être rentabilisé, les TIC matérialisent de ce fait une tendance sociale où la vie privée intègre en partie les normes de la pensée économique, que ce soit dans ses aspirations ou dans les termes utilisés pour les traduire. Dès lors, la possession et la maîtrise des TIC permettent de marquer une délimitation/distinction entre les individus qui auraient ou non de la valeur dans le cadre des orientations des sociétés capitalistes avancées. De ce point de vue, les TIC et l’importance qu’elles ont prises, ne font que matérialiser la prégnance des normes d’actions communicationnelles, comme autant de compétences que l’individu se doit de posséder pour accéder à une certaine reconnaissance sociale et, partant, lui permettre d’assurer son intégration au sein de la société. La promotion de la possession et de l’usage des TIC participe donc d’un mouvement plus vaste dont un « nouvel esprit du capitalisme » serait le moteur et le substrat idéologique (BOLTANSKI & CHIAPELLO, 1999). Dans la lecture que fait Bernard Miège de leurs travaux, il met en avant le fait que ces auteurs insistent opportunément sur « la tension entre, d’une part, l’exigence de flexibilité et, d’autre part, la nécessité d’être quelqu’un, c’est-à-dire de posséder un soi doté à la fois d’une spécificité (d’une « personnalité ») et d’une permanence dans le temps… Pour s’ajuster à un monde connexionniste, il faut se montrer suffisamment malléable pour passer dans des univers différents en changeant de propriétés » (ibid., p. 560). Dans le cadre de ce type d’orientation sociale où le « connexionisme » et l’ubiquité sont à ce point valorisés, acquérrant ainsi le statut de norme, les TIC ne peuvent de ce fait que proliférer et devenir des objets socialement désirables. C’est à ce titre que nous les considérons comme matérialisations des orientations dont les sociétés capitalistes avancées sont porteuses, favorisant de ce fait la reproduction du modèle de société en question. L’injonction à être soi : norme sociale dominante dans la quête de reconnaissance Si la mise au jour des objets qu’une société donnée choisi de valoriser permet, comme nous venons de le voir, de mieux comprendre certaines de ses orientations, le type d’individu socialement mis en avant – ainsi que les besoins socialement valorisés qui le constituent comme tel – participent tout autant de cet effort de compréhension et de décryptage. De ce point de vue, les deux ne peuvent être dissociés. Nous nous trouvons ici dans un cadre d’analyse où ces deux dimensions, individu et objets techniques, doivent être appréhendées conjointement. Car au-delà de l’effort conscient fait par ses concepteurs pour se représenter l’usager – effort qui est en luimême une opération visant une adéquation avec les attentes supposées d’un marché – l’objet 89 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement technique est porteur, sans que les dits concepteurs en aient cette fois réellement conscience, d’une vision d’un certain type d’individu, lui-même matérialisation de la société considérée. Citant Weber, Castoriadis souligne ainsi le fait que « l’individu agissant… agit dans la majorité des cas instinctivement ou par habitude… L’agir porteur de sens […] de manière réellement effective [que ce soit rationnel ou irrationnel] n’est jamais dans la réalité qu’un cas limite » 43 (CASTORIADIS, 2000, p. 53). Suivant ce postulat, les différents acteurs intervenant dans la conception d’objets techniques – objets que Castoriadis pourrait tout aussi bien qualifier de « social-historiques » – sont porteurs de tout un imaginaire moderne participant de la représentation d’une figure de l’individu constitutif des sociétés capitalistes avancées. Formulé de manière plus synthétique, les TIC – puisque ce sont d’elles dont il est question dans la présente étude – « socialisent […] [les individus] très au-delà de toute « intention » explicite de [ceux] qui les [ont] construits » (ibid. p. 65). Ceci découle du fait que « l’objet social-historique est co-constitué par les activités des individus, qui incarnent ou réalisent concrètement la société où ils vivent » (ibid., p. 63). Tenter de concrétiser cette approche fut pour nous une réelle difficulté dans la construction même de notre argumentation, car si celle-ci se doit d’avancer linéairement, les réalités du fait technique et du fait individuel doivent elles être appréhendées dans leur globalité et toute la complexité des médiations qui les relient, et considérées comme des matérialisations des significations imaginaires sociales qui sont elles-mêmes des moteurs de l’action. De ce fait, la structure normative de toute démarche argumentative nous oblige à poser un « premier » et un « deuxième » alors même que nous nous refusons, dans notre réflexion, de répondre à cette question consistant à distinguer de manière définitive ce qui relèverait des causes ou des conséquences. Il s’agit donc pour nous d’être en mesure de restituer de manière linéaire une réalité qui elle ne l’est pas. Les individus mobilisent les objets techniques pour se construire en tant qu’individus singuliers, ces mêmes objets étant à leur tout porteur d’une figure de l’individu moderne telle qu’elle est socialement valorisée. Par ailleurs, les individus en question, de par les usages qu’ils font des appareils techniques mis à leur disposition, agissent sur ces significations et les actualisent constamment. En dernière analyse, ces dimensions que sont les objets techniques et les individus qui les utilisent, sont elles-mêmes porteuses des orientations d’une société donnée, orientations qui seront validées ou partiellement remises en cause par les actions des dits individus. C’est donc bien d’une dynamique toujours continuée dont il est ici question, dynamique dont découlent la reproduction et les mutations de toute société. 43 C’est nous qui soulignons. 90 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Pour revenir plus spécifiquement à la notion d’individu, Norbert Elias rappelle tout au long de son œuvre qu’il est un processus dans lequel le social et l’individuel sont intimement liés et se répondent, se structurant l’un l’autre. Selon cet auteur « nous ne parvenons à une conception indiscutablement claire du rapport de l’individu et de la société qu’à partir du moment où l’on inclut dans la théorie de la société le processus d’individualisation, le devenir permanent des individus au sein de cette société » (ELIAS, 1997, pp. 62-63), cet auteur précise plus loin que « [le] moi le plus intime et le plus personnel, se forme […] dans un réseau permanent de besoins, une perpétuelle alternance de désir et de satisfaction, de prendre et de donner » (ibid., p. 72) c'est-àdire dans le cadre d’une relation dynamique avec le social. Nous voyons ici que l’existence de besoins socialement institués sont indispensables au procès d’individualisation dans chaque société, il s’agit donc d’être capable de faire ressortir et d’offrir une description précise de ces besoins. Cette démarche doit favoriser la compréhension des orientations d’une société donnée et, par là même, les modalités mises en œuvre pour assurer sa reproduction. Enoncé de manière plus brutale, « l’individu n’est, pour commencer et pour l’essentiel, rien d’autre que la société » (CASTORIADIS, 2000, p. 64), ce qui implique que la coupure entre individu et société n’a tout simplement pas lieu d’être. Il n’est en effet possible de parler d’individu que dans la mesure où il y a procès de socialisation, celui-ci en étant une condition indispensable. Il ne peut y avoir d’individus au sens plein du terme sans un processus de socialisation qui lui préexiste, tout comme cette socialisation n’est rendue possible que via les individus qui composent toute société. De ce point de vue, la posture de l’individu qui entrerait en opposition avec la société dont il est le produit n’est possible que via un processus historique pour lequel nous pouvons considérer que la Renaissance constitue un des moments clé. En tant que telle, cette posture qui donnerait le primat à l’individu et à l’initiative personnelle débarrassée des contraintes extérieures, et notamment étatiques, est elle-même profondément sociale, au sens où elle n’a pu émerger que dans certaines sociétés dont les caractéristiques historiques sont bien spécifiques. Dans une perspective théorique que nous pouvons rapprocher de celle que nous venons d’énoncer, Kaufmann rappelle que les cadres sociaux ne sont pas extérieurs à l’individu et participent, au contraire, pleinement de sa construction (KAUFMANN, 2007, p. 49). Cet auteur voit ainsi l’individu comme « de la matière sociale, un fragment de la société de son époque, quotidiennement fabriqué par le contexte auquel il participe, y compris dans ses plis les plus personnels, y compris de l’intérieur »44 (ibid.). Nous pouvons voir ainsi la subjectivité et les aspirations de 44 C’est nous qui soulignons. 91 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement l’individu comme autant de productions sociales révélatrices d’une dynamique d’ensemble et permettant d’entrevoir les logiques sous-jacentes d’une société donnée. Dans cette optique, la satisfaction de besoins construits par le social participe pleinement du procès d’individualisation et partant de la structuration et de la reproduction de la société. Si Kaufmann semble parfois mettre quelque peu de côté la dimension psychique de la constitution des besoins individuels, n’évitant pas toujours le piège d’un certain sociologisme, ses travaux restent d’un grand intérêt pour nous, notamment dans son approche visant à expliquer les fondements socio-historiques d’une véritable « crise des identités » dans les sociétés modernes. Il évoque ainsi la notion d’implosions subjectives pour qualifier la situation dans laquelle se trouverait l’individu moderne. Cette implosion serait la conséquence d’une difficulté plus grande pour l’acteur à trouver une stabilité identitaire dans un modèle de société où on assiste à un « affaiblissement de la définition de l’individu par les places qu’il occupe » (ibid., p. 192). Le besoin est avant tout besoin de reconnaissance pour l’individu en question, reconnaissance lui permettant de s’assurer un niveau satisfaisant d’estime de soi, elle-même indispensable moteur de l’action. Alors même que « le mouvement de la société est de plus en plus fondé sur la capacité des personnes à définir le sens de leur existence » (ibid., p. 194) via les identités qu’ils se seraient choisis en toute autonomie, c'est-à-dire en agissant par eux-mêmes, nous nous trouvons dans la situation paradoxale où l’individu n’aurait jamais autant fait appel aux objets du monde extérieur pour se définir et obtenir cette reconnaissance sociale. En conséquence, si « les principes de la régulation sont désormais à fournir par l’individu lui-même » (ibid.), celui-ci se trouve dans une situation où son mode de vie sera constamment évalué par des personnes et entités extérieures. Dans une logique de l’accès à une parfaite autonomie du sujet, celui-ci fait face au problème de sa reconnaissance sociale qui ne peut, elle, venir que de l’extérieur. Ainsi, au-delà des besoins strictement physiologiques – dont Castoriadis a souligné qu’ils étaient eux aussi conditionnés par les significations imaginaires sociales, l’infinité d’interdits alimentaires dont les fondements sont strictement culturels et sociaux l’attestant suffisamment – l’individu est porteur de toute une série de besoins qui doivent être considérés comme fondamentalement sociaux. Le sens, la signification et la valeur de ses besoins sont donc à rechercher du côté de la société et des orientations qu’elle s’est donnée. Le fait que ces besoins émergent du social ne signifie pas que nous mettions de côté les processus psychiques à l’œuvre chez l’individu, mais ces processus s’articulent autour des besoins en question, s’appuient dessus, offrant ainsi au sujet les ressources cognitives dans lesquelles il puisera pour se construire en tant qu’individu singulier. Celui-ci ne peut s’abstraire de la société dans laquelle il vit car « [il] n’a pas naturellement une sensation pleine de sa réalité d’être, [ainsi] la densité individuelle et l’adhérence 92 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement au monde sont des constructions » (ibid., p. 196) qui ne sont rendues possibles que par l’interaction avec le monde social et les besoins qu’il suscite. Concernant le cas particulier des sociétés capitalistes avancées, Castoriadis met en avant le fait qu’elles se distinguent par leur propension, plus que toutes celles qui leur ont précédé, a démultiplier les besoins qu’il qualifie d’artificiels, ainsi écrit-il que : « Plus qu’aucune autre société, […] la société moderne permet de voir la fabrication historique des besoins que l’on manufacture tous les jours sous nos yeux. […] Rappelons seulement la place graduellement croissante que prennent dans les dépenses des consommateurs les achats d’objets correspondant à des besoins « artificiels » ou bien le renouvellement sans aucune raison « fonctionnelle » d’objets pouvant encore servir, simplement parce qu’ils ne sont plus à la mode ou ne comportent pas tel ou tel « perfectionnement » souvent illusoire » (CASTORIADIS, 1999, pp. 236-237). Nous voyons dans cette inflation de besoins « artificiels » une des manifestations d’une injonction puissante dans les sociétés occidentales, celle d’être soi et de se réaliser pleinement en tant qu’individu. En effet, ce projet de réalisation personnelle passe par la satisfaction de besoins qui se renouvellent constamment ou, plutôt, qui sont régulièrement stimulés par un environnement social où l’accomplissement passe notamment par une réinvention continue de soi. Cette réinvention ininterrompue implique une multiplication des besoins, ainsi qu’une obsolescence rapide des produits ayant permis de les satisfaire momentanément. A ce titre, l’exemple du téléphone portable, que nous avons déjà évoqué supra, offre une parfaite illustration de cette tendance au « renouvellement sans aucune raison « fonctionnelle » d’objets pouvant encore servir, simplement parce qu’ils ne sont plus à la mode ». De ce fait, nous pouvons voir ici en quoi cet individu en quête de singularité et de réalisation de soi se révèle être un maillon essentiel dans le processus de reproduction de modèle de société capitaliste. De plus, ce qui pourrait être présenté comme une démarche permettant à l’individu d’accéder à une pleine autonomie via un projet visant la découverte de soi, le met paradoxalement dans une posture de dépendance accrue vis-à-vis du monde extérieur. Car si dans les sociétés traditionnelles, le sens d’une existence est en grande partie donné par la fonction occupée, il n’en va pas de même dans le cadre des sociétés modernes. Ici, le sens est à construire au quotidien par chaque individu, la religion notamment ne pouvant plus faire office de « réservoir » de significations. Le sens de la vie doit être trouvé ici-bas, l’individu se situant au centre de son propre projet de vie, ce qui implique qu’il en est aussi pleinement responsable. En conséquence, l’individu doit constamment se remettre à l’ouvrage de sa propre réalisation et de la découverte de 93 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement son moi authentique, cette découverte devenant le projet de toute une vie. Dès lors, c’est face à une difficulté d’être que se trouve confronté le sujet. Ainsi, le concept « d’individu incertain » développé par Alain Ehrenberg est, dans le cadre de notre recherche, heuristique à plus d’un titre. Cet auteur développe ce qu’il nomme les nouvelles « institutions de soi » où « le partage entre le permis et le défendu décline au profit d’un déchirement entre le possible et l’impossible […] l’individualité s’en [trouvant] largement transformée » (EHRENBERG, 2000, p. 15). Il s’ensuit selon cet auteur que « la mesure de l’individu idéal est moins la docilité que l’initiative » (ibid., p. 16), cette situation pouvant être génératrice d’une certaine angoisse, voire d’un sentiment d’insuffisance et de déficit chronique. Ehrenberg poursuit ensuite son raisonnement en tentant d’expliquer en quoi l’explosion des cas de dépressions dans les sociétés occidentales est le révélateur d’une évolution des normes d’actions qui les sous-tendent, normes d’actions pouvant d’ailleurs paradoxalement amener à un état d’inaction chronique chez le sujet : « La dépression nous instruit sur notre expérience actuelle de la personne, car elle est la pathologie d’une société où la norme n’est plus fondée sur la culpabilité et la discipline mais sur la responsabilité et l’initiative. Hier, les règles sociales commandaient des conformismes de pensée voire des automatismes de conduite ; aujourd’hui, elles exigent de l’initiative et des aptitudes mentales. L’individu est confronté à une pathologie de l’insuffisance plus qu’à une maladie de la faute, à l’univers du dysfonctionnement plus qu’à celui de la loi. Le déprimé est un homme en panne »45 (ibid.). S’il n’entre pas dans notre propos de discuter la montée des cas de dépressions dans les sociétés modernes, l’injonction sociale dont elle serait une des conséquences nous paraît digne d’intérêt dans le cadre de notre étude. Cette norme se rapproche des propositions formulées par Boltanski et Chiapello, ces auteurs évoquant une aspiration à l’authenticité et à la différence, dont les revendications des manifestations de mai 68 favorisèrent l’émergence en tant que question sociale (BOLTANSKI & CHIAPELLO, 1999). Ces auteurs postulent la diffusion progressive dans la société de toute une tradition philosophique considérant qu’une personne désireuse de vivre une vie authentique se doit de « [faire] courageusement face à « l’angoisse » de « l’être pour lui-même » […] et qui confère un « sens » à son existence en se mettant en tension vers ce qu’il a à être […] et, par là, assume sa « liberté » ontologique et affronte sa « responsabilité » » (ibid., 45 C’est nous qui soulignons. 94 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement p. 531). En l’occurrence, c’est une posture visant à se confronter au vide de sa propre existence qui se serait ainsi démocratisée. Donnat évoque pour sa part « [des] individus [qui] sont d’une certaine manière de plus en plus souvent amenés à vivre dans des conditions différentes de celles dans lesquelles ils ont été produits, et donc à se produire eux-mêmes » (DONNAT, 2004, p. 101). Or si cette évolution peut, en première approximation, être perçue dans toute sa dimension émancipatoire, vis-à-vis de certaines déterminations sociales notamment, il n’en reste pas moins que cette injonction à l’autoproduction d’un soi propre et singulier est une entreprise comportant un haut degré d’incertitudes, incertitudes pour lesquelles tout le monde ne possède pas les atouts permettant d’y faire face. L’individu doit se créer, se singulariser et pour cela, il ne peut s’en remettre finalement qu’à lui-même. Dans ce contexte, celui-ci devient, pour reprendre les termes d’Ehrenberg, incertain dans la mesure où la seule certitude est celle de devoir se réaliser en tant qu’individu singulier, et ainsi accéder à une existence digne de ce nom. Face à cette angoisse et ce sentiment de vide intérieur que nous venons d’évoquer, la consommation de TIC peut ainsi être vue comme un recours pour tenter de les atténuer. Les TIC peuvent de ce fait être vécues comme des moyens permettant d’accéder à cet idéal d’auto-création de soi, en échappant ainsi aux conditions sociales dans lesquelles les individus ont été produits. Par ailleurs, la consommation de TIC peut aussi entrer dans le cadre décrit par Jauréguiberry où l’individu doit être en mesure de saisir toutes les occasions qui se présentent à lui, c’est-à-dire d’être capable de s’adapter aux différents contextes dans lesquels il est susceptible d’évoluer afin de « rentabiliser » son existence ici-bas. Car, et ce n’est finalement pas le moindre paradoxe des sociétés développées, à cette obligation d’authenticité vient s’ajouter une exigence de flexibilité de la part du sujet. Celui-ci se doit donc d’être un individu authentique mais en même temps en constante recherche de nouveautés, notamment dans le cadre de ses consommations culturelles. La figure de « l’omnivore » développée par Petersen correspond selon nous au type d’individu matérialisé par cette tendance (PETERSEN, 2004 ; COULANGEON, 2005), c'est-à-dire un individu dont « [les] goûts […] franchissent non seulement les frontières des nations, mais aussi celles des classes sociales, des sexes, des ethnies, des religions, des âges ou d’autres frontières similaires » (PETERSEN, 2004, p. 159). La figure de l’individu socialement valorisée n’est plus celle où celui-ci afficherait une totale cohérence et permanence de ses goûts, mais plutôt celle où il démontrerait une certaine curiosité intellectuelle et une capacité élevée à se réinventer constamment. Les personnes que nous avons interviewées confirment dans une large mesure cette hypothèse et viennent très souvent confirmer cette tendance à l’éclectisme. A la question des goûts musicaux, par laquelle nous commencions chacun de nos entretiens, cette propension à une ouverture vers des genres 95 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement musicaux considérés comme différents fut très régulièrement affichée. En tant que telle, nous pouvons effectivement considérer que l’éclectisme est une norme sociale très largement intériorisée : « Alors moi en fait j’ai des goûts musicaux assez variés, j’aime tout ce qui est, on va dire, original » (Julien, 25 ans, ingénieur). « Moi j’écoute un peu de tout, ça va de la musique classique au blues, le rock un peu » (Quentin, 19 ans, étudiant). « En fait moi je suis assez ouvert. J’écoute de la musique classique avec mes parents, je vais aux concerts avec mes parents. Sinon, moi personnellement, j’aime bien tout ce qui est rock et chansons un peu pop, en anglais. Je suis bien axé sur les groupes des années 80 comme les Pink Floyd, AC/DC, Queen et puis j’aime bien, en ce moment, Manu Chao, le dernier album. J’aime bien aussi Linkin Park, plus dans le genre métal. Il n’y a pas trop de genres musicaux que je n’aime pas, je considère que dans tous les genres il y a quelque chose de bien. Si on n’aime pas, c’est qu’on s’est mal intéressé. Par exemple le rap ce n’est pas ce que je préfère, mais il y a des artistes de rap que j’aime bien comme Eminem. J’arrive à me débrouiller pour trouver quelque chose que j’aime bien dans tous les styles musicaux » (Alexis, 18 ans, étudiant). Nous voyons ici un individu flexible qui n’est pas accroché à ses positions et qui, au contraire, est à même d’en conquérir de nouvelles et ainsi de s’adapter à des contextes de socialisations très divers. Mais le terme même de conquête est impropre dans la mesure où ce type d’individu se caractérise plus par son art de réaliser des coups au sens où de Certeau l’entendait. L’individu socialement valorisé à, de ce point de vue, tout du tacticien : « [Celui-ci] profite des « occasions » et en dépend, sans base où stocker des bénéfices, augmenter un propre et prévoir de sorties. Ce [qu’il] gagne ne se garde pas. Ce non-lieu lui permet sans doute la mobilité, mais dans une docilité aux aléas du temps, pour saisir au vol les possibilités qu’offre un instant » (CERTEAU (DE), 2005, p. 61). Or, dans les travaux de Michel de Certeau, le tacticien appartient fondamentalement à la figure du « dominé » qui n’a finalement d’autre choix que d’être créatif, ce afin de pouvoir continuer son activité de braconnage sur un territoire qui n’est pas le sien. Il doit s’adapter, non pas par choix, mais par obligation. Cette capacité d’adaptation, cette créativité ainsi que cette ouverture à ce qui est différent devenant normes dominantes dans les sociétés occidentales, les attributs de la distinction sociale sont ainsi amenés à se recomposer. Le fait qu’il puisse y avoir des mécanismes de distinction n’est pas ici fondamentalement remis en cause ; il conviendrait plutôt de considérer que « l’éclectisme des classes supérieures [incarnerait] en quelque sorte la forme contemporaine d’une légitimité culturelle fondée sur la tolérance esthétique et la transgression des frontières 96 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement entre les générations, les groupes sociaux ou les communautés ethniques, à l’égard de laquelle la stratification sociale des attitudes [demeurerait] très accentuée » (COULANGEON, 2004, p. 80). L’existence socialement valorisée devient donc celle d’une poursuite continue du nouveau et de l’originalité dans les styles de vie, originalité qui n’est possible que via un constant travail de réinvention de soi. Cette quête du constamment nouveau associée au désir d’optimiser les moindres occasions qui s’offrent à lui, met l’individu dans une posture d’incertitude récurrente et de recherche d’artefacts susceptibles d’apporter un surplus de signification à son existence. D’un point de vue théorique, les travaux d’Axel Honneth offrent des perspectives d’une grande richesse dans le cadre de notre recherche, la citation infra synthétisant en partie le propos que nous venons de développer au cours de ce chapitre : « Les aspirations à la réalisation individuelle de soi se sont rapidement développées depuis trente ou quarante ans dans les sociétés occidentales […]. Ces attentes sont désormais tellement intégrées dans le profil institutionnalisé sur lequel se fonde la reproduction sociale, qu’elles ont perdu leur finalité interne et sont devenues un principe de légitimation du système. Le résultat de ce renversement paradoxal, au cours duquel des processus qui promettaient jadis un gain de liberté qualitative se sont mués en une idéologie de la désinstitutionalisation, est l’apparition d’une multitude de symptômes individuels de vide intérieur, un sentiment d’inutilité et de désarroi » (HONNETH, 2008, p. 311). Ce conformisme du désir de singularité qui diffuse dans différentes couches des sociétés modernes implique par ailleurs que le manque de capital culturel ne doive pas être un obstacle à la réalisation de ce projet, et « réclame donc une culture à renouvellement rapide, dont ni l’appréciation ni la production n’exigent un long apprentissage » (GARNHAM, 2000, p. 84), culture que les industries culturelles sont en mesure de fournir. Nous voyons ici, mais ce point sera plus amplement développé infra, que ce type d’individu correspond très largement à des aspects structurels des modèles économiques des dites industries, notamment au niveau « [d’une] recherche constante d’originalité et de nouveaux cycles de consommation culturelle de produits non détruits par l’usage » (ibid.). Nous rejoignons la position de Garnham sur ces questions, notamment lorsqu’il avance que « la poursuite de l’éphémère et des plaisirs de la mode dans la sphère de la consommation, toutes classes confondues, […] semblerait constituer tout autant l’esprit du capitalisme que l’abnégation puritaine célébrée par Weber » (ibid.). Mais face a cette recherche toujours continuée de nouveautés éphémères pour se construire et se réinventer, l’individu coure le risque d’un certain vertige face à son propre vide intérieur, vide qu’il faudra régulièrement combler pour garder ce sentiment de vivre une existence digne de ce nom. 97 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Présenté ainsi, ce projet a tout du supplice infligé à Sisyphe, et ce d’autant plus dans une société où l’individu est devenu pluriel par définition : « Enfant, adolescent ou adulte, en père de famille, en amant, en joueur de football, en amateur de timbres, en camarade politique ou en ouvrier de son entreprise, le même corps biologique sera désigné par le même nom et le même prénom. […] Mais socialement, le même corps passe par des états différents et est fatalement porteur de schèmes d’action ou d’habitudes hétérogènes et même contradictoires »46 (LAHIRE, 2006a, pp. 34-35). L’individu se doit donc de se réaliser, entrer dans le moule de la personnalisation et de la singularité afin d’accéder à la reconnaissance sociale. Or, de par la multiplication des contextes de socialisation, cette réalisation de soi va se complexifiant, les contradictions se retrouvant au niveau intra- individuel, le sujet étant porteur d’aspirations parfois incompatibles entre elles. De ce fait, l’explosion constatée du marché des TIC peut être vue comme un moyen de concilier ces différentes aspirations. En effet, les promesses d’ubiquité, de réalisation de potentiels multiples et de saisie de toutes les opportunités qui se présentent à l’individu, font des TIC une matérialisation cohérente des orientations sociales que nous venons de décrire, elles en formuleraient d’une certaine manière la synthèse. La principale promesse des TIC serait finalement celle de ne rien louper de sa vie ou plutôt de ne rien louper de ses vies, que chaque individu parvienne à actualiser la pluralité des ses aspirations. La réalité vécue du sujet social est celle d’une diversité des contextes de socialisation impliquant une relative intensification de l’existence mais aussi d’une perte de repères, ou plutôt de leur multiplication sans possibilité de hiérarchisation. Dès lors, les TIC peuvent être vues comme un moyen de ne pas avoir à choisir, d’embrasser tous les possibles sans avoir à ne renoncer à aucun. Comme nous avons pu le voir supra, les personnes que nous avons interrogées ont pratiquement tous évoqués une certaine forme d’éclectisme en matière de goûts musicaux, éclectisme qui est d’autant plus grand que les contextes de socialisation auront été diversifiés. « Il faut accepter d’être fini : d’être ici et nulle part ailleurs, de faire ça et pas autre chose, maintenant et pas jamais ou toujours ; ici seulement, ça seulement, maintenant seulement – d’avoir cette vie seulement »47 (GORZ, 2005, p. 405). Cette citation, qui arrive en conclusion d’un ouvrage d’André Gorz intitulé Le vieillissement, évoque ce qui caractérise, selon l’auteur, le passage à l’âge adulte. En prenant le contre-pied de 46 C’est nous qui soulignons. 47 Souligné par l’auteur. 98 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement cette définition, nous pensons tenir ici le modèle d’individu tel qu’il est valorisé dans les sociétés modernes : un sujet qui n’accepterait pas sa finitude, aurait le désir de se trouver partout en même temps, ferait ça mais aussi autre chose et qui, surtout, ne pourrait se contenter de n’avoir que « cette vie seulement ». A ce titre, nous considérons que les pratiques culturelles, via l’usage des TIC, constituent un moyen puissant permettant la mise en scène sa propre pluralité et d’avoir ainsi le sentiment de vivre plusieurs vies à la fois, de réaliser tout ou partie de ses possibles. D’une certaine manière, les pratiques culturelles participent pleinement d’une tendance à l’objectivation de soi que nous allons évoquer dans le troisième temps de ce chapitre, procès nous apparaissant comme central dans le cadre de notre étude. Importance des pratiques culturelles médiatisées par les TIC : l’individu porteur de projet, l’individu qui s’objective Arrivés à ce point de notre argumentation, nous pouvons voir ici quel intérêt peuvent avoir les propositions d’Ehrenberg dans le cadre de notre étude. L’individu enjoint à se réaliser et à s’accomplir, peut facilement se retrouver avec un sentiment d’insuffisance ou de manque existentiel, manque qu’il s’agira de combler, entre autres, par l’intermédiaire de consommations culturelles. Comme nous venons de l’avancer, l’enrichissement et la définition de soi passent notamment par les pratiques culturelles qui elles-mêmes se matérialisent sous la forme de consommations de biens et de services. Sur ce point, il est intéressant de constater que notre terrain de recherche confirme dans une certaine mesure l’hypothèse d’un investissement important des individus dans leurs pratiques culturelles. Dans le cas des consommations musicales, celles-ci apparaissent, pour nombre des personnes que nous avons interviewées, comme quelque chose les définissant en tant qu’individu dans ce qu’ils ont de plus singulier. Elles participent de leur personnalité et de la manière dont ils se représentent celles des personnes qui les entourent : « Question : est-ce que vous aimez faire découvrir de la musique ? Réponse : dès que cela se présente, je ne loupe pas l’occasion. Quand on parle de musique, discrètement je parle des artistes que j’aime bien et puis comme ça on échange. C’est un moyen d’enrichir la discussion, d’enrichir les relations aussi. De dévoiler aussi une partie de sa personnalité parce que forcément on a des goûts qui correspondent à notre personnalité. Question : alors quand vous dévoilez, vous faîtes attention à ce que vous montrez ou pas ? Réponse : ça dépend des gens. Quand je sens que la personne est suffisamment ouverte, je dévoile même ce qui me touche vraiment » (Julien, 25 ans, ingénieur). « Question : qu’est-ce que représente l’écoute de la musique pour vous ? 99 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Réponse : ça me représente moi, enfin selon ce que j’écoute. Certaines personnes qui écoutent un certain morceau de musique se voient à travers ce morceau de musique, se représentent ellesmêmes dans les paroles, la mélodie… Question : la musique que vous écoutez c’est un peu vous ? Réponse : voilà, c’est en rapport avec moi, ce que j’aime » (Myriam, 16 ans, lycéenne). Les pratiques culturelles que se choisissent les sujets permettent ainsi de répondre en partie à « la sommation faite à chacun de se penser en tant qu’individu social, de trouver dans le social les nouvelles normes de son appartenance, de son intégration » (BEAUD, 1985, p. 131). Il nous semble que nous avons ici l’illustration d’un vaste mouvement de fond dans les sociétés modernes, mouvement qui se caractérise notamment par « [une substitution des] instruments de communication aux structures traditionnelles de socialisation » (ibid.). Dans la mesure où certaines manières de se présenter en société ne sont plus réglées par la tradition, mais sont à inventer par l’individu, celui-ci se trouve dans une situation où il se doit de s’objectiver lui-même, le polissage et la définition de sa personnalité devenant un projet de vie à part entière. Dans cette optique, le sujet se trouve pris dans un mouvement social de plus grande ampleur qui serait celui d’une intellectualisation de la vie privée, d’une rationalisation de celle-ci amenant à une continuelle remise en question de ce qui semblait auparavant acquis. Cette intellectualisation participe pleinement d’un questionnement de l’identité, de la manière de se présenter aux autres et, finalement, de trouver sa place dans le corps social, place qui n’est plus donnée d’avance. Pour attester de cette tendance, Paul Beaud évoque ainsi « la large diffusion de périodiques destinés aux couples, aux parents, au consommateur, etc., l’entrée de la psychanalyse à la télévision, la vulgarisation, via le journalisme, de la sociologie » (ibid., p. 132) ; cette multiplication de contenus médiatisés par les TIC pouvant finalement être vus comme autant de moyens pour l’individu de trouver sa place dans la société, permettant sa propre mise – et remise – en question, ainsi que l’objectivation de son mode d’être. Dans un esprit de synthèse, nous avons tenté de formaliser notre proposition dans un tableau synoptique que le lecteur pourra trouver en fin de chapitre. Notre objectif était de montrer comment, partant d’un d’individualisation dont le principal enjeu est la construction d’un soi propre et authentique, le sujet se trouve en situation de fortement investir ses pratiques culturelles. Il s’agissait donc de décrire une dynamique dans laquelle l’accomplissement de soi passe en grande partie par les pratiques culturelles, elles-mêmes nécessitant dans la majorité des cas l’usage des TIC, TIC qui peuvent être considérées, comme nous l’avons vu, comme des matérialisations des significations imaginaires sociales des sociétés modernes. Cette dynamique doit aboutir à l’acte de consommations de marchandises culturelles permettant de combler, un temps, l’angoisse d’avoir 100 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement à se construire soi-même. Décrit ainsi, ce mouvement nous semble devoir, d’une certaine manière, s’auto- entretenir. Au-delà de cette dynamique d’individualisation, l’investissement des individus dans leurs pratiques culturelles participe pleinement du mouvement social plus global décrit par Paul Beaud, dans la mesure où elles permettent au sujet de mettre en scène sa singularité via des artefacts produits par les industries culturelles. Les contenus dont il est ici question sont, pour une large part, médiatisés par les TIC ou nécessitent leur utilisation pour y avoir accès. Il n’est pas aisé de faire une évaluation précise de la part qu’ils représentent dans le budget des loisirs culturels des ménages. En nous nous basant sur les derniers travaux du DEPS, nous pouvons toutefois considérer qu’ils représentent plus de 80 % des dépenses en question48. Nous voyons ici que via l’étude des pratiques culturelles, nous sommes à même de relier les deux dimensions – ou matérialisations – du social que sont les TIC et l’individu, dans la mesure où l’un et l’autre sont à prendre en compte dans le cadre de cette démarche. En interrogeant les pratiques culturelles, nous investiguons un terrain privilégié, car elles peuvent être considérées comme le principal moyen laissé aux individus des sociétés occidentales pour construire du sens. Il s’agit de ce à quoi le sujet peut se raccrocher pour tenter de répondre à cette injonction sociale de découverte de soi et de réalisation individuelle. De par cette approche, il apparaît possible d’appréhender les significations imaginaires sociales dominantes dans les sociétés modernes, c’est-à-dire les artefacts symboliques dont elles se sont dotées pour permettre au sujet de donner un sens à son existence, et ainsi faire en sorte que son mode d’être soit socialement reconnu. Dès lors, nous reprenons à notre compte les propositions de Paul Beaud lorsqu’il écrit que : « Sous couvert d’une nécessaire critique du culturalisme, l’approche économique des « marchandises culturelles » a trop souvent oublié l’un des termes définissant l’objet de son étude. Il en va des produits culturels comme de ces « produits politiques » dont parle Bourdieu : leur étude n’a d’intérêt sociologique que dès lors que leur composante symbolique est mise en relation avec les significations qui se construisent autour d’elle dans chaque classe et fraction de classe. […] Il conviendra de se demander qu’elle est, pour chaque groupe social, la place qu’occupent les médias (et éventuellement chacun d’entre eux) par rapport aux autres institutions de socialisation, de constitution de l’habitus. On devra ensuite, sur la base de cela, se demander quelles pratiques 48 Département des études, de la prospective et des statistiques, Les dépenses culture-médias des ménages en France, Les travaux du DEPS, janvier 2006, consultable en ligne : http://www2.culture.gouv.fr/culture/deps/2008/pdf/tdp_depensescultmedias.pdf (consulté le 2 juillet 2009). 101 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement s’apparentent à chaque configuration et – le terme est cette fois justifié – quels effets macrosociaux découlent de la pluralité des pratiques » (ibid., pp. 138-139). Si notre perspective est plus modeste et se limitera aux seules pratiques d’écoute de la musique enregistrée chez les classes moyennes, nous gardons toutefois à l’esprit ce cadrage pour la suite de notre étude, notamment en ce qui concerne la mise en relation du niveau micro- des pratiques avec la dimension macro- des mutations économiques et sociales. Il s’agira par ailleurs de questionner l’importance prise par les pratiques culturelles dans les sociétés occidentales, cette importance pouvant être appréhendée tant sous l’angle économique – eu égard à l’importance prise par la consommation des TIC dans le budget des ménages – que sous l’angle socialsymbolique, si nous nous attachons à décrire l’investissement des individus dans la réalisation de ces pratiques culturelles. Nous considérons que cet investissement des individus dans la réalisation des leurs pratiques culturelles participe de toute une dynamique de lutte pour la reconnaissance sociale, au sens où un auteur tel qu’Axel Honneth peut l’entendre (HONNETH, 2000 & 2008), les dites pratiques culturelles devenant un des principaux moyens pour l’individu de se construire une identité propre, identité devant lui apporter cette reconnaissance qui est le fondement de l’estime de soi, celle-ci étant un moteur essentiel de toute forme d’action. Axel Honneth considère que « l’obtention de la reconnaissance sociale est la condition normative de toute activité communicationnelle ; en effet, les sujets se rencontrent dans l’horizon d’une attente réciproque d’être reconnus à la fois en tant que personnes morales et pour les prestations sociales qu’ils accomplissent » (HONNETH, 2008, p. 192) ; nous soutenons que les pratiques culturelles correspondent pleinement à ce qu’Honneth désigne comme « activité communicationnelle », dans la mesure où elles participent de la définition du sujet et de sa relation aux autres. Elles sont acte de communication à part entière, car elles sont un des éléments permettant la mise en scène de sa singularité propre par l’individu lui-même. Par ailleurs, Honneth souligne que l’absence de reconnaissance qu’un sujet considèrera comme méritée est susceptible de mettre gravement en péril le développement de son identité personnelle. Cette situation constitue selon lui une expérience psychologiquement douloureuse, voire destructrice, une expérience qui est celle du mépris social, du déni de sa singularité et de sa valeur en tant qu’individu. Dans le prolongement de ces propositions, Honneth considère de ce fait que « le paradigme de la communication n’est plus appréhendé dans le sens d’une conception de l’entente rationnelle, mais dans le sens d’une conception des conditions de reconnaissance » (ibid., p. 196). Il ne s’agirait donc pas tant d’une visée qui serait celle d’une recherche de l’harmonie sociale, que d’une démarche plus ou moins consciente du sujet de quête de 102 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement reconnaissance via la mise en scène de l’originalité de son mode d’être – opération se réalisant elle-même à des niveaux de consciences divers. Or cette reconnaissance passe, selon Honneth, par le travail social, celui-ci permettant aux individus de se construire une identité à travers une activité socialement reconnue et leur permet ainsi de se définir dans leur singularité. En conséquence, Honneth considère donc que : « L’organisation et l’appréciation du travail social joue dans la société un rôle central pour le système de reconnaissance. En effet, dans la mesure où la définition culturelle de la hiérarchie des tâches détermine le degré d’estime sociale que l’individu peut escompter pour son activité et pour les qualité qui s’y associent, les chances de formation d’une identité individuelle, en passant par l’expérience de la reconnaissance, sont directement liées à l’organisation et à la répartition du travail » (ibid., p. 200). Honneth considère le travail social comme le principal moyen mis à disposition de l’individu pour qu’il puisse faire valoir ses qualités et accéder ainsi à la reconnaissance. Or, dans un contexte de montée du chômage, de succession des crises économiques et de la croissance ininterrompue d’emplois déqualifiés qui en serait le corollaire, et alors que dans le même temps nous assistons à une élévation continuée du niveau d’instruction des populations occidentales, nous observons un décalage qui va augmentant entre « une réalité sociale qui n’est pas suffisamment capable de générer des expériences de reconnaissance » (ibid., p. 201) et des sujets dont les attentes, de ce point de vue, n’ont peut-être jamais été aussi fortes. Ces « expériences de reconnaissance » tendant à se réduire dans la sphère professionnelle, les individus seraient donc de plus en plus enclins à aller les chercher du côté de leurs loisirs, et notamment de leurs pratiques culturelles. Celles-ci peuvent être vues comme des « refuges » permettant au sujet d’affirmer sa singularité et de satisfaire un besoin de reconnaissance qui, pour un nombre croissant de personnes, passerait de moins en moins par l’activité professionnelle exercée. Nous verrons dans le quatrième chapitre, que loin de remettre en cause le modèle de société capitaliste, cette tendance sociale de fond contribue au contraire pleinement à sa reproduction ainsi qu’à son renouvellement. Plus que peut-être jamais auparavant, l’individu est porteur – et surtout responsable – d’un projet qui est celui de vivre une vie digne de ce nom, les pratiques culturelles pouvant être considérées comme l’un des moyens privilégiés pour y parvenir. C’est à ce titre que l’individu porteur de projet peut être considéré comme un élément essentiel du processus de reproduction des sociétés modernes, il en est en tant que tel la matérialisation la plus cohérente. 103 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement 104 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement 105 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Chapitre 4. TIC et promesse de réalisation personnelle : l’individu porteur de projet au cœur du capitalisme « Ce n’est que lorsqu’un mode de vie est organisé dans tous ses aspects pertinents, ce qui comprend une certaine image de la nature de l’homme et de la société – une philosophie de la vie quotidienne qui établit selon ses propres critères ce que sont les comportements normaux, les risques raisonnables et une morale applicable – que devient disponible cette sorte d’ « abrégé » de doctrines théoriques et pratiques qui, seul, peut produire une société, ou, ce qui revient au même, transformer une forme donnée de société en une autre en l’espace d’une ou deux générations » (POLANYI, 2007, p. 69) L’aspiration du sujet à son autoréalisation et son désir – qui sont, comme nous l’avons vu, en grande partie le résultat d’un processus purement social – d’accéder à une individualité qu’il pourra considérer comme la sienne propre, sont comme nous venons de le voir une tendance profonde des sociétés capitalistes avancées : « Si jusqu’ici l’ « individualisme » se rattachait largement à un idéal de conduite autonome de l’existence largement réservé aux classes supérieures, il gagne désormais la majeure partie de la population sous la forme nouvelle et rehaussée d’un idéal d’authenticité » (HONNETH, 2008, p. 280). Nous avons ainsi souligné que l’individu moderne, au regard de certains traits significatifs que nous avons préalablement définis, loin d’être abstrait du social, en est une des matérialisations les plus concrètes. Nous avons aussi insisté sur le fait que, dans cette optique, les TIC participent pleinement de ce mouvement d’ensemble. Au niveau social, les TIC sont ainsi présentées comme autant de moyens permettant d’assurer la poursuite de cet idéal d’autoréalisation, elles sont donc en tant que telles révélatrices des orientations des sociétés qui les ont vu naître, au même titre que les individus qui les utilisent. Ce cadrage théorique nous paraissait indispensable à la bonne compréhension de la démarche sous-tendant notre travail de recherche, car il apporte un éclairage sur la manière dont nous avons appréhendé le rôle des pratiques culturelles en général, et l’écoute de musique enregistrée en particulier, dans le cadre de l’étude de la dynamique de reproduction des sociétés modernes. Ces pratiques culturelles représentent, de par leur dimension éminemment social-symbolique, un des moyens privilégiés pour l’individu d’accéder à cette singularité via toute une démarche de différenciation au cœur même de ces pratiques. Cette différenciation est à considérer tout aussi bien au niveau des goûts, que celui des modes de consommation, de découvertes ou encore dans 106 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement la manière de mettre en scène cette singularité vis-à-vis de son entourage, qu’il soit privé ou professionnel. Dans une société où deux valeurs aussi antinomiques que l’authenticité et la flexibilité sont à ce point valorisées et présentées comme participant d’un modèle d’intégration sociale, les pratiques culturelles médiatisées par les TIC peuvent être vues comme un moyen pertinent permettant de réaliser cette synthèse. Au-delà de la mise au jour d’un type d’individu conforme aux orientations de la société, et afin d’avoir une vision claire de notre démarche, il est donc indispensable d’expliciter les fondements théoriques qui nous ont amenés à considérer cette tendance à l’autoréalisation comme centrale dans le processus d’individualisation à l’époque moderne. Dans cette optique, il en va donc de même quant à la justification du primat que nous entendons accorder à l’étude des pratiques culturelles médiatisées par les TIC. Il s’agira donc ici de détailler ce qui nous a menés d’une certaine définition de l’individu moderne au questionnement des pratiques d’écoute de musique enregistrée. Le présent chapitre se déclinera donc en quatre temps et nous permettra d’assurer la transition vers la deuxième partie, partie où nous évoquerons les apports de notre terrain d’enquête dans le cadre de notre recherche. Nous verrons tout d’abord en quoi cette aspiration sociale à ce que tout un chacun ait le droit et la possibilité de se réaliser soi-même – cette même aspiration dont les origines peuvent être situées dans les années 60, au moment où nombre de mouvements contestataires permirent sa cristallisation – est devenue un élément déterminant favorisant le renouvellement du capitalisme. Ce processus a abouti à l’émergence d’un type de capitalisme à même de prendre en charge ces revendications, et ce tout en les utilisant afin d’asseoir sa propre légitimité. A l’origine, cette mise en avant de l’individu se voulait une critique radicale du capitalisme. Or nous avons assisté, comme le démontrent de manière convaincante Boltanski et Chiapello, à une récupération/intégration/captation par le capitalisme lui-même des valeurs qui étaient au fondement de cette critique, processus ayant abouti à la formation d’un « nouvel esprit du capitalisme » (BOLTANSKI & CHIAPELLO, 1999). Dès lors, nous verrons comment ce qui relevait à la base d’une revendication forte de certains acteurs de la société, est finalement devenue une injonction à l’autoréalisation formulée par le social. Face à cette norme d’un genre nouveau, nous nous attacherons dans un second temps à montrer quel rôle jouent les pratiques culturelles dans le cadre de ce projet de découverte de soi et de mise en scène de l’originalité de sa propre individualité. Cet exposé nous permettra dans un troisième temps d’évoquer de manière plus poussée la figure de l’individu porteur de projet qui nous paraît être au centre de la dynamique de reproduction du capitalisme, celui-ci étant parvenu à se présenter comme l’instance la plus légitime de prise en charge de l’aspiration des différents sujets à une certaine authenticité. En nous appuyant sur les travaux d’Axel Honneth, nous verrons en quoi ce dernier point a 107 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement quelque chose de profondément paradoxal, et ce alors même que c’est précisément ce paradoxe qui alimente cette dynamique. Nous verrons enfin l’intérêt que représente pour nous l’étude d’une pratique culturelle particulière, l’écoute de musique enregistrée. Nous expliquerons en quoi cette pratique peut être considérée comme une parfaite illustration des tendances que nous avons décrites précédemment. Injonction à l’autoréalisation comme moteur idéologique du capitalisme Comme nous l’avons évoqué supra, le sujet en quête d’un soi propre et singulier, n’est pas à considérer comme étant en contradiction avec les normes des sociétés du capitalisme avancé, mais serait plutôt le modèle d’individu dont les aspirations à l’autoréalisation participeraient pleinement de la reproduction des sociétés en question. Fernand Braudel formule à ce titre des réflexions dignes d’intérêt dans le cadre de notre propos lorsqu’il écrit : « Privilège du petit nombre, le capitalisme est impensable sans la complicité active de la société. Il est forcément une réalité de l’ordre social, même une réalité de l’ordre politique, même une réalité de civilisation. Car il faut que, d’une certaine manière, la société toute entière en accepte plus ou moins consciemment les valeurs. Mais ce n’est pas toujours le cas. » 49 (BRAUDEL, 2008, p. 67). Dans cette perspective, nous considérons que cette acceptation – en grande partie inconsciente – s’est réalisée et concrétisée, dans les sociétés contemporaines, via la figure de l’individu porteur de projet que nous décrirons plus loin dans ce chapitre. Nous pouvons toutefois souligner le fait que ce type de sujet est produit par le social et participe en retour de la reproduction du modèle de société considéré. L’individu tel qu’il ressort du travail d’analyse théorique que nous avons explicité supra, est tout entier consacré à son propre accomplissement et à la découverte de sa personnalité singulière, cette démarche se réalisant par l’intermédiaire de l’expérimentation de différents modes de vie. Contrairement à la période correspondant au milieu des années 60, et ainsi que l’avaient avancé Boltanski et Chiapello, les valeurs dont est porteur ce modèle d’individu ne peuvent pas être considérées comme réellement subversives. Les valeurs en question ont été en grande partie intégrées par le capitalisme en vue de favoriser son renouvellement et ainsi aboutir aux nouvelles formes prises par lui, formes que ces auteurs qualifient de « capitalisme par projet » et de « capitalisme en réseaux » (BOLTANSKI & CHIAPELLO, 1999). Ici, c’est la capacité à saisir les opportunités qui se présentent, de même que celle à entretenir les relations sociales susceptibles de les faire advenir, qui sont le plus valorisées. Dans ce cas, c'est à un 49 C’est nous qui soulignons. 108 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement individu possédant un haut niveau de socialisation que nous avons affaire, mais une socialisation qui s’inscrit dans le cadre d’une démarche au service de l’enrichissement de sa propre expérience de vie, dans une visée que nous qualifierons d’utilitariste. Si nous devions énoncer cette proposition de manière plus abrupte, nous avancerions que les personnes qui entourent le type d’individu porteur de ces valeurs sont vues comme autant des moyens ou des ressources favorisant la réalisation de ses projets. Sous cet angle, l’importance de la consommation des TIC dans le budget des ménages apparaît dans toute sa cohérence, eu égard aux orientations prises par les sociétés capitalistes avancées. Ici, c’est bien face à une vision atomiste de la société que nous nous trouvons confrontés, une société où chacun est vu comme une monade poursuivant ses objectifs propres et considérant les autres individus-monades comme autant de ressources potentielles, ressources dont la valeur sera mesurée à l’aune des bénéfices attendus. Envisagée dans ce cadre, l’autoréalisation n’est plus un droit qu’il s’agirait de conquérir mais serait une qualité « exigée des personnes dont la grandeur se voit de plus en plus appréciée en fonction de leur capacité d’autoréalisation constituée en critère d’évaluation » 50 (ibid., p. 517) et donc à se penser en entités isolées du social, alors même qu’elles en seraient un pur produit. En conséquence, « les sujets tendent actuellement à concevoir […] leur comportement comme individualisé malgré des interdépendances sociales croissantes » (HONNETH, 2008, p. 288), la croissance régulière de ces interdépendances étant elles-mêmes l’une des conséquences de l’avènement du capitalisme en réseau. A l’appui de son propos, Axel Honneth dégage quatre revendications fortes des mouvements contestataires des années 1960, revendications qui furent peu à peu intégrées au procès même de renouvellement et de légitimation du capitalisme, et que l’auteur décrit en quatre possibilités pour le sujet qui seraient celles : 1. « de pouvoir faire valoir la promesse normative de l’individualisme institutionnalisé » au travers de modes d’êtres singuliers et authentiques, qui pourront être reconnus comme tels aux yeux du corps social ; 2. « de pouvoir faire appel au principe d’égalité de l’ordre juridique moderne, […] pour être traités comme des égaux parmi les égaux » ; 3. « de pouvoir faire valoir […] la valeur effective de leur contribution à la reproduction de la société sous la forme d’un travail, afin d’obtenir une plus grande estime sociale et la compensation matérielle qui l’accompagne » ; 50 Souligné par l’auteur 109 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement 4. « de pouvoir faire appel […] à la promesse morale de l’idée romantique d’amour, en signalant des besoins ou des désirs pour lesquels il n’existait pas, jusque-là, de sensibilité appropriée ni d’écho correspondant dans les pratiques institutionnalisées des relations intimes » (ibid. , pp. 278-281). Le premier point développé par Honneth, celui d’une promesse socialement garantie de l’épanouissement de l’individualité authentique de tout un chacun, est celui qui présente le plus d’intérêt dans le cadre de notre recherche. Loin d’être remis en question comme moteur normatif de l’action, « [celui-ci] garde au contraire une signification prégnante dans la compréhension de soi de nombreux membres de la société » (ibid., p. 290). Cette tendance aurait pris d’autant plus de force que, de part son intégration dans le procès économique, elle en serait venue à être considérée comme « [une] exigence de qualification et de comportement » (ibid.). Ce qui était une revendication à la reconnaissance de la singularité de chaque individu, devient norme sociale à part entière et source de légitimation pour le capitalisme moderne, ainsi que son principal moyen de reproduction. Ce processus de renouvellement peut s’appuyer sur des individus ayant intériorisé cette quête d’autoréalisation et qui la font leur. Ce mouvement social de fond est d’autant plus favorable au capitalisme en réseau que « [celui-ci] se caractérise […] par des tendances à exiger sans limites des compétences subjectives » ce qui se manifeste pour le sujet par une mobilisation accrue « de [ses] ressources et de [ses] compétences communicationnelles » (ibid.). Cette quasi-obligation d’être capable de proposer des « compétences subjectives » met l’individu dans une situation où rien n’est jamais vraiment acquis, car cette subjectivité est alors considérée comme un capital qu’il s’agira de faire fructifier et de valoriser. Seulement cette valorisation a tout de l’entreprise à haut risque si l’on considère que, par définition, l’appréciation de ces compétences subjectives ne peut s’appuyer sur aucune base normative. En effet, si nous pouvons voir en quoi « l’idéal d’authenticité s’est transformé en un instrument de légitimation des relations capitalistes de valorisation » (ibid., p. 292), l’individu se trouve de fait face à un problème qui a tout du paradoxe insoluble, car à partir du moment où être authentique relève de l’injonction, le sujet se trouve dans une situation de calcul qui le met de facto en contradiction avec la demande qui lui est formulée. Cette quête de l’authenticité devient dès lors un projet de vie qui peut potentiellement occuper le sujet à temps plein et ce pendant toute la durée de son existence, cette recherche étant toujours à recommencer. Dans une certaine mesure, cette quête met l’individu dans une posture d’autocontrôle car celle-ci mobilise la majeure partie de ses capacités et l’occupe même – surtout – dans le cadre de ses loisirs. En étant tout entier consacré à cette 110 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement tâche, le sujet offre des conditions idéales de réussite au capitalisme, car comme le rappelle opportunément Fernand Braudel : « Il y a des conditions sociales à la poussée et à la réussite du capitalisme. Celui-ci exige une certaine tranquillité de l’ordre social, ainsi qu’une certaine neutralité, ou faiblesse, ou complaisance, de l’Etat » (BRAUDEL, 2008, p. 77). Que nous nous placions du côté de l’Etat ou de celui de l’ordre social, nous pouvons constater que les conditions énoncées par Braudel semblent réunies. La tranquillité que l’auteur évoque paraît relativement garantie, les individus consacrant tout ou partie de leur temps à la découverte d’eux-mêmes, les capitalismes en réseau et par projet se chargeant, à leur manière, d’offrir les conditions de cet épanouissement. A ce point de l’analyse, la boucle paraît bouclée, et ce grâce au paradoxe même que nous venons d’énoncer. En effet, plus l’injonction d’authenticité est forte, plus l’individu se trouve face à son incapacité d’y satisfaire complètement, ce qui implique de sa part un redoublement d’efforts pour atteindre cet objectif. Or, à partir du moment où l’authenticité devient un but formulé consciemment, il devient inatteignable de fait car pour atteindre ce but, l’individu devra élaborer des calculs d’utilité qui entrent en contradiction profonde avec cet idéal d’authenticité : « La dépression menace un individu apparemment émancipé des interdits, mais certainement déchiré entre le possible et l’impossible. Si la névrose est un drame de la culpabilité, la dépression est une tragédie de l’insuffisance. Elle est l’ombre familière de l’homme sans guide, fatigué d’entreprendre de devenir seulement lui-même et tenté de se soutenir jusqu’à la compulsion par des produits ou des comportements » (EHRENBERG, 2000, p. 19) Dans ce contexte, l’individu serait donc sans cesse guetté par ce sentiment d’insuffisance que susciterait cette injonction d’authenticité, situation qui le mettrait dans une posture de remise en question constante de soi. Responsable de lui-même et de sa situation, l’individu n’est plus en mesure de revendiquer quoique ce soit ; en tant qu’entrepreneur de lui-même il est comptable aussi bien de ses réussites que de ses échecs, la société se contentant finalement de tout mettre en œuvre pour que chacun puisse assurer l’épanouissement de sa personnalité propre : « Dans le capitalisme en réseau, les citoyens et les citoyennes tendent de plus en plus à percevoir leurs performances, leurs succès et leurs échecs de manière individuelle, si bien que toute référence à un ensemble plus large ne semble plus guère possible » (HONNETH, 2008, p. 296). Axel Honneth évoque la notion de lutte pour la reconnaissance pour décrire cette situation, cette lutte passant par une affirmation de sa singularité et de l’originalité de sa personnalité. Par ailleurs, le sentiment d’insuffisance décrit plus haut, au-delà de la certaine tranquillité sociale qu’elle permettrait d’assurer de par la délégitimation de toute forme de revendication que celui-ci 111 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement entraînerait, semble parfaitement approprié à la dynamique de reproduction du capitalisme. Confronté à ce sentiment d’insuffisance chronique, l’individu se trouvera plus enclin à tenter de trouver à l’extérieur ce qu’il ne trouve pas en lui-même. L’explosion effectivement constatée de la consommation de TIC et l’investissement dans les pratiques culturelles peuvent être compris selon ces termes : l’invention de soi devient un marché à conquérir, ce dernier offrant des perspectives d’autant plus prometteuses que cette quête de son identité propre sera considérée comme un besoin central par les individus et la société. Nous pouvons voir là « une mise en marché de l’expression individuelle » (ALLARD & VANDERBERGHE, 2003a, p. 44) et, de manière plus générale, une tentative de mise en marché de la subjectivité, celle-ci devenant un capital qu’il convient de valoriser et de faire fructifier. Dans le cadre de notre recherche, les pratiques culturelles et l’importance qu’elles ont prise dans les budgets des ménages, sont donc à considérer sous l’angle de ce mouvement macro-social beaucoup plus vaste que nous venons d’évoquer. Elles font parties des moyens que le capitalisme met à la disposition de l’individu pour faire face à ce défi de se découvrir et de se construire lui-même. C’est à ce titre que leur étude nous apparaît comme fondamentale dans la compréhension des évolutions sociales que nous avons tenté de décrire. Les pratiques culturelles comme contribution au projet d’accomplissement individuel De nombreuses études l’attestent, le budget des ménages consacré aux loisirs et pratiques culturels – et ce quelles que soient les activités que ces termes recouvrent – n’a fait qu’augmenter de manière régulière depuis les années 60. Philippe Coulangeon indique ainsi que ce poste est passé du septième au quatrième rang entre 1960 et 2000, soulignant par ailleurs que « la progression des dépenses culturelles et de loisirs a été particulièrement forte au cours des années 1980 et 1990 » (COULANGEON, 2005, p. 3). Ces évolutions sont à mettre en relation avec trois tendances sociales de fond permettant d’expliquer ces évolutions et qu’Axel Honneth, parmi d’autres auteurs, exprime en ces termes : 1. « La croissance exponentielle des revenus et du temps libre [qui] a progressivement élargi l’éventail des choix individuels et inversement réduit l’emprise de l’environnement de classe » (HONNETH, 2008, p. 312). Nous partageons l’approche d’Honneth sur le premier point mais émettons néanmoins certaines réserves quant au deuxième, dans la mesure où la croissance des revenus nominaux ne signifie pas une diminution inversement proportionnelle de l’influence de la classe d’origine du sujet. S’il y a effectivement une pluralisation des contextes de socialisation, comme ont pu l’indiquer des auteurs tels que Lahire ou Coulangeon, nous considérons toutefois que 112 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « ces évolutions signifient moins une atténuation qu’une recomposition des lois de la distinction », recomposition dont l’une des manifestations serait la tendance « [des] responsables de la gestion des équipements culturels […] à adopter le discours et les méthodes du marketing » (COULANGEON, 2005, p. 111) ; 2. « L’extension du secteur des services dans les pays capitalistes […], [ce qui implique que] de larges couches de la population ont été touchées par un mouvement d’ascension sociale, qui a diversifié de plus en plus les conditions de vie des personnes » (HONNETH, 2008, p. 312) ; 3. « Les progrès de l’éducation de l’ensemble des pays [du capitalisme avancé] […] ont élargi les possibilités de choix professionnel, de sorte qu’à cet égard aussi les itinéraires individuels ont commencé à diverger considérablement » (ibid.). On remarquera à ce titre que ces trois tendances ont accompagné l’augmentation des dépenses dans les loisirs et pratiques culturelles, ces phénomènes devant s’entretenir les uns les autres, et ce tant que la croissance économique restait soutenue. Mais, si nous nous référons à la citation de Coulangeon que nous avons extraite supra, il est intéressant de remarquer que ce poste de dépense a augmenté d’une manière beaucoup plus significative dans les années 1980 et 1990. Or il convient de souligner que cette période correspond au moment où, à la suite notamment des deux crises pétrolières successives, les conditions sociales des individus deviennent beaucoup plus incertaines, l’augmentation du chômage pouvant être considérée comme l’une des matérialisations les plus angoissantes de cette période d’incertitude. Nous remarquons donc que les différentes crises économiques n’ont pas eu l’effet attendu sur le budget loisirs des ménages, à savoir une baisse du pourcentage que ce poste représentait dans les dépenses globales, c’est finalement le contraire qui s’est effectivement produit. En première approximation, les loisirs et pratiques culturelles auraient du, en tant que besoins non physiologiques, être les premiers touchés par cette succession de crises, il peut donc paraître étonnant de voir que la courbe de croissance des dépenses culturelles est devenue plus soutenue justement au cours de cette période. Face à cette situation dont les évolutions sont quelque peu contre-intuitives, nous voyons deux explications que nous avons déjà en partie développées supra et qui sont liées l’une à l’autre, mais d’une manière qui peut paraître relativement paradoxale. Dans les deux cas, nous pensons notamment pouvoir relier cette tendance avec l’évolution du marché du travail, évolution qui est elle-même le fruit des mutations du capitalisme dont les crises des années 70 peuvent être vues comme un des plus puissants déclencheurs. Si l’objet de notre recherche ne consiste pas à faire une généalogie des mutations des sociétés capitalistes avancées, 113 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement il convient toutefois d’inscrire nos travaux dans une perspective élargie afin d’en saisir plus finement les enjeux et les logiques qui les sous-tendent. Les pratiques culturelles peuvent de ce fait être vues comme un moyen, parmi d’autres, pour le sujet de mettre en avant diverses compétences subjectives telles que la créativité, un sens du relationnel ou une certaine forme d’originalité d’esprit. Ce type de compétences est de plus en plus demandé dans nombre d’offres d’emplois, alors même qu’elles sont, par définition, difficilement mesurables d’une manière un tant soit peu objective. Dès lors, enrichir sa subjectivité, au-delà du désir de vivre une existence ayant du sens et digne de ce nom, deviendrait une stratégie professionnelle qui permettrait d’augmenter significativement ses chances à l’embauche. Il s’agit donc ici pour le sujet d’être en mesure de se distinguer grâce à quelque chose qui irait bien au-delà du seul diplôme obtenu, à savoir la singularité de sa personnalité et de son mode d’être : l’identité qu’il s’est construite – via notamment ses pratiques culturelles – devient une compétence à faire valoir en tant que telle. Une entreprise n’embaucherait plus des employés interchangeables avec des compétences clairement définies, mais des personnes singulières ayant une identité bien affirmée. Nous pouvons ainsi voir dans quelle mesure le capitalisme a été capable de recycler les critiques qui lui ont été formulées afin d’assurer son renouvellement, et renforcer par là sa légitimité. De ce point de vue, nous revenons à la figure de l’individu entrepreneur de lui-même que nous avons évoquée plus haut, individu dont la réussite de l’existence devient projet à part entière. Dès lors, nous pouvons voir ici le rôle susceptible d’être joué par les pratiques culturelles dans le cadre de cette démarche, car elles permettent d’affirmer et de travailler l’originalité de l’identité – des identités – que le sujet s’est choisie et que celui-ci tente de mettre en scène de manière authentique. Il n’est à ce titre pas neutre que ces pratiques apparaissent dans les curriculum vitae des demandeurs d’emplois. Nous pouvons aisément considérer que cette rubrique n’a rien d’accessoire, et qu’il serait fort mal venu de ne pas la compléter avec une activité quelle qu’elle soit. En effet, une personne qui n’aurait pas quelques loisirs à valoriser ne serait finalement qu’un diplômé parmi les nombreux autres que le système éducatif français a produits au cours des dernières décennies : « Pour préserver leurs chances de travailler dans l’avenir, [les employés] doivent organiser leur biographie professionnelle sur le modèle de la réalisation de soi, bien qu’elle ne réponde pour une grande part qu’à un désir de sécurité économique et sociale » (ibid., p. 320). Par ailleurs, et il s’agit là du deuxième point de notre argumentation, à mesure que les compétences subjectives prennent une importance de plus en plus grande dans la recherche d’un emploi, celui-ci apparaît à l’inverse de plus en plus déqualifié, ce qui amène à une situation quelque peu paradoxale que nous formulerions en ces termes : l’individu doit de plus en plus être 114 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement en mesure de faire valoir sa singularité et son authenticité pour accéder à des emplois qui, dans leur grande majorité, seraient de moins en moins capables de générer des expériences de reconnaissance satisfaisantes. Rappelons ici que ces expériences sont indispensables à la constitution d’une réelle estime de soi, cette dernière jouant un rôle déterminant dans la capacité du sujet à se mettre en action. Il en résulte que le monde du travail, qui demande beaucoup au sujet dans l’exploitation de sa subjectivité, a finalement peu à offrir à l’individu en termes de reconnaissance. En présentant le problème de cette manière, nous pouvons de ce fait avancer que les pratiques culturelles deviennent une sorte de refuge pour des individus face à une réalité sociale exigeante, mais dont les gratifications ne sont pas toujours à la hauteur des leurs espérances. Dès lors, en prenant en considération l’élévation du niveau d’instruction générale – ainsi que les attentes et les aspirations individuelles dont elles sont la conséquence logique – les individus en question peuvent être amenés à penser à bon droit que leurs qualités et leur singularité ne sont pas reconnues à leur juste valeur. Nous pouvons de ce fait envisager que le besoin de reconnaissance est d’autant plus ressenti comme indispensable que la conscience de soi augmente chez le sujet. Nous considérons en conséquence que l’importance accordée aux pratiques culturelles peut être mise en relation avec cette difficulté à trouver un niveau satisfaisant de reconnaissance dans le monde du travail, cette tendance pouvant être vue comme une forme de compensation symbolique permettant au sujet de garder une certaine estime de soi. Mais contrairement à un emploi qui serait supposé conférer au sujet un statut relativement stable ainsi qu’une position sociale reconnue, les pratiques culturelles n’offrent pas réellement de situation acquise et laissent l’individu dans une posture de tacticien devant constamment se réinventer. Comme nous l’avons déjà avancé supra, le sujet est confronté à une norme sociale lui demandant d’être à la fois authentique et flexible, alors même que nous avons déjà évoqué ce que cette injonction pouvait avoir de contradictoire et de déstabilisant. Les pratiques culturelles peuvent permettre de réaliser cette synthèse ô combien complexe, les entretiens que nous avons menés offrant sur ce point quelques éléments à l’appui de notre propos. Comme nous l’avons souligné au chapitre précédent, les personnes que nous avons interviewées ont ainsi fait ressortir ce double aspect de la pratique d’écoute de musique enregistrée, celle-ci leur permettant de mettre en scène tout à la fois leur authenticité et leur flexibilité. L’authenticité serait à rechercher du côté des artistes et surtout des genres musicaux favoris, ceux que l’auditeur revendique comme tels et qui lui permettent d’afficher une certaine cohérence dans l’identité qu’il s’est construite. Ici la musique écoutée agit comme un révélateur de la personnalité profonde des sujets, dans ce qu’ils ont de plus singulier mais aussi de plus stable au niveau identitaire. Mais au-delà de ces « valeurs sûres », l’auditeur garde la possibilité d’élargir son horizon musical vers de nouveaux artistes et de 115 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement nouveaux genres, démontrant par là une relative capacité d’ouverture qui ne l’enferme pas sur quelques références dont il ne sortirait jamais. Les pratiques culturelles peuvent donc être vues comme un moyen laissé au sujet de mettre en scène tout à la fois son authenticité et sa flexibilité, ces pratiques lui permettant de naviguer entre ouverture et fermeture, la posture la plus adéquate étant largement fonction du contexte de socialisation dans lequel le sujet se trouvera. Nous considérons qu’il y a eu ici objectivation des pratiques culturelles au sens où leur choix par le sujet pose lui-même question. Contrairement aux sociétés traditionnelles où le terme même de « pratiques culturelles » n’aurait finalement pas beaucoup de sens du point de vue de ceux les accomplissent – celles-ci sont littéralement intriquées dans le quotidien et vont de pair avec la place sociale occupée par le sujet – dans les sociétés capitalistes avancées plus que dans toutes autres, le choix par un individu des ses pratiques culturelles relève d’une pleine manifestation de sa liberté. Dans des sociétés qui, au prix de nombreuses luttes, sont arrivées à libérer autant de temps libre, le choix des loisirs devient plus qu’un moyen de s’occuper pendant le non-travail, il peut aussi correspondre à la manière dont le sujet entend se définir et se présenter aux personnes qui l’entourent : pour nombre d’individus, les loisirs et pratiques culturelles deviennent une quête identitaire participant d’une démarche de meilleure connaissance de soi. Olivier Donnat relève à ce propos « [qu’à] la question « Parmi les thèmes suivants, quels sont les trois qui vous correspondent le mieux, qui permettent de dire qui vous êtes ? », 29 % des Français choisissent la réponse « une passion ou une activité de loisirs », loin derrière la famille (86 %), mais à un niveau somme toute assez proche du métier ou des études (40 %) et des amis (37 %) » (DONNAT, 2009, p. 81). Comme le souligne encore avec justesse cet auteur, « Le fait que près d’un tiers des personnes interrogées fasse une telle réponse révèle l’importance du loisir dans les processus contemporains de construction identitaire et de définition de soi » (ibid.). En conséquence, nous réaffirmons donc que, dans la mesure où leur essor peut être entrevu comme un révélateur de certaines logiques sociales, l’analyse des pratiques culturelles ne peut être détachée de tendances plus larges et doit au contraire s’y référer constamment. Cette démarche doit nous permettre d’aller au-delà de la simple étude de cas déconnectée des réalités qui la sous-tendent. A cet égard, l’objectif visé est donc de mettre en place une approche théorique susceptible de nous aider à mieux appréhender les orientations dominantes dans les sociétés capitalistes avancées. Car face à une massification du désir de se singulariser – désir qui pourrait tout aussi bien être vu comme une forme d’injonction sociale que le sujet aurait intériorisée pour la faire sienne – les pratiques culturelles que se choisit un individu participent donc pleinement, et de manière privilégiée, de cette démarche consistant à se construire soi-même. Leur choix n’a rien d’anodin au sens où il contribue à toute une stratégie identitaire et à une recherche d’un surplus de 116 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement signification pour enrichir l’existence du sujet. La manière dont l’individu travaille ses pratiques et ses goûts s’inscrit pleinement dans une démarche relevant de l’intellectualisation de la vie privée, d’une mise en question/objectivation de celle-ci à travers les loisirs que le sujet se choisit. Dès lors, les pratiques culturelles sont à considérer comme une des ressources mises à la disposition de l’individu porteur de projet pour se réaliser, ces ressources étant elles-mêmes investies par les ICIC, les pratiques culturelles devenant, pour une grande partie d’entre elles, des consommations culturelles. Cette norme sociale visant l’affirmation de sa subjectivité peut donc être appréhendée selon deux approches qui sont celles d’une certaine forme de contrôle social d’une part, et de la création de places de marché potentiellement rentables d’autre part. Ces deux niveaux ne sont bien évidemment pas indépendants l’un de l’autre, mais sont au contraire indissociables, la consommation de produits culturels pouvant être vue comme outil de contrôle social en tant que tel. Dans une société où les repères seraient à construire par l’individu lui-même, les pratiques culturelles doivent lui permettre d’affirmer sa singularité, de mener à bien le projet que constitue sa propre existence. Face à cette aspiration qu’elles ont en grande partie récupérée et instrumentalisée, les sociétés capitalistes avancées prennent en charge la fourniture d’artefacts symboliques susceptibles de satisfaire ce besoin de plus en plus vécu comme fondamental. En l’occurrence, nous avons pu voir ici que le rôle joué par les pratiques culturelles était, de ce point de vue, essentiel et étaient l’un des piliers de la figure de l’individu porteur de projet, individu dont la description pourrait finalement en partie correspondre à celle faite par Georg Simmel du paysan sorti de son servage : « Ce qu’il [le paysan] a gagné, assurément, c’est de la liberté, mais une liberté qui le libère de quelque chose, au lieu de le libérer pour quelque ; en apparence, assurément, la liberté de tout faire (puisqu’elle n’est justement que négative), mais de ce fait, en réalité, une liberté sans la moindre directive, sans le moindre contenu déterminé et déterminant, et qui dispose donc l’individu à cette vacuité et à cette inconsistance où rien ne s’oppose aux pulsions nées du hasard, du caprice ou de la séduction : conformément à la destinée de l’humain sans amarres, qui a abandonné ses dieux et dont la « liberté » ainsi gagnée n’est que la licence d’idolâtrer n’importe quelle valeur passagère »51 (SIMMEL, 1999, p. 509 cité par HONNETH, 2008, p. 323). Cette citation est pour nous intéressante à plus d’un titre car elle soulève certains points que nous évoquerons dans la suite de ce mémoire, notamment en ce qui concerne cette liberté laissée à l’individu de pouvoir tout faire. Dans le cadre de notre recherche, nous analyserons plus spécifiquement ce phénomène social du côté d’une certaine forme d’hyperchoix de contenus 51 Souligné par l’auteur. 117 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement culturels et artistiques auxquels, grâce aux TIC, l’individu aurait accès. Dans l’hypothèse où la liberté de choix à tous les niveaux serait placée au premier rang des significations imaginaires sociales des sociétés du capitalisme avancé, ceci confirmerait en grande partie ce que nous avons énoncé plus haut, à savoir que les TIC pourraient être vues comme les artefacts techniques offrant la matérialisation la plus convaincante et la plus aboutie des orientations des dites sociétés. Ici l’individu se voit comme un sujet libre et dont la liberté d’action doit être pleinement utilisée afin de se réaliser en tant que personne singulière et originale. Les TIC représentent à ce titre le principal moyen d’y parvenir, dans la mesure où elles seraient l’instrument permettant de ne louper aucune des opportunités offertes par cette situation d’hyperchoix. En dernière analyse, les TIC seraient pour ainsi dire l’outil servant à optimiser sa propre existence, cette optimisation des capacités de chacun devenant le projet de tous dans les sociétés du capitalisme avancé. Dès lors, le risque encouru par les sujets serait « d’idolâtrer n’importe quelle valeur passagère » en pensant avoir ajouté un surplus de sens et de signification à leur vie. L’individu porteur de projet ou l’instrumentalisation du désir d’autoréalisation La figure de l’individu porteur de projet est à mettre en relation avec le concept de capitalisme (ou cité) par projets développé par Boltanski et Chiapello. Le type de capitalisme dont il est ici question aurait ainsi repris à son compte des critiques formulées au cours des années 60, critiques dont les principaux traits étaient relatifs au peu de place qui était laissé à l’expression de la singularité du sujet, ainsi qu’à son développement personnel. En suivant la thèse soutenue par ces auteurs, la grandeur des individus dans la cité par projets se mesure à leur « activité ». Cette activité, contrairement aux modèles de société capitalistes précédents où celle-ci se confondait presque totalement avec le travail productif, se caractérise ici par une propension à « [surmonter] les oppositions du travail et du non-travail, du stable et de l’instable, du salariat et du non-salariat, de l’intéressement et du bénévolat, de ce qui est évaluable en termes de productivité et de ce qui, n’étant pas mesurable, échapper à toute évaluation comptable » (BOLTANSKI & CHIAPELLO, 1999, p. 165). Formulée en ces termes, « l’activité se manifeste dans la multiplicité des projets de tous ordres […], le projet constituant […] un dispositif transitoire. La vie est conçue comme une succession de projets, d’autant plus valables qu’ils sont plus différents les uns des autres »52 (ibid., p. 166). Nous pouvons voir ici en quoi ce néo-capitalisme contribue à faire émerger une représentation de l’individu bien spécifique, pour ensuite participer de sa valorisation sociale, ce afin d’en faire un objectif de vie qui soit socialement désirable. Nous avons donc là une figure de 52 Souligné par les auteurs. 118 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement l’individu porteur d’un projet à la fois clairement défini et qui, dans le même temps, échappe à toute définition. Car le projet d’avoir une vie qui vaille la peine d’être vécue n’a de sens que dans le cadre d’une société donnée, la réussite de ce projet ne pouvant être entérinée que via une reconnaissance dont les critères n’ont de validité que pour la société étudiée. Cette proposition théorique vient par ailleurs à l’appui des hypothèses que nous avons formulées précédemment concernant le rôle des TIC comme matérialisation spécifique aux orientations des sociétés capitalistes avancées. Dans le cadre d’un projet de vie dont la réalisation passerait par une « succession de projets », les TIC doivent ici favoriser une certaine fluidité dans les échanges, cette fluidité devant elle-même permettre à l’individu de pouvoir naviguer de manière quasi ubiquitaire d’un projet à l’autre. En reprenant les termes de Castoriadis, nous entendons réaffirmer ici que les TIC sont la matérialisation identitaire et fonctionnelle des orientations du capitalisme par projets et en réseau dont il est question dans les travaux de Boltanski et Chiapello. Il convient ici d’indiquer que, à l’appui de cette hypothèse, l’émergence de ce type de capitalisme et l’importance progressivement prise par la consommation de TIC dans le budget des ménages sont deux phénomènes contemporains, leurs montées en puissance respectives sont, à ce titre, indissociables. Toutefois, et nous rejoignons Honneth sur ce point, ce serait commettre une erreur dans l’appréciation des phénomènes étudiés que de considérer qu’ils sont le résultat « d’une stratégie intentionnelle, par laquelle un patronat intelligent et coopératif aurait intégré la critique « hédoniste » du capitalisme des années 60 » (HONNETH, 2008, p. 320). Il s’agirait ici plus sûrement « [du] résultat involontaire d’une combinaison de différents processus possédant chacun son histoire et sa dynamique propres » (ibid., p. 321). En toute rigueur, il convient une fois encore de ne pas surestimer les capacités stratégiques et de vision à moyen/long terme des personnes détentrices du pouvoir – que celui-ci soit politique ou économique – les conséquences et implications des décisions que celles-ci prennent leur échappant souvent en très grande partie. En reprenant les propositions théoriques et les termes de Boltanski et Chiapello, nous pouvons ainsi considérer que la réalisation de ce grand projet de l’individu moderne, dont on devrait dire à bien y regarder qu’il a quelque chose d’inatteignable, passe par une succession de projets de tous ordres, succession qui aurait notamment pour but de donner une consistance à l’existence du sujet. Le capitalisme serait ainsi parvenu à récupérer la critique qui lui était faite quant au peu de possibilité d’autoréalisation qu’il offrait au sujet, pour finalement transformer celle-ci en une injonction normative qui a tout de l’outil de contrôle social. Cet outil serait d’autant plus efficace qu’il toucherait à ce que le sujet a de plus profondément humain, à ce qui le caractérise en tant que tel, en l’occurrence sa subjectivité. En touchant aux fondements de ce qui fait la singularité 119 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement du sujet, le mettant finalement au défi d’accomplir son potentiel individuel, de « devenir ce qu’il est », le capitalisme par projet met l’individu dans une situation quelque peu contradictoire, car ce qui devrait une demande émanant du sujet devient une exigence normative de la société prise dans son ensemble. Axel Honneth explique fort bien cette évolution lorsqu’il écrit que : « L’exigence d’autoréalisation s’est renversée, au cours du dernier tiers du XXe siècle, en une exigence institutionnelle […] : d’une façon hésitante, puis de plus en plus massive, les individus ont été requis de se présenter comme des sujets capables de s’adapter et d’accepter les changements de vie pour assurer leur succès professionnel ou social. Ce renversement a certainement été préparé par les médias électroniques, dont le rôle accru dans le quotidien a eu pour effet de maintenir constamment en éveil, bien plus que par le passé, l’idéal d’un style de vie aussi original et créatif que possible ; même si les individus […] ont continué à opposer un scepticisme de routine aux modèles véhiculés par les médias, on ne peut exclure que l’idéal de la réalisation de soi ait été perçu par les utilisateurs comme une exigence adressée à leur propre subjectivité » (ibid., p. 318). Nous partageons ainsi dans une large mesure les conclusions de cet auteur, tout en considérant que ce qu’il nomme « médias électroniques » représentent bien plus qu’un simple moyen de préparer ce renversement. Sur ce point précis, l’approche d’Honneth nous paraît se placer dans la lignée de la théorie des effets des médias, approche qui donne une vision quelque peu réductrice de ce que sont les TIC pour les sociétés capitalistes avancées. Ainsi que nous l’avons déjà avancé précédemment en nous référant aux travaux de Castoriadis, en tant que matérialisation du social les TIC doivent plus être vues comme une des dimensions des sociétés en question, c'est-à-dire comme « partie partout dense » (CASTORIADIS, 1998, p. 307). Ne voir les TIC que comme un moyen de promouvoir un certain modèle de société, c’est rester dans un schéma de pensée qui serait celui des causes et des effets. Cette approche est belle et bien réductrice dans la mesure où les TIC doivent être considérées dans toute leur dimension social-symbolique, en ce qu’elles participent pleinement, dans le capitalisme par projets, d’orientations bien spécifiques de sociétés modernes et, partant, du procès d’individuation des sujets qui les composent. En tant que matérialisation des significations imaginaires sociales des capitalismes par projet et en réseau, les TIC sont elles-mêmes porteuses du nouvel esprit du capitalisme décrit par Boltanski et Chiapello, ce qui va bien au-delà du simple fait de préparer les esprits à son avènement. Prises dans cette approche, les TIC accompagnent les changements sociaux en question et si nous voulons donner la description la plus juste de la réalité des phénomènes sociaux observés, nous devons de ce fait considérer qu’elles en font partie intégrante. Par ailleurs, reprenant une partie des conclusions de Boltanski et Chiapello, Axel Honneth souligne le fait que « le nouvel « esprit » du capitalisme transfère sa représentation 120 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement entrepreneuriale d’un agir calculateur sur le rapport à soi des sujets et semble progresser jusqu’à la capillarité des relations intimes, commençant à faire prévaloir le modèle du calcul d’utilité » 53 (HONNETH, 2008, p. 303). Si l’auteur évoque ici le cas spécifique des relations amoureuses et de la manière dont elles ont évolué dans les sociétés modernes, nous pensons pouvoir élargir ce constat aux goûts et aux pratiques culturelles qui, comme cela est ressorti dans le cadre de nos entretiens, relèvent dans bien des cas de l’intimité et de sa mise en scène : « La musique c’est intime parce que pour moi ça fait vraiment partie de l’identité de la personne, mais qui se partage obligatoirement, vraiment qui se partage. C’est tellement agréable de partager la musique avec quelqu’un d’autre, de partager des goûts musicaux avec quelqu’un d’autre. C’est comme pour beaucoup de choses, c’est plus agréable de se reconnaître dans quelqu’un d’autre à travers un look, des idées et la musique. La musique ça en fait vraiment partie. La musique c’est intime parce que chacun aura sa musique, mais en même temps on ne va jamais garder une musique pour soi tout seul. » (Jules, 18 ans, étudiant). « Question : la musique c’est quelque chose de très intime et en même temps quelque chose qu’on partage ? Réponse : oui, mais par contre c’est plus de l’ordre de l’intime. C’est un moyen de partager mais ce n’est pas essentiel pour moi, je peux partager des choses bien plus diverses. C’est beaucoup plus intime, mais comme les amis ou la famille sont aussi une source d’informations dans laquelle je peux puiser pour un plaisir intime » (Marie, 19 ans, étudiante). Ce deuxième extrait offre une illustration des propositions théoriques d’Honneth quand il évoque la prévalence du modèle du calcul d’utilité dans les relations sociales, et vient à l’appui de notre approche visant à élargir le cadre de l’analyse au-delà des seules relations amoureuses et amicales. Dans ce passage, même si les termes de « calcul » ou de « gains » ne sont bien entendu pas explicitement utilisés, il en ressort toutefois une démarche personnelle relevant de la gestion de l’intime et de ses plaisirs. Cet utilitarisme relevé par Honneth est à rapprocher du procès d’intellectualisation de la vie privée mis au jour par Paul Beaud, et entre dans une gestion de sa propre vie qui serait soumise à des impératifs de performance et d’optimisation, confirmant les propositions de Jauréguiberry qui explique les individus sont dans des dispositions où des « des profits à court terme sont attendus » (JAUREGUIBERRY, 2007, p. 84). Il s’agit pour l’individu de réaliser des coups afin de rentabiliser son existence, les TIC étant présentées comme autant d’objets technico-symboliques devant permettre d’y parvenir. C’est à ce titre que le besoin d’autoréalisation, qui est passé de la revendication à l’injonction, s’est vu instrumentalisé via cette 53 C’est nous qui soulignons. 121 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement figure de l’individu porteur de projet, dans la mesure où la valorisation de ce type d’individu ne viserait pas tant l’autonomie du sujet que le succès du néo-capitalisme, lui-même issu de la critique hédoniste des années 60. Cette réussite passe entre autres par le fait que « [l’on] tend de plus en plus à promouvoir certains articles en suggérant à l’acheteur qu’il y trouvera un moyen esthétique pour présenter et rehausser l’originalité de son propre projet de vie. On peut parler en ce cas d’une instrumentalisation des exigences de réalisation de soi » (HONNETH, 2008, p. 318). Les TIC, ainsi que les contenus produits par les ICIC, correspondent parfaitement à ces articles censés permettre à l’acheteur de « présenter et rehausser l’originalité de son propre projet de vie » ; ceci nous amène à considérer que ces articles participent à un double niveau de la réussite du procès de renouvellement du capitalisme : 1. en le légitimant idéologiquement au regard des citoyens, celui-ci étant présenté, grâce à toute la démarche de captation de la critique dont il a été l’objet dans les années 60, comme le modèle de société le plus en mesure de favoriser l’autoréalisation de chacun ; 2. en permettant de soutenir la machine productive ainsi que la consommation en présentant ces articles sous un jour favorable, et de manière à faire de leur possession un besoin socialement incontournable. Sur ce deuxième point, nous renvoyons le lecteur aux données chiffrées présentées à la fin du troisième chapitre montrant l’évolution de la consommation des TIC en France au cours des dernières années, ainsi qu’aux travaux d’auteurs tels que Philippe Coulangeon, cité en début de chapitre, pour ce qui est des pratiques culturelles. Ces données nous paraissent venir à l’appui de notre propos, venant confirmer pour partie les hypothèses que nous avons formulées tout au long de ce chapitre, concernant le statut des TIC dans les sociétés modernes. C’est à ce titre que nous rejoignons certaines propositions formulées par Philippe Bouquillion, cet auteur soutenant que « l’individu porteur de projet intéresse directement le capitalisme car c’est en particulier dans la consommation qu’il peut construire son identité, et singulièrement dans la consommation des produits des ICIC » (BOUQUILLION, 2007, p. 192). Cette proposition théorique est susceptible d’apporter un éclairage des plus profitables à notre objet de recherche, notamment à propos de la place occupée par les ICIC dans le cadre des évolutions que nous venons de décrire. Sur ce point, nous pensons pouvoir avancer que le rôle joué par les ICIC est relativement central, puisque celles-ci auraient en charge de fournir les contenus susceptibles de favoriser l’épanouissement et l’accomplissement personnel du sujet. Dès lors, nous pouvons considérer que la diffusion sociale de cette figure de l’individu porteur de projet doit notamment permettre d’assurer cette « tranquillité de l’ordre social » évoquée par Fernand Braudel et dont cet auteur considère qu’elle est indispensable au capitalisme pour pouvoir prospérer en toute quiétude. En 122 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement effet, tout entier occupé à sa propre autocréation et constante réinvention, ce type d’individu n’est pas tant dans une posture revendicative qu’inscrit dans une certaine forme de conformisme social du désir de singularité, le capitalisme se présentant comme le modèle de société le plus à même de l’aider dans l’accomplissement de cette quête. En conséquence, c’est à ce titre que nous pouvons ici « [insister] sur le caractère central des TIC et des produits des ICIC dans la construction des rapports sociaux (ibid., p. 191), celles-ci venant alimenter de manière régulière « une philosophie de la vie quotidienne » propre à offrir un appui idéologique et productif aux sociétés capitalistes avancées. Cette philosophie qui est celle de l’autoréalisation trouve un de ces moyens de concrétisation le plus prégnant dans les consommations culturelles des individus, celles-ci prenant une importance de plus en plus grande dans le quotidien des sujets, leur rôle étant tout autant économique que social. Enoncée en d’autres termes, notre approche consiste à considérer que les ICIC, de par les contenus artistiques et culturels qu’elles produisent, sont un stimulant de la croissance économique, car la consommation des dits contenus ne peut se faire, pour la grande majorité d’entre eux, qu’en achetant les outils permettant de les lire/écouter/visionner, à savoir les TIC. Par ailleurs, les ICIC, en tant que fournisseurs de contenus régulièrement renouvelés, sont un appui idéologique de poids pour le capitalisme par projets car elles participent de cette philosophie du quotidien où l’individu doit être en mesure, dans le cadre de sa démarche d’autocréation de soi, de constamment se réinventer. Les ICIC peuvent à ce titre être considérées comme les instances permettant au sujet de jouer avec différentes identités et mises en scène de soi. Dès lors, nous ne considérons pas que la figure de « l’usager-délinquant » développée par David Vandiedonck (VANDIEDONCK, 2007) doive être considérée comme étant à la marge du système capitaliste, elle en est au contraire l’un des produits idéologiques les plus exemplaires. Mu par cette volonté de se réaliser – ou suivant l’injonction sociale qui lui est faite, ce qui dans le cas présent importe peu – l’individu tente ainsi de réaliser des coups afin d’assouvir son appétit de nouveaux contenus, l’échange illégal de fichiers numériques pouvant finalement être considéré comme un moyen parmi d’autres d’y parvenir. Or si cette manière de représenter un type « d’individus déviants qui n’acceptent pas les règles de l’échange […] permet de poser en des termes moraux les questions politiques et sociales (BOUQUILLION, 2007, p. 192), point sur lequel nous reviendrons, il nous semble toutefois que ce phénomène doit être considéré dans le cadre de perspectives élargies. La tentative de « culpabilisation [peut effectivement faciliter] l’évolution des modèles socio-économiques, y compris des usages » (ibid., p. 193), mais il convient toutefois de garder à l’esprit que l’usager-délinquant ne peut lui-même être réduit à cette seule caractéristique dans ses actes de consommation. En tant que tel, ce type d’usager participe 123 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement pleinement de la reproduction du capitalisme, dans la mesure où cet individu, lorsqu’il s’agit de se procurer les TIC qui lui permettront de profiter des contenus produits par les ICIC, est parfaitement disposé à accepter « les règles de l’échange ». Par ailleurs, il nous paraît important de rappeler ici que nous ne considérons pas que le jeu d’influence entre les acteurs de l’industrie et les consommateurs soit unidirectionnel, ce postulat nous incitant à faire preuve d’une relative prudence quand il s’agira d’évaluer l’efficacité des stratégies élaborées par les entreprises opérant sur les différentes filières des ICIC. Car si elles tentent effectivement de réaliser des « coups de force » afin de préserver leurs positions en orientant les usages à leur avantage, l’actualité récente a toutefois montré, notamment au cours des débats en 2008-2009 autour de la loi HADOPI (Haute Autorité pour la Diffusion des Œuvres et la Protection des droits sur Internet), que les ICIC se voient pour ainsi dire dans l’obligation de s’adapter aux usages de ces usagersdélinquants, en mettant notamment en place des modèles économiques qui prennent en compte ces évolutions. Sur ce point, nous verrons dans la troisième partie que ce mouvement est déjà largement engagé. De plus, même au niveau de leurs consommations culturelles, les individus qui ont recours au téléchargement illégal de fichiers ne renoncent pas pour autant systématiquement à l’achat de biens culturels tels que des CD ou des DVD, et ce même si leur consommation a pu effectivement diminuer. Il nous semble par ailleurs qu’aborder ces questions en termes de « consentement à payer » du consommateur final relève d’une approche extrêmement restrictive, surtout s’agissant d’un type de consommation éminemment symbolique et touchant à ce point la subjectivité du sujet. Ce constat tend ainsi à laisser penser que les significations de cet acte de consommation ont, du point de vue du sujet, été amenées à évoluer, l’achat pouvant s’effectuer selon des motivations différentes. Ces motivations peuvent aller du désir de posséder l’objet, matérialisant ainsi la possession d’une œuvre, à la volonté de soutenir économiquement l’artiste. Dans tout acte de consommation il y a une portée symbolique qui va bien au-delà de la simple satisfaction d’un besoin, cela étant d’autant plus vrai pour les productions des ICIC, dans la mesure où elles relèvent de pratiques sociales-symboliques. Dès lors, si cet appétit pour des contenus culturels a pu être à ce point aiguisé qu’il puisse mettre en danger les positions acquises par les acteurs traditionnels de certaines filières telles que la musique enregistrée, il nous semble par contre être parfaitement conforme au nouvel esprit du capitalisme, considérant par là qu’il joue un rôle prépondérant dans le succès du renouvellement de ce modèle de société. C’est dans cette optique que la « crise » de la musique enregistrée nous parait devoir être analysée, cette pratique culturelle et l’industrie qui s’est développée avec elle offrent à ce titre un champ d’investigation d’une grande richesse sur ces questions. 124 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement La pratique d’écoute de musique enregistrée : une illustration exemplaire des tendances en cours Arrivée à ce stade, nous sommes en mesure de justifier de manière plus détaillée le choix de la pratique d’écoute de musique enregistrée comme objet de recherche. Nous tenons d’emblée à insister sur le fait que nous considérons cette pratique comme une entrée, parmi d’autres, devant permettre de mieux appréhender certaines logiques et évolutions sociales. Ce rappel a pour nous valeur de mise en garde, car il conviendra de garder à l’esprit que notre recherche ne se veut pas une analyse du fait musical en tant que tel. Toutefois son choix dans le cadre de notre recherche nous paraît intéressant à plus d’un titre, dans la mesure où cette pratique nous parait pouvoir offrir une illustration des évolutions sociales que nous avons évoquées supra. En premier lieu, l’écoute de musique enregistrée est une pratique très largement partagée, 75 % de la population française de plus de quinze ans ayant écouté au moins une fois de la musique enregistrée au cours de l’année 2005, ce pourcentage s’élevant à 96 % chez les 15-29 ans, 92 % chez 30-39 et 82 % chez les 40-4954. Par ailleurs, en 2003, 65 % des 15-24 ans écoutaient de la musique tous les jours (49 % pour les 25-34 et 37 % pour les 35-44), ces données confirmant, si besoin était, le caractère fondamentalement générationnel de cette pratique culturelle55. Elle s’est ainsi développée dans la population à mesure que progressaient le temps libre, le pouvoir d’achat ainsi que le niveau d’instruction des individus, ce qui en fait la pratique la plus représentative de la montée en puissance des classes moyennes dans la société. De plus, la pratique d’écoute de musique enregistrée ne nécessite pas un long travail d’apprentissage et d’acculturation, ce qui renforce son accessibilité au plus grand nombre. Mais si cette pratique n’est pas distinctive en tant que telle, elle permet par contre au sujet de mettre assez aisément en place des stratégies de distinction à travers ses choix musicaux, ainsi que dans la manière dont il les écoute. Cette pratique permet ainsi à l’individu de se singulariser et de se constituer des modes d’être qu’il considèrera comme originaux, et ce sans avoir à passer par une quelconque institution, ce qui, au regard des demandes sociales d’efficacité et de performance auxquelles l’individu doit se 54 Département des études, de la prospective et des statistiques, Chiffres Clés 2009. Statistiques de la culture, La Documentation Française, Paris, 2009, consultable en ligne : http://www2.culture.gouv.fr/culture/deps/2008/pdf/Chiffres-cles-2009.pdf (consulté le 21 juillet 2009). 55 Département des études, de la prospective et des statistiques, « Approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques », Culture – Prospective, 2007-3, juin 2007, consultable en ligne : http://www2.culture.gouv.fr/culture/deps/2008/pdf/Cprospective07_3.pdf (consulté le 21 juillet 2009). 125 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement conformer, constitue un avantage non négligeable. Une fois encore, des profits à court terme sont attendus, la musique étant en mesure, de par ses modalités de production et de consommation, de répondre de manière satisfaisante à cette injonction. L’écoute de musique enregistrée entre ainsi en résonance avec l’individu porteur de projets, ce type de création étant facilement accessible et les ICIC se chargeant d’assurer leur renouvellement rapide. Les goûts musicaux que se choisit le sujet peuvent donc être aisément mobilisés dans la construction de son identité, ainsi que dans sa recherche constante de modes de vie originaux. La musique écoutée participe dès lors d’une mise en scène du quotidien, ainsi que d’une démarche d’esthétisation de celui-ci. Enoncée de manière un peu brutale, notre proposition théorique consiste à considérer que l’écoute de musique permet d’avoir, à peu de frais, le sentiment de vivre une existence qui vaille la peine d’être vécue. Ce type de pratique peut tout aussi bien susciter des émotions intenses chez l’auditeur, que participer de la construction de son environnement symbolique dans sa vie de tous les jours. Comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, l’écoute de musique enregistrée répond parfaitement à cette double exigence sociale d’authenticité et de flexibilité, dans la mesure où le sujet peut mettre en avant certaines valeurs sûres de son répertoire musical, tout en revendiquant une capacité d’ouverture, voire même un désir affiché de découvrir de nouvelles références. Sur ce point, nous rappelons ici que, au cours des entretiens que nous avons menés, à la question qui visait à connaître quels étaient leurs goûts musicaux, la grande majorité des auditeurs que nous avons interviewés répondaient qu’ils écoutaient « de tout ». Cette réponse est, nous semble-t-il, beaucoup moins anecdotique qu’elle ne le laisserait penser en première approximation ; elle peut bien au contraire être vue comme une intériorisation par les sujets de cette injonction à la flexibilité, c’est-à-dire à être en mesure de s’adapter à des contextes sociaux différents et à mettre en avant cette disposition comme une qualité socialement requise. Enfin, l’industrie musicale reste la première des filières des ICIC à avoir été confrontée de manière massive au problème de l’échange illégal de fichiers numériques sur Internet. De par la taille relativement réduite d’un morceau encodé en MP3, et grâce à sa facilité d’utilisation même pour un usager non-expert en informatique, ce format d’écoute de la musique s’est très rapidement répandu auprès des auditeurs, bouleversant en moins de dix ans leurs habitudes de consommation de ce type de création artistique, et remettant ainsi en cause les positions acquises par les acteurs historiques de la filière. Le procès de numérisation du signal est engagé depuis plusieurs années, mais ce n’est que très récemment que ses potentialités se sont pleinement révélées aux auditeurs, rendant possible un fantasme, jusque-là jamais complètement réalisé, de profusion musicale où tout le répertoire mondial serait facilement accessible de chez soi. C’est à 126 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement ce titre que la pratique d’écoute de musique enregistrée peut être considérée comme la première parmi toutes où se réaliserait réellement l’opulence communicationnelle évoquée par Abraham Moles dans les années 80 (MOLES, 1986). Ce statut confère de ce fait à l’étude de l’écoute de musique enregistrée dans les sociétés capitalistes avancées, un caractère des plus heuristiques pour une recherche dont l’objectif est d’appréhender conjointement les évolutions observables au niveau micro- des pratiques quotidiennes et celles en cours au niveau macro-, au sein de la filière musicale. Au-delà de l’évolution des modes de valorisations économiques qui en serait l’une des conséquences, les interactions entre ces deux niveaux participent selon nous pleinement d’une dynamique plus large. Cette dynamique serait celle d’un renouvellement du capitalisme selon les modalités que nous avons évoquées tout au long de ce chapitre, la consommation de musique enregistrée représentant un terrain de recherche susceptible, pour les raisons que nous venons d’avancer, d’offrir des éléments de compréhension de ce procès, tant au niveau économique que social-symbolique. 127 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Partie 2. Valeurs d’usage de la musique à l’ère de sa reproductibilité technique « Que peut, que doit faire un homme de sa vie, lorsqu’il débouche hors du cap de la nécessité ? » (MORIN, 1983a, p. 258) La musique (produite et écoutée) peut être considérée comme faisant anthropologiquement partie de toute civilisation humaine et son histoire ne peut bien évidemment pas se limiter à la période à partir de laquelle il a été possible de la reproduire en « conserves culturelles ». Toutefois, et sans remettre en cause ce postulat, il est indéniable que l’innovation technique qui a permis de la reproduire en séries industrielles a eu des conséquences majeures quant au rapport entretenu par les auditeurs avec ce mode de création. L’invention d’Edison ne remonte finalement qu’à un siècle et demi, ce laps de temps – assez court au regard de l’histoire de l’humanité – ayant suffi pour que se constitue toute une gamme d’usages différenciés autour de la pratique d’écoute de musique enregistrée. Nous verrons ainsi, au travers de citations d’entretiens que nous avons menés de juin à décembre 2007, que cette pratique, quelques soient les moyens par lesquels elle s’actualise dans le quotidien des auditeurs, est profondément ancrée dans la vie de tous les jours de ces derniers, les accompagne et rythme leurs actes les plus triviaux. Cette musique au quotidien, cette manière de créer la « bande-originale » de sa propre vie reste l’un des points qui est ressorti avec le plus de prégnance tout au long de notre travail d’enquête. Il est intéressant de relever à ce titre que ce type d’écoute peut être rapproché de la manière dont, selon Walter Benjamin, l’architecture est appréhendée dans le paysage urbain, perçue de manière distraite tout en ayant un rôle structurant dans la constitution d’une entité collective. Dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Benjamin développe ainsi l’idée que : « L’opposition entre distraction et recueillement peut encore se traduire de la façon suivante : celui qui se recueille devant une œuvre d’art s’y abîme ; il y pénètre […]. Au contraire, la masse distraite recueille l’œuvre d’art en elle. Les édifices en sont les exemples les plus évidents. De tout temps, l’architecture a été le prototype d’une œuvre d’art perçue de façon à la fois distraite et collective. » 56 (BENJAMIN, 2000, p. 311) 56 C’est nous qui soulignons. 128 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement L’écoute distraite de la musique par les auditeurs que nous avons interviewés fut un des thèmes récurrents de nos entretiens. Cette manière de recueillir l’œuvre musicale dans le rythme du quotidien des auditeurs – la musique rythme le quotidien, les moments du quotidien appellent l’écoute de tel ou tel morceau – est une dimension de l’écoute de musique enregistrée qui est ressortie de manière très significative. La pratique peut ainsi se réaliser – et se réalise le plus souvent – en faisant autre chose : tâches ménagères, devoirs, jeux vidéos, etc. L’un des points qui est ressorti avec le plus de constance tout au long de notre enquête de terrain reste finalement que la musique est assez rarement écoutée pour elle-même – ou du moins que ce type de loisir n’est que très rarement exclusif et a très souvent un rôle d’accompagnement. Ici il faut entendre le terme « accompagnement » selon deux acceptions selon nous. La première, que nous venons d’énoncer, consiste à appréhender la musique comme l’accompagnement d’autres loisirs ou d’activités quotidiennes. La deuxième, qui en est le prolongement direct – mais nous semble toutefois la déborder – est celle qui confèrerait à la musique le rôle de « compagnon » du quotidien au sens plus large du terme. Une présence qui accompagnerait l’individu tout au long de l’existence, mettrait en relief les moments forts de la vie des auditeurs, voire contribuerait à leur donner ce relief. Nous en donnons un premier exemple infra, ce point étant amené à être développé plus loin dans notre recherche : « C’est un accompagnement. C’est une voix qui m’accompagne et qui me porte quand j’en ai envie et ça c’est précieux. Accompagnement ce n’est par forcément le bon mot parce qu’en fait c’est quelque chose qui va me porter et m’accompagner et me faire partir dans des directions affectives ou d’imagination d’une manière assez forte et qui permet, ça peut paraître contradictoire, à la fois une rupture et à la fois une proximité. Et une voix, ou une mélodie, ou un souffle qui va m’accompagner qui est proche et qui peut aussi me faire partir dans un univers spatio-temporel très différent de celui où je suis. Un peu une ouverture, une bascule en fait. C’est un monde qui peut faire basculer vers. Oui c’est une ouverture, c’est une béance dans le quotidien. Une espèce de faille et pendant un temps on peut partir d’une autre manière dans l’espace et dans le temps et, d’une certaine manière, y perdurer un peu même quand on est plus dans l’écoute, ce qui est assez fascinant avec la musique. » (Christophe, 37 ans, infographiste) Sans entrer dans des détails que nous développerons plus largement dans le chapitre 8, ce fragment – pris dans un ordre chronologique, celui-ci correspond au second entretien que nous avons mené – nous permet d’ores et déjà d’évoquer une idée qui fut rapidement un des principaux fils conducteurs de notre travail de terrain, à savoir que dans la quasi-totalité des cas de notre enquête, la musique a véritablement un statut de compagnon du quotidien. Dans l’extrait ci-dessus, nous pouvons ainsi constater que Christophe n’utilise pas moins de cinq fois le substantif « accompagnement » ou le verbe « accompagner ». Il s’agissait là d’un long monologue 129 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement où l’enquêté répondait à la question que nous lui posions concernant l’importance que la musique prenait dans sa vie de tous les jours. Si nous devions raisonner dans la stricte perspective d’une mise au jour des valeurs d’usage de la musique du point de vue de l’auditeur, nous pourrions avancer que celle qui consiste à rythmer la vie de ce dernier est certainement l’une des plus importantes – il s’agit en tout cas de celle qui fut le plus régulièrement évoquée au cours des entretiens que nous avons menés. Cette valeur d’usage n’est certes pas apparue avec l’arrivée de l’enregistrement sonore, mais ici c’est le cadre général de cette pratique qui a en partie évolué. En passant d’un mode de production et de réception de la musique qui étaient essentiellement collectifs à la possibilité d’utiliser la musique de manière individuelle, l’écoute de musique enregistrée entre dans une logique de personnalisation, qui viserait pour l’essentiel l’enrichissement de la subjectivité de l’individu dans chaque moment de son quotidien. En nous plaçant ici dans les cadres des réflexions d’un auteur tel que Walter Benjamin, la valeur n’est plus tant dans le sacré ou la transcendance, mais plutôt dans la capacité qu’a – ou aurait – la musique à susciter/accompagner les émotions de l’auditeur, une sorte de catharsis profondément ancrée dans la trivialité du quotidien. Il ne s’agit bien entendu pas d’émettre l’hypothèse – fausse au demeurant – que la musique n’avait pas, avant l’invention d’Edison, cette fonction de compagnon de la vie de tous les jours – il suffit d’avoir à l’esprit les chansons folkloriques que tout un chacun connaissait et pouvait fredonner pour soi ou chanter en groupe, pour s’en convaincre. Notre volonté consiste plutôt à attirer l’attention sur le fait que cette valeur d’usage de la musique n’a pu se généraliser – et donc avoir la possibilité de devenir valeur d’échange – que dans la mesure où le son a pu être fixé sur un support physique, pour ensuite le reproduire en séries industrielles. Il ne s’agit pas pour nous d’avancer que l’innovation technique a créé cette valeur d’usage, mais plutôt que la reproductibilité technique a rendu possible l’émergence d’usages sociaux permettant d’actualiser des désirs latents, un « quelque chose » qui était déjà là et qui correspond de manière profonde avec les orientation des sociétés mues par le nouvel esprit du capitalisme, esprit dont nous avons développé les fondements théoriques tout au long de la première partie du présent mémoire. La possibilité d’une écoute « distraite » s’insérant dans le quotidien, participant par là de son enrichissement, est une valeur d’usage de la musique qui, pour reprendre les propositions de Benjamin, peut se rapprocher de la manière dont l’architecture s’insère dans le quotidien et participe de sa structuration, notamment au niveau social-symbolique (ibid.). En toute rigueur, nous tenons aussi à insister sur le fait que pour distraite qu’elle soit, cette écoute n’en est pas moins considérée comme importante par les auditeurs de notre enquête et que tous ont répondu qu’il serait extrêmement difficile – voire impossible – d’envisager de vivre sans : 130 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « Je ne pense pas que je pourrais m’en passer parce que c’est un des premiers trucs que je fais en rentrant chez moi, je mets de la musique. Si je fais un break avant de commencer à bosser chez moi, il faut qu’il y ait un bout de musique dans ma vie » (Joël, 21 ans, étudiant). « Me passer de musique maintenant, ça serait difficile. Ça serait vraiment difficile parce que ça fait partie de la vie quoi. Mes musiques fétiches, je comparerais ça un peu à une peluche. C’est quelque chose qui est familier, c’est quelque chose qu’on a envie d’entendre. Evidemment qu’on pourrait s’en passer, qu’on pourrait survivre sans mais ça serait juste dommage. Voilà le terme, ce serait dommage de ne pas avoir de musique en certaines occasions, alors que ça s’y prête vraiment bien » (Jules, 18, étudiant). « Ça serait fade je pense, de ne pas avoir de la musique. Ouais, tu en as besoin quoi, ça te permet de t’évader, ça permet de te distraire et puis l’oreille elle a besoin de ça. Même pas que l’oreille, le corps en règle générale, tu as besoin de danser, tu as besoin de bouger » (Gabriel, 28, Technicien dans un bureau d'études). Par ailleurs, nous ne tenterons pas ici de démontrer en quoi la musique aurait ce pouvoir de catharsis ou de constitution/extériorisation de la subjectivité et des émotions de chacun. Il s’agira plutôt pour nous de nous appuyer sur le fait que les personnes que nous avons interviewées sont elles-mêmes porteuses de cette croyance et mobilisent donc très largement la musique à cette fin. David Hesmondhalgh rappelle ainsi dans une contribution récente que « la musique, selon de nombreux auteurs, est un ensemble de pratiques culturelles désormais étroitement liées au domaine du personnel et du subjectif » (HESMONDHALGH, 2007, p. 206), ce qui implique que cette valeur de la musique s’est construite dans l’histoire proche et que l’industrie musicale a participé/accompagné pleinement cette tendance. Dès lors, il nous importera plus de savoir comment l’écoute de musique enregistrée s’est pleinement inscrite dans cette tendance sociale de fond qu’est l’émergence d’un nouvel esprit du capitalisme, que de mettre à jour les attributs supposés de la création musicale dans son essence. En d’autres termes, nous nous attacherons plus à comprendre ce que les discours sur les pouvoirs de la musique ont de performatifs, qu’à tenter de savoir en quoi ils relèveraient d’une réalité effectivement constatée et démontrable. Il nous parait donc essentiel d’insister à nouveau sur ce point, et de souligner qu’il ne s’agit pas de savoir dans quelle mesure la musique serait intrinsèquement porteuse des attributs et facultés de création de soi que les auditeurs – et certains chercheurs dont nous évoquerons les travaux infra – lui prêtent, mais bien d’insister sur le fait que les personnes que nous avons incluses dans notre travail de terrain, de par leurs représentations mêmes, entretiennent la musique dans cette fonction, lui confèrent, consciemment ou non, cette valeur d’usage bien spécifique. A l’appui de 131 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement notre propos, nous nous permettrons donc de reprendre in extenso un extrait éclairant de la contribution d’Hesmondhalgh citée supra : « Si une dynamique d’individualisation et « de réalisation de soi organisée », ainsi qu’une concurrence liée à cette réalisation, caractérisent effectivement les sociétés modernes, alors les énoncés concernant les pratiques musicales, les habitudes et les goûts seront sans doute influencés par le sentiment d’avoir à se présenter comme capables d’intensité émotionnelle. Cela ne veut pas dire que les individus mentent, ou s’illusionnent. Mais cela implique peut-être qu’on ne peut pas immédiatement prendre leurs énoncés comme preuves d’autogestion émotionnelle, ou comme preuves que la musique produit de la socialité et aide les individus à atteindre la reconnaissance de soi. » (HESMONDHALGH, 2007, p. 218). Cette citation aura aussi valeur de mise en garde méthodologique au regard des témoignages que nous avons recueillis, tels que celui que nous reproduisons ci-dessous et qui met en avant cette supposée capacité à l’autogestion des émotions dont seraient capables les individus dans les sociétés modernes : « Ce n’est pas vital non plus mais c’est vrai que je préfère l’avoir à portée de main la musique. C’est toujours plus pratique de l’écouter quand on veut. Quand il y a un bon morceau, je chante. Les musiques que j’aime bien me mettent de bonne humeur quand je les écoute. Les musiques tristes, je les écoute quand je suis triste, les musiques qui bougent, je les écoute quand je veux bouger, c’est comme ça. » (Myriam, 16 ans, lycéenne). Nous postulons ainsi que la reproductibilité technique, au-delà du fait qu’elle fut la condition nécessaire à l’émergence d’une industrie des loisirs culturels, a participé en plein d’une évolution du rapport que les individus des sociétés capitalistes avancées entretiennent avec la création musicale, plus dans l’écoute distraite que dans le recueillement. Ceci nous amène à l’un des principaux points soulevés par Walter Benjamin, relativement aux évolutions permises par la reproductibilité technique dans le processus de réception : « La reproduction technique peut transporter la reproduction dans des situations où l’original luimême ne saurait jamais se trouver. Sous forme de photographie ou de disque, elle permet surtout de rapprocher l’œuvre du récepteur. […] Le mélomane peut écouter à domicile le chœur exécuté dans une salle de concert ou en plein air » 57 (BENJAMIN, 2000, p. 275). L’écoute de musique a pu ainsi sortir du rituel collectif ou du folklore auxquels elle était jusquelà adossée. En offrant cette possibilité de séparer le moment de l’écoute de celui de l’exécution, 57 C’est nous qui soulignons. 132 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement du hic et nunc de l’original pour reprendre les termes utilisés par Benjamin, la reproductibilité technique actualise par là certaines aspirations d’individus, de citoyens devenus public(s). Nous parlerons ici d’une mise à disposition de l’œuvre d’art, d’une exposition accrue de cette dernière. Une fois encore, il nous semble que Benjamin ait anticipé certaines tendances que nos entretiens font ressortir quand celui-ci écrit que : « De jour en jour le besoin s’impose de façon de plus impérieuse de posséder l’objet d’aussi près que possible, dans l’image ou, plutôt, dans son reflet, dans sa reproduction » (ibid., pp. 278-279). Musique possédée par l’auditeur – sur support dédié puis sur disques durs ou clés USB –, musique qui accompagne celui-ci dans sa vie de tous les jours, suscite des émotions, y répond ou entre en écho avec celles-ci, « opulence » musicale58… Ces différentes valeurs d’usage de la musique n’ont pu émerger que grâce à la reproductibilité technique et s’actualisent dans l’usage – les usages – des TIC. En nous appuyant principalement sur les entretiens menés dans le cadre de notre recherche, nous tenterons de faire ressortir certains traits saillants du rapport que les auditeurs nous semblent entretenir avec la création musicale, insistant tout particulièrement sur les usages qu’ils mettent en œuvre pour réaliser cette pratique culturelle, ainsi que sur la signification qu’ils leur prêtent. Dès lors, nous tenterons d’appréhender ces significations – ou valeurs d’usage – sous l’angle de la reproductibilité technique et des évolutions que la possibilité de fixer le son sur un support physique a amené dans le rapport que les auditeurs entretiennent avec la création musicale. Cette deuxième partie de notre mémoire se divisera donc en cinq chapitres correspondant à des niveaux d’analyse permettant de faire ressortir la manière dont l’écoute de musique enregistrée s’insère dans le quotidien des individus et – dans une perspective plus large – dans les sociétés modernes. Nous effectuerons, dans un premier temps, un retour historique synthétique sur les conséquences sociales de l’invention d’Edison, en nous situant notamment au niveau de l’évolution de l’acte même d’écouter de la musique, ainsi que les significations que celui-ci fut progressivement amené à revêtir dans le cadre des sociétés du capitalisme avancé. Nous discuterons plus précisément la notion d’aura au sens où un auteur tel que Walter Benjamin l’entendait. Nous verrons ainsi en quoi l’écoute privative, rendue possible par la reproductibilité technique d’une création musicale, a pu participer d’un mouvement plus général qui serait celui d’un déplacement de cette aura du moment de la création de l’œuvre musicale à celui de son 58 Nous empruntons ici et faisons nôtre l’expression d’Abraham Moles, celui-ci ayant avancé dans Théorie structurale de la communication et société, que notre époque serait de « l’opulence communicationnelle ». 133 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement écoute et de sa réception. Ce chapitre permettra aussi de développer le rôle paradoxal joué par la reproductibilité technique, cette dimension technico-sociale participant tout autant de l’émergence de la notion d’œuvre canonique, que de sa remise en question. Le second chapitre sera dans le prolongement direct du premier et fera écho à la première partie du présent mémoire, puisqu’il s’agira de mettre en avant le fait que la pratique d’écoute de musique enregistrée passe de plus en plus par l’usage des TIC. Cette pratique participe à cet égard pleinement du procès de médiatisation de la communication, les deux s’entretenant mutuellement dans une dynamique relevant du « structurant/structuré ». A ce titre, et afin d’illustrer ce dernier point, il est ainsi possible de considérer que la mise sur le marché d’un outil tel que l’iPhone serait l’une des matérialisations les plus exemplaires de cette tendance de fond, tendance qu’il s’agira de mettre en perspective à la lumière des significations imaginaire sociales des sociétés modernes, signification qui ont déjà été évoquées supra. Dans le prolongement de ce chapitre, nous reviendrons sur les différends apports de notre enquête concernant la manière dont la pratique d’écoute de musique enregistrée se réalise effectivement de nos jours. Après avoir distingué les différents moments de cette pratique culturelle, ce chapitre s’attachera à expliciter comment celle-ci a évolué. Il s’agira à cet égard d’interroger la manière dont les auditeurs ont intégré, à différents niveaux, Internet et l’ordinateur dans le cadre de leur pratique d’écoute de musique enregistrée. Il conviendra toutefois de faire preuve d’un certain recul concernant les effets supposés de ces outils, et d’utiliser les apports de notre enquête afin de venir nuancer certains discours soutenant que la large diffusion de ces derniers change tout. Il s’agira ainsi d’inscrire l’arrivée de l’Internet grand public dans le temps relativement long des pratiques, afin de montrer que si celles-ci évoluent, c’est bien au rythme des auditeurs et non celui de la technique. Enfin, les deux derniers chapitres permettront, au regard des éléments de terrain qui sont ressortis au cours de l’enquête, de voir quelles sont les principales valeurs d’usage de l’écoute de musique enregistrée, dans le cadre des sociétés du capitalisme avancé. Dans le prolongement théorique des propositions formulées tout au long de la première partie, nous insisterons tout d’abord sur le fait que la musique est très largement mobilisée à des fins visant une esthétisation du quotidien, d’une manière d’enrichir celui-ci via les pratiques culturelles. Dans le cadre de notre argumentation, nous nous appuierons, parmi d’autres propositions théoriques, sur les travaux d’un auteur tel que Michael Bull qui considère notamment que : « [Ce] désir récurrent d’esthétiser ses expériences de vie est intégré par le sujet via l’usage [des TIC] tout en étant rendu possible par cet usage même. L’usage de la chaîne hi-fi personnelle a élargi 134 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement cette possibilité tout en la renforçant via les qualités auditives spécifiques de cet outil »59 (BULL, 2000, p. 175). Il conviendra bien entendu de ne pas tomber dans une approche qui relèverait d’un certain technodéterminisme et de rester vigilant à mesure que nous avancerons dans notre argumentation. Passée cette mise en garde, nous considérons toutefois que ce désir d’esthétisation – ou de ré-enchantement – du quotidien par l’usage des TIC, participe pleinement du désir d’autoréalisation que nous avons évoqué supra. Nous voyons ici une démarche qui relève fondamentalement d’une mise en scène de soi via les pratiques culturelles en général, et l’écoute de musique enregistrée en particulier. Nous développerons, au cours de ce chapitre, la dimension expressive de cette pratique culturelle, dans ce qu’elle participe d’une démarche visant la définition du sujet dans ce qu’il aurait de plus singulier. Au-delà de cette tentative d’enrichissement personnel et d’esthétisation de l’existence du sujet, nous verrons dans le neuvième chapitre qu’il est possible de faire ressortir une autre valeur d’usage de la musique. Celle-ci n’est pas tant liée à l’écoute en tant que telle, qu’à la possibilité d’avoir accès facilement et en profusion à une gamme étendue de contenus musicaux. Nous verrons ainsi que si le peer-to-peer s’inscrit très nettement dans cette tendance, les fondements de celle-ci remontent eux bien au-delà de l’apparition de ce phénomène, le texte de Paul Valéry La conquête de l’ubiquité en faisant déjà état. Nous reprendrons, dans cette perspective, certaines des propositions d’Abraham Moles concernant l’opulence communicationnelle, considérant qu’elles peuvent dans une large mesure s’appliquer aux modes actuels de consommation de la musique enregistrée. Nous nous intéresserons aux implications de cette situation d’opulence musicale, notamment dans la manière dont le sujet l’appréhende au quotidien. Nous verrons ainsi comment ces évolutions ont pu influer sur le statut de la création musicale, celle-ci devenant à proprement parler un artefact au service de la construction de la subjectivité du sujet. Ce neuvième et dernier chapitre nous permettra ainsi de revenir sur la notion même d’aura dans les sociétés du capitalisme avancé, en interrogeant le diagnostic formulé par Benjamin quant à sa disparition. Nous nous appuierons, dans cette optique, sur les propositions théoriques formulées au cours de la première partie. En conséquence, cette question sera abordée en tentant d’appréhender et de mieux cerner une certaine recherche d’authenticité de la part des auditeurs 59 « The habitual desire to aestheticize experience is both learnt though the use of these technologies and made achievable through their use. Personal-stereo use has both extended the facility and empowered it through the specifically auditory nature of the medium » [Notre traduction]. 135 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement dans leurs expériences quotidiennes. A ce titre, la pratique d’écoute de musique enregistrée peut être considérée comme un des nombreux moyens mis à dispositions des sujets pour accomplir ce projet. Nous soutenons ainsi que l’aura, loin d’avoir disparue, apparaît au contraire comme une valeur d’usage des plus recherchées, et ce alors même que le procès de numérisation semblait devoir amener à sa liquidation définitive. A l’appui de cette proposition, nous envisagerons le rôle joué par les techniques de reproduction dans cette évolution, celles-ci pouvant permettre et favoriser la manifestation de l’aura dans chaque moment de l’existence du sujet. Dans une société qui serait celle de l’hyperchoix, nous voyons ici que la question du sens et de la signification que le sujet est en mesure de conférer à son existence, sont des questions qui restent au cœur de ses préoccupations quotidiennes. Dans la quête des individus de modes de vie dont ils pourraient faire valoir l’authenticité, l’aura est une valeur d’usage à laquelle les sociétés modernes et les sujets qui les composent peuvent difficilement renoncer. 136 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Chapitre 5. Production et reproduction de la musique : du sacré à l’écoute quotidienne Le phonographe d’Edison, ainsi que toutes les inventions qui lui ont succédé, ont participé d’une évolution profonde du statut de l’œuvre musicale au sein des sociétés modernes. Comme nous le verrons dans la suite de ce chapitre, ces différentes innovations ont peu à peu permis de détacher l’œuvre de son producteur, le rôle de celui-ci étant circonscrit à la phase de l’enregistrement de l’œuvre originale, c’est-à-dire à la réalisation d’un master qui fera office de matrice des reproductions qui seront ensuite diffusées auprès des auditeurs. Nous insisterons donc plus spécifiquement sur le caractère fondamental de cette séparation entre le moment de l’exécution d’une œuvre musicale et celui de son écoute, séparation rendue possible grâce aux progrès techniques de l’enregistrement sonore. Cette innovation a favorisé l’émergence et le développement d’une écoute de type privatif, pouvant se faire au domicile de l’auditeur ; une écoute qui – passée la phase d’enregistrement – n’a plus besoin de la présence de l’interprète. Ecouter de la musique ne nécessite donc plus de compétences techniques particulières – qu’il s’agisse de la maîtrise du chant ou d’un instrument de musique – de même qu’elle peut se réaliser sans avoir à se déplacer sur un lieu particulier tel qu’une salle de concert ou une église. L’histoire de l’écoute de musique au cours du XXe siècle est donc celle du caractère ubiquitaire qu’elle a progressivement revêtu, ainsi que celle du détachement de l’œuvre de son producteur qui en est la condition. Ce dernier point, ainsi que les nombreux débats qu’il a pu générer concernant l’évolution des processus de réception d’un texte quel qu’il soit, n’ont rien de nouveau puisque l’écriture peut être considérée comme la première technique permettant au récepteur de s’affranchir de l’influence de l’auteur. A ce titre, nous renvoyons le lecteur au texte de Platon que nous avons évoqué au cours du premier chapitre, et plus précisément au « débat » entre Teuth et Thamous concernant les apports et les risques de l’écriture pour assurer une bonne transmission des connaissances au plus grand nombre. Afin de cerner au mieux la notion d’aura, ainsi que ses implications dans le cadre de notre recherche, le présent chapitre sera découpé en cinq temps successifs devant permettre d’éclairer les enjeux théoriques dont il sera ici question. Nous reviendrons tout d’abord précisément sur l’aura au sens où Walter Benjamin l’entendait, cet auteur nous semble être l’un de ceux qui a offert la définition la plus riche de cette notion, tout en tentant de formuler des propositions quant à la manière dont sa place a évolué dans les sociétés modernes. Bien que souvent discutée et remise en question par des auteurs contemporains, nous pensons que les énoncés théoriques de Benjamin gardent encore, sur cette question, toute leur pertinence. Nous nous attacherons 137 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement ensuite, dans un deuxième temps, à faire ressortir le rôle – paradoxal de notre point de vue – que l’enregistrement sonore a pu jouer dans l’émergence de la notion d’œuvre musicale définitive, propre à être transmise aux générations suivantes en l’état. Nous verrons que tout en ayant permis, par le jeu de comparaison des différentes versions d’une pièce musicale qu’elles ont rendu possible, la consolidation d’une vision canonique des œuvres musicales, les techniques de fixation du son ont aussi participé d’une autonomisation de l’acte d’écoute. L’auditeur s’affranchissant du hic et du nunc de la production musicale, se voit offrir la possibilité d’asservir une création à son quotidien, rien ne l’obligeant, dans le cadre de cette démarche, à respecter les intentions et le projet artistique de son auteur. Ces deux premiers temps devront ainsi nous permettre d’éclairer, d’un point de vue théorique, la manière dont le statut de l’œuvre musicale a évolué dans les sociétés modernes, au cours du siècle et demi ayant suivi l’invention du phonographe. Nous verrons par la suite comment la musique – via la partition tout d’abord, puis grâce aux différentes techniques de fixation du son – a progressivement acquis le statut de document de plus en plus facilement accessible, transmissible et modifiable. Cette matérialisation progressive de la musique fut la condition indispensable à l’émergence des valeurs d’usage que nous évoquerons par la suite, notamment dans l’utilisation de ce type de création dans l’accompagnement sonore des sujets, accompagnement visant une esthétisation de leur quotidien. A cette occasion, nous évoquerons le procès de numérisation qui peut être vu comme l’aboutissement de cette transformation de la musique en document. Bien loin, selon nous, de participer de sa « dématérialisation » – comme de nombreux observateurs ont pu l’évoquer dans des analyses un peu superficielles – le processus de numérisation participe au contraire d’un achèvement de la matérialisation visible60 du son. Il apparaît en effet que, grâce à la numérisation, le son n’a jamais était aussi facilement appréhendable dans la vie de tous les jours. La numérisation, loin de participer de l’émergence d’une hypothétique civilisation immatérielle, est au contraire contemporaine d’une société où la consommation de biens matériels n’a jamais été aussi forte. En d’autres termes, accéder à ces documents numériques nécessite l’usage de technologies dont on peut difficilement dire qu’elles relèvent d’un univers éthéré, mais sont au contraire bien ancrées dans la réalité physique la plus immédiate. 60 Nous utilisons ici le terme « visible » car, d’un strict point de vue physique, le son est déjà un phénomène relevant de la matérialité, tout l’enjeu résidant dans les possibilités de pouvoir le fixer et le transmettre via l’invention de différentes techniques prévues à cet effet. 138 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Nous évoquerons dans un quatrième temps les implications proprement sociales que les techniques d’enregistrement sonore ont rendu possible. Nous aborderons ici la possibilité d’écouter de la musique de manière privative, celle-ci étant le prolongement du processus de mise en document de la création musicale. Ce type d’écoute de la musique, en affranchissant l’auditeur d’une réception qui serait strictement collective, permet à celui-ci, pour reprendre les termes de Benjamin, de « [recueillir] l’œuvre d’art en [lui] » (BENJAMIN, 2000, p. 311), c’est-à-dire de l’ajuster le moment de l’écoute à sa temporalité propre, de tout simplement choisi où et comment il désire écouter telle ou telle œuvre. Que ce soit dans l’évolution du statut de la création musicale ou dans la place prise par l’auditeur dans le processus de réception de celle-ci, nous verrons que cette possibilité de recueillir l’œuvre en soi et pour soi a des conséquences profondes. Ce sont précisément ces conséquences que nous évoquerons dans le cinquième et dernière section de ce chapitre, montrant comment, dans la manière dont l’écoute de musique a progressivement évoluée, l’auditeur a été amené à prendre de plus en plus d’importance, le fait d’écouter de la musique devenant pratique culturelle en tant que telle et à part entière. De la notion d’aura selon Benjamin L’aura fait très certainement partie des propositions théoriques les plus célèbres de Walter Benjamin, elle n’en reste pas moins difficile à appréhender, tant sa définition semble pouvoir donner lieu à de multiples interprétations. Avant d’évoquer cette notion et de voir dans quelle mesure elle peut être mobilisée dans le cadre de notre recherche – notamment au niveau d’une évolution du statut de la création musicale dans les sociétés du capitalisme avancé – il convient donc de revenir très précisément sur l’un de ses articles les plus cités, dans lequel Benjamin offre une définition très détaillée de ce concept : L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Il s’agira pour nous de comprendre ce que le terme d’aura recouvrait pour cet auteur, de mettre à jour le postulat théorique qui le sous-tendait. Notre démarche consistera, par ailleurs, à tenter d’expliquer dans quelle mesure Benjamin considérait que les possibilités offertes par la technique de reproduire les œuvres en séries identiques à l’original, étaient susceptibles de mettre à mal cette aura, voire de la « liquider ». Loin d’être un concept flou, comme ont pu l’avancer Hennion et Latour, l’aura permet au contraire d’appréhender de manière fine certaines évolutions sociales, notamment concernant le rôle et la place de l’art dans les sociétés modernes. La principale difficulté dans l’appréhension des travaux de Benjamin réside en premier lieu dans son style d’écriture, celui-ci étant très littéraire, Benjamin ayant volontiers recours à la comparaison. Nous pouvons ainsi considérer que la construction de ses textes n’entre pas véritablement dans les canons de l’écriture scientifique, il n’en reste pas moins que certaines propositions formulées dans 139 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement ses travaux gardent encore aujourd’hui toute leur pertinence. Ainsi, dès les premières pages de son article, Walter Benjamin définit l’aura en ces termes : « Pour mieux l’éclairer, il faut envisager l’aura d’un objet naturel. On pourrait la définir comme l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il. Suivre du regard, un après-midi d’été, la ligne d’une chaîne de montagne à l’horizon ou une branche qui jette son ombre sur lui, c’est, pour l’homme qui repose, respirer l’aura de ces montagnes ou de cette branche » 61 (ibid., p. 278). Nous voyons, par cette approche naturaliste de la notion d’aura, que cette dernière est fondamentalement liée au rapport que les individus entretiennent avec l’espace et le temps, qu’elle agit sur celui-ci dans un rapport dynamique et réciproque. Si nous suivons Benjamin, l’aura d’une œuvre est liée/attachée au lieu et au moment de sa conception/production. Ainsi, si nous prenons l’exemple de l’exécution d’une pièce musicale, cette approche est validée dans la mesure où l’écoute ne peut s’extraire du lieu de production de cette création. Avant l’émergence de techniques permettant de mettre le son en « conserves », rendant ainsi possible la reproduction en séries identiques d’une même performance, le moment de l’exécution et celui de l’écoute étaient, comme les deux faces d’une même feuille, inextricablement liés. Comme le rappelle avec justesse Benjamin, « l’unicité de l’œuvre d’art et son intégration à la tradition ne sont qu’une seule et même chose » (ibid., p. 279) ce qui implique que le rapport à l’art relevait fondamentalement du sacré ou du rituel (religieux ou non) et surtout d’une réception collective dans la majorité des cas. Sur ce point, nous remarquerons que la reproductibilité technique n’a pas créée l’écoute privative, mais la simplement rendue accessible à toutes les couches de la population. Avant cette innovation technique, les seuls individus qui pouvaient se permettre de jouir de ce mode de réception privilégié étaient les personnes qui avaient les moyens de faire venir et de payer des musiciens, pour qu’ils jouent à leur domicile. Dans la très grande majorité des cas, la réception des œuvres d’art se faisait donc collectivement. Dans le prolongement de cette réflexion, nous verrons infra dans quelle mesure la généralisation de l’écoute privative auprès du plus grand nombre, a pu participer de la destruction – ou liquidation – de l’aura de l’œuvre au sens où Benjamin l’entendait. En suivant le raisonnement de Benjamin, nous constatons que ce que la reproductibilité technique a rendu possible, c’est bel et bien l’arrachement de l’œuvre à sa seule fonction rituelle, généralisant un rapport avec celle-ci relevant du privatif, la privatisation de la réception des œuvres devenant accessible au plus grand nombre. Dès lors, le sceau de l’unique est peut-être ce 61 C’est nous qui soulignons. 140 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement qui pourrait caractériser le mieux la notion d’aura, cette définition nous permettant de comprendre pourquoi Benjamin considère que la reproductibilité technique vient la « liquider », remettant profondément en cause le statut de l’œuvre d’art unique. Si les fondements mêmes de l’œuvre d’art résident dans son unicité de lieu et de temps, il devient possible d’envisager très concrètement ce que les techniques industrielles de reproduction viennent ébranler. Ici, c’est l’essence même de la notion d’œuvre d’art qui est remise en question : « À l’époque de la reproductibilité technique, ce qui dépérit dans l’œuvre d’art, c’est son aura. Ce processus a valeur de symptôme ; sa signification dépasse le domaine de l’art. On pourrait dire, de façon générale, que la technique de reproduction détache l’objet reproduit du domaine de la tradition. En multipliant les exemplaires, elle substitue à son occurrence unique son existence en série. Et en permettant à la reproduction de s’offrir au récepteur dans la situation où il se trouve, elle actualise l’objet reproduit »62 (ibid., p. 276) Si l’œuvre d’art n’est plus forcément marquée du sceau de l’unique, si la même composition peut être rejouée indéfiniment à l’identique, celle-ci peut alors s’extraire du sacré pour entrer dans la routine et le quotidien de l’auditeur, et acquérir par là d’autres valeurs d’usage. Ce constat a d’ailleurs amené un auteur tel qu’Abraham Moles à écrire que « l’authenticité se détache de l’œuvre […] pour s’attacher à l’instant perceptif, au regard, à la situation du récepteur devant l’image et le son » (MOLES, 1986, p. 228). L’authenticité ne se trouverait donc plus tant dans l’objet artistique – objet dont il conviendrait de comprendre le sens, démarche pouvant aller jusqu’à une tentative d’en faire l’exégèse – mais dans le moment de la réception, dans la mise en scène routinière que l’auditeur met en place de manière plus ou moins consciente. Le sens ne résiderait plus tant dans l’œuvre écoutée que dans la pratique même de l’écoute, dans la manière dont elle rythme le quotidien et lui apporte un surplus de signification. Nous anticipons ici quelque peu des points que nous évoquerons infra, à propos notamment du rapport que les sujets entretiennent avec les choix de leurs modes de vie et de leurs modes d’être, ceux-ci étant de plus en plus vécus, comme nous l’avons déjà évoqué, sous l’angle d’une quête d’authenticité. Cette quête d’une vie digne de ce nom s’insère par ailleurs, dans des stratégies de distinction sociale, stratégies dont nous avons pu voir supra qu’elles étaient loin d’avoir disparu. Nous reviendrons plus en détail sur cette proposition dans la suite de notre mémoire ; nous nous contenterons ici de reprendre à notre compte certaines propositions théoriques d’un auteur tel que Bernard Lahire, celui-ci rappelant à juste titre que : 62 Souligné par l’auteur. 141 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « En tant que moyen de légitimation (collectif ou individuel), les formes dominantes de culture fournissent un cadre qui permet aux individus de donner un sens distinctif à leurs pratiques et à leurs goûts et de se sentir justifiés d’exister comme ils existent, d’avoir le sentiment de mener une vie digne d’être vécue, c’est-à-dire de mener une vie plus digne d’être vécue que d’autres. » (LAHIRE, 2004, p. 107). Ce point, sur lequel nous reviendrons infra, nous semble essentiel et ne nous parait pas devoir se limiter aux seules « formes dominantes de culture ». Dans le cadre de notre recherche, nous avons déjà eu l’occasion de soutenir que cette aspiration à « mener une vie digne d’être vécue » est profondément partagée et qu’elle n’est pas l’apanage des seules classes les mieux dotées culturellement, socialement et économiquement. L’écoute de musique enregistrée, parmi d’autres pratiques culturelles existantes, peut ainsi être considérée comme une ressource permettant la définition de son monde propre, de son identité. En ce sens, ce n’est plus le rituel qui définirait l’individu en tant que membre de telle ou telle communauté, mais l’individu lui-même qui, en incorporant dans son quotidien les différentes œuvres d’art mises à sa disposition sur le marché des biens culturels, travaillerait à construire son identité, à « devenir ce qu’il est » pour reprendre la maxime du poète grec Pindare. Sorti du rituel collectif, le sujet se construit à travers une multiplicité de rituels individuels, rituels qu’il délimite selon son propre usage, en les adaptant à sa temporalité propre. « C’était au lycée, pendant les longues heures d’étude je m’ennuyais un peu et parfois on est obligé d’attendre tout seul, et bien là j’avais vraiment envie d’écouter de la musique. Je n’avais pas de baladeur MP3, j’avais bien mon walkman avant, mais là ça prend beaucoup moins de place et tu as plus de musique. C’est juste dans ma trousse, je sors mes écouteurs et puis c’est bon. Oui, c’est largement appréciable. Des fois, quand je me dis : « tiens, là j’écouterais bien de la musique » et que je n’ai pas mon baladeur, en général je ne suis pas très content et après je m’en veux, et tout le long je me fais : « si j’avais eu mon baladeur » » (Guillaume, 19 ans, étudiant). « J’écoute plus de musique avec Internet que sans, parce qu’avant je n’achetais pas beaucoup de CD. Ça a mis fin à une frustration. Avant, il fallait attendre le clip sur MCM ou à la radio, tandis que là c’est accessible beaucoup plus rapidement et je peux l’écouter quand je veux » (Coudiedji, 20 ans, étudiante). La privatisation de l’écoute, la possibilité d’avoir chez soi et pour soi une œuvre musicale qu’il peut écouter quand bon lui semble permet à l’auditeur d’être en mesure de s’émanciper des temps de la production et l’exécution d’un morceau ; la conséquence directe de cette évolution est donc qu’il peut assouvir quasiment instantanément l’envie de jouir pour lui de telle ou telle pièce musicale. De ce point de vue, il n’est plus dans l’attente d’un événement, mais plutôt dans la recherche de « conserves musicales » qui soient à son goût et en rapport avec son « humeur du 142 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement moment ». Cette dernière expression est revenue dans pratiquement chacun de nos entretiens, comme s’il était explicitement demandé à la musique de faire écho aux émotions que ressentent les individus à un moment donné, voire même d’en accentuer l’intensité. Nous aborderons de manière détaillée ce point précis dans le septième chapitre, mais nous pouvons d’ores et déjà considérer qu’il y a ici quelque chose qui relève profondément d’un procédé de type cinématographique. En d’autres termes, les sujets ont pleinement intégré les codes du cinéma, un type de création où la bande-originale a principalement pour rôle narratif de venir redoubler l’action qui se déroule sous les yeux du spectateur, d’en accentuer l’intensité dramatique. En conséquence, nous voyons ici qu’au-delà de leur rôle économique, les ICIC et leurs productions peuvent à juste titre être considérées comme participant pleinement des évolutions de sociétés, et plus spécifiquement du rapport que les sujets des dites sociétés entretiennent avec eux-mêmes. Que ce soit au niveau inter- ou intra-individuel, les ICIC jouent un rôle idéologique fondamental et sont, à ce titre, plus que le reflet de ce qu’un auteur tel qu’Edgar Morin a pu appeler « esprit du temps » d’une société donnée, elles sont matérialisations idéologiques, structurées par le social autant qu’elles participent de sa construction imaginaire. Ce que permet donc la reproductibilité, c’est d’offrir à l’auditeur la possibilité de choisir et de prendre en charge ses goûts musicaux, ou plutôt de les construire afin qu’ils soient le plus représentatifs de sa subjectivité et de ses émotions. Cette entreprise participe en plein – et fait écho – au procès plus global de personnalisation de la consommation musicale, ainsi que de la construction et de la découverte de son moi profond par le sujet. Comme nous l’avons déjà évoqué supra, cette entreprise de découverte de soi est constitutive de cet individu porteur de projet, individu qui représente une des matérialisations les plus exemplaires des orientations des sociétés du capitalisme avancé. Lorsque Benjamin écrit que « la masse distraite recueille l’œuvre d’art en elle », il apparaît selon nous que c’est bien ce retournement qu’il évoque, à savoir que l’individu, face à l’œuvre d’art, ne serait plus dans une posture déférente et de soumission à l’autorité de celle-ci, mais plutôt dans une dynamique visant l’appropriation des créations artistiques mises à sa disposition, ce afin d’accomplir son projet d’autoréalisation et d’enrichissement de sa subjectivité. Ceci signifie que l’auditeur n’est plus soumis au temps de l’exécution de l’œuvre musicale, ce sont au contraire toutes les créations artistiques qui se retrouvent intégrées au quotidien du sujet, le sujet se les appropriant comme autant de signes – ou marqueurs – supposés participer de la définition de son identité. Dés lors, l’identité en question est elle-même création qui serait à construire et à reconstruire suivant les contextes de socialisation. Sortie du rituel, l’œuvre musicale devient un artefact que l’auditeur mobilise au service de la construction de sa subjectivité et qui doit répondre à une exigence qui serait celle 143 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement d’une facilité d’accès et d’une forme de flexibilité. Nous voyons ainsi que si la principale valeur d’usage de la musique dans les sociétés modernes est en rapport avec une demande sociale de flexibilité, il convient alors de considérer, en toute rigueur, qu’elle se pose explicitement comme le parfait contraire de la définition de l’aura donnée par Benjamin. Comme nous le verrons plus loin, la réalité est, sur ce point, plus complexe. L’auteur analyse la destruction – ou liquidation – de l’aura sous l’angle d’un ébranlement de l’autorité, autorité qui ne résiderait donc pas tant dans la figure de l’auteur que dans la chose vue et/ou écoutée. La mise en scène d’une signature participe de l’aura que le récepteur confèrerait à une œuvre et de l’autorité que celle-ci dégagerait, mais il convient toutefois de souligner le fait que, contrairement à ce qu’ont pu avancer Antoine Hennion et Bruno Latour, Benjamin ne présente pas cette figure comme un élément central dans son analyse. Néanmoins, nous rejoignons ces auteurs lorsqu’ils avancent que : « Ce sont l'originalité et l'authenticité qui supposent, comme condition sine qua non, l'existence d'une intense reproduction technique. L’exemple de la musique le montre très clairement : au départ il y a la répétition infinie, les standards, les canevas, les schémas et leurs variations, puis viennent les œuvres. Il n'y a rien de tel qu'un compositeur moderne d'œuvres uniques avant les temps modernes » (HENNION & LATOUR, 1996, p. 239). Nous reprendrons les analyses pertinentes de ces auteurs quand il s’agira d’évoquer plus spécifiquement le rôle joué par la reproductibilité technique dans l’avènement d’œuvres musicales au sens moderne et plein du terme, partageant en grande partie leurs analyses à ce propos. Mais si Hennion et Latour formulent des propositions théoriques très justes et d’un grand intérêt sur ces questions, nous ne voyons pas en quoi leur analyse s’opposerait aux travaux de Benjamin sur ce point précis. Bien plus, et contrairement à ce que suggèrent ces auteurs, Benjamin n’accorde finalement pas de primat à la figure auctoriale dans son travail de définition de l’aura, lui-même écrivant que : « Ce qui fait l’authenticité d’une chose est tout ce qu’elle contient de transmissible de par son origine, de sa durée matérielle à son pouvoir de témoignage historique. Comme cette valeur de témoignage repose sur sa durée matérielle, dans le cas de la reproduction, où le premier élément – la durée matérielle – échappe aux hommes, le second – le témoignage historique de la chose – se trouve également ébranlé. Rien de plus assurément, mais ce qui est ainsi ébranlé, c’est l’autorité de la chose » 63 (BENJAMIN, 2000, p. 275). 63 C’est nous qui soulignons. 144 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Dès lors, bien plus que la figure de l’auteur – qui peut effectivement être vue comme une invention récente, invention qui reste fondamentalement liée à la constitution d’un marché des biens culturels – l’aura de Benjamin relève pleinement d’un rapport au temps que la reproductibilité technique serait venu remettre en cause. L’aura de Benjamin nous semble pouvoir être rapprochée de « l’idée d’authenticité » telle que l’entend Moles, ce dernier considérant que dans l’univers de la copie – celui notamment des sociétés capitalistes avancées – cette authenticité tend à ne plus être contenue dans l’œuvre mais se diffuserait dans tous les moments de la vie du récepteur des différents messages produits. Dans le cadre de cette approche, « l’œuvre d’art originale n’existe plus que comme matrice de ses propres copies, seule [subsistant] une activité artistique cristallisée dans des messages » 64 (MOLES, 1986, p. 228) l’aura serait finalement diluée dans le quotidien des auditeurs, serait mobilisée comme marqueur de la richesse de leur propre vie intérieure, comme une manière de la ré-enchanter. A ce titre, et c’est un point que nous développerons plus en détail au cours du neuvième chapitre, il conviendrait de s’interroger ce qu’il en serait réellement de la liquidation de l’aura dans les sociétés du capitalisme avancé. Dans le prolongement de cette réflexion, nous devons nous demander dans quelle mesure il n’y aurait pas tentative, dans le cadre de ce nouvel esprit du capitalisme dont Boltanski et Chiapello se sont faits l’écho, de conférer à chaque moment de la vie quotidienne un fragment de cette aura. En d’autres termes, il s’agirait de faire profiter la vie de tous les jours des lumières de l’œuvre d’art. Entre ce qui relèverait d’une esthétisation de la politique propre au fascisme selon Benjamin, et une politisation de l’art à laquelle le communisme tenterait de contribuer (BENJAMIN, 2000, p. 316), nous émettons l’hypothèse d’une esthétisation du quotidien dont le nouvel esprit du capitalisme serait porteur. L’étude détaillée de cette proposition théorique sera l’objet de notre septième chapitre. Si nous revenons à l’étude du cadre d’analyse théorique formulé par Benjamin, et ce dans l’éventualité de la lecture critique qui pourrait en être faite, il convient donc de bien distinguer avec lui ces deux moments dans l’acte créatif que sont la production de l’œuvre et sa reproduction. Tant qu’il n’existe pas de technologies permettant de reproduire à l’infini des séries identiques à une production originale, cette distinction n’a pas réellement de sens lorsqu’il est question de la création musicale. En effet, avant l’invention du phonographe, c’est deux moments sont inextricablement liés l’un à l’autre, restent fondamentalement inséparables. Une performance musicale ne pourra jamais être reproduite exactement à l’identique, elle sera toujours « re- 64 Souligné par l’auteur. 145 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement produite » au sens où les spectateurs qui assisteraient à une seconde représentation, se retrouveraient face à une nouvelle création en tant que telle. Enoncées ainsi, ces considérations peuvent sembler relever d’une certaine évidence, elles restent toutefois fondamentales dans l’analyse proposée par Benjamin. C’est bien cette possibilité offerte par la technique de séparer ces deux moments qui a rendu possible la constitution d’un marché de masse autour de la création artistique. Car en toute rigueur, ce n’est finalement pas le son qui est fixé sur un support physique, mais bel et bien des fragments du temps qui passe, tout comme pour le cinéma. Dans une tentative un peu désespérée de contrôler celui-ci, de « conserver l’événement pour un temps illimité » (ibid., p. 360), le sujet essaye réellement de s’accaparer des moments qu’il considèrera comme exceptionnels, ce afin de les intégrer à son existence propre. Il n’est pas certain que l’individu moderne veuille la destruction de l’aura de l’œuvre, mais plutôt que celle-ci daigne lui faire profiter de sa lumière afin de conférer un surplus de signification à son existence. Là encore, ce sont des points que nous développerons de manière plus détaillée au cours du chapitre 9. Concernant plus spécifiquement cette distinction entre la production de l’œuvre et sa reproduction industrielle sur un support physique, il apparaît que des auteurs tels qu’Antoine Hennion et Bruno Latour, tout au long de leur lecture critique de l’article de Benjamin, s’évertuent à passer celle-ci sous silence. Ceci est d’autant plus dommageable que toute l’approche de Benjamin consiste presque entièrement à tirer les conséquences théoriques de la séparation de ces deux moments. Il semble ainsi que les auteurs confondent différents niveaux d’acception du terme technique – là où Walter Benjamin a justement tenté de marquer une nette différence – lorsqu’en tentant d’offrir une argumentation à leur propos, ils écrivent : « N'importe quel preneur de son sait que sa technique produit la musique, et ne re-produit rien. La technique a toujours été un moyen actif de production de l'art, et non la perversion moderne d'une création auparavant désincarnée » (HENNION & LATOUR, 1996, pp. 238-239). Si nous n’avons rien à objecter au fait que « la technique a toujours été un moyen actif de production de l'art », nous n’arrivons pas à voir à quel moment Benjamin se porterait en faux contre cette assertion. Il est très largement admis que l’art se caractérise par l’utilisation de techniques à des fins particulières, celles-ci allant bien au-delà d’un cadre qui serait strictement utilitaire. Ce que Benjamin tente de mettre à jour, c’est plutôt un mouvement de civilisation qui voit l’art sortir de sa seule fonction rituelle. Face à ce constat, Benjamin évoque ainsi le rôle décisif joué par une technique particulière, celle qui consiste précisément à pouvoir reproduire indéfiniment et à l’identique une production sonore et/ou visuelle quelle qu’elle soit. Par ailleurs, l’utilisation du terme « perversion », s’il peut avoir du sens dans le cadre d’une lecture des travaux d’un auteur tel qu’Adorno, est étrangère à l’œuvre de Walter Benjamin, celui-ci n’étant pas à 146 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement proprement parler dans le registre de la dénonciation, ou du moins jamais de façon aussi tranchée et définitive. Bien au contraire, Benjamin a bien conscience du caractère ambigu de ces innovations, ainsi que de leurs conséquences sociales ; si cet intellectuel libéral peut être tenté de relier l’autonomie de l’individu à celle de l’œuvre d’art – et donc à son unicité –, il n’en reste pas moins que selon lui, la reproductibilité de l’œuvre d’art « en tant que moyen technique pour briser l’hégémonie culturelle […] de la bourgeoisie » est à considérer comme « un progrès historique » (ZIMA, 2005, p. 48). A la lecture de l’article de Benjamin, il n’est à aucun moment fait mention d’une quelconque « perversion moderne » de la création ou d’une supposée nostalgie d’un hypothétique âge d’or. A l’inverse, Benjamin tente constamment de saisir au mieux l’évolution du statut de l’art dans les sociétés capitalistes avancées, notamment dans la relation que les « masses » entretiennent avec celui-ci. C’est à ce titre que sa définition de l’aura garde pour nous toute sa portée heuristique, celle-ci restant en mesure d’être mobilisée dans le cadre d’un appareil théorique visant à mieux appréhender l’évolution de certaines logiques sociales. Nous verrons ainsi que, contrairement à Benjamin, nous ne pensons pas que l’aura soit amenée à disparaître dans les sociétés du capitalisme avancé, mais plutôt à se déplacer et à se diluer dans tous les moments du quotidien de chaque individu. Dans le prolongement de cette idée, les ICIC n’ont donc pas le moindre intérêt à favoriser la liquidation de l’aura, car c’est justement ce supplément d’âme – que l’œuvre d’art est censée posséder – qui les intéresse directement, mais d’un point de vue économique cette fois. En d’autres termes, ce que les ICIC vendent, c’est de l’aura à des tarifs qui soient accessibles au plus grand nombre, tout en offrant des expériences qui ne soient pas trop contraignant en termes de d’espace et de temps requis. Si l’aura s’est émancipée du rituel, c’est finalement pour se déplacer dans la vie de tous les jours. La reproductibilité technique et les moyens d’enregistrement, en rendant l’œuvre d’art beaucoup plus flexible dans son usage, ont paradoxalement ouvert la possibilité au plus grand nombre d’expérimenter des modes de vie pouvant être considérés comme authentiques. La reproductibilité technique, bien loin de faire disparaître l’aura, a permis de la rendre partout présente. C’est en tout cas ce que soutient Michael Bull dans ses travaux : « Je suggère que c’est le quotidien qui est maintenant ré-auratisé, et ce précisément grâce aux techniques de reproduction mécanique. Les notions « d’original » sont elles-mêmes historiquement situées. La reproduction est l’original pour les sujets contemporains. Souvent il n’y a pas 147 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « d’original ». Phénoménologiquement, les usagers de systèmes stéréo personnels font l’expérience d’une vie de tous les jours potentiellement auratique »65 (BULL, 2000, p. 132). Le chapitre 9 nous permettra de développer plus en détail cette proposition. Il s’agira pour nous de souligner le fait que l’authenticité ne serait plus tant le produit d’un rituel collectif institutionnalisé, que le but d’une quête qui, si elle est profondément sociale dans ses fondements, est d’abord vécue à un niveau fondamentalement individuel. De l’émergence de l’œuvre canonique : le rôle paradoxal de l’enregistrement sonore Comme le rappelle avec justesse Peter Szendy, « avec la notion d’œuvre, c’est déjà toute une foule de critères qui s’est infiltrée dans nos oreilles, pour s’y effacer comme allant de soi : écoutant une œuvre, c’est-à-dire son auteur, [l’oreille] est déjà, peu ou prou, réglée par une idée de structure, elle cherche à saisir un tout qui s’articule en parties » (SZENDY, 2001, p. 32). Dès lors, il convient, dans le cadre de notre recherche, de garder à l’esprit que la notion même d’œuvre originale a tout du construit social, et que cette construction s’est pour ainsi dire naturalisée, alors même qu’elle ne va pas de soi. De fait, elle doit son émergence à toute une série de facteurs dont nous évoquerons quelques uns des aspects infra. Ainsi, bien que nous considérions qu’Antoine Hennion et Bruno Latour s’opposent de manière un peu paradoxale aux thèses de Benjamin – lui imputant finalement des propositions théoriques que nous n’avons pas retrouvées dans les travaux de cet auteur –, nous sommes toutefois en accord avec leur approche quant à l’importance qu’ils accordent à l’enregistrement sonore, dans l’émergence de la notion d’œuvre musicale. La question de la définition d’une œuvre originale ne se pose qu’à partir du moment où il y production de copies. Dès lors, plus la copie devient aisée – tout en étant de plus en plus fidèle à son modèle d’origine – plus la comparaison des différentes interprétations d’une même pièce musicale s’en trouve facilitée, ce processus devant finalement aboutir à la fixation d’une version canonique d’une œuvre donnée. Tant qu’il n’existe pas de techniques de fixation et de transmission des créations humaines, il n’y a pas de possibilités matérielles de fonder un œuvre signée par un auteur, celle-ci étant irrémédiablement amenée à disparaître à mesure qu’elle est créée. Au moment où un morceau de musique est joué, il est déjà perdu pour les générations futures, nulle trace ne pouvant venir porter témoignage de son existence, du fait que « ça a été ». Dès lors, copie et original sont indissociables l’une de l’autre, et 65 « I suggest that experience is now re-auratized precisely through forms of mechanical reproduction. Notions of the “original” are themselves historically mediated. The reproduction is the real for contemporary subjects. Often there is no “real”. Phenomenologically, personal-stereo users experience daily life as potentially auratic », c’est nous qui soulignons [Notre traduction]. 148 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement nous partageons de ce fait les différents points développés par Hennion et Latour lorsqu’ils écrivent à propos de l’émergence de la notion même d’œuvre musicale que : « Aussi tard qu'en 1750, chaque fois que Rameau donne une nouvelle série de représentations d'un de ses opéras, il le réécrit pour l'occasion : ce n'est qu'au milieu du XXe siècle, pour les besoins de l'industrie du disque, que la question même d'établir et de choisir une version stable d'Hippolyte ou de Dardanus a quelque sens. Auparavant, la musique était écrite pour être jouée, les compositeurs copiaient, transcrivaient, corrigeaient, adaptaient, sur un tissu continu de thèmes et d'harmonies. Il a fallu le travail continu de nombreux éditeurs actifs pour transformer les partitions, d'abord outils d'amateurs mêlant de nombreuses transcriptions pour jouer ensemble, en fidèles copies Urtext d'une pièce originale écrite par un compositeur particulier – que deux ou trois générations de musicologues ont fini par produire. Et il a fallu ensuite une seconde transformation de long terme, conduite par l'industrie du disque, pour produire un nouveau marché d'amateurs, capables de reconnaître Bach et Schubert comme les compositeurs originaux de leurs œuvres » (HENNION & LATOUR, 1996, p. 239). De manière plus synthétique, et en reprenant l’exemple de l’imprimerie – premier moyen de reproduction véritablement industriel d’un original – ce raisonnement revient finalement à souligner le fait que si « [tout un chacun peut] lire Othello, cette pièce particulière de l'auteur « original » qu'est devenu Shakespeare, ce n'est pas malgré les milliards de copies imprimées partout dans le monde, c'est grâce à elles » (ibid.). En effet, la transmission d’une œuvre stable n’est envisageable que dans la mesure où il est possible d’en garder une trace, la notion d’auteur ne pouvant émerger qu’à partir de ce moment. Il convient néanmoins de souligner que si cette condition technique est indispensable, elle s’inscrit toutefois dans un mouvement social de fond, la reproductibilité technique n’étant finalement qu’une dimension – parmi d’autres – du primat progressivement accordé à l’individu et à son projet – socialement encouragé – d’autoréalisation de soi. En tant que tel, l’auteur est le type de sujet qui aurait réussi à pousser le plus loin son aspiration à la singularité, les techniques de fixation du texte – puis du son et de l’image – ayant rendu possible la transmission de ce qu’il est aujourd’hui possible d’appeler une œuvre originale. Toutefois, il ne s’agit pas pour nous de nous inscrire dans une approche théorique qui relèverait de la médiologie, et de soutenir par là que l’analyse des outils de transmission des messages offrirait une vision de changements sociaux à venir – ou serait la seule clé permettant d’accéder à la compréhension rétroactive d’évolutions passées. Nous pensons devoir insister à nouveau sur cet aspect, nous n’appréhendons pas la technique comme étant séparée du social, mais plutôt comme une matérialisation de ses orientations dominantes. En conséquence, ceci signifie que lorsque nous évoquons le rôle des techniques de reproduction, ce n’est pas pour nous inscrire dans un mode de raisonnement qui relèverait des causes et des effets que celles-ci 149 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement auraient entraînés. Revenant aux propositions théoriques de Castoriadis, c’est une approche de la technique comme dimension du social que nous entendons privilégier, les techniques de reproduction des messages de tous types ne faisant à ce titre pas exception. Nous considérons qu’elles ont accompagné cette tendance sociale à l’individualisation et surtout à la personnalisation des sujets des sociétés modernes, notamment dans le cadre de leurs pratiques culturelles ; elles ont pu accélérer certaines de ces tendances de fond, mais avancer qu’elles en ont été la cause principale – voire la seule – nous paraît être en net décalage avec la réalité. Cette approche nous semble être une profonde négation de la complexité et de la pluralité des facteurs qui entrent en ligne de compte dans la dynamique du changement social, et c’est pour cette raison qu’elle ne nous paraît pas être scientifiquement soutenable. De la partition au droit Pour en revenir au cas particulier de l’œuvre musicale, nous avons affaire à un mouvement s’inscrivant dans le cadre de la longue durée et dont les origines sont à situer autour de la Renaissance, quand il est de plus en plus demandé aux compositeurs de ne créer que des musiques qui puissent être écrites selon les règles de la partition, le son étant « codé » en fonction de sa hauteur, de sa durée, de son intensité et de son timbre. Ce moyen fut longtemps le seul qui existait pour pouvoir fixer une œuvre musicale et ainsi assurer sa transmission dans le temps et dans l’espace. Son déchiffrage était toutefois réservé à des individus rompus aux règles du solfège et ayant donc une solide formation musicale. En d’autres termes, décoder une partition afin de rendre audible ce qui relevait de l’écrit, était une compétence que peu de personnes partageaient, ceci permettant de maintenir la musique dans une certaine forme d’élitisme social. Toutefois, si cette technique de codage du son était loin d’être accessible au plus grand nombre, elle offrit un moyen aux différents compositeurs de laisser une trace de leurs productions, favorisant l’enrichissement du patrimoine musical mondial d’œuvres dites originales et signées par des auteurs reconnus comme tels. En conséquence, l’innovation technique qu’a pu représenter la partition en son temps a permis de continuer à jouer des créations musicales après la mort de leur auteur, et de faire émerger la notion de répertoire et de patrimoine musical. Mais comme nous venons de l’évoquer, la partition n’était destinée qu’aux seuls compositeurs de musique ayant reçu une formation en solfège et ne s’adressait donc pas directement au public, même si celui-ci put profiter de manière connexe de cette avancée. En effet, celle-ci rendait possible l’exécution et l’écoute des créations musicales de compositeurs disparus ou vivant dans une autre aire géographique que celle des auditeurs. Par contre, si la partition offre un moyen fiable de fixer les indications indispensables à la bonne exécution d’un morceau de musique, elle 150 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement ne permet pas de saisir – et encore moins de transmettre – une interprétation particulière, chacune d’entre elle ayant encore ce caractère unique liée à un hic et à un nunc particuliers. Ce type de reproduction relevant que ce qu’on appelle aujourd’hui « spectacle vivant », il existe donc encore des variations d’une interprétation à l’autre, variations qui peuvent être liées à une infinité de facteurs (virtuosité des musiciens, du chef d’orchestre, de la qualité acoustique du lieu de représentation, etc.) et sur lequel le compositeur n’a finalement que peu de prise. Or pour qu’une composition musicale puisse prétendre au statut d’œuvre, son auteur devrait pouvoir prétendre jusqu’au contrôle de son exécution même, ce qui – pour des raisons évidentes – était fondamentalement impossible, du moins jusqu’au XIXe siècle. Cette volonté de contrôler la diffusion et l’exécution des créations par leurs auteurs prend un tour juridique durant cette période, et fixera en droit nombre de leurs prérogatives sur ces différents points. Concernant la musique, Peter Szendy souligne ainsi que : « Avant même les premières lois positives sur le copyright ou le droit d’auteur (le Statute of Anne de 1710 en Angleterre et les décrets de 1791 et 1793 en France), certains historiens identifient dans toutes ces voix [celles des compositeurs principalement] l’affirmation croissante d’un « devoir de vérité » ou d’un « droit du nom » qui, après la littérature, gagne peu à peu la musique » (SZENDY, 2001, p. 33). Ces batailles juridiques donnèrent lieu à de nombreux procès au cours du XIXe siècle en France. En 1835, deux directeurs d’opéras parisiens posèrent ainsi une plainte contre un organisateur de concerts en plein air, au motif que ce dernier leur faisait subir une concurrence qu’ils considéraient comme déloyale. Les directeurs gagnèrent finalement le procès, celui-ci donnant lieu à une jurisprudence qui entraîna un « changement de droit – que nos oreilles finiront par enregistrer – [signifiant] que l’auteur avait désormais les moyens juridiques de veiller à la conformité des interprétations de ses œuvres » 66 (ibid., p. 42). C’est ainsi « [qu’à] la faveur du décret révolutionnaire de 1791, puis de son extension explicite en 1835, […] la notion d’interprétation auctoriale a pu véritablement prendre corps en musique »67 (ibid.). Or si le droit est venu matérialiser juridiquement des revendications des compositeurs de musiques, ces mêmes revendications eurent été inenvisageables sans l’appui technique de la partition, seule preuve physique de l’originalité d’une œuvre ainsi que de l’identité de son créateur devenu auteur. 66 Souligné par l’auteur. 67 Idem. 151 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Nous pouvons voir ici que la technique, en tant que dimension du social, peut être considérée comme la matérialisation de certaines orientations de la société quant à l’affirmation du statut d’auteur pour tout type de création de l’esprit. Les outils techniques permettant la reproduction – et donc la transmission – d’une création sont donc, à ce titre, indissociables de la montée en puissance du concept d’œuvre originale attachée à un auteur bien identifié. Nous constatons dans ce cas que nous avons affaire à des processus complexes, processus dont l’évolution et la dynamique interne ne peuvent être compris que grâce au recul offert par l’analyse dans le cadre de la longue durée. Il convient ainsi de prendre en compte et d’être capable de relier entre eux les niveaux aussi bien techniques, économiques – car dès lors qu’une œuvre est identifiable, elle devient susceptible de générer un marché, pour peu qu’il y ait une demande solvable –, juridiques ou encore esthétiques. Ces différents niveaux sont à considérer comme autant de dimensions du social participant de la dynamique de changement de ce dernier, tout en étant elles-mêmes profondément influencées par lui. En nous appuyant sur cette approche théorique, nous allons donc pouvoir évoquer dans quelle mesure « la machine d’Edison, en […] [inaugurant] l’ère de la reproductibilité de toutes les sonorités possibles, humaines et non humaines » (ibid., p. 102), est venue tout à la fois renforcer le concept d’œuvre musicale – lui conférant une stabilité et une fidélité auxquelles il lui était impossible de prétendre auparavant – et la bousculer via notamment les possibilités nouvelles que cette invention offrait aux individus dans le cadre de leur expérience d’auditeur. De l’enregistrement à une industrie des œuvres musicales Après ce bref rappel quant à la place du droit et des partitions dans la première étape devant mener à la notion d’œuvre musicale unique, nous allons donc, dans un second temps, nous attacher à décrire les implications que les techniques d’enregistrement et de reproduction industrielle du son ont par la suite occasionnées. A ce titre, nous évoquerons principalement le prolongement qu’elles ont offert à cette évolution sociale. Comme le soulignent Hennion et Latour, dans un passage de leur contribution que nous avons déjà cité supra, « il n'y a rien de tel qu'un compositeur moderne d'œuvres uniques avant les temps modernes » (HENNION & LATOUR, 1996, p. 239). Cette notion d’auteur représente ainsi l’un des fondements des modes de valorisation économiques mis en place par les industries de la culture, la signature du créateur – signature marquée du sceau de l’unique – étant l’une des valeurs d’usage les plus recherchées par les acteurs des différentes filières qui les composent. Comme nous l’avons déjà vu, la constitution d’un marché des biens culturels n’est possible que dans la mesure où ce marché proposerait des œuvres originales dont le ou les créateurs seraient très clairement identifiés par un public solvable. C’est à ce titre que les techniques d’enregistrement sonore, après quelques 152 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement tâtonnements, vont jouer un rôle déterminant car elles rendent possible de capter entièrement une pièce musicale. Nous allons ici bien au-delà de simples indications consignées par écrit selon un code normalisé, puisque c’est la totalité de la création musicale qui peut ainsi être fixée, celle-ci devenant œuvre à part entière dans la mesure où elle peut être transmise telle que l’auteur l’a imaginée, de sa composition à son exécution. En conséquence, les différentes techniques d’enregistrement sonore viennent d’une certaine manière offrir l’aboutissement et la concrétisation des aspirations des compositeurs à la reconnaissance de leur statut d’auteur, et ce via la possibilité technique de fixer une interprétation de leur composition qu’ils considèreront comme étant conforme à leurs attentes. En augmentant notablement leurs capacités de contrôle, les techniques de captation du son permirent aux auteurs d’être en mesure de proposer une interprétation qu’ils purent considérer comme légitime et conforme à leur inspiration de départ. A l’appui de cette proposition, Peter Szendy nous paraît ainsi offrir un résumé juste de ces considérations lorsqu’il écrit que : « Ces prothèses auditives que sont les planchettes ou les phonographes se virent aussi réinterprétées à l’aune d’une authenticité et d’une auctorialité, d’une précision et d’un efficace dont le Romantisme n’aurait jamais osé rêver. Ou plutôt elles gardèrent longtemps (et sans doute gardent-elles encore aujourd’hui) la trace d’une ambivalence originelle : entre, d’une part, une saisie aveugle de la musique qui ne répond ni ne rend plus raison de rien ; et, d’autre part, l’écho spectral du nom et de la parole de l’auteur, de « la voix de son maître » »68 (SZENDY, 2001, p. 106). Nous reviendrons sur le caractère ambivalent des possibilités offertes par les techniques d’enregistrement du son, mais nous pouvons d’ores et déjà voir ici que la notion d’œuvre n’est envisageable que dans la mesure où il existe des moyens permettant de les fixer intégralement, c'est-à-dire de fixer ce qui constituerait leur essence même. Concernant la musique, l’invention d’Edison a ainsi permis de lui offrir une unité englobant aussi bien sa composition que son interprétation. Cette conception de la musique est donc fondamentalement à considérer comme une matérialisation d’orientations sociales qui se sont construites sur des générations. Comme le rappellent Hennion et alii, « le support impose le classement, il fait rentrer la musique dans le format de son unité et dans les catégories de ses rayons » (HENNION & alii, 2000, p. 134) ; il favorise ainsi l’avènement de l’œuvre musicale au sens plein du terme, c'est-à-dire matérialisable sous une forme permettant de rendre véritablement justice à ce qu’il est communément admis de nommer « volonté de l’auteur ». Cette approche, loin d’être remise en question par l’émergence d’une industrie de la musique, en est l’une des principales conditions l’ayant rendue possible. Par 68 Souligné par l’auteur. 153 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement ailleurs, l’enregistrement permet aussi à l’interprète de devenir auteur de l’interprétation originale qu’il fait de telle ou telle pièce musicale, et de se revendiquer comme tel au regard de la profession et du public. Encore plus que pour le compositeur, ceci n’aurait pas été possible sans l’appui des techniques d’enregistrement, ainsi que celui de l’industrie qui s’est constituée autour. Caruso peut être présenté à ce titre comme le premier artiste lyrique dont les interprétations sont elles-mêmes considérées comme des œuvres originales portant sa signature et la marque de sa singularité. Il en ira de même, plus tard, pour La Callas que l’industrie phonographique élèvera au rang d’icône et dont les différents enregistrements restent, encore aujourd’hui, très recherchés (LA ROCHELLE, 1987). Cette promotion au rang d’œuvre originale ira même bien au-delà des seuls enregistrements d’œuvres de musique classique – ce répertoire ayant représenté, dans un premier temps, le principal pourvoyeur des musiques commercialisées – et s’appliquera aux musiques dites populaires, leurs compositeurs revendiquant eux aussi un statut d’auteur que l’industrie musicale et les médias s’empresseront de leur conférer. Le disque accompagne ainsi la percée de différents styles musicaux dont le jazz puis le rock restent les plus emblématiques. Pour ce dernier courant musical, c’est la notion d’album qui continue encore de faire autorité et qui, du point de vue de l’industrie phonographique et du public, est considérée comme une œuvre originale à part entière. Son succès sera d’autant plus grand que son appréhension par un large public est facilitée, car ce type d’œuvre et son mode de transmission ne requièrent pas de connaissances particulières de la part des auditeurs – le déchiffrage d’une partition nécessitant un apprentissage technique, l’assistance à un opéra celui de certaines normes sociales propres aux classes supérieures. La musique populaire peut être considérée à ce titre comme une production artistique répondant aux attentes « [d’une] culture à renouvellement rapide, dont ni l’appréciation ni la production n’exigent un long apprentissage » 69 (GARNHAM, 2000, p. 84), expliquant pour partie son succès et diffusant, par ailleurs, auprès d’un public élargie la notion d’œuvre musicale originale. La reconnaissance de cette notion dépasse ainsi le cercle fermé des compositeurs et des classes supérieures, et fait finalement sens pour une grande majorité des individus des sociétés du capitalisme avancé, jusqu’aux personnes que nous avons interrogées, certaines d’entre elles assimilant album et œuvre originale d’un auteur : 69 Nous nous permettons de reprendre une citation que nous avons déjà utilisée dans le chapitre 3, considérant que, loin d’être une redite, elle apporte ici un autre éclairage à notre propos. D’une certaine manière, elle assure continuité et cohérence entre les parties 1 et 2 de notre mémoire, et trouvera aussi un écho au cours de la troisième et dernière partie. 154 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « Question : la notion d’album c’est important pour toi ? Un artiste, un album ? Réponse : oui, oui ! En fait c’est écouter l’œuvre de quelqu’un » (Julien, 25 ans, ingénieur). « Les singles je n’aime pas trop, j’aime mieux acheter un album. Je me dis que l’artiste, avant de faire des singles, il fait un album, et que dans l’album il y a une continuité. J’aime bien essayer de comprendre la structure de l’album, pourquoi il a voulu faire cet album et comment il l’a fait » (Alexis, 18 ans, étudiant). « Un album que j’aurais gravé, si vraiment il me plaît, moi ça ne me gêne pas de le racheter. Il y a des albums que j’ai d’abord gravés et que j’ai rachetés par la suite. C’est avoir l’original. Avoir tout et savoir que tu n’as pas une contrefaçon et que tu as l’album que tu veux. Oui, ça a beaucoup de sens » (Quentin, 19 ans, étudiant). Nous voyons avec ces trois citations que cette manière d’appréhender la musique au sens de l’œuvre musicale s’est profondément naturalisée – ce qui signifie qu’elle a atteint le dernier stade de sa socialisation – et se retrouve dans la manière dont les auditeurs envisagent, encore aujourd’hui, la réalisation de leur pratique d’écoute de la musique, la notion d’œuvre y étant encore très présente. Dans les sociétés modernes, même si le procès de numérisation participe d’une déstabilisation de certaines représentations sociales, l’œuvre se matérialise encore sous la forme d’un album. Les morceaux qui le composent, tout comme l’ordre dans lequel ils ont été agencés, ainsi que les choix graphiques de la jaquette, participent de cette intention du ou des auteurs ayant participé à sa conception. En somme, l’album peut être considéré comme la manifestation de la volonté de l’auteur, ainsi que celle de sa capacité à avoir un contrôle sur l’exécution et la diffusion de son œuvre. Mais alors même que l’émergence de la notion d’œuvre musicale originale n’aurait pas été possible sans l’invention de techniques d’enregistrement du son, ces mêmes techniques sont aussi utilisées par les auditeurs pour s’affranchir du temps de l’exécution de l’album. A cet égard, le CD permet notamment d’écouter les morceaux dans le désordre, l’auditeur pouvant aussi se créer ses propres compilations personnalisées. Nous assistons ainsi à un double mouvement qui voit la pleine reconnaissance sociale de l’œuvre musicale et sa remise en question par les usages que les auditeurs font des outils techniques mis à leur disposition. Il convient d’ailleurs de relever que les auditeurs ne nient pas à l’album son statut d’œuvre à part entière, ils le reconnaissent même comme tel. Mais ils s’accordent le droit de le ré-agencer à leur convenance, selon les circonstances ou « l’humeur du moment », tout l’intérêt pouvant être finalement de se réapproprier se qu’ils considèrent comme une œuvre artistique à part entière, ce au profit de l’enrichissement de leur singularité et de leur monde propre, le passage au MP3 et la possibilité d’écouter de la musique sur de plus en plus de supports (ordinateurs, baladeurs numériques, téléphones portables, etc.) n’ayant fait qu’accentuer 155 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement cette tendance de fond. A l’appui de notre propos, les deux extraits d’entretiens ci-dessous permettent d’illustrer ce grand écart de l’auditeur entre le respect qui lui semble devoir être du à l’œuvre/album et une volonté de personnaliser son écoute : « J’aime bien écouter un album complet. Après je fais mon tri, mais j’aime bien tout écouter, parce que des fois, quand j’écoute un album et que je vois que c’est un peu toujours la même chanson changée à deux accords près, je me dis : « il se fout un peu de moi ». J’aime bien tout écouter et ensuite je fais mon tri » (Marie, 19 ans, étudiante). « On n’écoute plus un album, on n’écoute même plus une chanson entière, on écoute des morceaux et puis : « tiens, si on passait à autre chose ». L’ordinateur ça fait faire ça aussi. Je pense que c’est du à la facilité aussi, du coup on écoute moins des chansons en entier, des albums. Ecouter un album en entier, je trouve que c’est important. Le format album garde un sens, et puis aussi le fait d’écouter un album en entier. Chez moi, je me dis que je ne veux pas écouter de la musique en aléatoire. Je vais plus écouter des albums en entier. Après, j’aime bien découvrir de cette façon, mais je n’aime pas écouter. J’aime bien visualiser des choses comme le titre de l’album, des choses qu’on na pas des fois quand c’est tout téléchargé. On ne sait plus quel est le titre, on n’a que le son. C’est un peu triste pour les artistes quand même. Du coup, ça fait encore plus consommation brute et simple, sans véritable reconnaissance des talents. Pour l’instant ça va, après si les CD commencent à disparaître, qu’il n’y a plus aucun support, je pense que ça va m’interroger » (Fabienne, 23 ans, assistante sociale). Si la numérisation du signal sonore a très nettement accentué cette tendance à la déconstruction du format album, nous voyons que celui-ci garde encore du sens pour les auditeurs et qu’il participe des représentations qu’ils se font de la création musicale. Toutefois, il serait faux de considérer que cette pratique de l’extraction de tel ou tel morceau au mépris de la cohérence supposée de l’album, est apparue avec la numérisation. La cassette audio analogique offrait déjà cette possibilité de personnalisation de l’écoute, la numérisation ayant surtout permis de lui donner une toute autre ampleur, avec notamment le système des playlists sur lequel nous reviendrons plus en détail. Dès lors, Hennion et alii ont pour partie raison quand, prenant le cas du disque, ils synthétisent ce double mouvement en ces termes : « Le disque, s’il favorise ainsi la « découpe » en tranches de l’usage musical, est en même temps à l’origine d’une approche du répertoire dans laquelle l’exigence de cohérence et d’unité se fait de plus en plus forte […]. Le disque crée à la fois la purification du répertoire et l’hétérodoxie des pratiques de l’amateur » (HENNION & alii, 2000, p. 134). Bien que nous émettions quelques réserves d’ordre épistémologique quant à ce que le disque aurait pu « créer » – considérant par là que le concept même de « discomorphose » formulé par Antoine Hennion n’est pas sans laisser penser à des approches relevant d’un certain déterminisme 156 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement technique, voire de la médiologie –, nous somme toutefois en accord avec ces auteurs quant aux mouvements paradoxaux que les techniques d’enregistrement du son ont contribué à rendre visibles. Il s’agit ici des contradictions apparentes entre les revendications des auteurs et les aspirations des auditeurs : entre la volonté des premiers de contrôler la diffusion et l’exécution de leur œuvre, et le désir des seconds de pouvoir adapter leur écoute à leur quotidien et à leur désir d’accomplissement personnel, l’œuvre devant être, dans cette optique, relativement flexible et ajustable. Nous avons pu voir que ces deux perspectives sociales, au-delà d’un antagonisme de façade, sont inenvisageables l’une sans l’autre, et sont à ce titre profondément liées entre elles. De ce fait, l’enregistrement sonore semble finalement devoir matérialiser deux mouvements sociaux qui participent d’une même orientation, à savoir celle d’une lutte pour la reconnaissance des individus dans leur singularité. La musique accessible, la musique qui se transmet : la musique comme document à disposition de l’auditeur Dans son ouvrage Théorie structurale de la Communication et Société, parmi les nombreux thèmes qu’il aborde tout au long de celui-ci, Abraham Moles se propose notamment d’appréhender et d’exposer certaines mutations de la communication dans le modèle de civilisation propre aux sociétés modernes. Dans cette optique, il travaille notamment à la mise au jour du rapport qu’elles entretiennent avec les œuvres de l’esprit de toute sorte, à l’heure où ces dernières peuvent de plus en plus, selon ses propres termes, être mises en conserves (MOLES, 1986). Cet auteur propose ainsi un énoncé d’un des mythes dynamiques les plus prégnants, selon lui, de l’évolution technologique des sociétés capitalistes avancées, énoncé qu’il formule en ces termes : « En tout temps, en tout lieu, pour un prix modique, tous vous avez droit à tout événement remarquable du passé, qu’il soit de nature sonore, visuelle ou écrite. Tel serait l’axiome d’une civilisation de la conserve des messages dans laquelle nous entrons. Cristalliser le passé, n’importe où, n’importe quand, le mettre en bobines ou en boîtes, l’archiver en quelque sorte, dans des conditions telles que tout individu puisse y accéder, propose nécessairement un nouveau principe éthique de l’organisation sociale et il est temps de se rendre compte »70 (ibid., p. 221). Si l’approche épistémologique de Moles est indéniablement d’une portée plus générale que la nôtre, nous considérons toutefois que cette proposition théorique est susceptible d’apporter un éclairage des plus profitables à notre propre objet de recherche. Avec l’invention et le perfectionnement des techniques d’enregistrement et de reproduction du son, nous pouvons ainsi 70 Souligné par l’auteur 157 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement nous risquer à avancer que l’environnement musical des auditeurs dans les sociétés modernes passe, pour une grande majorité d’entre eux, par la consommation de « conserves musicales ». De ce fait, c’est grâce à l’appui de ces techniques que la musique a pu devenir un document susceptible d’être consulté et transmis, un document qui doit dès lors être indexé selon des critères normalisés afin que le plus grand nombre puisse y avoir accès. Le nom du ou des artistes, le titre de l’album, le genre musical, le nom de la maison de production ou la date de sortie ne représentent des méta-informations pertinentes et utiles que dans la mesure où elles permettent d’identifier une œuvre particulière. La musique n’a pu de ce fait prétendre au rang d’œuvre d’art à part entière, que lorsqu’il est devenu possible, au cours d’un long processus décrit plus haut, de la matérialiser sous la forme d’un document. C’est ce procès qui a ainsi donné lieu à un travail d’identification de chaque création originale, leur conférant dès lors un statut auctorial. En conséquence, et dans la mesure où nous nous intéressons au devenir de ces « conserves musicales » et à la manière dont les auditeurs y ont accès et les écoutent, l’approche de Moles nous apparaît donc comme étant encore d’une grande richesse heuristique. Nous pouvons ainsi considérer avec cet auteur, que le XXe siècle fut véritablement celui de la mise en conserve d’une large partie des productions de l’esprit, entraînant toute une série de changements dans la manière dont les individus appréhendent les créations artistiques de toutes sortes. Concernant la musique, les techniques de reproduction du son ont achevé sa transformation en objet classifiable, cette transformation ayant, comme nous venons de le voir, commencé avec la partition. Mais ce document ne faisait finalement que coder les indications permettant d’interpréter un morceau particulier : ce qui était mis en document, c’étaient les consignes d’exécution, non pas l’exécution en tant que telle et dans sa totalité. C’est donc au cours du XXe siècle que la musique est devenue un document à part entière, pouvant ainsi circuler entre ses différents utilisateurs et être stocké. Si tout ceci semble de nos jours, pour n’importe quel auditeur, une action des plus naturelles, il convient d’insister une fois encore sur le fait que la possibilité de constituer des bibliothèques sonores à usage personnel est, à l’échelle de l’humanité, une possibilité des plus inédites. Que cette pratique se soit si rapidement socialisée est, à ce titre, à questionner en tant que tel. Ce travail d’investigation nous paraît d’autant plus indispensable que les individus des sociétés capitalistes sont finalement passés, en moins d’un siècle, d’un environnement où la musique enregistrée était absente – la musique devant être jouée en même temps qu’elle était écoutée, réduisant de fait les possibilités pour les individus de pouvoir en entendre – à un quotidien que nous pouvons considérer comme fondamentalement musicalisé – cette tendance allant selon nous de pair avec l’intégration des codes cinématographiques par ces mêmes individus, dans leur manière de gérer leur vie de tous 158 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement les jours. En d’autres termes, le son devenant archivable, la musique a pu dès lors se diffuser dans toutes les couches de la population et être écoutée selon des modalités répondant à des orientations sociales elles aussi en pleine évolution. Au-delà de la notion de discomorphose proposée par Hennion – proposition qui ne nous semble pas pleinement prendre en compte les évolutions que l’auteur prétend être en mesure d’appréhender à travers ce concept – c’est bien plutôt le processus de « mise en conserve » de la musique qu’il convient d’expliquer, et ainsi tenter de comprendre comment et en quoi celui-ci s’inscrit de manière profonde dans les orientations des sociétés capitalistes avancées. Dès lors, ce type de démarche se doit de dépasser la simple analyse des propriétés de tel ou tel type de conserve, celle-ci se rapprochant plus de l’étude de cas déconnectée des soubassements sociaux lui donnant sa pleine signification. A cet égard, l’approche consistant à décrire les implications d’un procès de longue durée visant la transformation en documents de créations de toutes natures, nous apparaît beaucoup plus heuristique que celle qui tenterait d’expliquer l’évolution des pratiques culturelles par l’analyse d’un support d’enregistrement particulier. De ce fait, en ne centrant pas spécifiquement notre recherche sur l’étude des cylindres phonographiques, du disque vinyle, des cassettes audio ou encore du CD, nous entendons réaffirmer par là le primat que nous pensons devoir accorder à l’analyse de l’évolution des pratiques plutôt qu’à celle des usages d’un outil en particulier. S’inscrire dans le cadre théorique d’un concept tel que la discomorphose, ne reviendrait en somme qu’à s’intéresser à un support bien précis, là où il conviendrait d’analyser un processus s’inscrivant dans la longue durée, processus qui serait luimême pris dans sa globalité. En somme, nous considérons qu’une grande partie de l’histoire de ce processus a consisté à tenter de rendre les documents ainsi créés de plus en plus facilement manipulables, stockables et transmissibles. A ce titre, le disque s’inscrit donc pleinement dans ce processus, mais n’en constitue qu’une étape parmi d’autres. Ces considérations ne nous empêchent pas toutefois de reconnaître que cette étape fut d’une grande importance, notamment du point de vue du rôle qu’elle a joué dans la phase de consolidation aussi bien de l’industrie musicale, que de celle de son bassin de consommateurs potentiels. Ce constat fait, il convient néanmoins de ne pas focaliser exclusivement sur ce seul, le risque étant de passer à côté de la manière dont les orientations des sociétés capitalistes avancées ont évolué. Comme nous l’avons déjà avancé dans la première partie, nous considérons que la numérisation a achevé l’entrée des sociétés capitalistes avancées dans la civilisation de la conserve culturelle qu’Abraham Moles avait annoncée dans son ouvrage. En d’autres termes, la numérisation peut être vue comme une étape déterminante dans le processus de « mise en conserve » des créations musicales de tous types, celui-ci trouvant par là grandement facilité, la 159 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement numérisation lui conférant par ailleurs une portée dans le temps et dans l’espace qu’il n’avait pas auparavant. Le désir de pouvoir archiver pour soi des documents musicaux et/ou de pouvoir y avoir facilement accès à tout moment de la journée, n’est pas apparu avec Internet et le MP3, mais s’inscrit dans un temps beaucoup plus long, remontant même bien au-delà de l’invention d’Edison. Ce désir s’inscrit dans un « projet » de société qu’il est possible de faire remonter jusqu’à l’Antiquité. Le dialogue entre Teuth et Thamous dans le Phèdre de Platon, en offre, à ce titre, l’une des formulations les plus exemplaires. En somme, ne s’attacher qu’à l’étude d’un seul outil de reproduction et de transmission des contenus revient à s’inscrire dans une posture techno-déterministe ne prenant pas en compte – voire niant – le fait que ces techniques en question viennent matérialiser des projets de société relativement ancien et qui se nourrissent de tout un imaginaire commun. Dès lors, ce que rendent finalement possible les techniques de numérisation des contenus, c’est l’achèvement d’un vaste mouvement dans les sociétés modernes, un mouvement que Paul Valéry, en 1928, décrivait déjà en ces termes : « Les œuvres acquerront une sorte d’ubiquité. Leur présence immédiate ou leur restitution à toute époque obéiront à notre appel. Elles ne seront plus seulement dans elles-mêmes, mais toutes où quelqu’un sera, et quelque appareil. Elles ne seront plus que des sortes de sources ou des origines, et leurs bienfaits se trouveront ou se retrouveront entiers où l’on voudra. Comme l’eau, comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin dans nos demeures répondre à nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d’images visuelles ou auditives, naissant et s’évanouissant au moindre geste, presque à un signe. Comme nous sommes accoutumés, si ce n’est asservis, à recevoir chez nous l’énergie sous diverses espèces, ainsi trouverons-nous fort simple d’y obtenir ou d’y recevoir ces variations ou oscillations très rapides dont les organes de nos sens qui les cueillent et qui les intègrent font tout ce que nous savons. Je ne sais si jamais philosophe a rêvé d’une société pour la distribution de Réalité Sensible à domicile »71 (VALERY, 1928 pp. 34). Ce qu’énonce ici Paul Valéry comme un futur désirable et à portée de main, représente la réalité quotidienne des auditeurs que nous avons interviewés et, de manière plus générale, celle des individus des sociétés modernes, qu’ils possèdent ou non une connexion Internet et les outils permettant d’écouter de la musique au format MP3. Nous pensons dès lors que le processus de numérisation, en tant qu’innovation de rupture, a agi comme un catalyseur des tendances en cours, et a permis de rendre visible à l’échelle d’une vie humaine, des mutations sociales qui sont le fruit de tout un imaginaire qui a traversé et inspiré des générations. En tant qu’innovation de 71 C’est nous qui soulignons. 160 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement rupture, la numérisation a rendu palpable aux individus eux-mêmes ce vaste mouvement de civilisation ayant abouti à l’émergence de cette « société pour la distribution de Réalité Sensible à domicile » décrite par Paul Valéry. L’une des personnes que nous avons interviewées offre ainsi un panorama assez juste de ces évolutions prises à l’échelle de sa propre vie. Par là même, il illustre à quel point les écrits de Valéry se sont matérialisés dans le quotidien des individus des sociétés modernes : « Au départ il n’y avait pas l’Internet, donc c’était la radio, les cassettes et le minidisque. Après, soit j’achetais quelque chose qui me plaisait, soit je l’écoutais à la radio. Des fois, j’enregistrais à la radio, mais si je voulais avoir une bonne qualité, j’étais obligé d’acheter. Ensuite avec Internet, c’est vrai qu’il y a eu la facilité de télécharger et donc de ne plus devoir se déplacer en magasin pour écouter quelque chose » (Julien, 25 ans, ingénieur). Nous devons signaler ici que Julien est ingénieur en télécommunications, ce qui implique qu’il n’est pas à proprement parler un profane concernant toutes les questions qui ont trait aux réseaux et aux transferts de données numérisées. Il n’en reste pas moins qu’il décrit là fort bien ce qui est devenu la réalité quotidienne de tout individu dans les sociétés capitalistes avancées. Ce constat s’applique d’ailleurs tout aussi bien aux sujets multi- connectés et multi- équipés qu’aux « cyberexclus », car cette réalité est partie prenante de significations imaginaires sociales dont chaque individu est, d’une manière ou d’une autre et qu’il le veuille ou non, porteur. En conséquence, nous nous inscrivons donc pleinement dans le cadre des propositions théoriques d’Abraham Moles lorsqu’il écrit : « Ainsi automobile, télévision et téléphone sont désormais les éléments normaux du mode de vie des populations du globe, même pour ceux qui ne les possèdent pas, mais qui pourront espérer les posséder, et s’y préparer »72 (MOLES, 1986, p. 184). En appliquant ces propositions à notre objet de recherche, c’est donc d’opulence des documents musicaux dont il est ici question, la numérisation ayant permis d’achever un long processus de mise à disposition de ce type de contenus. En partant des premières inventions techniques l’ayant rendu possible, nous constatons que ce processus est entamé depuis plus d’un siècle et fut jalonné de nombreuses innovations. Ces inventions ont ainsi fait passer les écrits de Valéry du statut de futur possible – et hautement désirable selon cet auteur – à celui de description de la réalité vécue, de nos jours, par les individus dans leurs modes de vie au quotidien. En s’affranchissant des contingences de l’exécution dans sa phase de reproduction, la 72 Souligné par l’auteur. 161 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement musique a pu dès lors accéder au statut de document, participant de fait de l’émergence d’un nouveau mode de vie, qu’Abraham Moles décrit comme étant celui de l’émergence de l’opulence communicationnelle. Dans cette optique, la numérisation n’a fait qu’amplifier et accélérer encore un plus cette tendance de fond. A ce titre, et bien qu’elle doive être pleinement appréhendée comme une innovation de rupture au sens où nous l’avons exposé au cours du premier chapitre, la numérisation s’inscrit donc fondamentalement dans une certaine continuité au regard des orientations de sociétés que nous venons de décrire. L’écoute privative, l’écoute pour soi : l’écoute au service de soi Au-delà de la question de l’aura que nous avons déjà évoquée supra, ce que les techniques d’enregistrement du son rendent effectivement possible, c’est l’inscription de l’écoute d’œuvres musicales, quelles qu’elles soient, dans le quotidien de l’auditeur, et ce même – et peut-être surtout – dans ce qu’il peut avoir de plus trivial. En d’autres termes, il s’agit d’une écoute dans laquelle l’auditeur n’a plus à se soumettre au hic et nunc de l’exécution d’une pièce musicale. Ceci signifie par ailleurs que l’écoute de musique devient possible hors du groupe social et du collectif, pour passer au niveau privatif. C’est à ce titre que l’enregistrement sonore, en tant que moyen de reproduction industriel, peut être comparé à l’imprimerie, car il permet de rapprocher l’œuvre de son récepteur, c’est-à-dire d’inscrire celle-ci dans le temps et l’espace de ce dernier. Les modes de jouissance de telle ou telle œuvre de l’esprit – ne passant plus obligatoirement par le prisme du groupe – peuvent de ce fait se différencier et ainsi revêtir d’autres valeurs d’usage. Ces valeurs d’usage de la musique sont, en toute rigueur, des valeurs d’usage de la musique enregistrée, car certaines manières de profiter de ce type de création artistique ne sont possibles – et ne sont apparues – que par l’intermédiaire des techniques d’enregistrement. Il en va ainsi de ce mode d’écoute visant à permettre au sujet de s’isoler, de se couper des autres. Il peut ainsi goûter et profiter d’un véritable sentiment de solitude, quand bien même il se trouverait au milieu d’une foule compacte : « Je sais qu’il y a des moments, quand ça ne va pas, je sors, je prends mon lecteur MP3, je mets de la musique qui me motive bien, je vais au milieu des gens et là j’ai l’impression d’être complètement ailleurs. C’est à la fois être au milieu des gens, mais pas du tout avec eux. Ça m’arrive très souvent » (Estelle, 20 ans, étudiante). « Il arrive que la musique devienne un moyen d’isolement, quand je suis au milieu de la foule. Là je vais mettre du gros reggae à fond, je me sens complètement déconnecté. Je vois les gens qui vont à fond à côté, alors que moi je suis au ralenti ; là ça me va très bien, je suis déconnecté des gens qui m’entourent. La musique joue un peu le rôle de protecteur dans ce cas là. Sinon, quand je suis chez moi, c’est fond sonore, motivation le matin, des choses comme ça » (Joël, 21 ans, étudiant). 162 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Ecouter de la musique devient alors un moment à soi et surtout un moment pleinement choisi par l’auditeur. Dès lors, l’écoute de musique sur un baladeur permet à l’individu d’être le seul à jouir de la musique qu’il écoute ; elle lui permet par ailleurs de profiter du sentiment d’isolement protecteur que celle-ci procure. Il nous semble que cette manière d’écouter de la musique enregistrée correspond bien à un certain mode de vie urbain, dans la mesure où le sentiment d’oppression que peut procurer la foule ne peut apparaître que dans ce contexte bien particulier. En somme, le mode de reproduction industriel de la musique correspond ici pleinement à une certaine forme d’urbanité, celle-ci étant elle-même une des conséquences de l’industrialisation qui prit son essor au XIXe siècle. En d’autres termes, la vie urbaine fait émerger ce besoin que tout un chacun peut avoir de se couper du monde extérieur, or c’est bien l’industrie qui produit les moyens de parvenir effectivement à cet état d’isolement : l’industrialisation proposerait ainsi les « remèdes » aux « maux » qu’elle aurait elle-même produit. D’une certaine manière, il serait possible d’avancer que les modes de vie sont une réponse du social aux tensions dont il est luimême à l’origine, ou plutôt qui le constituent en tant que telle. A ce titre, la différenciation des pratiques d’écoute de musique enregistrée s’inscrirait donc pleinement dans l’émergence de ces modes de vie dits urbains. La musique enregistrée offre aussi à l’individu la possibilité de manipuler celle-ci à sa guise et selon ses propres exigences. Plus encore, avec la numérisation c’est véritablement un sentiment de simplicité qui prédomine, donnant ainsi l’impression que la musique peut se plier aux moindres désirs de l’auditeur. Dès lors, l’écoute devient de plus en plus personnalisée à mesure que la pratique elle-même se différencie. L’auditeur peut ainsi choisir ce qu’il va écouter, où il va l’écouter et quand il va l’écouter, ce qui nous ramène à cette musique ubiquitaire évoquée par Paul Valéry. L’individu peut disposer de la musique comme bon lui semble, celle-ci pouvant l’accompagner dans chaque moment de son quotidien. La musique devient, à ce titre, le véritable fond sonore de la vie des individus, ceci participant, comme nous le verrons plus en détail au cours du chapitre 7, d’une esthétisation de la vie de tous les jours : « Je me fais des playlists, surtout le soir. Sinon, quand j’ai envie d’écouter de la musique, j’ai un groupe en tête. Je suis sur mon ordinateur, j’ai envie d’écouter tel groupe, je vais aller dans mon dossier musique et je mets l’album, c’est tout. Si au bout de deux, trois chansons ça commence à me saouler, j’arrête, j’en mets un autre. La lecture aléatoire, c’est surtout le soir, mais sinon non. La musique je l’écoute quand je suis sur MSN, quand je travaille, même quand je fais de la guitare, je mets de la musique et je fais des improvisations dessus » (Quentin, 19 ans, étudiant). « Si je suis sur l’ordinateur, je vais prendre les morceaux qui sont sur mon ordinateur. Les dimanches où il n’y a rien à faire, je vais plutôt mettre un CD sur l’ordinateur et l’écouter. Les 163 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement musiques téléchargées, c’est surtout quand je suis en train de surfer sur le net, je mets une musique de fond. Et sinon, si j’ai vraiment envie d’écouter de la musique, je vais plutôt mettre mes vieux albums. Ceux que j’ai envie de redécouvrir, de réécouter. Généralement, quand je mets un album, c’est pour le mettre en entier » (Coudiedji, 20 ans, étudiante). Ainsi, pour rependre les termes heureux de Benjamin, dans la mesure où l’auditeur distrait recueille la musique en lui, il est donc de plus en plus amené à en faire un artefact participant de la définition de sa subjectivité. La musique répond aux humeurs du moment, à l’émotion ressentie à tel ou tel instant. Via l’enregistrement et les perfectionnements successifs améliorèrent peu à peu les possibilités de portabilité de la musique – du cylindre de cire au baladeur MP3 – l’auditeur fait correspondre la musique avec les émotions qu’il ressent, voire les fait advenir. Il s’agit d’avoir à sa disposition de quoi faire de sa vie une œuvre à part entière, ce qui implique d’être en mesure de « rendre les choses spatialement et humainement « plus proches » de soi » 73 (BENJAMIN, 2000, p. 278). Benjamin considérait cette volonté de ramener les œuvres d’art à soi comme l’un des désirs les plus puissants chez ses contemporains, ce qui devait entraîner chez eux « [une] tendance à déposséder tout phénomène de son unicité au moyen d’une réception de sa reproduction »74 (ibid.). Depuis la publication de L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, ces tendances de fond que Benjamin semblait entrevoir n’ont fait qu’aller en se renforçant pour devenir dominantes dans les sociétés du capitalisme avancé. Au-delà de l’aura, la musique doit être facilement manipulable, à portée de main pour les auditeurs, afin qu’elle puisse offrir dans l’instant un écho à l’humeur du moment. C’est à ce titre que l’écoute de musique enregistrée est fondamentalement vécue par l’auditeur comme étant une écoute pour soi, une écoute au service de soi : « Question : et qu’est-ce qui fait que vous mettez tel CD plutôt que tel autre ? Réponse : c’est en fonction de l’humeur. Par exemple, le matin je mets plus un truc qui me donne envie d’aller bosser. Et le soir, plutôt des trucs calmes. C’est plutôt en fonction du contexte. C’est vraiment en fonction du rythme que ça me met. Après, si j’ai découvert un artiste dernièrement qui me fout la patate, je vais mettre celui-là. Le matin c’est la musique et la télé, pour écouter les infos et la musique en même temps. Mais c’est plus la musique qui me stimule le matin » (Fabienne, 23 ans, assistante sociale). « Question : vous écouter votre musique sur quel matériel principalement ? 73 Souligné par l’auteur. 74 Idem. 164 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Réponse : mon MP3. Sur l’ordinateur aussi, vu que j’y suis assez souvent. Oui, je l’écoute souvent sur l’ordinateur. Chez moi, c’est l’ordinateur à fond, pour bien entendre dans toute la maison. Mes CD ils prennent un peu la poussière. Je ne les écoute plus souvent, ça ne me plait plus, ça me lasse en fait. Le MP3 c’est moins encombrant. Question : le côté pratique c’est important pour vous ? Réponse : oui quand même. La musique, j’en écoute tous les jours. Le matin au réveil, c’est la radio, pour me préparer, c’est la radio, sur le trajet c’est le MP3, entre les cours c’est le MP3, pour rentrer c’est le MP3 et chez moi c’est ordinateur et radio » (Myriam, 16 ans, lycéenne). En tant que dimension du social, les innovations techniques ont pleinement accompagné ces évolutions, agissant comme le catalyseur des orientations dominantes dans la société. Porteuses des significations imaginaires sociales qui sous-tendent tout projet de société, elles ont finalement réalisé le monde sensible que Paul Valéry pensait voir advenir. Le caractère ubiquitaire de la musique et la musicalisation de la société qui en est le corollaire, sont maintenant une réalité quotidienne. C’est dans cette perspective et face à ce constat que la lecture d’un texte datant de 1928 ne lasse pas de frapper par sa profonde actualité. Les questions soulevées dans La conquête de l’ubiquité restent plus que jamais celles qu’il faut, nous semble-t-il, se poser au moment où le processus de numérisation des contenus apparaît comme achevé. « La Musique, entre tous les arts, est le plus près d’être transposé dans le mode moderne. Sa nature et la place qu’elle tient dans le monde la désignent pour être modifiée la première dans ses formules de distribution, de reproduction et même de production. Elle est de tous les arts le plus demandé, le plus mêlé à l’existence sociale, le plus proche de la vie dont elle anime, accompagne ou imite le fonctionnement organique. Qu’il s’agisse de la marche ou de la parole, de l’attente ou de l’action, du régime ou des surprises de notre durée, elle sait en ravir, en combiner, en transfigurer les allures et les valeurs sensibles. Elle nous tisse un temps de fausse vie en effleurant les touches de la vraie »75 (VALERY, 1928, p. 4). D’une attention accrue portée à l’acte d’écouter ou le primat donné au temps de l’auditeur Comme le rappelle Laurence Allard dans ses recherches sur la réception des contenus médiatiques, « il ne suffit pas de considérer le rôle actif du public dans le mécanisme de la signification, il faut aussi montrer la place que les productions de la culture de masse occupent dans la vie de chacun d’entre nous » (ALLARD, 1994, p. 67). S’appuyant notamment sur les travaux de Jauss, cette auteure rappelle ainsi que « c'est en envisageant l'expérience esthétique 75 C’est nous qui soulignons. 165 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement comme expérience de communication [qu’il est possible de spécifier] la dimension pratique de l'art » (ibid., p. 68), ce qui en d’autres termes signifie que la réception d’une œuvre est partie prenante de la pratique artistique en tant que telle, qu’elle ne peut en être dissociée dans le cadre de l’analyse. De notre point de vue, les différentes modalités par lesquelles la réception des œuvres musicales se réalise donnent, par ailleurs, à voir comment évoluent les significations imaginaires sociales d’une société donnée. La manière dont est consommée une œuvre, ainsi que la manière dont elle s’intègre dans le quotidien de l’individu sont autant de moyens d’appréhender les évolutions sociales via le prisme des pratiques culturelles. Dès lors, si on peut difficilement remettre en question l’approche consistant à soutenir que le sens d’une création s’actualise via la lecture qui en est faite, nous ne pouvons toutefois pas nous arrêter à ce simple constat de l’activité de l’auditeur dans le processus de réception et d’écoute d’une œuvre musicale. Nous pensons ainsi qu’un auteur tel qu’Hennion, lorsqu’il prône notamment l’abandon de ce qu’il considère comme un « jeu à somme nulle entre les objets et le social, pour montrer comment le goût vient aux choses grâce à leurs amateurs » (HENNION, 2009, p. 75), se fait d’une certaine manière le porte-voix scientifique de représentations sociales qui, dans le cadre d’un nouvel esprit du capitalisme, sont maintenant devenues largement dominantes. Cette figure de l’individu actif, créatif et maître de ses goûts – inspirée d’une lecture partielle et idéologiquement orientée de l’œuvre de Michel de Certeau – ne nous paraît pas tant être un concept théorique qu’il s’agirait de défendre sur le terrain de l’argumentation scientifique, mais plutôt une injonction sociale que certaines entreprises des ICIC se sont très largement réappropriée. Quand Hennion évoque « l’art d’un rapport plus intense et réflexif qu’à travers le goût, les humains ont su installer peu à peu, aux objets, aux autres, à leur corps et à eux-mêmes » (HENNION, 2009, p. 76), il ne fait finalement que reprendre à son compte la figure de l’individu porteur de projet, dont nous avons tenté de faire la description tout au long du chapitre 4. A ce titre, cet intérêt pour la manière dont les individus reçoivent et consomment les œuvres produites par les ICIC relève plus d’enjeux économiques et des stratégies industrielles qui les sous-tendent. De ce fait, l’attention portée au moment de l’écoute des créations musicales – attention consistant à savoir quelles œuvres les auditeurs écoutent, comment et où ils les écoutent – s’inscrit donc pleinement dans les préoccupations des industries de la culture à l’ère de l’opulence communicationnelle. Nous pouvons ainsi voir que dans les campagnes publicitaires d’une entreprise telle qu’Apple, c’est bel et bien l’auditeur qui est mis en scène dans les nombreux spots télévisés que cette firme a produits (pour des illustrations, cf. exemples en fin de chapitre). L’auditeur est de ce fait la figure qu’il s’agit de mettre en avant, car les choix et arbitrages qu’il fera participent de la structuration 166 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement du marché de l’industrie musicale. Il s’agit donc de le conforter dans une image socialement valorisante de lui-même, de promouvoir un certain type d’attitude autour de l’écoute de musique enregistrée qui s’accorde pleinement avec les orientations des sociétés capitalistes avancées. Dans le cadre des annonces publicitaires d’Apple, c’est à une écoute qui se met en scène que nous avons affaire, une écoute qui se présente comment une expérience intense où l’individu pourrait exprimer toute son authenticité. L’une des personnes de notre corpus d’entretiens propose à ce titre une lecture extrêmement lucide de la stratégie mise en place par Apple autour de son baladeur de musique numérique, lecture que nous reprenons ci-dessous : « L’iPod c’est un outil à la mode, donc mes amis sont contents d’avoir un objet qui leur permet de s’identifier au courant actuel. C’est ça qui est très fort, avoir réussi à créer une mode sur un équipement audio. Et aussi un comportement, c'est-à-dire qu’on écoute de la musique parce que ça fait partie de la mode actuelle. C’est une réflexion que j’ai menée après avoir vu une pub d’Apple. Je me suis dit : « quel est le sens de cette pub ? ». C’est très coloré, on a des personnages dessinés en ombres chinoises et on voit juste les écouteurs blancs. Pour moi, c’est vraiment faire du geste d’écouter – donc d’avoir des écouteurs dans les oreilles – une mode. Faire coller une mode au fait d’avoir des écouteurs dans les oreilles, et que ces écouteurs ce soient des écouteurs blancs d’iPod. Il n’y a que ça qui compte. Quand on regarde la pub, on se dit : « il faut avoir les écouteurs blancs d’iPod, il n’y a que ça qui compte » » (Julien, 25 ans, ingénieur). Ce primat accordé à l’écoute de musique et à l’auditeur s’inscrit de fait dans une dynamique sociale où l’individu est supposé se réaliser via ses pratiques culturelles. La reproductibilité technique dont parlait Benjamin est effectivement l’une des dimensions – et non l’une des causes – d’évolutions sociales où l’on a assisté à un glissement du primat accordé à la compréhension de l’œuvre, vers celui donné à l’étude de sa réception par les sujets. La transformation de la musique en document participe de cette tendance et s’y inscrit pleinement. A partir du moment où l’écoute d’un morceau n’est plus conditionnée à la présence de l’artiste, qu’il y a séparation entre la production d’un morceau et son écoute, il y a une remise en cause de ce qui doit être considéré comme un événement remarquable. L’enregistrement d’un morceau de musique n’est plus que la matrice d’une multitude d’événements à venir qui se réaliseront dans l’écoute de ses reproductions par l’auditeur ; celui-ci est de ce fait supposé être le maître de sa propre vie, tout étant mis à sa disposition pour que chaque moment de sa vie quotidienne soit autant d’événements remarquables. En d’autres termes, et en reprenant ceux de Moles, « l’authenticité se détache de l’œuvre […] pour s’attacher à l’instant perceptif, au regard, à la situation du récepteur devant l’image et le son » (MOLES, 1986, p. 228). Dès lors, le moment de la réception de l’œuvre devient événement remarquable en tant que tel, l’individu étant censé être à la fois l’acteur et le metteur en scène. Dans une société où l’opulence communicationnelle est une réalité palpable, où 167 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement le nombre d’œuvres musicales enregistrées disponibles devient difficilement quantifiable, c’est l’écoute d’un morceau particulier – parmi tous ceux qui sont disponibles sur Internet ou via d’autres moyens – qui devient en tant que tel remarquable. Comme l’énonce très finement Abraham Moles : « A partir du moment où de toute façon, tout est enregistrable, le problème n’est plus d’enregistrer ni de communiquer, il est de recevoir, il tient dans la capacité informationnelle réceptive de l’être quotidien, possesseur d’un budget-temps nécessairement limité : à quoi sert une vaste bibliothèque, une belle collection de diapositives, une prestigieuse discothèque, une riche collection de mini-cassettes à l’être encombré […], à l’homme pressé, qui, à un quelconque moment, se retrouve dans sa pauvreté intrinsèque, face à l’écran de son terminal universel ? »76 (ibid., p. 221). Face à ces contraintes liées au budget-temps de chaque individu, et alors que celui-ci est confronté à une autre urgence qui est celle de se réaliser, ce n’est plus tant l’œuvre qui est l’objet de toutes les attentions, mais bien l’individu qui daignera lui accorder quelques minutes de son précieux temps. 76 Souligné par l’auteur. 168 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement 169 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Chapitre 6. L’écoute de musique enregistrée, une pratique adossée aux usages des TIC Tout au long du chapitre précédent, nous avons évoqué les évolutions que les techniques d’enregistrement du son ont induites dans les manières d’appréhender la création musicale au niveau de la totalité sociale, et notamment dans les modalités de réception de celle-ci par l’auditeur. Mais il est un autre aspect qu’il convient d’interroger et qui – bien qu’il soit intimement lié aux différents points que nous avons déjà abordés – va au-delà de l’invention et du perfectionnement des techniques d’inscription du son sur un support physique. Il s’agit des modalités mêmes de réalisation de la pratique d’écoute de musique enregistrée au quotidien, ainsi que la place de plus en plus grande que les TIC ont, dans cette optique, été amenées à prendre. Il n’est pas inutile de rappeler à cet égard qu’Edison lui-même avait d’abord imaginé son invention comme un moyen permettant de communiquer les messages à distance, avant que celle-ci soit finalement utilisée pour enregistrer principalement des œuvres musicales (MAISONNEUVE, 2006 ; TOURNES, 2008). Le phonographe d’Edison devait avant tout servir, dans l’esprit de son inventeur, « à dicter des messages ou des lettres, à un moment où les entreprises américaines en pleine croissance […] [voient] l’apparition de nouvelles formes d’organisation du travail » (TOURNES, 2006, p. 19), c'est-à-dire dans une perspective qui était plus celle de la gestion du personnel que de celle de la création de nouveaux loisirs à destination des particuliers. Au moment où la préoccupation principale consistait à augmenter l’efficacité et la productivité au travail – préoccupation elle-même constitutive de l’esprit du capitalisme tel que décrit par Max Weber et visant notamment une maximisation des profits 77 – ce constat paraît finalement relativement logique et conforme à l’époque. La genèse du phonographe, tout comme les utilisations auxquelles il devait être dans un premier temps dédiées, ne fait pas à proprement parler partie des aspects qui seront développés dans la suite de notre recherche, il paraissait toutefois important de l’évoquer dans le préambule du présent chapitre. Il convient effectivement de garder à l’esprit ici que, dès ses origines, cette innovation technique s’inscrivait dans toute une dynamique sociale qui était celle, entre autres, d’un essor significatif des TIC, dynamique dont nous avons pu voir par ailleurs qu’elle se 77 Max Weber soutenait ainsi que cet esprit du capitalisme s’appuyait en grande partie sur le développement et la valorisation de « [l’idée] de besogne et de dévouement au travail » tendance que cet auteur considérait, d’un certain point de vue, comme profondément irrationnelle (WEBER, 1994, p. 80). 170 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement caractérisait entre autres par un lien fort entre la montée en puissance du capitalisme et le développement de la recherche pour améliorer les moyens de communication. Toutefois, notre démarche vise avant tout à montrer comment la pratique d’écoute de musique enregistrée, telle qu’elle se réalise aujourd’hui, est indissociable des différents usages que les individus font des TIC. A cet égard, la dynamique sociale, déjà évoquée en détail tout au long de la première partie, est à considérer comme le cadre d’ensemble – un substrat imaginaire, social et idéologique – dans lequel notre objet de recherche est amené à s’inscrire. En nous appuyant sur une approche transversale, cette démarche contribuera ainsi à lui donner sa pleine signification. Une fois encore, et afin d’être au plus proche de la réalité des phénomènes sociaux décrits, le cadre théorique et méthodologique ainsi défini, doit permettre de relier cet objet à la totalité sociale, et non de l’en abstraire. Dès lors, et à la lumière des significations imaginaires sociales qui ont été associées aux TIC au cours de la première partie de ce mémoire, il apparaît que la pratique d’écoute de musique enregistrée, telle qu’elle se réalise de nos jours, est indissociable des usages des TIC. A cet égard, il est possible de soutenir que ceux-ci sont même amenés à en être la condition de réalisation principale, et ce à tous les niveaux. Ceci implique, en conséquence, que les modalités de production et surtout de consommations des contenus culturels – et donc musicaux – sont plus que jamais un des éléments fondamentaux des stratégies de renouvellement du modèle capitaliste avancé ; ce constat paraît, à ce titre, d’autant plus prégnant que ce nouvel esprit du capitalisme est en train de diffuser dans toutes les couches de la société, et ainsi de prospérer. Ce point particulier – l’un des éléments centraux de notre thèse – sera développé plus en détail dans le cadre de la troisième partie de ce mémoire. Il est néanmoins fondamental que le lecteur garde celui-ci à l’esprit, et ce dans la mesure où les usages des TIC décrits tout au long du présent chapitre ne prennent leur pleine signification qu’à la lumière de ce postulat. Cette démarche amène donc à considérer que les analyses des usages et des pratiques n’ont d’intérêt scientifique que lorsqu’il devient possible de les relier à des logiques sociales inscrites dans la longue durée. En d’autres termes, et nous sommes redevables à Max Weber à cet égard, « la conceptualisation des phénomènes historiques […] [ne doit pas enchâsser], à toutes fins méthodologiques, la réalité dans des catégories abstraites, mais [s’efforcer] de l’articuler dans des relations génétiques concrètes qui revêtent inévitablement un caractère individuel propre » (WEBER, 1994, p. 44). Ceci signifie, en dernière analyse, que nous envisageons notre objet de recherche comme pleinement révélateur des orientations de la réalité sociale dans laquelle il s’inscrit, les propositions théoriques ainsi formulées devant toujours faire un retour rigoureux sur cette dernière afin d’en tester la validité. 171 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Ce sixième chapitre développera donc une argumentation en trois temps permettant ainsi d’avoir une vision claire de la manière dont les usages des TIC participent de la réalisation de la pratique d’écoute de musique enregistrée, lui devenant à cet égard consubstantiels. Nous opèrerons tout d’abord un retour général et synthétique sur le procès de médiatisation qui, si il déborde notre propos, dont les considérations sont plus spécifiques, permet d’éclairer la démarche théorique qui le sous-tend, et qui concerne l’articulation entre les usages des TIC et les modalités diverses de consommation des contenus musicaux, ces deux niveaux se structurant réciproquement. Il sera dès lors possible de voir en quoi la musique constitue un terrain d’étude particulièrement heuristique sur ces questions précises. Il s’agira ensuite de souligner comment la pratique d’écoute de musique enregistrée, tout en se réinventant, a pu perdurer et s’installer, pour finalement devenir un des loisirs culturels les mieux ancrés – avec le cinéma et peut-être à terme les jeux vidéos – dans les sociétés modernes, tout en étant l’un des plus emblématiques. La deuxième sous-section permettra à cet égard de comprendre comment le phénomène d’hybridation des usages des TIC a pleinement participé du renforcement de cette pratique culturelle dans les dites sociétés. Enfin, une troisième et dernière section viendra clore le présent chapitre, elle sera l’occasion d’insister tout particulièrement sur l’importance de penser les relations qui unissent usages des TIC et pratique d’écoute de la musique enregistrée, dans le temps long. A cet égard, le fait de considérer la numérisation des contenus comme une innovation de rupture ne signifie pas qu’une rupture du même ordre doive automatiquement s’observer dans le social. Les temporalités de l’innovation technique et celle de la formation des usages – et partant celles de l’évolution et de la différenciation des pratiques – ne sont pas les mêmes. En toute rigueur, elles ne peuvent être mises sur le même plan. Si elles sont effectivement liées l’une à l’autre, ce n’est nullement dans le cadre d’une dynamique qui serait celle de la cause et des effets, mais plutôt dans celle de mouvements erratiques mus par des logiques sociales le plus souvent concurrentes et contradictoires entre elles. Bien plus, « la formation des usages n’a pas besoin d’innovations techniques majeures pour s’organiser ; on peut même trouver ici confirmation de ce que la formation, nécessairement progressive, d’usages stabilisées suppose une relative stabilité de l’offre technique » (GRESEC, II, 2002, p. 20 cité par MIEGE, 2007, p. 58). Ceci implique que les interactions qui relient l’écoute de musique enregistrée et les usages des TIC doivent être analysées dans toute leur complexité. En conséquence, cette démarche implique de prendre en compte les différentes logiques sociales à l’œuvre. A ce titre, les pratiques culturelles sont précisément structurées par ces mêmes logiques sociales tout en participant de leur évolution. Elles peuvent donc permettre, en tout état de cause, de les révéler et de les mettre à jour. 172 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Retour sur la médiatisation des pratiques culturelles : le cas exemplaire de la musique Données chiffrées à l’appui, le troisième chapitre a été l’occasion d’insister notamment sur le fait que les pratiques culturelles, dans les sociétés modernes, passaient de plus en plus par les usages des TIC. Ce constat incite dès lors à considérer ces deux niveaux de l’analyse comme indissociables pour qui veut être en mesure des les appréhender, de les comprendre et ainsi en donner la ou les significations sociales. Certaines études du DEPS et de l’INSEE étaient susceptibles de venir illustrer la prégnance de ce phénomène et ont à cet égard été mobilisées. Elles ont aussi permis de suivre dans le temps l’évolution, au niveau macro-, de ces différentes tendances. Concernant ce point précis, une croissance très nette de la consommation des TIC dans les sociétés modernes a ainsi été mise en relief, croissance dont la progression était significativement plus soutenue que la consommation globale des ménages. Il ne s’agira pas ici de revenir sur les fondements idéologiques et imaginaires sociaux ayant mené à cette évolution, mais plutôt de leur offrir un prolongement théorique en questionnant le procès de médiatisation de la communication et des pratiques. A ce titre, nous verrons que ce processus peut lui-même être considéré comme le principal corollaire des tendances que nous avons décrites. A la suite de ce cadrage théorique qui se voudra synthétique, un deuxième temps viendra expliquer en quoi l’étude de la pratique d’écoute de musique enregistrée nous paraît constituer un terrain de recherche des plus heuristiques concernant les problématiques que soulève ce processus qui « [s’il] est loin d’être le seul à intervenir dans l’émergence puis le développement des TIC, demeure le procès central » (MIEGE, 2007, p. 81). Dès lors, cette démarche est susceptible d’offrir quelques illustrations dignes d’intérêt concernant les conséquences sociales – réelles ou supposées – du procès de médiatisation. Du processus de médiatisation de la communication et des contenus Dans les travaux évoquant cette notion de médiatisation, c’est généralement de médiatisation de la communication dont il est principalement question, celle-ci étant dès lors au centre de nombreuses recherches menées dans les SIC. Bien que notre champ d’investigation soit plus restreint, il convient toutefois d’opérer ce retour théorique plus général sur le procès de médiatisation de la communication, afin de pouvoir par la suite traiter plus spécifiquement de l’écoute de musique enregistrée en tant que pratique culturelle médiatisée. Dans le prolongement de cette approche, nous verrons par ailleurs que, si la notion de médiatisation de la communication peut permettre d’appréhender plus finement cette pratique culturelle spécifique, l’étude de cette dernière offre aussi un terrain des plus féconds quant à l’analyse des implications sociales de cette tendance à la médiatisation. Considérée selon cette perspective, l’analyse du 173 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement procès de médiatisation de cette pratique culturelle particulière est ainsi en mesure d’offrir des éclairages de nature plus générale. En premier lieu, il est intéressant de remarquer que chez nombre d’acteurs sociaux qui tentent d’en rendre compte, le procès de médiatisation concentre tour à tour vers lui « les espoirs comme les craintes, les eschatologies et les promesses […] comme les mises en garde et les appréciations dépréciatives […], les jugements moraux […] ou les préventions touchant à la technique […], les prévisions sur les avantages technologiques […] comme les doutes sur les supériorités des dispositifs techniques et leurs prétentions à prendre la place de ceux encore disponibles, tels les médias de masse » (ibid., p. 79). A la lecture de cette énumération, apparaît un certain nombre des thèmes qui ont déjà été développés au cours du premier chapitre, et où il était question de l’imaginaire social associé à l’innovation technique. De fait, médiatisation de la communication et innovation technique sont deux processus fondamentalement liés, il devient dès lors possible de considérer que ces deux phénomènes sociaux sont porteurs des mêmes significations imaginaires sociales, qu’ils en sont des matérialisations exemplaires. Le procès de médiatisation de la communication s’accorde ainsi pleinement avec une société qui donne le primat à l’initiative personnelle et à l’optimisation des relations sociales, ainsi qu’à la capacité de chacun de saisir les opportunités qui se présentent à lui. Comme cela a déjà été souligné précédemment, la technique ne peut être isolée du social dans le cadre de l’analyse, elle en est une des dimensions et participe à ce titre du processus plus général de reproduction du modèle d’organisation qui le sous-tend. Dès lors, il n’est finalement pas surprenant que leur évocation suscite, dans chacun des cas, la mobilisation de discours relativement semblables, dans la mesure où ces deux procès touchent au plus profond d’un imaginaire social commun. Il convient donc, quand il s’agit d’évoquer le procès de médiatisation – tout comme celui de l’innovation technique –, de garder un certain recul historique, afin de ne pas isoler les phénomènes à l’œuvre de certaines logiques sociales qui évoluent dans la longue durée. Dès lors, l’analyse s’inscrit dans « [une] perspective […] sociétale et historique […] [et] mettrait l’accent sur les continuités, les complémentations et les métissages, et non sur les ruptures et les mutations radicales » (ibid., p. 80). S’il ne s’agit pas de nier ici la réalité du procès de médiatisation de la communication dans les sociétés modernes, il est toutefois indispensable de le resituer dans une perspective élargie prenant en compte certaines tendances sociales de fond, telles que l’individualisation et la différenciation des pratiques, dont l’importance a déjà été soulignée. Celles-ci s’inscrivent fondamentalement dans une dynamique sociale liée au renouvellement du modèle de société de type capitaliste. Dès lors, la plupart des discours qui sont tenus à propos de ce procès – qu’ils soient apologétiques ou à l’inverse catastrophistes – n’offrent pas tant d’intérêt 174 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement pour leur hypothétique valeur explicative, mais plutôt pour leur capacité à révéler tout un pan de l’imaginaire social contemporain. Les discours en question sont, à proprement parler, partie prenante de l’objet de recherche ; ils doivent donc être considérés comme tels, c’est-à-dire comme un matériau à analyser. Au-delà même des implications sociales supposées qui seraient liées au procès de médiatisation de la communication, il convient donc de rendre compte de la richesse même du terme, celui-ci étant, selon les travaux, associé à des acceptions diverses. Bernard Miège distingue ainsi quatre sens que le terme de médiatisation est susceptible de recouvrir selon les phénomènes qu’on entend appréhender. Le premier est celui où « médiatisation s’oppose à médiation et vise à identifier les phénomènes médiatés par l’intermédiaire non de nombreuses instances de médiation sociale mais par l’intermédiaire de médias au sens spécifique du concept » (ibid., p. 81). Cette première acception est à mettre en relation avec des points qui ont déjà été évoqués précédemment, à savoir que les univers culturels des individus, dans les sociétés du capitalisme avancé, se construisent majoritairement autour de contenus diffusés par les grands médias de masse. Cette tendance vient dès lors complexifier l’étude des univers culturels de ces mêmes individus, la partition entre culture populaire, culture moyenne et culture cultivée devenant, si ce n’est inopérante, du moins largement insuffisante pour prendre la mesure des changements en cours (DONNAT, 2004). Olivier Donnat considère à ce titre que « l’augmentation considérable des consommations culturelles dans l’espace domestique liée au développement des médias, le succès de formes de participation à la vie culturelle hors les murs […] comme celui de la pratique en amateur d’activités artistiques […] témoignent d’une diversification des modes d’accès à l’art et à la culture et d’une tendance à l’enrichissement des univers culturels des Français, qu’il est difficile d’analyser à partir [de ces] seules notions » (ibid., p. 88). Dans la suite de son argumentation, Donnat évoque ainsi différents univers culturels repérables dans la population française, celui correspondant selon lui au « français moyen » nous intéressant tout particulièrement. Donnat considère ainsi que l’univers culturel de celui-ci : « S’organise assez largement autour de l’audiovisuel (de la télévision mais aussi de la musique et du cinéma), intègre les aspects les plus mis en scène de la culture cultivée, mais ignore très largement le spectacle en direct. Cet univers renvoie à l’extension d’une culture commune en liaison avec l’élévation du niveau moyen des diplômes et la médiatisation croissante de la vie culturelle » (ibid., p. 90). Les propositions d’Olivier Donnat ont ainsi le mérite d’offrir un support de discussion stimulant concernant ces questions, il semble toutefois que, dans ce cas précis, elles aient tendance à enfermer les publics qu’elles tentent de décrire dans des attitudes quelque peu figées. 175 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Car s’il ne s’agit pas ici de remettre en cause la place prise par l’audiovisuel dans l’environnement culturel des français – ce phénomène étant finalement une des conséquences les plus immédiatement observables du procès de médiatisation – nous émettons toutefois certaines réserves quant à l’ignorance supposée de ces publics concernant le spectacle vivant – surtout dans la mesure où cette ignorance serait censée les caractériser en propre. Sur ce point, l’interprétation que Philippe Coulangeon fait de certaines données statistiques relatives aux sorties à l’opéra, au théâtre ou au concert, parait offrir une description plus juste de la réalité. L’auteur avance à cet égard « [qu’il] peut […] sembler abusif de faire de ces pratiques l’emblème de la culture « dominante », dans la mesure où celles-ci sont partout minoritaires y compris parmi les membres de la classe dominante » (COULANGEON, 2005, p. 102). Comme cela sera évoqué plus loin, le spectacle vivant doit plus être considéré du point de vue de sa puissance symbolique, la plupart des individus ayant eux-mêmes intériorisés le caractère classant – et auratique dirions-nous – de ce type de sortie. A ce titre, la plupart des entretiens que nous avons menés faisaient ressortir que, pour les auditeurs, le concert restait finalement le seul moyen d’avoir un rapport véritablement authentique avec les artistes : « J’essaie d’aller à un maximum de concerts, parce que je préfère la musique en concert à la musique enregistrée. Déjà c’est beaucoup plus convivial et c’est beaucoup plus agréable » (Jules, 18 ans, étudiant). « Ce qui m’attire dans les concerts, c’est tout ce qui est contact avec l’artiste, il y a des choses qu’on n’a pas quand on écoute un album et en particulier dans le dub, il y a plein d’effets visuels, des effets de lumière » (Alexis, 18 ans, étudiant). Malgré ces divergences, force est toutefois de constater que le procès de médiatisation, envisagé dans cette perspective, vient remettre en cause certaines catégories développées par Pierre Bourdieu dans un ouvrage tel que La Distinction – ou incite du moins à les revisiter à la lumière de ce procès – et ce dans la mesure où la médiatisation peut être considérée comme un phénomène touchant toutes les couches de la société. Il convient néanmoins d’être prudent quant aux discours évoquant une supposée démocratisation de l’accès à la culture que la médiatisation aurait rendu possible, phénomène qui remettrait en cause les différentes formes de distinction sociale. Vue dans cette perspective, la médiatisation, si elle participe d’une mise à mal des instances traditionnelles de légitimation culturelle telles que l’école ou les musées, n’annule pas pour autant le poids des origines sociales. Celles-ci gardent une grande influence mais entrent en concurrence avec d’autres types de déterminations. Comme le rappelle avec justesse Philippe Coulangeon : 176 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « Que la question des inégalités culturelles se trouve ainsi reléguées au second plan ne signifie pas que celles-ci se soient atténuées. Qu’elles soient plus difficiles à interpréter que par le passé, du fait d’une fragmentation des représentations, d’un certain éclatement du monde de la création artistique et d’une montée de l’éclectisme des pratiques, ne signifie pas non plus que le domaine culturel ait cessé d’être un enjeu des rapports sociaux » (ibid., p. 111). Le procès de médiatisation à ainsi pu donner lieu à l’expression de certaines postures « [tombant] dans les facilités des discours [annonçant] le retour de l’individu libre de toutes déterminations sociales » (DONNAT, 2004, p. 101). L’utilisation même du terme « retour » pose question, car il incite à laisser penser que ce type d’individu ait pu exister à une époque donnée. Il convient de rappeler ici que cette figure archétypale ne peut être considérée autrement que comme une construction sociale, relativement récente au demeurant. Par ailleurs, la médiatisation serait présentée comme un des moyens privilégiés devant favoriser l’émergence de cet individu capable de s’auto-construire via les contenus médiatiques mis à sa disposition, et ce dans une parfaite autonomie, libre de toutes contingences extérieures. Le type d’individu évoqué ici serait capable d’élaborer son propre système de légitimation basé sur les médias, hors des circuits traditionnellement consacrés. Dans une perspective voisine mais plus nuancée, Hervé Glevarec suppose ainsi que « le « bas » [génère] son propre capital, […] [contribuant] à la fois à une légitimité de la culture de masse, mais aussi […] à une hétérogénéisation des « ordres de légitimité » » (GLEVAREC, 2005, p. 84). Cette proposition peut être considérée avec un certain intérêt, car elle tente de mettre en avant les tactiques élaborées par certaines catégories de population afin de se soustraire aux formes de domination sociales et culturelles les plus visibles. Dans ce cadre précis, la médiatisation des contenus a indéniablement offert les ressources rendant possibles les dites tactiques. Néanmoins, il paraît plus juste de considérer que c’est moins le « bas » qui génère son propre capital, que le « haut » qui se le réapproprie afin de mettre en œuvre des stratégies de distinction intragroupales, comme cela a par exemple pu être le cas avec la musique rap. Le terme, proposé par Grignon et Passeron, de « droit de cuissage symbolique » que les dominants s’autoriseraient sur les goûts des dominés, semble particulièrement approprié dans ce cas précis (GRIGNON & PASSERON, 1989). Il est par ailleurs important de garder à l’esprit que la proposition de Glevarec, pour intéressante qu’elle puisse être, ne remet pas fondamentalement en question le phénomène même de domination, mais contribuerait plutôt à montrer par quelles tactiques les classes dominées essayent de la rendre plus supportable. A cet égard, il n’est pas inutile de rappeler que « cette capacité à tirer soi-même le bon grain de l’ivraie quel que soit le statut des activités ou des genres concernés suppose une familiarité aussi poussée avec la culture classique qu’avec les formes 177 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement modernes d’expression et exige la réunion de beaucoup d’atouts en matière de capital culturel, de disponibilité et de proximité à l’offre culturelle » (DONNAT, 2004, p. 91) ; le profil décrit ici correspond ainsi plus à un individu diplômé du supérieur et issu des classes moyennes aisées, qu’à celui d’un fils d’ouvrier. Dès lors, nous pouvons considérer que le processus effectivement constaté d’une montée en puissance de la place des médias dans les univers culturels des individus dans les sociétés modernes, deviendrait un argument idéologique – discutable – dont l’objectif serait d’attester d’une progressive disparition des inégalités culturelles – et partant sociales. Une fois encore, si la médiatisation est à considérer comme un procès central dans les recherches en SIC, il y a tout intérêt à être particulièrement vigilant de ne pas tomber dans certains lieux communs théoriques concernant les effets supposés – mais finalement jamais réellement constatés – de ce procès. A propos de la deuxième acception recouverte par la notion de procès de médiatisation, Bernard Miège souligne que « ce qui est [ici] pris en compte c’est l’action de médiatisation des contenus, c’est-à-dire le fait que des contenus […] sont mis en ligne ou inscrits sur des supports matériels généralement à la suite de l’intervention de spécialistes » (MIEGE, 2007, p. 81). L’auteur évoque l’exemple des cours d’enseignement supérieur mis en lignes à destination des étudiants, opération nécessitant une mise en forme particulière des contenus, celle-ci devant être adaptée aux spécificités des supports électroniques. Ce procès pose notamment la question des modalités de production et de réception des contenus ainsi diffusés, celles-ci étant parfois davantage pensées dans la continuité de celles qui prévalaient auparavant, alors même qu’elles ne peuvent s’appliquer en l’état. S’appuyant notamment sur les apports d’un auteur tel que Jack Goody, Philippe Bouquillion rappelle à cet égard « que chaque contenu est écrit, construit et pensé par rapport à un support particulier. Les supports ont des spécificités matérielles qui imposent ou permettent certains types d’écriture et des logiques d’utilisation ou d’usage différentes » (BOUQUILLION, 2003, p. 11) ; ce constat amène donc à considérer que si le procès de médiatisation est effectivement en cours, celui-ci ne va néanmoins pas de soi. Ainsi, le passage du disque vinyle au CD, puis au MP3 n’est pas sans conséquence du point de vue de la réception qui est faite par les auditeurs des contenus musicaux. L’auditeur se voit ainsi offrir la possibilité de s’affranchir de contextes d’écoute particuliers, sa musique pouvant potentiellement le suivre partout. De la même manière, le fait que, via Internet, elle soit de plus en plus facilement accessible implique que l’auditeur soit amené à la considérer comme une commodité faisant partie intégrante de son environnement immédiat. Les possibilités de ces techniques ne sont bien sûr pas à considérer dans une perspective qui serait celle d’une explication des usages par les propriétés des objets, mais plutôt de voir ces propriétés comme des 178 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement moyens dont l’individu se saisit pour se réaliser. Et dans la mesure où ces modes de réappropriation des artefacts techniques par les auditeurs participent d’une évolution de la pratique d’écoute de musique enregistrée, les producteurs se voient dans l’obligation de repenser leurs stratégies. Quoiqu’il en soit, les raisons de l’essor de la tendance à la mise en ligne des contenus et à leur inscription sur des supports divers ne sont pas à chercher du côté des propriétés de ces derniers – approche relevant d’un déterminisme technique des plus triviaux – mais plutôt en direction de la volonté d’acteurs sociaux, ces derniers pouvant tout aussi bien appartenir à la sphère publique qu’à celle du privé. Au-delà des effets – réels ou supposés – de ce procès, celui-ci permet surtout de mettre en lumière certaines stratégies d’acteurs dont les motivations relèvent tout autant d’impératifs politiques, économiques qu’idéologiques. A ce titre, ce procès permet avant tout de révéler les orientations sociales les plus visibles dans les sociétés capitalistes avancées. Par ailleurs, et pour en revenir à la question des effets supposés du procès de médiatisation, il convient en tout état de cause de ne pas les surestimer, les représentations sociales lui préexistant gardant encore toute leur force. Philippe Bouquillion souligne ainsi « que les formes de communication développées sur l’Internet ne présentent guère d’originalité et de dispositifs spécifiques par rapport aux formes anciennes de communication, en particulier par rapport à la communication papier » (ibid., p. 8), les producteurs ayant encore des difficultés certaines à appréhender toutes les potentialités de ces « nouveaux » outils. Il en va de même du côté de la réception, Audrey Messin soulignant notamment que « la réalité des pratiques de lecture reste attachée à l’imprimerie, surtout en matière de documentation, même si les jeunes internautes exploitent largement les possibilités offertes par le numérique : des textes électroniques sont trouvés grâce aux moteurs de recherche sur le Net puis sont imprimés sur support papier pour être lus » (MESSIN, 2005, p. 20). L’auteure rappelle à cet égard que « pour le moment, la lecture sur écran ne permet […] pas au lecteur une position aussi confortable que la lecture sur papier » (ibid., p. 21). Ceci amène au constat finalement assez paradoxal que l’un des « effets » principaux induits par la médiatisation des contenus est qu’il n’a peut-être jamais été fait une utilisation aussi intense du support papier. Concernant le cas de la musique, nous avons pu voir précédemment que le passage du disque vinyle au CD s’est fait, dans un premier temps, de manière quasi transparente du point de vue des auditeurs, les maisons de disques ayant ainsi reproduire le même modèle économique dans les deux cas. Les représentations autour de la notion d’album ont ici joué pleinement – et ce même si les auditeurs étaient depuis longtemps dans une logique de personnalisation de leur écoute. Ce n’est qu’avec les MP3 que ces représentations ont été considérablement mises à mal, l’auditeur pouvant ainsi utiliser la musique 179 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement et y accéder comme bon lui semble. C’est à ce moment que le modèle économique de l’industrie musicale a commencé à être en décalage avec la manière dont la pratique d’écoute de musique enregistrée se réalisait au quotidien. Ce que nous pouvons constater ici, c’est que les représentations des individus jouent un rôle prépondérant dans l’avancée du procès de médiatisation, cette avancée dépendant profondément de celles-ci. Evoquant le troisième sens que la notion de médiatisation de la communication est susceptible de revêtir selon les cas, Bernard Miège évoque la tentative « [de prise] en compte [de] tout ce qui, dans les relations interindividuelles et même intragroupales ou intra-organisationnelles, se produit lorsqu’une TIC ou mieux un dispositif s’interpose entre Je et Tu, Je et Nous, Nous et Nous » (MIEGE, 2007, p. 81), l’objectif de cette approche étant principalement de voir dans quelle mesure les actes de communication de la vie courante seraient eux-mêmes altérés dans le cadre de ce procès. On peut notamment penser ici à toutes les communications de type MSN ou via les messageries électroniques. L’idée est précisément d’interroger la manière dont ces modes de communication seraient susceptibles d’influer les individus dans le(s) rapport(s) qu’ils entretiennent avec leur environnement social, qu’il soit proche ou lointain. Il s’agit aussi de questionner l’évolution des frontières entre sphères privée, publique et professionnelle, frontières que ce procès est susceptible de venir brouiller. De nombreux auteurs ont ainsi souligné que celles-ci deviennent de plus en plus floues, voire poreuses. Mais si cette tendance à l’effacement des frontières entre les différentes sphères semble être une réalité dans les sociétés du capitalisme avancé, il faut néanmoins se garder d’en tirer des conclusions trop hâtives quant au rôle joué par le procès de médiatisation dans ce cadre. Il paraît ainsi plus juste de voir la médiatisation de la communication, non pas comme la cause de cette évolution sociale, mais plutôt comme le moyen principal qui la rend effectivement possible. Le procès de médiatisation est ici au service des stratégies d’acteurs – ceux du monde de l’entreprise notamment – visant la mise en place de nouvelles formes de management, le tout au service d’objectifs soumis à des impératifs d’une meilleure productivité du travail. En conséquence, le procès de médiatisation ne prend toute sa signification que relié à d’autres dimensions du social. Il ne peut être considéré comme la variable d’explication unique des différentes évolutions à l’œuvre dans la société, d’autres puissantes déterminations devant elles aussi être prises en considération. Par ailleurs, certains discours – politiques, journalistiques, parfois même scientifiques – tendent à privilégier une approche substitutive des phénomènes en cours, alors même que la réalité des pratiques s’inscrirait plus dans une hybridation des différents modes de communication. Il est ainsi difficile de soutenir scientifiquement que le contact interpersonnel serait amené à disparaître au profit de la seule communication médiatisée. Il est impossible de prévoir si cette substitution 180 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement aura effectivement lieu un jour – cette perspective semble néanmoins des plus douteuses – mais en l’état actuel des connaissances disponibles, cette tendance n’a pour l’instant pas été significativement observée au niveau empirique. A cet égard, et bien loin d’une opposition supposée entre communication médiatisée et communication ordinaire, « ce qui s’organise est de l’ordre de la coexistence, du fonctionnement en parallèle, voire parfois de la complémentarité [des différents moyens de communication mis à disposition des individus] » (ibid., p. 90). Dans cette optique, le terme d’hybridation paraît être à ce jour le plus en mesure de donner une description juste des phénomènes en cours, la notion de substitution semblant elle très éloignée de la réalité. Face aux tentatives de coup de force socio-techniques de certains acteurs politiques et/ou économiques, il est important de souligner la prégnance des logiques sociales qui sont déjà à l’œuvre, ainsi que la capacité de résistance des pratiques en place. Enfin, Bernard Miège expose un quatrième et dernier sens généralement utilisé pour définir le concept de médiatisation et pour lequel « on s’efforce d’apprécier […] l’importance de l’information diffusée et échangée, quantitativement et qualitativement ; la médiatisation renvoie ici au phénomène d’informationnalisation […] mais avec le souci d’appréhender la réception, et la relation avec les récepteurs » (ibid., p. 81). Ces questionnements paraissent d’autant plus en mesure de susciter l’intérêt des chercheurs en SIC, que l’utilisation d’un outil tel qu’Internet progresse de manière relativement soutenue depuis les dix dernières années. De 1998 à 2008, la proportion de personnes âgées de plus de dix-huit ans qui dispose d’une connexion Internet à leur domicile est passée selon le CREDOC, de 4 % à 58 %, ce qui correspond au total à près de 27 millions de personnes78. Par ailleurs, une étude de l’INSEE datant de mai 2006 montrait que 77 % des internautes français avaient déjà utilisé cet outil afin de rechercher des informations sur des biens et services, le pourcentage étant de 20 % pour la recherche d’informations d’actualité79. L’étude en question se basant sur des données d’une enquête publiée en 2005 par ce même organisme, il est fort probable que ces taux ont encore progressé de manière significative depuis, à plus forte raison pour celui concernant la consultation de sites d’information d’actualité. 78 Centre de Recherche pour l’Etude et l’Observation des Conditions de Vie, « La diffusion des technologies de l'information et de la communication dans la société française (2008) », novembre 2008, consultable en ligne : http://www.credoc.fr/publications/abstract.php?ref=R256 (consulté le 15 août 2009). 79 Institut national de la statistique et des études économiques, « Internet au quotidien : un Français sur quatre », INSEE Première n° 1076, mai 2006, consultable en ligne : http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1076®_id=0 (consulté le 15 août 2009). 181 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Mais au-delà de ces données brutes, la tendance sociale de fond qui est ici à l’œuvre – et dont Internet n’est finalement qu’une des manifestations parmi d’autres – est celle d’un élargissement considérable des offres d’informations au cours des dernières années. L’usager peut ainsi avoir le sentiment d’être à même d’accéder à une profusion d’informations diverses, le tout depuis son domicile. Mais c’est une fois de plus avec prudence qu’il faut considérer les discours annonçant des ruptures quasi anthropologiques que ce procès serait supposé entraîner, notamment dans la manière dont les individus vont chercher de l’information et la reçoivent. L’élargissement de l’offre ne signifie ainsi pas – loin s’en faut – que l’usager sera forcément plus curieux ; il est important à cet égard de ne pas confondre disponibilité de l’information et consommations effectives. En d’autres termes, on ne trouve que ce que l’on recherche vraiment. Ainsi, l’idée selon laquelle Internet inciterait les sujets à s’informer plus et mieux du fait même que l’information serait plus facilement accessible, relève d’une conclusion quelque peu hâtive mue par une approche des plus technodéterministes. Par ailleurs, on constate que cet élargissement de l’offre ne va pas de pair avec une fragmentation des acteurs de la diffusion. Comme le rappelle Bernard Miège, « la concentration est ainsi l’une des marques pas toujours apparente du système de diffusion des informations ; tout se passe comme si l’offre était largement ouverte à une gamme de producteurs beaucoup plus étendue qu’antérieurement, mais que la concentration de la diffusion […] fonctionnait comme un goulot d’étranglement » (ibid., p. 75). La diffusion de l’information étant contrôlée par quelques puissants acteurs industriels opérant au niveau mondial, il devient dès lors indispensable d’essayer de comprendre dans quelle mesure ces tendances macro-économiques influeraient sur les pratiques des individus. Ce qui nous intéresse ici en premier lieu, c’est donc bien d’analyser comment les individus mobilisent et utilisent cette offre élargie. En conséquence, c’est la question de l’évolution des pratiques d’information qui est ici posée. A cet égard, il apparaît que si le rôle d’Internet ne doit pas être négligé, il convient néanmoins de ne pas en surestimer l’importance. Dans la même optique, il ne semble pas souhaitable de concentrer les efforts de la recherche sur ce seul outil. A ce titre, l’étude du CREDOC sur la diffusion des TIC dans la population française pour l’année 2008, souligne qu’Internet reste un moyen parmi d’autres de suivre l’actualité, la télévision étant encore très largement plébiscitée. Dans le cadre de l’étude de la pratique d’écoute de musique enregistrée, il s’agit donc d’être extrêmement vigilant au niveau méthodologique, et de ne pas se concentrer exclusivement sur l’étude de l’utilisation d’Internet de type web 2.0, notamment pour ce qui est de la découverte de nouveaux artistes ou groupes. S’il est pertinent de questionner la manière dont les auditeurs utilisent cet outil afin de trouver de nouveaux contenus musicaux susceptibles de leur plaire, cela doit être fait en relation avec tous les autres moyens 182 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement d’informations qui existent à ce sujet. Certaines initiatives telles que Last.fm80 ont ainsi vu le jour et rencontrent effectivement un certain succès, ce qui ne signifie pas qu’il ne faille s’intéresser qu’à ces seules innovations, aussi prometteuses soient-elles. Une démarche de ce type court le risque de grossir artificiellement certaines évolutions dans les pratiques, alors même qu’une majorité de la population continuerait à s’informer via des moyens traditionnels tels que la télévision ou la radio. Une fois encore, à trop focaliser la recherche sur des phénomènes émergents – et ce au mépris de l’existant – les risques sont grands de donner une vision déformée, voire faussée, de l’évolution réelle des pratiques des individus. L’influence du procès de médiatisation doit donc être nuancée, ne serait-ce qu’en raison du fait que certains moyens d’information beaucoup plus immédiats gardent, encore à ce jour, toute leur vitalité. On pense notamment ici aux conseils d’écoute et aux recommandations de groupes faits par des amis ou des proches. Comme nous le verrons dans le septième chapitre, cette démarche représente encore pour beaucoup la principale source d’information qu’ils mobilisent, et il n’y a pas lieu de penser pour l’instant que cette situation soit amenée à être à ce point révolutionnée. L’étude de cette question revêt une importance d’autant plus cruciale que certains auteurs considèrent que la valeur ajoutée dans le marché de la musique serait bientôt amenée à se déplacer précisément du côté de la méta-information – c’est-à-dire de l’information sur les contenus musicaux disponibles – fournie aux auditeurs (BOURREAU & GENSOLLEN, 2006 ; CURIEN & MOREAU, 2006a & 2006b). A la suite d’analyses sur les raisons pouvant expliquer la crise du marché de la musique enregistrée, ces auteurs soutiennent ainsi : « [qu’un] service de musique sera […] d’autant plus valorisé qu’il offrira à l’utilisateur les moyens de trouver facilement et rapidement le titre qu’il recherche grâce à des algorithmes de classement, de l’orienter vers ce qui pourrait lui plaire sans qu’il le sache déjà à l’aide d’algorithmes de recherche des œuvres « proches » des goûts du consommateur, enfin de lui faire découvrir ce qu’il n’aime pas encore mais qui serait susceptible de lui convenir après un apprentissage convenable, à travers des algorithmes d’acculturation. […] C’est […] à ce niveau que la capacité à payer des consommateurs doit être sollicitée » (CURIEN & MOREAU, 2006a, p. 95). Il y aurait selon nous beaucoup à redire sur le scénario de prospective proposé par ces auteurs, et nous reviendrons plus en détail sur les limites de celui-ci au cours du chapitre suivant qui 80 Last.fm est un système de référencement des contenus musicaux sur Internet permettant à l’auditeur qui l’utilise, après qu’il ait renseigné le moteur de recherche sur ces goûts, de découvrir des artistes susceptibles de lui plaire. Ici c’est donc un algorithme qui « analyse » les goûts de l’auditeur afin de lui faire des propositions à même d’enrichir, de manière pertinente, son univers musical. 183 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement traitera plus spécifiquement de ces questions. Néanmoins, ce qui ressort de ces propositions, c’est que l’utilisateur – c'est-à-dire celui qui sera supposé payer pour profiter de ce service – est pour le moins absent du futur qui est ainsi présenté. Il semble plutôt que les auteurs se soient attachés à déduire de la technique et de ses possibilités, l’usager supposé en découler. En utilisant cette démarche, il n’est finalement pas étonnant que celui-ci corresponde à merveille au service ainsi imaginé. Car si nous ne doutons pas que toutes les évolutions que décrivent Curien et Moreau soient effectivement du domaine du techniquement possible, encore convient-il d’analyser ces propositions à la lumière des pratiques effectives. Nous pouvons d’ores et déjà avancer ici que celles qui sont ressorties de notre terrain d’enquête rendent des plus hypothétiques la réalisation d’un scénario de ce genre, du moins à court terme. En tout état de cause, nous n’avons pas vu émerger, au cours de notre enquête, des éléments permettant d’appuyer de manière conséquente les propositions de ces auteurs. Au final, et en guise de synthèse, le concept de médiatisation serait donc à envisager selon les quatre différents niveaux qui viennent d’être développés. A la lumière de notre propre objet de recherche, nous proposons ainsi de les reprendre en ces termes : 1. Les univers culturels des individus dans les sociétés capitalistes avancées, sont principalement composés de contenus issus des médias, ces derniers venant s’ajouter aux autres instances de médiation sociale telles que l’école ou les musées. Il s’agit donc de comprendre comment les individus composent avec l’offre de contenus diffusés par les médias, et comment ils les mobilisent afin de construire leurs goûts et leurs consommations culturels ; 2. Ces mêmes contenus sont de plus en plus médiatisés – voire multi-médiatisés – c'est-àdire qu’ils sont inscrits sur des supports matériels et sont souvent accessibles en ligne. Au-delà de l’évolution des modes de production des dits contenus que ce procès est susceptible d’induire, c’est aussi aux modalités de leur réception qu’il faut s’intéresser. L’analyse devra donc particulièrement insister sur les différentes manières de faire que l’auditeur met en œuvre pour consommer et intégrer ces contenus culturels médiatisés dans son quotidien ; 3. Le procès de médiatisation s’applique par ailleurs aux modes de communication interpersonnels. L’utilisation massive d’un logiciel tel que MSN offre à cet égard l’une des illustrations les plus exemplaires de ce procès. De manière générale, c’est de la multiplication d’outils ou de dispositifs de communications interpersonnelles 184 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement disponibles dont il est question, ainsi que de la manière dont les individus les mobilisent dans le cadre de leurs pratiques culturelles ; 4. Il s’agira enfin d’analyser en quoi l’élargissement de l’offre d’information, que le procès de médiatisation favorise et rend effectivement possible, participerait d’une évolution des pratiques d’information liées à la réalisation d’une pratique culturelle en particulier. Concernant la musique, l’objectif sera de s’interroger sur la manière dont les auditeurs intègrent Internet dans leur démarche de recherche de nouveautés, et de voir quelles places occupent encore les pratiques antérieures. A ce stade de l’argumentation, certains éléments en mesure d’éclairer notre démarche ont déjà été exposés. Ils permettent ainsi d’offrir certains éléments de compréhension concernant la manière dont l’analyse du procès de médiatisation est susceptible de venir enrichir celle de l’évolution de la pratique d’écoute de musique enregistrée. A cet égard, la sous-section suivante viendra compléter les points déjà développés au niveau général, afin d’inscrire cette démarche dans le cadre plus spécifique de notre objet de recherche. La notion de médiatisation à l’usage de la pratique d’écoute de musique enregistrée… et réciproquement Dans la mesure où certains aspects du procès de médiatisation, pris dans le cadre de la pratique d’écoute de musique enregistrée, ont déjà pour partie été abordés au cours de la précédente soussection, nous nous contenterons donc d’offrir ici une synthèse rapide de notre propos. Il a ainsi été souligné que cette pratique culturelle médiatisée était indissociable de ce processus en cours : elle l’accompagne tout autant qu’elle est accompagnée par lui. Le procès de médiatisation est ainsi celui qui rend effectivement possible l’émergence des différentes pratiques culturelles, il en est l’une des principales conditions de réalisation, et ce à différents niveaux. Mais en retour, la dynamique interne de ces pratiques spécifiques permet elle aussi d’entretenir ce procès, lui offrant des possibilités d’élargir son champ d’action. En effet, la pratique d’écoute de musique enregistrée n’est pas hermétique – loin s’en faut – aux phénomènes qui on été décrits précédemment. Les auditeurs ont eu, par exemple, à composer avec l’arrivée de l’outil Internet, alors même que les usages liés à la pratique d’écoute de musique enregistrée étaient déjà fort bien ancrés dans la société. Ils ont dès lors eu la possibilité de s’en servir afin de faire évoluer leur pratique quotidienne, que ce soit dans leur manière de découvrir la musique, de la consommer ou bien de l’écouter. Internet a ainsi permis d’actualiser certaines attentes des auditeurs, concernant notamment les différentes modalités d’accès aux contenus musicaux, celles-ci s’en trouvant indéniablement facilitées. Cet exemple illustre ainsi comment le procès de médiatisation peut être 185 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement placé au cœur de la dynamique d’évolution de cette pratique culturelle, contribuant par là de manière active à sa réinvention. En d’autres termes, tout comme la pratique d’écoute de musique enregistrée participe pleinement du procès de médiatisation, de la même manière ce procès peut être considéré comme la principale condition permettant la réalisation et l’évolution de cette pratique culturelle. En conséquence, la formule de Pierre Bourdieu évoquant des phénomènes de type structurant/structuré semble devoir parfaitement s’appliquer dans ce cas précis. La pratique d’écoute de musique enregistrée, en tant que pratique culturelle médiatisée, est donc susceptible de s’inscrire dans les quatre niveaux que nous venons d’évoquer. A cet égard, nous considérons qu’elle traverse chacun d’entre eux, offrant ainsi la possibilité de dépasser ces catégories dans le cadre de l’analyse, et de les appréhender ainsi de manière transversale. Cette démarche se justifie du fait même que, lorsqu’il réalise cette pratique au quotidien, l’auditeur peut être amené à : consommer des musiques diffusées par des médias tels que la radio ou la télévision ; accéder à ces contenus musicaux et les écouter via une diversité de supports numériques ou non ; utiliser toute une gamme de moyens de communication pour échanger autour de ces goûts avec d’autres individus ; se servir d’outils tels qu’Internet afin d’élargir ses sources en matière d’information musicale, ce dans le but de découvrir de nouveaux artistes. C’est à ce titre que l’étude de la pratique d’écoute de musique enregistrée offre, comme ces exemples le montrent, un terrain de recherche des plus heuristiques pour analyser finement l’évolution et l’avancée de ce procès de médiatisation. Cette démarche incite à décloisonner ces quatre niveaux, et à les analyser dans le rapport dynamique qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Pris du point de vue de l’analyse des pratiques, ceux-ci sont loin d’être figés. A titre d’exemple, la radio peut alternativement être utilisée comme un moyen de découverte de nouveaux contenus ou comme un outil d’écoute en tant que tel. Ici, la démarche d’information et l’écoute de contenus musicaux peuvent être amenées à se confondre. Cette approche permet par ailleurs d’éprouver certaines hypothèses quant à la réalité des effets qui sont prêtés au procès de médiatisation, et de voir ainsi dans quelle mesure celui-ci serait susceptible d’influer notablement sur le quotidien des individus. Ce type de démarche, de par les présupposés méthodologiques qui la sous-tendent, permet par ailleurs de nuancer certains discours quant aux conséquences supposées – mais parfois présentées comme allant de soi – de ce procès. L’analyse des pratiques 186 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement permet ainsi d’avoir une prise concrète sur le procès de médiatisation, autorisant par là même son questionnement de manière plus systématique. Cette pratique existant et ayant perduré depuis déjà plus d’un siècle, elle autorise par ailleurs un certain recul sur les phénomènes considérés. En nous appuyant sur des documents d’archive, il devient ainsi possible de remonter le temps et de suivre l’évolution de cette pratique culturelle au cours du siècle passé. Cette démarche arrive ainsi en contrepoint de discours ayant parfois tendance à évacuer l’histoire, et à voir de la nouveauté là où – en toute rigueur – il conviendrait plutôt d’évoquer le prolongement de phénomènes sociaux engagés depuis déjà quelques décennies. Enfin, le fait que cette pratique soit, comme cela a été évoqué précédemment, très largement partagée dans les sociétés modernes – son implantation se renforçant à chaque nouvelle génération, et ce quelques soient les catégories considérées – autorise, dans une certaine mesure, la formulation de considérations d’ordre plus général, concernant notamment la place des contenus médiatisés et des TIC dans les pratiques culturelles des individus. L’écoute de musique enregistrée, au travers des spécificités qui ont été décrites tout au long du cinquième chapitre, peut être considérée, au même titre que la consommation de fictions cinématographiques, comme l’une des premières pratiques culturelles médiatisées. Le terme de « médiatisé » doit être ici entendu selon les quatre sens qui ont été développés précédemment, la pratique d’écoute de musique enregistrée se réalisant via ces différents niveaux. Par ailleurs, il faut ici rappeler qu’évoquer la notion même de pratique culturelle n’a véritablement de signification que dans une période historique bien définie. On peut ainsi considérer qu’elle va du début du XXe siècle jusqu’à nous jours. Elle correspond à la montée des aspirations de chacun, dans les sociétés modernes, à se réaliser au niveau personnel, les pratiques culturelles jouant, à cet égard, un rôle central. Evoquer ainsi l’entrée dans une société qui serait celle des loisirs revient donc à interroger le glissement de l’art de sa fonction rituelle à celle où il deviendrait un des artefacts devant aider l’individu moderne à s’auto-créer. Dès lors, l’analyse de la pratique d’écoute de musique enregistrée est à considérer comme un des moyens privilégiés à même d’interroger une certaine forme de modernité propre aux sociétés du capitalisme avancé. Les TIC et la médiatisation des pratiques sont donc indissociables, l’usage des premières rendant possible la réalisation des secondes. Il convient donc de s’interroger sur l’importance toujours plus grande prise par la pratique d’écoute de musique enregistrée, sur la manière dont elle renforce son importance dans le quotidien des individus via notamment le fait que les TIC occupent une place de plus en plus prépondérante dans les sociétés capitalistes avancées. En conséquence, ces différentes évolutions doivent être analysées conjointement, ce afin de faire 187 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement ressortir la manière dont elles participent, de manière plus globale, des orientations prises par les sociétés modernes : « Croissance rapide, mais relativement récente de la communication médiatisée en termes d’équipements et de dépenses liées, mais aussi progression régulière des consommations marchandes de loisirs et de culture, c’est dans ce contexte que les pratiques évoluent et tendent actuellement à devenir des pratiques connectées, voire ubiquitaires » (MIEGE, 2007, p. 180). Si la pratique d’écoute de musique enregistrée a perduré depuis l’invention d’Edison, elle s’est toutefois réinventée au cours du siècle passé et ce jusqu’à aujourd’hui. La tendance engagée dans les sociétés modernes, tendance qui n’est allée qu’en se renforçant, est donc bien celle d’une facilitation de l’accès à de vastes répertoires de contenus musicaux sous une forme documentaire. Ces catalogues musicaux sont au service d’une mise en scène de soi et de leur quotidien par les individus eux-mêmes. Le procès de médiatisation contribue à cet égard pleinement à l’ancrage de cette pratique culturelle, intensifiant l’usage et l’interconnexion des TIC. En conséquence, c’est par le prisme d’une hybridation des usages que doit être analysé l’importance de la place prise par l’écoute de musique enregistrée dans les sociétés capitalistes avancées. Permanence de la pratique d’écoute de musique enregistrée et hybridation des usages Considérant une tendance de fond dans les sociétés modernes – tendance qui serait celle d’une articulation croissante entre les contenus, les outils de lecture et les réseaux permettant d’y accéder – Bernard Miège évoque un procès qui « vise à relier usages des outils, pratiques informationnelles et culturelles, et pratiques communicationnelles » (ibid., p. 181). Si elle ne doit pas être confondue avec la convergence – concept aux délimitations assez floues et généralement emprunt de technodéterminisme – elle offre une formalisation stimulante du cadre dans lequel les pratiques culturelles des individus se réalisent aujourd’hui. Cet environnement technologique interconnecté représente la réalité quotidienne des sujets, et leurs consommations de contenus culturels passent donc de plus en plus par l’intermédiaire des différents usages des TIC qui peuplent ce même environnement. Le procès de numérisation n’a fait qu’accentuer cette tendance – en toute rigueur, il conviendrait même de considérer que c’est lui qui l’a effectivement rendu possible –, faisant passer les individus de l’utilisation d’appareils analogiques dédiés à un usage précis, à celle de terminaux numériques pouvant donner lieu à différents types de pratiques. Cette interconnexion croissante aboutit à une situation dans laquelle les individus sont amenés à élaborer de vastes systèmes techniques à usage personnel, ceux-ci pouvant relier différents outils tels que leur ordinateur personnel, leur téléphone portable ou leur télévision : 188 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « Une tendance commence à s’affirmer : la mise en système des outils et contenus, essentiellement poste informatique – terminal de téléphonie mobile – réseau – banques de données ou de programmes. Mais cette mise en système ne résulte pas de procès technologiques, elle est un construit social où les consommateurs ont leur place en dépit de la puissance de leurs interlocuteurs. Les pratiques et les usages ne sont pas… une simple résultante des combats que se livrent les grands acteurs du secteur de la communication »81 (ibid., p. 183). Le procès ainsi décrit résulte donc tout autant des mouvements de l’offre que de ceux de la demande, l’analyse ne pouvant se focaliser exclusivement sur l’un de ces deux niveaux, car elle risquerait d’offrir une vision déformée – ou trop simplifiée – de la réalité. Il apparaît que c’est en revenant aux concepts certaliens de stratégie et de tactique, que l’observateur a le plus de chances d’avoir une compréhension fine de la dynamique qui sous-tend cette tendance à la mise en système. Car si les rapports entre industriels/stratèges et consommateurs/tacticiens ne relèvent pas d’une parfaite harmonie ou des théories de l’autorégulation – bien au contraire – il n’en reste pas moins que les actions des uns et les autres s’influent mutuellement. Les consommateurs ont ainsi à composer avec l’offre technologique effectivement disponible – c'est-à-dire celle qui est commercialisée – pendant que les industriels sont eux obligés d’être à l’écoute des évolutions fines de la demande, et notamment des usages qui sont faits des outils qu’ils mettent sur le marché. En d’autres termes, les acteurs de l’industrie peuvent difficilement ignorer les pratiques en place, encore moins tenter d’aller radicalement contre. A cet égard, la mise en système des outils peut notamment être vue comme une réponse des usagers à certaines stratégies industrielles – et aux discours politiques et journalistiques qui les accompagnaient – s’appuyant sur la notion de convergence. Là où certains acteurs marchands ont tenté d’imposer la convergence, les usagers semblent avoir répondu par l’interconnexion. Cette tendance étant de plus en plus ancrée, les mêmes acteurs industriels doivent dès lors mettre en place des stratégies qui la prennent pleinement en compte. Par ailleurs, cette interconnexion croissante des TIC entre elles – interconnexion qui découle donc tout autant des usages que les individus font de ces outils, que des stratégies des acteurs des télécommunications et du hardware – participe aussi grandement de la manière dont la pratique d’écoute de musique se réalise et se réinvente au quotidien. Elle a de ce fait favorisé la présence de la musique à chaque moment de la journée, car avec la radio, la télévision, les baladeurs MP3, les téléphones portables qui intègrent pour la plupart la possibilité d’écouter de la musique, l’ordinateur et la chaîne hi-fi – dont l’utilisation deviendrait presque marginale, alors même qu’il 81 Souligné par l’auteur. 189 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement s’agit de l’un des rares équipements dédiés de cette liste – l’individu peut choisir dans toute une gamme d’outils pour réaliser cette pratique culturelle. Si dans un premier temps, cette pratique a pu émerger grâce à l’invention d’outils spécifiquement conçus à cette fin, son essor a par contre était favorisé par le procès de numérisation et de médiatisation de la communication. Ces deux procès sont à considérer comme les moyens ayant permis de déboucher, non pas vers la convergence, mais vers l’interconnexion des outils et le phénomène d’hybridation des usages. Cette tendance s’est retrouvée chez nombre d’auditeurs que nous avons interviewés, leur pratique d’écoute de musique enregistrée, qu’il s’agisse de la découverte, de l’accès aux contenus ou de leur écoute, passe par cette mise en système des outils, des réseaux et des services. Une certaine forme de flexibilité et de créativité – celles-ci étant le propre des tacticiens – ressortait ainsi comme étant la norme des usages qu’ils mettaient en œuvre dans la réalisation cette pratique culturelle, et ce à tous les niveaux : « Question : quel type d’équipement de lecture utilisez-vous pour écouter de la musique ? Réponse : ma chaîne hi-fi, qui est reliée à l’ordinateur. C’est-à-dire que le son de l’ordinateur va directement sur la chaîne hi-fi. En plus de ça, j’ai un ampli pour ma guitare électrique, c’est un bon petit truc. Des fois, quand je fais des soirées avec quelques amis, ça me permet de mettre du son un petit peu plus fort. Voilà, le tout est relié est à l’ordinateur et chaque fois ça envoie du MP3. Question : est-ce que vous avez un baladeur MP3 ? Réponse : oui. Enfin, j’ai mon téléphone portable. Question : vous utilisez le téléphone portable pour écouter de la musique ? Réponse : oui au boulot, c’est bien sympa de l’avoir » « Question : est-ce que vous pensez que vous connaîtriez autant d’artistes maintenant si vous n’aviez pas eu d’accès Internet ? Réponse : certainement que non. Enfin… j’en connaîtrais peut-être tout autant, mais pas aussi bien. Par exemple, quand tu tapes le nom de l’artiste dans Google, tout de suite tu connais sa vie entière. Question : vous utilisez Google pour ça ? Réponse : ça m’arrive des fois. Déjà, il y a un truc tout bête : quand on me donne le nom d’un artiste, et que je ne suis pas sûr de l’orthographe, je le tape dans Google avant de le taper dans 190 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Soulseek82. Comme ça, je vais directement ouvrir un fichier en rapport. Et puis si ça n’a rien à voir et que je me suis planté, je le saurai aussi » (Maxime, 25 ans, électricien) Ces deux extraits du même entretien n’offrent qu’un aperçu limité de ce qui est effectivement ressorti tout au long de l’heure que celui-ci a duré. Car s’ils permettent de montrer à quel point cette mise en système est une réalité quotidienne de Maxime, c’est en fait quasiment l’intégralité de l’entretien qui venait offrir une illustration de ce procès. C’est une dimension que nous avons retrouvée à des degrés divers chez toutes les personnes que nous avons interviewées, à savoir que leur pratique d’écoute de la musique faisait pleinement ressortir ce rapport naturalisé aux TIC et qu’elle mettait à jour cette tendance à l’interconnexion croissante de celles-ci. Que ce soit dans la recherche d’informations musicales, dans la pratique de téléchargement – légal ou non –, l’écoute sur baladeur, ordinateur ou sur le téléphone portable… la mise en système de ces différents niveaux était une constante. Ceci ne signifie pas que leur pratique d’écoute de musique enregistrée passait intégralement et exclusivement par les TIC – ou qu’ils en faisaient tous exactement les mêmes usages – mais que la manière dont ils décrivaient leur écoute de musique enregistrée permettait de faire ressortir comment les usages des TIC intervenaient forcément à un moment dans leur démarche. A cet égard, ce n’est pas de substitution dont il est ici question, mais d’ajouts de nouvelles pratiques qui « [impriment] progressivement et plus ou moins intensément leur marque » (MIEGE, 2007, p. 181). Dès lors, c’est cette mise en système qui permet aux auditeurs de faire en sorte que leur morceaux préférés, s’ils le désirent, puissent les accompagner à chaque instant de leur existence, faisant ainsi évoluer les valeurs d’usage de la musique, comme cela sera évoqué au cours des deux derniers chapitres de cette partie. En conséquence, ces différentes évolutions sociales ont ainsi rendu possible une véritable musicalisation des sociétés du capitalisme avancé. Ce phénomène de musicalisation a été enclenché à partir de l’invention d’outils dédiés à l’écoute de musique, mais a été amplifié par celle des terminaux numériques pouvant indifféremment servir à s’informer, se procurer des contenus culturels, les écouter ou les visionner, tout en communiquant avec des amis. C’est donc à mesure que la pratique d’écoute de musique se détachait de tel ou tel support spécifiquement pensé pour sa réalisation, qu’elle a pu se diffuser de plus en plus largement dans toutes les couches de la société et dans chaque instant du quotidien. C’est via ce procès que la musique a pu pleinement devenir ce « compagnon du quotidien », un compagnon ne demandant pas une attention soutenue de la part de l’auditeur, mais qui est de plus en plus présent. En d’autres 82 Logiciel de peer-to-peer exclusivement dédié à l’échange de fichiers musicaux. 191 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement termes, la musicalisation de la société n’est finalement possible que via la généralisation d’une écoute distraite de la part de l’auditeur, celle-ci étant elle-même favorisée par la prolifération et la diversité des outils permettant de l’écouter. A cet égard, et bien que ce soit pour le déplorer, il semble qu’Adorno soit l’un des premiers à avoir offert une description précise de ce que serait une écoute moderne de la musique, lorsqu’il écrit que : « Le comportement perceptif qui prépare l’oubli et la brusque recognition de la musique de masse est la déconcentration. Si les auditeurs peuvent écouter avec concentration les produits normalisés […] sans que ceux-ci finissent par leur devenir insupportables, c’est qu’ils ne sont plus capables, pour leur part, d’une écoute concentrée. Ils sont incapables de faire l’effort d’une attention plus aiguë. […] Les remarques de Benjamin sur l’aperception du film dans la distraction valent aussi bien pour la musique légère. Le jazz commercial courant, par exemple, ne remplit sa fonction que parce qu’il n’a pas été conçu pour exiger l’attention mais comme simple fond pour les discussions et surtout comme accompagnement pour la danse » (ADORNO, 2001, p. 56). S’il n’est pas question pour nous de discuter ici de la qualité des œuvres et des genres produits par l’industrie musicale – ni de leur éventuel caractère aliénant –, force est toutefois d’admettre qu’Adorno offre là une vision des plus justes de la manière dont la musique est le plus souvent écoutée de nos jours. Cette écoute distraite est celle d’une société où la musique enregistrée se retrouve quasiment partout, pour devenir un des loisirs culturels les plus largement partagés, la progressive interconnexion des TIC ayant accompagné et rendu ces évolutions possibles. Pratique d’écoute de musique enregistrée et usages des TIC : des relations qui évoluent sur le temps long Pratique d’écoute de musique enregistrée et usages des TIC sont donc à analyser conjointement, et il convient de faire un retour historique systématique pour qui veut appréhender la manière dont ces deux phénomènes sociaux ont évolué et se sont influencés mutuellement. Ceci implique de s’inscrire dans une perspective de recherche qui ne peut être que celle du temps long et qui, en ce qui nous concerne, part au moins des premiers essais de la « machine parlante » d’Edison pour aller jusqu’à la sortie des derniers iPhone d’Apple, ceux-ci permettant tout à la fois d’écouter de la musique, de la télécharger, d’accéder à des contenus en rapport avec ses artistes préférés et enfin de communiquer. Entre les deux, il y a une histoire vieille d’un peu plus d’un siècle et qui voit la pratique d’écoute de musique enregistrée se populariser petit à petit, s’installer pour finalement devenir une des pratiques les plus largement partagées dans les sociétés du capitalisme avancé. La musique est dès lors associée à tous les 192 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement moments du quotidien et participe du style de vie de l’individu moderne, l’iPhone venant à cet égard offrir une matérialisation des plus exemplaires de cette tendance. Le téléphone portable d’Apple vient en effet illustrer presque à lui seul cette interpénétration entre usages des TIC et pratique d’écoute de la musique – et même pratiques culturelles médiatisées au sens large, dans la mesure où l’iPhone permet de visionner des films et de jouer à des jeux vidéos. Cette évolution ne peut s’expliquer par le seul argument du progrès de la technique, car cela reviendrait à considérer que l’innovation technique porte en elle-même ses propres usages, excluant par là toute autres formes de déterminations. Or ces changements doivent être appréciés à la lumière de tout un imaginaire social mu notamment par un profond désir d’accomplissement individuel et de réalisation de soi. C’est à ce titre qu’usages des TIC et pratiques culturelles médiatisées sont reliés, car ils représentent les deux versants d’orientations sociales communes. Cette articulation entre ces deux niveaux a ainsi accompagné l’émergence d’un nouvel esprit du capitalisme pour lequel l’individu et son désir de singularité font figures de principaux moteurs. La musicalisation de la société évoquée supra est selon nous l’une des manifestations les plus manifestes de ce nouvel esprit. Celui-ci est issu, comme l’ont souligné Boltanski et Chiapello, des mouvements de revendications sociales de la jeunesse pendant les années 1960, cette dernière ayant notamment affirmée sa différence avec les générations précédentes via l’écoute d’un certain type de musique. A la lumière de ces considérations, il devient dès lors possible de justifier en quoi l’analyse de l’évolution des pratiques d’écoute de musique enregistrée est susceptible d’offrir une prise favorisant la compréhension de ce qui constituerait les fondements du nouvel esprit du capitalisme, ces deux niveaux paraissant fondamentalement liés l’un à l’autre. La prolifération des TIC dans le quotidien des individus a par ailleurs accompagné ce mouvement de musicalisation, les TIC en question étant, grâce à la numérisation, en mesure de favoriser encore un peu plus l’amplification de cette tendance. Comme l’a montré une récente étude du DEPS, l’importance prise par la pratique d’écoute de musique enregistrée s’est construite sur plusieurs décennies et se renforce un peu plus à chaque génération83. Il est ainsi rappelé que l’écoute quotidienne de musique enregistrée ne concernait que 9 % de la population totale en 1973, pour atteindre 33 % en 2003. Par ailleurs, une enquête de l’INSEE montre qu’en 83 Département des études, de la prospective et des statistiques, « Approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques », Culture – Prospective, 2007-3, juin 2007, consultable en ligne : http://www2.culture.gouv.fr/culture/deps/2008/pdf/Cprospective07_3.pdf (consulté le 21 août 2009). 193 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement 2002, 74 % des moins de 30 ans écoutaient de la musique tous les jours (48 % pour les 3039 ans)84, cette pratique n’ayant fait qu’augmenter sur toute la période considérée par l’enquête (de 1999 à 2002). Il y a donc tout lieu de penser que cette pratique devrait continuer à s’installer encore un peu plus dans les années à venir. L’étude du DEPS parle ainsi « d’un très net effet générationnel positif », à savoir que, passée la période juvénile, les individus continuent à écouter de la musique enregistrée, ancrant à chaque fois un peu plus cette pratique culturelle dans les sociétés modernes, et ce dans toutes les couches de celles-ci. Il est ainsi souligné que « cette évolution est amplifiée par les différentes innovations technologiques qui sont, tour à tour, intégrées par les jeunes de la génération concernée, influant ainsi sur leur degré de pratique », ce qui nous ramène ici au rôle accru joué par les TIC à cet égard. L’implantation et l’évolution de la pratique d’écoute de musique enregistrée dans les sociétés modernes doit donc être analysées en plusieurs temps et en prenant en considération différents types de facteurs, qu’ils soient sociaux, économiques, technologiques ou culturels. Sans le recul permis par plus d’un siècle de pratique, il est extrêmement difficile de comprendre l’importance prise par celle-ci, ainsi que les significations qu’il convient de donner à ces évolutions. Dans le cadre d’une approche inscrite dans le temps long, il devient dès lors possible de voir que cette pratique trouve ses fondements dans des innovations techniques de la fin du XIXe siècle permettant, d’une part, de séparer le moment de l’exécution d’un morceau de celui de son écoute et, d’autre part, de reproduire à l’infini ce même morceau en séries industrielles. Ces différentes innovations ont ainsi permis d’isoler et d’autonomiser le moment de l’écoute de la musique, celuici étant de plus en plus assujetti au temps de l’auditeur. Nous voyons là l’un des prémisses d’une approche personnalisée de la culture, ainsi que la matérialisation d’une montée progressive des aspirations à une reconnaissance de l’individu dans sa singularité, et ce quelles que soient les catégories considérées. Les pratiques culturelles qui sont dès lors en train d’émerger sont progressivement vécues sous l’angle de leur personnalisation, l’individu mobilisant les contenus culturels qui sont à sa disposition pour mettre en œuvre toute une démarche de découverte et d’autocréation de soi. Mais la généralisation dans toute la société de la pratique d’écoute de musique enregistrée aurait été impossible sans une diffusion de masse des contenus ainsi fixés sur supports reproductibles et 84 Institut national de la statistique et des études économiques, « Loisirs culturels 1999 - 2002. Indicateurs sociaux annuels », INSEE Résultats - Société n°26, février 2004, consultable en ligne : http://www.insee.fr/fr/themes/detail.asp?ref_id=ir-bdf06&page=irweb/bdf06/dd/bdf06_serie_d.htm (consulté le 21 août 2009). 194 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement la mise en place, à cette fin, de toute une économie autour des biens et services culturels produits industriellement. Car il faut aussi garder à l’esprit que ces différentes innovations interviennent à un moment où le capital est en pleine expansion et est à la recherche de nouvelles possibilités permettant sa valorisation, les productions culturels offrant de ce point de vue des opportunités réelles. La compréhension de l’importance prise par les pratiques culturelles en général – et la pratique d’écoute de musique enregistrée en particulier – n’est donc envisageable qu’en analysant conjointement ces différentes évolutions sociales qui s’alimentent les unes les autres. Entre la montée du capitalisme, la multiplication d’innovations techniques et les revendications à la reconnaissance individuelle, nous avons là toute une série de mouvements de fonds qui se nourrissent d’un imaginaire social commun, imaginaire qui est celui d’un primat donné à l’initiative individuelle, tout en venant, dans le même temps, l’alimenter. Analyser ce que représente la pratique d’écoute de musique enregistrée dans les sociétés du capitalisme avancé sans cette démarche de mise en perspective historique n’a finalement que peu d’intérêt épistémologique. Car force est d’admettre que ce type d’approche aurait finalement peu de chances d’être en mesure d’appréhender certaines des significations imaginaires sociales que cette pratique vient cristalliser. Enfin, sans ce pas de côté que le détour par l’histoire permet d’opérer, il est impossible de voir en quoi la pratique d’écoute de musique enregistrée a accompagné la montée en puissance d’un nouvel esprit du capitalisme. Ce nouvel esprit met les projets de réalisation personnelle au centre de toute son idéologie, favorisant l’accélération des mouvements de capitaux vers les activités culturelles mais aussi communicationnelles, ces dernières étant considérées comme les principaux moyens de favoriser la réalisation de ce projet. Dès lors, pratiques culturelles, pratiques communicationnelles et usages des TIC deviennent progressivement indissociables les uns des autres. C’est sur ce substrat imaginaire et idéologique, et via le procès de numérisation, que l’on assiste à cette poussée de l’usage des TIC, celles-ci étant présentées comme le principal moyen offert à l’individu pour réussir à mener une existence digne de ce nom, c'est-à-dire une existence qui soit socialement reconnue et valorisée comme telle. A cet égard, c’est bien la montée des pratiques communicationnelles et culturelles qui a permis d’alimenter cette poussée, les usages des TIC ne prenant finalement leur pleine signification que dans les pratiques dont ils favorisent la réalisation. C’est dans ce cadre global que des outils tels que l’iPhone sont mis sur le marché, cet appareil offrant un condensé des représentations dominantes à l’œuvre dans les sociétés modernes : communication avec ses proches via tous les moyens offerts par le procès de numérisation et ce à tout moment de la journée, accessibilité accrue à l’opulence communicationnelle et mise en scène 195 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement de soi. L’écoute de musique enregistrée devient à cet égard profondément intégrée aux activités communicationnelles et à ce travail de mise en scène du quotidien. A ce titre, les campagnes publicitaires menées par la firme Apple agissent comme un révélateur et un prescripteur, puisqu’elles donnent les attitudes et modes d’êtres qu’il convient d’associer à l’usage de leurs appareils. La stratégie de cette entreprise s’appuie notamment sur l’idéologie que nous venons de décrire, alors que la pratique d’écoute de musique enregistrée a été le point d’entrée qui permit à Apple de déployer cette même stratégie et de se placer ainsi comme un des principaux acteurs industriels du procès de médiatisation de la communication. Que la firme à la pomme ait été fondée par des personnes de la génération que nous venons d’évoquer supra vient, à ce tire, offrir une illustration à l’appui de notre démonstration. Steve Jobs et Steve Wozniak sont eux-mêmes porteurs, en tant qu’individus, de valeurs liées à l’initiative personnelle et la réalisation de soi, ils sont en somme les parfaits représentants de l’époque dont ils sont le produit. En conséquence, ce survol de l’histoire permet, dans une certaine mesure, de boucler la boucle en revenant à l’exemple cité au début de cette section, montrant ainsi de quelles évolutions sociales de fond l’iPhone est la matérialisation. Quoiqu’il en soit, nous avons pu ainsi voir que l’objet de recherche que constitue la pratique d’écoute de musique enregistrée ne prend sa pleine signification qu’inscrit au milieu de toute une série de déterminations, celles-ci s’étant construites sur le temps long de plus d’un siècle d’histoire. Sans cette prise de recul, la pratique d’écoute de musique enregistrée devient un artefact quelque peu abstrait, alors même que son étude permet d’appréhender, sur la longue durée, des évolutions sociales de fond. De la même manière, c’est en s’appuyant sur cette démarche qu’il devient envisageable d’expliquer les évolutions de la filière musicale et de comprendre toute une partie des enjeux qui la sous-tendent et qui seront décrits tout au long de la troisième partie. 196 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Chapitre 7. Evolution de la pratique d’écoute de musique enregistrée : entre changements et continuité En préambule de ce septième chapitre, il est important de rappeler qu’il n’est que de peu d’intérêt d’appréhender les pratiques sous l’angle des seules consommations qui seraient faites de tel ou tel bien ou service culturel et/ou informationnel. Cette notion recouvre des réalités sociales beaucoup plus vastes et englobe différents moments permettant la réalisation de cette pratique. Conscients de la complexité de cet objet de recherche, Dominique Cardon et Fabien Granjon soulignent ainsi fort opportunément que : « En tant que pratique matérielle, les activités culturelles mobilisent un vaste répertoire d’outils et de supports indispensables à la constitution des expériences individuelles. A cet égard, les écrans et les interfaces présentées par les Technologies l’Information et de la Communication (TIC) constituent aujourd’hui des instruments de médiation qui méritent une attention identique à celle prêtée depuis des années par la sociologie de la culture aux équipements culturels […]. Les « nouveaux médias audiovisuels » (câble, satellite, DVD, lecteur MP3, etc.) participent à l’accroissement de l’offre de produits de la culture de masse et, ce faisant, à l’élargissement des publics de la culture. Ils ouvrent la possibilité de stratégies distinctives ne s’appuyant pas nécessairement sur l’appropriation des culturèmes de la culture consacrée […]. Les dispositifs télématiques appellent également un développement des activités multitâches. Ils offrent l’opportunité d’interagir de façon synchrone ou asynchrone avec un ou plusieurs interlocuteurs (email, chat, IRC, wap, etc.), mais aussi de regarder la télévision, d’écouter de la musique, d’accéder à différents types d’écrits, de travailler ou de jouer quasi simultanément, et ce, à partir d’un même « terminal ». A la multiplication des occasions de fréquentation de contenus culturels répond une diversification des formats de réception, de participation et d’action »85 (CARDON & GRANJON, 2003, p. 95). La notion de pratique culturelle doit donc être considérée selon toutes les dimensions qui la composent, dans toute sa multiplicité et ne doit pas être réduite à tel ou tel moment particulier de sa réalisation. Dès lors, si les approches macro- peuvent permettre de dégager certaines tendances à cet égard, elles sont toutefois insuffisantes au moment où il s’agit de les appréhender plus finement, c’est-à-dire dans le quotidien des individus. Les données statistiques peuvent ainsi offrir une vision d’ensemble des consommations culturelles des ménages par types de contenus (musique, cinéma, spectacle vivant, etc.), par genres (musique classique, jazz, rock, etc.), par supports d’enregistrement achetés (CD ou MP3 téléchargés sur les plateformes de musique en 85 C’est nous qui soulignons. 197 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement ligne) et selon diverses variables sociodémographiques telles l’âge, le sexe ou la profession exercée ; mais elles se trouvent confrontées à leurs limites intrinsèques lorsqu’il s’agit de décrire finement les manières de faire des individus, dans le cadre de leurs pratiques quotidiennes. S’il n’existe bien entendu pas de méthodologie idéale pour traiter de ces questions, l’entretien semidirectif semble toutefois en mesure d’offrir une description plus précise des différentes modalités de réalisation de ces pratiques culturelles dans la vie de tous les jours. Bien que ne pouvant, en ce qui nous concerne, prétendre viser une parfaite représentativité, l’enquête par entretiens semidirectifs permet néanmoins d’approcher plus finement comment les individus vivent leurs pratiques, l’importance et la signification qu’ils leur accordent, ainsi que la manière dont ils la partagent avec leurs proches. A cet égard, elle permet de sortir du cadre quelque peu figé, et finalement par trop restrictif, dans lequel l’approche statistique enferme les pratiques culturelles. Cette démarche méthodologique permet ainsi de rendre justice à leur caractère profondément dynamique, via notamment une interrogation des différents moments plus spécifiquement liés à la pratique d’écoute de musique enregistrée qui seront décrits infra. A cet égard, si certains usages des TIC peuvent effectivement venir remettre partiellement en cause quelques-unes des habitudes de consommation des auditeurs, il est toutefois indispensable d’être d’une réelle prudence face aux discours – tant journalistiques, politiques que scientifiques – faisant état d’une révolution radicale dans les pratiques culturelles des individus. Ces discours – déconnectés de ce qu’il nous a été donné d’observer lors de notre enquête de terrain – ont tous les attributs de l’injonction technique. S’ils sont susceptibles d’avoir des effets de réalité à plus ou moins long terme, ils ne peuvent être considérés comme une description rigoureuse de la dynamique sociale dont ils sont censés rendre compte. Le principal biais de ce type d’approche – approche profondément déterministe en l’occurrence et relevant plus du coup de force théorique que d’une manière méthodologiquement conséquente d’appréhender ces questions – tient notamment à ce « que la majorité des auteurs s’intéressent en priorité aux phénomènes émergents et que certains d’entre eux négligent de les mettre en relation avec les pratiques « en place » » (MIEGE, 2007, p. 181). Cette fascination pour la nouveauté – fascination qui se traduit par une non prise en compte de l’existant – est, dans le cadre d’une recherche qui se voudrait rigoureuse, extrêmement dommageable et ne parait pas être en mesure de dépasser une certaine forme de sens commun. D’un point de vue strictement scientifique, force est de constater que les apports éventuels restent finalement assez limités. Dès lors, il convient donc de garder à l’esprit cette nécessaire prise en compte des pratiques existantes, ainsi que le caractère non substitutif de l’innovation technique. 198 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Ce septième chapitre sera composé de quatre sections. La première d’entre elles sera de nature plus théorique et méthodologique ; elle aura une fonction de cadrage des trois sections suivantes qui s’attacheront à faire ressortir certains des principaux apports tirés de l’enquête de terrain. Il conviendra donc, dans un premier temps, de faire ressortir ce qui peut être vu comme étant les trois moments de la consommation musicale, à savoir : la phase d’information permettant à l’auditeur de découvrir des morceaux ou des groupes susceptibles de lui plaire, les moyens mis en œuvre pour avoir accès et s’approprier les morceaux en question et enfin la ou plutôt les manières dont les auditeurs écoutent leur musique. Ensuite, prenant appui sur les entretiens que nous avons menés, les deuxième, troisième et quatrième sections de ce chapitre seront consacrées au développement de cette approche et évoqueront, à cette fin, les manières de faire des auditeurs au cours de ces différents moments. Les usages d’outils tels qu’Internet ou l’ordinateur personnel seront plus particulièrement interrogés à cette occasion, ce afin de mettre à jour les éventuels changements et continuités que leur utilisation aurait occasionnés du point de vue des modalités de réalisation de cette pratique culturelle. Les différents temps de la pratique d’écoute de musique enregistrée Afin de dégager les différents moments de la pratique d’écoute de musique enregistrée, nous nous appuierons sur les quatre sens de la notion de médiatisation qui ont été préalablement dégagés. En l’occurrence, les temps de la pratique découlent directement de ces acceptions et permettent ainsi de décomposer celle-ci en des niveaux d’analyse distincts. Ces différentes temporalités se doivent d’être appréhendées dans une perspective dynamique, dans la mesure où elles ne sont ni figées, ni strictement délimitées ; nous reviendrons sur ce dernier point après les avoir énumérées et développées. Tout d’abord, la pratique d’écoute de musique enregistrée nécessite toute une phase de recherche d’information de la part de l’auditeur, celle-ci pouvant tout aussi bien passer par la lecture de la presse magazine ou quotidienne, l’écoute radiophonique ou le visionnage d’émissions de télévisions (spécialisées ou non) ou encore l’échange informel avec les proches. Cette étape d’information se fait le plus souvent de manière peu structurée, et non de manière systématique, c’est-à-dire que les auditeurs ne mettent pas réellement en place de stratégies de recherche. Ils peuvent être considérés à ce titre comme des tacticiens de la découverte, à même de profiter des opportunités qui se présentent à eux tout au long de la journée. Nous revenons ici à une forme d’écoute distraite mais dont l’attention est susceptible de s’éveiller à tout moment. Il s’agira donc de voir comment l’auditeur mêle les différentes sources d’information musicale qu’il a sa disposition, ainsi que la manière dont les TIC interviennent et s’insèrent dans cette démarche. 199 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement A cet égard, il conviendra de ne pas surestimer la capacité de ces dernières à tout remettre en question. En conséquence, si l’arrivée d’un outil tel qu’Internet ne peut bien évidemment pas être considérée comme un événement anodin, celui-ci s’insère toutefois dans un environnement social qui lui préexistait et où nombre de manières de faire étaient déjà et sont encore bien ancrées. En tout état de cause, la technologie ne change pas tout… Le deuxième temps qu’il convient de dégager dans le cadre de l’analyse est celui des modalités mises en œuvre par l’auditeur pour accéder aux contenus musicaux en question. Cette démarche peut aussi bien passer par l’achat d’un CD, l’enregistrement de l’album d’un ami, le téléchargement ou encore l’utilisation de services tels que Deezer 86. Nous pouvons constater ici que l’accès ne signifie pas que celui-ci doive forcément se traduire par un achat – d’un support physique ou d’un fichier MP3 –, ni même, dans le cas de Deezer, que l’auditeur soit en possession d’une copie des contenus musicaux en question. Dès lors, l’individu voit se multiplier les modalités d’accès aux contenus musicaux, cette multiplication étant l’une des conséquences les plus visibles des procès de numérisation et de médiatisation décrits plus haut. En conséquence, la musique devient de plus en plus facilement accessible, que ce soit par les circuits de distribution traditionnels (grandes surfaces alimentaires et spécialisées) ou via toute une gamme de terminaux numériques (ordinateurs personnels connectés à Internet ou encore téléphones portables de troisième génération). Cette facilité offre la possibilité à l’auditeur d’opérer certaines différenciations au sein même de la pratique d’écoute de musique enregistrée. En effet, les modalités d’accès privilégiées peuvent ainsi dépendre tout aussi bien du contexte dans lequel se trouve le sujet (à son domicile, sur son lieu de travail ou à l’occasion d’une soirée) que de l’importance symbolique et subjective qu’il accordera à un morceau de musique ou à un artiste en particulier. Concernant le deuxième point évoqué, cela revient à considérer que cette multiplication des modalités d’accès à la musique permet à l’auditeur d’opérer une « hiérarchie » dans se goûts. Ainsi, entre le fait de télécharger un morceau sur Emule et d’acheter le disque vinyle de l’album correspondant, la signification n’est pas exactement la même pour l’auditeur, alors que celui-ci est bien, dans les deux cas, en possession du même contenu. En d’autres termes, les arbitrages que l’auditeur faits à ce moment peuvent être vus comme une manière – plus ou moins consciente – de montrer ce qui pour lui a de la valeur. 86 Deezer est le nom d’une entreprise française proposant un service d’écoute de musique en streaming via Internet. A la différence de l’utilisation qui est généralement faite des logiciels de peer-to-peer, ce service est légal et commence à générer un flux important d’utilisateurs. Nous reviendrons plus en détail cette entreprise au cours de la troisième partie. 200 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Enfin, le troisième moment de cette pratique culturelle qu’il faut distinguer est celui de l’écoute, en tant que telle, du morceau par l’auditeur. Les dernières années ont tout particulièrement donné lieu à une multiplication des outils permettant d’écouter de la musique, qu’il s’agisse de la chaîne hi-fi, du baladeur audionumérique ou bien encore de l’ordinateur personnel. Là encore, les procès de numérisation et de médiatisation ont pleinement participé de cette tendance de fond, rendant ainsi possible l’écoute de musique à tout endroit et à tout moment de la journée. Ceci nous ramène à la notion d’autonomisation de l’écoute évoquée précédemment, l’auditeur pouvant mobiliser la musique comme un artefact participant de la définition de sa subjectivité, de sa singularisation en somme. Dès lors, l’écoute est au service de l’individu, celui-ci choisissant où, quand et comment il désire profiter de ses morceaux préférés. Tout comme pour l’accès, l’auditeur peut se servir des différentes possibilités qui lui sont offertes pour accorder plus ou moins d’importance à un artiste en particulier. Les modalités que l’auditeur choisit et met en œuvre pour écouter tel ou tel morceau peuvent devenir, à cet égard, signifiantes et porteuses de sens pour celui-ci. Les différentes manières dont il écoute sa musique participent donc elles aussi d’une mise en scène donnant des informations sur le rapport que l’auditeur entretient avec la musique en général, mais aussi sur la considération esthétique qu’il porte à certains artistes en particulier. En conséquence, l’écoute devient ainsi le moment de mise en scène de son authenticité par le sujet. D’un point de vue méthodologique, il faut toutefois rappeler que si cette distinction permet effectivement de faciliter le travail d’analyse de la pratique d’écoute de musique enregistrée, ces trois moments ne sont pas nécessairement cloisonnés entre eux – en toute rigueur, ils sont même très loin de l’être. Deezer peut par exemple être tout à la fois pris par l’auditeur comme un moyen de découvrir de nouveaux artistes – ou de s’informer sur des références dont il aurait entendu parler – que comme une manière d’accéder à des contenus musicaux ou, tout simplement, de les écouter. De fait, la pratique d’écoute de musique enregistrée – tout comme les autres pratiques culturelles relevant de la réception d’un contenu – a ceci de particulier que l’écoute d’un morceau reste un des meilleurs moyens de s’informer à son sujet (CHANTEPIE & LE DIBERDER, 2005). On parle ici de bien d’expérience, l’auditeur ne pouvant savoir le plaisir que lui procurera un morceau en particulier qu’après l’avoir écouté87. De la même manière, l’écoute de musique dans une soirée peut aussi être une occasion de connaître de nouveaux morceaux, voire même de 87 Département des études, de la prospective et des statistiques, « Musique enregistrée et numérique : quels scénarios d’évolution de la filière ? », Culture – Prospective, 2007-1, avril 2007, consultable en ligne : http://www2.culture.gouv.fr/culture/deps/2008/pdf/Cprospective07-1.pdf (consulté le 22 août 2009). 201 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement se procurer directement la musique ainsi découverte via l’utilisation de périphériques numériques. C’est à ce titre qu’il convient de ne pas analyser ces différents moments en les coupant hermétiquement les uns des autres, car ils s’alimentent entre eux, participant ainsi de la dynamique même de cette pratique culturelle. Enfin pour clore cette section, il est fondamental de souligner l’importance d’une dimension essentielle des pratiques culturelles, qui est celle des nombreuses conversations que celles-ci génèrent entre les individus. Les pratiques culturelles jouent à ce titre un rôle important dans leurs démarches de socialisation, elles peuvent ainsi permettre de favoriser la prise de contact et l’échange avec les autres membres de la société, notamment chez les plus jeunes. Elles rendent aussi possible une certaine forme de reconnaissance, dans la mesure où elles sont susceptibles de mettre en évidence certaines affinités entre les sujets : « Une personne qui écoutera telle ou telle musique, on pourra dire qu’elle a telle ou telle personnalité, puisqu’on pourra la reconnaître dans cette musique et qu’elle-même elle se reconnaîtra dans cette musique. La musique ça n’aide pas forcément à connaître les gens mais plutôt à les reconnaître. Ce copain de ma classe qui portait un T-shirt NSK, il le portait à la rentrée, je me suis dis : « c’est bon, on va s’entendre ». C’est quand même vraiment une marque d’un certain style, de certaines pensées, d’une certaine culture. Si on sait que telle personne écoute cette musique, c’est déjà une marque d’identité. Une personne que je ne connais pas, je la filtrerai par rapport à la manière dont je considère sa musique » (Jules, 18 ans, étudiant). En tout état de cause, et comme le font fort justement remarquer Dominique Cardon et Fabien Granjon : « Au sein du répertoire des thèmes conversationnels, une part importante des échanges est généralement réservée aux commentaires (récits, évaluations, critiques, etc.) de nos pratiques de loisirs et de consommation culturelle. Celles-ci constituent des objets thématiques récurrents pour les conversations ordinaires, mobilisables dans un vaste ensemble de situations sociales. […] Tout en ne s’y réduisant pas, et de façon différente selon les groupes sociaux, de nombreuses relations sociales se construisent autour des activités culturelles et de loisirs, soit parce qu’elles sont effectivement réalisées en commun, soit parce qu’elles nourrissent les conversations ou sont l’objet de goûts partagés, soit encore parce qu’elles donnent lieu à des échanges d’objets (livres, magazines, CD, cassettes audio ou vidéo, etc.) » (ibid., 2003, p. 94). Il s’agit là d’un aspect important qui se retrouve dans tous les types de pratiques culturelles et nous considérons que celui-ci traverse ou accompagne les moments que nous venons de dégager. Ceci signifie qu’il est difficile de l’isoler dans le cadre de l’analyse, dans la mesure où il est susceptible d’intervenir à chacun des trois moments qui ont été dégagés supra. En d’autres termes, 202 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement le niveau communicationnel est constitutif de toute pratique culturelle à chaque moment de sa réalisation. Que ce soit dans le moment de la découverte, celui de l’accès ou enfin celui de l’écoute, la dimension communicationnelle revient régulièrement, soit pour les faciliter, soit pour les accompagner, soit pour leur donner du sens. La découverte passe entre autres par l’échange et la discussion avec des membres du groupe d’amis, cette discussion pouvant très bien être provoquée par l’écoute d’un morceau ou par l’achat d’un CD. Contribuant à la mise en scène de soi et à la mise en scène de son quotidien, la pratique d’écoute de musique enregistrée doit donc être appréhendée comme un phénomène communicationnel en tant que tel, car elle participe de toute une démarche de définition de soi par le sujet, ainsi que de la manière dont il se présente aux autres, dans les différents contextes de sociabilité où il est amené à évoluer. C’est une dimension de la pratique qui est souvent ressortie durant nos entretiens et qui entre pleinement en résonance avec les propositions de Cardon et de Granjon à ce sujet. Pratique d’écoute de musique – que celle-ci soit ou non enregistrée – et communication interpersonnelle sont deux niveaux profondément liés l’un à l’autre, et dont les dynamiques respectives s’entretiennent mutuellement : « Pour moi, la musique c’est intime et ça fait vraiment partie de l’identité de la personne. Mais elle se partage obligatoirement, vraiment elle se partage. C’est tellement agréable de partager la musique avec quelqu’un d’autre, de partager des goûts musicaux avec quelqu’un d’autre. C’est comme pour beaucoup de choses, c’est plus agréable de se reconnaître dans quelqu’un d’autre à travers un look, des idées et la musique. La musique ça en fait vraiment partie. La musique c’est intime parce que chacun aura sa musique mais en même temps on ne va jamais garder une musique pour soi tout seul. La musique, c’est quand même un peu ce qui tisse des relations » (Jules, 18 ans, étudiant). « Question : le fait de partager un concert avec des amis, c’est important ? Réponse : ça fait partie de l’effet de groupe. En même temps, dans un concert, tu ne discutes pas tellement, tu apprécies, parfois tu te regardes en te disant : « tu as vu ce qu’il vient de faire ? ». Là c’est vrai qu’il y a quand même un petit partage, mais plus par sourire interposé ou par une exclamation. Mais une fois que tu en sors, tu parles, tu as besoin de communiquer là-dessus. C’est sympa d’en discuter, ça permet de te rassurer dans l’aspect un peu tribu : « t’as vu, on a aimé la même chose » (Gabriel, 28 ans, technicien en bureau d’études). C’est toute la dimension expressive et socialisatrice de la pratique d’écoute de musique enregistrée qui est ainsi mise en valeur. Elle intervient à chaque moment de sa réalisation et participe tout autant de la définition de l’individu, que de celle du groupe. Cette dimension expressive sera interrogée plus systématiquement au cours du huitième chapitre, où il sera 203 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement question de l’écoute de musique comme moyen, pour l’individu, d’esthétiser son quotidien et de souligner les moments forts de son existence. Mais avant cela, les sections suivantes s’attacheront, via la citation d’extraits d’entretiens tirés de l’enquête de terrain, à décrire et à développer la manière dont les trois moments de la pratique d’écoute de musique enregistrée s’intègrent dans le quotidien des auditeurs. Découverte et informations musicales : une permanence du recours aux médias traditionnels et aux conseils des proches En préalable de l’analyse, il convient tout d’abord d’opérer une distinction au sein même de ce moment qu’est celui de la recherche de nouveautés : celui de la découverte, au sens premier du terme, d’une nouvelle référence musicale – la découverte de nouveaux morceaux d’un artiste que l’auditeur connaît déjà ou celle d’un nouvel artiste – et celui de la prise d’informations complémentaires – date de sortie d’un nouvel album, biographie ou recherche de paroles de chansons – dont on peut considérer qu’elle arrive généralement après. Il est important de bien distinguer ces deux phases, car même si elles peuvent être amenées à se confondre ou à se chevaucher – la lecture de la biographie d’un groupe pouvant amener, incidemment, à la découverte d’autres artistes ayant influencé ses membres –, elles sont la plupart du temps mises en œuvre différemment, ce qui influe dans la manière dont les TIC s’insèrent, ou non, dans ces différentes démarches de l’auditeur. La découverte correspond donc au premier contact d’un auditeur avec un contenu musical, cette découverte pouvant venir des conseils d’un ami ou de la première écoute, au hasard des situations quotidiennes, du morceau en question. Au cours des entretiens que nous avons menés, nous n’avons que très rarement été confronté à des auditeurs mettant en œuvre une stratégie rationnelle et organisée visant à découvrir de nouveaux contenus musicaux. Il s’agit plutôt ici d’évoquer une approche relevant plus de la tactique, où la dimension la plus importante est celle de « coup de cœur » – à rapprocher à cet égard de celle de « coup » au sens ou de Certeau l’entendait. A cet égard, il serait ainsi possible d’imaginer qu’Internet puisse être un outil en mesure de venir « rationaliser » cette phase de découverte de nouveautés, notamment grâce à l’utilisation de logiciels dont les algorithmes de programmation permettraient de découvrir sur Internet des musiques susceptibles de plaire à l’internaute. Mais cela présuppose que l’auditeur soit lui-même dans une démarche active de recherche de nouveautés, c'est-à-dire qu’il organise une partie de sont temps libre autour de cette démarche de découverte, que cela devienne finalement une occupation en tant que telle. Si tel est certainement le cas pour des personnes très investies dans l’écoute de musique – et qui iront donc « explorer » les blogs musicaux ou les 204 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement forums pour enrichir leur répertoire personnel –, il n’en va pas de même pour la majorité des personnes que nous avons interviewées. S’il y a effectivement un réel attachement à l’écoute de musique, cela n’est pas au point de passer des journées entières à essayer de trouver méthodiquement de nouvelles références. Ainsi Maxime, alors qu’il faisait partie de ceux qui passaient le plus de temps sur Internet pour découvrir et télécharger de la musique, reconnaît qu’en matière de découverte, c’est encore le hasard qui joue le plus : « Question : et donc Internet, mis à part pour le téléchargement, ça a changé votre manière de vous informer sur la musique ? Réponse : oui, légèrement quoi… Le moyen principal que j’utilise, c’est vraiment d’aller regarder les fichiers des autres personnes sur Soulseek. Quitte à tomber des fois sur des asiatiques en caractères tout bizarres où je ne comprends rien. Je vais télécharger au pif et j’écoute. Question : vous laissez faire un peu le hasard parfois ? Réponse : oui, oui, tout à fait ! Quand je suis sur Soulseek, je laisse faire un peu le hasard. Il y a une partie de hasard » (Maxime, 25 ans, électricien). Si nous reprenons les propositions de Curien et Moreau, nous constatons que le scénario de prospective qu’ils décrivent est finalement en décalage avec la manière dont les auditeurs, dans leur majorité, découvrent effectivement de la musique. Leur approche est belle et bien technodéterministe car elle part du principe que dans la mesure où Internet permet de proposer des services de recherche plus performants, les auditeurs vont, d’une part, les utiliser – ce qui peut et est parfois le cas, le tout étant de savoir si cela est fait de manière intensive, récurrente et systématique – et, de d’autre part, sont prêts à payer pour avoir l’usage d’un tel service – ce qui paraît beaucoup plus hypothétique. Concernant l’utilisation de ces services créés sur Internet, nous avons effectivement l’exemple de Julien qui se servait de la plateforme d’écoute de musique en ligne RadioBlog – fermée à ce jour à la suite de plaintes déposées par les ayants droit – mais il s’agit, parmi les auditeurs composant notre corpus, de celui qui, par sa profession d’ingénieur en télécommunications, était le plus sensible à l’émergence de nouveaux outils : « Question : est-ce que grâce à Internet vous avez pu enrichir votre expérience musicale ? Réponse : ça a fourni un outil d’expression à ma curiosité. C’est un moyen d’accéder à des artistes que je n’aurais jamais pu rencontrer autrement. Avec RadioBlog c’est vrai que c’est génial, on peut écouter les playlists des autres utilisateurs, qui sont souvent classées par thèmes que l’utilisateur apprécie. Donc quand on tombe sur un artiste qu’on aime bien dans sa playlist, on a des chances d’en rencontrer d’autres qu’on ne connaît pas et donc de découvrir des nouvelles musiques » (Julien, 25 ans, ingénieur). 205 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Mais cet auditeur n’était pas, sur ce point, représentatif de la majorité des personnes composant notre corpus et se rapprochait plus, à cet égard, de la figure du technophile. Pour la plupart, Internet représentait une commodité parmi d’autres, une commodité qui était d’ailleurs loin d’être la plus sollicitée. Dès lors, soutenir que ces services sont susceptibles d’être valorisables d’un point de vue marchand, c’est considérer que la technique génère ses propres usages, tout en faisant fi des pratiques existantes. Or sur ce point précis, en plus d’une certaine prééminence du hasard, c’est bien l’entourage (famille ou amis) et les médias traditionnels (télévision, radio et presse spécialisée ou non) qui restent les moyens privilégiés par les auditeurs pour faire des découvertes. Naïm offre à ce titre une illustration d’une certaine constance des pratiques à ce niveau : « Question : comment vous vous tenez informé de l’actualité musicale ? Réponse : par les amis en général. Et puis ça m’arrive d’acheter les Inrocks de temps en temps. Quand je passe chez mes parents, je regarde un peu Télérama et je regarde les actualités musicales, voir ce qui est sorti, pareil pour Libé. Les amis et la presse » (Naïm, 25 ans, architecte). Nous pouvons voir que, plus que l’accès ou non à Internet, c’est l’environnement qui joue un rôle déterminant, Naïm ayant des amis qui eux-mêmes écoutent beaucoup de musique et des parents lecteurs d’une presse dans laquelle il est susceptible de trouver des nouveautés en mesure de l’intéresser, le tout constituant un cadre des plus favorables à la découverte. Il lui arrive par ailleurs d’acheter des magazines plus spécialisés, mais de manière tout à fait irrégulière. Concernant le rôle de l’entourage, il nous a souvent été donné de constater que les auditeurs ont autour d’eux certaines personnes qu’elles considèrent comme des ressources privilégiées d’information, celles-ci étant vues comme ayant sensiblement les mêmes goûts qu’eux, tout en étant plus au fait de l’actualité musicale. Anne-Laure entre dans ce cas de figure et fait ainsi régulièrement appel à un ami parisien qui joue ce rôle « d’informateur » : « Réponse : j’ai un ami qui habite Paris. Il est plus rapidement au courant que nous de ce qui sort et il a plus de possibilités d’aller en concert. Il m’informe quand il a des nouveautés qui sont sympas, et il me fait écouter. Question : il connaît vos goûts ? Réponse : oui, j’ai découvert pas mal de choses avec lui. Question : est-ce qu’il y a d’autres moyens d’information auxquels vous pensez ? Réponse : radio, amis, presse… parfois la télé mais c’est de plus en plus rare quand même. Il y a aussi des gens qu’on découvre au hasard d’un bistrot » (Anne-Laure, 29 ans, Agent immobilier). 206 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement L’auditeur revient ainsi régulièrement aux moyens d’informations telles que la télévision et surtout la radio, c'est-à-dire aux médias traditionnels qui, rappelons-le, peuplent encore l’univers culturel d’une majorité d’individus. La radio reste – avec l’entourage proche – le moyen le plus souvent cité par les auditeurs de notre corpus, ce média permettant de générer un fond sonore continu s’adaptant parfaitement à une écoute distraite. Cette même écoute distraite qui « prend ce qui vient » peut ainsi être stimulée à tout moment si un morceau jusqu’ici inconnu « accroche l’oreille » – une expression qui fut souvent utilisée – de l’auditeur. L’idée sous-jacente serait que l’offre musicale est finalement tellement abondante, qu’il suffit de la laisser venir à soi. En conséquence, nous avons très rarement été confronté à une volonté de vouloir rationaliser cette phase de découverte, ce qui reste somme toute un présupposé indispensable – et non vérifié en ce qui nous concerne – qui permettrait de valider au niveau empirique les propositions de Curien et Moreau. Ces auteurs, en s’appuyant sur les possibilités qu’offre la technique, construisent ensuite les utilisateurs correspondants, sans finalement se poser réellement la question de ce que sont les pratiques réelles des auditeurs. Il semble qu’à cet égard la notion d’un choc de type baudelairien, au sens où Benjamin l’avait développé, choc qui viendrait surprendre une écoute distraite, soit une hypothèse plus recevable. Benjamin évoquait ainsi « la destruction de l’aura dans l’expérience vécue du choc » comme étant le prix à payer pour « accéder à la sensation de modernité » (BENJAMIN, 2000, p. 390) ; nous reviendrons plus en détail, infra, sur cette notion essentielle, celle-ci offrant des perspectives épistémologiques des plus riches. Le choc en question peut donc être vu comme un stimulus, une excitation, un signal à partir desquels l’auditeur sortira de sa distraction pour être plus attentif aux informations extérieures. A ce titre, il est possible de dire que l’auditeur est d’une certaine manière constamment en veille, prêt à réagir à la moindre occasion qui se présente à lui. Il s’agit donc d’un sujet qui est accoutumé aux chocs – ceux-ci faisant finalement partie de son environnement quotidien – et qui tente de faire le tri, afin de ne focaliser son attention que ce sur ce qui est susceptible de l’intéresser. Dès lors, n’importe quel moment de la vie de tous les jours peut donner lieur à des découvertes, celles-ci n’étant le plus souvent pas explicitement recherchées par l’auditeur : « Réponse : dans la presse féminine il y a, de temps en temps, un article rock, donc j’ai ma petite lanterne qui s’allume et je regarde vite fait ce que c’est, si ça m’intéresse ou pas. Question : donc dans un magazine si vous voyez « musique », « chronique CD »… ? Réponse : oui, je vais avoir tendance à le lire. On va dire que ça tombe au hasard. J’ouvre un magazine, il y a un article, je vais le lire, mais je ne vais pas être à l’affût de la moindre ligne làdessus » (Marie, 19 ans, étudiante). 207 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Cette posture a tout du braconnage dont de Certeau faisait état pour décrire les actions du tacticien. Celui-ci doit donc être à l’affût de la moindre occasion qui se présente, sachant toutefois que d’autres se présenteront quoiqu’il en soit. Dans un deuxième temps, le moment de la découverte passé, la phase s’assimilant plus à une recherche d’informations complémentaires de la part de l’auditeur peut donc effectivement intervenir. Cette étape n’est pas obligatoire, l’individu pouvant se contenter de se procurer le morceau via les différents moyens qui sont à sa disposition. On peut distinguer ici une recherche d’informations d’ordre essentiellement pratique (savoir quand tel album va sortir par exemple) d’une autre relevant plus d’une volonté d’enrichissement subjectif. Dans ce cas, la démarche relève plus de l’attitude du fan – le terme désignant « une certaine idée de l’attachement à des objets qui comptent pour ceux qui y sont attachés » 88 (LE GUERN, 2009, p. 23) – celui-ci essayant de s’approprier un peu plus un artiste en particulier, de s’en approcher via notamment tout un travail de recherche d’informations à son sujet. Il s’agit ici d’une forme d’investissement symbolique de la part de l’auditeur, celui-ci pouvant ici distinguer les artistes qu’il considère comme vraiment important pour lui. En somme, il s’agit pour l’auditeur de donner encore un peu plus de sens à ses pratiques culturelles. Ainsi, le comportement de fan est à considérer comme une des dimensions de la notion même de pratique culturelle et s’inscrit, à ce titre, dans toute une démarche relevant d’une certaine quête de son identité à travers ses musiques préférées : « Question : est-ce que vous vous tenez informé de l’actualité musicale et comment ? Réponse : Internet ! J’utilise toujours Internet. Je regarde les derniers trucs marrants des groupes qui sont sortis. Mes copains font tous pareil et certains regardent bien plus que moi, qui sont bien plus au courant et me font toujours découvrir. C’est en général plus mes copains. Moi, quand je vais sur Internet c’est plus pour voir ce qu’ils m’ont dit, mais je ne découvre pas grand-chose » (Guillaume, 19 ans, étudiant). Quoiqu’il en soit, qu’il s’agisse de rechercher des informations factuelles ou d’entretenir l’admiration qu’un individu aura pour un artiste en particulier, Internet a permis d’enrichir significativement les possibilités offertes au public. Si Internet n’est pas réellement un outil utilisé pour découvrir, il sert par contre beaucoup plus à venir alimenter – dans un deuxième temps donc – les connaissances de l’auditeur sur ses groupes préférés. L’auditeur peut accéder aux biographies – Wikipedia et Google furent souvent cités –, aux images ou encore aux paroles des chansons : 88 Souligné par l’auteur. 208 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « Réponse : la télé, c’était plutôt comme ça que je découvrais de nouvelles choses. Maintenant c’est l’inverse, je découvre à la radio et après je découvre le clip. M6 Musique, NRJ 12, W9, MCM, MCM Pop… enfin tous les MCM. Internet c’est ma source d’information. Paroles de chansons, informations sur l’artiste, le groupe, l’actualité, des choses comme ça. Si je veux avoir une actualité sur un groupe, je vais vite aller sur Internet et je vais savoir s’ils vont faire des concerts, des émissions. Question : et c’est Google ? Réponse : Google, oui c’est Google. C’est le plus rapide. Des fois, si je n’ai pas envie d’aller sur Google, il y a le portail de mon fournisseur d’accès où je vais aller voir vite fait s’il y a des choses. Des fois, sur la page d’accueil il y a des informations sur un artiste, une chanson, je vais cliquer dessus. Question : télé, radio… et Internet pour compléter. Internet arrive après ? Réponse : oui je pense, parce que c’est plus pour avoir de l’information. Les coups de cœur ils vont venir de la radio, après je vais regarder le clip et après souvent je vais aller chercher des informations sur Internet, parce que j’ai le coup de cœur et que je veux en savoir plus » (Coudiedji, 20 ans, étudiante). Nous revenons ici aux propositions de Benjamin décrivant des publics – qu’il nomme « masses » – désireux de rapprocher l’artiste de leur environnement quotidien, de l’intégrer dans leur existence même. En se fondant sur ce raisonnement, il convient donc de considérer Internet comme un outil supplémentaire permettant de venir matérialiser les aspirations des individus, de les amplifier encore un peu plus. Sur ce point, Internet n’a pas créé ces tendances sociales, mais les a accompagnées, facilitées et a par ailleurs permis de les approfondir, dans la mesure où il devient concrètement possible d’en savoir beaucoup plus qu’auparavant sur ces artistes préférés. Mais il ne faut pas s’y tromper, tout ceci s’inscrit dans un continuum, un processus qui s’est amplifié tout au long du XXe siècle. La première apparition télévisuelle des Beatles peut ainsi être placée sur le même plan, car elle a permis de les rapprocher encore un peu plus du quotidien de leurs fans, ceux-ci les voyant surgir dans leur environnement immédiat via ce média de masse qu’était en train de devenir la télévision. Pour en revenir à l’usage d’Internet dans le cadre de la recherche d’informations, il apparaît que le facteur générationnel joue ici pleinement, le plus jeunes étant les plus disposés à le présenter comme un outil privilégié dans le cadre de cette démarche. Toutefois, même dans ce cas, les médias traditionnels – la radio surtout – et les amis jouent encore un rôle central. Malgré ce que soutiennent certains discours à vocation prophétique, Internet ne change pas tout et ne vient pas remettre radicalement en cause les fondements d’une pratique culturelle dont les modalités de réalisation se sont construites sur plus d’un siècle : 209 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « Réponse : je me tiens surtout au courant par Internet, par des amis qui habitent d’autres régions et qui me font découvrir avant les autres ce qui sort. Question : vous m’aviez parlé de la radio… Réponse : la radio oui. Surtout Skyrock. Question : et il vous est arrivé de faire des découvertes par la radio ou c’est plus par les amis ? Réponse : sur la radio surtout. Je mets souvent du temps pour trouver les titres après. Papier, stylo, je note dès que possible. J’attends de trouver, je demande qui connaît, qui ne connaît pas » (Myriam, 16 ans, lycéenne). Myriam – qui est l’une de personnes les plus jeunes de notre corpus – montre ainsi que, malgré un rapport des plus intuitifs avec les TIC et Internet, elle n’en reste pas moins attachée à sa station de radio de prédilection et à son groupe d’amis pour venir enrichir son univers musical. Ce qui ressort ici, c’est toute une démarche d’ensemble relevant plus d’une certaine forme de bricolage et du « faire avec », que d’une stratégie ayant un caractère systématique. Enfin, concernant le rôle d’Internet, Myriam reconnaît elle-même, plus loin dans l’entretien, que cet outil n’est finalement pas celui qui joue le rôle le plus significatif quand il s’agit de faire des découvertes musicales : « Réponse : Internet c’est un substitut. Ce n’est pas vraiment Internet qui me fait découvrir la musique, c’est plutôt les amis et l’entourage » (Myriam, 16 ans, lycéenne). Il convient donc de souligner ici qu’Internet n’a pas – loin s’en faut – bouleversé en profondeur ce niveau de la pratique d’écoute de musique enregistrée. Une fois encore, c’est plus à une certaine continuité des pratiques et au renforcement de leur ancrage dans la vie de tous les jours qui semblent être à l’œuvre. Internet a ainsi permis d’accentuer la portée des tendances en question, mais ne les a, en toute rigueur, pas créées. Accès aux contenus musicaux : le peer-to-peer mais pas seulement… Il convient de le préciser ici d’emblée, tous les individus de notre corpus avaient, directement ou non, accès à des contenus musicaux téléchargés illégalement, l’utilisation de ce moyen pour se procurer de la musique étant rapidement entré dans les habitudes les plus courantes des auditeurs. Il est à cet égard remarquable de voir à quelle vitesse la pratique de téléchargement de musique s’est diffusée auprès des franges les plus jeunes de la population, puisqu’il a fallu moins de dix ans, à partir de l’invention de Napster, pour que l’usage des logiciels de peer-to-peer devienne, pour elles, un recours quasi naturel pour accéder à des contenus musicaux. L’enquête annuelle du CREDOC concernant la diffusion des TIC dans la société française est à cet égard sans 210 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement ambiguïté, puisqu’elle fait ressortir que 24 % de la population avait déjà téléchargé de la musique au cours de l’année 2008 (37 % si on ramène l’échantillon aux seuls internautes)89. De plus, en se concentrant plus particulièrement sur les individus les plus jeunes, c’est-à-dire ceux dont l’âge est compris entre 12 et 17 ans et entre 18 et 24 ans, nous arrivons à des taux atteignant respectivement 56 et 59 %. Chez les plus jeunes, la question de télécharger ou non de la musique illégalement ne se pose, pour ainsi dire, pas : l’outil existe, il est d’une utilisation relativement aisée et permet de répondre à des attentes réelles de leur part. Pour la génération de collégiens et de lycéens actuelle – c'est-à-dire la population ayant un âge à partir duquel la musique commence à revêtir une importance identitaire particulière – le téléchargement via les logiciels de peer-to-peer participe pleinement de la construction de leur univers musical, et il semblerait presque incongru de ne pas s’en servir : « Ça va faire quatre ou cinq ans que je télécharge. Je n’ai jamais vraiment acheté de CD, mais je télécharge beaucoup c’est vrai. Je télécharge plus des morceaux. Les albums ? Sans plus. Je préfère avoir les morceaux qui me plaisent. Pour mes goûts je suis très sélective on va dire » (Myriam, 16 ans, lycéenne). Ainsi, et comme le souligne une étude de l’Université anglaise de Hertforshire dans une recherche publiée récemment90, « la copie et le partage de musique peuvent être considérés comme un phénomène culturellement endémique chez les jeunes » 91. Nous reviendrons en fin de chapitre sur les résultats de cette recherche car celle-ci – en s’appuyant sur 1158 répondants, tout en se conformant à des critères de représentativité auxquels nous ne pouvions prétendre – arrive en tous points aux mêmes conclusions que nous. Par ailleurs, cette quasi-généralisation de la pratique de téléchargement de musique en ligne chez les jeunes ne doit pas être vue comme une preuve en faveur de l’argument technique, celuici consistant à soutenir que ce phénomène s’expliquerait grâce aux seules qualités des logiciels ayant favorisé son essor. Il est important de rappeler à cet égard que le peer-to-peer est une invention des auditeurs eux-mêmes, et que sa diffusion rapide n’a été possible que parce qu’elle a 89 Centre de Recherche pour l’Etude et l’Observation des Conditions de Vie, « La diffusion des technologies de l'information et de la communication dans la société française (2008) », novembre 2008, consultable en ligne : http://www.credoc.fr/publications/abstract.php?ref=R256 (consulté le 23 août 2009). 90 University of Hertforshire & British Music Rights, « Music Experience and Behaviour in Young People - Spring 2008 », 2008, consultable en ligne: http://www.musictank.co.uk/reports/music-experience-and-behaviour-in-youngpeople/UoH%20Reseach%202008.pdf (consulté le 23 août 2009). 91 « Copying and sharing music amongst young people is culturally endemic » [Notre traduction]. 211 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement pu s’appuyer sur des pratiques de copiage de contenus musicaux qui lui préexistaient. En d’autres termes, le peer-to-peer n’a pas créé les pratiques de copiage de contenus musicaux, les cassettes audio permettant déjà – de manière certes plus laborieuse – de se procurer de la musique sans avoir à l’acheter. Ces logiciels sont donc venus se greffer sur des pratiques existantes et ont ainsi offert les moyens de répondre à une poussée sociale voyant les auditeurs désireux d’accéder facilement – et à moindre frais – à une certaine opulence musicale. Le peer-to-peer a émergé du social en réponse à des besoins que celui-ci a lui-même suscité. Les modalités techniques et les facilités qu’il génère mis à part, le téléchargement est donc à rapprocher de ce que certains auditeurs faisaient il y a de cela quelques années, quand ils surveillaient le passage de leurs morceaux préférés à la radio pour les enregistrer sur cassettes audio : « Avant, adolescent, j’étais vraiment plus scotché à la musique, j’enregistrais sur la radio avec les cassettes, j’essayais de tomber sur le début du morceau, des fois je le ratais, donc j’écoutais encore la radio en espérant tomber sur le début du morceau ailleurs. J’y passai des soirs entiers. Ce qui sortait à la radio, je l’enregistrais en direct. Donc du coup ça m’obligeait à écouter beaucoup les radios qui passaient de la musique. Assez rarement, j’arrivais à tomber sur le bon morceau, pas interrompu et qui allait jusqu’au bout » (Christophe, 37 ans, infographiste). Christophe était l’auditeur le plus âgé de notre corpus. De ce fait – et bien que l’âge ne soit pas toujours un critère discriminant – il n’était pas parmi ceux qui étaient les plus familiarisés à la pratique de téléchargement de musique en ligne. Il s’inscrivait plus dans la génération qui a vu arriver les premiers graveurs informatiques de CD, ceux-ci ayant permis de donner une autre dimension à la copie d’albums. Ces appareils peuvent être considérés, à juste titre, comme constituant la première étape de « dévoilement » aux auditeurs des possibilités qu’offrait la numérisation, par rapport aux supports d’enregistrement analogiques. Ils ont ainsi grandement facilité la copie et l’échange de contenus musicaux entre particuliers et ont ouvert tout un horizon dans les modalités d’accès aux contenus musicaux. Concernant Christophe, bien qu’il ne soit pas particulièrement utilisateur d’Emule ou de Bittorrent, il avait toutefois autour de lui des personnes susceptibles d’alimenter sa discothèque avec des titres qu’elles avaient préalablement téléchargés via ces plateformes : « J’ai un ami qui télécharge énormément de musique et il sait ce que j’aime. Il découvre des artistes, les enregistre et va les écouter avec moi, et après il va me les dupliquer si ça m’intéresse » (Christophe, 37 ans, infographiste). C’est d’ailleurs en s’appuyant sur ce type d’extrait qu’il convient de considérer les données fournies par le CREDOC avec une relative prudence, celles-ci pouvant avoir un caractère quelque peu trompeur au regard de l’ampleur réelle du phénomène de partage de fichiers 212 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement audionumériques. Au-delà du fait que certaines personnes puissent avoir quelques réticences à évoquer ces pratiques, qu’ils savent être illégales, face à un enquêteur – quoique sur les populations considérées, il semblerait que le sujet ne soit pas réellement tabou – il est surtout important d’avoir à l’esprit que beaucoup d’entre eux font appel à des tiers pour obtenir de la musique en MP3. En d’autres termes, ces personnes n’ont pas installé de logiciels de téléchargement sur leur ordinateur – et n’apparaissent donc pas du côté des téléchargeurs dans les enquêtes telles que celles du CREDOC – mais ont dans leur entourage proche des amis ou des parents en mesure de les alimenter en contenus musicaux, contenus qu’ils auront eux-mêmes récupérés en faisant usage de logiciels de peer-to-peer : « Question : pour le téléchargement de musique, si j’ai bien compris, vous sous-traitez ? Réponse : oui c’est ça, je sous-traite. Question : et vous avez des « sous-traitants » particuliers ? Réponse : mon oncle, toujours la famille. Je fais marcher la famille. Mon oncle, qui habite Paris et me fait découvrir plein de choses. Donc il me grave très souvent des choses, et des choses qui me plaisent en général. Question : vous n’avez donc jamais téléchargé, vous seriez capable de m’expliquer pourquoi ? Réponse : incompétence technique je pense, tout simplement. Je n’ai pas les logiciels, je n’ai rien et puis je n’ai pas plus envie que ça de le faire en fait. Tant que je connais des gens qui le font et qui me dépannent de temps en temps. Et puis de toute façon, moi j’aime bien aller acheter des CD. Peut-être que si je savais faire, j’en téléchargerais plus. Question : mais pas l’envie particulière de se « former » ? Réponse : non » (Anne-Laure, 29 ans, Agent immobilier). Dans le cas d’Anne-Laure, l’achat de CD reste encore un moyen qu’elle utilise beaucoup pour avoir des contenus musicaux. Toutefois, et malgré une certaine incompétence technique assumée mais non problématique à son niveau, elle a réussi à mettre en œuvre certaines tactiques pour accéder à de la musique en MP3. Il s’agit pour elle d’un moyen, parmi d’autres, d’enrichir sa consommation musicale, sans être toutefois le seul. Mais cette incompétence technique – ou ce manque d’intérêt – ne sont pas à proprement parler des freins, et ce même pour une consommation intensive de fichiers audionumériques. Une fois encore, le fait d’avoir dans son entourage une ou des personnes qui utilisent les logiciels de peer-to-peer suffit, la récupération des données via une clé USB est d’une grande simplicité et ne nécessite pas, pour le coup, des compétences techniques dont l’acquisition pourrait paraître décourageante : « Question : dernier CD que vous avez acheté ? 213 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Réponse : je n’en ai jamais acheté, je télécharge. En fait, ce sont mes amis qui téléchargent. Question : et vous ne téléchargez pas vous à titre personnel ? Réponse : non. Personnellement je ne sais même pas comment on fait. Je ne fais que copier, chercher ce qu’ils ont téléchargé eux. Je sais à peu près comment faire quand c’est écrit en gros : « ici vous pouvez télécharger », ça je sais faire. Mais après, utiliser Emule, je n’ai pas tout compris, je ne l’ai même pas installé. Et puis je ne suis pas un grand fana d’informatique. Je l’utilise pour les jeux et c’est tout » (Guillaume, 19 ans, étudiant). On peut donc considérer que les données du CREDOC offrent une vision relativement biaisée, ou du moins minimisée, de la pratique d’échange de fichiers musicaux, car elle ne prend en compte que les seules personnes qui téléchargent effectivement de la musique directement sur leur ordinateur. En conséquence, il paraît plus juste de s’intéresser tout particulièrement à l’échange en tant que tel de la musique numérisée, et ce par tous les moyens qui existent – Internet en étant parmi d’autres que le auditeurs peuvent utiliser. En d’autres termes, tout en téléchargeant pour leur propre compte, certains d’entre eux font office de « fournisseurs » – ou de source d’approvisionnement – pour toute une partie de leur entourage – on pense notamment à leurs parents qui font partie d’une catégorie de la population qui, selon le CREDOC, n’a pas une grande pratique du téléchargement. En ne se focalisant que sur les logiciels de peer-to-peer, on minimise le fait que pour toute une génération l’accès à la musique passe par les contenus numérisés : si Internet en est l’une des principales sources, c’est ensuite via les réseaux de sociabilité que la musique irrigue dans toutes les couches de la population. Une récente étude publiée en Angleterre affirme ainsi que les auditeurs anglais de 14 à 24 ans auraient en moyenne 8 159 morceaux de musique stockés sur leur disque dur – la précision du chiffre laissant toutefois quelque peu songeur92. Ceci confirme ainsi que la musique récupérée sous forme de fichiers numériques est devenue l’un des principaux moyens mis en œuvre par les plus jeunes auditeurs pour se procurer ce type de contenus. A cet égard, l’augmentation graduelle de la capacité de stockage des périphériques externes a joué un rôle considérable, les fichiers pouvant s’échanger en direct, de personne à personne. Par ce moyen, les auditeurs peuvent très facilement récupérer l’équivalent de jours d’écoute de musique et ce en quelques minutes. Ainsi, chaque moment du quotidien peut offrir la possibilité 92 University of Hertforshire & British Music Rights, « Music Experience and Behaviour in Young People – Summer 2009 », 2009, consultable en ligne : http://www.ukmusic.org/files/UK%20Music_Uni%20Of%20Herts_09.pdf (consulté le 24 août 2009). 214 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement de récupérer pour son compte des contenus musicaux, car ce type de pratique a été grandement facilité par la numérisation : « Question : et vous faites appel aux amis pour le téléchargement ? Réponse : ça m’est arrivé récemment oui. Sinon, comme ça m’arrive de bosser pas mal avec des potes sur ordinateur et qu’on a des périphériques externes, on s’échange de la musique. Quand je travaille en écoutant de la musique, s’il y a quelque chose qui m’accroche, je demande ce que c’est, je le prends directement et des fois ça m’arrive d’acheter le CD » (Naïm, 25 ans, architecte). Dès lors, si le téléchargement peut, à juste titre, être considéré comme la principale source d’approvisionnement, le facteur qui facilite la large diffusion des contenus musicaux reste avant tout le fait qu’ils soient disponibles sous forme numérique. De fait, les auditeurs ont pour leur part pleinement intégré cette commodité d’accès, et il semble plus que douteux qu’ils consentent à revenir dessus. Comme nous le verrons au cours du neuvième chapitre, l’opulence musicale fait partie de leur quotidien, celle-ci étant vécue comme une commodité. Les auditeurs se familiarisent ainsi dès le plus jeune âge au fait que la musique est facilement accessible et qu’il est possible d’en obtenir – gratuitement – d’une infinité de manière. Sur ce point, les logiciels de peerto-peer n’ont finalement fait que démontrer que la chose était effectivement possible : « Question : on vous enlèverait le téléchargement, vous le vivriez comment ? Réponse : je me ferais envoyer des fichiers, je me débrouillerais pour avoir de la musique. Par clé USB, par MSN aussi et par tous les moyens possibles. Par MSN, je récupère à peu près cinq morceaux par semaine. C’est dans la cours de récréation surtout, quand on s’écoute les MP3. Par exemple, quand je n’ai pas le mien, j’écoute celui d’un autre ou l’inverse. Après, on s’arrange, par MSN ou avec une clé USB » (Myriam, 16 ans, lycéenne). Par ailleurs, comme cela a été souligné plus haut, le caractère illégal de cette pratique n’échappait pas aux auditeurs de notre corpus, mais la plupart d’entre eux considéraient toutefois que les risques encourus étaient relativement minimes. En tout état de cause, ceux-ci ne pesaient pas d’un grand poids face aux avantages ressentis que la pratique de copiage de musique protégée par le droit d’auteur leur apportait. En d’autres termes, si tous ont conscience de l’illégalité de cette manière de se procurer de la musique, cela ne constitue pas un argument susceptible de les inciter à ne plus y recourir : « Le téléchargement, c’était avec un pote à moi qui avait Internet, moi je ne l’avais pas encore, et on a commencé à télécharger chez lui avec Kazaa. Et donc, quand j’ai eu l’Internet il y a deux ans, j’ai commencé à télécharger. Internet, c’était la caverne d’Ali Baba ! J’avais accès à tout gratuitement, même si c’est illégal, tu as une chance sur un milliard de te faire attraper. Dans tous 215 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement les cas, tu as un avertissement avant, donc tant que je n’ai pas l’avertissement c’est bon. Ça a été vraiment un million de portes qui s’ouvraient devant moi » (Quentin, 19 ans, étudiant). Il serait néanmoins faux d’avancer que toutes les personnes qui téléchargent le font sans la moindre appréhension et avec un complet sentiment d’impunité, la réalité est sur ce point plus complexe que cela. Les campagnes menées dans les médias par les syndicats en charge des intérêts des maisons de disque et qui faisaient état des lourdes condamnations que certaines personnes se sont vues infliger – notamment aux Etats-Unis d’Amérique – ont pu en inciter quelques uns à faire preuve d’une relative prudence, ou d’un peu plus de retenue dans leur pratique de téléchargement. Toutefois, ce mode d’accès à la musique est maintenant tellement ancré, et son usage tellement aisé, que les auditeurs interviewés n’ont jamais fait état d’une quelconque volonté d’abandonner la copie et le partage de musique numérique. Equipés d’un ordinateur personnel, d’une connexion Internet et de périphériques numériques divers, le sentiment qui prédomine chez eux est bien que toute la musique est à portée de main, et qu’il serait extrêmement frustrant – et quelque peu stupide – de s’en priver : « Réponse : J’ai déjà téléchargé sur Emule. Mais j’ai peur de me faire choper, donc du coup je fais ça chez les autres, chez mes parents par exemple. Question : la peur du gendarme, c’est quelque chose qui fonctionne ? Réponse : oui, ça marche et en même temps, des fois je me dis : « c’est abusé de trop télécharger quand même ». Question : une petite pointe de culpabilité ? Réponse : oui, quand même. Après je sais que je fais des concerts, donc je sais que je leur donne des sous et quand j’aime vraiment, je suis prête à acheter des livres, des magazines exprès sur les groupes. Je le fais moins maintenant, mais je me rassure en me disant que je leur donne des sous. Disons que je me dis qu’on n’a rien gratuitement non plus. Il y a des artistes qui en vivent, donc me dire qu’on télécharge gratuitement, moi ça me fait quand même… » (Fabienne, 23 ans, assistante sociale). Ainsi, si les campagnes médiatiques menées, entre autres, par le SNEP (Syndicat National de l’Edition Phonographique) n’ont pas réellement permis d’endiguer la progression de la copie de musique protégée par le droit d’auteur, elles ont néanmoins contribué à informer les auditeurs sur la difficulté pour les artistes de vivre de leur travail. Par ailleurs, s’ils n’ont pas connaissance de tous les rouages et de toutes les étapes de la production d’un album, ils sont toutefois relativement bien informés du fait que les majors du disque captent l’essentiel de la valeur économique générée par les compositions des artistes qu’elles produisent. Nous avons ainsi des 216 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement auditeurs sensibilisés aux conditions de travail des artistes, mais qui considèrent qu’il est quelque peu abusif de leur en imputer la responsabilité. Malgré tout, comme nous venons de le voir avec l’exemple de Fabienne, au-delà de la « peur du gendarme », la pratique de téléchargement de musique peut être source d’un certain sentiment de culpabilité. En effet, l’auditeur peut se sentir redevable à l’artiste du plaisir que l’écoute de sa chanson a suscité chez lui. Dès lors, l’achat d’un album – et ce quelque soit le support – revêt une signification toute différente de celle qu’elle pouvait avoir avant l’arrivée des graveurs de CD, et surtout d’Internet et du MP3. Auparavant, l’achat était finalement le seul moyen d’avoir une copie de qualité et durable d’une production musicale. L’enregistrement par cassette audio donnait bien la possibilité de se procurer de la musique gratuitement, mais cela impliquait tout un investissement en termes de temps de la part de l’auditeur (trouver une personne qui a l’album ou attendre que le morceau passe à la radio, de plus l’enregistrement durait le temps que durait la chanson) ce qui faisait finalement de l’achat le moyen le plus simple d’accéder à des contenus musicaux. Sur ce point en particulier, Internet et la numérisation ont significativement fait évoluer les pratiques, car le téléchargement – en plus de sa relative gratuité93 – est un moyen qui permet d’accéder facilement à tout un répertoire de références musicales en tout genre. Pour sa part, l’achat d’un CD – quand celui-ci n’a pas complètement disparu des modes de consommation des auditeurs – devient un acte beaucoup plus mûrement réfléchi, et dont la signification est à chercher du côté de la relation que l’auditeur entend entretenir avec l’artiste qui en est l’auteur. L’achat ne serait ainsi plus vécu comme un moyen d’accéder aux contenus musicaux – il en existe d’autres beaucoup plus immédiats et moins coûteux – mais plutôt comme une manière de « soutenir » l’artiste – le terme est revenu de manière récurrente – et de montrer par là qu’il tient une place importante chez l’auditeur, que ces chansons ont participé, en quelque sorte, de la construction de son identité : « Avant je téléchargeais juste et je n’achetais pas, et puis je me suis rendu compte que j’aimais quand même mieux acheter l’album. Quand on télécharge on a accès à tout, d’un côté c’est bien, on peut être plus ouvert et puis de l’autre côté, il n’y a aucun artiste qui ressort alors que quand on achète un album, ça veut dire qu’il nous a vraiment plu, qu’on l’aime vraiment bien. C’est une manière de récompenser l’artiste. Il ne saura jamais que je l’ai acheté ou que je ne l’ai pas acheté, mais pour moi, je me dis : « lui il a fait un bon album, je l’aime vraiment » et sa récompense c’est que j’achète son CD, comme avant, quand il n’y avait pas le téléchargement. Quand on aimait 93 « Relative » dans la mesure où pour pouvoir accéder à toute cette musique, il faut préalablement investir dans un ordinateur personnel, dans un abonnement pour avoir une connexion Internet haut-débit et dans différents périphériques numériques de stockage. 217 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement vraiment bien un album, au lieu de l’écouter chez un copain, on l’achetait directement. Et puis dans un album, quand on achète, il y a l’album et il y a la pochette, tout le travail qui est fait autour du CD. J’aime bien avoir un album avec une pochette, c’est pour ça que je n’aime pas trop télécharger sur Internet. Là je parle du téléchargement légal. Il y a des albums qui sont disponibles à 10 euros sur iTunes. Moi je préfère l’acheter à la FNAC, des fois il y a des prix verts. J’aime mieux les acheter à 15 euros avec la pochette, au moins c’est un support qu’on peut voir, ce n’est pas un juste un dossier avec des données à l’intérieur » (Alexis, 18 ans, étudiant). Plus que le CD en particulier, c’est bien la notion de possession de l’objet qui est ici importante, car elle permet à l’auditeur de faire une différence entre les artistes qu’il a téléchargés – et qui resteront à l’état de fichiers numériques sur le disque dur de leur ordinateur – et ceux dont il a ensuite acheté l’album, album qu’il peut ensuite « exposer » dans sa discothèque personnelle. En somme, l’investissement symbolique et l’investissement économique vont ici de pair et permettent, d’une certaine manière, de relier l’auditeur à l’artiste. Il est ainsi quelque peu réducteur d’avancer qu’une personne qui télécharge gratuitement de la musique n’achètera plus de supports enregistrés, tout comme il est encore prématuré d’annoncer la mort du CD – ou plutôt de tout support enregistré quel qu’il soit. Bien au contraire, à partir du moment où toute la musique est facilement accessible au format MP3, l’achat redevient un moyen de distinguer les artistes entre eux et de se distinguer en tant qu’individu singulier. Mais un acte visant la distinction ne peut atteindre son objectif que s’il se manifeste avec une certaine rareté, ce afin que celui-ci soit porteur d’un surplus de signification et puisse ainsi être considéré comme une sorte d’événement. Il n’est donc pas étonnant que les chiffres des ventes de CD baissent inexorablement depuis près de dix ans, car Internet et la numérisation sont effectivement devenus les principaux moyens permettant d’accéder en profusion à des contenus musicaux. Mais il n’est toutefois pas surprenant non plus que les auditeurs continuent à acheter des CD alors même qu’ils pourraient très bien, d’un certain point de vue, s’en passer. Car à bien y regarder, si nous devions suivre les arguments des tenants de la substitution d’une technique par une autre, il conviendrait de s’interroger sur le fait que 62 millions d’albums – ainsi que 4,6 millions de singles – ont encore été vendus en France, au cours de l’année 200894. Car si les ventes ont effectivement chuté de 94 Observatoire de la musique, « Les marchés de la musique enregistrée », 2008, consultable en ligne : http://rmd.cite-musique.fr/observatoire/document/MME_2008.pdf (consulté le 24 août 2009). 218 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement manière spectaculaire – celles des albums s’élevaient ainsi à 171 millions d’unités en 200295 – toujours est-il qu’il y a encore un nombre non négligeable de personnes qui continuent à acheter des CD, alors même qu’il n’a jamais été aussi simple de se procurer gratuitement des contenus musicaux. On peut ainsi considérer que si les auditeurs achètent moins de supports enregistrés, l’acte en lui-même a certainement pris – du fait même de la rareté avec laquelle il se produit – une toute autre valeur et une toute autre signification à leurs yeux. A cet égard, il n’est finalement pas étonnant que dans l’étude anglaise mentionnée supra, à la question : « Si vous payiez déjà un service d’accès illimité à de la musique en ligne, continueriez-vous à acheter des CD ? », 77 % des personnes interrogées répondent par l’affirmative96. Bien qu’il convienne d’être prudent à la lecture de ces données – les marchés de la musique anglais et français n’étant pas strictement comparables – elles peuvent néanmoins permettre d’appuyer notre propos, à savoir que le téléchargement ne vient pas intégralement se substituer à l’achat de supports édités. En effet, ces deux manières d’accéder à des contenus musicaux ne sont, en toute rigueur, pas porteuses des mêmes significations pour les auditeurs : « Réponse : après il y a eu l’époque des premiers graveurs, donc là j’ai un peu réduit, parce que j’avais plus souvent des CD sous la main que je pouvais copier par des amis, donc je n’achetais pas. Mais par contre après, quand je commençais à avoir un petit peu plus d’argent de poche, que je travaillais à côté, je me suis remis à en acheter. Je ne télécharge pas forcément tout, même encore actuellement ça m’arrive d’en acheter pour le plaisir d’acheter. Question : c’est quoi le plaisir d’acheter un album ? Réponse : c’est de se dire qu’on a le CD d’un artiste, d’un groupe qu’on aime bien. Question : c’est important ça ? Réponse : pour moi ça peut être important si j’aime bien un groupe, que le musique me plaît vraiment, pour moi c’est plus important d’avoir le vrai album qu’une copie, ça me donne l’impression de soutenir le groupe » (Nicolas, 25 ans, étudiant). 95 Syndicat National de l’Edition Phonographique, « L'Economie de la production musicale 2009 », consultable en ligne : http://proxy.siteo.com.s3.amazonaws.com/disqueenfrance.siteo.com/file/guideeco2009_1.pdf (consulté le 24 août 2009). 96 University of Hertforshire & British Music Rights, « Music Experience and Behaviour in Young People – Summer 2009 », 2009, consultable en ligne : http://www.ukmusic.org/files/UK%20Music_Uni%20Of%20Herts_09.pdf (consulté le 24 août 2009). 219 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement En conséquence, si le téléchargement peut être vécu comme un moyen d’accéder à la musique se substituant à tous les autres – certains des auditeurs interviewés ayant souligné le fait que leur budget consacré à la musique se limitait, pour ainsi dire, au paiement mensuel de leur connexion haut-débit – il peut être pour certains une étape préalable à l’achat (ou non) de l’album de l’artiste. Nous revenons ainsi à la notion de bien d’expérience, l’auditeur ne pouvant être effectivement certain qu’un morceau lui plaira que s’il l’écoute plusieurs fois. Pour peu qu’il soit encore disposé à acheter des CD, il ne le fera qu’à partir du moment où il est sûr de lui : « Le dernier album que j’ai acheté, c’était après avoir téléchargé plein de morceaux de The Rasmus. J’ai vu que j’en avais déjà six ou sept morceaux, donc ce n’était pas la peine de télécharger, autant acheter l’album lui-même. Le téléchargement ça marche comme ça, j’entends un titre qui me plaît, ou que j’écoute avec des amis ou à la radio, et je le télécharge. Si je télécharge plusieurs autres titres du même album, ce n’est pas la peine, je prends de l’argent et je vais acheter l’album en entier » (Jules, 18 ans, étudiant). En somme, l’acte – éventuel – d’achat d’un CD n’arrive qu’après plusieurs écoutes des pistes en MP3, comme une concrétisation des goûts de l’individu, une confirmation que cette œuvre est susceptible de correspondre à l’image qu’il se fait de lui en tant qu’être singulier. On peut ainsi penser que les nouveaux modes d’accès aux contenus musicaux ont significativement fait baisser les achats dits d’impulsion, ainsi que le sentiment de déception qui pouvait parfois suivre. Payer pour de la musique enregistrée devient une action beaucoup plus réfléchie et dans laquelle l’auditeur est susceptible de s’impliquer bien plus d’un point de vue symbolique. L’individu qui achète un CD est pour ainsi dire sûr de son achat et inscrit dès lors celui-ci dans toute une démarche de définition de son identité, comme s’il indiquait par là qui il est et que cette démarche devait passer par une matérialisation : « Le système Apple Store : « achetez vos morceaux, téléchargez-les directement », moi je trouve ça vraiment con parce que tu te dis : « j’ai acheté ce MP3, j’aurais pu le télécharger gratuitement » alors que quand tu as le CD, tu as une preuve matérielle de l’achat, et pour moi ça fait une grosse, grosse différence » (Quentin, 19 ans, étudiant). En confirmant ses goûts par son achat, l’auditeur confirme aussi qui il est – ou qui il voudrait être. La multiplication des moyens d’accéder à des contenus musicaux a donc, corrélativement, entraîné une différenciation de ce niveau de la pratique. Au-delà de l’éventuel remplacement d’un moyen par un autre – perspective relevant d’une vision substitutive de l’innovation, et partant technodéterministe – l’auditeur se trouve surtout être en mesure de profiter d’une certaine opulence musicale quasiment à son entière disposition. De manière plus générale, celui-ci peut, 220 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement grâce à Internet et à la numérisation, ajuster sa consommation et faire des arbitrages vis-à-vis des contenus pour lesquels il sera disposé à payer : « En d’autres termes, là où hier les consommateurs dépensaient 100 euros pour 100 heures de programmes, ils seront prêts demain à dépenser 110 euros, mais pour 500 heures de programmes » (CHANTEPIE & LE DIBERDER, 2005, p. 104). Les moments de l’écoute : du baladeur analogique au baladeur numérique, de la chaîne hifi à l’ordinateur personnel Au moment de l’enquête sur les pratiques culturelles des français en 1997, la chaîne hi-fi et le lecteur de CD arrivaient de loin en tête des équipements musicaux possédés, les taux de personnes qui en étaient dotées s’élevant alors à 74 et 67 % pour chacun de ces appareils (DONNAT, 1998, p. 101). Si 45 % de la population (84 % chez les 15-19 ans) possédait un baladeur – de cassettes audio ou de CD – l’équipement hi-fi restait néanmoins le principal moyen d’écoute de la musique, l’univers musical des individus se construisant majoritairement autour de l’usage de ce type d’équipements dédiés. En un peu plus de dix ans, force est de constater que c’est bien de ce côté-là qu’il y a eu le plus de changements significatifs, tout particulièrement chez les plus jeunes. Outre-Manche, l’étude de l’Université Herfordshire montre ainsi que chez les 1424 ans, l’ordinateur personnel et le baladeur numérique arrivent très nettement en tête des appareils utilisés pour écouter de la musique, avec respectivement 68 et 58 % des auditeurs de cette tranche d’âge qui les utilisent quotidiennement. Si la méthodologie que nous avons privilégiée rend peu pertinente l’extraction de pourcentages de ce type, notre enquête nous a toutefois permis de faire ressortir les mêmes tendances d’un glissement des usages vers l’ordinateur et le baladeur MP3. Concernant tout d’abord le baladeur audionumérique, celui-ci s’inscrit dans le prolongement de l’usage des baladeurs de cassettes audio, tout en venant accentuer encore un peu plus l’association de l’écoute de musique avec la notion de mouvement, de déplacement, mais aussi avec celle d’isolement du monde extérieur : « L’iPod c’est le sport, les déplacements aussi, donc quand tu es tout seul forcément. Le soir aussi, avant de te coucher, pour ne pas emmerder tout le monde et puis c’est à côté de lit et donc pour l’éteindre, tu n’as pas besoin de te lever. L’iPod c’est au boulot aussi, quand je travaille, pour m’immerger un petit peu, quand il y a des gens autour de toi, dans les open spaces. Des musiques qui ne vont pas te déconcentrer, qui vont être faciles à écouter » (Gabriel, 28 ans, Technicien dans un bureau d'études » 221 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement A cet égard, « l'écoute au casque participe du processus d'individuation sonore de [l’auditeur] en intervenant activement sur les modalités de constitution de son enveloppe sonore, [ainsi] le sujet percevant se construit dans la relation qu'il entretient avec lui-même […] et avec son milieu » (THIBAUD, 1994, p. 74) ; le baladeur MP3 vient donc s’inscrire dans cette logique tout en l’approfondissant, dans la mesure où il devient possible de transporter avec soi des heures de musique, le tout dans un encombrement minimum. La musique peut ainsi s’écouter partout et dans presque n’importe quel contexte ; elle s’affirme donc pleinement comme un compagnon du quotidien et est, de ce fait, assujettie au temps de l’auditeur. Ce qu’a rendu possible la numérisation, c’est donc de rapprocher encore un plus la musique de l’auditeur, son écoute devenant modulable et adaptable selon les situations. Tout comme pour l’accès aux contenus, nous assistons à une multiplication des appareils permettant d’écouter de la musique, cette profusion autorisant une relative flexibilité dans l’usage et dans l’écoute, ainsi que le « remplissage » de tous les moments de vide de l’existence. Mais l’une des évolutions les plus significatives dans les manières d’écouter de la musique est bien celle du remplacement progressif de la chaîne hi-fi – en tant que principal appareil d’écoute à domicile – par l’ordinateur personnel. La chaîne hi-fi est – de par une qualité supérieure de restitution du signal sonore et son statut d’outil dédié – encore perçue comme l’outil à même de faire véritablement honneur à la création musicale ; mais au quotidien et pour la majorité des individus que nous avons interviewés, c’est bien l’ordinateur qui est présenté, avec le baladeur MP3, comme le principal moyen d’écouter de la musique : « Question : votre musique vous l’écoutez principalement sur quel matériel ? Réponse : mon MP3. Aussi sur l’ordinateur vu que je suis assez souvent dessus. Oui, je l’écoute souvent sur l’ordinateur. Chez moi c’est l’ordinateur à fond, pour bien entendre dans toute la maison. Mes CD, ils prennent un peu la poussière. Je ne les écoute plus souvent, ça ne me plait plus, ça me lasse en fait. Le MP3 c’est moins encombrant » (Myriam, 16 ans, lycéenne). « Le principal moyen d’écouter de la musique c’est l’ordinateur sur les baffles, ça c’est à la maison, l’ordinateur fait chaîne hi-fi, c’est le seul lecteur que j’ai chez moi. Sinon, un petit peu lecteur MP3 en vélo » (Joël, 21 ans, étudiant). « Pour écouter à la maison à la musique c’est principalement l’ordinateur. Sinon, un peu le lecteur MP3 dans le train, vu que j’ai beaucoup de train pour rentrer chez moi » (Estelle, 20 ans, étudiante). Dans le cadre de la dynamique d’interconnexion des appareils numériques évoquée au cours du sixième chapitre, il apparaît que l’ordinateur personnel occupe une place des plus centrales. Il permet notamment de faire le lien entre le travail et les loisirs – participant d’une logique 222 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement d’effacement des frontières, déjà évoquée plus haut, entre les sphères privées, publiques et professionnelles – dans la mesure où cet outil contient indifféremment tous types de fichiers numérisés, qu’il s’agisse de musique ou de documents de travail. Il devient ainsi l’outil susceptible de s’adapter à tous les contextes, entretenant et renforçant ainsi la prééminence sociale de l’individu flexible capable de passer facilement d’une situation à une autre. L’ordinateur personnel – et de plus en plus souvent portable – peut être considéré à cet égard comme participant pleinement du procès de médiatisation, c'est-à-dire qu’il est l’un des moyens privilégiés favorisant la tendance, décrite dans le chapitre 6, d’une articulation croissante entre appareils, réseaux de communication et contenus. Au même titre que le téléphone portable, il devient en quelque sorte la matérialisation de l’identité de son possesseur, un outil de mise en scène social, tant dans le cadre de l’environnement professionnel que des loisirs. Il représente, à ce titre, le terminal autour duquel s’organisent les temps forts des individus les plus jeunes – et donc les plus familiarisés à son utilisation quotidienne : « Pour les grosses soirées, quelqu’un va amener ses CD ou son ordinateur portable et va le brancher sur la chaîne. Maintenant, ça se fait beaucoup plus par numérique, parce qu’au lieu de chercher dans tes CD, tu tapes la lettre, ça va te mettre tous tes artistes sur ton ordinateur. C’est carrément plus simple. Au lieu de changer tous tes CD, faire des coupures, tu vas dans ton lecteur, tu prépares ta soirée, tu mets peut-être une demi-heure, mais tu mets 150 morceaux. Je fais des playlists, même sur mon iPod quand je fais des soirées, je le branche sur des enceintes, je fais une playlist de bons morceaux. Avec mon iPod, c’est moi qui ai fait la playlist, mais sinon il y a tout le monde qui s’en sert. Il y a un petit peu de tout, 15 gigas, il y a du choix. Il y a aussi un truc que j’utilisais beaucoup, c’était RadioBlog. Quand on me parlait de musique, j’allais voir là-bas. Par exemple en soirée avec des potes et qu’on veut mettre de la musique, qu’on a de la musique à faire écouter, on va là-dessus. Quand on veut écouter des musiques qu’on n’a pas, on met RadioBlog en parallèle. Quand on ne trouve pas on télécharge, mais RadioBlog c’est un moyen rapide » (Quentin, 19 ans, étudiant). L’ordinateur est donc devenu, en moins de dix ans, le principal appareil utilisé pour écouter de la musique et s’insère dans tout un procès de différenciation des fonctions attribuées à cette pratique, selon les contextes dans lesquels se trouvera l’auditeur. Par ailleurs, nous pensons être en mesure de formuler ce constat pour d’autres types de pratiques culturelles, telles que le visionnage de fictions audiovisuelles ou le suivi des informations d’actualité. Dans le cadre d’une dynamique sociale favorisant l’interconnexion, l’ordinateur personnel possède un rôle essentiel, car c’est par lui que transitent la plupart des données numériques que possède et consomme l’individu, tout en rendant possible la réalisation de ses pratiques à chaque moment de la journée : 223 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « Réponse : l’ordinateur c’est un support multimédia justement, c’est un objet à part. C’est plusieurs médias à la fois, il va y avoir la musique, la vidéo, il va y avoir la lecture de journaux par exemple, les news, il va y avoir la communication… Le PC, pour moi, c’est des moments que je m’accorde pour cumuler le loisir avec la communication, et aussi le boulot des fois. Question : si ce n’est la qualité du son, vous faites une différence entre écouter de la musique sur chaîne hi-fi ou sur l’ordinateur ? Réponse : voilà, c’est la qualité et disons la situation dans laquelle je me trouve. C'est-à-dire que si je travail sur mon ordinateur, en général je préfère, par flemme, lancer Winamp et écouter de la musique sur mon ordinateur, plutôt que d’aller allumer ma chaîne et de revenir. Si je suis chez moi en train de faire ma vaisselle ou de nettoyer, là je préfère ne pas allumer mon ordinateur et lancer juste la chaîne » (Julien, 25 ans, ingénieur). Ce qui ressort principalement dans cet extrait, c’est que c’est bel et bien la musique qui s’adapte à l’individu et à sa temporalité, l’ordinateur et – dans le cas des précédentes citations – le baladeur MP3 sont dans cette optique les outils qui viennent parachever un procès qui s’est prolongé sur plus d’un siècle : celui d’une écoute de la musique de plus en plus ubiquitaire et ne dépendant plus d’un lieu précis. Parallèlement, la multiplication et la diversité des appareils de lecture ont favorisé une distribution, à modulation variable, des fonctions de l’écoute, les différents appareils à disposition étant utilisés selon les contextes de réception, par exemple la radio au réveil, l’ordinateur pendant le travail ou en soirée, la baladeur MP3 pour les déplacements. C’est de ce point de vue que les TIC ont pour ainsi dire achevé un procès de musicalisation de la vie quotidienne. Les prémices de ce procès remontent à l’invention d’Edison, celui-ci s’inscrivant pleinement dans une plus vaste entreprise de renouvellement constant du modèle capitaliste. Celui-ci se doit de produire des individus pouvant permettre de favoriser ce renouvellement, un individu flexible en possession d’outils pouvant favoriser et encourager la mise en scène de cette flexibilité, et ce à chaque moment de son existence. En conclusion de ce chapitre, et pour reprendre l’expression apposée en préambule de l’étude de l’Université de Hertforshire que nous déjà avons mentionnée supra, nous pourrions considérer que dans une certaine mesure « tout a changé et tout est toujours pareil »97. Le procès dans lequel s’inscrivent les nouveaux appareils est engagé depuis des décennies, celui-ci se caractérisant notamment par une volonté d’assujettir la musique au service de la construction identitaire du 97 « Everything has changed and everything is still the same » [Notre traduction]. 224 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement sujet. L’ordinateur et le baladeur MP3 approfondissent ainsi des tendances sociales qui préexistaient à leur invention ; ces technologies les accompagnent, les renforcent tout en y imprimant petit à petit leur marque. Pour reprendre les termes de Castoriadis cités précédemment, elles sont la pioche qui permet de creuser les besoins de l’homme comme être historique, c'est-à-dire les besoins alimentés par tout un imaginaire social commun (CASTORIADIS, 1998, p. 204). 225 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Chapitre 8. Esthétisation du quotidien : quand l’auditeur se met en scène « Comment comprendre l’expérience subjective comme quelque chose de différent des processus sociaux, sans toutefois perdre de vue la façon dont les processus sociaux influent constamment sur les aspects les plus personnels de nos vies ? » (HESMONDHALGH, 2007, p. 206) Les chapitres 3 et 4 ont permis de faire ressortir le caractère profondément social de l’émergence des désirs de singularité et de réalisation personnelle de la part des sujets. Les dernières décennies ont ainsi vu une exacerbation de la revendication à pouvoir se définir un soi authentique et à s’accomplir en tant qu’individu. A bien des égards, cette revendication peut être considérée comme l’intériorisation réussie d’une norme profondément sociale qui serait dès lors celle d’une injonction à être soi. Cette dynamique s’inscrit, de manière plus globale, dans une lutte des individus pour leur reconnaissance, c'est-à-dire dans le cadre de toute une activité où celui-ci tente d’être légitimé dans son mode d’être afin d’accéder à une forme de validation sociale de la valeur de sa propre existence. Cette validation ne peut venir que de l’extérieur, nulle personne ne pouvant elle-même énoncer les critères permettant d’attester qu’elle vit une existence digne de ce nom : pour accéder à la reconnaissance, le jugement de l’autre est donc indispensable. Ce jugement extérieur permet au sujet de s’affirmer via le regard qui est porté sur lui, ce qui est finalement l’une des caractéristiques du « concept de rapports sociaux d’interaction dans lesquels les sujets acquièrent et expérimentent chaque forme de reconnaissance nécessaire pour « apparaître en public sans avoir honte » » (HONNETH, 2008, p. 175) ; c’est par les interactions sociales quotidiennes que le sujet peut se construire une identité qui soit socialement validée, lui permettant ainsi de se sentir justifié d’exister. L’identité est donc ce que le sujet présente aux autres, ce qu’il leur donne à voir de sa subjectivité et de son monde propre. A cet égard, il convient de préciser que « validation » ne signifie pas « approbation », car dans certains cas limites, le sujet ne pourra accéder à une certaine forme de reconnaissance que dans la mesure où son mode d’être sera considéré comme inacceptable ou intolérable par une partie de la société : le rejet d’un mode d’être particulier par une population bien identifiée fait ici office de validation sociale. En d’autres termes, les déviances – à plus forte raison celles qui sont volontaires, assumées et revendiquées comme telles – n’échappent pas au social. Le déviant doit être reconnu comme tel par la société, lui-même devant avoir par ailleurs intériorisé toute une série de normes sociales, ne serait-ce que pour pouvoir ensuite les prendre à contre-pied et s’y opposer. 226 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Dans le cadre de ces considérations sur la dynamique d’une lutte pour la reconnaissance dans les sociétés modernes, ce sont donc les modalités mises en œuvre par l’individu pour se présenter aux autres qu’il convient dès lors d’étudier. Ces modalités sont notamment à placer sous le signe d’une volonté d’intensification de chaque moment de l’existence du sujet. Chaque occasion doit donner lieu à une sorte d’événement dont les codes seraient à chercher du côté de la narration cinématographique, aboutissant, de la part du sujet, à une mise en scène de soi et de son environnement. Cette intensification socialement demandée semble devoir passer par une expérience quotidienne du choc qui, selon Benjamin, participe de la sensation de modernité : « Le film est la forme d’art qui correspond à la vie de plus en plus dangereuse à laquelle doit faire face l’homme d’aujourd’hui. Le besoin de s’exposer à des effets de choc est une adaptation des hommes aux périls qui les menacent. Le cinéma correspond à des modifications profondes de l’appareil perceptif, le premier passant venu dans une rue de grande ville, à l’échelle de l’histoire, n’importe quel citoyen d’un Etat contemporain » (BENJAMIN, 2000, p. 309). Les individus seraient donc pris dans un mouvement de « cinématographisation » de leur existence, celle-ci étant de plus en plus vécue sur le mode de la narration et de la fiction. Dans le premier tome de son ouvrage La mise en scène de la vie quotidienne, Erving Goffman construit tout son schéma sur les modalités de présentation de soi à partir du langage du théâtre, reprenant ainsi les termes d’acteurs, de publics, de rôles ou de représentations (GOFFMAN, 1973). Dans les sociétés modernes, c’est bel et bien les codes du cinéma qui semblent être mobilisés par les individus pour (se) représenter leur propre vie ; la fictionnalisation du quotidien permettrait dès lors au sujet de faire accéder celui-ci à la réalité, de la rendre palpable et d’être ainsi en mesure d’accentuer certaines émotions et de se les figurer. Michael Bull reprend ainsi l’exemple d’une situation que lui a narré un des auditeurs qu’il a interviewés dans le cadre de ses travaux. Celui-ci expliquait que c’est via l’écoute de musique sur son baladeur que la vision d’une jeune femme sans domicile fixe, vagabondant dans la rue, a pu réellement le toucher (BULL, 2000, p. 172). La musique qu’il écoutait à ce moment-là a permis de dramatiser ce qu’il était en train de voir, lui donnant ainsi une portée cinématographique nécessaire pour que l’événement en question accède à sa propre réalité (« it is filmic »). Selon Bull – et nous le rejoignons pleinement sur ce point – la situation en question ne devient réelle que si elle emprunte les codes du cinéma98, renvoyant ainsi à un mode de narration et de représentation que le sujet connaît et a parfaitement intériorisé (ibid.). Le sujet, pour expérimenter la réalité de son être, doit passer par le filtre de tout un 98 « The situation become real if it is filmic », « la situation devient réelle si elle est cinématographique » [Notre traduction]. 227 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement appareillage symbolique fourni par l’époque et la société dans lesquelles il évolue. Dans les sociétés modernes, cet appareillage est notamment fourni par les productions des ICIC ; elles sont des artefacts que l’individu mobilise quotidiennement pour ressentir la réalité de sa propre existence et celle de ses émotions. A cette dimension du social vient s’en ajouter une autre qui est celle des technologies utilisées à cette fin, les TIC étant principalement celles qui jouent ce rôle dans les sociétés du capitalisme avancé. Afin d’illustrer et d’appuyer son propos, Erving Goffman compare donc le quotidien à une scène de théâtre. Dans les sociétés modernes, la comparaison avec la mise en scène cinématographique, bande-originale comprise, paraît être aujourd’hui la plus appropriée et la plus partagée par les individus qui les composent. Car contrairement à ce que pourrait laisser entendre une certaine forme de sens commun, les émotions ressenties par l’individu n’ont rien d’immédiat, elles adviennent à la conscience du sujet via toute une série de médiations dont la mise en œuvre a nécessité un long apprentissage, et ce depuis le plus jeune âge – la mère constituant, à cet égard, la première interface symbolique entre le nourrisson et le social. De ce point de vue, les émotions que le sujet ressent individuellement sont donc elles aussi la résultante d’une mobilisation de constructions et de stéréotypes purement sociaux : « On a le droit de tout imaginer quant aux transformations des institutions de la société ; mais non cette fiction incohérente que l’entrée de la psyché dans la société pourra jamais se faire gratuitement. L’individu n’est pas un fruit de la nature, même tropicale, il est création et institution sociale »99 (CASTORIADIS, 1999, p. 454). En tant que produits du social, les contenus musicaux sont donc manipulés par l’individu afin d’interagir avec les autres et avec lui-même, comme un moyen de rendre son environnement appréhendable, le faisant par là même accéder à sa pleine réalité. Dès lors, dans le cadre de cette démarche plus ou moins consciente, le sujet élabore toute une mise en scène de soi et de son quotidien. Dans cette optique, la musique peut ainsi être considérée comme un des moyens privilégiés qui sera utilisé afin de réaliser cet objectif. Tout comme pour la bande-originale d’un film, la musique vient dès lors souligner les moments forts de la vie du sujet, donner une signification à ses actes et l’aider à indiquer et à trouver qui il est vraiment. Du point de vue du sujet, la musique devient donc un artifice participant de la mise en scène de son quotidien, artifice qui lui permet de matérialiser ce qu’il considère comme devant le caractériser en propre en tant qu’individu singulier. 99 Souligné par l’auteur. 228 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Ainsi, Goffman utilise-t-il dans ces travaux le terme de « façade » pour désigner « la partie de la représentation qui a pour fonction normale d’établir et de fixer la définition de la situation qui est proposée aux observateurs. La façade n’est autre que l’appareillage symbolique, utilisé habituellement par l’acteur, à dessein ou non, durant sa représentation » (GOFFMAN, 1973, p 29). Il s’agit donc d’artifices hautement symboliques dans la mesure où leur association avec le sujet permet, à ceux qui entrent en contact avec lui, d’avoir certaines informations concernant l’identité de la personne qu’ils ont en face d’eux. Par ailleurs, Goffman distingue deux niveaux dans cette façade qui sont celui du « décor » – qui représente « les éléments scéniques de l’appareillage symbolique » – et celui qu’il nomme la « façade personnelle » de l’individu – et qui désigne selon lui « les éléments qui, confondus avec la personne de l’acteur lui-même, le suivent partout où il va » et dans lesquels Goffman range ce qu’il nomme « l’attitude » (ibid., p. 30). Dès lors, nous pouvons considérer que la pratique d’écoute de musique enregistrée englobe ces deux niveaux dans les différentes modalités de sa réalisation. Ainsi, les goûts musicaux du sujet lui servent tout autant de décor sonore que de façade personnelle permettant de donner à voir une partie de son identité. Le baladeur MP3 – ou l’ordinateur personnel – de l’auditeur, ainsi que les fichiers musicaux contenus dans l’appareil, relèvent d’un décor mobile qui peut de plus en plus être assimilé à une façade personnelle dans la mesure où ces artefacts, s’ils ne peuvent être à proprement parler considérés comme étant confondus avec l’auditeur, l’accompagnent de plus en plus à chaque moment de la journée, participant de l’attitude générale de celui-ci. A ce titre, il est intéressant de souligner que la firme américaine Apple a beaucoup joué sur cet aspect lors des ces nombreuses campagnes publicitaires, le slogan pour la première génération d’iPod nano était d’ailleurs : « 1 000 chansons dans votre poche »100. L’individu peut ainsi se présenter aux autres accompagné de la matérialisation de ses goûts, ses consommations musicales participant pleinement de son attitude et des impressions qu’il veut susciter chez son public. Ses préférences musicales se confondent d’autant plus avec lui qu’il est doté d’artefacts permettant de venir redoubler le processus narratif dans lequel le sujet tente de mettre en scène qui il est. Via l’ordinateur personnel et surtout les baladeurs MP3, l’auditeur opère ainsi une réification de ses goûts – ce qui peut être assimilé à une démarche plus globale de réification de sa personnalité –, il les cristallise dans un décor qu’il peut transporter avec lui et afficher en public. Par réification nous entendons, à la suite des travaux d’Honneth, une attitude du sujet consistant à considérer que ses affects doivent être appréhendés soit comme quelque chose à 100 « 1,000 songs in your pocket ». 229 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement découvrir – ce qu’Honneth désigne par « détectivisme » – soit comme un état mental qu’il se doit de construire via la manipulation de sa psyché – Honneth parle alors d’un rapport « constructiviste » à soi (HONNETH, 2007). Dans ses deux attitudes réifiantes du soi, Honneth voit un oubli par le sujet de la reconnaissance de ses désirs et ses sentiments tels qu’ils adviennent, c'est-à-dire de les éprouver plutôt que de « seulement […] les observer, voire de les manipuler » (ibid., p. 105). A cet égard, l’écoute de musique enregistrée peut être appréhendée selon les deux types d’attitudes réifiantes énoncées par Honneth, à savoir se découvrir soi-même et faire advenir et manipuler ses propres émotions. Dans les deux cas, nous nous trouvons face à des démarches de l’individu pouvant se rapprocher de la tendance sociale à l’objectivation de soi évoquée par Paul Beaud, l’auteur considérant sur ce point que « le miroir a changé de main » et que c’est « l’ensemble des techniques d’animation et de communication qui poussent l’individu à s’objectiver lui-même » (BEAUD, 1985, p. 131). Paul Beaud considère d’ailleurs que la diffusion de travaux relevant de la psychologie et de la sociologie auprès du grand public, via les médias de masse notamment, a grandement favorisé cette tendance de fond. Les contenus musicaux peuvent donc être utilisés, ainsi que cela a déjà été souligné plus haut, comme un des moyens privilégiés susceptibles de venir intensifier le sentiment d’exister du sujet. Les produits culturels en général, et les contenus musicaux en particulier, sont ainsi des artefacts sociaux mis à disposition des sujets afin de scénariser leur vie et de se réaliser eux-mêmes. Nous voyons à cet égard que le terme de « réalisation » n’est pas neutre et est encore une fois emprunté à tout un champ lexical propre au cinéma : la réalisation de sa vie et la réalisation d’un film feraient ainsi appel aux mêmes procédés et artifices narratifs. L’individu moderne a profondément intégré ces codes et les appliquent à la gestion de sa propre existence de manière quasiment intuitive. A cette fin, il se sert des productions culturelles qui constituent son environnement « naturel » comme des accessoires permettant de donner une forme d’intensité dramatique – et proprement cinématographique – à ce qu’il est en train de vivre. Dans cette perspective, Hesmondhalgh souligne, dans le prolongement des travaux d’Honneth, que : « L’intensification, socio-culturellement requise, du sentiment personnel de l’existence a fini par entrer en lien avec la consommation des produits culturels. La consommation est liée à une demande sociale générale de réalisation de soi, qui impose des obstacles supplémentaires aux sujets modernes pouvant mener à la dépression et à l’anxiété, même quand cette réalisation de soi est consciemment vécue et exprimée comme gratifiante, voire libératrice. » (HESMONDHALGH, 2007, p. 227) L’approche d’Hesmondhalgh est d’un intérêt tout particulier car elle évite de présenter cette tendance comme forcément bénéfique pour l’individu, la recherche d’intensité et d’une 230 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement maximisation des émotions ressenties au quotidien pouvant, dans certains cas, amener le sujet à un sentiment d’insuffisance, ainsi que celui de ne pas être à la hauteur de sa propre vie. Nous reviendrons plus en détail sur ce point au cours du neuvième chapitre, mais il est important d’offrir d’emblée un contrepoint à des positions se rapprochant de celles d’auteurs tels que Tia DeNora qui, pour sa part, n’entrevoit la consommation de contenus musicaux que sous l’angle d’un enrichissement de l’individu et d’une plus grande capacité de celui-ci à contrôler et gérer ses affects (DENORA, 2001). De fait, « la réalisation de soi célébrée par des auteurs comme DeNora peut être liée à des processus plus négatifs, comme un impératif sans fin de renouvellement de soi » (HESMONDHALGH, 2007, p. 211), dynamique dont nous avons souligné ce qu’elle pouvait générer comme angoisses chez le sujet. De plus, il convient d’être particulièrement vigilant vis-à-vis d’une vision quelque peu essentialiste de la musique, celle-ci étant considérée, par certains auteurs, comme un donné dont les qualités supposées et le « pouvoir » sur les êtres iraient de soi et serait à prendre comme tels. Evoquer ainsi la musique « [comme] un outil servant à fabriquer de l’efficacité, pour l’être, le faire et le sentir qui caractérisent la vie sociale » (DENORA, 2001, p. 11), sans même, en préalable, tenter de questionner cette affirmation, c’est opérer un raccourci des plus singuliers dans le cadre d’une analyse relevant de la sociologie et des sciences humaines. Car si la musique à un pouvoir, celui-ci a émergé du social et de l’imaginaire qui le sous-tend. En l’occurrence, toute une partie de l’approche théorique de DeNora est soutenue par cet axiome selon lequel la musique serait une « expérience qui enrichit, qui renforce les capacités d’action, qui amplifie chez les personnes les dimensions d’usage du matériel musical » (HESMONDHALGH, 2007, p. 209). Il semble que les propositions de l’auteure soit surtout révélatrices d’une certaine forme de sens commun attribuant à la musique toute une série de propriétés qui influenceraient positivement la démarche d’auto-construction de soi de l’individu. Ainsi, le fait même que toutes les personnes que nous avons interviewées aient mis en avant les pouvoirs que la musique avait sur leurs affects n’a pas valeur de validation scientifique. Ceci doit plutôt inciter à se poser la question des raisons de cette quasi-unanimité de la part des auditeurs, ainsi que celles qui expliqueraient pourquoi la musique est effectivement mobilisée à cette fin. En d’autres termes, si la musique possède le pouvoir d’agir sur les affects des individus, il semble que ce soit en grande partie parce que ceux-ci ont intériorisé un imaginaire propre aux sociétés modernes où ce type de création artistique est effectivement présenté comme telle. Ainsi, lorsque DeNora propose de paraphraser John Austin pour définir son approche épistémologique, expliquant qu’il convient tout particulièrement de s’interroger sur « la question de savoir « comment faire des choses avec de la musique » – consciemment ou non, sur un plan personnel, 231 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement interpersonnel ou organisationnel » (DENORA, 2001, p. 11), elle est elle-même dans une posture de discours à haut pouvoir performatif. En ne questionnant pas ce pouvoir de la musique sur les individus et en le présentant comme allant de soi, elle contribue elle-même à cette tendance sociale à l’objectivation de soi dont traitait Paul Beaud dans ses travaux. A cet égard, les recherches de DeNora entre pleinement dans le cadre des contributions sociologiques ayant légitimé et renforcé cette tendance dans la société. C’est donc dans le cadre théorique d’une tendance sociale à l’intellectualisation de la vie privée (BEAUD, 1985, p. 132) que nous avons interrogé ce procès d’esthétisation du quotidien des individus par la consommation de contenus musicaux. C’est l’idéal socialement valorisé d’authenticité qui est ici visé par les sujets, la musique étant pleinement considérée comme ayant ce pouvoir de les faire accéder à toutes sortes d’états émotionnels, le tout en phase avec une certaine forme d’intensité requise dans la vie de tous les jours. Dès lors, les travaux de DeNora ne nous intéressent pas tant pour leur capacité à enrichir notre approche théorique, qu’en tant que formulation exemplaire – et académique – de certaines représentations sociales associées à l’écoute de musique, représentations que les auditeurs que nous avons interviewés ont tous pleinement intériorisées. Il ne s’agit donc pas de se demander si les pouvoirs qui lui sont prêtés relèvent de la nature intrinsèque de la musique, mais plutôt de voir comment les auditeurs, dans la mesure où ils sont convaincus qu’elle possède certaines qualités pouvant influer sur les mouvements de l’âme, utilisent la musique comme un outil de mise en scène et de présentation de soi. En d’autres termes – et nous nous permettrons à notre tour de nous inspirer du titre du célèbre ouvrage de John Austin – nous pouvons considérer que « dire que la musique a des pouvoirs, c’est déjà faire en sorte qu’elle en possède effectivement ». En somme, les extraits d’entretiens qui jalonneront ce chapitre ne devront pas être pris comme une quelconque preuve des pouvoirs de la musique, mais comme une illustration des manières dont les auditeurs la manipulent quotidiennement afin d’interroger et d’agir sur leurs affects, ayant eux-mêmes intériorisé certaines valeurs d’usage socialement attribuées à la musique. Nous rejoignons ainsi les considérations d’Hesmondhalgh concernant la valorisation sociale du type d’individu « sensible et émotionnel » – l’analyse des personnages principaux de nombres de fictions audiovisuelles pourrait être éclairante de ce point de vue – ainsi que sur le rôle attribué à la musique dans le cadre de cette dynamique d’ensemble : « On peut dire que dans certains milieux et situations, être un individu sensible et émotionnel est un marqueur de supériorité fondamental. Pour jouer véritablement son rôle, cette supériorité doit au mieux venir naturellement – ce qui signifie […] qu’une grande partie du travail nécessaire est réalisé en secret, dans le but de dissimuler aux autres l’effort requis pour se former comme individu 232 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement authentique. […] La musique peut devenir partie intégrante des luttes statutaires quand elle permet d’exhiber sa réceptivité à divers plaisirs liés aux styles de vie et son registre émotionnel supérieur. Après tout, la musique a fini par être liée, peut-être plus que toute autre forme culturelle, aux dimensions émotionnelles de nous-mêmes. Il y a également ici un lien avec la capacité de la musique à intensifier notre socialité, si célébrée dans la littérature. […] La musique, plus que toute autre forme culturelle, est censée offrir la voie la plus efficace vers l’intensité émotionnelle. Il peut s’agir ici de tristesse, de catharsis, ou de conscience de soi ; mais il peut s’agir aussi de divertissement, de plaisir et de socialité. Dans la société hédoniste posée par Honneth, la musique peut même être liée plus fortement que d’autres formes socio-culturelles à un certain devoir de plaisir »101 (HESMONDHALGH, 2007, p. 217) Le cadre de l’analyse posé, la suite du chapitre s’attachera à faire ressortir les deux principales fonctions que les individus interviewés attribuaient à la musique, à savoir la musique comme révélateur du soi authentique du sujet et la musique comme compagnon du quotidien. Il convient par ailleurs de rappeler que ces deux niveaux s’inscrivent eux-mêmes dans une dynamique sociale plus vaste qui est celle d’un procès d’esthétisation du quotidien, via notamment la consommation de productions des ICIC, et plus particulièrement donc des contenus musicaux. La première section s’attachera ainsi à évoquer les fonctions de la musique liées – pour reprendre la terminologie de Goffman – à tout ce qui touche à la « façade personnelle » de l’individu, c'est-àdire des fonctions qui correspondent à des situations où la musique est utilisée pour se rappeler à soi et se montrer aux autres. Dans ce cas, c’est bien le masque musical que s’est choisi l’individu qui doit lui permettre de le révéler à lui-même et à ceux qui le côtoient, dans toute son authenticité et sa singularité. La deuxième section de ce chapitre développera un point qui est ressorti avec constance dans les interviews, et qui est celui de la musique vue comme un compagnon de la vie de tous les jours, la musique jouant ici le rôle de décor au sens où Goffman l’entendait. Nous verrons comment la musique, dans ce cadre, peut être utilisée par l’auditeur comme une présence, afin de remplir une certaine forme de vide ressentie dans des moments du quotidien ou rythmer en musique des temps relevant de la routine. Par ailleurs, l’écoute de musique de fond peut, comme cela a déjà été souligné au cours du cinquième chapitre, permettre à l’auditeur de s’isoler de son environnement immédiat, de se retrouver dans une forme de bulle sonore. Dans ce cas, la musique, en tant que décor, est à usage strictement personnel, mais elle peut être vue par le public comme une façade donnant certaines informations quant à la disponibilité – ou plutôt l’indisponibilité – du sujet. 101 C’est nous qui soulignons. 233 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Enfin, dans un quasi-décalque des propositions de DeNora, les auditeurs ont à de nombreuses reprises présenté l’écoute de musique comme un moyen pour eux de « structurer [leur] comportement corporel, [leur] stimulation, [leur] motivation et [leur] subjectivité » (DENORA, 2001, p. 4). Les auditeurs évoquent la musique comme un moyen facilement mobilisable et qui les aide à faire émerger ou leur faire ressentir plus intensément des états émotionnels afin de s’en libérer, rejouant une forme de catharsis de type aristotélicien : « Car la passion qui assaille impétueusement certaines âmes se rencontre dans toutes, mais avec différence de moins et de plus, ainsi la pitié, la crainte et aussi l’enthousiasme. En effet, certains sont possédés par ce mouvement, mais nous voyons que quand ces gens ont eu recours aux mélodies qui jettent l’âme hors d’elle-même, ils sont ramenés, du fait des mélodies sacrées, à leur état normal comme s’ils avaient pris un remède et subi une purification. C’est donc la même chose que doivent subir ceux qui sont plein de pitié, aussi bien que ceux qui sont remplis de crainte, et de manière générale tous ceux qui subissent une passion et tous les autres dans la mesure où chacun a sa part dans de telles passions, et pour tous il advient une certaine purification, c'est-à-dire un soulagement accompagné de plaisir. Or de la même manière les mélodies purificatrices procurent aux hommes une joie innocente » (ARISTOTE, 1993, pp. 542-543). Or si dans Les Politiques d’Aristote, la catharsis doit permettre au sujet de le « purger » de ses émotions – pour d’une certaine manière l’aider à s’en alléger – elle semble jouer un rôle plus ambigu dans les sociétés capitalistes avancées. En conséquence, dans une démarche théorique consistant à relier les propositions de Benjamin sur la modernité qui serait celle d’une systématisation du choc et celles d’Ehrenberg d’un sujet en proie à une forme de vide intérieur susceptible de générer des comportements relevant de l’addiction – ainsi qu’à la lumière de certains extraits de nos entretiens – il conviendra de se demander si l’auditeur ne se trouve pas dans une situation de dépendance accrue vis-à-vis de l’écoute de musique enregistrée. Cette pratique culturelle s’est pour ainsi dire naturalisée, et les auditeurs que nous avons interviewés l’ont à ce point intégrée à leur existence quotidienne qu’aucuns d’entre eux n’envisageraient sérieusement de s’en passer. A cet égard, il est frappant de constater que certains ont à plusieurs reprises utilisé le terme de « drogue » pour qualifier le rapport qu’ils entretenaient avec elle. De manière générale, c’est de la naturalisation d’un environnement où les TIC sont omniprésentes dont il s’agira d’interroger les significations, c'est-à-dire celles qui irriguent tout un écosystème sociotechnique. Ces questions seront appréhendées sous l’angle d’un sentiment d’insuffisance ou de déficit individuel ressenti par le sujet, déficit qu’il tentera de combler via notamment la pratique d’écoute musique enregistrée médiatisée par les TIC. Au-delà de la consommation de contenus musicaux, il serait dès lors pertinent de se demander si les rapports que les individus modernes entretiennent avec leurs pratiques culturelles médiatisées ne relèveraient pas d’une forme 234 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement d’addiction soft qui, bien plus que de l’aider à vivre une existence digne de ce nom, lui permettrait tout simplement de lui rendre celle-ci plus supportable. C’est dans cette optique qu’il sera utile de faire référence aux écrits d’un auteur tel que Nietzsche, dans la mesure où : « L’homme souverain, semblable à lui-même, dont Nietzsche annonçait la venue, est en passe de devenir une réalité de masse : il n’y aura rien au-dessus de lui qui puisse lui indiquer qui il doit être, car il se prétend le seul propriétaire de lui-même. Pluralisme moral et non conformité à une norme unique, liberté de se construire ses propres règles au lieu de se les voir imposer : le développement de soi devient collectivement une affaire personnelle que la société doit favoriser »102 (EHRENBERG, 2000, p. 151). A cet égard, il conviendra notamment d’interroger cette célèbre maxime de Nietzsche selon laquelle la vie sans musique serait une erreur à l’aune des représentations dominantes dans les sociétés du capitalisme avancé. L’écoute de musique : entre découverte et exposition de soi Dans cette première section, nous reviendrons donc sur les manières dont les auditeurs que nous avons interviewés mobilisent la musique comme un artefact à même de délimiter les contours de leur subjectivité. Sans que cette démarche aille jusqu’à revêtir, tel que dans le cas du mouvement punk, un contenu profondément identitaire et politique – au point que la musique même soit assimilée à tout un mode de vie, ainsi qu’à des formes radicales d’engagement – il n’en reste pas moins que celle-ci est très souvent utilisée par nombre d’individus comme une ressource venant enrichir leur subjectivité et leur monde propre. Dans la pratique d’écoute de la musique enregistrée, il semblerait donc que ce soit tout un imaginaire lié à la philosophie grecque qui ressorte, notamment au niveau de certaines notions faisant référence à la découverte de soi et à l’éducation de l’âme. A cet égard, les écrits d’auteurs tels qu’Aristote semblent avoir été pleinement – et inconsciemment – intériorisés par les individus des sociétés modernes, et ce qu’ils soient ou non lecteurs des philosophes antiques en question. Ainsi, Aristote nous paraît être intéressant à plus d’un titre, non pas pour nous révéler ce qui serait l’essence même de la musique, mais plutôt dans la mesure où l’on retrouve une sorte d’abrégé de sa conception de ce type de création dans les discours des auditeurs de notre corpus. La Grèce Antique constituerait à cet égard une des principales matrices idéologiques venant alimenter tout un imaginaire social commun, imaginaire dont les auditeurs interviewés seraient en quelque sorte les dépositaires. Cette proposition se justifie dans la mesure où ils sont des membres intégrés aux sociétés 102 C’est nous qui soulignons. 235 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement capitalistes avancées, elles-mêmes descendantes lointaines des sociétés grecques en question. En conséquence, toute une partie de leurs représentations prennent leur source dans la période antique, période qui peut être considérée comme l’un de leurs fondements les plus anciens. Une fois encore, la musique a émergé du social, il en va donc de même des ses valeurs d’usage et du rapport que les individus sociaux entretiennent avec elle. La conception qu’ils ont de la musique remonte donc pour une grande part à l’époque antique et, dans la mesure où cette conception est profondément ancrée dans un imaginaire commun, il est de ce fait inutile qu’ils en aient eux-mêmes conscience. La culture est, de ce point de vue, l’énoncé performatif le plus efficace qui soit, car il n’a plus besoin d’être formulé pour produire ses effets. Le terme « effets » ne nous semble pas impropre dans ce cas précis, car la musique en produit indéniablement chez l’auditeur qui l’écoute, mais seulement si celui-ci est culturellement disposé à faire en sorte qu’ils adviennent. Comme le souligne Hesmondhalgh, « tout cela est sincère – car sans complète sincérité, tout ceci ne pourrait pas être le fondement de la présentation que [les sujets font d’eux] comme [individus] capable de sensibilité et de sentiments » (HESMONDHALGH, 2007, p. 222) ; en tout état de cause, « cela implique peut-être qu’on ne peut pas immédiatement prendre leurs énoncés comme preuves d’autogestion émotionnelle, ou comme preuves que la musique produit de la socialité et aide les individus à atteindre la reconnaissance de soi » (ibid., p. 217). Les extraits d’entretiens transcrits ci-dessous doivent donc être appréhendés selon cette optique, non pas en mettant en doute la parole des auditeurs qui les ont énoncés, mais en les considérant comme révélateurs de toute une série de significations imaginaires sociales concernant la musique, significations qui dès lors les dépassent tout en participant de leurs propres représentations, et ce dans ce qu’elles peuvent avoir de plus intime. Cette première section se centrera sur l’individu face à la musique selon deux niveaux qu’il semble judicieux de distinguer. Nous évoquerons tout d’abord des situations dans lesquelles l’auditeur utilise l’écoute de musique enregistrée pour, d’une certaine manière, se retrouver face à lui-même, face à son identité propre que la musique permettrait de construire et de révéler. Il s’agira de voir comment l’écoute de musique permet à l’auditeur de revenir à sa subjectivité, ses humeurs, ainsi que ses souvenirs. En tant que fragment de temps, la musique enregistrée peut ainsi faire écho à celui de l’auditeur qui, dans la solitude de l’écoute, a tout loisir d’associer celle-ci à la singularité de sa propre existence. Dans un deuxième, nous traiterons de la musique comme outil de mise en scène et de présentation de soi, c'est-à-dire dans un mouvement qui va de l’intériorité du sujet vers son environnement extérieur (le « public » de Goffman) afin de donner des indications sur qui il est. Cette démarche peut ainsi s’effectuer à travers les goûts de l’auditeur, sa manière d’écouter de la musique ou de l’exposer en public. 236 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Nous revenons donc de ce point de vue aux propositions de Goffman, en insistant sur le fait que les auditeurs ne sont généralement pas dans une démarche stratégique et de pure intentionnalité, mais plutôt dans une forme de routine susceptible de faire émerger chez eux certains états émotionnels. Comme le rappelle ainsi Goffman : « Un spectacle correctement mis en scène et joué conduit le public à attribuer un moi à un personnage représenté, mais cette attribution est le produit et non la cause du spectacle »103 (GOFFMAN, 1973, p. 238). Cette dernière citation nous semble devoir renvoyer à la dimension profondément dynamique de la démarche de construction identitaire, la musique pouvant être considérée comme un des moyens permettant au sujet d’y parvenir. Retour sur soi L’écoute de musique fut souvent présentée par les auditeurs de notre corpus comme un moment qu’il s’accordait, un moment où ils pouvaient ainsi se consacrer à une activité faisant écho à leur intériorité, à leur subjectivité, à ce qu’ils avaient de plus personnel en somme. En tant que moment pour soi, l’écoute de musique n’est pas ici présentée comme quelque chose devant être partagée, mais plutôt comme un moyen d’être musicalement en sa propre compagnie. Dès lors, pour nombre des auditeurs en question, l’écoute via le baladeur MP3 est celle qui semblait offrir l’alternative la plus intéressante pour réussir à se constituer « son enveloppe sonore » (THIBAUD, 1994, p. 74) et ainsi se trouver seul avec la musique : « J’aime bien avoir la musique dans les oreilles, c’est plus personnel. Ça parait plus personnel que lorsque tu mets la musique dans ta chambre et que tout le monde l’entend » (Quentin, 19 ans, étudiant). L’écoute de musique n’est pas ici vécue dans une dimension qui serait celle de l’exposition de ses goûts aux autres, mais plutôt dans celle qui permettrait au sujet de se construire un espace pour soi, comme une sorte de refuge. Nous reviendrons dans la deuxième section sur cette notion d’isolement que l’écoute de musique sur baladeur rendrait possible ; mais ce qui nous intéresse dans le cas présent relève plus d’une forme d’immersion sonore qui ne vise pas tant à s’isoler qu’à se retrouver tel qu’en soi-même dans la musique écoutée – et ce même si nous avons conscience que dans bien des cas, ces deux situations que nous décrivons se répondent l’une l’autre. Ce besoin de se créer sa propre identité musicale commence généralement avec l’entrée 103 Souligné par l’auteur. 237 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement dans l’adolescence, au moment où « sur chaque pratique individuelle pèse le regard des autres, et [où] l’affirmation des choix ou des préférences est l’objet d’un travail de représentation sur la scène sociale » (PASQUIER, 2005, p. 13). Mais avant d’être confronté au regard des autres, le sujet doit délimiter les frontières musicales de sa subjectivité, sélectionner des items au milieu desquels il aura la sensation d’être pleinement lui-même. En d’autres termes, l’individu se trouve dans une phase où il essaye de se construire des références musicales dans lesquelles il est susceptible de se reconnaître : « Je n’avais aucun disque à la maison, j’entendais beaucoup de choses à la radio et j’avais envie de me faire mon petit coin musical » (Nicolas, 25, étudiant). Passées les étapes du collège et du lycée – et quand le regard des autres devient moins pesant – les individus évoquent un rapport beaucoup plus direct avec la musique, qui relève d’une forme d’intimité où ils peuvent se laisser aller à ce qu’ils ressentent. Dans ce cas, on peut effectivement évoquer une forme de retour sur soi permis par la musique, préalable nécessaire à l’accès d’un état relevant de la catharsis aristotélicienne : « Au collège c’était l’âge où on a envie un peu de sortir du moule, pas rebelle mais où on a envie un peu de se faire son identité. Comme mes copines n’écoutaient pas la même chose, la musique c’était une manière de me différencier. Après j’ai cultivé ça, par la musique, par mes goûts musicaux. Quand j’étais au collège, c’était un moyen pour moi, pas de me faire remarquer, mais de me différencier des autres de me dire : « j’appartiens à tel genre ». Maintenant je m’en fous. Maintenant c’est plus un rapport de la musique à moi et moi à la musique » (Marie, 19 ans, étudiante). Dans le cas de Marie, l’écoute de musique est vécue sur le mode du face-à-face, dans un rapport unilatéral excluant tout ce qui pourrait lui être extérieur. Bien que le terme ne soit pas prononcé de manière explicite par Marie, c’est d’authenticité dans la relation qu’elle entretient avec la musique dont il semble être ici question. Débarrassée de la pression des paires du collège et du lycée – et ayant par ailleurs gagné en assurance – elle peut mettre en avant le fait que cette pratique culturelle est profondément liée à elle, dans ce qu’elle a de plus singulier et de plus vrai. La description qu’elle fait de la manière dont elle écoute la musique aujourd’hui arrive donc comme un révélateur du chemin qu’elle a parcouru en tant que jeune adulte. Evoquer toute cette évolution, c’est finalement souligner le fait que maintenant elle maîtrise peut-être un peu mieux les codes sociaux d’une mise en scène du quotidien où l’injonction à être soi fait office de norme dominante. En d’autres termes, Marie montre par là – dans une démarche qui n’a semble-t-il rien de stratégique, ni de conscient – qu’elle est un sujet dont on peut considérer qu’il vient relativement bien matérialiser les orientations des sociétés capitalistes avancées, sociétés où l’individu autonome et maître de ses goûts est valorisé en tant qu’idéal à atteindre. 238 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Par ailleurs, la musique écoutée favoriserait un retour sur les différents états émotionnels de l’auditeur, ce qui lui permettrait ainsi de les redoubler selon le type de morceau qu’il choisira. Une expression est revenue dans nombre d’entretiens, il s’agit de celle « d’humeur du moment ». L’humeur du moment était souvent présentée comme le facteur clé venant conditionner le choix de tel ou tel artiste quand l’auditeur commençait à vouloir écouter de la musique. Ce qui ressort ici, c’est qu’elle est appréhendée comme devant être au service de la subjectivité de l’individu, celui-ci ayant dès lors la possibilité matérielle de choisir ce qu’il va effectivement écouter. Ceci nous ramène aux propositions d’Abraham Moles qui considérait que l’authenticité ne serait plus tant à chercher du côté de l’œuvre que de celui du moment de sa réception par le sujet. Quand il choisit d’écouter un artiste plutôt qu’un autre, l’auditeur opère un acte réflexif sur ce qu’il ressent et sur ses émotions à ce moment là. En d’autres termes, l’auditeur présente l’écoute de musique enregistrée comme une action au cours de laquelle il peut revenir à lui et, d’une certaine manière, s’écouter en écoutant de la musique. Le choix du CD ou du fichier relève donc – pour reprendre les termes de Paul Beaud – d’une démarche d’objectivation de soi où l’individu questionne, de manière routinière, l’état émotionnel dans lequel il se trouve. La musique devient un moyen d’apporter une confirmation à son humeur, tout en se mettant au centre du processus. Elle est à proprement parler à sa disposition et les morceaux choisis ont une valeur dans la mesure où l’auditeur se reconnaît en eux : « Question : et quand vous allez pour écouter un CD, est-ce que vous avez déjà l’artiste en tête ? Réponse : ça dépend. En général, les derniers CD achetés ou les derniers CD écoutés sont en tas à côté de la chaîne. Donc je choisis là-dedans et puis si rien ne me dit, je vais devant ma pile de CD choisir l’artiste qui convient le plus à mon humeur, à mon envie du moment en fait » (Anne-Laure, 29 ans, agent immobilier). « Quand je me mets à cuisiner, je me dis : « ah tiens, la dernière fois que j’avais cuisiné, j’avais écouté ce CD », je vais chercher le CD, je le remets, c’est un peu un rituel. Selon l’humeur du moment, je vais mettre plutôt une musique que j’écoutais au collège, une musique qui va me faire penser à des amis. Ce sera plutôt pour penser aux amis » (Jules, 18 ans, étudiant). Ceci est un des autres aspects principaux qui sont ressortis avec récurrence au cours des entretiens, à savoir cette capacité qu’aurait la musique de rappeler aux sujets des périodes importantes de leur vie. Plutôt qu’un supposé pouvoir de la musique sur l’activation des souvenirs de l’individu, c’est la propension de ce dernier à associer des moments de sa propre histoire avec certaines chansons qu’il faut ici souligner. En somme, la musique fait référence à l’intériorité du sujet, celui-ci se servant d’elle pour fixer et réactiver certaines anecdotes importantes qui sont venues jalonner le roman de sa vie. En tant que moyen technique pour fixer 239 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement le temps, l’enregistrement d’un morceau renvoie plus généralement l’auditeur au temps qui passe et au déroulement de sa propre vie. De ce point de vue, la musique offre à l’auditeur une possibilité de baliser son existence et de matérialiser ainsi certaines périodes marquantes de son propre parcours : « Question : ça vous est jamais arrivé de revendre ou de donner des CD ? Réponse : non jamais, parce que quasiment chaque CD correspond à un souvenir, une période, donc non. Question : il y a des CD qui vous rappellent des choses au moment de l’écoute ? Réponse : oui, très souvent » (Anne-Laure, 29 ans, agent immobilier). La notion de souvenir que l’écoute de musique permettrait de réactiver est à relier avec celle de musicalisation de la société qui a été évoquée supra. En effet, la pratique d’écoute de musique enregistrée étant le loisir culturel le plus largement partagé – ce à quoi il faut ajouter le fait qu’il devient quasiment impossible de passer une journée sans en entendre – elle devient omniprésente dans le quotidien des individus modernes, parfois même sans qu’ils en aient pleinement conscience. En conséquence, ceci favorise d’autant plus la démarche consistant pour le sujet à associer une musique entendue avec des moments importants de son quotidien. De fait, la musique est la ressource symbolique la plus facilement disponible et la plus aisément mobilisable, le tout se réalisant dans une dynamique plus globale de cinématographisation de la vie de tous les jours, la musique devenant la bande-originale des vies ordinaires de chacun : « Finalement, pour moi la musique c’est un peu la trame continue qu’il y a derrière. Je ne saurais pas définir ce qui va faire qu’un morceau va marquer un moment. Même maintenant que j’écoute beaucoup de choses en random, il va y avoir un morceau qui va me rappeler un moment particulier. Mais la musique ça reste une trame continue du loisir » (Joël, 20 ans, étudiant). Bande-originale ou « trame continue qu’il y a derrière », si les termes diffèrent, l’idée sousjacente reste la même, à savoir que la musique est présente partout et peut être écoutée à n’importe quel moment de la journée. Parallèlement à cela, l’individu se la réapproprie de plus en plus, l’associant tout autant à des états émotionnels qu’à des souvenirs marquants. A mesure qu’elle colonise le quotidien du sujet, celui-ci se sert de la musique pour venir alimenter son monde propre et ressentir l’authenticité de son mode d’être, et ce dans ses actions les plus routinières. 240 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Présentation de soi En plus d’être un moyen de mener à bien une quête de soi, la pratique d’écoute de musique enregistrée peu aussi être appréhendée comme un puissant marqueur identitaire à destination de l’entourage. Ce deuxième niveau de la pratique s’articule autour du premier décrit, car si la musique peut effectivement favoriser des moments d’introspection quotidiens et de retour sur sa propre subjectivité afin d’en mieux cerner les contours, cette démarche identitaire ne peut être validée que dans la confrontation avec les autres. L’individu seul ne peut pas avoir la certitude de sa propre qualité en tant que personne singulière, ainsi que de l’authenticité de son mode d’être. Il doit donc régulièrement se mettre en situation de réassurance de soi en s’appuyant sur le regard des autres – et notamment de ses amis – qui viendront valider l’identité qu’il s’est construite. Il convient de rappeler encore une fois que validation ne signifie pas approbation, dans la mesure où il peut parfois être considéré comme rassurant pour un auditeur que certaines personnes ayant un statut particulier dans son entourage n’apprécient pas particulièrement la musique qu’il écoute. On pense bien entendu ici à la période de l’adolescence qui correspond pour le sujet à un moment où il tente de se détacher de ses parents, d’affirmer sa singularité vis-à-vis d’eux, les goûts musicaux qu’il affiche étant susceptible d’apporter des résultats rapides et significatifs sur ce point précis. Comme le souligne Dominique Pasquier « la société des jeunes semble se détacher d’une partie de son histoire culturelle et de ses valeurs, au non d’une autonomie générationnelle revendiquée des goûts et des choix culturels et au nom de valeurs qui mettent en avant l’authenticité, l’expression de soi et la communication interpersonnelle » 104 (PASQUIER, 2005, p. 19). La musique peut donc être utilisée comme un réservoir de signes distinctifs permettant à l’auditeur d’illustrer qui il est, de matérialiser en somme son identité en exprimant quelles sont ses préférences musicales : « J’aime vraiment bien montrer ma collection de musique et j’espère toujours qu’en face il y aura une bonne réaction. Parce que des fois il arrive qu’on dise : « ah ça c’est super ! » on le fait écouter et là on voit l’autre en face qui fait : « ouais mais non ». Moi c’est vraiment important le côté partage, parce qu’on attend la réaction, on est anxieux, stressé de savoir si lui aussi il va aimer » (Guillaume, 19 ans, étudiant). Guillaume exprime très clairement que lorsqu’il partage de la musique qui lui tient à cœur, le jugement qui sera porté sur l’artiste l’engage personnellement, car ses goûts musicaux donnent, selon lui, à voir une partie de sa personnalité et de son identité. D’où cette anxiété au moment du 104 C’est nous qui soulignons. 241 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement verdict, car critiquer la musique qu’il aime, c’est le critiquer lui dans ce qu’il considère avoir de plus intime et de plus vrai. En somme, c’est son authenticité même qui serait remise en question en cas d’appréciation négative, c'est-à-dire l’image qu’il a de lui qui influe sur l’estime qu’il se porte. Toute proportion gardée, à chaque fois qu’il soumet ses préférences musicales au jugement critique de ses proches, il prend le risque de se voir confronté à une sorte de déni de ce qu’il est, mettant en danger l’intégrité de sa psyché. Mais dans la mesure où il ne peut s’assurer lui-même de sa propre qualité en tant qu’individu, il ne peut s’y soustraire, d’où l’anxiété évoquée. Car dans le cas que nous venons d’exposer, c’est bien d’une lutte pour la reconnaissance dont il s’agit, Guillaume recherchant l’approbation de personnes qu’il considère comme dignes de valeur – le jugement d’individus que le sujet méprise n’étant pas de ceux qui risquent de le toucher le plus. De plus, même si cette attitude vis-à-vis de ses préférences musicales est exacerbée pendant la période de l’adolescence et parfois de la post-adolescence – Guillaume avait dix-neuf ans quand il a participé à l’enquête – elle peut se retrouver encore à l’âge adulte, dans la mesure où la reconnaissance ne relève pas d’une situation acquise et est, au contraire, toujours susceptible d’être remise en question. De ce fait, l’individu peut, de manière routinière, mettre en place des tactiques de réassurance de soi via l’exposition de ses artistes préférés : « Question : et est-ce que vous êtes capable de faire la promotion d’un artiste ? Réponse : oui, en général je défends mes groupes. Question : et ça vous fait quelque chose quand on vous dit : « ça c’est vraiment nul ! » ? Réponse : oui, je le prends pour moi en général » (Anne-Laure, 29 ans, agent immobilier). Comme l’avait déjà énoncé Marcel Mauss, « c'est bien autre chose que de l'utile, qui circule dans [les] sociétés de tous genres » (MAUSS, 1924, p. 97), les sociétés modernes ne faisant finalement que proposer d’autres modalités à des pratiques qui remontent aux fondements de l’humanité et dont la quête de reconnaissance individuelle semble avoir été l’un des principaux moteurs. Ainsi, nous pouvons retrouver des tactiques de confirmation de soi dans l’usage qui est fait des logiciels de peer-to-peer, certains permettant d’interagir avec les personnes avec lesquelles on partage de la musique. En effet, Soulseek offre par exemple la possibilité de voir ce que les autres internautes téléchargent dans les répertoires qui ont été mis à disposition des utilisateurs. Maxime ne met par exemple que des morceaux qui lui plaisent particulièrement, chaque téléchargement pouvant ainsi être ainsi vécu comme la validation du caractère pointu des références musicales qu’il affectionne : « Question : et sur Soulseek, ça arrive qu’on vienne vous solliciter par rapport à des morceaux que vous avez partagés ? 242 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Réponse : en fait, je partage des choses qui me tiennent vraiment à cœur. Et donc, quand je vois que des gens les téléchargent, je vais d’abord directement voir chez eux. Après ils ne me sollicitent pas forcément, mais je leur ai apporté quelque chose, et ça me fait toujours plaisir » (Maxime, 25 ans, électricien). La notion de don/contre-don est ici très clairement évoquée, et s’il ne s’agit pas d’opérer une généralisation abusive de celle-ci à l’ensemble des usages qui sont faits des logiciels de peer-to-peer, il apparaît toutefois qu’ils viennent apporter un enrichissement des manières de partager les contenus culturels. Il convient toutefois de ne pas surestimer ce type d’usage particulier qui est fait de ces logiciels. Considérer ainsi qu’il se créerait de véritables communautés de goûts autour d’eux nous semble relever de conclusions quelque peu hâtives. Ce type de discours est à rapprocher de ceux présentant Internet comme un outil participant d’un mouvement qui serait ceux de la mise en place d’une intelligence collective ou de celle d’une démocratie numérique. L’utilisation particulière que Maxime fait de Soulseek est à rapprocher de résultats de l’enquête de Jankovski – citant les résultats d’une étude menée par Schneider – et montrant que « sur près de trois mille contributions à une discussion pendant une période d’un an « 5 % des participants adressent presque 80 % des contributions » » (JANKOVSKI, 2006, pp. 66-67 cité par MIEGE, 2007, p. 103). En d’autres termes, ce type d’utilisation existe et permet d’élargir les possibilités d’accéder à une forme de reconnaissance, mais il est encore quelque peu prématuré de conclure à l’émergence d’une tendance de fond. Internet ne révolutionne pas le social mais est susceptible d’apporter des alternatives aux sujets pour se constituer une identité et l’enrichir, d’en accompagner les évolutions en somme. Il est par contre encore trop tôt pour avancer que cet outil deviendra le pivot autour duquel tournera la subjectivité des individus dans un avenir proche. A cet égard, le groupe d’amis reste encore le moyen le plus utilisé pour se construire une identité autour de ses goûts musicaux. Il est une sorte de refuge dans lequel l’individu peut obtenir la reconnaissance dont il a besoin pour maintenir un certain niveau d’estime de soi, tout en ne prenant pas trop de risque quant aux jugements qui pourraient y être formulés concernant ses préférences en matière de productions culturelles. Le groupe devient une sorte de matrice génératrice de reconnaissance mutuelle où chacun peut, grâce à la sécurité que celui-ci confère, expérimenter différents modes d’êtres. Par ailleurs, la musique et les moments partagés à l’écouter ensemble permettent aussi de consolider l’identité même du groupe, venant ainsi renforcer sa cohésion : « Dans mon groupe d’amis, on s’organise un peu autour des chansons. Pour donner un exemple, chacun de nous à un surnom qui correspond à une chanson. Chacun a une chanson favorite et on 243 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement appellera la personne par le nom du personnage principal de la chanson. On est très attaché à certaines chansons » (Jules, 18 ans, étudiant). La musique peut aussi être utilisée de manière plus informelle dans cette démarche consistant pour le sujet à montrer aux autres qui il est. Il s’agit par exemple de celle qui consiste à utiliser un morceau particulier pour en faire la sonnerie de son téléphone portable. Il est difficile d’évoquer dans ce cas – et en toute rigueur – un mode d’écoute de la musique, car celle-ci n’est pas tant écoutée qu’exposée à l’entourage – qui devient de ce fait, et sans vraiment le choisir, public. Cet usage qui est fait par les individus des possibilités offertes par la numérisation et les TIC semble concrétiser l’aboutissement de tout le procès d’assujettissement de la musique au temps de l’auditeur. Le téléphone, comme matérialisation des orientations des sociétés capitalistes avancées, matérialise aussi dans ce cas la personnalité du sujet. En tant qu’outil mobile, il permet en tout lieu, au moment où l’individu reçoit un appel, de mettre en scène de manière très routinière – mais en même temps de manière très significative – sa singularité. La musique a bien été composée par un artiste, mais c’est l’auditeur qui l’a choisie pour agrémenter les appels qu’il reçoit, cet usage du téléphone potable venant par ailleurs renforcer la dimension communicationnelle de la pratique d’écoute de musique enregistrée : « Réponse : mes sonneries de portable c’est des MP3 que j’ai sur mon ordinateur. S’il y a une chanson qui va bien en sonnerie, que j’aime bien, qui est forte, je la mets. Surtout que maintenant avec les téléphones, il y a le logiciel qui est fourni avec pour faire faire la synchronisation. Question : et vous changez souvent votre sonnerie de portable ? Réponse : la dernière je l’ai gardée longtemps, mais à un moment je la changeais beaucoup. La sonnerie c’est quelque chose pour moi » (Quentin, 19 ans, étudiant). Nous revenons à la musique pour soi et aussi à celle d’attachement à un ou des morceaux en particulier, attachement qui participe de l’environnement sonore du sujet. Bien que la musique ne soit pas réellement écoutée – l’écoute nécessite une disponibilité de la part de l’auditeur, ce qui est en contradiction avec le fait qu’il ne peut pas savoir à l’avance quand il va recevoir un appel – elle n’en est pas moins considérée ici comme un artefact communicationnel important pour le sujet. C’est en effet lui qui a fait le choix d’utiliser telle musique en guise de sonnerie, ce qui l’engage personnellement en tant qu’individu autonome et maître de ses goûts. Au moment où il est en passe de recevoir un message vocal, il envoie un message musical le concernant aux personnes qui l’entourent à cet instant précis. L’attachement évoqué plus haut peut d’ailleurs impliquer que l’auditeur ne ressente pas le besoin de changer constamment sa sonnerie ; on peut même penser au contraire que, dans la mesure où ce choix lui a peut-être demandé de faire des arbitrages l’incitant à avoir une démarche réflexive sur ses propres préférences musicales, l’auditeur sera 244 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement plutôt disposé à la garder un certain temps. Le choix d’une sonnerie de portable relève donc pleinement d’une démarche d’objectivation de soi dans le cadre de laquelle l’individu doit d’abord questionner sa subjectivité avant de pouvoir la mettre en scène face à un public : « Question : télécharger des sonneries de portable, vous le faites souvent ? Réponse : pas très souvent, parce que ça revient un peu cher, c’est hors forfait. Et puis généralement, la sonnerie que je mets, je l’aime vraiment beaucoup, donc j’ai un peu du mal à m’en défaire. Même si la chanson ça fait six mois qu’elle ne tourne plus, moi j’y tiens » (Coudiedji, 20 ans, étudiante). Quoiqu’il en soit, tout ceci relève toujours du rapport singulier que l’auditeur entend entretenir avec son ou ses artistes préférés. Ceux-ci lui permettent de se constituer un certain mode de vie particulier et d’accumuler des signes donnant à voir une partie de ce qu’il est. Ces actes quotidiens autour de la musique qu’il aime peuvent relever d’une forme d’engagement lui permettant de s’affirmer. On revient ici à l’attitude du fan telle qu’un auteur comme Philippe Le Guern a pu la décrire. Il s’agit pour le sujet d’être entouré d’objets ou de symboles qui ont du sens justement parce qu’il a lui-même décidé qu’ils devaient en avoir, et qu’ils permettaient par là de fixer son identité (LE GUERN, 2009). Ainsi la sonnerie de portable vient s’ajouter aux autres moyens que le fan avait déjà à sa disposition pour exprimer sa passion, ses moyens « traditionnels » – tels qu’acheter les produits dérivés du groupe ou de l’artiste – étant loin d’avoir disparu de l’univers musical des auditeurs les plus engagés dans leur pratique : « Comme acheter un CD, aller voir un groupe en concert, c’est une preuve d’affection pour lui. Un groupe que j’ai beaucoup aimé, je vais avoir envie d’acheter un de ses vêtements » (Jules, 18 ans, étudiant). Il existe enfin un autre moyen pour le sujet d’exprimer qui il est grâce à la musique, celui-ci résidant précisément dans sa manière de l’écouter. Le baladeur MP3 permet ainsi à l’auditeur de se montrer en train d’écouter de la musique, mettant un avant une attitude liée à une certaine forme de modernité tout en mettant en scène le fait que ce type de contenu culturel le définit en partie. En plus de l’isolement qu’elle ménage au sujet, cette modalité de réalisation de la pratique d’écoute de musique enregistrée est une manière pour lui de réifier sa subjectivité dans l’appareil même qui lui permet d’écouter ses morceaux favoris. C’est un mode de vie qui est ici mis en avant, un mode de vie où la mobilité et un rapport flexible à son environnement sont considérés comme fondamentaux et structurants. Le baladeur MP3 devient à ce titre un objet totem d’une certaine modernité, au même titre que le téléphone portable ou l’ordinateur personnel. Dans cette perspective, le baladeur iPod de la firme américaine Apple est très certainement l’appareil qui pousse le plus loin cette logique de matérialisation/condensation d’un mode de vie particulier 245 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement dans les objets qu’elle commercialise. S’ils ne sont, pour la plupart, pas dupes de cette stratégie du groupe, les auditeurs ont néanmoins tout de victimes consentantes : « Question : le fait que l’iPod soit un joli objet, c’est important ? Réponse : oui. Apple, ils ont vraiment joué là-dessus, le principe du tactile et la simplicité de la forme. Avec l’iPod, ils ont fait dans le simple, avec deux boutons qui se courent après, la molette tactile, super classe. Et même le fait qu’il soit blanc, blanc laqué avec la coque métal derrière, c’est un joli alliage » (Quentin, 19 ans, étudiant). L’iPod permet d’écoute de la musique en déplacement, mais surtout l’iPod est… beau. L’objet distinctif par excellence, celui qui vient concrétiser tout un imaginaire social autour de la modernité, de la jeunesse, de la flexibilité et d’une certaine idée de l’avant-garde. L’iPod est un pur artefact symbolique dont la valeur d’usage va bien au-delà des services qu’il peut rendre à l’auditeur et de ses fonctions purement techniques. Il cristallise notamment le fait que l’aura s’est bel et bien déplacée de l’œuvre vers le moment de sa réception. Ce qui importe c’est donc la mise en scène autour de l’écoute, ainsi que l’individu qui s’y adonne, les concepteurs de l’iPod n’ayant fait qu’aller au bout de cette logique sociale. Au regard du type d’imaginaire décrit plus haut, l’arrivée – et le succès – de l’iPhone sur le marché relève d’une grande logique en termes de stratégie industrielle, car il synthétise presque à lui seul toute une idéologie autour de l’usage et des pratiques culturelles : celle de l’individu désireux de s’accomplir et ayant un fort besoin de reconnaissance à tous les niveaux. Finalement, ce que montre l’individu quand il écoute de la musique en utilisant ces appareils, c’est qu’il est une personne bien ancrée dans son époque, qu’il en est l’archétype réussi. A cet égard, il correspond donc pleinement aux orientations de la société dans laquelle il se trouve et qu’il a ainsi fait siennes les significations imaginaires sociales qui soustendent le nouvel esprit du capitalisme. La mise en musique du quotidien : une approche fictionnalisée de l’existence « L’expérience quotidienne de l’usager d’appareils de stéréo personnels est imprégnée d’une série de stratégies visant à permettre une intensification de toute une partie de sa vie de tous les jours »105 (BULL, 2000, p. 147). La mise en scène de soi et la mise en scène de son quotidien participe donc d’une cinématographisation de l’existence via la consommation de produits culturels en général, et de 105 « The everyday experience of personal-stereo user is imbued with a range of strategies aimed at managing increasing portions of their daily life » [Notre traduction]. 246 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement contenus musicaux en particulier. L’individu se représente sa vie selon les codes de la fiction afin de pouvoir ensuite la faire accéder à la réalité. La première section de ce huitième chapitre a ainsi permis de montrer comment l’auditeur mobilisait la musique pour se construire un rôle en tant qu’individu social, rôle qu’il pouvait dans un deuxième temps exposer afin de confirmer la réalité et la validité de l’identité qu’il s’était définie. De la même manière que les codes du cinéma sont utilisés pour se créer un personnage, l’auditeur les reprend dans le déroulement du scénario de sa vie, en prenant la musique comme décor sonore, comme une forme de bande-originale de son quotidien en somme. Cette bande-originale peut revêtir plusieurs fonctions pour l’individu et vont ainsi de la simple présence permettant de combler un certain vide – afin de ne pas se retrouver seul face au silence – jusqu’à la gestion des émotions du sujet, la musique pouvant tout aussi bien servir à les accentuer qu’à les faire émerger. Par ailleurs, la pratique d’écoute de musique enregistrée peut aussi être vécue comme un moyen de se protéger du monde extérieur, de s’en absenter tout en y étant encore présent. Ces trois fonctions du décor musical sont régulièrement ressorties durant la plupart des entretiens et relèvent de valeurs d’usage qui n’ont été rendue possibles que grâce à l’invention de techniques d’enregistrement puis à leur perfectionnement. Il s’agit, comme nous l’avons déjà évoqué durant le septième chapitre, d’une écoute pour soi, c'est-à-dire individuelle mais surtout personnelle. Ce type de rapport à l’écoute de musique, s’il est relativement récent, ne s’en est pas moins naturalisé, au point que les auditeurs interviewés conçoivent difficilement l’idée de pouvoir se passer de cette pratique culturelle. Elle fait fondamentalement partie de leur quotidien, leur permettant d’opérer une sorte de catharsis routinière. Comme le souligne avec justesse Michael Bull : « L’usage des appareils de stéréo personnels représente une manière « d’être dans le monde » où la technologie constitue un compagnon et un médiateur de la construction la plus quotidienne de l’expérience sociale »106 (ibid., p. 149). Il peut donc être pertinent de se demander dans quelle mesure cette importance accordée à l’écoute de musique enregistrée, ainsi que les rituels qui entourent la réalisation de cette pratique, peuvent s’assimiler à un comportement relevant de certaines formes d’addiction, comportement lui-même généré par les injonctions à être dans les sociétés modernes : 106 « Personal-stereo use represents a way of “being in the world” in which technology constitutes an accompaniment to and mediator of the mundane everyday construction of social experience » [Notre traduction]. 247 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « L’addiction est un moyen de lutter contre la dépression ; elle abrase les conflits107 par un comportement compulsif. […] Les addictions incarnent l’impossibilité d’une prise complète de soi sur soi : le drogué est l’esclave de lui-même, qu’il dépende d’un produit, d’une activité108 ou d’une personne. Sa capacité à faire sujet et, ce qui revient au même, à faire société est en cause. […] Si la dépression est l’histoire d’un introuvable sujet, l’addiction est la nostalgie d’un sujet perdu » (EHRENBERG, 2000, p. 18). Cette approche tranche singulièrement avec celle d’un auteur tel que Tia DeNora, car considérée à la lumière des propositions d’Ehrenberg, les pratiques d’écoute de musique enregistrée ne peuvent plus être seulement considérées comme un moyen contribuant à la pleine émancipation du sujet, mais plutôt comme une tactique qu’il mettrait en place pour ne pas avoir à se confronter à son propre vide intérieur. En d’autres termes, au-delà d’un certain culte de la performance et du mieux-être, cette pratique culturelle permettrait de révéler le rapport que les individus entretiennent avec eux-mêmes et avec leur environnement dans les sociétés modernes, un rapport où transparaissent dépendance et anxiété. La musique comme présence, la musique qui accompagne Pour la plupart des auditeurs interviewés durant l’enquête, la musique représente tout simplement le décor sonore de leur vie de tous les jours, quelque chose qui viendrait occuper un espace laissé vide et qui ferait dès lors office de présence à leurs côtés. Pour certains, la question consistant à leur demander de qualifier l’importance qu’avait pour eux la musique avait parfois quelque chose de problématique – alors même que dans certains cas nous avions passé plus d’une heure à évoquer leur pratique. Maxime, par exemple, fut quelque peu déstabilisé et ne sut finalement pas trop comment répondre, tant le fait d’être accompagné toute la journée par de la musique enregistrée était à ce point naturel pour lui : « Question : est-ce que vous seriez capable d’expliquer l’importance que la musique a pour vous ? Réponse : c’est difficile comme question. Ce n’est pas que je ne ressens rien, c’est juste que je ne m’en rends pas compte je pense, vu que je n’ai jamais vécu complètement sans musique. C’est pour ça que je ne vois pas trop comment répondre à ta question » (Maxime, 25 ans, électricien). La musique fait ici partie de l’entourage du sujet, au même titre que sa famille ou ses amis, c'est-à-dire qu’elle est vue comme une présence qui ne poserait pas vraiment question et dont 107 Souligné par l’auteur. 108 C’est nous qui soulignons. 248 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement l’auditeur n’a jamais vraiment imaginé qu’il puisse un jour vivre sans. Dans une certaine mesure, la musique en arrive à devenir plus intime que ses proches car elle accompagne toute une série de moments importants ou non dans la vie du sujet, certains morceaux leur étant de fait associés dans l’esprit de l’auditeur. La musique est profondément intriquée à sa vie intime dans ce qu’elle a de plus quotidien et de plus trivial. Car dans la mesure où elle est pour ainsi dire constamment présente, elle en arrive à être associée à chaque moment de la vie du sujet, permettant de la rythmer de la même manière que la bande originale d’un film vient redoubler l’action qui se déroule à l’écran. En un peu plus d’un siècle après l’invention d’Edison, la musique enregistrée relève maintenant de l’environnement normal de tout individu dans les sociétés, et fait ainsi partie de tout un écosystème symbolique que le sujet s’est construit et qui structure son existence tout autant qu’elle est structurée par lui « C’est quotidien en fait. Je ne vis pas sans musique, c’est comme manger, boire et dormir. C’est l’habitude d’avoir du son derrière, sinon c’est la télé. Finalement je vis rarement sans son derrière moi. En fait ce n’est pas un loisir pour moi la musique. J’ai l’impression que c’est normal. J’ai l’impression que ça fait partie de ma vie. » (Fabienne, 23 ans, assistante sociale). Non seulement écouter de la musique devient comme « manger, boire et dormir », mais c’est aussi elle accompagnera l’auditeur dans la trivialité du quotidien, permettant ainsi de ré-enchanter quelque peu celui-ci, de lui faire e, quelque sorte « profiter » de l’aura de la création en associant les deux. De fait, la musique enregistrée est très rarement écoutée pour elle car est partie prenante de l’existence du sujet. Pour reprendre l’analogie faite par Fabienne, écouter de la musique peut effectivement être assimilé au fait de boire ou de manger dans la mesure où ces actes du quotidien sont faits de manière distraite, mais que l’attention du sujet peut à tout moment s’éveillée. A cet égard, un goût particulier ou une sonorité singulière sont finalement deux formes de chocs venant sortir l’auditeur de sa distraction. Une fois encore, la musique est les plus souvent considérée par l’auditeur comme un fond sonore venant se caler sur son « humeur du moment » : « Question : la manière principale d’écouter la musique, c’est en faisant autre chose ? Réponse : c’est rarement la musique uniquement, à part sur la partie découverte de l’album. Après c’est fond sonore. Question : un fond sonore important ? Réponse : assez important parce qu’il dépend aussi de l’humeur. J’ai tendance à faire des playlists en fonction de la motivation. J’en ai deux ou trois, surtout deux ; une le matin quand j’ai le temps et que j’ai envie de bouger un peu, qui n’est pas mal. C’est la même que je mets sur le vélo le matin. Et sinon, le soir, une plus tranquille » (Joël, 20 ans, étudiant). 249 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Malgré le statut de fond sonore écouté d’une oreille distraite qui est attribué à la musique, Joël souligne toutefois l’importance que celui-ci revêt pour lui. En effet, c’est bien parce que la musique en est arrivée à se faire presque totalement oublier qu’elle est finalement présentée comme un élément fondamental de l’environnement des individus : sa présence ne pose pas question car elle est en fait considérée comme acquise : « La musique c’est un accompagnement. Si je me mettais à faire du vélo, je trouverais que ce serait un plus d’avoir de la musique. Je vois ça comme un accompagnement dont on peut de moins en moins se passer, à part pour certains rituels où on ne met vraiment pas de musique. On prend tellement goût à écouter telle musique ou à entendre telle voix, c’est familier. Un groupe dont on est fan, c’est un peu comme un copain qui nous répète tout le temps la même chose, c’est une présence. Une présence rassurante et agréable » (Jules, 18 ans, étudiant). Jules évoque dans cet extrait un point sur lequel nous reviendrons lors de la dernière soussection de ce chapitre, à savoir que la musique enregistrée peut être vue comme une présence dont il deviendrait de plus en plus difficile de se priver, tant celle-ci semble familière et naturelle. Jules parle d’elle comme d’un ami fiable – il sait ce qu’il va entendre, il ne peut pas être déçu car il connaît l’effet que tel ou tel morceau est susceptible de produire chez lui – il s’agit là d’un ami sur lequel il peut compter et qui lui permet de poser des sortes de balises auxquelles il peut se raccrocher. Ce que la musique enregistrée a de rassurant réside donc dans le fait que l’auditeur peut prévoir et anticiper l’émotion qu’il va ressentir – voire la répéter si, comme cela est souvent le cas, il lui en prend l’envie –, c'est-à-dire qu’au moment précis où il écoute un morceau de sa discothèque, il se trouve en position de pouvoir contrôler ce qui va advenir dans son environnement proche. Pratique culturelle et usage des TIC se rejoignent dès lors dans une même idéologie de maîtrise du temps et de l’espace, mais aussi de maîtrise de ses émotions. Finalement, la musique enregistrée est un ami qui répondra toujours positivement à la moindre des sollicitations de l’auditeur, il suffit juste pour lui de double-cliquer sur un fichier MP3 ou d’insérer un CD dans sa chaîne hi-fi. Comme nous le verrons infra, c’est précisément cela qui peut être assimilé à un comportement relevant d’une forme d’addiction, car le sujet peut en arriver à devenir dépendant d’une pratique qui lui donne le sentiment d’avoir une prise sur les événements qu’il ne peut, par définition, pas avoir sur sa propre vie. L’écoute de musique enregistrée pour s’absenter du social C’est un aspect qui a déjà été évoqué dans le chapitre précédent concernant l’utilisation du décor musical pour poser un mur symbolique autour de soi et ainsi se couper de son environnement immédiat. L’auditeur considère qu’il peut de cette manière se retrouver seul avec 250 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement lui-même dans un espace sonore qui n’appartiendrait qu’à lui et qui lui permettrait de ne s’occuper que de lui sans avoir à se soucier des autres, l’écoute de musique matérialisant son indisponibilité à se moment précis. En d’autres termes, l’auditeur peut voir dans cette pratique culturelle un moyen de faire le vide autour de lui, tout en profitant d’airs musicaux qu’il connaît et dont il sait qu’il les apprécie : « La musique, c’est une manière de me détendre. Quelque part ça me permet de couper du monde quand je travaille, ça c’est très important pour moi. Je ne suis pas dans le silence, j’ai horreur du silence. C’est marrant parce que je suis toujours plus productif quand j’ai de la musique. C’est un catalyseur vraiment. Je me coupe de ce qui se passe autour de moi et ça m’active. C’est un catalyseur, c’est vraiment la définition » (Nicolas, 25 ans, étudiant). C’est aussi un environnement où le silence n’a finalement plus trop sa place, car si tous les auditeurs n’ont pas un discours aussi extrême que Nicolas et ne vont pas jusqu’à revendiquer leur haine de celui-ci – certains d’entre eux pouvant même apprécier le contraste qu’il offre avec un quotidien urbain relativement bruyant – il est important toutefois de signaler que beaucoup s’en servaient pour éliminer la sensation de temps mort en les comblant avec de la musique enregistrée. Il est par ailleurs intéressant de constater que lorsque Nicolas se décrit dans ces moments où la musique lui permet de se concentrer sur ce qu’il est en train de faire – donc de se concentrer sur lui – la figure qui se dessine est celle de l’individu actif, productif et motivé par ce qu’il fait. En somme, lorsqu’il évoque l’attitude qu’il adopte quand il écoute de la musique enregistrée, ce sont finalement les significations imaginaires sociales du nouvel esprit capitalisme que Nicolas met – très certainement inconsciemment – en scène. Mais la manière la plus radicale et la plus explicite de se couper de l’extérieur pour l’auditeur reste encore l’écoute au casque, le plus souvent sur un baladeur audionumérique. Dans ce cas, le sujet se recentre exclusivement sur lui et sur une écoute de la musique qui se veut la plus personnelle et la plus exclusive possible. Comme nous l’avons déjà souligné supra, nous avons ici l’aboutissement d’un mouvement d’assujettissement de l’œuvre musicale au moment de sa réception par l’auditeur. Il ne s’agit plus là de partager avec les pairs la musique écoutée, mais de redoubler une volonté de personnalisation et de singularisation de la part de l’individu ; tout d’abord en choisissant le morceau qui sera écouté et, surtout, en choisissant de l’écouter seul. Il y a ici une appropriation totale de la création par le sujet qui signifie ainsi très clairement aux personnes qui l’entourent qu’il est dans un moment qui n’appartient qu’à lui, et qui n’aurait finalement de sens que pour lui seul. A travers cet acte relativement commun et trivial, l’auditeur entend affirmer une attitude vis-à-vis de la musique qui le définirait en propre : « Question : quel est l’outil de lecture que vous préférez utiliser ? 251 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Réponse : le baladeur MP3. C’est plus personnel avec les écouteurs. Même si on peut dire qu’il y a le problème de ne pas partager la musique, des fois il y a des chansons très personnelles, qu’on aime pour soi et que les autres peuvent ne pas aimer. Dans ce cas là c’est mieux d’avoir ses écouteurs, même si ce ne sera pas forcément avec ses deux écouteurs enfoncés sur les oreilles et le volume à fond. Quand je suis toute seule, l’ordinateur, mais quand il commence à il y avoir du monde, le baladeur. Pour m’isoler » (Myriam, 16 ans, lycéenne). En tout état de cause, l’importance occupée par la musique dans le quotidien des auditeurs interviewés est un thème qui est revenu régulièrement, ainsi que le rôle prépondérant qu’elle joue selon eux lorsqu’il s’agit de se retrouver seuls avec eux-mêmes. Cette situation peut se reproduire jusque dans la cellule familiale où le sujet peut se retrouver à se servir de la musique pour se ménager un espace personnel, qui dont il serait le seul maître et qu’il n’aurait pas à partager avec les autres membres de sa famille : « Question : quels sont les raisons qui font que la musique prend plus d’importance ? Réponse : déjà j’en ai plus, car c’est plus accessible. Et puis le fait est que la musique, chez moi, je peux l’écouter dans ma chambre avec mon ordinateur ou mes baladeurs. Tandis que la télévision il faut la partager, il faut se mettre d’accord. Donc la musique prend plus d’importance parce que ça me permet de m’isoler un peu » (Coudiedji, 20 ans, étudiante). Coudiedji vit dans une famille où elle a plusieurs frères et sœurs, ce qui ne laisse finalement que très peu de place à des moments d’intimité. Dans ce contexte, les loisirs tels que la télévision doivent donc donner lieu à de constantes négociations autour des programmes qui seront regardés. En d’autres termes, elle est confrontée à un quotidien dans lequel elle doit régulièrement consentir à quelques inévitables concessions. Dès lors, l’écoute de musique lui permet de se ménager un espace sonore qui vient redoubler celui de sa chambre, les deux devant l’aider à s’isoler de la sphère familiale et l’autoriser à avoir ainsi un moment dont elle pourra profiter seule. De manière générale, la privatisation de l’écoute – dont le baladeur est bien l’aboutissement – a rendu possible différentes tactiques d’abstraction momentanée du social de la part du sujet. A cet égard, cette pratique peut donc être vue comme un moyen pour l’auditeur de ré-accorder de l’importance à sa propre subjectivité dans un environnement où sa singularité pourrait être niée, où elle n’aurait du moins pas toute la place que celle-ci lui semble devoir mériter. Cet isolement par l’écoute de musique enregistrée peut donc être considéré comme une manière pour l’individu d’entretenir un certain souci de soi, de prendre en quelque sorte soin de son identité et de la préserver de ce qui pourrait être perçu comme un risque de dilution dans la totalité du groupe. Une fois encore, nous sommes ici dans une mise en scène visant notamment l’affirmation de soi 252 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement vis-à-vis de son environnement immédiat via une pratique culturelle vécue comme profondément personnelle par le sujet. D’une gestion des émotions par l’écoute de musique Concernant cet aspect particulier de l’écoute de musique enregistrée, les travaux de Tia DeNora semblent offrir une vision partagée par certains auteurs lorsque, s’appuyant sur une enquête qu’elle a elle-même menée à la fin des années 90, elle écrit que « presque toutes les personnes interrogées évoquaient explicitement le rôle de la musique comme un moyen d’ordonnancement au niveau « personnel » (ainsi qu’au niveau pratique), comme un outil pour créer, renforcer, soutenir et modifier des états subjectifs, cognitifs et corporels ainsi que leur image d’elles-mêmes » (DENORA, 2001, p. 3). Cette auteure considère ainsi que « Cette connaissance pratique mettait en évidence la manière habituelle et souvent tacite dont ces personnes se construisaient en tant qu’êtres socialement cohérents et disciplinés » (ibid.). Nous émettons les mêmes réserves qu’Hesmondhalgh quant aux propositions de DeNora et considérons que cette auteure présente une vision qui ne fait finalement que reprendre – en des termes scientifiques – la figure de l’individu autonome, à même de gérer ses affects et de se créer une identité cohérente et équilibrée à destination de son environnement extérieur. Par ailleurs, s’il ne s’agit pas de venir mettre en doute la parole des auditeurs interviewés, il convient d’appréhender leurs discours dans un cadre théorique préalablement défini afin de faire ressortir ce qu’ils recèlent de significations imaginaires sociales des sociétés modernes. En d’autres termes, il est important de garder à l’esprit que l’entretien participe aussi d’une certaine forme de mise en scène durant laquelle l’auditeur pourra se présenter sous un jour favorable au regard des orientations dominantes des sociétés capitalistes avancées. Les individus que nous interviewons ne nous présentent pas toujours que des faits purs qui rendraient rigoureusement compte de la réalité de leurs pratiques culturelles, mais aussi des représentations qu’ils considèrent comme socialement acceptables ou qui leur permettent de les conforter dans une certaine image qu’ils ont d’eux-mêmes. De plus, les propositions des DeNora semblent donner une vision quelque peu simplifiée du processus de déclenchement des émotions chez le sujet. Elle se place dans une perspective très nettement constructiviste où l’individu serait en mesure de contrôler ses affects de manière rationnelle grâce aux outils que la société mets à sa disposition. Ceci appelle deux remarques. La première serait que les entretiens que cette auteure a menés ne sont finalement là que pour venir confirmer une vision dominante d’une certaine conception de l’individu. A cet égard, il n’y a finalement pas de réelle tentative de venir questionner les fondements sociaux qui ont fait 253 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement émerger cette conception. L’intérêt n’est pas tant de savoir si l’individu arrive à modeler ses affects à sa convenance grâce à la musique – en toute rigueur, il y a de grandes chances pour que cela ne soit pas systématiquement le cas – mais bien plutôt de se demander pourquoi cette thématique est à ce point récurrente dans leurs discours quand ils évoquent leurs pratiques d’écoute de la musique enregistrée. Plus qu’une capacité réelle du sujet à modeler ses émotions, c’est plutôt d’une intériorisation par celui-ci de certaines normes sociales l’enjoignant à être capable de contrôler ses affects dont il serait ici question. La deuxième remarque vient ici dans le prolongement de la première et consiste à mettre en doute la manière même dont DeNora présente le fonctionnement du mécanisme émotionnel chez l’individu. A la lecture de ses travaux, l’émotion aurait tout d’un effet qu’aurait entraîné une cause, comme une mécanique qui ne demande qu’à être comprise par le sujet afin qu’il puisse en prendre le contrôle. Or cette conception de la manière dont les émotions viennent au sujet évacue toute une complexité proprement socio-culturelle rendant le sujet sensible ou non à un univers symbolique donné. L’émotion suscitée par l’écoute d’un morceau ne peut se limiter à la simple confrontation d’un auditeur avec le contenu musical, mais est au contraire révélateur de tout un imaginaire social qui a rendu cette émotion possible. En d’autres termes : « Nos émotions émergent de l’interaction entre notre expérience du monde extérieur, les fantasmes inconscients que nos construisons à partir du contenu de notre monde intérieur, et nos tentatives conscientes, plus rationnelles, de donner du sens à ce que nous faisons et à notre manière d’être dans le monde » (CRAIB, 1998, p. 169 cité par HESMONDHALGH, 2007, p. 211). Dans le cadre de notre enquête, les auditeurs que nous avons interviewés ont pour la plupart fait ressortir cette dimension de leur pratique relative au contrôle de leurs affects. Dans la question qui leur était posée concernant leur attachement à la musique, ce sont donc plus les représentations liées à la consommation de ce type de création qui nous intéressaient. Il est ainsi ressorti que la musique est souvent considérée comme un moyen de ressentir des émotions positives ou de venir ré- enchanter un quotidien parfois vécu comme un peu morose. La musique offrirait la possibilité de voir les choses différemment et viendrait alléger certains moments un peu pesants de l’existence des auditeurs : « Les Red Hot Cili Peppers, quand je les écoute, j’ai toujours l’impression de les écouter pour la première fois et toujours cette même impression, ce sentiment… Un moment de ma vie que leur chanson me rappelle ou juste une émotion comme ça, qui fait qu’on se sent bien, ça détend. J’étais énervée, j’écoute cette chanson et ça va mieux, je me sens plus décontractée, plus détendue. Ou au contraire, ça me met la pèche. Je suis triste, j’écoute la chanson et hop, allez ! On voit la vie un peu différemment, ça va mieux. Je ne me pose pas toujours la question de pourquoi j’écoute de la 254 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement musique. Je sais que c’est un manque. La musique, c’est des fois la petite note de gaité dans la journée, ça va me changer les idées » (Marie, 19 ans, étudiante). Certains vont même plus loin dans la mise en scène de soi, l’expérience étant alors racontée sous une forme très narrative et évoque très nettement la fonction de catharsis de la musique qui permettrait de se purger de ses émotions en les ressentant intensément. Dans le cadre d’une intellectualisation de la vie privée et d’une objectivation de soi qui en serait la principale conséquence, la musique permet ici de se voir en train de ressentir une émotion et de jouir de cette forme d’intensité qu’elle permet de donner à son existence : « La musique c’est un moyen de me calmer, de me détendre, de voyager, de ressentir énormément d’émotions, presque comme quelqu’un qui aimerait vraiment le cinéma. Je peux pleurer sur une musique, je peux être méchant sur une musique, c’est vraiment un moyen pour moi de faire ressortir plein de choses » (Guillaume, 19 ans, étudiant). De fait, les auditeurs ont pour la plupart fait leur cette image de la musique capable de toucher directement et au plus profond de leur subjectivité et de leurs affects. Nous avons ainsi pu constater que s’il y a un plaisir à écouter de la musique, il y en aussi un autre qui consiste tout particulièrement à parler de ce plaisir. Nul doute qu’en cela notre travail d’enquête s’en est trouvé facilité, les auditeurs sollicités pour y participer partant souvent d’un a priori positif vis-à-vis de notre recherche : « Question : est-ce que vous pourriez vous passer de musique ? Réponse : non. C’est quelque chose qui me porte. Question : est-ce que vous sauriez expliquer pourquoi vous n’arriveriez pas à vous en passer ? Réponse : je ne sais pas. Parce que j’ai jamais vécu sans. Je ne pourrais pas savoir. Mais je crois qu’il y a quelque chose de vraiment important avec la musique. Je crois que la musique c’est ce qui a la force d’emportement la plus grande. Il y a quelque chose d’absolument léger dans la musique. Et puis je crois que la musique elle a vraiment la capacité de toucher directement » (Naïm, 25 ans architecte). Pour conclure cette sous-section, nous ajouterons qu’il ne s’agit bien entendu pas de considérer que les auditeurs ne vivent pas ce qu’ils décrivent et que tout ceci ne serait qu’une mise en scène vide de significations dans le cadre de laquelle ils ne feraient en somme que s’abuser eux-mêmes. Tel n’est pas notre propos, car c’est au contraire parce que les individus se doivent de trouver eux-mêmes un sens à leur existence que ce travail de mise en scène est justement nécessaire et indispensable. Ainsi, nous agréons en partie Goffman lorsqu’il écrit que : 255 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « lorsque la machine tourne rond, les impressions en jaillissent assez vite pour donner un sentiment de réalité, la représentation se déroule correctement et le moi substantiel prêté à chaque personnage représenté semble émaner intrinsèquement de l’acteur » (GOFFMAN, 1973, p. 239). En construisant son identité, l’individu nous paraît fondamentalement être dans une démarche qui favorise son accès à la réalité du monde qui l’entoure. La représentation – et les représentations – sont les moyens de nature profondément sociale que l’individu mobilise pour accéder à la réalité de sa propre existence. Ainsi, le fait que les discours des auditeurs soient empreints de toute une série de représentations proprement sociales concernant les pouvoirs de la musique ne signifie pas qu’il n’y a pas concrétisation de celles-ci dans la réalité vécue des sujets. Les représentations sont précisément ce qui permet à l’individu de se construire, mais il convient de ne pas renverser le front de l’analyse car ce que celles-ci donnent à voir ce ne sont pas les propriétés « naturelles » de la musique, mais bien ses attributs éminemment sociaux et dont les fondements remontent au moins jusqu’à l’Antiquité. En dernière analyse, ce qui transparaît ici ce ne sont pas à proprement parler les attributs de la musique mais toute une partie d’un imaginaire sociale que les modalités de son écoute révèlent. De la naturalisation de l’écoute à une forme d’addiction « Comme le bonheur tient à peu de choses ! Le son d’une cornemuse… Sans la musique, la vie serait une erreur » (NIETZSCHE, 1988, p. 16). Cette maxime de Friedrich Nietzsche semble pouvoir résumer, dans une certaine mesure, le rapport que les personnes interviewées entretenaient avec la pratique d’écoute de musique enregistrée. Que les auditeurs présentent ou non celle-ci comme étant leur principal loisir, dès lors que nous leur demandions s’ils pouvaient envisager de s’en passer, la réponse fut négative dans la totalité des cas. Bien entendu, nous avons conscience que ce résultat est en partie lié à la qualité de notre échantillon, les personnes qui ont participé à l’entretien ne pouvant être considérées comme pleinement représentatives de la population française. Le fait d’accepter de répondre à l’enquête implique déjà, de la part des individus interrogés, un intérêt pour la musique, voire un réelle attachement à celle-ci. Toujours est-il que leur réponse revêtait toutefois une dimension symptomatique dans la mesure où, pour eux, cette pratique culturelle était partie prenante de leur vie, celle-ci leur semblant presque inconcevable sans elle – inconcevable au sens où l’idée même de pouvoir s’en passer ne leur est peut-être jamais venue à l’esprit. C’est en cela que les auditeurs qui constituaient notre corpus avaient finalement, dans leur manière de concevoir la musique, quelque chose pouvant les rapprocher d’un certain type d’individu quasinietzschéen : 256 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « C’est là le grand point, pour Nietzsche : même abandonnée la théorie schopenhauerienne de la volonté, comme trop métaphysique, il demeure que la vie est affects, passions, c’est-à-dire volonté de puissance. Et alors toute la conception nietzschéenne de la musique devient claire : la musique exprime, mieux que tout autre art, la volonté de puissance, elle-même encore mieux traduite par l’art, « stimulant à la vie », que par les autres véhicules et moyens d’expression, comme, par exemple, le langage » (BLONDEL, 2001, p. 4). Nous pensons voir ici un lien – qui mériterait selon nous d’être interrogé plus en profondeur – entre la pratique d’écoute de la musique et l’archétype de l’individu tel qu’il est valorisé dans les sociétés du capitalisme avancé. Nous rejoignons à cet égard Ehrenberg lorsqu’il soutient que le concept d’individu tel que l’avait formulé Nietzsche correspondrait à la réalité vécue par de nombreuses de personnes « ordinaires » dans les sociétés du capitalisme avancé, la musique jouant à ce titre un rôle fondamental dans l’importance prise par cette représentation sociale du sujet. Nous pensons que cette pratique participe de toute une idéologie contemporaine autour d’une certaine conception de l’individu et qu’elle s’inscrit donc pleinement dans le cadre du nouvel esprit du capitalisme. Ce qui nous amène à une autre proposition d’Ehrenberg concernant la montée en puissance des comportements addictifs dans les sociétés modernes, montée qui serait justement liée à ce désir de vivre une existence stimulante et accomplie. Car si la musique en arrive à être considérée comme indispensable par les auditeurs interviewés, c’est peut-être précisément parce qu’elle permettrait de se conformer, à moindre frais, à certaines exigences sociales, tout en comblant un possible sentiment d’insuffisance chez le sujet face à ces mêmes exigences. La pratique d’écoute de musique enregistrée – et les pratiques culturelles en général – seraient ce refuge permettant aux individus d’intensifier le sentiment de leur propre existence, au même titre finalement que la prise de drogues : « La dépression et l’addiction sont comme l’avers et l’envers de l’individu souverain, de l’homme qui croit être l’auteur de sa propre vie alors qu’il en reste « le sujet au double sens du mot : l’acteur et le patient » » (EHRENBERG, 2000, p. 292). Nous avons ainsi pu constater que les personnes que nous avons interviewées voyaient la musique comme faisant partie intégrante du leur quotidien, au même titre que l’électricité ou que toute les inventions de l’époque moderne dont la présence semble finalement aller de soi : « Souvent, quand j’écoute de la musique chez moi, je ne suis pas posé, je fais le ménage, je brasse, je fais des trucs. Donc, la musique c’est comme allumer la lumière » (Gabriel, 28 ans, technicien dans un bureau d'études). Bien plus que de permettre de savoir si les individus se sentaient capables de vivre sans écouter de la musique, cette question, qui arrivait en fin d’entretien, fut surtout le révélateur d’une 257 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement normalisation de cette pratique culturelle, moins liée à un événement particulier qu’à une forme de rituel109 – conscient ou non – s’insérant de manière toute routinière dans chaque moment de la vie. Ce rituel rappelle ainsi que « vues comme des pratiques en situation, la prise de drogues et la passion musicale livrent en effet de nombreux traits empiriques communs » (HENNION & alii, 2000, p. 183). A l’appui de l’hypothèse soutenant l’existence de traits communs entre ces deux types de pratiques, il convient de remarquer que quelques unes des réponses données par les auditeurs renvoyaient très explicitement au registre de l’individu « accroc » à certaines substances : « Ce serait dur de devoir me passer de musique. Pour certains c’est fumer, moi c’est d’écouter de la musique. Ça me fait du bien. C’est peut-être bête, mais ça relaxe. Et puis c’est un moment que je prends pour moi, surtout quand j’écoute sur mon baladeur. C’est mon petit plaisir perso en fait. C’est comme lorsque je cuisine, je sais que le plat va me plaire, là je sais que la chanson elle me plaît. C’est comme quand je me dis : « tiens, j’ai envie de ce truc là » et que je vais le faire » (Marie, 19 ans, étudiante). Bien plus que la référence à la cigarette – qui est déjà en soi révélatrice – Marie évoque aussi le fait que l’un des aspects qui font de la musique un loisir primordial pour elle réside dans cette certitude quant au plaisir qu’elle pourra en retirer. Ecouter de la musique, tout comme la prise de drogues, offre certaines anticipations quant aux effets que la réalisation de cette pratique produira sur celui qui la met en œuvre. Certains des auditeurs ont d’ailleurs eux-mêmes formulé cette comparaison entre musique et drogue quand il s’est agi d’expliquer pourquoi il serait difficile pour eux de vivre sans : « Maintenant j’ai plus de mal à me passer de musique. Si je fais quelque chose, je vais mettre un fond musical derrière ; et même si je ne fais rien, je mettrai de la musique. C’est un peu comme une drogue en fait et ça fait partie du reste » (Jules, 18 ans, étudiant). « Question : est-ce que vous pourriez vous passer de musique ? Réponse : non, je ne pense pas. Même une semaine, je pense que ça me ferait très long. Ça me ferait un manque, c’est un peu comme une drogue en fait. Il m’arrive même de chantonner sans m’en rendre compte » (Guillaume, 19 ans, étudiant). Ces deux extraits sont a rapprocher de certaines propositions de Michael Bull qui, suivant la même idée, écrit que : 109 Qui pouvait tout aussi bien être individuel que vécu en groupe. 258 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « Les usagers semblent devenir dépendants de l’usage d’appareils de stéréo personnels et ce dans le but d’avoir leur « dose », exactement comme quelqu’un qui aurait pris l’habitude de s’adonner à n’importe quel autre type d’artefacts, d’activités ou de substances »110 (BULL, 2000, p. 153). Dans cette perspective, il nous semble dès lors qu’Hennion et alii ne vont pas jusqu’au bout de leur – juste – intuition lorsqu’ils se contentent de souligner qu’il y a entre l’écoute de musique enregistrée et la prise de drogues « [une] surprenante ressemblance des pratiques en cause, des gestes, des manies, des façons de parler et de faire », considérant de ce fait que ce constat aurait valeur de « garde-fou méthodologique tout à fait efficace contre la disqualification trop rapide de certaines pratiques par rapport à d’autres (HENNION & alii, 2000, p. 184). De notre point de vue, l’enjeu épistémologique ne se situe pas tant au niveau de l’indignité ou non de tel ou tel objet de recherche – en toute rigueur, tous sont susceptibles d’offrir un intérêt scientifique – mais dans ce que cette analogie entre ces deux types de pratiques révèle des représentations dominantes dans les sociétés du capitalisme avancé. En conséquence, il serait pertinent de s’interroger sur le fait que l’individu socialement valorisé dans le cadre du nouvel esprit du capitalisme – sommé qu’il est de vivre sa vie sur le registre d’une intensification de l’existence à tous les niveaux – a finalement toutes les chances de tomber dans des comportements addictifs en tous genres. En d’autres termes, il conviendrait finalement de se demander si l’idéaltype de l’individu dans les sociétés modernes ne serait pas celui d’un sujet fondamentalement en manque. 110 « Users appear to becomes dependent on the use of personal stereos in order to obtain a certain ‘fix’, just as a person might become habitually orientated to any number of other artifacts, activities or substances » [Notre traduction]. 259 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Chapitre 9. Profusion et accessibilité : l’opulence musicale comme valeur d’usage cardinale Au regard de ce qui a été énoncé au chapitre précédent, et dans la mesure où l’idéaltype de l’individu dans les sociétés modernes se caractériserait notamment par un état de manque constant au niveau de ses besoins subjectifs, il s’agit donc maintenant de questionner les modalités socio- culturelles qui se sont progressivement mises en place et dont les fonctions principales seraient tout autant de répondre à ses besoins que de les susciter et de les entretenir. Il convient tout d’abord d’insister sur un point précis en soulignant que nous ne considérons pas que l’individu moderne serait le seul dans l’histoire de l’humanité à pouvoir être appréhendé sous l’angle de ses manques, et soutenons bien au contraire que l’être humain – s’il nous est permis ici d’utiliser des termes aussi généraux et englobant – est en tant que tel mu par toute une série de besoins, qu’ils soient physiologiques ou d’ordre affectif, subjectif et émotionnel. De ce fait, et en toute rigueur, ce sont bien eux qui incitent le sujet à l’action et représentent donc son principal moteur. Toutefois, évoquer la notion même d’idéaltype signifie bien plus que les sociétés du capitalisme avancé assureraient leur reproduction en s’appuyant sur cette figure de l’individu en manque et en feraient d’une certaine manière la promotion, c'est-à-dire qu’elle se nourriraient de plus en plus des besoins les plus intimes du sujet, notamment de son besoin de reconnaissance sociale. Pour assurer une valorisation continuée du capital, celui-ci doit constamment être en mesure de créer de nouveaux marchés sur la base des besoins des individus, c'est-à-dire de faire en sorte qu’une valeur d’usage – quelle qu’elle soit – soit susceptible d’être transformée en une valeur d’échange ; en conséquence, ceci revient à considérer que, pour que les sociétés du capitalisme avancé puissent assurer leur reproduction, il est indispensable que l’individu ressente un constant sentiment d’insuffisance et d’inachevé quant à son désir d’autoréalisation de soi. En d’autres termes, un individu qui penserait être arrivé au bout de cette quête n’aurait finalement plus aucune raison de désirer les artefacts – notamment les TIC et les contenus produits par les ICIC – que la société met à sa disposition dans le but affiché de lui permettre de vivre une existence digne de ce nom. A cet égard, pour que les sociétés modernes assurent leur reproduction, il est donc indispensable que l’idéal d’accomplissement personnel ait quelque chose de profondément inatteignable. Enoncé de manière plus brutale, si les sociétés modernes se font les chantres de la figure du surhomme capable de dépasser ses propres limites et d’embrasser toutes les possibilités de vie qui s’offrent à lui, c’est bien d’individus frustrés dont elles ont en réalité besoin pour assurer leur renouvellement. 260 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Dans cette optique, les TIC et les ICIC jouent – tout comme l’industrie touristique, ainsi que celles tournant d’un certain culte du corps ou de la santé111 – un rôle fondamental car ce sont elles qui sont censées être les principaux moyens devant permettre à l’individu de se réaliser au niveau subjectif et émotionnel, d’enrichir sa personnalité via une multiplication des possibilités de communications interpersonnelles et de consommations de contenus culturels. Mais l’individu idéal dans les sociétés modernes devant se caractériser par une capacité à se réinventer constamment – et donc à être flexible et adaptable – tout en étant capable de faire valoir l’authenticité de son mode d’être et de son mode de vie, le sujet se trouverait de fait pris dans un projet difficilement réalisable – voire fondamentalement irréalisable. Les TIC et les ICIC permettent ainsi d’entretenir celui-ci dans le sentiment que la valeur de sa vie peut être rehaussée grâce à ce type de produits, tout en lui faisant sentir – via un renouvellement constant des appareils et des contenus – qu’il doit régulièrement se remettre à l’ouvrage pour que l’identité qu’il s’est construite ne soit pas rapidement « périmée » et socialement sans valeur. Il faut donc que le sujet ait la conviction que ce projet de réalisation de soi est accessible et que l’usage des TIC le favorise, tout en étant maintenu dans une posture de manque correspondant au renouvellement des gammes de produits proposant toujours plus de fonctionnalités supposées aider le sujet à enrichir son mode d’être et favoriser la réalisation de son potentiel subjectif. En conséquence, le sujet se trouve pris dans une situation où, pour réaliser ce projet d’autoconstruction de soi, il devient fondamental pour lui de pouvoir accéder facilement et de manière quasi illimitée à une gamme étendue de contenus culturels via l’usage des TIC, celles-ci venant elles-mêmes matérialiser les orientations sociales dominantes des sociétés capitalistes avancées. Le type d’individu produit par celles-ci doit – pour se conformer aux injonctions à l’accomplissement personnel qui lui sont faites – être en mesure de jouir sans restriction d’une certaine forme d’opulence communicationnelle. Les normes sociales dominantes dans les sociétés modernes impliquent que l’accès à une profusion de contenus culturels différenciés soit profondément facilité, afin que le sujet ait, d’une certaine manière, une « réserve » de signes qui soient mis à disposition et dans laquelle il puisse venir se ressourcer et alimenter sa subjectivité. En d’autres termes, l’interconnexion – et l’accès facilité aux contenus qui est supposé en découler 111 Nous tenons ici à préciser d’emblée que bien que notre recherche se centre spécifiquement sur l’analyse des TIC et des ICIC, nous restons néanmoins parfaitement conscient du fait qu’elles ne sont ni les premiers, ni les seules domaines participant de cette tendance sociale de fond. Toutefois, il semblerait qu’elles en soient actuellement parmi les plus emblématiques et représentent de ce fait une entrée intéressante pour la questionner de manière systématique. 261 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement – deviennent une valeur d’usage fondamentale pour le sujet, car c’est elle qui doit lui permettre de se singulariser et de faire valoir l’originalité de son mode de vie. Face à une demande sociale sans fin de réinvention de soi et de flexibilité de sa subjectivité, il est dès lors cohérent pour le sujet de désirer être en possession d’appareils facilitant la réalisation de ce projet via la communication et la diversité de ses pratiques culturelles. A cet égard, l’individu doit être assuré de ne pas manquer la moindre occasion de s’accomplir personnellement, ce qui implique une disponibilité pour ainsi dire illimitée de tous types de contenus et de communications. Ainsi, l’émergence d’une société dans laquelle régnerait l’opulence communicationnelle est à mettre en relation avec l’injonction sociale à être authentiquement soi, injonction dont nous pouvons avancer qu’elle découle du nouvel esprit du capitalisme que nous avons déjà évoqué plus en détail supra. Le sujet à qui il est demandé de réaliser pleinement son potentiel subjectif – et qui adhère à cette demande pour en faire un projet de vie à part entière – ne peut finalement que désirer baigner dans une certaine forme d’opulence communicationnelle, car il peut lui sembler légitime et cohérent de supposer que celle-ci lui facilitera la réalisation de ses aspirations à la singularité et à l’accomplissement de soi. Cette situation tranche par ailleurs avec les limites matérielles qui sont le propre de la réalité quotidienne du sujet – notamment celles correspondant à sa propre finitude ici-bas – l’opulence communicationnelle pouvant ainsi lui permettre d’expérimenter un monde où les contraintes seraient abolies, où il pourrait laisser libre cours à sa volonté de puissance, dans un sens lointainement inspiré de la formulation que Nietzsche en avait faite au XIXe siècle. Une fois encore, il faut souligner ici que la figure idéale de l’individu dans les sociétés modernes semble s’inspirer – de manière très nettement dégradée et appauvrie – de celle du surhomme conceptualisée par le philosophe allemand, mais dans le cadre d’un discours relevant plus des canons de la publicité et du marketing, et mettant de côté toute la complexité des propositions faites par Nietzsche. Dans le cadre des sociétés modernes, l’individu ne devrait donc être confronté à aucune limite technique quant à son désir d’accomplissement personnel, la société se devant de favoriser celuici, notamment grâce à la mise en place d’une ère qui serait celle de l’opulence communicationnelle. Le sujet doit donc être en mesure d’accéder à toutes les possibilités de mises en contact avec son entourage et avec les œuvres de l’esprit produites au cours de l’histoire de l’humanité, le tout via l’interconnexion des différents types de réseaux électroniques, et ce avec un minimum de restrictions. Selon Abraham Moles, l’époque moderne serait donc – en matière de communication – celle de l’être opulent que l’auteur définit en ces termes : « L’être opulent, c’est celui qui rompt avec la loi d’airain de la pauvreté selon laquelle l’être désire toujours plus qu’il ne peut avoir et qui par conséquente doit sélectionner et hiérarchiser ses buts en 262 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement fonction de ses capacités. Si cet être opulent […] paraît, dans une société qui tend vers l’encombrement et qui découvre la limitation de ses ressources matérielles, destiné à n’être qu’un fantasme social, une illusion de la modernité, un personnage disparu aussitôt qu’apparu, une vision d’un rêve économique, il apparaît que dans le nouveau monde de la communication qui se construit sur la télécommunication et sa réalisation électronique, un autre portrait, certes tout aussi idéal, mais peutêtre plus réalisable soit proposé à la pensée sociologique : le portrait de l’être disposant de l’opulence communicationnelle, c'est-à-dire doté de plus de facilités de communication qu’il n’en utilisera ou n’aura envie d’en utiliser, qui, en d’autres termes, ne trouvera les limites à ses interactions avec autrui que dans la détermination interne qu’il donne à sa vie et non dans les contraintes externes qu’il subit »112 (MOLES, 1986, p. 151). Appliqué à la consommation de contenus musicaux, ce modèle impliquerait donc l’avènement d’une opulence musicale rendue possible par Internet et la numérisation, ce qui implique que le sujet se trouverait maintenant face à plus de choix en matière de musique qu’il ne pourra jamais en écouter tout au cours de sa vie. Des firmes telles qu’Apple reprennent ce discours dans le cadre de leurs campagnes publicitaires, insistant tout particulièrement sur la quantité de morceaux facilement téléchargeables sur la plateforme iTunes Music Store. Mais en toute rigueur, ce sont bien les premiers réseaux de peer-to-peer et l’échange de fichiers numériques au format MP3 qui ont effectivement rendu possible cette opulence musicale pour l’auditeur. En tout état de cause, toute l’idéologie et l’imaginaire qui sous-tendent les pratiques de téléchargement illégal de fichiers audionumériques ne sont pas en contradiction avec le nouvel esprit du capitalisme, bien au contraire, elles doivent plutôt être considérées comme étant en parfaite conformité avec celui-ci. L’auditeur a donc ainsi à sa disposition une grande partie du patrimoine musical mondial auquel il peut accéder de manière quasi ubiquitaire, réalisant dès lors les prédictions formulées il y a près d’un siècle de cela par Paul Valéry. Ici, ce n’est pas tant une œuvre en particulier qui est distinguée, mais bien le fait de pouvoir toutes les écouter à n’importe quel endroit, au moment où l’auditeur le désirera. D’une certaine manière, cette commodité le met face à lui-même et à ses désirs, l’obligeant plus que jamais à choisir au milieu de cette profusion musicale. Après avoir interrogé la notion d’ubiquité appliquée à la consommation de contenus musicaux – insistant sur le fait que cette commodité était largement plébiscitée par les auditeurs que nous avons interviewés – nous reviendrons, dans un deuxième temps, sur le sentiment de vertige que celle-ci peut donner à ces mêmes auditeurs, ceux-ci se trouvant – contrairement aux promesses que devait réaliser l’opulence communicationnelle – confrontés à leurs propres limites, ainsi qu’à 112 Souligné par l’auteur. 263 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement une frustration que n’est pas venu résoudre cette abondance musicale. A bien des égards, il semblerait que cette dernière l’ait finalement exacerbée dans des proportions inédites. Confronté aux possibilités quasi illimitées offertes par les TIC, c’est finalement la sensation de sa propre finitude matérielle que le sujet expérimente de manière aigue. Enfin, dans une dernière section, nous reviendrons sur la notion même d’aura à l’aune de ce que certains travaux présentent comme étant l’ère de l’hyperchoix. Dans le cadre d’une société où régnerait une forme d’opulence des contenus musicaux, l’auditeur se trouve plus que jamais dans une situation où il doit être en mesure de donner du sens à ses actes quotidiens, à faire une différence de valeur entre tel ou tel morceau écouté par rapport à tel autre, cette démarche étant d’autant plus difficile que cette profusion de contenus ne permet pas tant à l’auditeur d’écouter plus de musique, que de lui faire sentir qu’il passe finalement à côté de nombreuses créations qui auraient potentiellement pu lui plaire. En d’autres termes, au moment où la plus grande partie du répertoire musical mondial serait devenue facilement accessible, c’est finalement la question de l’aura de la création qui revient au centre des interrogations, celle-ci semblant s’être insensiblement déplacée du côté de la réception de l’œuvre par le sujet. Car quelque soit l’étendue du choix proposé à l’auditeur, celui-ci devra quoiqu’il en soit écouter à un moment une musique aux dépens de toutes les autres, c'est-àdire être lui-même en mesure d’énoncer ce qu’Abraham Moles nommait « le critère du remarquable ». Du mythe de l’ubiquité… L’idée de pouvoir accéder en profusion, en tout lieu et à tout moment de la journée à toutes les créations humaines n’est pas nouvelle, et Paul Valéry reste encore à ce jour l’auteur qui a le mieux synthétisé ce désir de pouvoir jouir de tous les types de contenus culturels d’une manière qu’il qualifiait lui-même d’ubiquitaire. A l’époque où il publia son texte, la musique enregistrée et le cinéma en étaient à leurs débuts, mais les avancées techniques dont ces modes d’expression artistique bénéficiaient chaque jour laissaient déjà entrevoir la possibilité de mettre tous les types d’œuvres de l’esprit à la disposition immédiate et exclusive de l’individu. Cette perspective s’inscrivait dans une logique plus globale d’asservissement de la création au temps de la personne qui la recevait, celle-ci devant pouvoir être consommée quelque soit son contexte de réception. A cet égard, l’une des utopies dominantes de l’époque était de favoriser le perfectionnement du sujet en faisant en sorte qu’il puisse aisément profiter de toutes les richesses du patrimoine artistique mondial. Ce courant de pensée s’inscrivait pleinement dans ceux considérant qu’une diffusion massive des arts et des connaissances devait permettre des progrès significatifs de l’humanité dans son ensemble. C’est notamment dans le cadre de cette idéologie que les 264 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement inventions d’Edison et des frères Lumière ont vu le jour, entamant un vaste procès de mise à disposition des œuvres devant, à terme, en permettre une consommation relevant du privatif. Dès lors, nous pouvons considérer que les technologies de numérisation du signal ont permis d’aller au bout de ce procès, les œuvres de tous types n’ayant jamais été si facilement accessibles. Dans cette optique le texte écrit par Paul Valéry en 1924 offre – avec donc près d’un siècle d’avance – une illustration de ce qui relève aujourd’hui du quotidien le plus trivial des auditeurs, c'est-à-dire non plus une approche relevant de la prospective mais bien la réalité vécue par les individus dans les sociétés du capitalisme avancé : « Naguère, nous ne pouvions jouir de la musique à notre heure même, et selon notre humeur. Notre jouissance devait s’accommoder d’une occasion, d’un lieu, d’une date et d’un programme. Que de coïncidences fallait-il ! C’en est fait à présent d’une servitude si contraire au plaisir, et par là si contraire à la plus exquise intelligence des œuvres. Pouvoir choisir le moment d’une jouissance, la pouvoir goûter quand elle est non seulement désirable par l’esprit, mais exigée et comme déjà ébauchée par l’âme et par l’être, c’est offrir les plus grandes chances aux intentions du compositeur, car c’est permettre à ses créatures de revivre dans un milieu vivant assez peu différent de celui de leur création. Le travail de l’artiste musicien, auteur ou virtuose, trouve dans la musique enregistrée la condition essentielle du rendement esthétique le plus haut » (VALERY, 1924, p. 5). Nous pouvons voir ici un net décalage avec les écrits d’auteurs tels qu’Adorno et Horkheimer qui voient, au contraire, dans ce procès de mise à disposition des œuvres un dévoiement de l’art, ce même procès aboutissant selon eux à une fusion des plus dommageables entre culture et divertissement ne pouvant entraîner que la dépravation de la première (ADORNO & HORKHEIMER, 1983). Si Valéry se place sous l’angle d’une émancipation possible du sujet, Adorno et Horkheimer prédisent à l’inverse son aliénation par « l’industrie culturelle », ainsi que son incapacité totale à pouvoir faire une quelconque expérience du Beau. En tout état de cause, ces propositions sont pour nous invérifiables car pour pouvoir éprouver leur pertinence, il conviendrait d’être en mesure de qualifier ce qui relèverait du « rendement esthétique le plus haut » d’une œuvre, or cette perspective n’est pas la nôtre et va en l’occurrence bien au-delà de notre propos. Les textes de ces auteurs démontrent toutefois que les implications de nouveaux modes de diffusion des créations dans la manière dont elles sont consommées par les individus relèvent de préoccupations épistémologiques qui remontent aux débuts des industries de la culture. Elles rejoignent celles de l’avènement d’une société où règnerait l’opulence communicationnelle, c'est-à-dire une société où les œuvres sont reproduites et diffusées de manière industrielle, altérant ainsi les représentations sociales des notions fondamentales que sont le temps et la distance : 265 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « Ce n’est que très récemment […] qu’est apparue de façon concrète dans le champ de la pensée, l’idée d’une « opulence communicationnelle », c'est-à-dire d’une possibilité pour l’être d’entrer en relation avec n’importe qui, n’importe où, sans sentir cette relation grevée par la notion de distance, comme un facteur dissuasif qui polarise son champ de représentation et d’interactions »113 (MOLES, 1986, p. 186). Que l’on considère cette évolution comme bénéfique pour l’art ou au contraire comme une insulte faite à la création et à ce que les différentes civilisations qui se sont succédées ont pu produire de plus remarquable, force est de constater que le mythe de l’ubiquité est dans une certaine mesure devenu réalité. Pour les auditeurs de notre corpus, il ne faisait guère de doute qu’ils vivaient dans une ère de l’opulence musicale et que leur consommation de ce type de contenus était maintenant d’une grande facilité, facilité dont ils pourraient difficilement faire l’économie tant ils se sont rapidement habitués à celle-ci : « Réponse : déjà il y a l’avant et l’après Internet. Avant Internet, tu n’avais pas forcément accès aux paroles ; maintenant, tu n’es plus obligé d’avoir le support de la musique chez toi. Pour moi l’Internet y a fait beaucoup parce que tu as accès directement aux paroles. Question : Internet vous aurait permis d’être un peu plus cultivé en matière musicale ? Réponse : il n’y a pas photo. Finalement on a accès à un contenu illimité. Question : vous pensez que vous auriez la même culture musicale maintenant sans Internet ? Réponse : non, je pense que j’aurais été vraiment plus limité. Le fait d’avoir Internet m’a permis de découvrir pas mal de pistes, enfin pas mal d’artistes surtout » (Nicolas, 25 ans, étudiant). « Je peux me passer d’Internet, mais c’est difficile. Disons que c’est une ouverture non négligeable sur le monde extérieur. On peut toujours vivre sans, mais quelque part c’est une perte intellectuelle, une perte culturelle. Il y a un monde à découvrir qui est accessible à travers Internet et sans Internet, on est un peu livré à notre environnement proche, un environnement qui va forcément faire une sélection des goûts culturels » (Julien, 25 ans, ingénieur). Dans ce deuxième extrait d’entretien, Julien évoque « un monde à découvrir » grâce à Internet, c'est-à-dire un éventail de possibilités qui s’offrent à lui et dont il peut profiter de son domicile. Même si les termes de profusion et d’opulence ne sont pas employés, l’idée sous-jacente est bien celle d’une ouverture à une multitude de possibles permettant de s’affranchir des déterminations de son milieu d’origine. Internet et la numérisation favoriseraient dès lors l’accès à une profusion de contenus, le sujet pouvant, par ce biais, découvrir toute une série de références culturelles 113 Souligné par l’auteur. 266 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement pouvant lui donner le sentiment d’élargir son horizon et de s’émanciper ainsi de son environnement proche, de repousser certaines limites physiques, mais aussi sociologiques. En cela, Julien ne fait finalement que se réapproprier toute une idéologie autour du mythe de l’ubiquité en l’appliquant à Internet, cet outil devant favoriser un élargissement de ses perspectives de développement personnel. A cet égard, le témoignage de Maxime semble beaucoup plus proche de la réalité des usages de cet outil, à savoir qu’Internet ne permettrait pas tant de constamment se réinventer que de se conforter dans l’écoute de certains styles musicaux : « Question : avec Soulseek, vous avez réussi à faire des découvertes ? Réponse : oui, quand même. Mais je ne sais pas comment le décrire… Disons que j’ai fait beaucoup de découvertes mais en même temps pas tant que ça. A chaque fois je suis resté dans mes styles prédéfinis, que ce soit le punk rock ou le death metal » (Maxime, 25 ans, électricien). Les possibilités offertes par Internet sont bornées par les « critères du remarquable » que Maxime a préalablement posé, ceci rappelant que les potentialités techniques sont une chose mais qu’au final leurs usages – et la diversité des pratiques qui en découlent – restent conditionnés aux attentes du sujet et à toute une série de facteurs et de déterminations éminemment sociales. En d’autres termes, l’opulence de contenus ne peut à elle seule amener le sujet à sortir de son horizon culturel : la curiosité est une condition préalable à une utilisation d’Internet qui irait dans le sens de la découverte, elle n’en est pas la conséquence. L’opulence musicale – et la consommation ubiquitaire qu’elle rend ainsi possible – doivent donc moins être appréhendées dans le cadre de la découverte de nouveautés qu’elles favoriseraient, que de celui d’un accroissement de la disponibilité de références que l’auditeur connaît déjà. Avec Internet et la numérisation, l’auditeur peut littéralement écouter sa musique quand bon lui semble et choisir ainsi le morceau, le moment et lieu de l’écoute, ayant ainsi la sensation de contrôler sa consommation : « Le lecteur MP3 pour moi c’est juste un moyen d’avoir sous la main ce que j’aime bien écouter la semaine sur ma chaîne hi fi » (Nicolas, 25 ans, étudiant). Nicolas reprend ici les slogans publicitaires d’Apple mettant en avant le fait que l’iPod permet d’emporter sa musique avec soi, de l’avoir « sous la main ». Nous avons là l’une des principales commodités offerte – et très largement appréciée des auditeurs – par la numérisation qui est celle de la disponibilité immédiate des contenus musicaux, disponibilité impliquant facilité et rapidité d’accès à ceux-ci : « Réponse : ce que ça apporte le MP3, c’est que ça facilite et ça accélère. Question : c’est appréciable ça ? 267 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Réponse : dans certains cas ça peut être très pratique. Quand l’album solo de Gonzales est sorti, je voulais l’acheter ; sauf que je suis allé à la FNAC, ils ne l’avaient pas. Du coup, je me suis dis : « quand il sortira je l’achèterai, mais en attendant je vais le télécharger ». Donc pour des choses qui sont moins accessibles, c’est vrai que c’est très pratique » (Naïm, 25 ans, architecte). Cette évolution peut ainsi donner le sentiment à l’auditeur que c’est bien lui qui, de son point de vue, « contrôle le jeu », c'est-à-dire qu’il n’aurait ainsi plus à être tributaire des distributeurs et des différents intermédiaires, et qu’il pourrait dès lors s’en affranchir. En première approximation, cette opulence musicale serait supposée mettre fin à toute une frustration liée notamment à l’attente de la sortie dans le commerce d’un album en particulier. Nous revenons dès lors à cette sensation pour l’auditeur qu’il est en mesure de moduler sa consommation comme bon lui semble, et ce en partie grâce à cette opulence des contenus musicaux. Il convient par ailleurs de signaler que tout ceci a aussi pu contribuer à un autre mythe prédisant la disparition des intermédiaires – notamment marchands – c'est-à-dire à tout un discours annonçant la mise en place progressive d’un rapport direct entre les créateurs et les auditeurs, ce procès supposé devant aboutir à une disparition des médiations. Comme nous le verrons au cours de la troisième partie, plutôt qu’une fin des médiations, il semblerait bien au contraire que ce soit le phénomène inverse qui serait en train de se produire. Quoiqu’il en soit, il est important d’insister à nouveau sur ce point particulier et de souligner le fait que cette consommation ubiquitaire des contenus n’est pas tant vécu comme un moyen de faire de nouvelles découvertes que comme une commodité – de plus en plus considérée comme indispensable – permettant à l’auditeur de profiter en permanence de ses morceaux favoris et de pouvoir en jouir selon sa volonté, selon son « humeur du moment ». Mais si cette valeur d’usage est de plus en plus considérée par les auditeurs comme centrale dans la manière dont ils consomment leurs contenus musicaux, cela n’implique pas pour autant qu’ils sont prêts à la payer selon les mêmes modalités que lorsqu’ils achètent un CD. En d’autres termes, le passage de la valeur d’usage à la valeur d’échange est, de leur point de vue, très loin de se faire automatiquement, car entre télécharger un fichier MP3 et acheter un CD, le rapport à la notion de possession n’est dans ce cas pas la même. Ici, c’est donc la manière dont la musique se matérialise aux yeux de l’auditeur qui est à prendre en considération et qui fait que, comme nous le verrons infra, le modèle éditorial peut difficilement s’appliquer et n’est finalement pas considéré par eux comme un mode légitime de financement de la création. En d’autres termes, si l’auditeur a bien le sentiment de posséder le CD qu’il a acheté – l’objet est là pour en attester – il n’en va pas de même concernant le téléchargement d’un fichier numérique dont beaucoup n’étaient pas loin de penser que son paiement à l’unité serait quelque peu abusif : 268 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « Payer pour avoir un élément complètement dématérialisé, surtout que tu peux l’avoir gratuitement – même si tu triches –, je trouve ça vraiment con. Tu achètes un produit, tu achètes un album, il y a une pochette, il y a un CD. Si c’est juste pour avoir un encodage, je trouve que c’est du foutage de gueule. Ça m’est complètement étranger d’acheter de la musique en ligne. A la limite, d’acheter un CD en ligne ça ne me dérangerait pas – même si je ne l’ai jamais fait. Ça ne me dérangerait pas d’acheter un CD et de me le faire livrer, d’acheter un vinyle et de me le faire livrer » (Naïm, 25 ans, architecte). Contrairement à l’achat d’un album qui correspond, pour l’auditeur, à une manière de mettre en valeur un artiste en particulier, la consommation de musique via les formats audionumériques relève plutôt d’un moyen pour lui d’ajuster et de modeler sa consommation en fonction des variations de ses émotions tout au long de la journée. Dans le cadre de l’opulence musicale, c’est bien l’auditeur qui est au centre du processus et non l’artiste ; il ne s’agit donc pas tant pour lui de privilégier un morceau en particulier, que de les avoir tous à sa disposition afin de les mettre au service de sa subjectivité et de ses moindres humeurs. En d’autres termes, si l’achat d’un album peut être vu comme une manière pour l’auditeur d’affirmer une certaine forme d’authenticité en affirmant par là son attachement à un artiste en particulier, la consommation ubiquitaire est plus à mettre en relation avec l’injonction sociale à la flexibilité et à la capacité du sujet de se réinventer constamment : « Question : télécharger de la musique payante sur Internet, est-ce que vous le feriez ? Réponse : non, je pense que non. A moins qu’il y ait vraiment toutes les musiques que je recherche. S’il y avait vraiment toutes les musiques que je recherche, peut-être. S’il y avait vraiment, exactement tous les albums que je veux, toutes les musiques que je veux, là oui » (Guillaume, 19 ans, étudiant). Dès lors, il apparaît que la question ne se situerait pas tant dans le fait de payer ou non pour écouter de la musique, mais plutôt dans celui de savoir selon quelles modalités l’auditeur est prêt à le faire. A cet égard, il semblerait que le paiement à l’acte soit quelque peu inadapté à une consommation s’inscrivant dans le cadre d’une opulence musicale et que le système de l’abonnement soit finalement celui qui ait les faveurs des auditeurs. Un service donnant accès à une profusion de contenus musicaux ne peut se monnayer de la même manière que dans le cadre d’une consommation à l’acte, et si l’ubiquité a un prix, il serait plus à chercher du côté des politiques tarifaires pratiquées par les opérateurs de téléphonie mobile : « Vue ma consommation, je pourrais payer vingt euros par mois. Après, il faut voir ce que je suis capable de télécharger. Si c’est illimité, je mettrais le prix je crois. Autant qu’un abonnement de portable, je crois même que je préfèrerais le mettre là-dedans. Mettre vingt euros sur un album où il 269 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement y a onze chansons, ça fait quand même chier. Parce que dans mon environnement en tout cas, ils n’écoutent plus aussi intensément qu’avant, c’est comme moi. On écoute un CD et on passe à autre chose. Donc forcément, si on écoute un CD une fois et qu’on l’achète vingt euros… C’est vrai que ça fait un peu rapport quantité/argent, mais si aujourd’hui je me mettais à acheter tout ce que je consomme, ça me reviendrait vite très, très cher. Sinon, j’écouterais moins de musique. Après faut voir, je peux bien me limiter, mais c’est vrai que je crois qu’illimité c’est le mieux. Mon Dieu ! C’est comme le portable ! » (Fabienne, 23 ans, assistante sociale). Nous pouvons voir ainsi dans cet extrait que les services relevant de la communication et de la culture seraient de plus en plus considérés selon une logique relevant du paiement forfaitaire, paiement qui autoriserait par la suite le consommateur à jouir sans limite des contenus disponibles. Dans la mesure où de plus en plus d’offres vont dans ce sens – abonnement à Internet, les cartes donnant un accès illimité aux séances cinématographiques des multiplexes ou certains forfaits de téléphonie mobile – les consommateurs n’auraient finalement aucune raison de penser que l’écoute de musique enregistrée devrait échapper à cette tendance. De fait, il semblerait que les différents acteurs – et nouveaux acteurs – de la filière soient en train de faire évoluer leurs positions sur ces questions et acceptent progressivement l’idée de la mise en place de services d’accès illimité à des contenus musicaux numérisés, le tout moyennant le paiement d’une somme préalablement définie par l’opérateur et les ayants droit114. Au-delà des implications économiques qui seront analysées plus en détail infra, ces évolutions agissent comme un révélateur de toute une série de changements dans le rapport que les individus entretiennent avec la culture et les créations artistiques, celles-ci semblant être de plus en plus appréhendées comme des artefacts au service du sujet, artefacts dont celui-ci devrait pouvoir jouir sans restriction. De ce point de vue, le monde décrit par Valéry dans La conquête de l’ubiquité semble être devenu, à bien des égards, une réalité des plus prégnantes dans les sociétés modernes. Il convient toutefois d’en interroger les implications socio-culturelles profondes, et ce en allant au-delà d’une simple mise au jour des nouveaux modes de consommation rendus possibles par les innovations techniques et en interrogeant les manières de faire des auditeurs au quotidien. 114 « Royaume-Uni : Un FAI suggère de lancer un service de musique illimitée pour lutter contre le piratage », article publié sur le site Numerama.com, le 10 septembre 2009, consultable à cette adresse : http://www.numerama.com/magazine/13878-royaume-uni-un-fai-suggere-de-lancer-un-service-de-musiqueillimitee-pour-lutter-contre-le-piratage.html (consulté le 11 septembre 2009). 270 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement … à la réalité des limites du sujet Valéry a donc très tôt été capable de donner une vision relativement juste des modes de consommation de la culture – et plus particulièrement de la musique – qui allaient se développer pour finalement devenir la réalité quotidienne des individus aujourd’hui. Cette présentation d’un futur proche laisse par ailleurs percer un véritable enthousiasme de la part de l’auteur quant aux conséquences sociales – très largement bénéfiques selon lui – de ses nouveaux modes de consommation des œuvres artistiques. Il voyait là le moyen de « de pouvoir changer à son gré une heure vide, une éternelle soirée, un dimanche infini, en prestiges, en tendresses, en mouvements spirituels » (VALERY, 1924, p. 5), considérant que cette opulence musicale à venir allait ainsi permettre d’enrichir chaque moment de l’existence des individus, de leur rendre d’une certaine manière la vie plus douce. Tout juste espère-t-il que « nous n’allons point à [un] excès de sonore magie » (ibid.), laissant entrevoir – au détour d’une phrase – qu’une musicalisation totale de la société n’était peut-être pas forcément souhaitable – mais pour des raisons que l’auteur ne développe jamais dans son texte. Mais il existe tout un pan aveugle dans l’approche de Valéry – qu’il partage finalement avec nombre de techno- déterministes – qui est celui des limites physiques, physiologiques et matérielles du sujet propres à tout être humain. Nous retrouvons dans ce texte une fascination – elle aussi très actuelle – face aux possibilités offertes par les innovations techniques et dont le mode de raisonnement qu’elle induit amène à faire découler de celles-ci toute une série de changements sociaux. En d’autres termes, Valéry est techno- déterministe en ce qu’il semble penser que l’analyse des possibilités offertes par la technique lui permettrait de prédire l’avènement d’une société plus harmonieuse, plus cultivée et plus sensible aux richesses des différentes œuvres produites au cours de l’histoire de l’humanité. Son texte n’est finalement fondé que sur l’énoncé des potentialités – considérées comme quasi illimitées – des techniques tout en omettant de les mettre en relation avec les limites – bien réelles pour leur part et en grande partie indépassables – du sujet. Par ailleurs, Valéry semble ne pas réellement prendre en compte le fait que la technique émerge du social, en est une des dimensions et que les mutations dont il est l’objet trouvent leurs fondements dans des déterminations multiples et très souvent contradictoires. Finalement, et pour en revenir aux limites du sujet, il convient de bien garder à l’esprit que les principales d’entre elles restent celles – très prosaïques mais qui sont parfois mises de côté au moment de construire une argumentation autour de l’innovation technique – du temps qui passe et donc de la finitude des existences de tout un chacun. Ainsi les innovations techniques, malgré 271 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement le sentiment qu’elles peuvent donner au sujet de pouvoir s’affranchir du temps et de l’espace, n’abolissent ni les distances ni le temps qui passe ; elles ne font – et c’est finalement déjà beaucoup au regard du travail d’analyse que cela implique pour le chercheur – que favoriser un mouvement plus globale d’altération dans la manière dont le sujet appréhende ses notions fort complexes. Mais que le sujet puisse avoir le sentiment de pouvoir vivre mille vies différentes grâce aux technologies ubiquitaires ne change rien au fait que la nature ne lui en a donné qu’une seule, et qu’un élargissement de l’éventail des possibilités qui s’offrent à lui ne l’exonère en rien de cette obligation qu’il aura à moment ou à un autre de devoir choisir. En conséquence, si le choix peut être considéré comme illimité – ou du moins donner l’impression de l’être – le temps de vie du sujet lui ne l’est pas, et les cinq minutes que l’auditeur aura pris pour écouter un morceau de musique particulier ne lui seront jamais redonnées ; il pourra toujours le réécouter, mais cela ne le fera pas rajeunir de ces cinq minutes en question. Car si répétition d’une piste musicale peut donner ce sentiment à l’auditeur d’accrocher le temps et de le figer en quelque sorte dans le moment de l’écoute, il n’en reste pas moins qu’il a bel et bien consommé une partie de son capital vital. A cet égard, c’est une consommation qui n’en est pas vraiment une dans la mesure où le sujet ne peut pas choisir « d’épargner » le temps qui lui reste, juste tenter de choisir – si la possibilité lui en est laissée – comment il va l’agrémenter : « Le charisme de l’immédiat et du spontané ne vaut qu’à l’échelle du « petit homme » […] ; son éventuel étalement dans l’espace n’est pas susceptible de remédier à la saturation du temps humain quotidien : le temps est un capital qu’on épuise, il n’est pas renouvelable, il n’est pas multipliable »115 (MOLES, 1986, p. 211). L’individu en manque que nous évoquions supra serait donc avant tout un individu en manque de temps, et l’opulence musicale ne change en rien cette donnée fondamentale de l’existence des sujets. Bien au contraire, elle met plus que jamais l’auditeur face à ses responsabilités car il se trouve dans une situation où d’une certaine manière tout dépendrait de lui, de ses choix et de ses arbitrages en matière de consommations musicales. Si l’opulence musicale lui permet, d’un côté, de pouvoir avoir à accès à un vaste répertoire de morceaux, il n’en demeure pas moins qu’il lui sera malgré tout impossible de tous les écouter. Dès lors, le sujet peut bel et bien avoir le sentiment que sa liberté d’action s’élargie – ceci correspondant au versant gratifiant et jouissif des technologies de l’ubiquité – mais dans le même temps il doit plus que jamais accepter de devoir se priver, et ressentir ainsi – et de manière peut-être plus aigue qu’auparavant – qu’il existe une 115 C’est nous qui soulignons. 272 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement infinité d’expériences potentiellement gratifiantes pour lui qu’il ne pourra pas vivre, alors même qu’elles seraient « à portée de main ». L’opulence musicale n’aboutirait finalement qu’à lui faire pleinement ressentir tout ce à côté de quoi il va passer au cours de son existence, le faisant alterner entre un sentiment de toute-puissance et la douloureuse expérience de son impuissance : « Que veut-on faire quand on peut tout faire ? Que veut-on voir quand on peut tout voir ? Que veut-on retenir quand on peut tout retenir ? En bref, que faire des archives, qu’elles soient privées ou publiques et quelles sont les nouvelles valeurs organisant notre vie dans une société où se préfigure l’opulence communicationnelle ? Comment l’individu exploitera-t-il ce fondement ruineux de notre substance : ce « temps de vie » qui n’est pas extensible et où le choix de parler avec X signifie nécessairement le refus de parler avec Y »116 (MOLES, 1986, p. 232). Quelles que soient la puissance des débits du réseau Internet et l’augmentation exponentielle des capacités des supports numériques de stockage, l’auditeur ne peut échapper à cette question et à cette obligation de faire des choix. Comme le rappelle Ehrenberg, « on ne quitte pas l’humain, […] celui-ci reste enchaîné à un système de significations qui le dépassent et le constituent simultanément » (EHRENBERG, 2000, p. 292) et si les progrès techniques peuvent donner le sentiment au sujet qu’il peut échapper à ce système, l’action la plus quotidienne et la plus triviale qui soit – et qui consiste tout simplement à savoir s’il va écouter les Beatles plutôt que les Rolling Stones – le ramène constamment, qu’il en ait ou non conscience, à cette réalité. Or si dans ce cas le choix peut être facilement compensé par la suite – l’auditeur peut écouter le groupe de Paul McCartney puis celui de Mick Jagger, son « temps de vie » disponible l’autorise à le faire sans qu’a priori il en nourrisse une quelconque frustration par la suite – il n’en va pas de même dans le cadre d’une société où règnerait l’opulence musicale, car à ce moment l’auditeur n’est plus en mesure d’opérer une compensation dans la mesure où l’écoute illimitée de musique est une potentialité technique – ou une offre commerciale – qui l’oblige à devoir accepter qu’il existera toujours une infinité de références musicales dont il devra, par manque de temps, se priver : « Si, comme le pensait Freud, « l’homme devient névrosé parce qu’il ne peut supporter le degré de renoncement exigé par la société », il devient déprimé parce qu’il doit supporter l’illusion que tout lui est possible » (ibid., p. 293). Les TIC et les ICIC sont porteuses de cet imaginaire propre aux sociétés du capitalisme avancé et qui sont elles-mêmes mues par une idéologie profondément prométhéenne contribuant à entretenir cette illusion que tout est possible. Mais la réalité quotidienne des auditeurs que nous 116 Souligné par l’auteur. 273 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement avons interviewés durant notre enquête était toute autre, car passée une forme d’émerveillement face à toutes ses références musicales si facilement accessibles, l’auditeur est bien obligé de constater que, à l’usage, la frustration n’a pas disparu avec l’opulence et quelle-ci peut même contribuer, dans certains cas, à l’accentuer : « Question : votre façon d’écouter de la musique a évolué ? Réponse : je pense que ça a évolué avec la technologie. Avant, quand j’achetais un CD, je pouvais l’écouter dix fois, vingt fois. A ce moment-là, j’attendais plus la suite des albums, je faisais plus attention. Maintenant, il y a tellement d’artistes, ça va tellement vite que j’écoute plus sur l’instant. Je pense que c’est moins bien. Au niveau quantité, c’est vraiment mieux parce que du coup on découvre beaucoup plus de choses, c’est ce que j’aime beaucoup, après je trouve que c’est un peu dommage d’être dans cette surconsommation, sans plus savoir apprécier. Ça me satisfait, mais après j’ai conscience que j’ai toujours besoin de nouveautés. Des fois je me dis que j’ai toujours besoin d’avoir le truc nouveau, un truc qui sort de l’ordinaire. J’aime bien me faire surprendre je pense. Je me suis ouverte et je me suis enrichie, après c’est dans la manière de traiter la musique que ça me déplait effectivement. C’est se créer des besoins que d’avoir trop de musique. Question : et est-ce qu’avant, il y avait une frustration ? Réponse : oui, parce que les CD restaient chers. Mais pas une frustration dans le sens où j’ai besoin de découvrir d’autres choses, c’était une frustration de ne pas pouvoir acheter. Mais j’ai l’impression que plus le temps passe, plus j’écoute de la musique, plus je suis frustrée. Mais ça c’est parce qu’on se crée des besoins. Je me crée des besoins, je pense. Avant je me serais limitée à un artiste et j’aurais été contente. J’avais son album, j’étais contente, je n’écoutais que ça, je n’adorais que ça. Maintenant la musique c’est illimité, du coup la frustration, aussi minime soit-elle, est peutêtre plus présente. J’ai toujours l’impression de ne pas être à la page, qu’il y a toujours un truc nouveau derrière ce que j’écoute. Le fait d’être abonnée aux Inrocks, ça me maintient dans là-dedans, parce que chaque semaine ils te sortent dix mille trucs nouveaux. Non mais ça rend fou sérieux ! C’est paradoxal de dire que je suis plus frustrée maintenant alors que je consomme d’avantage de musique » (Fabienne, 23 ans, assistante sociale). Nous nous sommes permis de reprendre ici un extrait d’entretien inhabituellement long, mais il nous a semblé que celui-ci offrait une illustration des plus exemplaires – et fort bien formulée par l’auditrice elle-même – du décalage très net qui existe entre une certaine représentation de la technique qui permettrait de se réaliser en tant qu’individu – et qui essaime dans de nombreux types de discours (politiques, journalistiques, scientifiques…) – et la manière dont les individus vivent cette promesse d’accomplissement personnel dans leur vie de tous les jours. Si les TIC leur permettent effectivement d’avoir un accès aux contenus musicaux jamais connu auparavant – réalisant en cela un désir de toute-puissance culturellement ancré au plus profond d’un imaginaire 274 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement propre aux sociétés modernes, et dont le nouvel esprit du capitalisme offrirait une sorte de condensé idéologique – il n’en reste pas moins que l’évolution du sujet – notamment dans sa capacité à gérer cette opulence au quotidien – ne suit pas le rythme, loin s’en faut, imposé par l’innovation technique : « [L’être humain] ne se modifie que très lentement dans ses aptitudes, dans ses désirs et dans ses tables de valeur, que son adaptation à la société technologique reste toujours « extérieur », mais que l’être interne n’est pas très différent de ce qu’il était il y a quelques siècles. Il sait que de façon générale, il existe un délai quasi biologique pour accepter le changement : l’homme, le petit homme reste la mesure de toutes choses »117 (MOLES, 1986, p. 237). Face aux discours de type prométhéen qui accompagnent l’innovation technique et favorisent son avancée dans les sociétés du capitalisme avancé, il convient de garder à l’esprit que les représentations, les usages sociaux et les pratiques culturelles se situent à des niveaux de temporalité différents. Abraham Moles rappelle à cet égard que l’avènement d’une société qui serait celle de l’opulence communicationnelle, bien que souvent présentée comme profondément désirable et souhaitable au regard des orientations sociales dominantes, n’implique pas que les individus aient d’emblée les compétences requises pour être en mesure de composer au jour le jour avec cette profusion de signes divers. Certains travaux soutiennent à cet égard que les sociétés modernes seraient celles de l’hyperchoix et notamment une étude récente menée par le CREDOC évoquant une civilisation qui serait celle « [du] choix jusqu’à l’excès, [du] plus haut degré du choix » 118. Dans ce contexte, le sujet se doit de mettre en place des tactiques – plus que des stratégies, qui est le terme utilisé dans la recherche du CREDOC – afin de pouvoir évoluer dans cet écosystème où règnerait l’opulence. Il doit surtout être en mesure de formuler lui-même des « critères du remarquable » afin d’être capable de choisir ce qu’il va écouter, mais aussi dans quel contexte il va l’écouter et selon quelles modalités : « De nouvelles valeurs de choix se dessinent […] ; le critère du remarquable, le critère du budgettemps, le critère d’accessibilité du message ou du document à une texture socio-culturelle donnée, paraissent devoir régir une société de la communication dans laquelle la relation interpersonnelle, 117 Souligné par l’auteur. 118 Centre de Recherche pour l’Etude et l’Observation des Conditions de Vie, « Tests statistiques sur l'hyperchoix et les stratégies du consommateur », novembre 2006, consultable en ligne : http://www.credoc.fr/pdf/Rech/C226.pdf (consulté le 12 septembre 2009). 275 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement sans rapport avec un charisme excédentaire, prendrait le pas sur la civilisation consommatoire des mass-media »119 (MOLES, 1986, p. 233). Face à cette profusion de contenus musicaux numérisés, il semblerait que la notion d’aura, loin d’être complètement liquidée comme le pensait Benjamin, soit au contraire des plus recherchées par les auditeurs. Loin d’avoir permis de dépasser la dimension cultuelle de la consommation des œuvres artistiques, la reproduction mécanique de celles-ci semble avoir au contraire exacerbé un désir chez les individus de vivre des expériences qui les relieraient à une dimension relevant du sacré. Dans une société où la consommation ubiquitaire serait devenue la norme, il s’agit donc de se demander si l’un des critères du remarquable ne serait pas – dans une forme de contre-pied – à chercher du côté du hic et du nunc propre à la notion d’aura selon Benjamin ; c'est-à-dire non pas dans la quête d’une multiplicité de possibles que permettrait l’opulence musicale, mais dans une expérience authentique et non reproductible. La reproduction mécanique des œuvres a peut-être liquidé leur aura, mais il n’est pas certain que le sujet soit réellement disposé à y renoncer. Quid de l’aura à l’ère de l’hyperchoix ? Nous avons évoqué précédemment le fait que, selon Benjamin, l’une des principales conséquences de l’émergence de techniques de reproduction industrielle de l’œuvre d’art fut d’achever la sortie de celle-ci de sa seule fonction rituelle, pour la rapprocher encore un peu plus des individus qui devenaient dès lors autant de publics. Comme le souligne Benjamin, « les plus anciennes œuvres d’art naquirent au service d’un rituel, magique d’abord, puis religieux […], la valeur unique de l’œuvre d’art « authentique » se [fondant] sur ce rituel qui fut sa valeur d’usage originelle et première »120 (BENJAMIN, 2000, p. 280) ; selon lui, cette fonction rituelle de l’œuvre d’art aurait peu à peu disparu dans les sociétés modernes, la Renaissance marquant dans son analyse les débuts d’une émancipation de l’artiste vis-à-vis du pouvoir religieux. Dès lors, l’œuvre d’art n’est plus tant pensée comme un artefact permettant à tout un chacun de faire l’expérience du sacré, mais bien plutôt comme une création devant être appréhendée pour elle-même, selon des critères qui n’appartiendrait finalement qu’à elle et surtout dégagée de toute contingence religieuse. Benjamin distingue ainsi deux dimensions de l’œuvre d’art – ou deux valeurs d’usage – qui sont sa valeur cultuelle et sa valeur d’exposition, l’auteur considérant à cet égard que « le passage du premier mode de réception de l’art au second conditionne en général tout le processus historique 119 Souligné par l’auteur. 120 Idem. 276 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement de l’accueil fait aux œuvres d’art » (ibid., p. 283). L’œuvre d’art ne serait donc plus, au moment de sa conception, pensée comme un moyen de relier l’individu au divin, mais comme un objet valant pour lui-même et devant être vu et/ou entendu par le plus grand nombre, c'est-à-dire devant être diffusé et exposé de la manière la plus large possible. Dans ce contexte, les techniques de reproduction mécanique viennent de ce fait accentuer et accélérer ce mouvement en cours – au même titre que le procès de numérisation aujourd’hui – ce même mouvement s’inscrivant profondément dans la longue durée : « Pour étudier l’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, il faut tenir compte de ces contextes. Car ils mettent en lumière le fait qui est ici décisif : pour la première fois dans l’histoire universelle, l’œuvre d’art s’émancipe de l’existence parasitaire qui lui était impartie dans le cadre du rituel. De plus en plus, l’œuvre d’art reproduite devient reproduction d’une œuvre d’art conçue pour être reproductible »121 (ibid., p. 281). Le dernier point développé dans cet extrait est à considérer comme l’un des apports les plus notables de Benjamin concernant les questions relevant de l’évolution des processus de production et de réception des œuvres. En l’appliquant au cadre de notre recherche, nous pouvons ainsi constater que les formes contemporaines de musiques populaires, telles que le rock par exemple, ont profondément intégré les normes de production et de diffusion liées aux techniques d’enregistrement – en toute rigueur il serait d’ailleurs bien plus juste de considérer que ces types de musiques sont le produit de ces évolutions techniques et que leur existence aurait été inconcevable sans elles. Il convient à cet égard de rappeler que l’émergence du format des singles musicaux de quatre minutes est autant liée aux contraintes commerciales propres à la diffusion radiophonique – ce format de temps permettant d’intercaler à intervalle régulier des messages publicitaires entre chaque morceau – qu’à celles de l’un des formats d’enregistrement qui s’est imposé au milieu du XXe siècle, à savoir le disque 45 tours vinyle dont les spécificités techniques obligeaient à ne pas dépasser cette durée. La musique populaire moderne est donc une musique qui, dès sa conception, est pensée pour pouvoir être diffusée et reproduite massivement, c'est-àdire pour être exposée auprès d’un public le plus large possible. Benjamin évoque dès lors cette tendance où « à mesure que les différentes pratiques artistiques s’émancipent du rituel, les occasions deviennent plus nombreuses des les exposer » 122 (ibid., p. 284) ce qui, de son point de vue, favoriserait encore un peu plus le recul de la valeur cultuelle des œuvres au 121 C’est nous qui soulignons. 122 Souligné par l’auteur. 277 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement profit de leur valeur d’exposition. Car l’aura n’est pas tant liée à ce qui est exposé qu’à une dimension débordant très largement la chose vue ou entendue, et qui serait principalement nourrie par l’imagination du sujet, elle-même appréhendée comme le produit de tout un imaginaire collectif. Dans le prolongement de cette réflexion, Benjamin considère par ailleurs que « la constante disponibilité qui caractérise le souvenir discursif et volontaire et que favorisent les techniques de reproduction, restreint le champ de l’imagination » (ibid., pp. 379-380), car selon lui les œuvres d’art reproductibles doivent être vues comme autant de stimuli venant exciter physiquement le sujet dans une expérience relevant fondamentalement du choc baudelairien constamment répété. Ce qui est vu – ou entendu – doit l’être totalement, car sa valeur d’usage réside précisément dans sa valeur d’exposition et dans sa capacité à générer un choc, c'est-à-dire non pas dans ce qu’elle cache mais bien dans ce qu’elle montre au public ; à cet égard, l’imagination ne serait donc pas à chercher du côté de l’opulence mais plutôt de celui du manque, c'est-à-dire de ce qui ne peut pas être enregistré sur un support reproductible, de ce qui apparaît mais ne peut plus ré- apparaître : « Les trouvailles de la mémoire involontaire ont ce caractère. (Elles ne se produisent d’ailleurs qu’une seule fois ; elles échappent au souvenir qui s’efforce de se les approprier. Elles confirment ainsi le concept d’aura qui voit en elle l’« apparition unique d’un lointain ». Cette définition a le mérite de rendre le caractère cultuel de ce phénomène transparent. Ce qui essentiellement lointain est l’inapprochable ; et, en effet, l’inapprochable est l’une des principales qualités de l’image qui sert au culte) »123 (ibid., p. 352). En reprenant les propositions de Moles, il serait ainsi envisageable d’avancer qu’une société qui serait celle de l’opulence musicale serait celle où serait affirmé avec force le primat de la valeur d’exposition au détriment de la valeur cultuelle, cette dernière étant inexorablement amenée à reculer dans les sociétés du capitalisme avancé. Une fois encore, l’idée directrice qui sous-tendrait ce projet au long cours serait de rendre proche ce qui est lointain, d’approcher l’inapprochable. Faut-il pour autant en conclure, comme l’avance Benjamin, à la disparition de l’aura ? L’auteur insiste régulièrement sur le fait que « sentir l’aura d’un phénomène, c’est lui conférer le pouvoir de lever les yeux » (ibid., p. 382), c'est-à-dire offrir au sujet la possibilité de sortir des contingences du quotidien via la focalisation de son attention sur un événement précis et accéder ainsi à une certaine forme d’authenticité de l’expérience vécue, authenticité qui serait dès lors fondamentalement liée à un lieu et un moment particulier, non reproductible en somme. Poser la question de l’aura à l’ère d’une opulence musicale permise par la reproductibilité technique ne 123 Souligné par l’auteur. 278 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement revient donc pas forcément à diagnostiquer son inéluctable disparition dans les sociétés modernes, mais plutôt à interroger les attentes du sujet quant à l’authenticité des expériences qu’il vit au quotidien. Car c’est bien parce que la société de l’opulence communicationnelle – et artistique – est devenue une réalité des plus triviales que se pose la question de l’aura et de sa fonction, et que l’hypothèse de sa liquidation peut dès lors être formulée – en toute rigueur, les sociétés traditionnelles ne se posent pas la question de l’aura, celle-ci est constitutive de leur existence et donc profondément naturalisée. Les techniques d’enregistrement en tous genres ont ainsi permis de rapprocher l’œuvre des individus qui la consomment, participant ainsi de la réification des créations artistiques et de la multiplication de leurs occurrences, le tout au service de l’individu et de ses projets d’autocréation de soi. Cette dimension technique pourrait donc être vue comme la matérialisation d’un primat donné à l’individu, l’art n’étant plus au service du sacré mais de celui du sujet présenté comme tout-puissant. L’opulence musicale ne devrait donc pas tant être considérée comme la concrétisation d’orientations sociales visant la destruction de l’aura, mais bien comme une tentative – dont on peut penser, de par la nature même du concept d’aura, qu’elle serait vouée à l’échec – de la figer afin que le sujet puisse l’intégrer à son quotidien. Car nous ne pensons pas que les sociétés mues par le nouvel esprit du capitalisme recherchent la liquidation de l’aura et de la valeur cultuelle des œuvres, nous considérons au contraire – et l’hypothèse reste ici à vérifier – qu’elles s’inscriraient dans une tentative de synthèse des valeurs cultuelles et d’exposition – celles-ci revêtant dès lors une dimension quasi anthropologique – correspondant à la double injonction faite au sujet d’être à la fois authentique et flexible dans son (ses) mode(s) d’être et son (ses) mode(s) de vie. Mais à la différence de l’aura telle que décrite par Benjamin, le culte rendu ne le serait pas à une entité supérieure relevant du divin, mais à l’individu lui-même mis au centre de son projet de vie et dont l’accomplissement personnel deviendrait ainsi le principal horizon. Il ne s’agirait donc pas ici d’une recherche de Salut dans l’au-delà mais bien de celle d’une réalisation de soi ici-bas. Tout comme l’aura, la notion même de culte n’aurait pas disparu mais se serait par contre déplacée en direction d’un culte de soi. Si cette hypothèse se vérifie, l’idéaltype de l’auditeur dans les sociétés modernes serait celui d’un individu qui rechercherait alternativement une disponibilité à chaque instant de ses œuvres musicales préférées – désir qui serait celui de leur plus grande valeur d’exposition via des techniques de reproduction et de diffusion de plus en plus performantes – mais aussi la possibilité de réintroduire une forme d’authenticité non reproductible dans la manière dont il les consomme, c'est-à-dire non pas dans l’ubiquité mais dans un temps et un lieu bien définis. Dès 279 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement lors, le fait même de payer pour de la musique – alors même qu’elle est accessible gratuitement – devient une sorte d’événement qui, en donnant une certaine valeur à un artiste en particulier, permet – dans le même temps – d’en donner à l’existence du sujet, celle-ci se trouvant rehaussée d’un surplus signification ; mais ce surplus ne viendrait pas ici d’une quelconque transcendance divine, mais du sujet lui-même qui déciderait ainsi de donner de l’importance à une œuvre en particulier, de lui conférer en somme le pouvoir de lui faire lever les yeux : « Réponse : rien que le fait de télécharger un titre payant, ça le met déjà en valeur par rapport à tous les autres qu’on a téléchargés illégalement, alors qu’il n’a pas forcément plus de valeur. Là, ils sont tous gratuits, on les a tous à disposition sans problème, on les écoute tous dans la même playlist, ce qui change juste c’est l’humeur. Tandis que lorsque j’achète un vrai CD, je sais que ce CD je l’aurai payé, c’est une façon de donner de la valeur au groupe. Sinon, depuis deux ou trois ans je vais de plus en plus à des concerts. C’est équivalent pour moi. C’est un peu histoire de faire ressortir le groupe, de me dire : « ce groupe là, je l’aime vraiment bien, j’ai le CD » ou : « ce groupe-là, je l’aime vraiment bien, je suis allé le voir en concert ». Question : quitte à dépenser 15 euros ce sera plutôt pour un concert ? Réponse : oui parce que le CD on sait qu’on pourra le retrouver en téléchargement, tandis que même un CD live, c’est rien du tout par rapport à un concert » (Jules, 18 ans, étudiant). Le live reste l’expérience porteuse d’aura par excellence, Jules expliquant à cet égard fort bien que l’enregistrement d’un concert n’est déjà plus le concert, et que ce qu’il recherche dans ce type de manifestation n’est finalement pas tant du côté de la chose écoutée que de l’expérience vécue dans toute son authenticité. C’est donc au moment où les contenus musicaux sont devenus accessibles de manière ubiquitaire que la notion d’aura reviendrait au premier plan, notion qui, loin d’être liquidée, n’a peut-être jamais – comme ensemble de valeurs d’usage – été autant recherchée par les auditeurs. Car la quête de singularité individuelle ne peut se contenter de ce que tout le monde peut avoir, or l’opulence est a priori disponible pour tous. En conséquence, nous pouvons considérer que l’aura n’a pas disparu avec le règne de l’opulence musicale, mais qu’elle semble s’être radicalement déplacée du côté de la réception et de l’écoute, le tout dans une démarche visant à amener dans chaque moment du quotidien du sujet ce qui, auparavant, relevait du sacré, ce dernier étant débarrassé de sa portée religieuse. Alors que l’opulence musicale semble être pleinement accomplie, la question de l’aura n’a pas – contrairement aux prédictions de Benjamin – été évacuée et se pose au contraire avec d’autant plus de force que le sujet, dans un monde où tous les contenus culturels seraient disponibles pour tous, est guidé par un projet de vie qui vise l’authenticité et que l’expérience de l’aura peut lui permettre de réaliser. Mais il est une différence de taille avec les sociétés traditionnelles qui est que les expériences porteuses d’aura ne 280 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement sont plus énoncées d’avance par une autorité religieuse, mais sont à inventer par le sujet via les choix et les arbitrages qu’il opère quotidiennement dans les contenus qui lui sont proposés par les ICIC. L’aura n’a pas disparu, elle s’est déplacée, réinventée et résiderait dans l’autorité du sujet lui-même. 281 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Partie 3. Les stratégies de l’industrie musicale face aux tactiques des auditeurs : influences réciproques Au cours de deux précédentes parties, nous avons successivement interrogé, en nous attachant à rendre précisément compte de leurs dynamiques respectives, deux dimensions du social : celle de la technique – et de ses usages – et celle de la pratique d’écoute de musique enregistrée – et de ses valeurs d’usages. Dans le cadre d’une analyse des mutations des ICIC, et plus particulièrement de celle de l’industrie musicale, la mise en relation de ces deux dimensions apparaît comme profondément heuristique pour une démarche visant la compréhension des mouvements en cours dans les différentes filières. Leur appréhension simultanée nous semble ainsi constituer une entrée susceptible d’offrir des apports significatifs dans une recherche visant à mettre à jour les modalités d’articulation entre les stratégies des acteurs industriels – ainsi que les mouvement observables au sein d’une même filière – et les manières de faire des individus au quotidien, et soutenons à cet égard que les deux s’influencent réciproquement et participent de la constitution et de la délimitation du champ étudié. Du point de vue de la recomposition actuelle du marché de la musique enregistrée, celle-ci ne peut être vraiment comprise que si le travail de recherche prend en compte les différentes tactiques d’auditeurs qui se sont popularisées et ont essaimé au cours de la dernière décennie, au premier rang desquelles se place l’échange de fichiers audionumériques, que ce soit via Internet ou selon des modalités relevant des relations interpersonnelles. Car si la copie de musique enregistrée par les auditeurs ne date pas de l’apparition des premiers logiciels de peer-to-peer et s’inscrit quasiment dès ses origines dans la réalisation de cette pratique culturelle, Internet et le procès de numérisation ont permis de lui donner une toute autre ampleur, venant dès lors déstabiliser les modèles économiques qui s’étaient progressivement mis en place et la position stratégique que les majors du disque avaient acquise au sein de cette filière. Sans réellement le vouloir – et en ne faisant finalement qu’utiliser les moyens les plus efficaces pour assouvir un appétit pour les contenus musicaux que l’industrie a elle-même suscité et alimenté – les auditeurs ont, de par les usages qu’ils ont fait des différentes technologies numériques mises à leur disposition, participé de manière active à la recomposition de toute la filière, favorisant l’implantation en son sein des nouveaux entrants que sont les acteurs des télécommunications (fournisseurs d’accès à Internet et opérateurs de téléphonie mobile), ainsi que ceux du logiciel et du hardware (on pense ici en premier lieu à des firmes telles Microsoft ou surtout Apple). En nous appuyant sur les travaux de Feenberg, et en considérant la filière de la musique enregistrée comme un système intégré à une 282 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement réalité sociale plus vaste – celle des pratiques culturelles notamment – réalité dont elle dépend mais qu’elle essaye constamment d’infléchir dans un sens qui lui serait favorable, nous pouvons assimiler les tactiques des auditeurs au facteur humain – et donc social – venant interagir avec les stratégies des firmes et pouvant, à terme, obliger ces dernières à redéfinir le champ qu’elles avaient réussi à constituer et sur lequel elles exerçaient leur pouvoir d’action : « Les systèmes, en tant qu’entités autoreproductibles, sont des sous-ensembles fragiles de complexes d’éléments agissant les uns sur les autres, organisés de manière beaucoup plus lâche et qui peuvent servir de support à plusieurs projets systémiques qui se chevauchent. J’appelle ces complexes plus étendus des « réseaux ». […] Parmi les éléments des réseaux, il y a des êtres humains dont la participation a une dimension symbolique aussi bien que causale. Ils sont capables de représenter le système et d’agir sur lui à partir d’un monde vécu qui en est exclu. Ils peuvent exploiter le système et le détruire comme des bacilles dans la circulation sanguine, mais ils sont également capables de réorganiser le réseau en s’opposant aux dirigeants du système pour produire une nouvelle configuration des ressources qu’il contient. […] Les dirigeants du système prennent conscience du contexte plus général de leur activité en ayant à faire face à des résultats inattendus et à des ruptures du système qui font ressortir les éléments qui ne sont pas complètement contrôlés ou intégrés au réseau. La traduction fonctionnelle des problèmes révélés par ces ruptures est une étape essentielle de la restructuration du système. Quand cet effort réussit, on tend à oublier que toute fonction donnée est un choix effectué parmi un large éventail de possibilités rendues manifestes par les défaillances du système, y compris celles qui vont à l’encontre de son maintien »124 (FEENBERG, 2004, pp. 95-96). Les mutations des ICIC ne constituent pas à proprement parler l’objet des recherches de Feenberg, toutefois l’extrait ci-dessus offre une modélisation qui nous paraît pouvoir s’appliquer à la recomposition de l’industrie musicale, permettant dès lors d’en appréhender finement les évolutions. Car si l’action des auditeurs ne peut être qualifiée de stratégique dans ses fondements – en toute rigueur, selon la définition qu’en fait Michel de Certeau, elle ne l’est pas – elle a pourtant eu, comme nous le verrons tout au long de cette troisième partie, une influence décisive sur la manière dont les acteurs traditionnels de la filière et les nouveaux entrants ont du repenser et penser leurs stratégies visant la valorisation marchande de la pratique d’écoute de musique enregistrée. Cette démarche de recherche doit ainsi favoriser une vision d’ensemble des mutations en cours, vision qui prendrait tout autant en compte l’évolution des modalités de production des contenus que celles de leur consommation, le tout dans le cadre d’une analyse croisée mettant à jour une relation entre ces deux pôles relevant d’une dynamique de type profondément 124 C’est nous qui soulignons. 283 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement structurant/structuré. Cette approche n’implique ni que nous posions ces deux termes sur un pied d’égalité – les firmes gardent un pouvoir d’action que les auditeurs pris individuellement ne peuvent avoir – ni que nous remettions en cause l’antériorité de l’offre dans le cadre de notre analyse – les tactiques des auditeurs n’ont de terrain d’expression que celui qui leur est imposé, ce qui signifie en d’autres termes qu’ils doivent toujours « faire avec » l’offre technique et celle des contenus musicaux effectivement disponibles. Elle implique néanmoins de considérer que les pratiques culturelles et leurs modes de réalisation au quotidien ont une influence décisive sur l’évolution des modèles socioéconomiques des ICIC, et que les firmes qui les composent – si elles ont une certaine capacité à orienter ces pratiques dans un sens dont elles pourront par la suite tirer avantage – sont dépendantes de mutations sociales plus globales sur lesquelles elles n’ont finalement pas réellement de prise. A titre d’exemple, les représentations imaginaires sociales des auditeurs autour de la création musicale évoquées supra, ainsi que l’aspiration socialement construite qu’ils expriment de s’accomplir au niveau personnel, échappent pour une large partie aux stratégies des firmes en question : elles peuvent en profiter (comme cela a été le cas pendant les années 80 et 90 pour les majors du disque qui ont bénéficié d’une croissance sans précédent au cours de cette période) tout comme ces tendances peuvent se retourner contre elles et les obliger à repenser leurs stratégies de valorisation marchande des contenus qu’elles produisent. Par ailleurs, l’idéaltype de l’auditeur contemporain ne semble pas fondamentalement différent dans ses aspirations de celui qui lui préexistait vingt ans auparavant, il a par contre à sa disposition une diversité d’outils numériques autrement plus efficaces pour pouvoir les assouvir. En conséquence, pour comprendre les mouvements observables actuellement dans l’industrie musicale, il convient de les interroger à la lumière de l’évolution des modalités de réalisation de la pratique d’écoute de musique enregistrée dans la vie de tous les jours des auditeurs. C’est dans cette optique que nous rejoignons Pierre Mœglin lorsque – évoquant la démarche d’analyse visant l’explication des mutations des modèles socio-économiques des ICIC – il souligne le fait que « [ces] mutations affectent tout autant pratiques, dispositions réglementaires, représentations communes » (MŒGLIN, 2007, p. 159), considérant de ce fait qu’un programme de recherche de ce type peut difficilement faire l’impasse sur une approche prenant en compte l’analyse des pratiques et des usages des publics. Ainsi nous partageons pleinement le désaccord de cet auteur avec Rieffel, ce dernier considérant notamment que « le point aveugle d’une approche reposant uniquement sur la notion d’industries culturelles est sans conteste l’absence de 284 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement prise en compte du comportement effectif du public des médias » 125 (RIEFFEL, 2005, p. 80) ; nous pensons bien au contraire qu’une théorie des industries culturelles peut (et doit) être envisagée sous l’angle de la réception et des tactiques des individus, celles-ci participant activement – mais très rarement consciemment – des évolutions des stratégies des différentes firmes qui s’insèrent dans une filière donnée. Ainsi, notre réflexion se démarque-t-elle profondément de celle de Rieffel lorsqu’il considère que la grille d’analyse découlant du type d’approche susmentionné « se place uniquement du point de vue de l’émetteur et omet de s’interroger sur les modalités d’appropriation par les récepteurs des discours et images provenant des médias » (ibid.). Il s’agit précisément de l’une des richesses épistémologiques des travaux sur les mutations des industries culturelles que de favoriser une approche transversale sur ces questions, c'est-à-dire une approche interdisciplinaire à même de relier les niveaux micro-, méso- et macro- et visant à faire ressortir la complexité des déterminations réciproques qui sont à l’œuvre, et non à les passer sous silence en proposant des modélisations qui négligerait un pôle (celui des pratiques culturelles) au profit d’un autre (celui de la production). A cette fin, nous reprenons ci-dessous la définition des médias formulée par Bernard Miège et qui nous semble mettre à jour toute la complexité des modèles socio-économiques dans les ICIC, faisant apparaître les différents niveaux qui la composent et qui se structurent mutuellement : « De notre côté, nous avons régulièrement défini les médias comme des dispositifs sociotechniques et sociosymboliques, basés de plus en plus sur un ensemble de techniques (et non plus sur une seule technique comme primitivement) permettant d’émettre et de recevoir des programmes d’information, de culture et de divertissement, avec régularité sinon de plus en plus en permanence, dans le cadre d’une économie de fonctionnement qui leur est propre (ainsi de l’économie du « double marché » de la presse), et dont la mise en œuvre est assurée par des organisations aux spécificités marquées (une chaîne de télévision ne saurait être confondue avec […] une maison de disques), à destination de publics dont les caractéristiques sont plus ou moins stabilisées (le fonctionnement des journaux ou des chaînes de radio ne pourrait guère s’accompagner de variations erratiques du lectorat ou de l’audience) » (MIEGE, 2007, p. 106). Nous avons tenté de formaliser visuellement cette définition en page 288 afin d’en faire ressortir les points les plus importants évoqués par l’auteur. Il est ici essentiel de garder à l’esprit qu’un changement significatif dans un de ces niveaux est susceptible d’influer sur tous les autres et de remettre dès lors en cause l’équilibre global du modèle socio-économique et donc les règles du jeu prévalant au sein du champ. Quoiqu’il en soit, c’est en ayant à l’esprit cette complexité 125 Souligné par l’auteur. 285 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement d’ensemble qu’il convient d’appréhender les mutations de l’industrie musicale et en considérant celle-ci – ainsi que nous le développerons infra – comme une industrie de la valorisation marchande du quotidien des auditeurs, de leur aspiration à la singularité et à des modes de vie originaux et authentiques. Dans le prolongement de ces considérations d’ordre théorique, le développement de notre argumentation concernant cette question de l’évolution des modèles socio-économiques au sein de l’industrie musicale s’articulera autour de trois chapitres. Il s’agira tout d’abord d’expliciter ce que nous entendons par industrie de la valorisation marchande du quotidien, insistant sur le fait que le capital se caractérise – comme de nombreuses recherches antérieures l’ont déjà montré – par un besoin pour ainsi dire illimité de trouver de nouvelles modalités permettant d’assurer son renouvellement et son expansion. Il sera donc question dans ce chapitre de l’intégration des valeurs d’usage de la musique aux modes de vie des sujets, et des difficultés des firmes historiques de la filière à les transformer en valeur d’échange. Nous évoquerons la notion d’industrie des modes de vie et verrons que cette expansion du capital dans les sphères les plus intimes de la subjectivité du sujet ne se fait pas sans résistance, et que la notion d’incertitude va à cet égard bien au-delà de la prévision du succès de tel ou tel artiste, mais s’insinue aussi au niveau des usages que les auditeurs font des TIC pour réaliser la pratique d’écoute de musique enregistrée. Nous verrons ensuite dans le cadre d’un deuxième chapitre que ces évolutions dans les usages, s’ils sont venus déstabiliser les acteurs historiques de la filière – au premier rang duquel les majors du disque peuvent être placées –, ont aussi ouvert une brèche dans laquelle des firmes telles qu’Apple ou des acteurs venant du monde de l’Internet ont pu s’infiltrer, tirant ainsi profit de l’évolution des modalités de réalisation de cette pratique culturelle. Au-delà de l’arrivée de nouveaux entrants, c’est la recomposition de la filière musicale dans son ensemble qu’il conviendra d’interroger, en s’intéressant notamment aux mouvements de concentration à l’œuvre et de voir dans quelle mesure Internet et la numérisation – bien loin de favoriser un rééquilibrage en faveur des acteurs de plus petite taille – semble avoir accentué encore un peu plus une tendance à l’oligopolisation de l’industrie musicale. Dans un troisième et dernier chapitre, nous reviendrons enfin sur la pertinence théorique des modèles éditorial et de flot en tant qu’outils d’analyse des évolutions en cours. Il s’agira dès lors de voir si – eu égard aux changements observés dans les modes de valorisation marchande de la création musicale – ils permettent toujours d’appréhender les mutations des ICIC. Il conviendra dans cette optique d’isoler deux niveaux dans l’analyse, à savoir les modes de financement des contenus et leurs modes d’appropriation et de consommation par le consommateur. Il nous semble que ces deux dimensions doivent être bien distinguées dans le cadre d’une recherche 286 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement portant sur ces questions, car si le mode de financement des contenus culturels et informationnels ne paraît pas devoir connaître de nouveautés majeures à moyen terme – paiement par le consommateur ou par un tiers selon des modalités qui semblent pour leur part avoir évolué –, il en va tout autrement de la manière dont les individus les consomment au quotidien, qu’il s’agisse de l’accès ou de leur réception à proprement parler. En d’autres termes, les possibilités de financement de la création restent face à une alternative relativement binaire consistant à faire payer ou non une partie des frais de production des contenus à ceux qui les consomment effectivement, alors même que ceux-ci sont, par ailleurs, de plus en plus multimédiatisés afin de diversifier au maximum les fenêtres d’exposition, répondant ainsi à une différenciation des pratiques culturelles qui va en s’accroissant. 287 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement 288 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Chapitre 10. De la mise en musique du quotidien à une industrie de sa valorisation marchande La notion de musicalisation du quotidien des auditeurs a déjà été évoquée au cours de la deuxième partie et apparaît comme étant une tendance lourde dans les sociétés modernes, tendance qui participe – comme nous l’avons vu – d’un mouvement plus global visant une esthétisation de la vie de tous les jours des individus, ceux-ci se voyant dès lors offrir « un « cadre » pour [qu’ils] puissent développer leur créativité » (BOUQUILLION, 2008, p. 287). L’individu est ainsi mis au centre de son propre projet de vie, l’idée sous-jacente étant d’intensifier chaque moment de son existence, même parmi les plus triviaux. Ces différentes évolutions s’inscrivent dans le cadre d’un renouvellement idéologique du capitalisme favorisant la production, la diffusion et la popularisation de discours allant dans le sens « [d’une] représentation de la société, du politique et des citoyens globalement favorables au capitalisme » (ibid., p. 281). Car si les revendications pour des modes de vie plus authentiques et plus créatifs remontent aux années 60 et se sont dans un premier temps posées en opposition au capitalisme – celui-ci étant présenté comme profondément aliénant et contraire à l’accomplissement du potentiel subjectif du sujet – cet idéal de réalisation de soi est depuis devenu un des fondements idéologiques les plus prégnants d’un nouvel esprit du capitalisme. Boltanski et Chiapello ont ainsi montré comment ce nouvel esprit du capitalisme a pleinement intégré ces revendications à l’autoréalisation de soi, pour en faire une puissante injonction sociale à destination d’individus dès lors sommés de mener une existence digne de ce nom. En conséquence, le capitalisme n’est plus présenté comme un obstacle à la réalisation de sa propre singularité en tant que sujet, mais est au contraire vu comme le meilleur système lui permettant d’espérer y parvenir. Le capitalisme est ainsi légitimé grâce à tout un discours dont les principaux arguments visaient, originellement, sa critique radicale. Cette réappropriation a par ailleurs permis une expansion significative du capital dans des sphères dont il était jusque-là exclu, à savoir celles de l’intimité et de la subjectivité du sujet. Car s’il devient légitime de considérer que le capitalisme représente le meilleur système pour réaliser l’accomplissement d’un projet de vie, c’est précisément via la consommation que l’individu est supposé y parvenir, et notamment la consommation de contenus culturels et des TIC permettant d’y avoir accès (BOUQUILLION, 2007, p. 192). L’expansion du capital est donc allée bien au-delà de la valorisation marchande des besoins physiologiques du sujet et s’attelle depuis près d’un demi-siècle à vendre des modes de vie et des manières de se présenter aux autres. En d’autres termes, la reproduction du capital 289 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement passe de plus en plus – et presque essentiellement – par ce que nous pourrions nommer la « commercialisation de modes de vie » devant aider l’individu à se construire une identité originale. Il ne s’agit donc plus seulement d’assurer l’expansion du capital via la valorisation marchande des besoins dits primaires du sujet, mais bien d’élargir celle-ci à la subjectivité même du sujet, de générer de la valeur d’échange grâce à son désir de singularité. Les ICIC s’inscrivent fondamentalement dans cette tendance dans la mesure où les marchandises culturelles qu’elles mettent sur le marché ont une valeur d’usage incertaine liée au fait que « contrairement à la plupart des biens de consommation, ces dernières sont marquées par une faible fonctionnalité qui fait que les choix des consommateurs s’établissent moins en fonction de caractéristiques objectivables […] que de la « qualité » et de la valeur subjective attribuée au contenu » (BENGHOZI, 2005, p. 99). Dès lors, la valeur d’usage des contenus produits par les ICIC correspond à celle que les consommateurs voudront bien, d’une certaine manière, lui accorder ; le tout selon des critères relevant de la seule sensibilité de ces derniers – sensibilité qui, bien que s’exprimant individuellement, est l’expression d’un sujet socialisé et s’inscrivant à cet égard pleinement dans tout une imaginaire collectif qui le dépasse. Nous pouvons de ce point de vue considérer que ce que les ICIC – au même titre que l’industrie touristique ou celle de la parapharmacie – vendent aux consommateurs s’apparente plus à un miroir dans lequel ceux-ci espèrent pouvoir se reconnaître, voire même trouver leur soi authentique – ou qui serait du moins appréhendé comme tel. Ce que les ICIC mettent sur le marché, ce sont finalement des artefacts grâce auxquels le sujet pourra se construire une identité et avoir le sentiment d’intensifier chaque moment de son existence. En cela les ICIC peuvent donc être vues comme un des moyens mis en place par le capitalisme en mesure d’assurer sa reproduction, le tout via une tentative de valorisation marchande des modes de vie et des modes d’être du sujet, de son intimité en somme. Afin de développer ces questions liées au rôle des firmes de l’industrie musicale dans l’exploitation marchande du quotidien musicalisé des auditeurs – et les difficultés auxquelles elles sont confrontées dans le cadre de cette démarche – le présent chapitre se décomposera en deux sections distinctes. Il conviendra dans un premier temps de précisément revenir sur cette mise en musique du quotidien et sur la manière dont elle participe d’une tendance du capitalisme à promouvoir certains types de modes de vie dans les sociétés modernes, pour pouvoir en assurer ensuite la valorisation économique. Ce bref retour effectué, nous verrons dans le cadre d’une deuxième section que si la musique n’a jamais été aussi présente dans la vie des sujets – la demande et l’appétit des auditeurs pour ce type de contenu ne semblant pas devoir faiblir, bien au contraire – les firmes historiques de la filière doivent pourtant faire face, depuis près d’une 290 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement décennie, à une baisse significative des ventes de phonogrammes. Ainsi, la vente de CD est passée de 171 millions unités en 2002 à 60 millions pour l’année 2008, cette tendance à la baisse ne semblant pas devoir être enrayée126. Il s’agira donc d’interroger ce qui, en première approximation, a tout d’un profond paradoxe, car les maisons de disques sont confrontées à une remise en question significative de leur modèle socio-économique, alors même que les individus n’ont très certainement jamais écouté autant de musique. Cette section sera l’occasion pour nous de montrer que cette mise à mal des modèles historiques de valorisation des contenus musicaux est fondamentalement liée aux usages que les auditeurs ont fait d’Internet et de la numérisation, cette tactique ayant fait voler en éclat les stratégies industrielles qui prévalaient jusque là. Car ce n’est pas tant la valeur d’usage de la musique qui pose ici question – du point de vue auditeurs elle n’a peut-être jamais été aussi importante et plurielle – que la capacité des acteurs historiques à la transformer en une valeur d’échange. La pratique d’écoute de musique enregistrée intégrée dans les modes de vie modernes, les modes de vie comme marchés Nous avons vu supra que, génération après génération, la pratique d’écoute de musique enregistrée s’ancre toujours plus profondément dans les loisirs des français, jusqu’à devenir l’un des plus populaires et des plus partagés. Alors que seulement 9% de la population hexagonale déclarait écouter de la musique enregistrée tous les jours en 1973, ce pourcentage avait atteint 33% pour l’année 2003127. Par ailleurs, si le visionnage de la télévision reste le loisir le plus important en termes de temps qui lui serait quotidiennement consacré (un peu plus de trois heures en moyenne), l’écoute de musique enregistrée se classerait elle quatrième position selon ces mêmes critères et atteindrait un temps d’écoute quotidienne d’un peu moins d’une heure en moyenne128. Dès lors, on peut constater que l’écoute de musique enregistrée est une pratique culturelle extrêmement présente dans le quotidien des individus, celle-ci s’insérant dans un cadre plus vaste qui est celui de l’importance grandissante prise par les pratiques médiatiques dans les sociétés du capitalisme avancé. L’appétit pour les contenus musicaux est donc une tendance qui 126 Syndicat National de l’Edition Phonographique, « L'Economie de la production musicale 2009 », consultable en ligne : http://disqueenfrance.siteo.com/file/guideeco2009_1.pdf (consulté le 19 septembre 2009). 127 Département des études, de la prospective et des statistiques, « Approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques », Culture – Prospective, 2007-3, juin 2007, consultable en ligne : http://www2.culture.gouv.fr/culture/deps/2008/pdf/Cprospective07_3.pdf (consulté le 19 septembre 2009). 128 Syndicat National de l’Edition Phonographique, « L’Économie de la production musicale 2009 ». 291 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement semble aller s’accentuant, celle-ci participant d’un vaste mouvement de musicalisation du quotidien dont les fondements seraient à chercher du côté d’une tentative, de la part du sujet, de vivre sa vie selon les codes narratifs du cinéma, bande originale comprise. Nous avons ainsi vu que la musique était souvent présentée par les auditeurs de notre corpus comme un compagnon de la vie de tous les jours, sa présence dans chaque moment de la journée étant à cet égard fondamentalement naturalisée. Il s’agit donc de souligner ici une tendance sociale qui serait celle de la mise en musique du quotidien, les contenus musicaux participant de ce fait pleinement d’une définition d’un mode de vie original, singulier et surtout profondément « fictionnalisé ». L’intégration de l’écoute de musique enregistrée dans les modes de vie modernes ne pose de ce fait plus question, les auditeurs de notre corpus ayant tous témoigné du fait qu’ils ne pourraient pas sérieusement envisager une vie dans laquelle cette pratique culturelle serait absente. Dès lors, la valeur d’usage de la musique enregistrée liée à la mise en avant de la subjectivité et de la singularité du sujet apparaît comme étant d’une importance particulière pour les auditeurs interviewés, les firmes telles qu’Apple n’hésitant ainsi pas à axer leurs campagnes publicitaires autour de cet aspect bien spécifique de cette pratique culturelle. A cet égard, il convient par ailleurs de rappeler ici certains apports fondamentaux de travaux menés dans les années 70 par Huet et alii et qui gardent à ce jour toute leur pertinence, et dans lesquels il est notamment rappelé que : « Les conditions objectives d’intégration du travail culturel favorisent donc une imbrication étroite et profonde entre industries culturelles et idéologie dominante. Mais il est un autre point de vue à considérer. Car il n’en demeure pas moins que l’objectif du capital engagé dans la production culturelle n’est pas un objectif idéologique. Il est purement et simplement, comme dans toute autre production, d’accumuler de la plus-value. Dans cette quête aveugle, il est donc intéressé par toute production susceptible de la mettre en valeur. Ses exigences concernent les conditions de production […], non la valeur d’usage du produit » (HUET & alii, 1984, pp. 176-177). Le fait que le capitalisme soit indifférent à la valeur d’usage du produit – affirmation qui est en soi discutable – ne signifie pas pour autant que l’idéologie qui le sous-tend – et favorise sa reproduction – serait sans influence sur celle-ci. Le nouvel esprit du capitalisme, en plus d’avoir assuré un certain renouvellement idéologique de ce modèle de production, participe aussi pleinement de la formation des représentations, des valeurs et des besoins des sujets, tout comme de la manière dont ils entendent mener leur projet de vie. En d’autres termes, cette idéologie est constitutive de tout un imaginaire commun permettant de définir ce qui relève du domaine du désirable pour l’individu, c'est-à-dire de ce qui est susceptible d’avoir pour lui une valeur d’usage, valeur d’usage que les instances du capitalisme pourront ensuite tenter de transformer en valeur 292 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement d’échange, avec pour constant objectif de dégager une plus-value par rapport au capital investi. L’écoute de musique et l’esthétisation du quotidien par la musique s’inscrivent ainsi dans une tendance plus vaste que l’idéologie devenue dominante du nouvel esprit du capitalisme a sans conteste favorisée. Cette pratique culturelle répond à un désir de singularisation qui s’est fondamentalement massifié, ce qui signifie que la valeur d’usage de cette pratique – en tant qu’elle répond à un besoin qu’il est possible de retrouver dans toutes les couches des sociétés modernes – possède un potentiel marchand pouvant donner lieu – et qui a effectivement donné lieu – à l’émergence d’un marché de masse. Ainsi, cette tendance sociale de fond est celle, comme nous l’avons déjà souligné à plusieurs reprises, d’un désir d’accomplissement personnel, ce désir sous-tendant dès lors une grande partie des modalités via lesquelles les modes de vie se constituent. Car à partir du moment où quelque chose devient désirable pour le sujet, ce quelque chose en question devient porteur d’une valeur d’usage. Cette valeur d’usage est susceptible de permettre la mise en place d’un marché de type capitaliste dans la mesure où elle est reconnue comme telle par toute ou partie d’une population donnée, ce qui est précisément le cas concernant la pratique d’écoute de musique enregistrée. Car une valeur d’usage, quelle qu’elle soit, ne revêt d’intérêt pour le capitalisme que si elle est susceptible de donner lieu à l’émergence dans marché de masse – à cet égard, nous pouvons d’ailleurs considérer que le capitalisme n’est pas complètement indifférent à la valeur d’usage du produit, celle-ci devant être reconnue comme telle par un nombre suffisant d’individus, ce afin d’atteindre un seuil critique de consommateurs potentiels assurant un certain niveau de rentabilité économique. L’aspiration à une forme d’authenticité dans son mode de vie apparaît comme un désir que nous pourrions qualifier de fondamentalement partagé par le plus grand nombre dans les sociétés modernes ; il est donc légitime que le capitalisme s’y intéresse dans la mesure où, s’il arrive à commercialiser des produits pouvant satisfaire ce besoin de singularité, il a de grandes chances de pouvoir ensuite le transformer en un marché de masse potentiellement rentable, le tout étant d’être en mesure de constituer un modèle économique adapté. Nous pouvons donc considérer que, dans les sociétés modernes, nombre des produits vendus par les firmes du capitalisme ont une valeur d’usage principalement liée à leur capacité de donner au sujet le sentiment que, via leur consommation, il confèrera à son existence un surplus de signification. En d’autres termes, la dimension subjective de la valeur d’usage aurait pris très nettement l’ascendant sur sa dimension objective. Dès lors, les entreprises ne vendraient plus des produits mais des modes de vie ; à ce titre, il serait d’ailleurs plus juste d’avancer que les produits qu’elles commercialisent sont précisément ces modes de vies présentés comme authentiques. Des firmes telles qu’Apple se sont développées en privilégiant ce type d’approche ; ainsi l’iPod est un 293 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement appareil dont les spécificités, du point de vue de l’auditeur, vont bien au-delà du simple fait de pouvoir écouter de la musique en déplacement – l’écoute de musique étant déjà en soi un besoin relevant des besoins subjectifs du sujet – ce baladeur est aussi la concrétisation d’un mode de vie faisant l’apologie de la mobilité et de l’ubiquité. Il invite à cet égard à la mise en scène de ses pratiques culturelles et à accorder un certain primat au design des objets dont l’individu s’entoure. Il est d’ailleurs frappant de constater que cette tendance se retrouve dans toute une série de produits dits de première nécessité où, là encore, c’est bien plutôt un mode de vie qui est commercialisé. Sans les développer, nous pouvons ainsi citer les exemples d’entreprises telles qu’Ikea ou Nike dont on peut aisément voir dans leurs différentes campagnes de communication qu’elles vendent plus que de l’ameublement ou des vêtements de sport, mais bien plutôt des attitudes, des manières d’être et de se présenter aux autres. L’idée générale qui semble sous-tendre ces faits sociaux est que l’individu doit se faire le créateur – et l’acteur – de sa propre vie, que son existence puisse être considérée comme une sorte d’œuvre d’art. Dès lors, le capitalisme, après avoir favorisé l’émergence d’une certaine idéologie au service de son propre renouvellement, prendrait en charge la fourniture de tous les accessoires « scéniques » devant permettre au sujet de réaliser l’œuvre de sa vie, sa propre vie en l’occurrence. Dans cette optique, les ICIC font partie des instances du capitalisme les mieux placées – mais qui, comme nous venons de l’évoquer rapidement, sont loin d’être les seules sur ce point – pour concevoir les produits qui permettront aux individus de mener à bien ce projet – de plus en plus largement partagé dans la société – de vouloir être « quelqu’un ». Il convient dès lors de remarquer que la musique s’inscrit pleinement dans ce mouvement, la musicalisation du quotidien en étant une des expressions les plus significatives. Car force est de constater que les contenus musicaux sont de plus en plus présents, soit comme bien à consommer et pour lequel l’individu sera disposé à payer (achat d’un album, d’une place de concert, etc.), soit comme moyen de créer une ambiance une atmosphère susceptible de favoriser l’acte de consommation (il n’existe pas une annonce publicitaire télévisée qui ne soit mise en musique, on pense aussi aux différents commerces où elle est également très présente), soit encore comme produit d’appel devant favoriser la vente d’autres marchandises plus ou moins en rapport avec la création musicale (l’industrie du hardware). Reprenant l’exemple d’Apple, Philippe Bouquillion rappelle à cet égard que la stratégie de cette entreprise « ne suppose pas l’acquisition des firmes productrices de contenus, lesquels sont vendus à un prix relativement faible [et que] l’intérêt de l’opération [est] de faire acheter un matériel, l’iPod, et non pas de se rémunérer sur la vente de contenus » (BOUQUILLION, 2005, p. 129) ; ceci ne signifie néanmoins pas que les contenus musicaux auraient perdu une partie de leur valeur d’usage au profit des appareils permettant de les écouter, mais plutôt que certaines 294 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement entreprises on été plus à même de proposer des modèles économiques en phase avec les usages réels des contenus musicaux numérisés. En toute état de cause, l’écoute de musique enregistrée revêt, en tant qu’expérience esthétique, des valeurs d’usage multiples qui peuvent tout aussi bien répondre au besoin d’appartenance à un groupe, qu’à celui de se construire une identité ou encore celui d’intensifier son propre sentiment d’exister. Il n’en reste pas moins que la musique enregistrée voit pourtant ses ventes à la pièce globalement diminuer – le SNEP soulignant ainsi qu’entre 2002 et 2008 le chiffre d’affaires des éditeurs phonographiques est passé de 1 302 à 606 millions d’euros129 – alors même que la société n’a peut-être jamais ménagé autant de contextes permettant sa réception, répondant en cela à une demande de contenus musicaux qui n’a elle non plus jamais été aussi soutenue. Ainsi, la présence de musique enregistrée dans le quotidien des sujets s’est à ce point naturalisée que la question n’est pas de savoir si elle possède une valeur d’usage pour les individus dans les sociétés modernes – elle en possède à cet égard plusieurs – mais d’interroger la manière dont certains acteurs industriels arrivent à générer de la valeur d’échange à partir de contenus dont, pour certains, ils n’auront par ailleurs pas financé la production. Le cas d’Apple offre encore, sur ce point, une illustration des plus intéressantes puisque « [son] objectif est de vendre ses matériels et non pas de devenir un acteur des contenus, se [comportant] ainsi comme un « parasite », [en profitant] de l’existence de contenus, sans contribuer financièrement à leur production » (BOUQUILLION, 2008, p. 209). Apple a donc été capable, de manière relativement opportuniste, de générer des revenus marchands à partir de l’appétit d’un nombre significatif de consommateurs pour les contenus musicaux, sans avoir à prendre en charge leur financement – et ne prévoyant visiblement pas de le faire à moyen terme. La musique est aussi une composante de plus en plus importante dans l’industrie du jeu vidéo, celle-ci ayant réalisé parmi ses meilleures ventes avec des titres tels que Guitar Hero, de la société de développement Activision, et Rock Band, produit par Electronic Arts, qui se sont respectivement écoulés à trente-quatre et treize millions d’exemplaires dans le monde, en 2008130. Le joueur se trouve ici dans la peau d’une vedette de rock, le jeu consistant à reproduire les morceaux de groupes musicaux célèbres tels que les Beatles ou Metallica. L’auditeur-joueur est donc dans la 129 Syndicat National de l’Edition Phonographique, « L'Economie de la production musicale 2009 », consultable en ligne : http://disqueenfrance.siteo.com/file/guideeco2009_1.pdf (consulté le 19 septembre 2009). 130 « Les Beatles et Johnny Cash à la rescousse des jeux vidéos » article paru dans l’édition du quotidien Le Monde datée du 20 septembre 2009. 295 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement situation où il doit produire lui-même la musique qu’il écoute, c'est-à-dire jouer le rôle des stars dont il est fan et adhérer ainsi à un certain type d’attitude. Qu’un jeu vidéo basé uniquement sur le simple fait de jouer de la musique ait remporté un tel succès est à cet égard révélateur de l’importance prise par ce type de création – ainsi que les attitudes qui lui sont associées – dans les modes de vie des individus dans les sociétés modernes. Cet exemple montre par ailleurs que les valeurs d’usage de la musique sont tout à fait susceptibles de générer de la valeur d’échange, mais que les majors de l’industrie musicale ne sont par contre plus les seules à capter l’essentiel des revenus éventuellement générés. Elles doivent désormais composer avec l’arrivée de nouveaux acteurs dont la production de contenus musicaux n’est pas le métier d’origine, mais dont l’activité est susceptible de leur offrir de nouvelles fenêtres d’exposition. Dès lors, il est à la fois vrai et faux d’avancer, comme le fait le SNEP, que l’exposition de la musique dans les magasins a subi d’importantes réductions. Vrai dans le sens où les rayonnages consacrés aux CD ont effectivement vu leur taille diminuer dans les grandes surfaces alimentaires (GSA) et les grandes surfaces spécialisées (GSS) ; mais faux si on considère que lors des lancements des jeux vidéo que nous venons d’évoquer, ceux-ci jouissent souvent d’un espace significatif dans les magasins en question. De plus, la majeure partie des jeux vidéos – et non pas uniquement des jeux plus spécifiques tels que Guitar Hero et Rock Band – intègre des bandes originales dans lesquelles on retrouve des morceaux des répertoires des majors ou des maisons de disques indépendantes. Nous reviendrons plus en détail sur ce point précis durant la troisième section de ce chapitre, car il nous semble offrir quelques pistes de réflexions théoriques des plus intéressantes quant aux mutations en cours dans l’industrie musicale. La musique enregistrée irrigue donc différents niveaux des modes de vie modernes et participe d’un certain primat donné à « l’attitude » que les sujets adoptent en public, la musique étant à ce titre l’un des artefacts devant lui permettre de la définir. On retrouve ainsi la musique dans des secteurs d’activités n’ayant, a priori, pas de rapport direct avec celle-ci, tel que celui de la mode. Ainsi la marque de prêt-à-porter Zadig & Voltaire s’est-elle lancée dans la production musicale, Thierry Gillier, le président du groupe considérant que la musique « fait partie intégrante de [son] univers » 131. Dans ce cas, la production de contenus musicaux n’est pas à proprement parler considérée comme un moyen de diversifier les sources de revenus, Thierry Gillier reconnaissant 131 « Les marques branchées de prêt-à-porter veulent aussi faire de la musique » article publié sur le site LeMonde.fr, le 19 septembre 2009, consultable à cette adresse : http://www.lemonde.fr/culture/article/2009/09/19/les-marques-de-pret-a-porter-veulent-aussi-faire-de-lamusique_1242534_3246.html (consulté le 21 septembre 2009). 296 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement lui-même qu’il n’y a pas d’objectifs de vente fixés, l’idée étant plutôt de créer un environnement musical qui correspondrait à « l’esprit » de la marque. La musique doit ici permettre à cette entreprise de se construire une « identité » grâce à des contenus et des groupes musicaux supposés être en phase avec le mode de vie que celle-ci commercialise. A cet égard, Zadig & Voltaire n’est pas un cas isolé puisque d’autres entreprises de prêt-à-porter telles que Diesel, agnès b., ou Kitsuné ont elles aussi produit leurs propres artistes musicaux. Ces groupes travaillent de la même manière que des labels indépendants, mais sans impératif de rentabilité, dans la mesure où il s’agit plus ici d’utiliser les contenus musicaux comme un des éléments constitutifs d’une certaine attitude dont ces entreprises prétendent être porteuses. La valeur d’usage de la musique est dès lors utilisée pour générer de la valeur d’échange, mais de manière indirecte. En d’autres termes, la musique permet à ces entreprises de conférer un « supplément d’âme » (d’aura ?) à des produits dont la valeur d’usage d’origine ne réside que dans le simple fait de permettre à l’individu de se vêtir. La musique participe ainsi d’une démarche commerciale et stratégique visant à donner au consommateur le sentiment que même ses achats les plus triviaux – et finalement les plus incontournables, étant donné qu’il est impossible de faire l’impasse sur des postes de dépense tels que l’habillement – sont porteurs de significations profondes quant à la manière dont il entend définir sa subjectivité. Cet exemple peut être mis au même niveau que celui de la firme nord-américaine Starbucks – propriétaire d’une chaîne de restauration rapide spécialisée dans la vente de cafés de toutes sortes – qui a fondé en 2007 son propre label musical, Hear Music, et qui assure depuis la production d’artistes tels que Paul McCartney ou Elliot Smith132. L’objectif pour Starbucks est le même, semble-t-il, que celui des entreprises de mode mentionnées plus hauts, à savoir de s’approprier une partie de l’aura que les auditeurs attribuent à ces artistes, le but étant d’en intégrer les valeurs d’usage aux produits que ce groupe commercialise. Cette firme prend, d’une certaine manière, acte de la musicalisation des sociétés modernes et entend dès lors mobiliser ce type de contenus afin de définir un environnement symbolique qui lui est propre, et dans lequel le sujet pourra venir puiser pour se construire sa propre identité. La musique sert donc ici à renforcer ces entreprises dans leur prétention à ne pas vendre que des habits ou du café, mais bien des modes de vie en phase avec certaines représentations dominantes dans les sociétés modernes ; c’est donc 132 « Starbucks crée un label pour produire le prochain Paul McCartney », article publié sur le site Numerama.com, le 12 mars 2007, consultable à cette adresse : http://www.numerama.com/magazine/4216-starbucks-cree-un-labelpour-produire-le-prochain-paul-mccartney.html (consulté le 21 septembre 2009). 297 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement à l’aune de cette tendance que nous pensons que le rôle idéologique de la musique doive être notamment appréhendé. La valeur d’exposition de la musique, pour reprendre les termes de Benjamin, n’a donc jamais été aussi grande et participe pleinement des modes de vie des sujets dans les sociétés du capitalisme avancé. La diffusion de la musique dans chaque moment de son quotidien nous semblant devoir favoriser la marchandisation croissante de toutes les dimensions de la vie des individus, et ce jusqu’en dans ce qu’ils auraient de plus personnel et de plus intime. A cet égard, il nous semble que musicalisation/esthétisation de la vie de tous les jours et nouvel esprit du capitalisme participent d’une même dynamique de renouvellement de ce dernier, les individus étant invités à s’exprimer, à cultiver leur soi et à réaliser leur identité à travers chacun de leurs actes quotidiens, même – et peut-être surtout – les plus triviaux (manger, s’habiller, se loger, etc.) ; dans le cadre de cette démarche, la musique peut les accompagner dans la définition de leurs modes de vie en leur conférant une partie de son aura. En d’autres termes, nous pensons pouvoir avancer que l’aura n’a pas disparu, le capitalisme ayant besoin d’elle pour lui permettre de faire ressentir aux individus l’authenticité de leur existence via la consommation des différents produits qu’il met sur le marché. Des valeurs d’usage de la pratique d’écoute de musique enregistrée à sa valeur d’échange : une transformation (de plus en plus) complexe Comme de nombreux auteurs l’ont montré avant lui, Pierre Mœglin rappelle avec justesse que les ICIC évoluent sur un marché où, encore plus que pour tout autre, règne une profonde incertitude quant au succès éventuel des contenus produits, c'est-à-dire une incertitude quant à leur valeur d’usage, compte tenu du fait que celle-ci relève essentiellement de critères subjectifs et reste donc, par nature, fondamentalement imprévisible : « L’incertitude est omniprésente dans les industries et les marchés culturels. Elle affecte chaque produit nouveau – livre, film, jeu vidéo, etc. – lors de sa mise sur le marché. Désireux d’anticiper, stimuler, encadrer une demande peu prévisible et encore moins maîtrisable, les industriels rencontrent à chaque fois de semblables obstacles. […] Les best-sellers se programment difficilement, quoi que l’on en dise après coup » (MŒGLIN, 2007, p. 152). Les auteurs de Capitalisme et industries culturelles ont ainsi montré, dès les années 70, que cette incertitude ne devait pas être considérée comme un anomalie du secteur – anomalie qui serait à terme amenée à se résorber – mais bien comme un aspect structurel des modalités de valorisation marchande propres aux contenus produits par les ICIC (HUET & alii, 1984). Malgré toutes les tentatives mises en œuvre par les firmes des différentes filières pour réduire cette incertitude 298 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement (importance croissante des dépenses liées à la promotion des artistes, concentration économique aboutissant à l’oligopolisation des marchés des ICIC, précision de plus en plus poussée des stratégies marketing, etc.), les succès – tout comme les échecs – restent par nature imprévisibles, les modèles socio-économiques mis en place se devant donc de prendre en considération cet aspect bien spécifique des marchandises de type culturel. Car dans la mesure où il y a incertitude sur les valeurs d’usage, il y a de ce fait incertitude sur la valeur d’échange, la question pour les producteurs pouvant dès lors être formulée en ces termes : y aura-t-il suffisamment de consommateurs qui apprécieront et achèteront le contenu culturel commercialisé, le tout afin de pouvoir amortir les coûts de production et ainsi dégager une plus-value par rapport au capital investi ? C’est principalement pour palier cette incertitude structurelle quant au succès des contenus produits que s’est progressivement mise en place, au sein des ICIC, une dialectique dite du tube et du catalogue, celle-ci consistant à financer les échecs – qui sont d’une certaine manière la règle – par les quelques succès – qui relèvent pour leur part de l’exception. Prenant l’exemple de l’industrie de l’édition, Mœglin rappelle à cet égard que « sur dix ouvrages de littérature générale, sept ont un solde négatif, deux réalisent des ventes ne couvrant que les investissements et un seul dégage des bénéfices qui le financent, ainsi que les sept non rentables » (MŒGLIN, 2007, p. 153). Le marché de la musique enregistrée ne fait pas exception sur ce point puisque durant l’année 2008, alors que 292 352 albums furent commercialisés durant cet exercice, les cent meilleurs ventes – soit un peu plus de 0,034% des références disponibles – représentait à elles seules 30% des parts de marché en valeur (26,5% en volume)133. L’idée qui sous-tend cette dialectique consiste donc à considérer que, si les valeurs d’usage des contenus culturels ne peuvent être connues a priori – en tant que biens d’expérience, c’est lors de leur réception que le consommateur saura s’ils sont susceptibles de lui plaire ou non – il convient donc d’en produire en grande quantité et de miser, en quelque sorte, sur la probabilité que, parmi une majorité d’échecs commerciaux, se détacheront quelques titres qui seront de francs succès (des tubes) permettant de financer l’intégralité du catalogue. Face à l’incertitude des valeurs d’usages des contenus culturels, les ICIC ont donc répondu en produisant un grand nombre de titres et en misant sur le fait qu’une petite fraction d’entre eux rentabilisera l’intégralité du capital investi. Cette spécificité des ICIC fait partie des apports fondamentaux des différents travaux successifs qui, au cours des trente dernières années, se sont penchés sur ces questions ; elle permet dès lors 133 Observatoire de la musique, « Les marchés de la musique enregistrée – Année 2008 », 2009, consultable en ligne : http://rmd.cite-musique.fr/observatoire/document/MME_2008.pdf (consulté le 21 septembre 2009). 299 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement de comprendre la logique qui sous-tend les modèles socio-économiques qui se sont progressivement mis en place. Mais au-delà de cette spécificité, maintenant bien établie, des ICIC – et pour revenir à notre objet de recherche spécifique – nous pouvons par ailleurs considérer que – en s’en tenant au modèle socio-économique qui a permis aux actuelles majors de l’industrie musicale de s’imposer dans cette filière – produire un contenu musical qui rencontre un succès public n’offre aujourd’hui plus les mêmes garanties en termes de revenus dégagés, car l’auditeur possède maintenant de nombreuses possibilités pour contourner les barrières à l’entrée élaborées par les maisons de disque. S’approprier un contenu musical quel qu’il soit est aujourd’hui relativement aisé, et ne nécessite finalement que quelques compétences techniques – ou des proches à même de le faire à sa place – ce qui signifie que les majors se retrouvent concurrencées là même où elles avaient construit leur domination du marché, à savoir sur le secteur de la distribution. Ainsi, pour bien comprendre ce point particulier, et être ainsi en mesure d’expliquer en quoi Internet et la numérisation viennent bousculer des équilibres qui ont mis des décennies à se constituer, il nous faut revenir aux travaux de Huet et alii, travaux qui avaient notamment établi que : « Dans la plupart des branches le capital monopoliste contrôle les réseaux de distribution : c’est notamment le cas dans le cinéma, le livre [et] l’édition phonographique […]. On remarquera ici que [la place fondamentale occupée par les « gros » distributeurs] ne leur permet pas seulement de « contrôler » les petits producteurs indépendants et donc de collecter une partie de la plus-value que les travailleurs de ces petites et moyennes entreprises produisent, mais cette place leur permet aussi d’organiser et de rationaliser, en fonction de leurs intérêts propres, celle qui est en rapport direct avec le consommateur […]. Ce sont ces distributeurs qui au vu du nombre d’entrées décideront de retirer tel film de l’affiche dans une catégorie donnée de cinémas ou d’arrêter la production d’un livre ou d’un disque en raison d’un certain quantum d’invendus »134 (HUET & alii, 1984, p. 142). A la lumière de cet extrait, on remarque que, en plus de détenir les droits de la plus grande partie du catalogue de morceaux possédant les valeurs d’usage les plus reconnues par la majorité des auditeurs – et jouissant donc à cet égard des potentiels de rentabilité et les plus élevés –, les majors du disque pouvaient aussi se prévaloir d’un avantage concurrentiel déterminant vis-à-vis des acteurs indépendants – aux ressources généralement beaucoup plus fragiles –, à savoir le contrôle des principaux réseaux de distribution permettant d’acheminer les contenus musicaux jusqu’au consommateur final. Ce dernier se trouve par ailleurs sous la dépendance directe des majors en question dans la mesure où il doit s’en remettre à celles-ci en tant qu’intermédiaires 134 Souligné par les auteurs. 300 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement incontournables permettant d’accéder aux contenus musicaux. Dès lors, les majors agissaient – et continuent dans une large mesure d’agir – comme un goulot d’étranglement au niveau de la diffusion des œuvres, jouant ainsi un rôle de péage prélevant une commission sur chaque transaction. Ce mode d’organisation les autorise à jouer sur l’effet de rareté, ainsi que sur l’impatience du consommateur en différant ou en avançant la sortie d’un album selon leurs priorités stratégiques du moment. En d’autres termes, cette place clé occupée au sein du marché de la musique enregistrée leur permettait de jouir d’une véritable rente de situation et d’être fondamentalement en position de force vis-à-vis des consommateurs, ainsi que des acteurs plus fragiles de la filière phonographique. Avec la généralisation de l’échange de fichiers audionumériques, l’avantage concurrentiel que cette domination de la filière par l’aval conférait aux majors se trouve être partiellement remis en cause. Car du fait des usages qui se sont constitués autour de ces innovations techniques, l’incertitude pour les ICIC ne porte plus seulement sur les possibilités de succès de tel ou tel titre. En toute rigueur, celle-ci demeure et reste une des constantes dans chacune des filières considérées, mais il en est une autre qui a pris une importance croissante et touche aux usages qui seront faits par les individus des appareils numériques et des réseaux qui sont mises à leur disposition. En plus de l’incertitude sur les valeurs d’usages des différents contenus musicaux commercialisés par l’industrie, il paraît tout aussi important de prendre en considération l’incertitude concernant les usages effectifs des appareils permettant d’y accéder et de les écouter. Cette incertitude réside donc de plus en plus dans les tactiques que les sujets élaborent pour tenter d’échapper aux stratégies des acteurs industriels, ou du moins pour se soustraire au paiement à l’acte, alors même que les contenus musicaux en question peuvent avoir une valeur d’usage avérée du point de vue des auditeurs. C’est d’ailleurs en nous appuyant sur ce point précis que nous pouvons dès lors avancer que les ICIC en général, et la filière phonographique en particulier, se doivent de composer avec une autre dimension qui est celle des manières de faire des consommateurs. En d’autres termes, il ne s’agit pas seulement pour les différentes firmes de la filière d’être en mesure d’assurer la valorisation marchande des seuls contenus musicaux produits, mais aussi d’être capables de prendre en considération les différents usages qui sont faits des appareils permettant d’y accéder : à la valorisation économique des contenus vient donc simultanément s’ajouter celle des usages des TIC. En toute rigueur, il convient de souligner que cet aspect ne représente pas en soi une réelle nouveauté – les ICIC ont toujours du s’appuyer sur les usages et les pratiques pour mettre des modèles socio-économiques viables, on pense ainsi à ceux du tourne-disques et des disques vinyles – mais il apparaît néanmoins que les innovations techniques récentes – du moins pour les 301 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement consommateurs – que sont Internet et la numérisation du signal sonore fassent ressortir celui-ci de manière beaucoup plus sensible. Or, à bien y regarder, il n’est pas certain que les acteurs historiques de la filière de la musique enregistrée soient les plus à même d’arriver, dans ce cadre, à dégager une valeur d’échange. Il apparaît ici que les acteurs des télécommunications et du hardware seraient à cet égard les mieux armés pour y parvenir. Comme le soulignent avec justesse Curien et Moreau, « le surplus de consommation engendré par la baisse du prix unitaire de la musique enregistrée est essentiellement captable par les FAI, les opérateurs de téléphonie mobile, les producteurs de baladeurs numériques ou de téléphones mobiles » (CURIEN & MOREAU, 2006a, p. 103), ces auteurs synthétisent ainsi leur proposition en avançant que les majors ont aujourd’hui les plus grandes difficultés à internaliser les externalités positives générées par les contenus musicaux qu’elles ont elles-mêmes mis sur le marché. Car si les contenus musicaux sont de plus en plus utilisés comme des produits d’appel permettant de favoriser la vente d’appareils ou la souscription à des abonnements proposés par des entreprises de télécommunications, il n’en reste pas moins que ces produits d’appel ont une importance stratégique décisive puisque c’est pour accéder à ces derniers que les consommateurs effectuent les dépenses susmentionnées. Malgré cela, dans le cadre des négociations avec des firmes telles qu’Apple – notamment sur le prix de ventes des morceaux de musique numérisés sur l’iTunes Music Store qu’Apple a longtemps cherché à maintenir à quatre-vingt-dix-neuf centimes d’euro avant de finalement accepter, en 2009, une augmentation de trente centimes pour les contenus premium135 – le rapport de force n’est semblet-il pas favorable aux maisons de disques. A l’appui de ce propos, Curien et Moreau soulignent par ailleurs « [qu’à] lui seul, le groupe France Télécom réalise un chiffre d’affaires plus important que celui de l’industrie mondiale de la musique enregistrée » (ibid., p. 104) ; bien qu’il ne faille pas s’en tenir à ce seul paramètre – qui néglige notamment les possibilités encore bien réelles de surprofit du secteur ainsi que l’importance idéologique et politique des ces entreprises – il n’en reste pas moins que ce comparatif laisse apparaître un net décalage entre firmes des ICIC d’un côté et celles des industries des télécommunications et du hardware de l’autre, notamment au niveau de leurs capacités respectives en termes d’investissements financiers. 135 « iTunes vendra des morceaux à 1,29 euro à partir du 7 avril » , article publié sur le site Numerama.com, le 27 mars 2009, consultable à cette adresse : http://www.numerama.com/magazine/12452-iTunes-vendra-des-morceauxa-129-euro-a-partir-du-7-avril.html (consulté le 23 septembre 2009). 302 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Par ailleurs, comme le rappellent Bourreau et Labarthe-Piol dans un article tentant de faire la synthèse historique des différentes crises que la filière phonographique a eu à traverser durant de sa courte histoire : « L’apparition de nouvelles technologies – comme aujourd’hui le MP3, ou de façon plus générale, la musique numérique – a souvent suscité des craintes parmi les acteurs leaders sur le marché. Ce fut le cas, par exemple, lorsque la radio s’est développée dans les années 1920 ; elle fut alors accusée d’être responsable de la chute des ventes de phonogrammes. Le phénomène s’est reproduit plus tard avec l’apparition des cassettes audio permettant la copie de titres musicaux. Il est vrai que les évolutions technologiques ont parfois provoqué des changements importants dans l’industrie. […] L’apparition d’une nouvelle technologie peut entraîner une rupture dans la croissance des ventes. Elle peut conduire aussi à une réorganisation du secteur, avec l’entrée de nouveaux acteurs plus à même d’exploiter la nouvelle technologie » (BOURREAU & LABARTHE-PIOL, 2004, pp. 51-52). Toutefois, si les difficultés actuelles des maisons de disques pour assurer une valorisation marchande des contenus qu’elles produisent sont indéniables et les obligent progressivement à faire évoluer leur modèle socio-économique – ainsi qu’à devoir de plus en plus composer avec des acteurs industriels plus puissants qu’elles économiquement – il semble néanmoins prématuré d’en conclure que ce mouvement de fond devrait mener à un effacement du « star system […] au profit de la recherche et du développement des talents susceptibles de répondre le mieux aux attentes du public » (CURIEN & MOREAU, 2006a, p. 106) ainsi que l’avancent Curien et Moreau. Le problème ne paraît pas tant se situer au niveau des valeurs d’usage des contenus musicaux – ou de leur plus ou moins bonne « qualité » pour reprendre les termes de ces auteurs – car tout laisse à penser que les auditeurs sont pleinement satisfaits de ceux qui sont actuellement produits – le fait même qu’ils les téléchargent massivement a déjà quelque chose de révélateur en soi ; il semble plutôt que les majors se trouvent dans une situation où elles doivent composer avec une évolution profonde des modalités de réalisation de la pratique d’écoute de musique enregistrée, des usages en somme. En d’autres termes, les majors sont face à cette double incertitude liée, d’une part, au niveau de popularité qu’atteindront les contenus musicaux qu’elles mettent sur le marché – néanmoins il ne semble pas a priori que cette incertitude soit plus grande qu’auparavant – et, d’autre part, à la manière dont les auditeurs vont effectivement se les procurer – et sur ce point, force est de constater qu’elles ont à faire face à des difficultés réelles. Etre en mesure de produire en nombre des artistes capables de plaire aux consommateurs – métier déjà en soi fort complexe – n’implique pas que cela doive forcément se traduire ensuite par un achat de la part de ces derniers. A cet égard, il convient de souligner ici qu’inciter les auditeurs à payer pour des contenus culturels a toujours constitué l’une des principales difficultés 303 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement pour les acteurs de la filière, et ce bien avant que l’échange de fichiers audionumériques ne se popularise ; c’est d’ailleurs pour cette raison que le contrôle que les majors exerçaient sur les réseaux de distribution était à ce point important, car il leur permettait de faire en sorte que, du moment où l’auditeur voulait « posséder » un morceau, celui-ci pouvait difficilement y accéder sans passer par elles. Mais avec Internet et le MP3, la copie est devenue à ce point aisée qu’il est maintenant possible pour l’auditeur de se procurer davantage de musique qu’il ne pourra jamais en écouter, le tout en court-circuitant les réseaux de distribution des majors, la position stratégique de celles-ci s’en trouvant dès lors profondément fragilisée. Mais de la fragilisation avérée des majors à leur disparition au profit de groupements de labels indépendants, il existe un écart que même les tentatives de prospective les plus audacieuses peuvent difficilement combler. Il en va de même d’une éventuelle inversion des tendances à la concentration au sein de l’industrie de la musique enregistrée – nous verrons lors du onzième chapitre, que celle-ci irait plutôt en s’intensifiant. Ainsi, les scénarios imaginés par Curien et Moreau – dont les auteurs prennent toutefois bien soin de préciser qu’ils ne sont pour l’instant pas à l’ordre du jour – paraissent des plus hypothétiques et ne semblent pas, eu égard aux mouvements actuellement observables au sein de la filière phonographique, devoir se réaliser à court ou même à moyen terme. En tout état de cause, c’est bien plutôt une fragilisation accrue des labels indépendants qui est effectivement en train de se dérouler. Car l’arrivée de l’Internet grand public avait ouvert la voie à de nombreux discours prédisant la fin des majors, ce réseau numérique interconnecté devant favoriser une évolution dont l’aboutissement serait le constat de leur inutilité. Ce type de raisonnement – récurrent dès lors qu’une innovation technique devient grand public – part ainsi du principe que les petites structures indépendantes seraient, de par leur taille, d’une plus grande réactivité face aux fluctuations fines du marchés, et donc les plus à même de tirer profit des évolutions induites par Internet et le procès de numérisation. Curien et Moreau évoquent ainsi l’émergence d’une promotion de type communautaire qui s’appuierait sur l’architecture du web 2.0, tendance qui serait selon eux plus favorable au modèle proposé par les producteurs indépendants, considérant que celui-ci « privilégie la recherche de talents et des relations empreintes de confiance, ainsi que la réactivité à l’évolution des goûts des consommateurs » (ibid.). Deux remarques s’imposent à la lecture de cet extrait. La première concerne la description des labels indépendants qui est faite par ces auteurs et qui relève, selon nous, d’une opposition majors/indépendants quelque peu triviale, les labels indépendants n’ayant le monopole ni de la recherche de nouveaux talents, ni celui des relations de travail qui seraient basées sur la confiance. Ainsi que le rappelle Bernard Miège, il convient sur ce point de ne pas sous-estimer « le rôle innovateur des grandes firmes dans 304 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement certaines conditions » (MIEGE, 2000, p. 25). En tout état de cause, il est important de ne pas idéaliser les petites structures face aux acteurs qui dominent la filière musicale. La seconde remarque touche plus précisément au fait que ces auteurs semblent considérer que le modèle de promotion qu’ils évoquent aurait, d’une certaine manière, déjà remplacé ceux qui lui préexistaient ; de ce point de vue, leur vision de la technique est profondément substitutive et néglige le fait que nombre d’auditeurs – par ne pas dire la majorité d’entre eux – passent encore par les grands médias pour s’informer des sorties de nouveautés musicales. Les possibilités offertes par le web de type 2.0 ne sont finalement qu’un moyen de se tenir informé parmi d’autres, et il semblerait que la radio reste à ce jour un des principaux outils utilisés à cette fin. Une fois encore, ces auteurs paraissent faire découler les usages des possibilités offertes par l’innovation technique en négligeant l’existant et surtout le social. Nous avons ainsi déjà pu voir que toute nouvelle TIC vient se greffer sur des pratiques déjà bien installées et que, à cet égard, l’hybridation paraît bien plus être la règle que la substitution. Les possibilités techniques sont une chose, il en est une autre que d’essayer de voir de manière fine comment les individus se les réapproprient effectivement. Mais au-delà de ces réserves, ce qu’il convient de souligner c’est que bien que l’évolution de la pratique d’écoute de musique enregistrée vienne mettre à mal les positions des majors, il ne faut pas pour autant en conclure que cela favoriserait celle des labels indépendants. Comme le souligne à cet égard Bernard Miège : « Contrairement à une opinion souvent émise, de telles conditions, si elles peuvent favoriser dans un premier temps les initiatives de petites firmes ou de nouveaux venus prenant des risques, ont toutes chances de pousser à des regroupements, d’autant que la répartition des droits ne pourra guère reposer sur un encadrement juridique suffisant, laissant libre cours aux négociations entre firmes leader ou aux diktats de l’une d’entre elles. L’atomisation des produits et des marchés, ainsi que la dispersion des consommateurs sont en réalité favorables à la centralisation et à la concentration »136 (ibid., p. 87). Nous analyserons plus en détail ce point au prochain chapitre, mais il est important de garder à l’esprit que la tendance semble bien être à un renforcement de l’oligopolisation de la filière phonographique. Par ailleurs, il est abusif de considérer qu’Internet devrait permettre d’aboutir à une disparition des intermédiaires, favorisant ainsi l’émergence d’un hypothétique rapport direct entre les artistes et leurs auditeurs. Lorsque Curien et Moreau, pour venir appuyer cette proposition, évoquent le 136 C’est nous qui soulignons. 305 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement cas de MySpace – dont il n’est pas inutile de rappeler qu’elle est la propriété de News Corporation, l’un des premiers groupes de médias au monde – et soulignent que de nombreux « artistes postent leur musique en ligne ou communiquent les dates de leur concerts [via cette plateforme] » (CURIEN & MOREAU, 2006a, p. 100), ce n’est pas tant la fin des médiations qu’ils illustrent ainsi par cet exemple, mais bel et bien leur complexification. Internet, contrairement aux nombreux discours qui accompagnèrent son arrivée auprès du grand public, ne participe pas d’un monde qui verrait la disparition des intermédiaires, mais favoriserait bien plutôt une reconfiguration et une multiplication de ceux-ci. Une fois encore, les majors ne sont pas en mesure d’internaliser toute la valeur d’échange générée par les contenus qu’elles produisent et doivent donc composer avec les acteurs du hardware et des télécommunications, mais il est toutefois prématuré d’annoncer leur disparition prochaine. Du fait même de l’opulence musicale évoquée supra, il paraît plus juste d’avancer que les auditeurs n’ont peut-être jamais eu autant besoin de prescripteurs, ainsi que de professionnels dont le rôle serait de faire un premier tri, c'est-à-dire précisément le métier exercé par les labels et les producteurs. Car si l’auditeur a maintenant la possibilité technique d’assurer lui-même toute la démarche de recherche de contenus musicaux en allant régulièrement sur les sites et les weblogs d’artistes, il n’est par contre pas acquis qu’il puisse y accorder tout le temps que celle-ci implique, ni même qu’il en éprouve seulement l’envie. En d’autres termes, à l’ère de l’opulence musicale, l’auditeur a plus que jamais besoin de médiateurs pour l’orienter vers des contenus susceptibles de lui plaire et il n’est pas certain qu’il aspire, comme semblent le penser Curien et Moreau, à en faire l’économie : « Si l’auto-médiation laisse la place – hypothèse maintenant très vraisemblable – à l’inter-médiation, c'est-à-dire à la multiplication (et à la superposition) d’espaces de médiation individuels et collectifs, de dimension très variable, fonctionnant ou non dans une temporalité instantanée et impulsés selon les cas par des agents sociaux spécialisés ; ces espaces sont susceptibles de se constituer en « places de marchés ». Et si cette perspective se vérifie, ce n’est pas à la fin des médiations qu’il faut s’attendre, mais plutôt à leur renforcement, ou plutôt à leur prolifération »137 (MIEGE, 2000, p. 101). Dans le cadre de l’opulence musicale et face à la diversification des modalités d’accès aux contenus que favorisent Internet et la numérisation, les majors se voient donc dans l’obligation de s’associer avec de nouveaux entrants qui étaient jusque là étrangers à cette filière, mais qui ont 137 Souligné par l’auteur. 306 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement depuis peu pris une importance considérable dans le procès de valorisation marchande de la musique. Ces évolutions sont à rapprocher de l’obligation, pour les acteurs historiques de la filière musicale, d’intégrer plus que jamais les manières de faire des auditeurs dans la définition de leurs stratégies économiques. Car force est de constater que les différentes tentatives réglementaires pour les contraindre dans leurs usages et les faire revenir à leurs pratiques de consommation antérieurs – la loi HADOPI, dont le vote solennel est intervenu le 22 septembre 2009, étant la dernière en date – se sont toutes soldées par des échecs patents, les auditeurs ne donnant pas l’impression de vouloir renoncer aux facilités offertes par ces nouveaux outils. L’échange de fichiers audionumériques est maintenant profondément ancré dans les pratiques quotidiennes des auditeurs, les majors ayant pour leur part progressivement pris acte de cet état de fait. 307 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Chapitre 11. Acteurs historiques de la filière et nouveaux entrants : l’industrie musicale en recomposition Les usages des TIC ont fait évoluer en profondeur les manières dont la pratique d’écoute de musique enregistrée se réalise au quotidien. Ceci a eu pour principale conséquence d’obliger les différents acteurs industriels de la filière phonographique à repenser les modalités mises en œuvre pour assurer la valorisation marchande des contenus musicaux produits. Bien loin de faire disparaître les intermédiaires marchands, Internet et la numérisation ont tout au contraire favorisé un renforcement de la marchandisation de la culture, ainsi qu’une multiplication et une diversification des formes de médiations entre auditeurs et contenus. Ainsi, l’hypothèse techniciste de l’auto-médiation a du, comme nous l’avons souligné supra, céder la place à celle – beaucoup plus crédible et conforme à la réalité des phénomènes sociaux observés – de l’intermédiation. Dès lors, de nouvelles formes de médiations, s’appuyant notamment sur les réseaux numériques, ont émergé au cours des dix dernières années ; mais si elles sont effectivement en train de prendre une dimension de plus en plus stratégique, cela ne signifie néanmoins pas qu’elles seraient en train de prendre la place de celles qui leur préexistaient. Les auditeurs n’ont pas abandonné la radio, continuent pour certains de consulter la presse, spécialisée ou non, et par ailleurs l’environnement proche joue toujours un rôle prépondérant dans le processus de découverte de nouveautés. En tout état de cause, ce n’est pas une substitution de certaines médiations par d’autres qui serait en train de se dérouler, mais bien plutôt une recomposition de ces dernières – une recomposition faite de multiples hybridations – le tout participant d’une complexification d’ensemble de la pratique d’écoute de musique enregistrée et donc aussi, de manière corrélative, d’un réaménagement du marché visant sa valorisation économique. Ainsi, cette évolution est loin d’être sans conséquence sur la structuration de la filière phonographique, les implications allant bien au-delà de la simple baisse constatée du nombre de disques vendus au cours de la dernière décennie. Bernard Miège rappelle à ce propos que la majorité de ces mouvements ont en tant que tels un impact systémique favorisant une reconfiguration d’ensemble de vastes pans des différentes filières des ICIC : « L’émergence de nouvelles formes de médiation à côté de celles qui se sont implantées parfois depuis plus d’un siècle est l’occasion d’un vaste mouvement de recomposition, sensible autant au niveau mondial que dans les cadres régionaux et nationaux. Et c’est pourquoi les industries de la culture et de l’information paraissent aujourd’hui menacées et parfois considérées comme inadaptées. Mais cette caractérisation a toute chance de se révéler fausse. La tendance à l’intermédiation recouvre en fait de multiples enjeux, liés à l’arrivée de nouveaux entrants dans les filières, 308 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement à la répartition des recettes entre les acteurs parties prenantes à la chaîne de production […], etc. Et ce sont précisément les mutations en cours des formes sous lesquelles se présentent les produits qui donnent à ces enjeux de quoi se manifester » (MIEGE, 2000, pp. 101-102). L’évolution des usages des auditeurs a ainsi rendu possible la constitution d’une forme d’appel d’air permettant à des acteurs industriels, qui n’avaient au préalable pas de liens avec la filière phonographique, de s’y insérer – et ce sans que les auditeurs en question n’aient dans un premier temps réellement conscience des implications de leurs différents « braconnages » au niveau de l’équilibre du secteur. Ce procès d’inter-médiation a ainsi permis à des firmes telles qu’Apple de tirer un profit économique substantiel des valeurs d’usages générées par la pratique d’écoute de musique enregistrée, via le succès de la commercialisation de son iPod et celui de l’iTunes Music Store, sa plateforme de vente en ligne de musique numérisée. A ce jour, Apple a ainsi vendu de l’ordre de 225 millions d’iPod, ainsi que 8,5 milliards de morceaux sous forme numérique138, et représentait aux Etats-Unis, au premier semestre 2009, 25 % du marché de la musique enregistrée en valeur139. Dès lors, cette firme est devenue un acteur incontournable de la filière, la musique devenant dans le même temps une activité des plus stratégiques pour elle. Mais si l’exemple d’Apple reste le plus significatif – et d’une certaine manière le plus édifiant – du vaste mouvement de reconfiguration qu’est en train de connaître le marché de l’industrie de la musique enregistrée, il est toutefois loin d’être le seul. Les dix dernières années ont ainsi vu la création – et la disparition parfois tout aussi rapide – de nombreuses entreprises, celles-ci venant s’insérer sur les différentes places de marché nouvellement créées du fait même de l’évolution de la pratique d’écoute de musique enregistrée. Qu’il s’agisse de fabricants de hardware, d’opérateurs en télécommunications ou des plateformes d’écoute en streaming telles que Deezer, tous tentent de tirer profit des valeurs d’usage de la musique enregistrée dont Internet et le procès de numérisation des contenus ont favorisé l’émergence. Bien loin d’essayer de contraindre les auditeurs dans leurs pratiques quotidiennes, ces acteurs tentent au contraire de s’adapter à ses évolutions et d’en tirer financièrement partie. Il en va progressivement de même pour les firmes historiques de la filière que sont les labels (qu’il 138 « Histoire naturelle de la musique à emporter », article publié sur le site ElectronLibre.info, le 23 septembre 2009, consultable à cette adresse : http://electronlibre.info/Histoire-naturelle-de-la-musique-a,00417 (consulté le 26 septembre 2009). 139 « iTunes représente 25 % du marché de la musique aux USA », article publié sur le site Numerama.com, le 20 août 2009, consultable à cette adresse : http://www.numerama.com/magazine/13686-itunes-represente-25-dumarche-de-la-musique-aux-usa.html (consulté le 26 septembre 2009). 309 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement s’agisse des majors ou des indépendants) et qui – bien que tentant encore d’agir via la voie réglementaire afin de contraindre les auditeurs de ne plus avoir recours à l’échange illégal de fichiers audionumériques – sont dans une démarche visant à mieux adapter leurs stratégies industrielles en tentant notamment de diversifier leurs sources de revenus. C’est donc en nous appuyant sur ce constat que nous insisterons dans un premier temps sur le fait que les acteurs en question – ainsi que les nouveaux entrants – tentent actuellement de mettre en place des offres et des stratégies de valorisation des contenus visant à prendre pleinement en compte les évolutions mentionnées précédemment. Ces différents mouvements s’engagent alors même que les firmes historiques de la filière semblent elles aussi prendre conscience du fait que la contrainte réglementaire n’est finalement que d’une efficacité toute relative vis-à-vis d’habitudes de consommation des contenus musicaux qui, bien que récentes, n’en sont pas moins devenues profondément ancrées. A cet égard, la loi HADOPI (2009) ne paraît pas devoir être considérée comme un moyen efficace devant favoriser les retour des auditeurs dans le « droit chemin » d’une certaine réalisation de la pratique d’écoute de musique enregistrée ; pratique qui serait dès lors conforme à des modèles économiques en phase d’obsolescence ou, du moins, inaptes à recouvrir toutes les valeurs d’usage de l’écoute de musique enregistrée. En conséquence, ces diverses tentatives de réglementation semblent devoir être davantage appréhendées comme un moyen pour les acteurs de la filière de temporiser et de contenir un tant soit peu le phénomène, ce afin de pouvoir mettre en place des modèles économiques à même d’exploiter ces « nouveaux » usages, l’objectif restant pour eux d’être ceux qui seront capables de capter la majeure partie de la valeur d’échange ainsi générée. Nous verrons par la suite que cette prise en compte de l’évolution de la pratique d’écoute de musique enregistrée se traduit par une diversification accrue des modalités de valorisation marchande des créations. A cet égard, la filière phonographique semble emprunter, avec quelques décennies de retard, la voie ouverte par l’industrie cinématographique il y a déjà de cela plusieurs années – plus précisément au moment où la télévision qui, après avoir d’abord été appréhendée comme un concurrent potentiel aux sorties de films en salle, a finalement été pleinement intégrée à une économie basée sur la chronologie des médias (BENGHOZI, 1989 ; MIEGE, 2000) – c'est-à-dire celle d’une multiplication des fenêtres d’exposition des contenus et, partant, de leurs modalités d’exploitation économique. Ce mouvement est relativement récent dans la filière phonographique puisque, encore aujourd’hui, la majorité de ses revenus sont issus de la vente de contenus enregistrés sur support CD ; toutefois, nous verrons que cet équilibre est progressivement battu en brèche et que le secteur de la gestion des droits, s’il est loin de compenser la baisse des ventes de phonogrammes, prend une part grandissante au sein de toute 310 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement l’industrie musicale. Car avec la popularisation de plateformes d’écoute de musique en streaming telles que Deezer ou encore Spotify, c’est toute une stratégie de valorisation marchande de la gratuité qui est en train de se mettre en place. Cette recomposition par pans entiers de toute la filière phonographique a dès lors permis l’arrivée de nouveaux acteurs tels que les plateformes d’écoute de musique en ligne que nous venons de mentionner, ainsi que celle des agrégateurs de contenus tels que The Orchard. Le rôle de ces derniers consiste notamment à centraliser les catalogues des labels indépendants, pour ensuite les placer sur les différentes plateformes numériques à vocation marchande, que celles-ci vendent de la musique enregistrée ou la diffusent gratuitement via le financement par des tiers. On voit par ailleurs apparaître différents mouvements visant des prises de participations ou des signatures d’accords croisés entre les acteurs historiques et certains nouveaux entrants, le tout aboutissant à la domination accrue d’un nombre réduit de firmes sur l’ensemble de la filière, ainsi qu’à une oligopolisation croissante du marché dans sa globalité. Car si celui-ci est de plus en plus fragmenté dans les opportunités de valorisation économique qu’il génère, il n’en va pas de même du côté des principales firmes y évoluant. Face à l’éclatement des places de marché, on voit ainsi émerger, en plus des majors – dont la disparition semble moins que jamais d’actualité –, un certain nombre de nouveaux intermédiaires jouant un rôle de plus en plus stratégique. Bien loin d’avoir favorisé un rééquilibrage du rapport de forces en faveur des labels indépendants, l’évolution de la pratique d’écoute de musique enregistrée semble bien plutôt avoir exacerbé la domination des majors sur ces derniers et permis l’émergence de différents intermédiaires de plus en plus incontournables au sein de la filière. Concernant ce dernier point, il s’agira donc d’évoquer tout aussi bien le secteur de la fabrication d’appareils de lecture, que ceux des détaillants de contenus numérisés, des opérateurs de télécommunications ou encore de l’agrégation de catalogues. De manière générale, nous voyons, d’un côté, un secteur de la production et de l’édition dont la concentration ne fait qu’aller s’accentuant et, de l’autre, l’émergence d’intermédiaires en situation de quasi monopole sur les différentes places de marché visant la valorisation marchande des contenus musicaux. Telle qu’elle est en train de se recomposer, la filière phonographique ne paraît pas être sur la voie d’une remise en cause – ni même d’une atténuation – de son fonctionnement de type oligopolistique, il apparaît bien au contraire que celui-ci s’est encore renforcé et intensifié. 311 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Des tentatives de contraindre les manières de faire des auditeurs à leur prise en compte dans les stratégies industrielles des acteurs de la filière Dans un article datant de 1999 – c'est-à-dire au moment où la filière phonographique dégageait ses marges bénéficiaires les plus importantes et que Napster n’en était qu’à ses balbutiements – Benghozi et Paris avaient, pour leur part, déjà bien cerné les différentes alternatives qui se présentaient aux labels face aux perspectives offertes aux auditeurs par Internet et la numérisation, mais surtout face à la perte de contrôle sur la diffusion des œuvres que celles-ci risquaient d’impliquer pour les majors. Ainsi voyaient-ils se dégager pour elles trois possibilités – que nous détaillerons infra – dont deux d’entre elles avaient pour objectif de maintenir un statut quo en se contentant de transposer sur Internet le modèle économique qui prévalait jusque-là, à savoir la vente à la pièce payée par le consommateur final (BENGHOZI & PARIS, 2001). Dans ce cas, il s’agissait pour les labels de continuer à vendre leurs contenus musicaux directement aux auditeurs, ces derniers finançant la création par leurs achats de titres. Cela revenait dès lors à considérer que le passage du CD aux fichiers audionumériques ne devaient pas venir remettre en cause des modalités de valorisation marchande qui avaient permis à une poignée de majors de dominer la filière et de dégager de significatifs surprofits – surprofits qui, s’ils restent encore possibles, paraissent encore un peu plus complexes à dégager dans la situation présente. La principale difficulté résidait – et réside encore aujourd’hui – dans le fait qu’il est beaucoup plus facile pour l’auditeur de s’approprier gratuitement un contenu sous forme de fichier numérique que lorsque celui-ci n’est diffusé que sur support CD. A la fin des années 90, le contrôle exercé par les majors sur les circuits de distribution internationaux leur permettait ainsi d’avoir une certaine forme de mainmise sur l’ensemble de la filière. Car avant la généralisation du format MP3 et la montée en puissance de l’Internet grand public, l’auditeur se voyait confronté à des contraintes matérielles qui le limitaient singulièrement dans sa pratique de copiage de contenus musicaux. La musique étant matérialisée sous forme d’un objet (disque vinyle puis CD audio), la forme d’appropriation la plus simple pour l’auditeur restait encore l’achat à la pièce. Bien entendu, la copie était déjà possible et bien répandue, mais elle nécessitait soit qu’au moins une personne de son entourage possède la référence désirée – et daigne la prêter –, soit d’attendre que celle-ci soit diffusée à la radio pour pouvoir l’enregistrer. Toutes ces contraintes liées à l’accès aux contenus musicaux allaient dans le sens d’un modèle de la vente à l’unité, car du point de vue du consommateur l’achat du titre restait finalement l’alternative la plus simple et la plus rapide pour pouvoir se procurer de la musique et l’écouter ensuite à son domicile. Avec Internet et la numérisation, la situation a profondément changé, car ces deux innovations ont favorisé la disparition des barrières à l’entrée qui bridaient l’accès aux 312 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement contenus pour les auditeurs. Il devenait ainsi possible de télécharger rapidement, de chez soi et sans paiement à l’acte une très grande partie des répertoires musicaux mondiaux, l’achat de CD devenant une option de consommation des contenus parmi les nouvelles que l’auditeur était en train de découvrir et de rapidement adopter. Dès lors, pour pourvoir assurer la transposition du modèle économique qui existait jusque là vers l’environnement Internet, les majors devaient donc tenter de recréer artificiellement des barrières que la numérisation avait précisément permis de rendre inopérantes. Benghozi et Paris ont à cet égard souligné que les maisons de disques n’avaient dans cette optique que deux solutions, à savoir celle des verrous techniques devant permettre de restreindre l’usage – principalement celui lié à la copie – et celle de l’évolution du cadre réglementaire visant une meilleur protection juridique des œuvres dans le cadre du numérique : « La première voie vise à tenter de protéger la situation existante et se situe donc dans le prolongement direct du modèle de rémunération [à la pièce] […]. Cette solution suppose que des solutions techniques efficaces de protection des fichiers seront trouvées ; les majors pourront alors jouer leur rôle traditionnel de diffuseur (sur un nouveau média cette fois), et les créateurs de musique pourront toucher des droits indexés sur les consommations. La seconde solution suppose d’admettre l’impossibilité effective de protéger et de contrôler de façon minutieuse et systématique les consommations individuelles, elle suppose donc de s’en remettre à la seule protection juridique et à l’établissement de règles générales plutôt qu’à une maîtrise volontariste de la diffusion. Cette deuxième hypothèse semble la plus probable » (BENGHOZI & PARIS, 2001, pp. 17-18). Au cours de la dernière décennie, les maisons de disques, et principalement les majors, ont donc tenté d’emprunter ces deux voies en imposant des verrous technologiques (DRM pour Digital Rights Management) sur les fichiers musicaux vendus sur les plateformes numériques, et en menant parallèlement d’intenses campagnes de lobbying auprès des instances de décisions politiques afin de renforcer le droit d’auteur, participant ainsi d’une criminalisation des pratiques d’échange de fichiers audionumériques sur Internet. Concernant les DRM, ces solutions techniques devaient empêcher ou limiter la copie des morceaux téléchargés sur les plateformes légales, ce dans le but affiché d’endiguer leur diffusion sur les réseaux peer-to-peer. L’idée était ici de contraindre, par la technique, les usages que la technique elle-même avait finalement rendus possibles. Du côté du droit d’auteur – et en s’en tenant au seul exemple français – des projets de loi furent ainsi rédigés afin de renforcer celui-ci, les majors s’en remettant à l’autorité judiciaire pour condamner les éventuels contrevenants – une éventualité qui n’aura cessé de prendre de la consistance puisque une enquête de l’institut IPSOS datant d’avril 2009 avançait que 17 % des 16-24 ans téléchargeaient illégalement de la musique en ligne au moins une fois par mois, ce qui reste 313 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement toutefois bien en deçà de la moyenne mondiale qui s’élèverait elle à 44 %140. En France, deux lois furent ainsi successivement votées en 2006 et en 2009, celle relative au Droit d’Auteur et aux Droits Voisins et dans la Société de l’Information (DADVSI) et la loi Création et Internet ou loi HADOPI. La première visait notamment à rendre illégale toute tentative de contournement des DRM, alors que la seconde devait mettre en place une forme de riposte dite graduée sanctionnant le téléchargement illégal, riposte pouvant aller jusqu’à la coupure de l’accès à Internet, une amende, voire une peine de prison selon le volume de données échangées 141. L’idée est donc ici de compléter la solution technique par tout un arsenal législatif, le tout aboutissant à une sorte de paradoxe dans la mesure où la loi doit permettre de protéger les mesures techniques qui sont elles-mêmes là pour « protéger » l’œuvre de sa copie ultérieure. Ceci est d’ailleurs en soi un aveu d’impuissance quant à la capacité réelle des acteurs politiques et économiques à endiguer le phénomène d’échange de fichiers, tant les « couches » techniques et réglementaires semblent se superposer les unes sur les autres sans que l’on assiste à une modification des comportements des individus un tant soit peu significative. Car toutes ces tentatives de contraindre des usages, qu’elles soient d’ordre technique ou juridique, et dont le but restait principalement de préserver un certain type de modèle économique de l’industrie phonographique, se sont finalement révélées très largement inopérantes. La baisse des ventes de phonogrammes n’a pas été enrayée – le volume de ces dernières passant, entre 2002 et 2008, de 171 à 60 millions d’unités142 – et la pratique de la copie numérique des contenus musicaux – que les auditeurs aient ou non recours à Internet pour ce faire – s’est semble-t-il durablement installée, les individus n’étant visiblement pas disposés à y renoncer. A cet égard, et bien que la faible représentativité de notre corpus doive ici être prise en considération, les différents entretiens que nous avons menés ne laissaient que peu de doutes à ce sujet : les auditeurs se sont très rapidement habitués aux facilités d’accès aux contenus musicaux permises par la numérisation, rendant plus qu’hypothétique un retour en arrière sur ce point. Dès 140 « Téléchargement légal et illégal sur Internet », étude publiée le 04 avril 2009 et consultable à cette adresse : http://www.ipsos.fr/InsideIpsos/attachment/2810-0-Connections%20CP%2009%2004-31.pdf (consultée le 27 septembre 2009). 141 « Que contient Hadopi II ? », article publié sur le site LeMonde.fr, le 15 septembre 2009, consultable à cette adresse : http://www.lemonde.fr/technologies/article/2009/09/15/que-contient-hadopi-2_1240913_651865.html (consulté le 27 septembre 2009). 142 Syndicat National de l’Edition Phonographique, « L'Economie de la production musicale 2009 », consultable en ligne : http://disqueenfrance.siteo.com/file/guideeco2009_1.pdf (consulté le août 27 septembre 2009). 314 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement lors, les acteurs de la filière ont progressivement accepté l’idée de devoir « faire avec », empruntant ainsi la troisième voie que Benghozi et Paris avaient évoquée dix ans auparavant lorsqu’ils tentèrent de dégager les perspectives futures d’évolution de la filière phonographique, considérant que les solutions techniques et juridiques avaient fort peu de chances de préserver le statut quo tant voulu par les majors : « Nous postulons que la piraterie ne sera plus uniquement combattue de face, comme c’est le cas actuellement, par la recherche de solutions techniques et juridiques de défense des droits. Au contraire, il est fort probable que l’équilibre économique de la filière conduise les acteurs existants à ajuster leurs stratégies et leurs comportements de façon à maîtriser la piraterie » (ibid., p. 18). On peut de ce fait imaginer que la loi HADOPI sera peut-être la dernière de ce type, tant son efficacité est mise en doute par ceux-là mêmes qui en ont assuré la rédaction. Ainsi Franck Riester, qui en était le rapporteur, déclarait-il dans la presse, avant le vote solennel du texte par l’Assemblée Nationale, que le gouvernement « [n'escomptait] pas éradiquer totalement le téléchargement illégal sur Internet, mais [qu’il souhaitait] le complexifier et le ralentir fortement, afin que les internautes changent leur comportement et téléchargent légalement » 143. Pour une autorité dont le coût de fonctionnement annuel devrait osciller entre 6,7 millions et 30 millions d'euros selon les estimations144, force est de constater que les objectifs en termes de changements dans les manières de faire des individus sont finalement des plus modestes. A cet égard, nous considérons que cette dernière tentative pour préserver un mode valorisation économique insuffisant en termes d’efficacité est à rapprocher de la description faite par Michel de Certeau des pouvoirs en place lorsqu’ils se trouvent confrontés à une situation que cet auteur désigne par le terme de « révolution du croyable » : « Etrange inversion ! On s’attache aux expressions et non plus à ce qu’elles expriment ; aux bénéfices d’une adhésion plus qu’à sa réalité. La défense des « valeurs », en privilégiant le service qu’elles rendent à un groupe, ne croit déjà plus à ce qu’elles disaient ; elle les tient pour perdues dès lors qu’elle les justifie seulement au titre d’un profit. A voix basse, combien de « réalistes » ou de 143 « Hadopi « respecte les droits de la défense », affirme Riester » article publié sur le site LeMonde.fr, le 16 septembre 2009, consultable à cette adresse : http://www.lemonde.fr/technologies/chat/2009/09/15/hadopi-etmaintenant_1240658_651865.html (consulté le 27 septembre 2009). 144 « Yahoo s'intéresse au coût de la loi Hadopi », article publié sur le site Numerama.com, le 25 Septembre 2009, consultable à cette adresse : http://www.numerama.com/magazine/14070-video-yahoo-s-interesse-au-cout-de-la-loihadopi.html (consulté le 27 septembre 2009). 315 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « conservateurs » avouent ainsi la dévaluation qu’ils combattent à grand bruit ! » (CERTEAU (DE), 1993, pp. 20-21). En d’autres termes, les lois DADVSI et HADOPI apparaissent davantage comme de – coûteux – moyens pour le gouvernement de donner le change aux ayants droit et d’occuper, par là même, le terrain médiatique. Cette situation lui permet par ailleurs de manifester une certaine volonté politique de traiter la question et de proposer des solutions face à l’évolution des modes consommation des produits culturels. Ces régulations peuvent aussi être vus comme une tentative des acteurs en présence de gagner du temps face à la rapidité des changements en cours, et de garder ainsi une certaine latitude dans le nécessaire travail de définition de nouveaux modèles socio-économiques plus adaptés. Car concernant l’efficacité réelle de ses réglementations, elle reste, pour le moins, des plus douteuses. L’une des principales raisons qui invitent au scepticisme sur ce point est qu’il existe déjà nombre des solutions offrant la possibilité de contourner les différents dispositifs qui seront mis en place145. Ainsi, avant même que toutes les modalités de surveillance d’Internet prévues par la loi soient effectivement mises en œuvre, les internautes auront très certainement déjà migré vers des outils permettant d’accéder aux contenus tout en préservant leur anonymat. De plus, qu’il s’agisse des lois HADOPI ou DADVSI, celles-ci entérinent la création d’instances de contrôle au fonctionnement complexe et dont l’efficacité risque d’être on ne peut plus limitée ; d’autant plus limitée qu’il n’est finalement question dans ces textes que des échanges de fichiers sur Internet, alors même qu’il existe beaucoup d’autres modalités permettant à l’auditeur d’accéder à des contenus musicaux sans avoir à passer par les réseaux de distribution classiques. Nous avons ainsi pu constater que les auditeurs recourent largement aux périphériques de stockage pour s’échanger directement entre eux des contenus musicaux sous forme de fichiers audionumériques. Une fois encore, plus qu’Internet, c’est bien le procès de numérisation dans son ensemble qui a rendu possible les différentes évolutions auxquelles les labels musicaux se trouvent confrontés, et le recours au droit ne semble pas être une solution en mesure de contenir durablement et efficacement celles-ci. Les maisons de disques semblent à cet égard avoir pris acte de l’irréversibilité des usages des auditeurs dans leurs manières d’accéder aux contenus musicaux et de les écouter. Car si elles 145 « La loi Hadopi validée, mais déjà dépassée », article publié sur le site LesEchos.fr, le 16 septembre 2009, consultable à cette adresse : http://www.lesechos.fr/info/hightec/300376175-la-loi-hadopi-validee--mais-dejadepassee.htm (consulté le 28 septembre 2009). 316 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement restent toujours actives dans leurs différentes campagnes de lobbying pour faire évoluer la réglementation dans le sens d’un renforcement du droit d’auteur – tout en ayant a priori pleinement conscience de la portée limitée de ce type d’actions quant à leur capacité d’infléchir sur les usages en place – certains mouvements récents montrent néanmoins qu’elles prennent la mesure des changements en cours et qu’elles sont en train d’essayer de s’y adapter. Les majors ont ainsi accepté de retirer les DRM pour la vente de musique numérisée à la pièce, renonçant de ce fait au contrôle technique des usages que les auditeurs font des morceaux téléchargés 146. Par ailleurs, les signatures d’accords avec les sites de streaming tels que Deezer et Spotify – accords les autorisant à exploiter le catalogue des majors dans leurs offres d’écoute de musique en ligne, le tout moyennant rémunération via les revenus publicitaires que ces services génèrent – illustrent le fait que les acteurs de la filière phonographique sont progressivement en train d’intégrer, dans leurs modes de valorisation marchande des contenus qu’ils produisent, les évolutions évoquées tout au long de la deuxième partie. Est dès lors prise en compte une des valeurs d’usage considérée comme l’une des plus importantes à l’ère de l’opulence musicale, à savoir la rapidité et la facilité d’accès à une profusion de contenus, le tout gratuitement ou à un coût acceptable pour l’auditeur – Spotify proposant ainsi un abonnement de 9,99 euros par mois, offre qui permet d’embarquer l’application sur son iPhone et d’écouter la musique sans publicité, le tout avec une meilleur qualité de l’encodage du son. La notion d’ubiquité est donc au centre du procès de valorisation des contenus, cette tendance participant d’un vaste mouvement de diversification des sources de revenus pour les labels. Après une décennie de tentatives infructueuses visant à contrôler les usages qui étaient faits par les auditeurs des contenus musicaux qu’ils produisaient, les acteurs de la filière phonographique intègrent donc progressivement les tactiques des usagers dans la définition de leurs stratégies de valorisation. Ils entérinent de ce fait cette évolution profonde et semble-t-il non réversible des modes de consommation de la musique ; une évolution qui est elle-même liée à toute une « révolution du croyable » venant remettre en cause le principe selon lequel l’auditeur doit payer pour chacun des morceaux qu’il écoute. Ici ce n’est donc pas le contenu en tant que tel qui donne lieu à une tentative de valorisation, mais bien plutôt la possibilité de pouvoir y accéder à tous moments de la journée et de n’importe quel endroit. 146 « Apple lance les prix variables sur iTunes et retire les DRM », article publié sur le site Numerama.com, le 08 avril 2009, consultable à cette adresse : http://www.numerama.com/magazine/12579-Apple-lance-les-prix-variablessur-iTunes-et-retire-les-DRM.html (consulté le 28 septembre 2009). 317 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement De la tendance à la multiplication des places de marchés La prise en compte de la diversité des modalités de réalisation de la pratique d’écoute de musique enregistrée implique donc, pour les labels et plus particulièrement pour les majors, d’envisager une diversification des modalités permettant d’assurer la valorisation marchande de ce type de contenus culturels. Dans le cadre d’une consommation de la musique mue par des idéologies qui seraient celles de l’ubiquité, de la mobilité et de l’esthétisation du quotidien, une stratégie commerciale basée sur la seule vente à la pièce ne peut plus suffire, car elle n’est pas en mesure de capter toutes les opportunités de revenus générées par la tendance à une musicalisation de la vie de tous les jours évoquée supra. Tout comme l’industrie cinématographique a du s’adapter à la multiplication des contextes de réception, la filière phonographique commence elle aussi à prendre en compte le fait que la musique possède une diversité de valeurs d’usage donnant lieu à des modes de consommation différenciés. Ainsi, pendant que les chiffres des ventes d’enregistrements musicaux n’ont cessé de baisser entre 2002 et 2008, le montant des droits perçus en gestion collective a lui progressé de soixantedeux à soixante-dix millions d’euros sur la même période, faisant passer sa part dans les revenus globaux des éditeurs phonographiques de 2 % à 10 %147. Cette augmentation de la part relative représentée par la perception de droits dans le chiffre d’affaires est donc tout autant redevable à la hausse des revenus générés par ce secteur qu’à la baisse de ceux du marché de gros de la musique enregistrée. Ce dernier représentait encore 94 % des revenus des acteurs de la filière en 2002, alors qu’en 2008 ce pourcentage est descendu à 86,7 %, ventes du numérique incluses. Il y a par ailleurs tout lieu de penser que les revenus de la vente au détail devraient continuer à baisser au cours des prochaines années, mais que, dans le même temps, ceux du secteur de l’édition devraient eux significativement augmenter. Ceux-ci sont liés à la perception des droits auprès des différents intermédiaires et acteurs industriels qui interviennent, dans le cadre de la pratique d’écoute de musique enregistrée, à tous les niveaux du procès d’inter-médiation ; or dans une société où règne l’opulence musicale et où l’auditeur peut ainsi écouter de la musique enregistrée à tous moments de la journée, il y a dès lors multiplication des contextes de réception de ce type de contenus, ces contextes pouvant donner lieu à la création d’autant de nouvelles places de marchés. 147 Syndicat National de l’Edition Phonographique, « L'Economie de la production musicale 2009 », consultable en ligne : http://proxy.siteo.com.s3.amazonaws.com/disqueenfrance.siteo.com/file/guideeco2009_1.pdf (consulté le 29 septembre 2009). 318 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Tout l’enjeu réside donc dans la capacité des acteurs historiques de la filière à capter les revenus dégagés par les quelques entreprises qui auront précisément réussi à se positionner sur ces places de marchés. En d’autres termes, les détenteurs des catalogues de titres devraient voir se multiplier les opportunités de valorisation marchande, à mesure que seront signés des accords avec les plateformes de streaming audio et vidéo – ce qui ne signifie toutefois pas qu’elles atteindront à nouveau des chiffres d’affaires comparables à ceux qu’ils dégageaient dans les années 90. En 2009, Deezer avait ainsi réussi à signer des contrats d’exploitation de leurs catalogues avec l’ensemble des majors148, au même titre que Spotify149. Par ailleurs, il n’est pas inutile de souligner le fait que, depuis la création de la plateforme de diffusion de vidéos en ligne Youtube – propriété de Google –, les clips musicaux des majors sont les contenus les plus regardés par les internautes, rappelant au passage l’appétit de ces derniers pour ce type de créations 150. Universal Music arrive ainsi largement en tête avec 8,5 milliards de vidéos vues, devant Sony BMG (6,7 milliards), EMI (1,2 milliard) et Warner Music (1 milliard). A cet égard, l’UFC-Que Choisir a souligné en 2009que, sur ce point, il convenait peut-être de relativiser l’idée même de crise dans l’industrie musicale, rappelant que, depuis 2000, le montant des droits collectées par la Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de Musique (SACEM) n’a cessé d’augmenter pour atteindre 759,1 millions d'euros en 2007151. Il s’agirait donc moins d’évoquer une crise de l’industrie musicale – car la demande des auditeurs pour ce type de contenus est toujours bien réelle – qu’une transition vers de nouvelles modalités de valorisations marchandes des contenus liées à l’évolution de leurs modes de consommation et de réception. De ce point de vue, et bien que les firmes de la filière 148 « Deezer fomente sa petite révolution », article publié sur le site ElectronLibre.info, le 11 février 2009, consultable à cette adresse : http://electronlibre.info/+L-audience-de-Youtube-dominee-par,02119 (consulté le 29 septembre 2009). 149 « Behind the music: The real reason why the major labels love Spotify », article publié sur le site Guardian.co.uk, le 17 août 2009, consultable à cette adresse : http://www.guardian.co.uk/music/musicblog/2009/aug/17/major-labelsspotify (consulté le 29 septembre 2009). 150 « L’audience de Youtube dominée par la musique », article publié sur le site ElectronLibre.info, le 17 septembre 2009, consultable à cette adresse : http://electronlibre.info/+L-audience-de-Youtube-dominee-par,02119 (consulté le 29 septembre 2009). 151 « L'UFC-Que Choisir rappelle aux députés que l'industrie musicale va bien », article publié sur le site Numerama.com, le 05 mai 2009, consultable à cette adresse : http://www.numerama.com/magazine/12819-l-ufcque-choisir-rappelle-aux-deputes-que-l-industrie-musicale-va-bien.html (consulté le 29 septembre 2009). 319 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement phonographique continuent de connaître encore certaines difficultés pour transformer les valeurs d’usages générées par leurs productions en des valeurs d’échanges, il semblerait que les prévisions de Benghozi et Paris soient actuellement en train de se réaliser, ces auteurs ayant déjà considéré à l’époque que : « La piraterie devrait entraîner rapidement une baisse sensible du prix des disques enregistrés. On devrait constater ensuite la coexistence et l’articulation de différents marchés pour la musique enregistrée (tout comme pour l’audiovisuel aujourd’hui), reposant sur des conditions différentes de diffusion et de facturation. L’équilibre économique des nouveaux entrants conduit la musique à ne représenter dans certains cas qu’un marché secondaire ou une rémunération d’appoint, l’essentiel de l’activité se situant sur un autre registre (accès Internet, services industriels…) » (BENGHOZI & PARIS, 2001, p. 22). Le rapport du SNEP sur l’économie de la production musicale en 2009 mentionné supra confirme ce mouvement de fond, et souligne ainsi que le prix du disque a baissé de manière sensible entre 2003 et 2008, des baisses de l’ordre de 16 % en euros courants et de 30 % en euros constants. Il s’agit là d’une tendance dont on peut aisément penser qu’elle ne devrait pas s’inverser au cours des prochaines années. Cette situation incite donc les majors à tenter d’accélérer la mise en place de stratégies visant la valorisation marchande des différentes valeurs d’usages liées à la différenciation de la pratique d’écoute de musique enregistrée. En d’autres termes, il s’agit pour elles de faire en sorte que l’appétit des auditeurs pour les contenus qu’elles produisent se traduise par la captation de revenus effectifs. C’est dans cette optique qu’en 2006, Universal Music a signé un accord avec Microsoft, au moment où cette firme lançait son baladeur de musique numérique, le Zune. Consciente du fait que les revenus devaient notamment être cherchés du côté des usages que les auditeurs faisaient des TIC, cette major conditionna la cession des droits de son catalogue à la plateforme de vente de musique en ligne de Microsoft au fait que celle-ci lui redistribue un dollar pour chaque Zune vendu152. Le même type de contrat d’exploitation n’avait pas pu être signé avec Apple, car à cette époque les majors n’avaient pas encore pleinement réalisé que la valeur marchande n’était pas tant générée par les ventes de morceaux que par celles d’iPod. Or Apple est depuis devenu un intermédiaire incontournable du marché – générant à lui seul 71,8 % du chiffre d’affaires des ventes de fichiers audionumériques en France avec l’iTunes Music Store – 152 « Achetez un Zune, une partie du prix va à Universal », article publié sur le site Numerama.com, le 09 novembre 2006, consultable à cette adresse : http://www.numerama.com/magazine/3536-Achetez-un-Zune-une-partie-duprix-va-a-Universal.html (consulté le 29 septembre 2009). 320 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement intermédiaire avec lequel les négociations sont de ce fait devenues beaucoup plus difficiles. Les majors ne touchent donc rien sur la vente du baladeur d’Apple, mais ont semble-t-il tiré certains enseignements de cette expérience et tentent de mettre en place des stratégies dites à trois cent soixante degrés. Dans ce cas, l’objectif pour les majors est d’agréger toutes les places de marchées suscitées par la pratique d’écoute de musique enregistrée. Cette stratégie passe donc par une négociation systématique avec les différents acteurs intervenant aux différents niveaux de l’inter-médiation musicale afin de prélever, directement auprès de ces intermédiaires, le surcroît de recettes généré par cette pratique culturelle. Leurs catalogues sont donc plus que jamais utilisés comme une arme de négociation auprès de ces différents intermédiaires – la menace d’un procès pour violation du droit d’auteur pouvant, comme dans le cas de Deezer, être une étape préalable à ces négociations. C’est à cette aune qu’il convient donc notamment d’expliquer le rachat de BMG Publishing par Universal Music en 2006, cette dernière étant devenue, à la suite de cette opération, leader dans le secteur de l’édition musicale153. La vente d’enregistrements à l’unité est en passe de devenir une source de revenus parmi d’autres pour les majors et celles-ci – pour tenter de compenser la baisse de ce qui représente encore la majeure partie de leur chiffre d’affaires – se voient donc dans l’obligation de proposer des stratégies de valorisation marchande s’infiltrant dans chaque interstice des sociétés modernes musicalisées. Ceci implique pour elles d’être donc en mesure de toucher une rémunération auprès des différents services qui diffusent de la musique en ligne (Deezer, Spotify, Dailymotion, Youtube, etc.), des fabricants d’appareils permettant de la lire (Apple, Microsoft, Nokia, etc.) et enfin de tout le secteur du merchandising (poster d’artistes, vêtements, etc.). Les majors ont par ailleurs intensifié leurs collaboration avec les éditeurs de jeux vidéo, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, ainsi qu’avec les studios de cinéma ou les agences publicitaires. L’objectif est ici d’être capables de « placer » les contenus qu’elles produisent en faisant valoir la richesse de leurs catalogues, le tout moyennant rémunération. Autrement dit, il s’agit d’assurer une certaine mise en adéquation des stratégies des principaux labels avec la montée en puissance de modes de vies de plus en plus musicalisés. Dans ce contexte, une double tendance est en train de se dégager et qui voit, d’une part, un renforcement de la position des majors vis-à-vis des labels indépendants et, d’autre part, 153 « L'Union Européenne approuve le rachat de BMG Publishing », article publié sur le site Numerama.com, le 23 mai 2007, consultable à cette adresse : http://www.numerama.com/magazine/4660-l-union-europeenne-approuvele-rachat-de-bmg-publishing.html (consulté le 29 septembre 2009). 321 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement l’émergence de quelques acteurs incontournables faisant office d’intermédiaires entre les producteurs de contenus musicaux et les auditeurs, et dont le rôle est de collecter les surcroît de recettes générés par la pratique d’écoute de musique enregistrée. Nous allons donc voir dans la troisième et dernière section de ce chapitre que, bien loin de permettre une déconcentration du marché, Internet et le procès de numérisation ont favorisé l’émergence de nouveaux intermédiaires en situation de quasi monopole sur leurs places de marchés respectives. Par ailleurs, si la position des majors a pu être un temps fragilisée – et l’est de fait encore – il semblerait toutefois que celle des labels indépendants le soit encore plus, ceux-ci se trouvant face à des difficultés bien plus grandes pour faire valoir leurs intérêts. A cet égard, il apparaît que, contrairement à certaines prévisions, la filière ne s’est pas rééquilibrée mais s’est encore un peu plus polarisée sur une poignée d’acteurs qui dominent le marché. De l’émergence et de la domination d’une poignée d’acteurs industriels : une concentration accrue à tous les niveaux La multiplication des places de marchés a donc favorisé l’arrivée de nouveaux acteurs industriels, ceux-ci intervenant à différents niveaux du processus de valorisation marchande de la pratique d’écoute de musique enregistrée. Il s’agit de firmes ayant rapidement occupé une place stratégique au sein de la filière phonographique, alors même qu’auparavant ceux-ci étaient, pour la plupart d’entre eux, presque totalement étrangers à ce secteur (Apple ou les opérateurs en télécommunications, pour ne citer qu’eux) voire même n’existaient tout simplement pas (Deezer, MySpace ou encore The Orchard pour l’agrégation de contenus). Ce constat vient ici à l’appui des propositions que Benghozi et Paris ont formulées lorsque les acteurs historiques de la filière ont commencé à entrevoir les implications du procès de numérisation, les obligeant dès lors à envisager la possibilité d’une recomposition du marché dans son ensemble : « Aujourd’hui, le poids des nouveaux diffuseurs et fournisseurs de technologie est tel que ce sont eux qui semblent orienter les développements de la filière, au détriment des indépendants, mais aussi, apparemment, à celui des majors jusque là tout puissantes » (BENGHOZI & PARIS, 2001, p. 22). Ces auteurs avaient ainsi dégagé une typologie des acteurs qui seraient amenés à jouer un rôle important dans le processus de valorisation marchande des contenus musicaux, insistant sur le fait que « les formes modernes des échanges conduisent, en particulier, à différencier les usages et les utilisateurs, ce qui renforce encore l’éclatement des marchés, des circuits de diffusion et des modèles de rémunération traditionnels (ibid., pp. 18-19). Les auteurs font dès lors ressortir cinq types d’acteurs qui sont : 322 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Les sites de téléchargement de musique en ligne. ils peuvent aussi bien appartenir à des acteurs historiques de la filière (FNAC, Virgin, etc.) qu’à des firmes ayant profité des opportunités offertes par Internet pour créer leur propre plateforme, vendant exclusivement de la musique numérisée sur le web (Itunes, eMusic, Amazon MP3, etc.), ces dernières étant à ce titre qualifiées de pure players ; Les netmedia. Au moment où ils rédigèrent cet article, les auteurs pensaient principalement aux radios en ligne ; mais si elles se sont effectivement développées au cours des dernières années, il conviendra plutôt de centrer l’analyse sur les quelques sites de streaming qui se sont récemment imposés (Deezer, Spotify, Youtube, etc.), l’audience grandissante qu’ils génèrent en fait, à ce titre, des interlocuteurs importants pour les producteurs musicaux, dans l’optique notamment d’une captation des revenus publicitaires ; Les fournisseurs d’accès à Internet, auxquels il faut ajouter les opérateurs de téléphonie mobile, les deux activités étant en général regroupées au sein de la même firme (en France, c’est effectivement le cas pour Orange, SFR et Bouygues, Free ne possédant pour sa part pas de licence de téléphonie mobile). Ces opérateurs s’appuient sur la logique de fonctionnement qui est celle des portails, ceux-ci proposant notamment, entre autres services, différentes modalités d’accès à des contenus musicaux ; Les offreurs de technologies, c'est-à-dire les firmes qui fabriquent le hardware nécessaire à la lecture des contenus musicaux numérisés (Apple, Microsoft, Samsung, Nokia, etc.). Il ne participent en général pas au financement de la production des contenus mais voient leur chiffre d’affaires croître de manière continue, ceci en grande partie grâce à l’appétit des individus pour les contenus en question. Tout l’enjeu pour les producteurs est donc de pouvoir récupérer une partie des revenus générés par la vente de ces appareils ; Les labels indépendants, dont les auteurs expliquent qu’il ne peuvent bien entendu pas être vus comme de nouveaux acteurs, mais pour lesquels ils considèrent néanmoins « [qu’Internet] leur donne les moyens d’une diffusion plus large et donne la possibilité d’exister à de nouveaux créateurs » (ibid., p. 20). Ici, nous pensons plutôt que ce ne sont pas tant les labels indépendants qui profitent des potentialités d’Internet, mais plutôt les agrégateurs, tels que The Orchard, qui se positionnent comme des intermédiaires quasi incontournables entre ces labels et les acteurs mentionnés supra. Ainsi, bien que les exemples évoqués par ces auteurs fassent référence à des firmes qui pour certaines n’existent plus – beaucoup ayant disparu avec l’explosion de la bulle Internet au début 323 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement des années 2000 – ou qui n’avaient pas encore atteint les places qu’elle occupent actuellement – le premier iPod a été commercialisé en 2001 alors que l’article fut publié en 1999 – cette typologie garde néanmoins toute sa pertinence, car elle permet de faire ressortir les différentes places de marchés dont Internet et le procès de numérisation ont favorisé l’émergence. Or si les places de marchés se sont effectivement diversifiées, force est de constater que ce n’est pas réellement le cas pour ce qui est des acteurs qui y ont pris position. Concernant les sites de téléchargement, en 2008, Apple représentait à lui seul, avec l’iTunes Music Store, 71,8 % du chiffre d’affaire du secteur, contre des parts s’élevant respectivement à 12,3 % et 9,5 % pour les sites de Virgin et de la FNAC. On retrouve la même tendance du côté des opérateurs de téléphonie mobile où SFR et Orange assurent chacun 60 % et 26,1 % du chiffre d’affaires des producteurs sur ce secteur154. Il en va par ailleurs de même pour celui des sites de streaming qui est dominé par une poignée d’acteurs, aux premiers rangs desquels on peut citer Deezer, Youtube, Dailymotion et plus récemment Spotify. Le marché des fabricants de hardware est aussi pour sa part extrêmement concentré – cette situation ayant dans ce cas précis un caractère historique – et reste par ailleurs dominé par Apple avec l’iPod et l’iPhone. Enfin, le secteur des agrégateurs de contenus n’est pas le moins concentré puisque deux acteurs dominent celui-ci, à savoir The Orchard et Believe, ces deux entreprises étant en peu de temps devenues des intermédiaires incontournables pour tout label indépendant qui veut avoir un minimum de visibilité dans l’environnement numérique. Ainsi, sur chaque place de marché s’exerce la domination d’un nombre limité d’acteurs, alors même que certains discours voyaient dans Internet la possibilité de déconcentrer la filière dans son ensemble. C’est ce qu’ont pu par exemple penser, dans un premier temps, certains observateurs en reprenant la théorie dite de la « longue traîne » (long tail en anglais) formulée par Chris Anderson, et considérer que son application permettrait à des acteurs de plus petites tailles de s’insérer sur des marchés de niches. Cette théorie part du principe qu’Internet offrirait la possibilité d’accéder à infiniment plus de références qu’auparavant, le tout à destination d’un bassin de consommateurs pouvant potentiellement se mesurer à l’échelle mondiale. En conséquence, certains titres, qui n’apparaissaient plus dans les rayonnages des détaillants physiques, pouvaient redevenir disponibles dans un environnement numérique, dans la mesure où il devient possible de tous les référencer, sans avoir à composer avec les limites matérielles propre à tout commerce, quelque soit sa surface. Dès lors, on peut considérer que chaque titre 154 Syndicat National de l’Edition Phonographique, « L'Economie de la production musicale 2009 », consultable en ligne : http://proxy.siteo.com.s3.amazonaws.com/disqueenfrance.siteo.com/file/guideeco2009_1.pdf (consulté le août 30 septembre 2009). 324 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement pourrait réussir à trouver ses consommateurs, ce qui a amené Anderson à penser que les revenus marchands ne seraient plus tant dégagés par les hits que via la commercialisation des différents morceaux des fonds de catalogues qui auraient enfin pu rencontrer leur public. Mais cette multiplication de micromarchés n’a pas réellement permis aux labels indépendants de gagner en autonomie et a plutôt favorisé des entreprises telles qu’iTunes ou The Orchard, c'est-à-dire des entreprises en mesure d’agréger toutes ces niches pour ensuite en assurer la valorisation marchande. Tout comme l’explique Daniel Kaplan dans une note parue sur le site InternetActu.net « la « longue traîne » semble être une théorie avant tout destinée et adaptée à des distributeurs qui gèrent de très nombreuses références. Elle montre, par exemple, qu’il est économiquement intéressant pour eux d’exploiter leur fonds de catalogue » 155. En d’autres termes, la multiplication de micromarchés ne serait exploitable que par des entreprises ayant atteint une taille critique et s’adressant à un bassin de consommateurs suffisamment large, c'est-à-dire dans le cadre d’un secteur relativement concentré. Il en va de même concernant les sites de streaming et les portails des opérateurs en télécommunications. Ceux-ci tirant tout ou partie de leurs revenus de la publicité, ils se doivent de générer des audiences significatives pour être en mesure d’intéresser d’éventuels annonceurs. Philippe Bouquillion rappelle à cet égard que : « La logique de collecte de publicité sur les sites du web repose en effet sur la capacité à attirer la plus grande masse d’internautes possible. Par ailleurs, la financiarisation renforce cet effet car les marchés accorderont des financements de manière privilégiée aux acteurs qui fédèrent déjà le plus d’audience. Ceux-ci auront donc plus facilement les moyens de réaliser les opérations de croissance externes leur permettant de conserver leur position dominante » (BOUQUILLION, 2008, pp. 259260). Nous sommes ici dans une logique du « winner take all » favorisant les acteurs qui auront réussi à s’imposer comme intermédiaires incontournables, ceux-ci pouvant ensuite profiter des divers avantages que leur confère cette rente de situation. Deezer et Spotify sont, semble-t-il, en passe d’occuper ce rôle au niveau du secteur du streaming audio, ces entreprises ayant visiblement les faveurs des majors avec lesquelles elles ont signé des contrats d’exploitation de leurs catalogues. L’audience générée par ces plateformes leur a permis de se poser comme des interlocuteurs privilégiés, laissant maintenant peu de place à d’éventuels nouveaux entrants. En tout état de 155 « Musique et numérique : La longue traîne à l’épreuve des faits », article publié sur le site .InternetActu.net, le 22 janvier 2007, consultable à cette adresse : http://www.internetactu.net/2007/04/05/musique-et-numerique-lalongue-traine-a-lepreuve-des-faits/ (consulté le 30 septembre 2009). 325 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement cause, ce secteur peut difficilement se permettre d’avoir un trop grand nombre d’acteurs, car sa rentabilité est pour l’instant des plus incertaines, cette situation favorisant par ailleurs un peu plus la concentration de celui-ci. Sur ce point, Philippe Bouquillion offre là encore une synthèse pertinente lorsqu’il écrit que : « Les TIC peuvent être un facteur d’augmentation du coût d’entrée et donc de renforcement de la concentration. En effet, toute plate-forme d’une certaine taille est onéreuse en termes de frais techniques et de personnel. Il faut par ailleurs que des actions de promotion soient conduites. De même, leur caractère attractif est lié à l’abondance et à la diversité des offres auxquelles elles permettent d’accéder. Les plates-formes de grande taille bénéficient donc d’importants avantages, surtout si elles appartiennent à un pôle qui a pu négocier l’accès sur cette plate-forme à un ensemble de produits et de services dans des conditions privilégiées. Les exemples de très grandes platesformes du web 2.0 semblent plaider en sens contraire puisqu’elles ont été créées par des individus isolés. Mais, d’une part, ils ont été soutenus par des partenaires financiers pour des montants fort importants et, d’autre part, ces plates-formes, ou du moins un grand nombre d’entre elles, ont été acquises et sont maintenant contrôlées par les grands acteurs des industries de la culture, de l’information et de la communication. Par ailleurs, les logiques industrielles et financières poussent à leur concentration » (ibid., 2008, p. 266). Dans le cadre d’une opulence des contenus disponibles, le rôle des intermédiaires s’en trouve dès lors encore un peu plus renforcé, car ce sont eux qui occupent cette fonction stratégique d’interface entre, d’une part, cette profusion musicale et, d’autre part, des auditeurs en quête de réalisation de soi, ainsi que d’une rentabilisation de leurs temps libres. Il s’agit donc pour ces derniers d’avoir à leur disposition un nombre restreint de plateformes proposant des contenus bien identifiés et de manière relativement exhaustive. Celles-ci font, de ce fait, offices de références sur lesquelles les auditeurs pourront rapidement trouver des titres susceptibles de leur convenir. En conséquence, et à la lumière de ces tendances, il n’y a pas lieu de penser que le fonctionnement en oligopole puisse, à moyen terme, être remis en question ; il semble bien au contraire que celui-ci reste la règle pour l’ensemble des secteurs intervenant dans le processus de valorisation marchande des contenus. Les accords croisés qui ont été signés entre les différents acteurs participent dès lors d’une stabilisation des places de marchés et de la mise en place progressive d’un équilibre entre les différentes parties en présence. Dans ce contexte, les majors – bien que leur position puisse encore paraître fragile – restent à cet égard les plus à mêmes de négocier des conditions avantageuses avec ces acteurs de l’inter-médiation, car ce sont elles qui possèdent les catalogues les plus riches de références susceptibles de générer les plus fortes audiences. Au regard de cette situation d’ensemble, nous agréons ainsi pour partie les 326 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement propositions de Curien et Moreau lorsque, évoquant la capacité des majors à faire face à l’évolution du marché, ils considèrent que : « Les majors disposent – compte tenu de l’ampleur des catalogues de droits qu’elles contrôlent – d’un certain pouvoir de marché vis-à-vis des plates-formes de téléchargement, des opérateurs de téléphonie mobile et des FAI. Toutefois, les problèmes qu’elles rencontrent dans leur négociation avec Apple au sujet du prix de la musique en ligne conduit à quelque peu nuancer ce pouvoir de marché » (CURIEN & MOREAU, 2006b, p. 18). Les majors connaissent effectivement de réelles difficultés dans leurs relations commerciales avec Apple, car cette firme a été en mesure d’occuper rapidement une place stratégique dans la diffusion des contenus musicaux, alors même qu’elle pouvait par ailleurs s’appuyer sur des actifs industriels solides lui permettant d’avoir une réelle assise financière. Apple doit principalement sa réussite à la pratique d’écoute de musique enregistrée et à sa capacité à vendre des modes de vie associés à celle-ci. Mais contrairement aux sites de streaming dont les modalités de financement sont encore aujourd’hui à définir, Apple était déjà une firme pérenne au moment où elle a lancé le couple iPod/iTunes. Elle était de ce fait beaucoup moins fragile que Deezer ou Spotify qui restent en grande partie dépendantes de l’attitude des majors à leur égard. En effet, ces plateformes n’ont pas la capacité financière qui leur permettrait de faire face à un éventuel procès pour violation du droit d’auteur, elles sont donc dans une certaine mesure obligées de négocier avec les majors, et ce aux conditions imposées par ces dernières. Concernant le cas Apple, il semblerait que celui-ci fasse finalement plus office d’exception (mais d’une exception de taille), cette firme ayant surtout été capable de profiter d’un contexte bien particulier qui voyait les majors dans une situation de profonde incertitude et manquant de visibilité à court terme. Dans un premier temps, au moment du lancement d’iTunes, Apple fut ainsi présenté comme le sauveur de l’industrie musicale, or c’est surtout à ce moment précis que les ventes de l’iPod ont décollé. Apple profitait donc pleinement de l’apport du catalogue des majors pour stimuler les ventes de ces propres produits, alors même que les producteurs de contenus musicaux ne touchaient pas le moindre centime dessus. Depuis, bien conscientes des conditions avantageuses qu’elles ont à l’époque ménagées à Apple, les majors ont maintes fois essayé de réduire l’influence de cette firme, en tentant notamment de favoriser l’émergence d’alternatives crédibles à l’iTunes Music Store, pour l’instant sans succès. Elles ont ainsi encouragé l’arrivée d’Amazon dans la vente de musique numérique, espérant que sa plateforme serait en mesure de venir concurrencer celle d’Apple. Car tant que cette dernière totalisera à elle seule plus de 70 % du chiffre d’affaire du secteur, il sera difficile pour les majors de se passer d’elle. C’est principalement pour cette raison qu’elles essaient de faire en sorte que les revenus générés par le numérique ne 327 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement soient plus seulement tributaires d’Apple, espérant ainsi réduire sa prééminence sur la filière qui lui permettant de dicter ses conditions. On peut donc considérer que si Apple a été d’une certaine manière – et à un moment où les majors manquaient encore de recul par rapport aux évolutions des modes de consommation de leurs contenus – un choix par défaut, il n’en va pas de même concernant Deezer ou Spotify avec lesquels les majors ont cette fois pleinement pu faire jouer le pouvoir de marché que leur conférait leurs catalogues. La « nuance » évoquée par Curien et Moreau ne semble finalement valoir que pour un cas bien particulier – mais un cas ayant eu et continuant d’avoir des conséquences lourdes sur l’équilibre de l’ensemble de la filière – celui-ci pouvant être assimilé à une lourde erreur d’appréciation que les majors essaient depuis de corriger et surtout de ne pas reproduire. Dans ce contexte, la situation de précarité des labels indépendants reste une constante, tous les espoirs suscités dans un premier temps par Internet ayant été tour à tour déçus. Car même s’il existe certaines initiatives – notamment la création en 2007 de Merlin, une structure à but non lucratif qui regroupe différents labels indépendants du monde entier et dont l’objectif affiché est de défendre leurs intérêts face aux différents firmes citées supra 156 –, force est toutefois de constater que leur position reste toujours aussi fragile et que rien n’indique, pour l’instant, que celle-ci évoluera dans un sens qui leur soit plus favorable. Coincés entre des majors qui prennent progressivement position dans l’environnement numérique et les nouveaux entrants que sont Apple, Orange ou Deezer, les indépendants sont finalement obligés de s’en remettre à de nouveaux intermédiaires tels que les agrégateurs de contenus pour espérer que leurs productions accèdent à un minimum de visibilité. De ce point de vue, le contact direct entre l’artiste et son public reste une chimère qu’Internet n’aura finalement jamais permis de réaliser, bien au contraire. 156 « Merlin : un groupement d'indépendants pour former « la 5ème major » », article publié sur le site Numerama.com, le 22 janvier 2007, consultable à cette adresse : http://www.numerama.com/magazine/3861merlin-un-groupement-d-independants-pour-former-la-5eme-major.html (consulté le 30 septembre 2009). 328 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Chapitre 12. La pertinence des modèles génériques à l’épreuve des mutations de la filière musicale Le chapitre précédent a permis, en nous appuyant notamment sur la typologie proposée par Benghozi et Paris à la fin des années 1990, d’évoquer comment ont évolué – et continuent d’évoluer – les rapports de force entre acteurs historiques de la filière et nouveaux entrants, ceci dans le cadre d’une fragmentation accrue du processus de valorisation marchande de la pratique d’écoute de musique enregistrée. Nous avons par ailleurs souligné la multiplication et la complexification des réseaux d’inter-médiation – réseaux dont la fonction est de favoriser la mise en contact des contenus en question avec leurs destinataires potentiels – entraînant ainsi une diversification des acteurs qui interviennent sur le marché. Au-delà de cette tendance de fond, l’objectif de chacun reste néanmoins inchangé, il consiste à être en mesure de transformer les différents niveaux sur lesquels ils se sont positionnés en places de marchés susceptibles d’assurer la valorisation d’un capital initialement investi. Qu’il s’agisse de Deezer, Apple ou d’Orange, toutes ces firmes tentent de tirer économiquement partie d’un attrait pour les contenus musicaux qui, loin de se démentir, n’a fait que se renforcer génération après génération. Entre les entreprises de l’industrie du logiciel, les opérateurs en télécommunications, les pure players de la distribution/diffusion numérique de musique enregistrée et enfin les différentes firmes qui en assurent la production, il y a là une superposition d’acteurs économiques dont les intérêts ne sont pas toujours convergents – loin s’en faut – mais qui essaient tous de dégager un profit économique à partir de cette pratique culturelle. Il s’agit donc pour eux d’être capables d’assurer une valorisation marchande des valeurs d’usage de la musique, ainsi que des modalités de réalisation de son écoute. A cet égard, nous avons aussi souligné le fait qu’il existe de plus en plus de possibilités pour l’auditeur d’accéder à des contenus de tous types. Ceux-ci sont maintenant, dans leur très grande majorité, disponibles sous forme numérique et sont donc facilement appropriables et échangeables par le consommateur final, cet état de fait rendant le procès visant leur valorisation économique d’autant plus complexe. Par ailleurs, concernant l’évolution des pratiques à proprement parler, certaines propositions formulées par Bernard Miège au début des années 2000 ont, semble-t-il, vu leur réalisation se confirmer avec la diffusion des technologies numériques auprès du grand public ; nous pensons ici notamment au procès largement engagé de différenciation des pratiques – procès que la profusion des contenus disponibles n’a finalement fait qu’accentuer – et partageons à cet égard pleinement les considérations de l’auteur lorsqu’il écrit que : 329 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « Ce à quoi il faut s’attendre c’est d’abord à ce que l’élargissement de l’offre […] conduise à des consommations (très) différenciées, en fonction des critères habituels de sélectivité : ressources des consommateurs, mais peut-être surtout l’appartenance sociale et culturelle. En d’autres termes, les observations formulées voici deux ou trois décennies sur les phénomènes de « distinction » ont toutes les chances de se reproduire, et de façon accentuée » (MIEGE, 2000, p. 100). Cette permanence des phénomènes de distinction est donc susceptible d’entraîner des modes de consommations différenciés aux niveaux inter- et intra- individuels – un même individu pouvant être parfaitement disposé à payer pour un contenu musical en particulier et recourir au téléchargement gratuit pour s’en procurer un autre. Comme nous avons déjà pu le constater, ce processus de différenciation dans les modalités de réalisation des pratiques culturelles vient donc directement affecter les diverses manières dont les individus consomment les productions artistiques disponibles, celles-ci participant en grande partie d’une démarche de mise en scène de leur propre singularité. En conséquence, c’est tout le procès de valorisation économique des contenus qui s’en trouve dès lors affecté, car celui-ci s’appuie principalement sur les usages et les manières de faire des consommateurs au quotidien – les acteurs industriels tentant pour leur part de les orienter constamment dans la direction qui leur est la plus favorable. Les moyens mis en œuvre pour générer des revenus sont donc profondément dépendants des comportements des consommateurs vis-à-vis des produits culturels mis sur le marché, c'est-à-dire de leurs représentations et de la valeur symbolique qu’ils associent à chacun d’entre eux ; ces deux composantes jouent donc un rôle fondamental au niveau de la disposition ou non des individus à payer une certaine somme pour pouvoir accéder à tel ou tel contenu : « Le rapport des consommateurs aux prix des services ne répond pas à une logique simple, facilement identifiable. Ce rapport est en relation avec des perceptions qui se sont formées au cours de l’histoire, il est également la traduction d’enjeux qui ont parfois peu à voir (en apparence) avec l’activité sociale concernée, et il ne résulte pas d’un calcul rationnel qui, contrairement à la théorie classique du choix du consommateur, met en balance les avantages attendus et les prix demandés » (ibid., p. 78). Les modèles socio-économiques au sein des ICIC s’appuient donc notamment sur les différentes modalités via lesquelles les sujets réalisent et investissent leurs pratiques culturelles et médiatiques, car c’est de cet investissement symbolique que dépend en grande partie l’investissement financier qu’ils daigneront effectivement consentir. Or le problème essentiel réside ici dans le fait que cette dimension est, par nature, des plus difficiles à appréhender, alors même qu’elle a des conséquences lourdes sur l’équilibre des filières correspondantes. En tout état de cause, il n’existe pas de méthode fiable permettant d’anticiper de manière certaine quel sera le 330 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement « consentement à payer » des consommateurs pour tel ou tel service ou contenu. Sur ce point, force est de constater que le procès de numérisation n’a fait que compliquer encore un peu plus les règles du jeu, car le consommateur a maintenant pleinement le choix entre accepter de payer le contenu en question – et donc lui donner, dans tous les sens du terme, de la valeur – ou préférer utiliser les nombreux moyens techniques disponibles qui lui permettront de se le procurer sans avoir à passer par les circuits commerciaux classiques. Dès lors, et ainsi que nous l’avons déjà énoncé supra, il ne s’agit plus seulement de savoir si le contenu plaira à son destinataire, mais de s’interroger en plus sur la « relation » que celui-ci entend entretenir avec ses propres goûts et ses pratiques, ainsi que sur la manière dont, d’un certain point de vue, il les hiérarchise. Ainsi, du fait même des ces évolutions, il peut finalement sembler légitime de se demander si la mobilisation des modèles génériques que sont les modèles éditorial et de flot est toujours susceptible d’aider à appréhender et à comprendre les logiques qui sous-tendent les phénomènes considérés. En effet, ces modèles ont été pensés à une époque où la numérisation des contenus culturels était seulement envisagée et où faisaient dès lors défaut des données empiriques permettant d’en mesurer la portée. De ce fait, les pratiques culturelles n’avaient donc pas encore connu les changements et évolutions dont nous avons tenté d’offrir une synthèse supra en nous appuyant sur l’exemple de l’écoute de musique enregistrée ; les firmes des ICIC n’étaient à cet égard pas confrontées à toutes les mutations corrélatives que ces évolutions devaient par la suite entraîner au niveau du procès de valorisation marchande des créations. En d’autres termes, il s’agit ici de questionner la pertinence de ces modélisations, afin de savoir si elles gardent ou non une certaine portée heuristique à même d’éclairer la dynamique des mutations au sein des ICIC. Nous tenterons donc, dans le cadre du présent chapitre, d’offrir une contribution à ces questions en nous appuyant sur les apports de notre recherche autour de l’évolution des processus de valorisation marchandes au sein de la filière phonographique. Notre démarche consiste donc à confronter les mutations observables au sein de l’industrie musicale aux propositions théoriques soutenant l’émergence d’un ou de plusieurs nouveaux modèles socioéconomiques. Il s’agira dès lors de se demander si ces mutations peuvent encore être appréhendées via la grille de lecture qui découle des deux seuls modèles génériques principaux, ou si cette démarche nécessite la conceptualisation d’autres modélisations plus à mêmes d’en rendre compte. En tout état de cause – et bien qu’il s’agisse là d’une question à laquelle il reste difficile d’échapper – nous avons toutefois pleinement conscience que nous ne pourrons guère plus formuler que quelques pistes de réflexions, tant cette problématique déborde dans une large mesure le cadre de la présente recherche. 331 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Dans un premier temps, il conviendra donc de revenir de manière synthétique sur les apports théoriques qu’a entraîné l’identification des modèles éditorial et de flot, et de voir ainsi comment ils ont favorisé une meilleure compréhension des logiques sociales à l’œuvre dans le champ des industries culturelles. Il s’agira donc de faire ressortir les traits qui caractérisent chacun d’entre eux dans leurs modes de fonctionnement et de voir en quoi l’industrie phonographique relevait, jusqu’à ce jour, en grande partie du modèle éditorial. Nous reviendrons donc au cours de cette section sur les différents niveaux structurants de ces modèles génériques – niveaux eux-mêmes structurés par les mouvements de acteurs qui s’inscrivent dans son fonctionnement (MIEGE, 2000 ; MŒGLIN 2007). Par la suite, nous discuterons des différentes manières dont il est possible d’entrevoir ces modèles génériques, et préciserons donc la nature de ces constructions théoriques en relation avec les phénomènes sociaux sur lesquels elles prennent appui. Nous reprendrons, dans cette optique, les réflexions de Pierre Mœglin sur ce sujet et, plus précisément, les passages au cours desquels il aborde deux conceptions possibles de la notion de modèles génériques : le modèle comme règle du jeu – relevant d’une approche weberienne selon l’auteur – ou le modèle comme mode de fonctionnement – plus proche selon lui d’une démarche typiquement durkheimienne (MŒGLIN, 2007). Après avoir détaillé ce qui différencie ces deux acceptions, nous expliquerons pour quelles raisons nous partageons la position de Mœglin lorsqu’il considère qu’il paraît plus pertinent de se référer à la première des deux. Car, pour notre part, nous soutenons également l’idée qu’il convient d’appréhender les modèles génériques non pas comme une sorte d’instantané fidèle des situations socio-économiques étudiées, mais bien plutôt comme une tentative de systématisation faisant ressortir certains traits, a priori caractéristiques, de ces dernières et permettant dès lors de faciliter le travail d’analyse des mutations à l’œuvre au sein des différentes filières des ICIC. Reprenant les termes de l’auteur, nous considérons donc que « la question est de savoir si, comment et dans quelle mesure chaque média se situe par rapport aux modèles existants, en fonction des traits qu’il leur emprunte » (ibid., p. 155). Dans le prolongement direct de cette réflexion, nous tenterons enfin d’apporter une contribution à la question de l’émergence ou non de modèles génériques supplémentaires, ceux-ci venant dès lors s’ajouter à ceux qui ont été précédemment cités. Les positions divergent sur ce point précis, certains auteurs considérant que les entreprises de la câblodistribution, les opérateurs en télécommunication et plus récemment Internet auraient respectivement favorisé l’émergence de trois nouveaux modèles génériques (le club privé, l’économie des compteurs et le courtage informationnel), alors que d’autres soutiennent qu’il ne s’agit là que de dérivés pouvant alternativement – ou simultanément selon les cas – emprunter au modèle éditorial ou au modèle 332 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement de flot mais que, en tout état de causes, il ne semble pas judicieux de leur attribuer le qualificatif de modèles génériques. Nous développerons pour notre part une posture soutenant une vision plus proche de la seconde position, considérant les deux modèles génériques en question comme des matrices permettant, par une analyse croisée les mobilisant l’un et l’autre, d’appréhender précisément les mutations en cours au sein des filières étudiées. Pour ce faire, nous nous appuierons donc sur l’exemple de la filière phonographique et tenterons de montrer en quoi les deux modèles « historiques » restent des outils conceptuels des plus heuristiques pour analyser ses évolutions, faisant tous deux ressortir différentes dimensions des modèles socio-économiques qui sont actuellement en train de se constituer. A cet égard, nous insisterons particulièrement sur la nécessité d’ajouter la dimension des usages et des pratiques au cadre de cette réflexion théorique, afin de relier l’ensemble de notre démarche à une proposition visant à présenter les ICIC comme une industrie de la valorisation marchande des modes de vie. Modèle éditorial, modèle de flot : retour sur quelques apports fondamentaux Les modèles génériques découlent tous deux des logiques dégagées par Bernard Miège et alii, à la suite de travaux sur les industries audiovisuelles, au milieu des années 1980 (MIEGE, 2000). Ces logiques étaient, selon les auteurs, au nombre de cinq et se présentaient comme suit : La logique de l’édition de marchandises culturelles ; La logique de la production de flot ; La logique de l’information écrite ; La logique de la production de programmes informatisés (logiciels et progiciels, ainsi que les services vidéotex) ; La logique de la retransmission du spectacle vivant (compétitions sportives comprises) (MIEGE & alii, 1986 p. 64 & sq. cité par MIEGE, 2000, p. 43). Sans revenir en détails sur la description de ces différentes logiques sociales, il convient surtout, dans le cadre de notre propos, de souligner que le auteurs avaient conceptualisé, à partir des deux premières logiques énoncées, deux modèles génériques que sont le modèle éditorial et la modèle de flot, ceux-ci étant considérés comme dominants au sein des industries culturelles. Il s’agit donc, au préalable, de rappeler ici que le terme même de modèle recouvre un éventail large de dimensions et ne peut de ce fait pas être seulement limité à celles relevant d’un ordre strictement économique. Par ailleurs, les modèles en question doivent pouvoir rendre compte de différentes phases allant de celle de la production des contenus et services, jusqu’à celle de leur diffusion et de leur réception par le consommateur final, ainsi que des différentes étapes intermédiaires 333 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement permettant de réaliser ce processus. De plus, comme l’ont déjà souligné de nombreux auteurs, ces modèles génériques sont structurants – car ils influent sur l’élaboration des stratégies mises en place par les acteurs industriels qui s’y insèrent, ainsi que sur les modalités de consommation des contenus par leur destinataires – tout autant que structurés – au sens où ces modèles, bien que génériques, ne sont pas figés et sont de ce fait extrêmement sensibles aux évolutions de toutes natures, qu’elle soient sociales, économiques ou bien encore techniques. A cet égard, et reprenant les termes de Bernard Miège, il est donc fondamental de bien insister sur le fait que : « Le qualificatif de modèles […] est sous-tendu par une analyse du fonctionnement des industries concernées, de l’étape de conception jusqu’aux marchés finaux en passant par les étapes organisant la production elle-même. Il s’agit d’un modèle à la fois économique et socio-technique, dont l’influence sur les stratégies des acteurs et les pratiques sociales de consommation, ne saurait être réduite à la sphère économique ou à des problèmes relevant de l’organisation de la production » (MIEGE, 2000, p. 44). L’objectif des modèles est donc d’aider à rendre compte de toute une dynamique de fonctionnement interne sensible aux différents mouvements à l’œuvre dans le social, le tout dans le cadre d’une démarche visant à mieux appréhender la manière dont les processus de valorisation marchande des contenus sont intégrés à un ensemble plus vaste. Les modèles génériques permettent ainsi de faire ressortir quatre niveaux dans l’analyse qui sont autant de caractéristiques permettant « [d’éclairer] les conditions de la régulation amont-aval des fonctions de conception, production, distribution, diffusion et consommation selon le type de d’assurance contre l’incertitude adopté par la filière dont chaque produit dépend » (MŒGLIN, 2007, p. 154). Dès lors, les différences entre modèle éditorial et modèle de flot résident dans les modalités selon lesquelles seront appréhendées les caractéristiques en question, celles-ci permettant d’analyser : Le mode de paiement des contenus produits, c'est-à-dire de savoir qui assure le financement des contenus en question et comment. Dans le modèle éditorial, il s’agit du consommateur final et ce pour chaque contenu que celui-ci consomme (achat d’un CD, d’une place de cinéma, d’un livre etc.) alors que dans le modèle de flot, le spectateur ne paie pas les produits qu’il consomme, le financement étant collectivement et indirectement pris en charge en amont, généralement par des annonceurs et de manière continu ; Le rôle d’interface entre les différents acteurs intervenant dans la conception et la promotion des contenus et les spectateurs, celui-ci étant occupé par le producteur dans le cadre du modèle éditorial et par le programmateur dans celui du modèle de flot. Dans les deux cas, cette position nécessité d’avoir une connaissance empirique (ou 334 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement pseudo scientifique via les différentes enquêtes d’opinion) des publics auxquels les médias en question s’adressent ; Le type de produit consommé. Pour le modèle éditorial, elle se présentera sous une forme permettant au consommateur final de se l’approprier via une copie qui lui appartiendra donc en propre (à l’exception notable de l’achat d’une place de cinéma), alors que dans le cadre du modèle de flot, il y a diffusion de contenus en continu selon une grille de programmation qui ne peut donner lieu qu’à un simple visionnage sans – logiquement – d’appropriation possible par le consommateur final ; Les modes de rémunération des différents intervenants dans le travail créatif, qui peuvent aller du cachet (modèle éditorial) à la vacation, voire même au salariat (modèle de flot). Dès lors, les différences entre ces deux modèles génériques résident dans la manière dont sont prises en charge ces différentes caractéristiques que nous venons d’énumérer. Il convient par ailleurs de signaler que ces derniers se retrouvent très rarement à l’état pur, une même filière pouvant alternativement emprunter à l’un ou l’autre modèle. Ainsi, l’industrie cinématographique, qui relève historiquement du modèle éditorial – et ce bien que le paiement d’un ticket d’entrée dans une salle de cinéma par le consommateur final ne se traduise pas par la possession d’une copie du film, mais seulement par son visionnage dans le cadre d’une séance –, a-t-il progressivement vu une partie de son financement être assurée par des chaînes de télévision (qui s’inscrivent elles dans le cadre du modèle de flot), celles-ci préachetant les droits de diffusion en vue d’une programmation ultérieure. Ceci ne signifie pas, comme le souligne Bernard Miège, que l’industrie cinématographique serait passée sous la domination du modèle de flot – les principaux traits de cette filière restant attachés à ceux du modèle éditorial – mais seulement que celle-ci a progressivement vu ses sources de financement se diversifier à mesure que les pratiques culturelles des individus elles-mêmes évoluaient. A cet égard, l’industrie phonographique peut être présentée comme l’une des filières les plus représentatives du modèle éditorial, dans la mesure où son mode d’organisation correspond pleinement aux quatre caractéristiques énoncées supra. La musique est enregistrée sur un support vendu à la pièce et payé par le consommateur final, le producteur se trouvant au centre de tout le processus de valorisation marchande de contenus – dans la mesure où c’est lui qui fait le lien entre le secteur du financement de l’œuvre, celui de sa promotion ainsi que celui de sa distribution – contenus dont la phase de conception est restée essentiellement artisanale. C’est sur modèle que les majors se sont appuyés pour asseoir leur domination sur l’ensemble de la filière 335 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement jusqu’aux débuts des années 2000, profitant d’avantages concurrentiels venant tout autant du nombre de références présentes dans leurs catalogues que du contrôle exercé sur le secteur de la distribution. En 2002, le marché de la vente de disques était alors à son plus haut et atteignait 1,302 milliard d’euros de chiffre d’affaires sur toute la durée de l’exercice157. Les majors étaient, à l’époque, les premières bénéficiaires du dynamisme de ce marché ; d’une part, parce qu’elles détenaient les droits des titres ayant connu les plus forts succès (et donc les ventes les plus significatives) et, d’autre part, car la position dominante qu’elles occupaient sur le secteur de la distribution leur permettait de prélever également des revenus sur les succès produits par les maisons de disques indépendantes. Dans un environnement où la pratique d’écoute de musique enregistrée passait presque exclusivement par la consommation de supports, le modèle éditorial s’appliquait donc pleinement et permettait de rendre compte de manière précise du fonctionnement socio-économique qui prédominait au sein de la filière phonographique. Car même si les éditeurs musicaux touchaient des droits sur la diffusion des œuvres de leur catalogue dans les médias radiophoniques ou télévisuels, il n’en restait pas moins que la majeure partie des revenus générés l’étaient par la vente de CD audio, que ce soit sous forme d’albums ou de singles. Ainsi, en 2002, la vente de supports représentait à elle seule 94 % du chiffre d’affaires généré par la production musicale en France ; la part représentée par la perception de droits ne s’élevait donc, quant à elle, qu’à 6 %158. Ces 94 % correspondent donc au chiffre d’affaires que la filière dégageait en s’inscrivant dans le cadre du modèle éditorial, rendant des plus pertinentes la mobilisation de ce dernier afin d’en mener l’analyse détaillée. A cet égard, nous avons déjà pu voir dans quelle mesure l’évolution de la pratique d’écoute de musique enregistrée induite par le procès de numérisation remettait progressivement en cause cet équilibre. Nous discuterons plus précisément de ce point précis dans la troisième section du présent chapitre. Les modèles génériques comme règles du jeu permettant d’appréhender les mutations à l’œuvre au sein des ICIC Avant d’analyser la pertinence des modèles génériques dans le cadre d’une recherche visant à mieux comprendre les mutations socio-économiques au sein de la filière phonographique, il est 157 Syndicat National de l’Edition Phonographique, « L’Economie de la production musicale 2009 », consultable en ligne : http://disqueenfrance.siteo.com/file/guideeco2009_1.pdf (consulté le 07 octobre 2009). 158 Idem. 336 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement au préalable nécessaire d’opérer un détour théorique sur la notion même de modèle et sur la manière dont il convient de prendre en compte cette dernière. Pour ce faire, nous nous appuierons sur une récente contribution de Pierre Mœglin dans laquelle il souligne que cette notion peut être considérée selon deux approches : la première comme règle du jeu et la seconde en tant que mode de fonctionnement général. L’auteur explique ainsi, afin d’éclairer son propos et poser le cadre de son argumentation théorique, que : « Avec la première conception, le modèle décrit une règle du jeu, structurée par les acteurs mais structurante, une fois structurée. […] Le modèle se rapproche […] de l’idéaltype weberien, « tableau de pensée homogène », simplifié et systématisé par la sélection d’un ensemble cohérent de déterminants communs. Durkheimienne, la seconde conception voit dans le modèle un reflet aussi fidèle que possible d’une situation concrète, avec les tendances et contradictions, échecs et réussites qui sanctionnent les rapports de force au sein de la filière » (MŒGLIN, 2007, p. 155). Si, selon l’auteur, la deuxième conception a pu prévaloir au début des années 1990, il semblerait finalement que la première serait la plus à même d’offrir un cadre d’analyse pertinent des mutations à l’œuvre au sein des ICIC. Il s’appuie ainsi sur l’exemple de la presse écrite – que les auteurs cités supra avaient, comme nous avons pu le voir, assimilé à une logique de fonctionnement dans un premier temps – dont il considère qu’on ne peut considérer qu’elle serait à l’origine d’un troisième modèle générique, mais bien plutôt qu’elle emprunterait aux deux premiers cités : « Pourquoi la référence à la règle du jeu a-t-elle une valeur explicative ? Parce que chacun constate que la presse écrite emprunte au modèle éditorial et à celui du flot. Or pour faire un tel constat, il faut bien qu’ils aient une existence propre, en deçà du mode de fonctionnement : si celuici est tenu pour hybride, c’est à l’aune de ces modèles qu’il prend pour étalons »159 (ibid., p. 156). Nous reviendrons sur cet extrait dans la troisième section de ce chapitre, car il nous semble offrir des pistes de réflexion pertinentes pour une analyse de l’évolution des processus de valorisation marchande au sein de l’industrie phonographique. Car si cette dernière pouvait se présenter comme une illustration des plus exemplaires d’un type de filière qui s’inscrirait pleinement dans le cadre du modèle éditorial, il semblerait néanmoins que depuis la situation soit progressivement en train de changer en profondeur. Concernant la manière dont il convient d’appréhender la notion même de modèle générique, il apparaît effectivement que ceux-ci ne peuvent être vus comme des descriptions fidèles des 159 Souligné par l’auteur. 337 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement réalités observables au niveau des modalités de fonctionnement des différentes filières des ICIC. L’évolution de ces dernières a ainsi montré qu’aucunes d’entre elles ne dépendaient uniquement d’un seul des deux modèles génériques mais que, pour chacune d’elles, c’est bien plutôt d’hybridation des deux dont il était de plus en plus question. Pierre Mœglin évoque le cas de la presse écrite pour appuyer son propos, mais l’évolution de la filière cinématographique est susceptible d’offrir tout autant d’arguments allant dans le sens de sa thèse. Car si l’industrie du cinéma relève historiquement du modèle éditorial, force est de constater que celui-ci ne permet plus depuis longtemps d’en analyser toutes les modalités de fonctionnement, que ce soit au niveau de son financement – qui s’est profondément diversifié et complexifié – que de celui de ses différents moyens de diffusion auprès de ses publics ou bien encore dans la manière dont cette pratique culturelle s’ancre dans le quotidien de ces derniers. Dans ces conditions, il est dès lors difficilement tenable de soutenir que les modèles génériques devraient être considérés comme « un reflet aussi fidèle que possible d’une situation concrète », car cela signifierait que les mutations observées au cours des dernières années viendraient remettre en cause leur existence même. Ce constat impliquerait, de ce fait, d’entreprendre toute une réflexion visant la formalisation d’autres modèles génériques, plus fidèles à la réalité des modes de fonctionnement des différentes filières des ICIC. Il semble donc plus heuristique de voir les modèles génériques comme des règles du jeu – ou comme des grilles de lecture – permettant d’aider à la compréhension des modes de fonctionnement des différentes filières ; c'est-à-dire non pas comme une description fidèle de la réalité, mais plutôt comme un outil théorique permettant d’appréhender celle-ci et d’en saisir la dynamique. De ce point de vue, les évolutions observées dans les modes de fonctionnement ne viennent donc pas invalider les modèles éditorial et de flots, ces derniers rendant au contraire possible une compréhension d’ensemble des changements qui sont en train de s’opérer au sein des filières concernées. Via l’hybridation des modèles en question, des mouvements complexes deviennent dès lors interprétables sur le plan théorique, car en reprenant les quatre caractéristiques que sont le mode de paiement, l’identification de la figure qui gère la coordination d’ensemble, le type de contenu consommé et le mode de rémunération des intervenants artistiques et/ou intellectuels, le chercheur a à sa disposition les outils conceptuels rendant possible le rattachement de telle ou telle évolution observée au sein d’une filière à l’un des deux modèles génériques. Ces derniers permettent par ailleurs de ne pas tomber dans le piège d’une approche épistémologique qui ne prendrait en compte ni ces règles du jeu ni les spécificités de chaque filière, démarche qui, du fait d’un certain manque de recul théorique et de mise en 338 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement perspective historique qu’elle implique, ne peut conduire qu’à une forme de prospective des plus hasardeuses. A cet égard, Pierre Mœglin rappelle que : « La référence idéaltypique […] permet, au milieu des années 1990, de prendre le contre-pied de l’idée largement répandue selon laquelle, sous les effets de la numérisation, les industries culturelles évolueraient inéluctablement vers la convergence et l’unification. Avant le démenti des faits, l’analyse met l’accent sur le scénario selon lequel plusieurs modèles voisinent sur le même support sans qu’entre eux les différences soient pour autant abolies »160 (ibid.). En conséquence, la notion de modèle générique n’a finalement de portée heuristique que dans la mesure où celle-ci est utilisée commune grille d’analyse à même de favoriser le décryptage des mouvements et mutations au sein des ICIC. Dans le cas de la filière phonographique, nous pouvons ainsi constater qu’elle emprunte de plus en plus à certaines caractéristiques du modèle de flot, notamment au niveau du mode de financement des contenus musicaux, celui-ci étant progressivement pris en charge par des tiers – des annonceurs pour la plupart – afin que le consommateur final puisse, dans certains cas, en profiter gratuitement. A cet égard, il convient néanmoins de se demander si, dans le cadre des stratégies de valorisation marchande des contenus musicaux mises en œuvre sur Internet, il y aurait lieu de considérer que nous serions face à l’émergence d’un nouveau modèle générique – modèle qui serait dès lors spécifique aux réseaux numériques et serait, de ce fait, plus en mesure de définir les règles du jeu qui y ont cours – ou s’il s’agirait plutôt d’appréhender ces stratégies dans la continuité d’un vaste mouvement d’hybridation des modèles éditorial et de flot évoqué supra. Vers l’émergence de nouveaux modèles dans l’industrie des contenus musicaux ? Si l’existence des deux modèles génériques que sont le modèle éditorial et le modèle de flot est généralement considérée comme un des acquis de la recherche sur les ICIC, le débat scientifique est toutefois loin d’être tranché concernant la nécessité ou non d’en conceptualiser d’autres. La question est d’autant plus brûlante que l’on assiste depuis deux décennies à la mise sur le marché de plus en plus de nouvelles TIC dont les différents usages – et l’évolution des pratiques culturelles qu’ils induisent – viennent partiellement remettre en cause certains modes de valorisation économiques des contenus culturels et informationnels ou en faire émerger de nouveaux. Par ailleurs, la vitesse avec laquelle Internet s’est diffusé au sein des sociétés du capitalisme avancé n’a, à cet égard, fait qu’aviver encore peu plus les débats à ce sujet. A l’aune de l’avènement d’une certaine forme d’opulence communicationnelle, des moteurs de recherche – 160 C’est nous qui soulignons. 339 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Google pouvant être placé au tout premier rang d’entre eux – proposent des solutions inédites et de plus en plus populaires pour accéder à tous types de contenus. Des modalités de financement de la production sont progressivement en train de se mettre en place dans le cadre de cette opulence, toute la question étant de savoir si les modèles génériques sont en mesure d’aider à en saisir les différentes facettes. Car avant même qu’Internet ne devienne un outil de masse, certains auteurs avaient déjà avancé que les seuls modèles éditorial et de flot ne suffisaient plus à rendre compte des mutations à l’œuvre au sein des ICIC, et qu’il convenait, pour ce faire, d’y ajouter ceux du club privé et du compteur. Le premier est issu de la télévision à péage qui, moyennant un paiement forfaitaire et régulier de la part du consommateur final, donne accès à toute une gamme de programmes, Canal + ou les bouquets satellitaires en offrant une illustration des plus exemplaires. Le deuxième modèle s’appuie sur les modalités de facturation propre aux opérateurs de télécommunications où « la comptabilisation s’effectue au temps de connexion ou au volume de consultation : téléchargement d’images ou de musiques, édition virtuelle au volume et tout autre dispositif où un droit d’usage s’exerce au prorata de la facturation » (ibid., p. 157). Dans ce cas précis, il semblerait que l’on est affaire à un dérivé du paiement à la pièce propre au modèle éditorial, la fixation du prix de facturation se faisant selon des variables supplémentaires liées à la « quantité » de contenus consommés et/ou au temps passé à utiliser le service. A la fin des années 1990, les termes du débat scientifique autour des mutations des ICIC résidaient donc notamment dans le fait de savoir s’il convenait d’attester de l’existence de deux ou de quatre modèles génériques. De plus, un auteur tel que Pierre Mœglin considère pour sa part qu’avec l’arrivée d’Internet la question s’est encore un peu plus complexifiée et que : « Aux quatre modèles – vente de produits à l’unité, diffusion gratuite de programmes financés en amont, fourniture d’accès à des clubs payants et facturation au compteur – Internet ajoute un cinquième modèle, appelé à coexister avec les précédents, mais dont il se distingue par la centralité qu’il accorde à l’intermédiation » (ibid., p. 158). Mœglin fait ici référence à un modèle qui serait celui du courtage informationnel où le financement s’effectue au contact, la rémunération pouvant se faire « à la commission, par référencement payant et vente de mots-clés à des annonceurs, via la commercialisation d’informations acquises durant la transaction, etc. » (ibid.) ; le service rendu au consommateur correspond dès lors à un tri opéré au sein d’une profusion de contenus numérisés, le but étant qu’il soit mis en relation avec ceux qui seront les plus pertinents par rapport à sa recherche. L’opérateur joue donc un rôle d’intermédiaire entre le sujet et une certaine forme d’opulence communicationnelle, l’idée étant de lui faire gagner du temps dans toutes ses démarches 340 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement quotidiennes, que celles-ci soient d’ordre professionnel, administratif ou qu’elles relèvent de la réalisation de ses différentes pratiques culturelles. L’objectif pour l’acteur économique qui met en place ce service est de faire en sorte que celui-ci soit, d’une certaine manière, taillé sur-mesure pour l’individu qui y fera appel, soutenant ainsi une approche qui serait celle d’une personnalisation poussée des consommations culturelles et informationnelles. En nous appuyant sur l’exemple de la musique, nous pourrions dès lors considérer que des firmes telles que Deezer ou Spotify ont un mode de fonctionnement qui s’apparenterait à celui du courtage informationnel, dans la mesure où ces plateformes favorisent la mise en contact des auditeurs avec des continus musicaux pertinents pour eux, qu’elles en facilitent l’accès. Dans le cadre d’une accentuation du procès d’inter-médiation, Deezer et Spotify doivent aider l’auditeur à faire le tri au milieu de l’opulence musicale afin d’avoir une consommation de ce type de contenus qui seraient en adéquation avec leurs goûts, avec leurs modes de vie en somme. Ces propositions appellent selon nous deux remarques. La première est qu’il semble quelque peu prématuré d’évoquer l’émergence d’un cinquième modèle qui s’appuierait sur l’architecture d’Internet et sur le renforcement du procès d’inter-médiation. En effet, l’Internet grand public a finalement à peine quinze années d’existence – son véritable essor n’ayant pour sa part eu lieu que durant la dernière décennie – et il y a tout lieu de penser que les usages qui en sont faits actuellement n’en sont qu’à leurs débuts. Il convient ainsi de rappeler que le modèle éditorial et le modèle de flot visent à rendre compte du mode de fonctionnement de filières qui ont pour certaines d’entre elles plus d’un siècle d’histoire derrière elles, ceci ayant permis une relative stabilité propre à la mise en place de modèles socio-économiques pérennes. En d’autres termes, la formulation de ces deux modèles génériques peut se prévaloir d’un véritable recul historique ayant permis d’en éprouver la validité tout au long de la période étudiée. Il n’en va pas de même pour le modèle du courtage informationnel – ni d’ailleurs pour ceux du club privé et du compteur pour lesquels il nous semble qu’il faille formuler les mêmes réserves – et c’est bien pour cette raison fondamentale qu’il paraît pour l’instant peu opportun de considérer que nous serions là face à un modèle générique supplémentaire. Car il convient par ailleurs de souligner que le principal acteur du modèle décrit par Pierre Mœglin reste bel et bien Google, or ce dernier participe encore fort peu au financement de la production de contenus – alors que ce sont ces mêmes contenus, notamment musicaux, qui permettent de générer une grande partie du trafic dont cette firme peut se prévaloir auprès des annonceurs via son moteur de recherche – tout ceci donnant lieu à de nombreux arbitrages dont l’issue est encore des plus incertaines. Il s’agit donc de ne pas tomber dans le piège qui serait celui de la nouveauté, car si le modèle éditorial et le modèle de flot se rencontrent de moins en moins – pour ne pas dire plus – à l’état pur, les 341 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement logiques qui les sous-tendent restent néanmoins bien des plus prégnantes et se manifestent encore avec insistance dans les secteurs de la câblodistribution, des télécommunications ou de l’Internet. Sur ce point nous rejoignons donc pleinement Bernard Miège lorsqu’il écrit que : « Les formes nouvelles, comme il est prévisible, se détachent du flot et de l’édition, et sont poussées à le faire sous l’emprise de la compétition que se livrent ces deux modèles génériques. Mais ce détachement est tout à fait progressif et garde pendant longtemps des traces du modèle d’origine »161 (MIEGE, 2000, p. 57). La fin de cette citation nous permet ainsi de formuler notre deuxième remarque concernant la formalisation théorique de nouveaux modèles génériques et qui consiste à souligner que, comparés au modèle éditorial et au modèle de flot, ceux-ci ne semblent finalement pas avoir un potentiel heuristique équivalent aux deux premiers, considérant à cet égard qu’il s’agirait plus de déclinaisons de ceux-ci. En effet, que ce soit le modèle du club privé, celui du compteur ou celui du courtage informationnel, tous empruntent alternativement aux caractéristiques des deux principaux modèles génériques. Ainsi, et à titre d’exemple, le modèle du courtage donne-t-il lieu à la consommation d’un contenu spécifique mais via un financement qui serait pris en charge par un tiers. En d’autres termes, il emprunte au modèle éditorial pour le type de produit consommé – le fait que celui-ci soit numérisé n’invalidant pas, nous semble-t-il, ce raisonnement – mais se rapproche plus de celui du flot pour le mode de financement. Si nous reprenons l’exemple de Deezer, l’auditeur se voit offrir la possibilité d’écouter des contenus musicaux gratuitement – qu’il ne puisse logiquement pas en garder copie ne remet pas en cause le fait qu’il s’agit bien là d’une consommation à la pièce, la séance de cinéma fonctionnant sur le même principe – pendant que le financement sera lui assuré par différents tiers qui pourront se servir de l’audience générée par la plateforme pour diffuser des annonces publicitaires plus ciblées. Par ailleurs, si nous reprenons l’exemple de Spotify qui propose, en plus de l’accès gratuit aux contenus, un service payant sans publicité, nous restons dans un mode de consommation à la pièce, au milieu d’une profusion de contenus, qui ne donne toujours pas lieu à une appropriation définitive de la musique écoutée mais qui s’inscrit dans le cadre d’un paiement forfaitaire de la part de l’auditeur. De plus, l’évolution globale des modalités de valorisation marchande des contenus ne vient pour l’instant pas fondamentalement remettre en cause l’existence même de filières spécifiques – ainsi que celle des producteurs dont le savoir-faire a plus que jamais une valeur stratégique – toutefois les acteurs économiques qui y évoluent se 161 C’est nous qui soulignons. 342 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement retrouvent de plus en plus dans l’obligation de s’orienter vers une diversification de leurs sources de revenus : « Les difficultés de valorisation des produits amènent souvent les producteurs à rechercher d’autres sources de financement ; le sponsoring voire le mécénat des entreprises ou des organisations publiques est régulièrement sollicité, mais le recours à de tels financements présente l’inconvénient de donner une représentation des produits en net décalage avec des conditions habituelles de fonctionnement dans un cadre marchand […]. Mais, à terme, il se peut que […] le mélange des formes d’exploitation soit l’une des spécificités des réseaux »162 (ibid., p. 80). Bien qu’il soit indispensable de garder une relative prudence théorique sur ces questions, il semblerait néanmoins que ce soit plutôt ce dernier scénario qui serait en train de se réaliser et non celui de l’émergence de nouveaux modèles génériques. Dès lors, en nous appuyant sur les apports de notre propre recherche concernant les mutations de la filière phonographique, notre proposition revient finalement à considérer que le modèle éditorial et le modèle de flot fonctionneraient principalement comme des matrices à partir desquelles il serait possible de décrypter l’évolution des stratégies élaborées par les acteurs économiques des ICIC. Dans le prolongement de cette proposition, nous pensons donc que les caractéristiques des modèles décrites supra permettraient de rendre compte des différentes logiques qui sous-tendent les modèles socio-économiques qui sont progressivement en train de se mettre en place. A cet égard, il nous semble qu’au-delà de l’existence même de ces deux modèles génériques – dont aujourd’hui plus aucune filière ne peut complètement se réclamer – c’est bien plutôt dans la manière dont sont pris en charge ces quatre caractéristiques que sont le mode de paiement des contenus, la localisation de la coordination, la nature du produit ainsi que le mode de rémunération du travail créatif – sur lequel nous n’avons malheureusement pu apporter que peu d’éléments – qu’il convient dès lors de focaliser le travail d’analyse. Il apparaît que c’est à la lumière de ces caractéristiques qu’il devient possible de rendre précisément compte des mutations à l’œuvre au sein des ICIC. L’intérêt de ces deux modèles génériques résident donc dans leur capacité à proposer une grille de lecture de ces phénomènes sociaux d’une grande richesse théorique, et c’est donc dans cette optique qu’ils gardent selon nous une indéniable portée heuristique. Mais il apparaît toutefois – et c’est là un point que nous reprendrons et développerons dans la conclusion générale du présent mémoire – que ces quatre caractéristiques, si elles sont indispensables à la compréhension de l’évolution des modalités de valorisation marchande des 162 C’est nous qui soulignons. 343 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement contenus culturels, laissent finalement une sorte de point aveugle qui est celui de la place qu’occupent à cet égard les pratiques culturelles. Nous pensons ici aux différentes tactiques des consommateurs pour réaliser ces dernières et à la part importante qu’elles prennent dans l’élaboration des stratégies mises en œuvres par les acteurs économiques des ICIC. A travers l’étude de l’évolution de la pratique d’écoute de musique enregistrée dans le cadre du procès de numérisation, il nous semble avoir montré tout l’intérêt d’une approche par le quotidien des pratiques culturelles. Au même titre que les quatre autres caractéristiques identifiées, elles participent activement de l’évolution des modèles socio-économiques dans la mesure où, si « les mutations affectent tout autant pratiques, dispositions réglementaires, représentations communes » (MŒGLIN, 2007, p. 159), celles-ci agissent en retour sur les modes de fonctionnement des différentes filières étudiées. Ainsi, les acteurs qui composent ces dernières sont, qu’ils le veuillent ou non, dans l’obligation d’en tenir compte dans leurs stratégies de valorisation marchande des contenus qu’ils produisent, au risque sinon de voir se tarir une à une leurs sources de revenus. En tant qu’industries des modes de vie, elles se doivent en toute logique de prendre en considération leurs changements, au même titre d’ailleurs que le chercheur dans le cadre de ses travaux. 344 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Conclusion Générale Au terme de ce mémoire, il ne nous semble pas inutile de revenir sur ce qui – en prenant en compte nos années de maîtrise et de master 2 recherche en SIC – représente finalement presque six années de recherche sur les évolutions de la pratique d’écoute de musique enregistrée dans le cadre du procès de numérisation. Notre intérêt pour ces questions fut d’abord celui d’un auditeur qui voyait, avec l’Internet haut-débit et le format audionumérique MP3, se concrétiser ce qui relevait auparavant pour lui d’un rêve qui paraissait fondamentalement irréalisable mais aussi profondément désirable (l’aspect irréalisable de la perspective décrite allant de paire avec le désir qu’elle pouvait susciter), et qui consistait à pouvoir accéder facilement – et à moindre frais – à la majeure partie du patrimoine musical mondial. Les logiciels de peer-to-peer devaient ainsi lui permettre de se constituer sa discothèque idéale, discothèque qui serait dès lors en phase avec sa personnalité et sa subjectivité. Le sentiment qui prévalait chez le rédacteur de ces lignes à cette époque était celui, fort gratifiant, que certaines limites matérielles s’effaçaient, offrant ainsi la possibilité de profiter ad libitum de toute la musique passée, présente et à venir. L’impression qui dominait alors était que s’ouvrait tout un horizon de plaisirs esthétiques auxquels les seules contraintes existantes seraient celles de sa propre volonté et de ses goûts. A cet égard – et au-delà de la fascination que la facilité d’accès à cette opulence musicale pouvait, dans un premier temps, susciter – il avait donc l’impression bien réelle d’être en possession d’une certaine richesse culturelle. Cette dernière devait dès lors permettre de réaliser pleinement son potentiel subjectif et émotionnel, celui-ci étant auparavant perçu comme limité par le coût prohibitif qu’aurait représenté la constitution de la même discothèque, s’il avait fallu passer par l’achat d’albums dans le commerce. Par ailleurs, nous pensions pouvoir rapprocher ce sentiment général de la description faite par Walter Benjamin de la figure du collectionneur de livre, lorsqu’il écrit que : « Pour le vrai collectionneur, l’acquisition d’un livre ancien équivaut à sa renaissance. En cela réside l’aspect enfant qui, chez le collectionneur, se compénètre avec l’aspect vieillard. En effet, les enfants commandent au renouvellement des livres comme à une praxis démultipliée, jamais à court. Chez les enfants, l’acte de collectionner n’est qu’un procédé de renouvellement parmi d’autres, […] toute la gamme des modes d’acquisition enfantine, depuis la prise en main jusqu’à la nomination, ce 345 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement sommet. Renouveler le monde – c’est là l’instinct le plus profond dans le désir qu’éprouve le collectionneur d’acquérir de nouveaux objets »163 (BENJAMIN, 2000, p. 44). En reprenant le raisonnement de Benjamin pour tenter de l’appliquer à l’époque moderne, nous pouvons ainsi considérer que, via la consommation de musique numérisée, nous sommes dans un registre qui peut s’apparenter à celui d’une accumulation de signes et d’artefacts symboliques devant permettre au sujet de renouveler, non pas le monde en général, mais son monde propre, de se renouveler lui-même en somme. Notre recherche est donc partie d’un certain sentiment de vertige face aux perspectives de stockage de références musicales et de renouvellement constant de soi ouvertes par l’achèvement du procès de numérisation, ainsi que de l’impression que le rapport des auditeurs avec ce type de création devait dès lors s’en trouver profondément affecté. Un article paru dans une édition du quotidien Libération avait ainsi particulièrement attiré notre attention164. Il y était notamment question de la commercialisation prochaine, au prix de 1 500 dollars à l’époque, d’un baladeur pouvant contenir l’équivalent de deux ans de musique numérisée en continu. Cette perspective a depuis été largement dépassée, les baladeurs audionumériques représentant, comme nous l’avons souligné au cours de cette recherche, un des succès commerciaux les plus significatifs de ces cinq dernières années. Selon certaines études, un tiers de la population française serait ainsi équipé de ce type d’appareil165, cette tendance générale participant d’une présence de la musique enregistrée dans chaque moment du quotidien des individus, et ce à un niveau jamais vu auparavant. Pour en revenir à l’article de presse cité supra, c’est bien cette facilité d’accès, de stockage et d’écoute de la musique qui nous avait dans un premier temps interpellé. Ceci faisait par ailleurs écho à certaines préoccupations épistémologiques dont nous nous sommes rendus compte plus tard qu’elles rejoignaient en partie celles d’un auteur tel qu’Abraham Moles dans son ouvrage Théorie structurale de la communication et société, publié en 1986. Sans pour autant se placer dans une perspective technodéterministe, il nous semblait déjà qu’entre le mode consommation sur CD et celui permis par Internet et le format 163 C’est nous qui soulignons. 164 « Crise du disque/Editorial – Cauchemar » article paru dans l’édition du quotidien Libération datée du 24 janvier 2004. 165 Communiqué de presse de Médiamétrie « Près de 16 millions d’utilisateurs pour le baladeur » publié le 04 août 2009, consultable à cette adresse : http://www.mediametrie.fr/comportements/communiques/pres-de-16-m-dutilisateurs-pour-le-baladeur.php?id=121 (consulté le 22 octobre 2009). 346 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement MP3, il existait une différence de niveau significative dans la mesure où l’auditeur pouvait intégrer la musique de manière quasi organique à son existence, c’est-à-dire achever un processus de musicalisation de cette dernière, procès entamé dès le début du XXe siècle. A cet égard, Internet et le peer-to-peer n’étaient finalement qu’une des nombreuses implications d’un phénomène technico-social plus vaste qui était celui de la numérisation des données de toutes sortes, phénomène dont on commence à peine à mesurer la portée sociale, économique et culturelle – et à la compréhension duquel notre recherche entendait apporter une modeste contribution. Au niveau socio-économique, les mutations que connaît actuellement l’industrie phonographique sont donc à mettre en relation avec cette évolution de la pratique d’écoute de musique enregistrée. Il était par ailleurs acquis que la recherche ne peut se limiter au seul phénomène d’échanges de fichiers audionumériques via Internet. Interroger les conséquences du procès de numérisation du point de vue de la restructuration de la filière musicale ne nous paraissait dès lors envisageable qu’en prenant en compte l’évolution des pratiques au quotidien induites par la généralisation de l’utilisation du format MP3 par une majorité de français. Il nous semble qu’il s’agit là de l’une des principales dimensions de notre recherche que d’étudier ces mutations socio-économiques par le prisme de l’analyse des pratiques quotidiennes des auditeurs ; c'est-à-dire de partir du postulat que si ces derniers ont à composer avec une offre préexistante et sur laquelle ils n’ont pas de réelle prise – du moins consciemment – il n’en reste pas moins que leurs actions, qui relèvent fondamentalement de la tactique, sont susceptibles d’avoir des implication d’ordre systémique sur l’ensemble des stratégies économiques des principaux acteurs de la filière. En d’autres termes, l’évolution de l’industrie musicale au cours des dernières années est difficilement appréhendable si on n’intègre pas la dimension des pratiques dans le cadre de l’analyse. Car si les motivations des auditeurs n’étaient, pour la grande majorité d’entre eux, ni idéologique, ni politique mais tout simplement d’ordre pragmatique face aux possibilités nouvelles offertes par les évolutions techniques, toujours est-il que les tactiques qu’ils ont mises en œuvre pour accéder à l’offre musicale ont eu des conséquences lourdes sur l’équilibre de la filière phonographique dans son ensemble. Au cours des dix dernières années, nous avons ainsi pu constater que cet équilibre a été dans une large mesure remis en cause, et ce dans ses fondements mêmes. Sans réellement le vouloir, les auditeurs ont donc participé, via les usages qu’ils ont faits des TIC au cours des dernières années, de toute une dynamique de renouvellement stratégique au sein de l’industrie musicale. La pratique d’écoute de musique enregistrée, telle qu’elle est en train de se réaliser à l’ère de la numérisation des contenus, a donc obligé les acteurs historiques de la filière à repenser les modalités de valorisation marchande de leurs productions. 347 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Sur ce point particulier, nous avons notamment vu dans quelle mesure les firmes du secteur commençaient à envisager et à mettre en place une diversification de leurs sources de revenus, la seule commercialisation de supports enregistrés ne pouvant à cet égard plus suffire. Ainsi, et dans la mesure où technique et économie peuvent être vues comme des dimensions constitutives du social, c’est donc ce dernier niveau qu’il convient d’interroger plus particulièrement et de manière systématique, ce afin de comprendre les principales logiques qui sous-tendent les mutations en cours au sein de la filière phonographique et, de manière plus générale, au sein des ICIC. Les firmes de la filière de la musique enregistrée – au même titre que celles des ICIC – ont construit leurs modèles socio-économiques autour de pratiques culturelles dont la popularité permettait d’envisager la constitution d’un marché de masse. C’est parce que le nombre de personnes qui écoutait de la musique enregistrée a peu à peu atteint un seuil critique qu’une filière de l’industrie musicale a ainsi pu voir le jour. D’un certain point de vue, il ne s’agissait donc pas tant d’assurer la valorisation marchande des contenus produits que celle d’une pratique culturelle de plus en plus partagée par les individus des sociétés du capitalisme avancé. Les modèles socioéconomiques en question se fondent donc sur la capacité des firmes des différentes filières concernées à assurer la valorisation marchande des usages que les sujets font des TIC, le tout dans le cadre de la réalisation de leurs pratiques culturelles. Comme nous l’avons développé supra, les ICIC s’inscrivent de ce fait pleinement dans une dynamique d’ensemble qui serait celle d’une tentative, déjà fort avancée, d’industrialisation et de valorisation économique de l’identité des sujets et de leurs modes de vie. A cet égard, il apparaîtrait qu’une entreprise telle qu’Apple fasse réellement figure de cas d’école en la matière. Par ailleurs, notre recherche a aussi permis, nous semble-t-il, de nuancer certains discours autour d’une figure qui serait celle de l’usager ou de l’auditeur délinquant (VANDIEDONCK, 2007), celle-ci ne représentant finalement que l’une des facettes des sujets que nous avons interviewés et – surtout – n’est pas fondamentalement en opposition avec le nouvel esprit du capitalisme évoqué plus haut. D’une part, le partage de fichiers audionumériques arrive, d’un strict point de vue sociologique, dans une parfaite continuité historique au niveau des modalités de réalisation de la pratique d’écoute de musique enregistrée : la copie et l’échange de morceaux en a toujours été constitutive, le seul changement – de taille – se situant du côté des outils disponibles pour le faire. A cet égard, il nous semble important de répéter que l’évolution décisive se situe bien au niveau de l’avancée du procès de numérisation, le réseau Internet n’arrivant finalement que dans un second temps – ou en conséquence de – et ne représentant dès lors qu’une commodité parmi d’autres pour s’échanger de la musique numérisée. Sur ce point, il y a tout lieu de penser que la loi HADOPI passe très nettement à côté des enjeux liés à la 348 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement numérisation et est, en tout état de cause, mort-née. Toutefois, il participe de la structuration sociale et imaginaire d’un ensemble de considérations de la part des auditeurs vis-à-vis de la création musicale et de la pratique d’échanges de fichiers audionumériques, notamment concernant la place de l’art dans la société et de la nécessité de trouver des modalités de rémunération pour les artistes. Mais le fait que les auditeurs aient conscience des difficultés de ces derniers n’implique pas pour autant qu’ils soient prêts à renoncer à cette facilité d’échange rendue possible par la numérisation. En d’autres termes, si HADOPI rend plus difficile la pratique du peer-to-peer – du moins jusqu’à l’apparition prochaine de logiciels permettant de crypter de manière efficace le type de transactions qui s’y font – il oublie de prendre en compte le fait que c’est bien le procès de numérisation qui est ici déterminant, c’est-à-dire le fait de pouvoir stocker et écouter de la musique au format MP3. D’autre part – et c’est là un des points qui vient nuancer la supposé radicalité d’une figure de l’auditeur délinquant – le sujet qui se sert des TIC pour réaliser ses pratiques culturelles est profondément en phase avec le nouvel esprit du capitalisme au sens où il se nourrit de toute une idéologie (ou significations imaginaires sociales) tournant autour de notions telles que l’ubiquité, la flexibilité et la personnalisation des modes de consommation. Que, pour ce faire, l’usage qu’il fait des TIC soit légal ou non n’a, en toute rigueur, que peu d’importance et n’invalide pas notre raisonnement. L’échange illégal de fichiers audionumériques s’inscrit parfaitement dans le cadre de cette injonction sociale d’accomplissement personnel et de réalisation de soi. La posture qui est socialement valorisée ici est celle d’un individu à même de saisir les opportunités qui se présentent à lui et d’en tirer pleinement profit. Que la loi HADOPI soit en passe de criminaliser cette pratique ne signifie pas pour autant que cette dernière ne soit pas le produit d’une idéologie propre à ce nouvel esprit. L’auditeur qui télécharge de la musique sur les réseaux peer-to-peer ne relève pas moins de la figure de l’individu à projet que celui qui se la procure via les circuits de distribution traditionnels. Nous avons pu voir que cette figure de l’individu à projet était au cœur des significations imaginaires sociales qui se sont imposées dans les sociétés modernes, que c’était elle qui leur permettait de tirer une légitimité, assurant ainsi le renouvellement idéologique du capitalisme. Du point de vue du nouvel esprit du capitalisme, l’auditeur délinquant n’a strictement rien de subversif, il est au contraire des plus conformes aux injonctions sociales incitant à une constante réinvention de soi. C’est d’ailleurs dans le prolongement de ce raisonnement que nous agréons en grande partie la proposition de Pierre Mœglin lorsqu’il écrit que : « [Les] usages engagent le rapport que l’usager entretient au monde. Ce faisant, ils participent du choix de telle ou telle organisation sociale. Aussi y a-t-il une économie politique des usages 349 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement alimentée par les idéologies sous-jacentes à chaque type d’usage et aux divers modes de production qui y correspondent » (MŒGLIN, 2003, p. 27). La proposition d’une économie politique des usages apparaît des plus pertinentes et doit, nous semble-t-il, être élargie à une prise en compte de l’évolution des pratiques culturelles médiatisées par les TIC dans leur ensemble. En effet, les usages susmentionnés ne prennent tout leur sens qu’analysés dans le cadre des pratiques culturelles qu’ils permettent de mettre en œuvre. Du point de vue du sujet, la mobilisation des TIC n’a de sens que dans la mesure où celle-ci permet de réaliser des pratiques d’ordre social-symbolique, c'est-à-dire de créer de la signification et d’avoir ainsi le sentiment de vivre une existence digne de ce nom. De ce fait, une analyse systématique des modalités de réalisation quotidienne de telle ou telle pratique doit non seulement permettre d’identifier les idéologies qui les sous-tendent, mais aussi de comprendre comment elles participent activement d’un renouvellement des modalités de valorisation marchande des contenus produits par les firmes des ICIC. En ce sens, ce ne sont pas tant les modèles socioéconomiques qu’il conviendrait « [d’envisager] […] comme un fait social total » (MŒGLIN, 2007, p. 159), mais bien plutôt les pratiques culturelles qui les sous-tendent et qui sont porteuses de certaines significations imaginaires sociales dominantes et propres à une société donnée. A cet égard, elles sont une entrée pertinente pour l’analyse à la fois d’évolutions d’ordre sociologiques, mais aussi socio-économiques dans la mesure où elles participent activement des mutations à l’œuvre au sein des différentes filières des ICIC. Ainsi, la pratique d’écoute de musique enregistrée, telle que nous l’avons détaillée tout au long de ce mémoire, est parfaitement en phase avec une idéologie mue par le nouvel esprit du capitalisme et une tendance à l’esthétisation/cinématographisation du quotidien des sujets ; de ce point de vue, elle est le produit et le révélateur d’injonctions sociales à la réalisation de soi propres aux sociétés modernes. Toutefois, bien que les modalités de réalisation de cette pratique culturelle puissent être vues comme une validation de certaines normes sociales dominantes, il n’en reste pas moins qu’elles sont venues remettre profondément en cause la manière dont les firmes de la filière phonographique assuraient, jusque-là, la valorisation marchande des contenus qu’elles produisaient. Elles se trouvent dans l’obligation de ne plus avoir recours au seul modèle éditorial, car il n’est plus totalement en mesure de capter l’essentiel des revenus potentiellement générés par la pratique d’écoute de musique enregistrée à l’ère numérique. Si le modèle éditorial répond fort bien à une logique qui serait celle de la consommation personnalisée – et ce bien avant que n’émerge un éventuel modèle du courtage informationnel dont ce serait l’une des principales spécificités – il n’en va pas de même concernant l’aspect ubiquitaire de celle-ci. Sur ce point particulier, le modèle éditorial touche là à sa limite, ce qui oblige les firmes historiques de la filière 350 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement à repenser leurs modèles d’affaire, alors que, dans le même temps, ces différentes évolutions ont pu fonctionner comme un appel d’air générant des opportunités à même de favoriser l’émergence de nouveaux entrants. Finalement, l’une des principales questions reste de savoir si, malgré tout, le modèle éditorial est susceptible d’offrir de nouvelles propositions face à l’évolution des pratiques culturelles. En tout état de cause, ceci implique pour les firmes de la production de contenus musicaux de composer avec l’arrivée de nouveaux acteurs économiques, tels que Deezer, Spotify ou Youtube, acteurs qui seraient plus en mesure de répondre à ce type de consommation ubiquitaire qu’Internet tend notamment à favoriser. C’est donc bien à un renforcement du procès d’intermédiation auquel nous sommes en train d’assister, phénomène qui va de paire avec une fragmentation des places de marchés, ainsi qu’une diversification des sources de revenus autour de la création musicale. Ces pure players de l’intermédiation semblent actuellement être en train de se regrouper pour ne laisser émerger que quelques acteurs qui sont dès lors en train de devenir les interlocuteurs économiques privilégiés des majors. A cet égard, loin d’avoir favorisé une déconcentration du marché, Internet, la numérisation et les pratiques liées à ces nouveaux outils ont plutôt participé d’un renforcement de la concentration du secteur phonographique. Car en toute rigueur, il convient de souligner qu’un marché fragmenté ne peut éventuellement devenir profitable que s’il existe des firmes suffisamment puissantes – et possédant un catalogue suffisamment riche en titres populaires auprès des auditeurs – en mesure d’agréger les différentes sources de revenus générées. Dès lors, cette accentuation du mouvement de concentration dans la filière phonographique, où quatre majors se partagent près des trois quarts du chiffre d’affaire du secteur, est au final des plus cohérentes d’un strict point de vue économique. C’est d’ailleurs précisément sur ce dernier point que se situe, selon nous, l’une des principales limites de notre recherche. Car si nous pensons avoir fait ressortir l’importance d’intégrer le niveau de l’évolution de la pratique d’écoute de musique enregistrée dans l’analyse des mutations qu’est en train de connaître la filière phonographique, il reste néanmoins primordial de ne pas négliger les stratégies mises en œuvre par les acteurs et nouveaux acteurs de cette dernière, notamment dans la manière dont ils se représentent les consommateurs auxquels ils s’adressent. Nous avons tenté – en nous appuyant sur certaines données quantitatives de seconde main – d’intégrer cette dimension des stratégies dans notre recherche, mais sans celle plus qualitative que permet d’apporter l’entretien semi-directif. Cette limite ouvre à cet égard certaines perspectives de recherche du côté des firmes historiques de la filière et de l’intermédiation sur Internet. Cellesci se traduiraient entre autres par l’élaboration d’enquêtes auprès de ces dernières, ce afin d’opérer une analyse croisée entre les stratégies qu’ils mettent en place – et qui s’apparentent plus dans 351 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement certains cas à des tactiques auxquelles manquent une vision relevant du moyen ou du long terme – et les tactiques des auditeurs au quotidien. Il s’agirait de mener de concert l’analyse de ces deux niveaux que sont processus de production/diffusion et processus de consommation, et de faire ressortir les modalités selon lesquelles ils se structurent réciproquement. La dynamique des mutations en cours au sein des ICIC doit être considérée de manière transversale et dans toute la complexité qui caractérise l’articulation entre les phases de production et de consommation, car l’erreur consisterait bien ici à donner un quelconque primat à l’une ou à l’autre d’entre elles. Tout en continuant à interroger les modalités de réalisation des pratiques culturelles au quotidien, il est donc indispensable de venir enrichir ce travail avec un questionnement systématique des stratégies mises en place au niveau macroéconomique. Il s’agit ainsi de voir comment les différents acteurs de la filière appréhendent le secteur sur lequel ils tentent de s’insérer et essaient, par la suite, de créer des places de marché susceptibles de dégager des marges bénéficiaires. A cet égard, certains projets de recherche collectifs en cours nous ont permis d’aller à la rencontre de ces acteurs de l’intermédiation, et de venir ainsi alimenter notre réflexion autour des logiques qui sous-tendent les modèles d’affaire qui sont progressivement en train de se mettre en place. De manière générale, c’est bien dans le cadre de recherches menées collectivement qu’il nous semble possible d’assurer un prolongement intéressant aux différentes perspectives de recherches dégagées tout au long du présent mémoire. Par ailleurs, l’approche épistémologique et méthodologique que nous avons défendue – approche qui consiste à croiser le niveau micro- de la pratique d’écoute de musique enregistrée avec celui macro- des mutations au sein des firmes du secteur phonographique – nous paraît pouvoir être généralisée et étendue à l’ensemble des filières des ICIC. Il ne s’agit pas ici de nier les spécificités bien marquées de chacune d’entre elles, mais bien plutôt d’insister sur le fait que dans toute tentative de formulation de modèles socio-économiques, il est bon justement de ne pas oublier le social et les individus qui le composent. 352 Les processus techniques et les mutations de l’industrie musicale L’auditeur au quotidien, une dynamique du changement Bibliographie Ouvrages ADORNO, Theodor W., Le caractère fétiche de la musique, Allia, Paris, 2001. ADORNO, Theodor W. & HORKHEIMER Max, La Dialectique de la raison, Gallimard, Tel, Paris, 2004. ANGELO, Mario d', Socio-économie de la musique en France. Diagnostic d'un système vulnérable, La Documentation française, Les études de la documentation, Paris, 1997. ARENDT, Hannah, La crise de la culture, Gallimard, Folio Essais, Paris, 2003. ARISTOTE, Les politiques, Flammarion, GF, Paris, 1993. BARTHES, Roland, L'obvie et l'obtus, Essais crtiques III, Seuil, Points Essais, Paris, 1992. BEAUD, Paul, La Société de connivence : media, médiations et classes soci