La Bible des Girardet - Autour de Gauguin, de Schweitzer et de
Transcription
La Bible des Girardet - Autour de Gauguin, de Schweitzer et de
« La Bible des Girardet » En 1779 parut à Neuchâtel une 5ème édition de la célèbre Bible dite d’Ostervald dont un certain nombre d’exemplaires étaient illustrés. La publicité faite pour cet ouvrage, « soigneusement revu et corrigé », comportait la mention suivante : « …cette édition comporte généralement les 466 gravures bibliques d’Abraham Girardet ». Facsimilé de l’extrait du catalogue de la librairie Girardet L’auteur de cette notice n’était autre que Samuel Girardet, libraire et éditeur au Locle près de Neuchâtel, et père d’Abraham Girardet, mentionné ci-dessus. En dehors du support papier, le libraire faisait de la réclame pour les ouvrages disponibles en inscrivant les titres sur les volets de son magasin. Bible Ostervald, Cinquième édition, Neuchâtel, 1779 Première planche de 32 sujets gravés par Abraham Girardet Volet publicitaire de la librairie de Samuel Girardet La version illustrée de cette Bible eut un succès incontestable. Longtemps la Bible de Girardet, comme on l’appelait, était assez répandue en Suisse romande et dans les autres communautés protestantes francophones. Son influence fut grande dans le peuple mais aussi chez des sujets éclairés. Ainsi nous avons pu montrer que Paul Gauguin s’en est fort probablement inspiré pour peindre ses célèbres « Eves ». Aujourd’hui les exemplaires de l’édition comprenant l’ensemble des gravures réalisées par Abraham Girardet sont devenues très rares et… fort chères. Dans les lignes qui suivent nous nous proposons d’examiner comment ce précieux document a vu le jour. Remarque préliminaire : De très nombreuses notes ont été consacrées à la famille Girardet mais la plus complète émane de la plume d’un auteur neuchâtelois du nom de Bachelin. Sa longue étude, parue en 1869 et 1870 dans la revue Musée Neuchâtelois, organe de la Société d’histoire du canton de Neuchâtel, est aujourd’hui totalement oubliée. Nous nous sommes appuyés pour l’essentiel sur ces pages, les citant amplement en gardant le style de l’époque. Qui était Samuel Girardet ? « Au commencement du XVIIIe siècle vivait en Prusse un Neuchâtelois du nom de Girardet; il eut un fils, né en 1730 à Danzig ou à Königsberg, qui apprit l'état de relieur, voyagea en Allemagne, arriva en Suisse, et après être demeuré quelque temps à Neuchâtel, vint se fixer au Locle. Nous le trouvons dans la maison du Verger qui, à cette époque, n'était pas encore un faubourg de la cité ouvrière. Cette habitation n'avait pour voisinage que le moulin, une construction allongée en pierre élevée de quelques pieds sur un terre-plein audessus du niveau de la route, et une ferme qui existent encore… » Samuel Girardet se maria et établit une librairie et un atelier de reliure au rez-de-chaussée dans l'espace resserré entre le corridor et les escaliers de sa maison. Le matin il ouvrait les deux venteaux qui servaient de volets, et sur celui du bas, maintenu horizontal par des barres de fer, il étalait dans la belle saison les livres et les objets de papeterie. Tout allait pour le mieux dans le petit commerce de Samuel Girardet, « mais la jalousie et les mauvaises langues s'en mêlant, la boutique fut signalée comme un repaire dangereux, source des pires choses… » On la mit à l'index. Mais Girardet, homme de courage et de conviction, adressa à la Feuille d'avis de Neuchâtel un article retrouvé par chance « au numéro 7 de l'année 1769 ». AVIS. « Samuel Girardet, libraire au Locle, ayant appris de plusieurs de ses amis, qu'il court un bruit dans le public, qu'il débite des livres scandaleux, remplis d'athéisme et d'irréligion, que plusieurs personnes en ont acheté de lui, et même, que M. le pasteur du Locle lui en avait fait brûler une bonne partie. Le dit Girardet, justement indigné contre des mensonges et des calomnies aussi atroces et si flétrissantes pour sa réputation, déclare une bonne fois pour toutes, que de pareils bruits sont faux et controuvés, déclarant de plus qu'ayant en horreur de pareils livres, il a toujours évité avec grand soin et d'en avoir et d'en répandre, prenant à témoin de ce qu'il avance à ce sujet toutes les personnes dont il a l'honneur d'être connu.. » De fait, une Société typographique, créée en 1765 à Neuchâtel « répandit à profusion des livres nouveaux …mais [les membres de cette Société] victimes de l'intolérance, payèrent chèrement leur audace ». L'AVIS de Samuel Girardet n'était donc pas superflu. Quant aux affaires de Girardet, elles continuèrent à bien marcher et, « fort heureusement pour lui, car en 1769 il était déjà père de cinq enfants, en1780 naissait le onzième et dernier…». Progressivement le libraire a appris à connaître son public, ses goûts et ses besoins. C'est de cette expérience que lui vint l'idée d'éditer lui-même. « Editer! Ceux qui connaissent les phases et les difficultés par lesquelles passe un manuscrit avant d'être livre, et cela malgré les perfectionnements immenses apportés dans l'imprimerie, ceux-là comprendront ce que la chose devait être au siècle passé, dans un village comme le Locle presqu'exclusivement occupé de la fabrication horlogère… » écrit Bachelet en 1869. Samuel Girardet éditera en 1766 son premier livre, un « Recueil des articles de lois, y compris ceux nouvellement publiés sur les enfants illégitimes contenant aussi plusieurs règlements notamment celui pour les émoluments des greffiers et des notaires, celui pour les orfèvres et joailliers, etc. » Ce premier essai n’était sans doute pas une réussite car ce n’est qu'à partir de 1778 que nous trouvons de nouvelles publications éditées par Girardet. La famille Girardet Les Girardet étaient, nous l’avons vu, même pour l’époque, une famille nombreuse. La vie était difficile dans le quotidien. Le père voyageait souvent comme libraire-colporteur. La mère, occupée par les soins du ménage, laissait une certaine liberté aux enfants. De plus, « la loi n'imposait pas l'éducation obligatoire pour tous ; l'école était même un luxe dont beaucoup ne goûtaient même pas; ces enfants livrés à eux-mêmes usèrent de la liberté à leur manière : un goût naturel, développé par la vue des images de la boutique paternelle, les avait poussés à dessiner ; leur imagination s'était ouverte à la vue du monde infini que nous apercevons dans les premiers dessins qui tombent sous nos yeux; on avait alors copié, en cachette, comme un fruit défendu qu'il fallait savourer loin des regards; toutes les belles choses des livres à gravures; on en couvrit des pages, on en remplit des cahiers ». Parmi les enfants, Abraham et Alexandre, habités par le même goût, s'unirent mutuellement dans le but de se procurer « les occasions de crayonner et de dérober à la surveillance paternelle » leurs premiers essais d'art. Mais, « on ne trompe pas longtemps les pères, ils ont été enfants aussi, et ils flairent avec un tact surprenant les délits les mieux voilés ; les cahiers cachés dans les combles furent découverts... » Très vite « un grand émoi survint dans la maison ». Le père vient en effet de découvrir « le forfait » de ses deux fils. Il examine leurs productions et… croit distinguer des aptitudes chez eux. Il est heureux et « même qu’il voudrait se fâcher, cela lui parait fort bien, mais sans doute que son sens de père lui fait voir les choses d'une manière trop flatteuse ; il voudrait punir, mais il n'ose encore; les enfants baissent les yeux; homme sage, il ne veut pas compromettre son autorité par une censure non motivée ». Muni des pièces du délit, il va les présenter au pasteur en le priant de parler sérieusement aux enfants, « de les admonester pour les faire renoncer à de telles frivolités qui peuvent mener on ne sait où ». La réponse du pasteur fut prophétique: « Laissez, laissez vos enfants à leurs goûts et à leurs travaux qui seront un jour admirés du monde entier ! ». On mesure la joie d'Abraham et d'Alexandre recevant, au lieu de la réprimande qu'ils attendaient, la permission de dessiner tout à leur aise. A partir de cette heure leur carrière était tracée. « Adieu l'école buissonnière, à eux le travail et l'étude! Les voici déjà à la besogne, ils ont copié avec une rare conscience tout ce qui était tombé sous leur main, peu à peu le goût était venu, ils avaient compris en quoi consistait le dessin et sans maître ils étudièrent d'après nature ». Aujourd’hui le Musée de Neuchâtel possède dans ses collections une grande quantité de ces premiers dessins des deux jeunes Girardet. Par ailleurs, les enfants Girardet étaient très liés à un voisin, Jean-Jacques-Henri Calame, graveur et ciseleur de métier. Tout nous fait croire que son exemple et ses conseils eurent une heureuse influence sur Abraham et Alexandre. Dans ce contexte, dès l'âge de 13 ans, Abraham Girardet commença à dessiner et à graver des planches destinées à illustrer une Bible. A 15 ans il avait achevé son travail. Dans son étude sur les Girardet Bachelin écrit : « On voit à première vue que les 466 sujets qui forment cette œuvre ne sont pas des compositions originales. C'est un agencement, très intelligent quelquefois, d'après les maîtres; nous y trouvons des emprunts à Raphael, Poussin, Tempesta, Lebrun, Verdier et aux innombrables gravures du XVIème et XVIIème siècle. C'est le début timide d'un futur grand artiste. L'enfant avait compris qu'il fallait tirer double profit de ses études, des progrès dans l'art d'abord et un résultat sonnant qui amènerait un peu de bienêtre dans la maison. Il y a dans ce fait un courage et une volonté sur lesquels nous ne pouvons assez insister. Ce travail de longue haleine eut une heureuse influence sur Abraham ; il se développa au contact des maîtres et il en sortit graveur… ». L’Edition de la Bible illustrée Les planches réalisées par le fils séduisirent le père à tel point que Samuel Girardet décida d’éditer une version spéciale d’un ouvrage déjà fort connu : « La Sainte Bible, revue et corrigée sur le texte hébreu et grec, par les pasteurs et les professeurs de l'église de Genève, avec les arguments et réflexions sur les chapitres de l'Ecriture sainte, et des notes par J. F. Ostervald, pasteur de 1'église de Neuchâtel. Neuchâtel, imprimerie de la Société typographique ». L'ouvrage in-folio, édité avec soin, était orné d'un frontispice par Le Barbier, gravé par Billé en 1778, et d'un beau portrait d'Ostervald, gravé à Paris par G. F. Schmidt, d'après J. P. Henchoz. C’est ce livre que Samuel Girardet reprit en y insérant les gravures de son fils. Pour lancer l’ouvrage il s'adressa au public en ces mots : « Messieurs, Il est inutile, pour vous engager à acquérir ce livre, de vous en faire une description détaillée. Si vous chérissez l’art et le beau, il vous intéressera : et si vous êtes vraiment chrétiens, vous conviendrez qu'il n'en est point qui puisse lui être comparé. C'est en vue d'instruire ma famille, et en même temps de me rendre utile à ma patrie, que je n'ai épargné ni soins, ni peines, ni frais, pour perfectionner cette collection figurée de l'histoire du vieux et du nouveau Testament. Il n'en a jamais paru de si complète; et, quoique gavé en petit, le dessin en est bien proportionné, et la gravure nette et distincte ». L'admiration pour l'œuvre filiale apparaîtra souvent dans les annonces de Samuel Girardet, « mais qui ne comprendrait et n'excuserait un sentiment si naturel… » Et Samuel continue : « Je propose cet ouvrage à mes compatriotes par souscription au prix de vingt-cinq batz en feuilles. On paie dix batz en souscrivant, contre un billet d'engagement, et quinze batz en recevant l'ouvrage en feuilles; et ceux qui le voudront relié, paieront cinq batz en sus, reliure en dos et coin, et sept batz relié en basane. Cet ouvrage, d'une très-difficile exécution, à cause de l'exactitude qu'il exige, m'a coûté et me coûte encore bien des soins. Pendant la gravure, j'ai fait lire la Bible chapitre après chapitre, verset après verset. Les figures sont assemblées et sont gravées dans l'ordre et sans équivoque : elles sont accompagnées d'un renvoi à la Bible. Je désire que ceux qui achèteront cet ouvrage en retirent tout le fruit possible, et qu'il les engage à la vraie piété ». Le prix de l'ouvrage était, de fait, assez modique et le succès couronna l'entreprise. « Le libraire, écrit Samuel, se contente d'un bénéfice très médiocre, parce qu'il n'a pas eu d'autre vue, dans l'entreprise de cet ouvrage, que lui donner un prompt écoulement, afin de se mettre à portée d'encourager son fils, actuellement âgé de 15 ans, et de le perfectionner de plus en plus dans le bel art de la gravure, pour lequel il annonce de si heureuses dispositions ». Après 1779, Samuel Girardet put préparer l'impression de nouvelles publications. Signalons l’édition, en 1784, du célèbre ouvrage de Jean Hubner, Histoires de la Bible, illustré par Alexandre Girardet alors âgé de 17 ans. Mais le jeune Alexandre n’avait pas le génie de son frère Abraham. Pour nous en convaincre voici deux gravures de l’un et l’autre portant sur le thème de la création d’Adam et d’Eve. Abraham Alexandre On remarque que les gravures d’Alexandre n’ont ni la finesse ni la maturité de celles de son frère. En particulier, contrairement à Abraham, il n’a pas su donner à Eve cet aspect androgyne qui séduira tant Paul Gauguin. Eve exotique, 1890 Nave nave fenua, 1892 Gravure sur bois 1902 Reste une question. De quels maîtres les fils Girardet se sont-ils inspirés, dès 1777, pour réaliser, si jeunes, leurs travaux ? Ont-ils pu connaître les bas-reliefs ornant les temples de Borobudur ? Othon Printz octobre 2013