university of cincinnati - OhioLINK Electronic Theses and

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university of cincinnati - OhioLINK Electronic Theses and
UNIVERSITY OF CINCINNATI
Date:__05/05/2006_________________
I, Anne-Marie Jézéquel__________________________________,
hereby submit this work as part of the requirements for the degree of:
Ph.D.
in:
Romance Languages and Literatures
It is entitled:
Louise Dupré: Les espaces de l’écriture
This work and its defense approved by:
Chair:
Dr. Karen Gould__________
Dr. Sanford Ames____________
Dr Michèle Vialet_____________
_______________________________
_______________________________
Louise Dupré : Les espaces de l’écriture
A dissertation submitted to the Division of the Research and Advanced Studies of the
University of Cincinnati in partial fulfillment of the requirements for the degree of
DOCTORATE IN PHILOSOPHY (Ph.D)
in the department of Romance Languages and Literatures
of the College of Arts and Sciences
2006
by
Anne-Marie Jézéquel
Master of Arts, University of Cincinnati, 2002
Committee Chair: Dr. K. Gould
Committee members: Dr S. Ames, Dr. M. Vialet
2
Abstract
Louise Dupré is among the most recognized of contemporary women writers in Québec.
Although well known as a literary critic, insufficient attention has been accorded to her as poet,
novelist, and playwright. Having lived in Quebec and after conducting an interview with the
writer in Montréal, I felt well prepared to explore her entire body work as the subject of my
dissertation.
The work of Dupré offers readers the opportunity to discover the unique position of
Quebec and a literature that is dynamic and relatively unknown outside Canada. Dupré’s
personal and artistic trajectories are associated with an extraordinary historical and cultural
period of transition in Quebec. Studying her work affords this dual entry into a past doubly
encumbered: that of a feminine voice from a traditionally Catholic milieu often stifling for
women and that of a Québécois minority literature in North America.
To demonstrate the singularity of Dupré’s work, my dissertation is organized around the
notion of “space,” a crucial theme in Dupré’s literary work. After explaining my choice of theme,
the first chapter introduces the entire work of Dupré, situating it in the sociocultural context of
Quebec and outlining her unique esthetic. Subsequent chapters analyze significant “spaces” in
her novels, poetry and short stories, including the countryside, the city, and the intimate space of
the bedroom, the importance of the body, “familiar spaces” – the intimate, emotional spaces of
father-daughter, mother-daughter relations, and the new space of contemporary women. This
study also examines “spatial displacements” and the “space of writing” in which the reader
encounters the writer at work. Indeed, it is through the presence of the fictionalized female writer
3
and her intense attention to language that Dupré addresses the problems of passion, love, death
and mourning.
In conclusion, this study demonstrates how the internalized space of Dupré’s writing
moves the reader into territories of engagement with others and the world.
4
5
Au terme de cette étude au sein des espaces de l’écriture, plus qu’un exercice littéraire,
cette thèse m’a permis de vivre une expérience exceptionnelle en découvrant l’œuvre d’une
femme de Lettres remarquable et de renouer des liens avec le Québec.
Je tiens à remercier toutes les personnes qui, de près ou de loin, ont contribué à sa
réalisation.
J’adresse tous mes remerciements au Professeur Karen Gould pour ses conseils judicieux
et sa lecture critique pendant la rédaction de cette thèse. Je remercie les membres de mon comité,
Professeur Sanford Ames pour l’accompagnement qu’il m’a accordé et son encouragement,
Professeur MichèleVialet pour son patronage. Je suis particulièrement reconnaissante à Madame
Louise Dupré pour son généreux soutien durant cette étude.
Je remercie également les membres du comité du Taft qui m’ont permis, grâce à une
bourse, de compléter cette étude.
Enfin, j’exprime toute ma gratitude envers mes proches pour leur compréhension et leur
réconfort, les membres de ma famille, mon père, Pierre Jézéquel, à qui ce travail est dédié.
6
Sommaire
INTRODUCTION
1. L’année de la femme, rendez-vous historique
12
2. Les années quatre vingt, le courant postmoderniste
17
3. Louise Dupré et le monde de la Francophonie
20
4. Ėcrire pour survivre
23
CHAPITRE I. PORTRAIT D’UNE OEUVRE
1. 1 Synopsis des œuvres de Louise Dupré
26
1. 2 L’oeuvre de Louise Dupré et la critique
40
1. 3 Sous le signe de l’espace
44
1. 4 Les espaces dans l’œuvre de Louise Dupré
48
CHAPITRE II. REGARD POĖTIQUE SUR LES LIEUX :
ESPACES
PRIVILÉGIĖS
Introduction
51
2. 1 L’espace urbain dans La voie lactée
54
2. 2 Le paysage dans La memoria
63
2.3 Les espaces intérieurs : la maison
72
2.4 La chambre aux multiples résonances
75
7
CHAPITRE III : L’ESPACE DU CORPS
3. 1 Le corps : inscription du sujet dans l’espace
87
3. 2 Le répertoire infini des gestes
91
3. 3 L’espace de la peau, tissu de langage
98
3. 4 Le corps surface de désir
102
CHAPITRE IV : L’ESPACE RELATIONEL FAMILIAL
Introduction
111
4. 1 Le dicible chagrin
111
4. 1. 1 L’ombre du père dans l’espace poétique
114
4. 1. 2 La figure du père dans l’espace romanesque
118
4. 1. 3 L’espace troublant des nouvelles
125
4. 1. 4 Vers un espace du deuil
127
4. 2 La mère : un espace indéchiffrable
131
4. 2. 1 Un nouvel espace mère-fille
135
4. 2. 2 A la recherche d’un espace de liberté
142
4. 2. 3 Un espace d’amour et de regret
152
4. 2. 4 Tout comme elle, un espace de ravages ?
154
4. 3 Un nouvel espace de la femme dans le monde 156
8
4. 3. 1 L’éveil de la femme de trente ans
159
4. 3. 2 La femme en quête d’un espace libre et mouvant
165
4. 3. 3 L’espace de la femme à quarante ans
171
4. 3. 4 L’espace de la femme dans l’amour
179
4. 4 Conclusion des espaces familiaux
183
CHAPITRE V. LES DĖPLACEMENTS SPATIAUX DANS L’ŒUVRE DE
DUPRÉ
Introduction
189
5. 1 L’innocence
191
5.2 La memoria
195
5. 2 L’espace de l’arpenteur
197
5. 6 Invitation au voyage
199
5. 7 L’espace du navigateur
203
5. 8 Le voyage, espace ouvert à l’imagination
210
CHAPITRE VI : L’ESPACE DE L’ĖCRITURE OU « LE GESTE
D’ĖCRIRE »
6.1 L’écrivain et l’espace
215
6. 2 De « Star Words » à Tout comme elle
219
9
6. 3 Ethique et esthétique
223
6. 4 Au cœur de la subjectivité
228
6. 5 Un espace de renaissance
234
6. 7 L’esthétique de la beauté
241
6. 8 L’écriture : un témoignage et un art de vivre
243
CONCLUSION
248
ŒUVRES DE LOUISE DUPRĖ
255
BIBLIOGRAPHIE
261
10
LISTE DES ABREVIATIONS UTILISĖES
La Peau familière
PF
Chambres
CH
Bonheur
B
Noir déjà
ND
La memoria
LM
La voie lactée
LVL
Tout près
TP
Une écharde sous ton ongle
UE
Tout comme elle
TE
11
INTRODUCTION
« L’admission des femmes à l’égalité parfaite serait la marque la plus sûre de la
civilisation. Elle doublerait les forces intellectuelles du genre humain
et ses possibilités de bonheur »
(Stendhal 1917)
1. L’année de la femme, rendez-vous historique
Un siècle et demie après la réflexion de Stendhal, l’ONU déclare 1975 l’année
internationale de la Femme et la première Conférence Mondiale des Nations Unies sur les
femmes se réunit à Mexico, tandis qu’au Québec, Le Conseil du Statut de la Femme adopte la
Chartre des droits et libertés de la personne interdisant, pour la première fois, toute
discrimination fondée sur le sexe. C’est aussi l’année où Montréal se prépare à accueillir les
Jeux Olympiques de 1976, continuant une ouverture sur le monde amorcée dans les années
soixante, appelée « la Révolution Tranquille »1. Louise Dupré, née au milieu du siècle, va vivre
cette période de bouleversement extraordinaire en tant que femme, en tant qu’écrivaine, en tant
que québécoise.
1
Ce moment de l’histoire du Québec est interprété de plusieurs manières. Pour certains le mouvement
s’étend entre 1960 et 1980. Pour beaucoup, La Révolution Tranquille est le moment capital pour le Québec d’entrée
dans la modernité. Politiquement, c’est une période qui marque l’avènement des libéraux et le gouvernement Lesage
(1960-64) après « les années noires » sous Duplessis. Il est caractérisé par un esprit réformiste et soutenu par un
nationalisme effervescent. Dans le domaine social, la création d’un ministère de l’éducation remet en cause le rôle
de l’église catholique qui domine les écoles publiques francophones et va établir un système scolaire unifié (Rapport
Parent). Le code du travail modifie le statut légal de la femme mariée, l’assurance hospitalisation va naître ainsi que
la création d’un régime de retraite. Participant à cette volonté de modernisation et de promotion nationale et
internationale des québécois francophones, des maisons du Québec sont ouvertes à Paris, Londres, New York.
Parallèlement, cette période voit une dynamique cinématographique et littéraire, notamment avec la nouvelle
présence féminine.
12
Avec l’avènement du nationalisme provoquant un changement radical de la société
québécoise et des idéologies, les années soixante dix ont marqué le passage du Québec d’une
structure sociale patriarcale à la modernité pratiquement sans transition. Ayant émigré et travaillé
à Montréal à cette époque, j’ai pu être témoin de cette évolution sans précédent. Dans une
atmosphère encore vraiment provinciale où, par gentille moquerie, on m’appelait « la maudite
française » en signe d’apprivoisement, époque où la pratique du joual était monnaie courante, les
Québécois affichaient leur identité. Le grand vent de changement qui a animé « la Révolution
tranquille » des années soixante à soixante dix va exploser dans le monde des arts, dans la
littérature. Marquant un rejet des valeurs des années antérieures, attaquant la morale et le clergé,
la famille sacro-sainte, une nouvelle génération d’artistes souligne l’aliénation économique du
Québec comme sa pauvreté culturelle. Les écrivains adoptent les tendances venant des EtatsUnis et de la France en même temps qu’ils proposent une remise en jeu des genres littéraires
traditionnels. La fondation de périodiques littéraires, comme La barre du jour2 suivi par Les
herbes rouges, reflète cet esprit.
La littérature devient le lieu d’affirmation de l’identité collective culturelle québécoise,
tendance nationaliste qui va d’ailleurs s’atténuer au cours de la décennie suivante. Dans La
distance habitée, François Paré insiste sur le rejet de la notion victimaire de la nation québécoise,
il explique qu’« au Canada francophone, il est important de souligner, car c’est là sa nouveauté,
2
Le parcours de la revue La barre du jour (BJ) fondée en 1965 par des étudiants de l’Université de Montréal dont
Nicole Brossard, rebaptisée La nouvelle barre du jour (NBJ) en 1977 avec Nicole Brossard, Louise Cotnoir suivi de
Hugues Corriveau et de nombreuses personnalités littéraires, est significatif de cette époque. La revue embrasse
l’évolution des mouvements et de la pensée littéraire qu’a traversée le Québec. Tournée vers l’exploration des textes,
l’équipe fondatrice engagée est soucieuse de constituer une littérature québécoise à l’opposé d’une littérature
canadienne-française, mais ouverte aux idéologies, à la pensée européenne et américaine. Dans les années 80,
l’époque des grands engagements révolue, un numéro sur la femme puis sur le corps, reconnaît que l’écriture du
quotidien peut constituer une forme de subversion. Jusqu’en 1990, la revue continue de s’intéresser au « texte »,
mais surtout s’attache à faire ressortir la singularité de chaque auteur à l’écoute de la personnalité de chaque voix.
Voir, à ce propos, l’étude de Louise Dupré « BJ/NBJ: pour une lecture des politiques éditoriales » (Voix et images
10:2 (Hiver 1985). La revue Les Herbes Rouges fondée en 1968 s’est distinguée de manière provocatrice en publiant
à chaque parution seulement un seul texte d’un seul auteur sous forme de plaquette.
13
que tout le nationalisme identitaire des années 70, du moins tel qu’il s’est exprimé dans le théâtre
et dans la poésie, s’est employé à refuser systématiquement l’attachement stérile au passé et le
repli sur soi » (24).
En grande partie par la voix des femmes, le Québec voit son état d’esprit changer
considérablement sous le régime fédéral Trudeau qui, quoique controversé, a favorisé le
« multiculturalisme » et surtout avec la victoire du parti québécois et l’avènement de René
Lévesque en 1975, est devenu plus sensible à la condition féminine. Les années soixante-dix sont
marquées par une période d’exubérance chez les « Québécois » faisant de Montréal une capitale
politique et culturelle. La sécularisation et l’ouverture des frontières imperméables de la sphère
politique et privée vont transformer les mentalités. Cette période témoigne d’une révolution dans
la société québécoise, où traditionnellement les femmes jouaient un rôle important à l’intérieur
du foyer. Gardiennes du langage, de la culture française et de la foi catholique, elles les
maintenaient en délivrant de nombreux enfants, («La revanche des berceaux »)3. L’avènement du
nationalisme et l’éveil des femmes va rapidement modifier le système de valeurs de cette nation
sous le joug de la culture patriarcale et de la religion. En d’autres termes, ce qui arrivait aux
femmes dans l’enceinte domestique va concerner la société entière, comme le développe Karen
Gould dans Writing in the Feminine : “Quebec nationalism gave many feminists a political and
theoretical language with which to articulate their particular sense of oppression and alienation
as women and with to formulate their desire for liberation and radical social change »
(Writing 10). Cette période militante voit l’émergence de nombreuses artistes féminines avec Le
théâtre expérimental des femmes, et la création de revues féminines. En 1976, un groupe de
3
Karen Gould dans Writing in the Feminine, définit l’expression : « ‘The revenge of the craddle’ refers to the
openly pronatalist stance in the Catholic Church in Quebec during the nineteenth and twentieth centuries as a
method of ensuring the growth of the francophone population and the continuation of French Catholic culture in
Quebec, despite Anglophone economic and political dominance over the province from the mid-1800s until the
1960s » (1990, 252).
14
militantes engagées dans la lutte pour l’avortement (légalisé en France en 1974 avec la Loi Veil)
fonde Les éditions du remue-ménage donnant la parole à l’expérience des femmes. Y
participeront tous les grands noms qui, de Nicole Brossard à Louise Cotnoir, ont forgé la
littérature actuelle. Jeunes femmes dynamiques, elles vont établir les fondations d’une nouvelle
écriture féminine. Leur impact est capital. A titre d’exemple, il faut se rappeler que la
féminisation du mot « écrivain », adopté presque unanimement dans le monde francophone
actuellement, vient du Québec4. « Ėcrivaines » et « Québécoises » suivant la formule de France
Théoret, ces deux appellations définissent la nouvelle identité des femmes au Québec.
Rendez-vous historique, 1975 est une célébration doublement importante pour cette
étude. Elle va coïncider avec une étape charnière dans la vie de Louise Dupré et déterminer sa
carrière en tant qu’écrivaine, l’associant au mouvement de l’émancipation des femmes, et plus
particulièrement l’année internationale de la Femme. Pour marquer cette date historique, Louise
Dupré, jeune professeur de la région de l’Amiante au Nord du Québec (1974-1987), collabore
au « show » des femmes de Thetfort Mines, une pièce de théâtre écrite par des femmes de
milieux très divers. Elle coordonne la pièce « Si Cendrillon pouvait mourir », création collective
pleine d’humour et non sans lucidité sur la vie quotidienne des femmes. Elles y dénoncent les
stéréotypes féminins par la dérision. Jouée à Québec, et ensuite publiée aux Ėditions du remueménage en 1980, le succès de cette pièce va marquer un tournant dans la vie de l’auteure.
Comme elle me l’a confié, cette « belle aventure » fut un déclencheur : « J’ai continué à écrire,
j’ai continué à m’intéresser à l’écriture, et j’ai commencé à lire la poésie des femmes»
(Interview). A une période où la pensée domestique est remise en cause, jeune mère, Louise
4
Mary Jean Green l’explicite dans Women and Narrative Identity : “It was only in the wake of the first failed bid
for Quebec’s political independence in 1980 that women writers who could be identified as feminist—or, rather, in
Lori Saint-Martin’s terms, as ‘metafeminist’ – began to write new identity narrativies for Quebec women. These
writers considered themselves, echoing France Théoret, as both écrivaines and québécoises, terms brought into
existence by the Quiet Revolution and the feminist movement that arrived on the heels” (20).
15
Dupré, se lance dans l’étude des textes littéraires et théoriques de l’écriture féminine
contemporaine en plein essor, non seulement du Québec, mais de France et des États-unis.
Patricia Smart relate ce changement de mentalité dans Écrire dans la maison du père : « Pour
moi, comme pour Brossard, le déplacement de point de vue décisif fut celui qui m’amena peu à
peu à enlever le masque de ‘lecteur universel’ dont m’avait affublée la culture, pour commencer
à lire en tant que femme » (20). Nourrie de ce nouveau savoir, Dupré prépare son doctorat sur la
poésie québécoise au féminin. Cet accomplissement la conduira dix ans plus tard à Montréal, en
tant que professeure de création littéraire à l’Université du Québec à Montréal (UQUAM), poste
qu’elle exerce actuellement, parallèlement à une carrière de critique, de poète et de romancière.
Louise Dupré est issue d’une ancienne famille catholique de Sherbrooke, petite ville
anglicane de l’Est du Québec. Née dans un milieu français désargenté mais très cultivé du côté
maternel, elle va poursuivre son éducation catholique chez les Sœurs du Sacré-Cœur de la
Charité. Enseignante à Thetford Mines, elle continue des études supérieures à l’Université de
Sherbrooke, pour se fixer ensuite définitivement à Montréal. Alliant sa formation humaniste
classique de la littérature française à une solide connaissance de la littérature au féminin, Dupré
va s’associer au mouvement de l’écriture intime qui favorise un nouveau genre: la poésie en
prose à tendance autobiographique. Au fait des débats théoriques en France comme aux EtatsUnis, elle se fait un nom en tant que critique littéraire au féminin, publie de nombreux articles et
un ouvrage critique sur la poésie québécoise, Stratégies du vertige, en 1989, ouvrage qui fait foi
dans ce domaine. Parallèlement, Louise Dupré s’essaie à la poésie répondant à une nécessité
intérieure. Elle écrit, comme on l’appelait familièrement à l’époque, par retailles, une poésie en
prose, des fragments en prose qui portent une trame narrative, genre au goût du jour qui convient
à son style de vie, à ses exigences familiales et professionnelles.
16
La carrière littéraire de Louise Dupré est marquée par toute cette période déclenchée par
une coïncidence, à savoir cette expérience théâtrale. En tant que femme moderne, elle va poser
son regard intime de poète et s’ouvrir sur le monde en publiant son premier recueil, La peau
familière (1983). Reflet du siècle, son œuvre pourrait servir de témoignage d’une génération de
femmes contemporaines qui ont vécu cette évolution. Suivant le cours des ans, mettant en scène
une femme fictive, ses écrits retracent les préoccupations de jeune mère de famille de trente ans
aux problèmes de la femme de quarante ans, indépendante, professionnelle, suivi de la femme de
cinquante ans. Son oeuvre va donc nous faire partager l’extraordinaire changement survenu au
Québec et dans le monde pour les femmes d’une génération complexe nées au milieu du siècle.
2. Les années quatre vingt, le courant postmodernisme
Durant ces dix années, d’une façon résumée, le mouvement féministe est passé d’une
phase de révolte collective, nationaliste, d’une quête identitaire à tendance utopiste à une
exploration plus individuelle5 : « The 1970 feminists, like their more timid predecessors of the
1960, turned their attention away from the national text, exploring the inscription in language in
the female body rather than the ‘pays’, seeking a new language of the feminine in preference to
‘joual’ » (Green, Women 106). Ce changement de perspective favorise le développement d’une
écriture plus intériorisée, mouvement dans lequel va s’inscrire Dupré dès ses premiers essais
poétiques. Sans établir une cassure avec le mouvement des années 70, les années 80 favorisent
l’exploration pour les femmes du territoire de l’intime6.
5
Pour saisir cette période complexe mais capitale et pour comprendre l’évolution de « l’écriture au féminin » au
Québec, consulter l’excellent ouvrage de Karen Gould, Writing in the Feminine en 1990 et Women and Narrative
Identity, de Mary Jean Green en 2001.
6
Concernant la deuxième période du féminisme, appelé aussi postféminisme, Dupré commente dans une note: « [il]
correspond à une deuxième période du féminisme, où la revendication collective et le militantisme ont été nuancés
et déplacés vers un retour à la subjectivité dans ses contradictions » (« la poésie en prose au féminin; jeux et enjeux
énonciatifs » dans Recherches sémiotiques 15 (1995) : 22.
17
La carrière de Louise Dupré est étroitement liée à la femme, déclencheur de sa carrière
littéraire, à la progression du mouvement d’écriture au féminin. Les écrivaines comme Anne
Hébert, Marie-claire Blais ou Nicole Brossard poursuivent leurs œuvres tandis qu’émergent de
nouvelles voix comme Francine Noël, Elise Turcotte et Monique Proulx. La littérature des
femmes prend corps dans l’histoire et embrasse cette tendance intimiste, ayant trouvé sa voie
dans un genre d’écriture sans frontières. Dupré s’inscrit dans ce mouvement où l’idée la plus
neuve est le « métissage » entre les cultures mais aussi les genres. Le courant vers la modernité
fait place aux tendances « postmodernes », vantant la liberté de l’individu (bien que souvent
contesté pour ses racines « anglophones »). Gilles Lipovetsky écrit à ce propos qu’ « au ‘il faut
absolument être moderne’ s’est substitué le mot d’ordre postmoderne et narcissique, ‘il faut être
absolument soi-même’ dans un éclectisme laxiste » (139). Au Québec, Yves Boivert renchérit,
« L’individu veut avoir son mot à dire sur tout ce qui pourrait avoir une influence sur son
quotidien. Il veut être responsable de sa vie et de sa destinée » (137).
Dans Stratégies du vertige, Dupré précise que le développement de la subjectivité
féminine a permis un « déplacement » de la modernité vers une postmodernité. S’éloignant d’une
écriture formaliste, les écrivaines québécoises des années quatre vingt participent à cette
modernité posant un autre regard : « La postmodernité est justement cet autre regard, cet autre
point de vue qui opère plutôt par addition que par soustraction ou discrimination. Elle place
ensemble la raison et le sentiment, l’archaïque et le moderne, le beau et le laid, le sublime et le
monstrueux, le poétique et le prosaïque, le fictif, l’anecdotique et le théorique » (11). A la
recherche d’une écriture au féminin remettant en question les genres traditionnels, comme
l’explique Dupré, ces écrivaines cultivent un nouveau genre, abolissant les frontières entre la
poésie et la prose :
18
Ce qui […] se modifie au début des années quatre vingt, c’est ce parcours de
l’intime, ce retour au lyrisme […] Comme si la poésie éprouvait le besoin de se
distancier de l’aspect théorique pour s’approcher d’une trame narrative, d’un
investissement passionné de l’autobiographique. C’est en faisant leur propre
histoire que les femmes veulent retrouver le lien qui les unit aux autres femmes.
(Stratégies 23)
Grand courant des années appelées de transition à la fin du XXe siècle, le
postmodernisme est venu assez tard sur la scène artistique et littéraire québécoise7. D’influence
française, notamment de Jean-François Lyotard (La condition postmoderne) et Guy Scarpetta
(L’Impureté), venu aussi des arts visuels, ce concept reste assez confus et instable. Dans
Moments postmodernismes dans le roman québécois (1990), Janet Paterson cerne la spécificité
de la « poétique » québécoise postmoderne, courant littéraire auquel appartient certains écrivains
de la génération de Dupré. Sans orientation politique radicale, l’esthétique du mouvement
postmoderne est dotée de « fonctions heuristiques » (Moments 12) propre aux années quatre
vingt. Selon Paterson, « Le roman postmoderne se démarque par une certaine expérimentation au
niveau du langage et par de fortes tendances autoreprésentatives, issue du modernisme qu’il
prolonge et modifie, le roman postmoderne n’est ni illisible ni violent à outrances. […] aux
niveaux du code et de la diégèse, il demeure à l’intérieur du dicible » (13). Paterson rappelle que
l’avènement du roman postmoderne coïncide avec le grand changement socioculturel au moment
7
Le postmodernisme est une notion utilisée depuis plus de vingt ans aux USA et au Canada Anglais, Janet Paterson
explique son émergence tardive au Québec : « Il est pour tout dire difficile de parler postmoderne en l’absence d’une
tradition dite moderne. Au Québec, moderne et modernité ne désignent pas, comme dans le contexte angloaméricain, une période littéraire bien déterminée. Il s’agit bien au contraire, de mots élastiques utilisés généralement
pour designer soit une partie du vingtième siècle, soit des pratiques avant-gardistes ». Paterson ajouté que « les
influences théoriques dans le domaine de la critique québécoise viennent surtout de France » (Paterson 3).
19
« où les dieux ont chaviré8 » (17). Deux stratégies marquant la postmodernité peuvent
s’appliquer à Dupré, « la représentation de l’écrivain dans la fiction et la remise en question de
l’Histoire » (5). A la quête de la subjectivité féminine, Dupré met en scène une femme écrivant
au « je » aux identités multiples. Sans enlever sa singularité, ce « je » aux référents variés produit
« une polyphonie de voix féminines qui se font entendre sous une forme individuelle et
collective » (Moments 85). Il est également vrai qu’elle « participe à une historicité individuelle
et collective » (Moments 90). En associant la femme à l’écriture dans une recherche de langage
et de sens, dans son désir de comprendre en tant que sujet écrivant, Dupré témoigne d’une
volonté de recherche propre à la poétique postmoderne. Dans ce sens, l’œuvre de Louise Dupré
s’inscrit dans le courant postmoderne.
Influencée par les mouvements féministes, pratiquant une nouvelle écriture intériorisée,
Dupré est à l’écoute de son siècle où les femmes se tournent « vers l’exploration de leur espace
personnel, sans pour autant négliger l’inscription de leur petite histoire dans la grande histoire »
(« Mémoire » 24), soit allier « la mémoire à la fois personnelle et collective » (« Déplier » 26).
Consciente de son héritage social et culturel, il reste que le fait d’écrire en français au Québec
soulève des problématiques.
3. Louise Dupré et le monde de la Francophonie
Dans ce monde de la Francophonie, portant un joug d’oppression tout à fait différent du
français, on peut dire cependant, dans le contexte culturel général de la langue française, quatre
8
Denise Désautels dans une interview par Louise Dupré évoque cette période : « Je viens d’un lieu qui ressemble
étrangement à celui que vous évoquez. Ce Québec d’avant la Révolution tranquille, cet œil menaçant de Dieu, cette
« noirceur pesante de l’enfance, cette négation du corps autant que de la voix, cet effrayant silence des femmes, et
leurs désirs enfouis, et leurs peurs, et leur effacement, toute cette mémoire, je la porte au fond de moi » (2001 237).
20
cent cinquante ans et plus après la découverte de cet «inconnu» par Jacques Cartier, marin breton,
écrire en français au Québec est plein de vitalité. Louise Dupré en est un exemple.
Sans entrer dans les débats ambigus sur la question du « Postcolonialisme », au delà des
domaines académiques arbitraires9, écrire en français au Québec relève de la survie. Dupré se
place dans cette perspective, car pour elle, écrire, c’est survivre. En tant que femme, l’écriture de
Louise Dupré est assurément marquée par son héritage politique et culturel : à savoir écrire en
français en tant que minorité, face à une mer anglophone. En tant que femme au Québec, on doit
composer avec son héritage. Qui dit Québec, dit clivages, fractures, comme une peau écorchée
qu’est la nation dont elle est issue portant un lourd passé héréditaire, la volonté de survie est
inhérente à l’âme québécoise.
Dotée de cet héritage culturel ambivalent, Dupré est devenue écrivaine à part entière en
s’associant à l’année de la Femme. Au cœur même de l’émancipation des femmes dans le monde
littéraire francophone et international, elle se démarque en livrant un message personnel qui ne
peut être apprécié qu’à travers les mots. Au delà de l’anecdote, d’un sentimentalisme qui aspire
au tragique, prévisible, Louise Dupré s’engage dans son écriture dans une mouvance, un débat
global à l’échelle de la critique internationale. On ne peut pas repérer une singularité en dehors
de l’écriture ou du style. Il semble que le Québec actuel par la diversité de ses voix réponde
particulièrement au danger de tomber dans les stéréotypes d’un corpus des femmes. Karen Gould
9
Selon les taxonomies américaines, les écrivains québécois font partie de la Francophonie, englobant tous les écrits
en français dans le monde. Le Québec a une position à part dans L'univers nord-américain, il a cette particularité
d’avoir su maintenir la langue française sous domination anglophone. Dans un numéro spécial de Québec Studies en
2003 (35) consacré au « Postcolonialisme », Vincent Desroches, avec un groupe de collaborateurs, se penche sur les
théories postcoloniales liées « à la question épineuse de la place relative de la littérature québécoise au sein des
littératures francophones, dans le sens où ce terme est généralement compris aux Etats-Unis, c'est-à-dire en excluant
les littératures européennes » (3). Desroches fait valoir que, si, historiquement, les Canadiens Français ont subi une
pression coloniale linguistique et économique sous l’empire britannique, la réalité culturelle demeure de nos jours
que : « en pratique les Québécois de toutes tendances reconnaissent de façon consensuelle que le Québec constitue
une nation et que la littérature québécoise constitue bien l’expression d’une culture nationale » (4). Voir aussi
l’article « Rush to Judgement? Postcolonial criticism and Quebec » de Robert Schwartzwald dans ce meme volume
(113-32) ainsi que Marie Vautier « Les pays du nouveau monde, le postcolonialisme de consensus, et le
catholicisme québecois » (13-30).
21
le résume dans un sommaire extrait de Writing in the Feminine. Elle introduit les « piliers » de la
modernité féministe québécoise Nicole Brossard, Madeleine Gagnon, Louky Bersianick et
France Théoret. Témoignage qui relève de l’évolution dans la vie des femmes, c’est dans cette
lignée embrassant la nouvelle génération d’auteures tournées vers le futur que Louise Dupré se
situe :
[…] women’s bodies, minds and voices no longer tremble uncontrollably under
the male gaze. […] along with renewed efforts to undo and remake the text, the
continuing originality of their poetic visions and the plurality of their tongues
suggest that women’s writing today _particularly in Quebec _ may well provide
one of the most provocative social forum for exploring differences and for
imaging this kind of future. (Writing 51)
Par son éducation et son milieu, Louise Dupré maîtrise parfaitement la langue française et
contrairement à beaucoup d’auteurs n’utilise pas d’expressions québécoises ni dans sa
conversation ni dans ses écrits. En fait, la recherche de Dupré porte plus sur la recherche de la
subjectivité féminine que sur le contexte Franco-québécois10. Il est intéressant de noter, comme
me l’a gentiment rapporté l’auteure, que, dans un récent sondage des librairies à Montréal, le
seul roman québécois considéré comme un roman sur l’amour, c’est La memoria de Louise
Dupré, en compagnie d’ouvrages prestigieux comme Le rouge et le noir de Stendhal, L’amour
fou de Breton, et autres classiques.
Dupré comme beaucoup de Québécois actuellement a tendance à pratiquer un français
standard. Si, par contre, les textes québécois actuels ne sont plus connus du public européen,
c’est qu’en partie, l’exotisme qui avait enchanté les lecteurs de Kamouraska a disparu, de même
10
Il semble que la vison du Postcolonialisme (même si le débat continue) soit dépassée pour cette écrivaine, et que
Les nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières (1979) n’ait pas influencé Dupré comme le texte avait influencé
Gaston Miron, par exemple.
22
que l’ère des Gilles Vigneau, Beau Dommage, est révolue. Il se trouve que Dupré a ses racines
au Québec mais son langage poétique n’a pas de particularisme qui empêche une lecture
universelle. Toutefois, en tant que sujet, il est indéniable que Dupré est québécoise. Elle ne
pratique pas le joual, mais il suffit de lire ses romans pour le reconnaître dans ses souvenirs de
l’enfance, dans les personnages, dans les lieux mémoriels, réels ou imaginés, présents ou passés.
Louise Dupré s’associe avec ses compatriotes, les citant souvent en exergue, mais ses
modèles se situent plutôt en Europe. Elle aime beaucoup les textes de Mario Luizzi, Philippe
Jacottet et est influencée surtout par Julia Kristeva et Roland Barthes, (plus que Hélène Cixous et
autres qui ont influencé l’écriture au féminin au Québec). L’écriture de Dupré est très moderne et
se rapprocherait au Québec des éditions du Noroît, consacrées à la poésie contemporaine avec à
sa tête les poètes Paul Bélanger et Hélène Dorion. Ceci ne veut pas dire que cette écrivaine ne
soit pas marquée par son héritage personnel ou qu’elle oublie ses racines. Bien au contraire, ils
font partie de sa singularité, mais Dupré n’en fait pas un acte politique. Elle le voit sous un angle
plutôt socioculturel. Sa formation classique est affichée, au même titre, dans ses livres par un
désir de voyage vers la vieille Europe, références littéraires incontournables pour y retrouver les
racines de la culture plus profonde de l’Antiquité.
4. Ėcrire pour survivre
Pourquoi Dupré a-t-elle décidé d’écrire? Femme de la nouvelle modernité, elle se
contraint à faire un doctorat et s’impose par la qualité de ses recherches poétiques et critiques.
Elle enseigne à l’Université la plus avant-garde du Québec et y excelle. Ayant acquis son
indépendance professionnelle et ayant atteint le plus haut niveau académique, cet
accomplissement révèle la détermination de la personne. Ce courage et cette détermination,
23
Dupré la met au service de l’écriture et travaille la langue, les mots jusqu'à devenir poète et
publier.
Survivre en tant que femme, québécoise et écrivaine, c’est marquer son territoire dans
une culture encore patriarcale où la voix des femmes est nouvelle, et perpétrer cette culture que
l’on ne doit pas oublier, par le devoir de mémoire. Pour Louise Dupré, plus que le problème
d’être considérée comme écrivaine française ou québécoise ou francophone, l’essentiel est d’être
bon écrivain tout court. Dans ce contexte, disons que Dupré manie la langue française avec
précision et recherche, sans ostentation, suivant la tradition humaniste. Son héritage est canalisé
par le langage. Son travail peut être comparé au cadre de la fenêtre défini par Jean-Bernard
Pontalis. La fenêtre sert de cadre mais permet aussi de s’échapper et de poser son regard où elle
veut nous emmener, les fenêtres qu’elle ouvre pour ne pas demeurer enfermée dans une théorie,
dans un contexte11. Dupré travaille donc à partir d’un cadre, l’architecture de ses ouvrages est
très cartésienne. Derrière cette façade du langage, on retrouve ses racines qu’elle livre comme
témoignage historique incontournable qu’elle perpétue. En tant que québécoise ayant grandi
proche de la nature et ensuite vivant dans une métropole, sa pensée est surtout celle d’une femme
contemporaine. A la recherche d’une raison de vivre, ses textes sont dominés par une profonde
réflexion au-delà du connu, selon l’image du cinéaste Pierre Perrault dans L’écrivain et l’espace,
« cet inconnu de mon propre paysage » (26). Dupré livre ses préoccupations intérieures, ses
rêveries, ses fantasmes passant par la douleur et le plaisir, la souffrance et le désir, qui fait la
singularité de son œuvre.
L’héritage
personnel de Dupré par une exploration subjective alliée à un don pour
l’écriture va rendre ses écrits originaux. Témoin de son époque, lectrice avide et attentive,
11
Pontalis définit dans son ouvrage intitulé Fenêtres, les fenêtres qui permettent l’ouverture du monde extérieur sur
de nouveaux horizons afin que les idées ne se muent pas en idées fixes.
24
soucieuse de la mémoire des femmes, elle s’associe à la nouvelle écriture au féminin car, ditelle: « Tout reste à dire sur la réalité actuelle et je m’y consacre ». Sa voix de vivante, misant sur
l’amour, dans une société qui a tendance au marasme, à la négation, au pessimisme, finit toujours
par émerger. Partant du quotidien, des sensations, attentives aux lieux, aux relations humaines,
Louise Dupré en saisissant l’immédiat accède à un niveau de pensée profonde d’une femme
consciente devant le monde, qui écrit avec un regard de poète. Stéphane Lépine, critique
littéraire, la décrit en ces termes :
Depuis vingt ans, Louise Dupré, à la fois poète et romancière et essayiste, signe
une œuvre intime et discrète, qui transmet à mots couverts le frémissement de
pensées inquiètes, une œuvre de chambre en apparence polie mais pourtant
violente, déchaînée, passionnée, parfois même furieuse[…] Autant de livres qui
diffusent une clarté progressive et qui parlent de la lente ascension à la première
personne du singulier, autant de textes mettant en scène une femme qui,
progressivement, parvient à se rassembler, à dire JE sans pour cela couper le lien
vital avec l’autre. Toute l’œuvre de Louise Dupré dit que l’un ne saurait être sans
l’autre: l’autre aimé, l’autre désiré, l’autre lu, l’autre lointain ou alors tout proche
(1).
Ce profil de Louise Dupré sert de prélude à l’introduction de sa production littéraire. Un
résumé chronologique de ses ouvrages va permettre de se familiariser avec le parcours de
l’écrivaine. Dans une écriture touchante, à la fois limpide et sophistiquée, Dupré nous offre une
œuvre qui témoigne d’une génération complexe de femme née au milieu du XXe siècle.
25
CHAPITRE I. PORTRAIT D’UNE OEUVRE
1. Synopsis des œuvres de Louise Dupré
La peau familière (1983)
Dupré a commencé sa carrière littéraire par la poésie, toute son œuvre en est imprégnée,
car pour elle, la poésie a répondu à une nécessité intérieure. Vu son emploi du temps chargé, elle
écrit, comme on l’appelait familièrement à l’époque, par « retailles », par fragments. Ainsi est né
son premier recueil intitulé La peau familière publié en 1983. Il marque son entrée sur la scène
publique et littéraire québécoise et est salué par la critique pour la finesse, l’exactitude et la
cohérence de son style et de ses propos. L’architecture de la forme, la recherche du mot juste,
l’emploi d’un vocabulaire simple dans un style sobre et dépouillé, et la rigueur dans la
construction des phrases travaillées comme une partition sera une constance dans tous ses écrits.
Ils semblent agir comme garde-fou au débordement éventuel de l’imagination d’une âme
tourmentée. Dans ce premier recueil de poésie, Louise Dupré s’aventure dans l’écriture comme
le souligne une phrase de France Théoret citée en exergue : « Là où je m’essaie à savoir ce que je
sais. » La femme mise en scène se révèle dans et par l’écriture. Témoin d’un équilibre précaire
entre son intimité et le savoir du monde, Dupré déploie sa voix créatrice féminine pour le public.
Elle choisit de mettre en scène ce qu’elle connaît le mieux, une femme de sa génération et ses
problèmes subséquents : « Je suis une femme de trente ans déjà avec une ride au coin de la
bouche » (PF 51). Témoin de son époque, les parties de ce recueil se succèdent comme des
épisodes d’une « chronique » familiale avec l’omniprésence du « je ». Elle révèle « une histoire
d’une jeune femme, la mienne, peut-être » (PF 44) d’une mère de famille prise dans la banalité
26
de la vie quotidienne dont les charges entravent son besoin d’écrire. En tant que québécoise
perpétrant la tradition de la langue française, en tant que sujet habitant le monde, cette approche
intime, discrète, reflète un courant nouveau dans le paysage littéraire québécois. Face à un
double dilemme, devant sa fille grandissante, et la nécessité de faire « la séparation », devant les
horreurs du télé journal déployant la douleur dans le monde, « un sentiment très vif d’une
urgence » (PF 44) pousse la voix poétique à s’exprimer au nom «de millions de femmes ». Dans
un double mouvement oscillant entre la conscience féminine et l’intimité, Dupré s’échappe par
les mots, et la parole devient affaire de survie. Elle se fait voyante et risque « […] dans la
difficile articulation du corps et de la théorie » (PF 17), de s’affirmer dans cette formule
lapidaire : « FAIRE ACTE, ĖCRIRE » (PF 16). La magie est lancée.
La peau familière, nous fait entrer dans le domaine du privé, le monde intérieur de
l’auteure. Moderne et romantique, ce premier texte contient les grands thèmes qui domineront
son œuvre : l’enfance, le rêve, la famille, l’amitié, le désir, l’amour, la passion, la mort, le corps,
les gestes, les lieux, les objets. Dans une perception « féminine », cette recherche dans l’écriture
va permettre à Dupré de transmettre par une sensibilité au langage l’usage d’un vocabulaire
simple, de mots familiers, une vue sensuelle, passant sur et en dessous de la peau. Partant de la
banalité de la vie quotidienne, la voix poétique de ce recueil prend des résonances universelles
par les interrogations fondamentales sur l’être humain. Cette conscience aigue de notre survie et
notre mortalité constitue les fondements de l’écriture de cette voix au féminin, capable de relier
le quotidien à l’universel, qui sont toujours en toile de fond dans l’ensemble de son œuvre.
Chambres (1986)
En 1986, à trente cinq ans, Dupré pose son regard sur les Chambres. Elle y exploite le
territoire de l’intime amorcé dans La peau familière comme l’y invite le titre thématique. Ce
27
deuxième recueil de poésie qualifié dans Les lettres québécoises de « récit de l’intelligence et du
cœur », est un texte plus grave, plus profond dans sa réflexion intime et personnelle. Il est élagué
du contexte domestique et du message féministe plus engagé de La peau familière. Délaissant les
contours figés de la poésie dite classique, Dupré nous offre une poésie moderne en prose
poétique, romantique par les émotions de rêve et d’amour qu’elle soulève.
Chambres est construit en quatre séries de textes coupés par des « antichambres », suivi
de courts poèmes versifiés sur fond noir très raffinés esthétiquement. La construction est
originale comme le titre jouant sur la polysémie du mot « chambre ». La voix poétique dans les
bras de son amant, laisse son imagination l’envahir. A partir d’une photo jaunie, au moment de la
jouissance du corps, la mort s’insère dans l’esprit de la narratrice. Dans cet espace qu’est la
chambre, métaphore de l’espace poétique, Dupré met en valeur son expérience de femme et
élabore « une théorie des chambres » (C 19) heureuses et malheureuses dans une série de mises
en scène, de cadrages. La cruauté de l’attente dans la chambre de l’amante, « Tourist Room »,
passe à la chambre du deuil,
« Obliques », de l’oubli. L’association de l’amour à la mort est
classique pour un poète. Le désir engendre un regard existentiel et derrière le « je t’aime », la
métamorphose des sentiments pose problème. Au gré de la mémoire, avec lenteur, surgit le passé,
antichambre de la mort, l’absence, la solitude, illustrant la difficulté d’être, amenant au bord du
vide.
Ce texte aux propos intimes parfois elliptiques, nous interpelle : grave, en noir et blanc,
sans majuscules, il est illustré par une présentation graphique visuelle harmonieuse. Sous forme
de mélodie lancinante accentuée par la répétition des mots, l’écho des expressions et d’images
d’une richesse sonore empreinte de lyrisme s’ouvre sur une note de bonheur. L’amour sort
vainqueur de « ce qui se trame en secret dans le secret des mots » (C13). Dans la « Chambre en
28
Couleurs », la victoire silencieuse de l’autre, objet du sentiment amoureux, repousse le Noir. Un
seul geste fétiche « des doigts le long de sa nuque », et les pulsions de désir, de vie et de
continuité, survivent à la passion.
Bonheur (1988)
La même année, Dupré et Normand de Bellefeuille12 s’interrogeront sur « le sentiment
de la langue » dans un échange fictif de lettres vers l’être aimé éloigné à Rome comme l’indique
le titre : Quand on a une langue on peut aller à Rome. Cette recherche sur l’émotion, l’exil,
anticipe Bonheur, troisième recueil paru en 1988. Inauguré dans Chambres, Bonheur suit la
même construction symétrique alternant poèmes en prose et en vers, dans l’univers intime de la
chambre, sphère privée et privilégie. Sur le mode de la confidence, cette quête rythmée du
bonheur est à la fois harmonieuse et trouble. Ce recueil met en scène les relations de l’enfance
entre frère et sœur et le passage à la puberté, où la jeune fille quitte le monde des contes de fées.
De même que dans Chambres, le titre significatif entraîne une connotation de contingence dans
le sens où la vie est une série d’exécutions. Le bonheur est pris dans le sens de bon - heur au sens
de « fortune », « heur », « hasard ». Car l’enfance revient avec un autre malheur. Après la mort
du grand-père, premier chagrin du recueil précédent, Bonheur s’ouvre sur une catastrophe, une
rupture avec le monde de l’enfance. L’éveil de la sexualité est rendu par une période assaillie de
désirs érotiques, de spectres nocturnes et d’une lettre impossible à écrire, adressée à son frère.
Plusieurs thèmes éclatent dans cette expression de trauma parvenant par brides au lecteur, défiant
l’ordre chronologique. A partir de l’enfance, face à l’exil, la séparation inquiétante mais non
irréductible est nécessaire pour toute activité créatrice. C’est toute une vie de femme qui se
déploie jusqu’à la vieillesse, corroborant cette formule de Gaston Bachelard qu’il faut retrouver
12
Normand de Bellefeuille est un critique, professeur, poète et écrivain et actuellement directeur littéraire chez
Québec / Amérique.
29
son passé pour se retrouver. Les spectres de la nuit s’effaceront sur une volonté de vivre qui
pourrait être le leitmotiv de l’auteure : « Vivante à nouveau parmi mes décombres, il me faut
chaque matin recoller le bonheur » (B 91). Les mots glissent vers le désir, avec raffinement, la
peine se module pour trouver en clôture « la moitié blanche du mot bonheur » (B 101).
Cette époque est très prolifique pour Louise Dupré, passionnée de savoir, aux talents
littéraires diversifiés. Parallèlement à son activité poétique, Louise Dupré devient critique
littéraire de renom. Elle participe en collaboration avec un fleuron d’écrivaines à La théorie un
dimanche13. Le texte regroupe des questionnements personnels et controversés sur le rôle social
et idéologique du sujet- femme au Québec à l’ère du post-modernisme (1988). Cet ouvrage est la
compilation de plusieurs années de rencontres de « Ce qu’on dit le dimanche », jour choisi, vu
les obligations professionnelles et familiales de ces écrivaines. A la même époque, l’auteure va
sortir en 1989 une étude fine et perspicace sur un de ses sujets de prédilection, la poésie.
Stratégies du vertige. Trois poètes : Nicole Brossard, Madeleine Gagnon, France Théoret porte
sur la nouvelle poésie au féminin, livre qui fait foi dans la critique littéraire. Karen Gould14 le
salue pour son authenticité et l’innovation de ses propos. Avec cet ouvrage, Louise Dupré offre
un bilan de l’inscription du sujet féminin dans l’écriture poétique à la fin de cette grande époque
13
La théorie, un dimanche en 1988, fait suite à des rencontres et discussions entre six écrivaines qui, faute de temps,
se rencontraient le dimanche pour discuter « théorie » depuis 1983. Dans ce livre, Louky Bersianik, Nicole Brossard,
Louise Cotnoir, Louise Dupré, Gail Scott, France Théoret explorent un aspect du féminisme qui leur
particulièrement cher. Le texte de Dupré « Quatre esquisses pour une morphologie » joue avec le mot « anamorphe », « méta-morphe » et « poly-morphes » symbolisant la progression des femmes. Dupré expose toute
l’éthique et l’esthétique qui va dominer son écriture : « J'écris l’enfance, ses espoirs et ses déceptions, ses blessures.
J’écris la mort, la mort toujours tragique, comme réalité irrémédiable. Le féminisme restera toujours impuissant face
à cette condamnation. J’écris l’amour. Ma mère, ma fille, mais aussi mon père, mon grand-père, les hommes qui, par
leur affection, leur confiance en moi, m’ont aidée à devenir ce que je suis : une femme qui garde le goût, aujourd’hui
encore, en toute lucidité, d’investir dans des relations avec des femmes et avec des hommes. J’écris dans la fiction
ce qui ne trouve pas ses mots dans la théorie » (131-32).
Ces écrivaines ont participé à un hommage à Louise Dupré lors de la sortie de Tout comme elle,en janvier 2006
dans un ouvrage compilé par Stéphane Lépine : Un cœur qui bat ( 2006).
14
Karen Gould sortit un ouvrage la même année sur quatre écrivaines québécoises Nicole Brossard, Madeleine
Gagnon, Louki Bersianik et France Théoret ( Writing in the Feminine.Feminism and Experimental Writing in
Quebec, 1990).
30
des années quatre vingt. Tout en assumant sa charge de professeure de création littéraire à
l’Université du Québec à Montréal, Dupré est très active sur la scène littéraire québécoise. Elle
prend la responsabilité d’éditeur de la revue Voix et images, participe à des colloques et publie
des articles de critique dans diverses revues et dans la presse. Cinq ans vont donc s’écouler avant
la sortie d’un nouveau recueil de poésie.
Noir déjà (1993)
En 1993, continuant sa quête poétique après Bonheur, Dupré publie son recueil le plus
sombre comme l’indique le titre Noir déjà. Réflexion abstraite sur la mort, ce texte est un
hommage à la disparition de son père. Recueil difficile, tragique, il incite le lecteur à se pencher
sur sa propre obscurité, sur la mortalité. Dans une suite de poèmes en vers, quatre tableaux d’une
beauté aux impressions subjectives dans les gris illustrent le côté évanescent et fragile de
l’existence. Dans ce « tableau noir » au rythme syncopé, perce « l’imprévisible de la douleur »
(ND 17) sur l’âme et le corps. Le chagrin envahissant les insomnies prégnantes de la nuit
touchent les préoccupations essentielles de l’écrivaine : l’enfance, l’amour, la mort. D’un grand
dépouillement tant par le choix des mots que par la singularité des images d’une authenticité
remarquable, cet ouvrage poétique force l’admiration.
Couronné par le Prix de la Fondation Desforges, Noir déjà est un cri déchirant dans un
paysage où « on ne reconnaît plus / les lèvres de sa mère / ni l’eau sucrée / des premiers lilas »
(ND 37). Malgré l’horreur de la mort, sous le signe de la peine et de la tristesse, Noir déjà est
aussi une peinture attendrissante par la sincérité et la richesse des émotions qu’il dégage quand,
de l’ombre noire pointe un rose aux minces clartés, « lorsque sous le regard / ébloui des anges /
l’une après l’autre / s’illuminent les constellations » (ND 92).
La memoria (1996)
31
1995 marque une nouvelle étape dans l’activité littéraire de l’écrivain lorsque Dupré
s’essaie au roman. Une année sabbatique bienvenue va lui permettre de mener à bien cette tâche
de longue haleine qu’est l’accouchement d’un roman. Un an plus tard, la parution de La memoria
en 1996, obtient un succès qui surprend cette femme éminemment discrète. Elle acquière une
notoriété publique par des revues de presse plus conséquentes et reçoit pour ce premier roman le
prix de la Société des Ecrivains Canadiens (1996) et le Prix Ringuet de l’Académie des Lettres
du Québec (1997).
Mettant en scène une femme de quarante ans, âge de l’auteure, l’histoire de La memoria
est livrée au lecteur par morcellements. Banale en apparence, elle tient en quelques mots. Une
femme, Emma, traductrice de métier, célibataire au bord de la quarantaine, est en crise. Au sortir
d’une passion dévastatrice, la narratrice se voit obligée de redéfinir sa vie faite d’abandons dans
la chambre, son lieu privilégié (notion déjà développé dans Bonheur). Emma, au nom
judicieusement prédestiné, semble être une émule d’Emma Bovary transportée au XXe siècle :
« J’ai un prénom de peine d’amour qui ne guérit pas, un prénom triste comme une horloge
arrêtée » (LM 148). La memoria est le lent réveil d’une femme. Pigiste, enfermée dans le lieu
clos de sa maison, Emma est devant l’impasse de l’écriture : « Je suis un lieu délaissé par la
langue » (LM 41). En s’adressant à un amant qui l’a quitté, elle effectue tout un travail de deuil.
L’arrivée inattendue de l’amour sous différentes formes va lui permettre de rétablir son territoire
et d’écrire son propre scénario dans «un espace délivré du passé » (LM 85).
Faisant appel à la mémoire du souvenir, la narratrice revisite les paysages de son enfance,
de nature heureuse jusqu’à la disparition de sa sœur Noëlle et de son frère. Roman intime s’il en
ait, dédié à sa mère, ce roman d’amour contient toute l’existence tenue dans le verbe «aimer ». Il
pourrait être se décliner dans une symphonie en «M »: mémoire, mère, maison, mélopée, mois de
32
mai … Divisé en « Chants » et non en chapitres, La memoria est scandé par la mélopée de la
voisine. Ce livre où « douleur » rime avec « couleur », les thèmes du suicide, de la disparition
côtoient l’amitié, la sensualité, le désir recouvré grâce à un tendre Vincent et l’arrivée inopinée
d’une petite Noëlle, fille de sa soeur disparue. Les relations familiales et amoureuses, l’enfance
souveraine et ses contes de fées, donnent à ce roman à rebondissements une impression à la fois
de « minuscule » et de « démesuré ». Par sa quotidienneté, son caractère intime, d’ennui,
d’attention aux petites choses, des odeurs de cuisine aux fleurs de mai, il est simple. Il est
démesuré par la profondeur du lyrisme, la sensualité, l’émotion qui se dégage de cette même
intimité vu l’ampleur des problèmes touchés embrassant l’histoire des civilisations. Au terme de
ce roman tout en finesse, c’est une femme qui se réalise par l’écriture, témoin cette profession de
foi : « Je sais aussi que je ne cesserai plus d’écrire » (LM 205). Emma trouve son identité : « On
se met à chanter, la complainte de Rosa, on bifurque, on avance cers une terre inconnue, on
entraîne avec soi un enfant. C’est aimer, dans son état le plus simple. C’est partager son prénom.
Avoir quarante ans » (LM 183).
Quinze ans ont passé depuis La peau familière. Les concepts évoluent comme la vie.
Louise Dupré se penche sur la femme de quarante ans fin des années 90, qui a vu une
métamorphose incroyable pour la génération née au milieu du XXe siècle, la femme sortie des
Limbes, exige une autre définition et de nouveaux paramètres. En effet, la vie des femmes a
changé dramatiquement d’où l’intérêt chronologique pour comprendre la vie et l’œuvre de Dupré,
témoignage qui relève de cette évolution de la condition féminine. A partir de son expérience de
femme indépendante, venue d’une petite ville, d’un milieu catholique québécois, aux moyens
plutôt modestes, elle crée une réalité «virtuelle» en conceptualisant ses personnages de romans.
Sans rentrer dans une polémique sur la fiction et l’autobiographie, dans cette « fiction cousue de
33
fil blanc » (LM 47) qu’est La memoria, pour l’écrivaine, « Il est clair que la fiction travaille à
partir de l’expérience personnelle » (« Lièvre » 67). Le fil blanc de la pensée de l’auteure est en
filigrane dans la familiarité avec les lieux, le corps, l’éducation, chargé de tout un passé : les
références littéraires, l’environnement, les réflexions des personnages sont authentiques.
Témoignage vivant d’une femme de son époque, historiquement et sociologiquement, il est
inscrit dans le texte et relève d’une expérience personnelle.
En 1999, Louise Dupré est élue à la prestigieuse Académie des Lettres du Québec. Son
discours d’acceptation, lui donne l’occasion de définir sa philosophie d’écrivaine et sa
conscience par rapport à l’époque où elle vit, dans « Le geste d’écrire ». L’auteure souligne
l’humilité de l’acte ou plutôt du « geste » d’écrire : « Le geste est petit, modeste. Il ramène à la
paume la dimension infinie du monde » (« Geste » 140). Elle réitère sa grande responsabilité et
sa mission en tant qu’écrivain femme dans un rapport au monde « pour moi, l’écriture engage
aussi la vie » (« Geste » 142). Ne pouvant être innocente, « l’écriture est un art de vivre, je ne
conçois la beauté qu’avec une compréhension du monde qui est vérité » (« Geste » 144). Dupré
explique son travail à partir de la vie quotidienne sur le minuscule, le banal comme un artisan
mais pour le faire résonner d’une autre dimension « en essayant de rendre aux êtres et aux
choses une présence. Une intériorité. Une dignité » (« Geste » 144). Devant cette hauteur de
vues, face à un monde complexe, la vie demeure le bien le plus précieux pour Dupré comme
l’illustre tous ces écrits : « Car la littérature, celle en laquelle je crois, a comme fonction
fondamentale de créer un espoir là où la mort rôde, toujours, attend le moment » (« Geste » 144).
Tout près (1998)
Cette profession de foi s’applique incontestablement à Tout près, recueil publié en 1998.
Variations en prose poétique, hymne à la vie, il constitue peut-être le plus beau recueil de Dupré,
34
qualifié « d’incontournable » par la critique. Dédié à l’homme de sa vie, dans une « dérive au
coeur de la mémoire », Tout près nous fait pénétrer au plus secret de l’intimité du poète comme
un rêve où « la douceur de l’air nous laisse entrevoir que la mort n’a pas raison de tout »
(Corriveau, « Poème » 44). Etonnée d’être « intacte » après toutes ces insomnies, douleurs,
catastrophes, exils, surprise d’être en vie malgré les deuils, les abandons, la voix poétique les
apprivoise. Soucieuse que ses souvenirs ne soient envahis par l’oubli, elle plonge dans une
enfance empreinte de tradition catholique, « fillette joyeuse, avec la prunelle claire des
croyants » (TP 13). Malgré la peur de l’avenir des « Fenêtres » au ton plus saccadé, pages dans
lesquelles se renferment les inquiétudes existentielles de l’écrivaine, la voix mélodieuse de la
sérénité triomphe « et la mémoire range ses linceuls, le corps cède aux étés des jardins » (TP12) ;
le bonheur de vivre la réconcilie avec l’amour, « un homme / adossé au silence de la nuit / aussi
scandaleuse que ta nudité » (TP 53) .Dans ce cheminement au profond de la nuit,
l’émerveillement de la foi catholique puis la nostalgie de l’avoir perdu, trouveront une
consolation, dans la croyance au poème : « On ouvre les bras, poème oui, liberté, minuscule
consolation» (TP 93). Tout près, communique une force intérieure à la fois tout près du spirituel
et du concret, de la vie et de la mort, tout près du désespoir comme de la survie, tout entier dans
l’amour… avec vigilance.
La voie lactée (2001)
2001, voit le jour de son deuxième roman La voie lactée. D’une écriture et d’une
structure similaire à La memoria, La voix lactée met en scène un autre type de femme
contemporaine (comme deux côtés d’une médaille) confrontée à la même réalité à quarante ans.
Anne est active, tournée vers le monde extérieur en contraste avec Emma, plus invertie, pigiste
naviguant de sa chambre, enfermée dans une bulle. Architecte, entourée d’amis, elle aime sa
35
ville, Montréal, presque un personnage dans le texte, elle sort, elle voyage. Dans les deux
romans, les protagonistes à tendance fortement dépressive, vont affronter le problème crucial du
suicide et conséquemment de la survie et du deuil. Anne, forte d’une carrière professionnelle et
sociale réussie, « une belle collection d’amants » (LVL 27), fait face à une crise d’identité. Elle
l’amène à une profonde interrogation sur la mémoire personnelle dans ses relations avec son père
et sa mère, et collective, charriant tout un passé culturel propre à son éducation catholique
québécoise. Une rencontre fortuite lors d’un congrès avec Alessandro, veuf ethnologue établi à
Rome, suivi de courriels où s’adonnent ses fantasmes passionnés, va apaiser sa colère et lui
ouvrir le chemin de « La Voie Lactée ».
Autour de cette héroïne, une galerie de personnages gravitent dans un climat de folie :
Fanny, jeune québécoise dont la tante s’est jetée du balcon, la tante murée dans sa folie qui porte
le même prénom. Anne est folle de jalousie envers une morte, la première femme de son amant,
meurtrie par le départ de son père laissant une famille éclatée. Dans cet imbroglio familial, la
beauté de ce texte réside dans l’écriture du désir. Sous le signe des lèvres rouges de la
couverture, Dupré trouve les mots justes, le texte colle à la peau, « enserré comme un étau »
comme la jouissance, pour dévoiler la vulnérabilité chez cette femme qui continue d’oser
l’amour. A partir des sensations, par tableaux, Anne nous fait vivre son angoisse d’appréhender
l’amour nu et sans artifices. De façon foudroyante, le plaisir devient « le vertige d’une chute
infinie dans l’abîme » (LVL 171), image qui révèle l’aspect poétique de l’auteure capable de
transfigurer la banalité d’une rencontre en un hymne à la jouissance.
Les mots secrets (2002)
Dans un autre registre, répondant à une commande d’écriture spécifique pour adolescents,
Louise Dupré communique sa passion des mots aux enfants avec Les mots secrets en 2002. A
36
fonction pédagogique, ce petit recueil touche admirablement juste. Dupré trouve le ton et la
langue pour exprimer les sentiments qu’inspirent les mots, de manière exubérante comme
l’adolescence. Elle les a séduits en parlant de leurs préoccupations, à l’âge où « Personne ne me
comprend / même pas moi » (25). des mots de rêve, graves ou enjoués, même drôles, Louise
Dupré adapte ses grands thèmes pour une vision de lecteurs en herbe, adultes de demain, telle
cette dédicace de l’auteure à une jeune Alana : Les mots secrets « puisque les mots viennent nous
rejoindre jusque dans nos sonorités les plus secrètes.»
Une écharde sous ton ongle (2004)
Ce dernier recueil poétique reflète une évolution dans la pensée de Dupré. Une écharde
sous ton ongle, dont plusieurs poèmes avaient déjà été publiés dans diverses revues, est la
représentation d’une femme ayant acquis une certaine maturité mais aussi une certaine paix à
cinquante ans. Loin du gouffre dans lequel était plongé la voix poétique de Noir déjà, Une
écharde sous ton ongle est une voix empreinte d’une certaine sérénité qui prend du recul par
rapport à ses écris passés. S’adressant au « tu » comme l’indique le titre, la voix poétique se
promène dans l’espace du temps. Elle fait le point sur sa vie avec une douceur non dénuée
d’humour tel le premier vers, « Tu as été une femme de peu de choses » (UE 15). Cette sérénité
acquise va être perturbée au fil des mois par une nouvelle épreuve. L’amour et la mort vont
s’affronter une fois de plus, cette fois devant la maladie. Tout à fait d’actualité, Une écharde sous
ton ongle fait face aux aléatoires de l’existence, de la vieillesse, de la maladie, de la perte d’êtres
chers qui a plus de chance de nous assaillir passé cinquante ans. Essentiellement, ce recueil est
une leçon de vie, mais surtout une extraordinaire preuve d’amour d’une femme devant la peur de
perdre l’être aimé.
37
Présenté en sept suites de poèmes portant des noms de mois de l’année qui arrivent dans
le désordre comme autant d’accidents que la vie peut réserver, ce neuvième recueil de poésie
beau et sobre de Dupré est bercé par le temps cyclique des saisons. L’impression qui se dégage
est celle d’une femme qui apprivoise les combats à livrer par un amour au-delà de toute épreuve :
« tu lèveras les yeux / avec l’audace de l’amoureuse » (UE 45). Faisant pendant à son premier
recueil La peau familière, Une écharde sous ton ongle s’ouvre sur les problèmes du monde. Il
comporte également de nombreuses réflexions sur l’écriture où la voix poétique peut finalement
envisager de « continuer à écrire tranquille » (UE 26). La femme en scène pourrait être
considérée comme effectuant un bilan de vie.
Les Nouvelles
Il est de tradition française, oubliée, de mélanger les genres, tradition depuis le XVIIIe
siècle. On ne peut, en effet, enfermer un écrivain dans un genre comme c’est souvent le cas.
Louise Dupré, romancière, poète critique littéraire est aussi auteure de nouvelles. Elles vont faire
l’objet d’un recueil en cours de production. Plusieurs ont été publiées dans différentes revues et
d’autres sont inédites. Les nouvelles reprennent les thèmes de prédilection de l’écrivaine, mais
aussi elles mettent en lumière de façon plus concrète, plus immédiate, ses préoccupations
personnelles, précieuses pour découvrir sa vie intérieure. Les vingt trois nouvelles que m’a fait
parvenir Louise Dupré, courtes de trois à dix pages, peuvent être divisées en quatre catégories de
voix : la voyageuse, l’amante, la petite fille, la femme adulte.
Lieu de prédilection des vacances à distinguer des voyages, la mer est présente et favorise
la réflexion sur le bonheur, la résurgence de l’enfance et les rencontres masculines : tout un
éventail d’épisodes de rencontres d’un jour, d’une nuit, heureuses ou ratées, avec ou sans futur.
Toutefois, de ces nouvelles se détachent la figure de la mère comme préoccupation essentielle,
38
sept nouvelles y sont consacrées et dans chacune, la famille est omniprésente. L’ensemble des
histoires courtes parle d’une femme, soit au « vous » s’adressant à elle-même soit au « elle »
relatant ses rencontres amoureuses. C’est donc une vie de femme contemporaine qui s’étale au
grand jour. Son retour au passé montre le fossé énorme entre deux générations, entre deux
mondes ; il souligne l’ampleur des changements effectués entre la vie de la narratrice maintenant
et sa jeunesse. Certaines nouvelles impliquent des paysages qu’on ne peut plus retrouver, un
mode de vie totalement différent d’un monde révolu mais réel comme (« Le dé à coudre ») et une
incommunicabilité avec la mère qui ne peut ou ne veut pas comprendre sa fille. Dupré fait face à
ce que toute femme du même âge fait face : la vieillesse.
Ces nouvelles sont donc, aussi, une interrogation sur notre propre mortalité, la force de
l’amour, les regrets devant la mort avec une nouvelle bouleversante sur la disparition de son père,
mais aussi la joie d’être en vie. A travers les témoignages que constituent ces petits textes, on
peut esquisser un portrait de l’auteure. Petite fille sage, l’aînée toujours responsable, elle vivait
dans une famille « heureuse » non pas pauvre au sens extrême du terme mais avec des moyens
très modestes, au temps où l’on cousait encore non pas par plaisir mais par nécessité et le temps
béni où sa mère leur lisait des contes de fées pour le endormir. Le père n’ayant que peu
d’éducation et un job très précaire, la famille a de nombreux soucis (sujet jamais abordés devant
les enfants) car dans ce foyer, on ne s’écoute pas. On la voit grandir, ses premiers amours, jeune
femme avec sa fille et avec l’âge, sa colère de jeunesse tomber. Elle devient une femme à
l’écoute de sa mère vieillissante, cherchant « sous les mots » un indice de compréhension.
Finalement, au cours de ces nouvelles très révélatrices, écrites avec intelligence, en apparence au
fil de la pensée, c’est aussi le travail de l’écrivaine qui est abordé, visité par certains personnages
de ces romans, comme Anne de La voie lactée alliant l’imagination à la réalité.
39
Le monde au féminin que met en scène Louise Dupré illustre ce que Marguerite Duras
disait à Montréal en 1981 dans une interview avec Suzanne Lamy : « C’est une énergie à venir,
blanche, neutre. C’est peut-être celle-là qui habite les femmes depuis une dizaine d’années,
partout dans le monde. Parce que, quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, l’avenir, il est féminin. On
ne pourra pas l’éviter » (« Marguerite » 55).
1.2 L’œuvre de Louise Dupré et la critique
Dupré est souvent citée en tant que théoricienne de la littérature québécoise. En tant
qu’auteure de poésie et de fiction, son œuvre reste trop ignorée du public comme de la presse.
Quoique que relativement peu abondante, la critique jusqu’à présent commente toujours de façon
élogieuse les sorties littéraires de Louise Dupré. Ses ouvrages, que ce soit en poésie ou prose, ont
surtout été salués au Québec par la presse spécialisée à l’exception du Journal Le Devoir qui
régulièrement critique la sortie de ses textes. Aux Etats-Unis, French Review, à part La memoria,
Chambres et La voie lactée, n’a fait que très peu de comptes-rendus. Louise Dupré a toutefois
bénéficié d’interviews et d’autoportraits qui aident à la vulgarisation de son œuvre. Dans un
autoportrait « Briser le miroir », Dupré elle-même exprime sa raison d’écrire en 1999. Plusieurs
entrevues sont particulièrement intéressantes. Placées sous le signe de l’écriture au féminin, leur
titre résume le contenu. Il s’agit de « Questionner l’existence » de Linda Amyot pour Nuit
Blanche en 2002 et « Louise Dupré, le vertige de l’écriture absolument » de Francine Bordeleau
dans Les Lettres québécoises en 1999 et « Louise Dupré : La pensée s’invente dans la
mouvance », d’Annie Molin Vasseur pour Arcade en 1995.
Premier recueil de Louise Dupré, La peau familière est aussi le premier ouvrage de
fiction publié par les Editions remue-ménage. La critique salue ce choix comme le texte. Claude
40
Beausoleil du quotidien Le Devoir a apprécié la modernité de La peau familière, « saisissant
d’exactitude et de cohérence sur le plan du propos et du style ». Il ajoute : « Selon moi, ce
premier recueil de Louise Dupré est important par son propos et cheminement et sa façon de
faire de la magie et de la réflexion avec les mots familiers » (24). Ce commentaire saisit toute
l’écriture de Dupré. Les revues littéraires Spirale et Les lettres québécoises se joignent à cet
éloge.
La sortie des recueils poétiques de Chambres puis de Bonheur et Tout près va jouir d’une
critique plus conséquente. Louise Dupré va bénéficier de commentaires élogieux et perspicaces
de ses pairs comme Pierre Nepveu et Hugues Corriveau. Ėcrivains, essayistes, poètes eux-mêmes,
ils sont d’autant plus sensibles à la vision de Dupré. Ces critiques savent mettre en mots le
parcours poétique de « cette éternelle survivante » (Nepveu, « Côté » 16). Je pense, par exemple,
à l’étude de Hugues Corriveau en 1999 à la parution de Tout près : « Tout près de TOUT, DU
CŒUR,
des émotions les plus vives, de la peine comme de la force intérieure, oui si près de soi,
dans une poésie si haute, si exigeante que, lecteur, nous voici en présence d’un grand livre »
(« Faire acte » 43). Du même avis, Pierre Nepveu dans Spirale titre : « Du côté de la vie malgré
tout ». Résumant la poésie de Dupré, Nepveu souligne la lutte de la vie contre la mort toujours
présente, et définit son écriture :
L’écriture de Dupré est toujours tranquillement batailleuse, attachée à reconstruire
mot à mot une durée vivable, à « chaque matin recoller le bonheur » contre les
multiple visages de la mort : « poésie de la durée patiente et difficile plutôt que du
surgissement, poésie d’une lucidité un peu effrayée, qui porte dignement le temps,
les deuils, les séparations, le vieillissement, et qui ne cesse de regagner la vie, de
41
consentir une fois de plus à la passion d’être, d’aimer, de toucher et d’être touchée.
(« Côté » 16)
Pour apprécier l’oeuvre de Louise Dupré jusqu’en 1999, le profil de Hugues Corriveau
dans Les lettres québécoises « Faire acte, écrire » est peut-être la meilleure rétrospective. A partir
des titres significatifs des recueils de Dupré, cette étude concentrée en trois pages, met en
évidence l’importance du corps, du regard, de l’affect, de la langue, de la poésie qui ressort de
tous ses écrits. Principalement, il loue la grande unité de l’œuvre poétique de Dupré, qui est de
« [savoir] concilier, en un balancement toujours prégnant, les pôles tragiques et heureux d’une
vie investie en mots, en vers, en textes qui rejoignent l’âme contradictoire du monde tel qu’il
est » (« Faire acte » 12).
Malgré ce succès d’estime, Dupré s’est fait connaître du public par son premier roman,
La memoria. Invitée d’honneur pour cette occasion au Salon du livre à Montréal, la parution de
La memoria puis de La voie lactée va élargir le champ de la critique non spécialisée de Elle
Québec à Châtelaine en passant par La Presse et Voir15. Toutes les revues applaudissent la
qualité de ce premier roman « lumineux et grave », basé sur la fragilité et l’importance de
l’amour, sur la quête du bonheur dans la douleur. Les critiques féminines ou masculines
apprécient particulièrement le choix du sujet, la chaleur de la voix, la sûreté de l’écriture, son
élégance et sa discrétion. A la parution de La voie lactée, Gilles Marcotte, écrivain prolifique et
critique reconnu, rend un bel hommage à l’écriture de Dupré dans un article qu’il intitule « Une
écriture à risques ». Contrairement aux autres comptes-rendus de romans, dit-il, où on parle
d’abord de l’action, de l’intrigue, la procédure est inverse en lisant La voie lactée : « On sent
bien que c’est l’écriture qui nous emporte, qui nous entraîne dans une aventure où elle jouera un
15
Les quotidiens de langue française les plus diffusés au Québec sont le Devoir et La Presse. Voir est un
hebdomadaire culturel très prisé à Montréal et à Québec, Chateleine, magazine « de la femme contemporaine » au
Québec.
42
rôle essentiel » (91). Il termine « C’est très beau, et un peu terrifiant. Le roman de Louise Dupré
exige d’être lu lentement, d’être lu comme on relit » (91). Il est peu étonnant que la profondeur et
l’exigence de l’écriture de Dupré ne fasse pas « la une » des medias, bien que ses romans aient
attiré un grand nombre de lectrices et lecteurs. Ce succès lui a valu la traduction de La memoria à
Toronto, (en vente à Barnes & Noble aux Etats-Unis, avec malheureusement peu de publicité).
Toutefois, en Janvier 2006, Louise Dupré défraie la chronique de Montréal. Il n’y a pas
de journal, de chaîne de radio, qui ne parle de son dernier texte Tout comme elle. Evénement de
la saison à Montréal, les interviews télévisés se multiplient. Bien sûr, le fait que ce texte fasse
l’objet d’une pièce mise scène par Brigitte Haentjens avec une troupe des cinquante meilleures
actrices du Québec, n’est pas étranger à ce succès. Il n’en résulte pas moins que la critique a loué
le texte de Louise Dupré autant que la pièce. A cette occasion, un livre est publié pour la
première fois sur son œuvre sous le titre Un cœur qui bat. Il regroupe des propos et entretiens de
l’artiste par Stéphane Lépine, animateur et concepteur d’émissions littéraires radiophoniques.
Lépine est familier avec l’œuvre de Dupré. Ayant déjà interviewé l’écrivaine à Radio Canada, il
a participé à l’élaboration d’une vidéo intitulée Vivante sur son œuvre en 2002. Un cœur qui bat
est accompagné d’hommages d’écrivains et écrivaines contemporains de Louise Dupré comme
Nicole Brossard, Hugues Corriveau, Louise Cotnoir, Denise Désautels et Pierre Nepveu.
Les poèmes de Louise Dupré figurent dans les récentes anthologies de la poésie
québécoise, en particulier dans l’ouvrage de Nicole Brossard et Lisette Giroud, Anthologie de la
poésie des femmes au Québec. Malgré cette reconnaissance, peu ou pas d’ouvrages sur le plan
académique, ont été publiés sur les écrits de Louise Dupré. Il est vrai qu’ayant commencé à
écrire relativement tard, l’œuvre de Louise Dupré est considérée comme jeune selon les canons
académiques. Après l’étude des « Désordres du privé » (partie de La peau familière) par Suzanne
43
Lamy en 1984 dans « Des enfants uniques nés de père et de mère inconnus » (29), une exception
notable est l’article de Karen McPherson, « The Future of Memory in Louise Dupré’s » en 2001.
Cette excellente étude après avoir loué le travail lyrique de la poésie en prose de Louise Dupré,
analyse les thèmes cruciaux de la mémoire et du deuil à partir du roman La memoria. Devant
cette lacune, la qualité des critiques, le choix d’écrire une dissertation sur l’œuvre de Louise
Dupré s’est renforcé. Il s’est avéré juste avec la récente notoriété dont elle jouit avec son dernier
texte Tout comme elle. Avec un roman en préparation, il est certain que cette écrivaine va être de
plus en plus sollicitée.
1. 3 Sous le signe de l’espace
L’œuvre de Louise Dupré, dans cette étude, va être appréhendée en terme d’espace et non
selon un déroulement chronologique ou une analyse par genre, qui provoquerait une répétition.
Tout d’abord, au Canada, il n’est de terme plus approprié pour cette jeune nation dont on a fêté le
quatre centre cinquantième anniversaire en 1984. Ensuite, d’une égale importance sinon plus
grande, l’œuvre de Dupré est marquée par l’espace au féminin, elle a grandi et son écriture est
née de ce nouvel espace.
Naturellement, les femmes pensent plus en termes d’espaces qu’en termes de durée.
Béatrice Didier dit que la femme « ressent le temps en dehors de l’événement » (151). Dans son
dernier chapitre consacré « au temps des femmes » (Les nouvelles maladies de l’âme), Julia
Kristeva suggère que les femmes ont une vision cyclique et compacte du temps par rapport à une
vision linéaire qu’ont les hommes. Il s’agit plutôt de miser sur l’éternité de l’instant dont parle
Kristeva. La vision du monde pour Louise Dupré est basée sur la spatialisation et non la
44
temporalité. Dupré écrit de et dans sa chambre; dans cet espace, elle invente et crée. Monde en
soi, le temps de la chambre est rythmé au fil des mots et non pas du temps.
Par sa position à la fenêtre, Dupré laisse entrer l’écriture au gré de son imagination et de
sa mémoire sans souci de chronologie ou de durée. Elle nous offre des moments. Dans La peau
familière, l’environnement historique est présent et semble avoir une place importante, mais il ne
repose pas sur l’activité d’une mémoire concrète intégrée dans le récit puisqu’il ne suit pas
l’ordre chronologique des faits historiques relatés. Dupré s’intéresse plus à l’évolution des
personnages dans l’espace. Par l’évocation du passé, le sujet femme tente de se rassembler en
fonction de moments épars de conscience ou de connaissance, phénomène qu’explique Gaston
Bachelard : « On croit parfois se reconnaître dans le temps alors qu’on ne reconnaît qu’une suite
de fixations dans des espaces de la stabilité de l’être, d’un être qui ne veut pas s’écouler, qui,
dans le passé même quand il s’en va à la recherche du temps perdu, veut ‘suspendre’ le vol du
temps » (27). Dans son premier recueil, Dupré exploite la dimension de l’instant en utilisant la
polysémie du mot « tranche ». Elle fait de ce mot une sorte d’emblème de sa pratique poétique
où se relaie le vécu, la fiction et le langage, tous pris en charge par la narratrice. La suite
poétique intitulée « Lieux réversibles », quatrième partie de La peau familière, offre la réflexion
suivante : « Cela pourrait se dire tranches de vie comme on dit de pain le quotidien par tranches
le texte à défaut de la gorge tranchée et des scènes trop nombreuses à traduire » (PF 70). Si le
temps périodique du journal intime se retrouve dans la poésie narrative de Louise Dupré, ce n’est
qu’une illusion. Le sujet femme, mis en avant par Dupré n’accède qu’a des moments épars de
conscience de soi. L’écriture poétique propose un portrait tel un miroir éclaté pour lequel chaque
suite narrative compose un ou plusieurs visages de la femme. L’impression de périodicité ne
provient donc pas de la datation des événements vécus, mais plutôt de la succession des états
45
d’une femme en train de se construire, au quotidien, dans le texte. La lecture rend ainsi manifeste
l’existence d’un parcours, qui au lieu de se représenter au fil des jours, s’effectuerait au fil des
mots et des souvenirs issus de la mémoire enfouie. Que ce soit au rythme de la semaine
ponctuant la vie des femmes dans La peau familière ou dans la répétition de l’amour, « l’amour
attente avant même l’amour » (B 62) de Bonheur, ou au rythme des saisons dans Une écharde
sous ton ongle, l’idée de cycle est toujours présent chez Dupré comme le cycle de la femme.
Prenant des libertés avec la durée, l’œuvre de Dupré est le parcours d’une femme qui traverse
des espaces familiers ou inconnus dans un travail de subjectivité pour arriver à une meilleure
compréhension de soi, de la femme en général, (en un mot, pour survivre).
Pour Dupré, le temps importe peu et est toujours une notion relative et vague sans
contours précis, l’espace est une notion qui convient à l’œuvre de Dupré.
Si la question du temps a donné lieu à de nombreuses études en littérature, la question de
l’espace est restée longtemps ignorée. Toutefois, des colloques et des ouvrages se sont penchés
sur la notion d’espace qui s’est développée considérablement dans le monde littéraire ces
dernières années. Trois ouvrages ont particulièrement influencé cette étude et sa structure. Le
premier, L’écrivain et l’espace, célèbre le 450e anniversaire de la découverte « du pays de
Canada » par Jacques Cartier. Ce livre est la compilation de la douzième rencontre internationale
des écrivains tenue à Québec en 1984. Il contient des communications d’auteurs québécois
comme Monique LaRue, Madeleine Ouellette-Michlaska, et sud-américains comme Roberto
Vallarino. Quoi de plus intéressant que d’associer la découverte du Canada avec la découverte du
sujet écrivain puisque « Tout est espace pour l’écrivain » (21) comme le remarque Pierre Perrault,
cinéaste montréalais. Perrault retrace l’aventure audacieuse des grands découvreurs en
comparaison avec le travail de l’écrivain devant le texte : « L’inconnu n’a pas de prix. Mais la
46
plupart des hommes hésitent sur ce seuil. Les écrivains sont des hommes. Et même plus que des
hommes dans ce sens. L’exploration est leur fait. La fiction leur continent. L’inconnu leur
hantise. Cela se pourrait nommer la page blanche » (23). Dans ce premier article de L’écrivain et
l’espace, intitulé « L’Alidade », Perrault poursuit la métaphore entre la découverte des terres du
navigateur qui se lance sans carte dans l’inconnu et le sujet écrivant, les deux actions requérant
un courage égal :
La page blanche n’et-elle pas le lieu même de la création : mettre au monde un
monde ou mettre au monde les chimères du cosmographe. Il fallait du courage
pour quitter Saint-Malo, pour affronter le nulle part, pour aller plus outre. Le
courage de Colomb ou le courage de Cartier ? Il faut du courage pour écrire audelà de l’écriture. Et c’est ce que je nommerais le courage de Cartier. Le courage
d’inventer le réel. Tout le reste n’est que littérature. (27)
Il est difficile de trouver une plus belle introduction au travail de l’écrivain en général,
au travail de Dupré en particulier. Sonder des espaces inconnus au plus profond de soi pour se
découvrir, n’est-ce pas tout le travail de Dupré mettant en scène une femme écrivaine fictive?
Car pour l’écrivain, « l’espace à découvrir est illimité et inépuisable » conclut avec optimiste
Sigurdur Magnússon, écrivain islandais dans ce même ouvrage.
Pour démontrer l’importance qu’occupe l’espace dans la littérature, Rachel Bouvet et
François Foley du département d’études littéraires de l’UQUAM16 publient en 2002, les résultats
de leurs recherches dans Pratiques de l’espace en littérature. Leur originalité est d’appliquer
l’analyse de l’espace littéraire à un éventail de textes variés, français et étrangers dans le but de
« démontrer la richesse qu’apporte une telle problématique » (5). Des quatre parties qui divisent
ce livre, deux sont particulièrement utiles pour l’organisation des espaces dans l’œuvre de Dupré.
16
L’UQUAM : L’Université du Québec à Montréal.
47
L’une porte sur les différentes façons d’analyser les espaces littéraires à travers le paysage,
facteur important dans l’écriture de Dupré et le deuxième démontre l’influence des espaces
intérieurs, le passage d’un lieu à un autre sur les protagonistes des ouvrages étudiés.
Témoin de l’esprit dynamique de la littérature québécoise, le troisième ouvrage est sans
doute le plus innovateur. Issu d’un colloque aux Pays-Bas en 2001, « Espace et sexuation dans la
littérature québécoise », il porte sur la dimension spatiale de ce qui est appelé « Gender Studies »,
rebaptisé « sexuation » en français. Louise Dupré, Jaap Lintvelt et Janet M. Paterson font valoir,
en introduction de Sexuation, espace, écriture, la nouveauté de rapprocher la sexuation et
l’espace par rapport à l’écriture et la richesse d’une telle exploration. Le schéma de ce livre se
découpe selon une typologie précise pour chacun des articles à savoir « les espaces concrets,
l’espace du corps et l’écriture comme espace » (9). Cet ouvrage étudie notamment les espaces
fermés et ouverts, publics et privés. Dans une remise en question de la sexuation à la lueur du
concept de l’altérité, il touche un problème particulièrement important dans l’œuvre de Dupré :
les rapports relationnels et familiaux. Sexuation, espace, écriture apporte une nouvelle vision des
relations humaines, espaces réels devenus « poreux et mouvants ». L’intérêt principal de cet
ouvrage réside dans « la remise en question des modèles sexuels, le sujet de l’écriture a établi
une relation souvent différente à l’espace corporel, ce qui n’a pas manqué d’influencer l’espace
textuel » (21). La qualité et la densité des articles de ce livre mettant en valeur la notion d’espace
serviront de base de références à l’élaboration des espaces dans l’œuvre de Louise Dupré, objet
de mon étude.
1. 4 Les espaces dans l’œuvre de Dupré
48
La démarche de la pensée de Louise Dupré commence par les sens pour aller vers les
émotions pour ensuite s’intellectualiser. L’organisation de ma thèse va suivre cette articulation.
Les premiers chapitres seront consacrés aux géographies de l’espace. Sensible aux lieux par où la
mémoire revient ou se crée, ils sont explicités par la campagne et la ville, l’ouvert et le fermé,
l’espace de la maison, la chambre. Les espaces concrets et rêvés font l’objet de mon deuxième
chapitre. Cette analyse est basée sur le roman La memoria pour étudier les perspectives de Dupré
sur la vie rurale et sur La voie lactée pour mettre en valeur la ville. La troisième partie explore
l’intimité de l’espace de la maison et de la chambre au travers de l’ensemble de ses textes.
Comme le dit l’auteure, interviewée par Linda Amyot pour la revue Nuit blanche : « Les sens, la
présence du corps sont pour moi une façon d’aborder la réalité » (26). Cette réflexion est on ne
peut plus appropriée pour appréhender un autre espace vital dans l’écriture de Dupré, l’espace du
corps. Le texte visant à devenir écriture du corps, le corps avec les gestes deviennent un espace
privilégié par où passe l’écriture. Une autre grande partie de cette étude est réservée aux espaces
familiaux, suivi de l’espace du voyage qui inclut un voyage au pays de la mémoire, des racines,
et de découverte et d’ouverture et pour terminer sur l’espace de l’écrivaine au travail.
Le quatrième chapitre, divisé en trois parties, est consacré à l’espace problématique des
relations familiales avec le rapport avec le père : le dicible chagrin, et les rapports mères-filles,
peut-être l’espace le plus important dans la pensée de l’écrivaine, toujours au cœur de ses
réflexions. Le troisième volet de ce chapitre étudie la femme et son nouvel espace dans le monde.
Suivant les concepts d’enfermement et d’ouverture, l’écriture intériorisée de Dupré s’ouvre sur le
voyage, objet du cinquième chapitre. Le voyage sera compris en tant que découverte de soi,
voyage intérieur autant qu’extérieur. A partir de l’image de Monique LaRue développé dans «
l’Arpenteur et le navigateur », j’analyse la volonté de maintenir une identité culturelle tout en
49
explorant des réalités et des espaces qui dépassent le territoire québécois. Le sixième chapitre
porte sur la raison d’écrire. Tous les espaces étudiés sont non seulement reliés, mais ils
convergent vers un même espace qui est celui de l’écriture. En mettant en scène une femme
écrivaine fictive, Dupré adresse les problématiques liées à la vie, la mort, l’amour, la douleur, la
passion, le désir, le deuil. Relevant de la survie, la recherche profondément subjective de Louise
Dupré est un voyage dans un espace infini, il permet de découvrir la liberté.
L’espace dans l’écriture fictionnelle et poétique de Louise Dupré est caractérisée par
l’intériorité. Ses derniers écrits marquent un esprit d’ouverture plus engagé. Ils révèlent un
épanouissement dans un espace de communications mettant en valeur la capacité d’échanges, de
dialogues de l’écrivaine. Tournée vers l’espace du futur, cette étude s’ouvre vers des projets
illustrant une nouvelle orientation de l’écriture de Dupré tant dans les thèmes envisagés que dans
les genres à explorer.
50
CHAPITRE II. REGARD POĖTIQUE SUR LES LIEUX : ESPACES
PRIVILĖGIĖS
« Les lieux me rendent vivante. »
France Théoret
Introduction
Les lieux occupent souvent un espace privilégié dans la lecture d’une œuvre, tant il est
vrai, selon Edouard Glissant, qu’on ne peut jamais faire abstraction de son lieu. Le lieu, ce mot si
simple, s’ouvre, au réel ou au figuré, à une prolifération de sens en littérature telle une plante
rhyzomateuse. Pour un autre écrivain contemporain francophone comme Patrick Chamoiseau, «
l’écrire » est le lieu rêvé : « Mes rêves allaient ainsi; vivre une langue, la vivre à fond et la
défendre, mais la défendre dans le désir omniphone. C’est pour quoi Le Lieu, qui n’est ni Nation,
ni Territoire, ne peut être qu’un savoureux naturel multilingue. Et c’est pourquoi il est d’abord la
projection de la poésie » (296). Cette chose unique qui est un lieu, est un espace extrêmement
révélateur qui peut être étudié sous forme de structure poétique ou en tant que matière.
L’évocation des lieux est un communicateur de pensée, essentiel pour cette romancière et
poète qu’est Louise Dupré dont le regard qu’elle pose reflète les goûts et les inspirations. En tant
qu’écrivaine, elle met en scène une femme contemporaine qui s’inscrit dans la réalité. Sa
démarche créatrice basée sur les sensations, Dupré construit son espace dans les lieux réels ou
agissant comme effets référentiels, suivant un mouvement de va et vient permanent propre à son
style. Dans une forme cohérente où s’agitent la vie réelle et la fiction, comme l’explique le
philosophe Georges Gusdorf dans Les écriture du moi : « l’usage de la plume tend à extérioriser
une conscience intime qui, en se projetant sur le papier, adopte une consistance nouvelle.
51
L’espace du dedans se trouve ainsi manifesté dans l’espace du dehors, le but étant de procurer au
sujet et à ses lecteurs éventuels une meilleure connaissance de son identité » (22). L’écriture
personnelle de Dupré, basée sur la reconnaissance du sujet, opère sous forme de questionnement
émotionnel. Les lieux vont participer à ce parcours identitaire et libérateur, car selon la célèbre
parole d’Amiel, « tout paysage est un état de l’âme. »
Nous aborderons dans ce chapitre les espaces urbains et ruraux, les lieux extérieurs réels
ou reconstruits, et les lieux intimes que sont la maison et les pièces habitées qui sont
indispensables pour comprendre le fonctionnement des espaces chez Dupré. Ce thème d’actualité
a fait l’objet de récentes études critiques. Dans un recueil publié en 2002, Pratiques de l’espace
en littérature, Rachel Bouvet, directrice de recherches sur « les paysages et l’espace », souligne
son importance : « La question du paysage occupe une place de choix dans les études sur
l’espace » (4). Une étude topographique des lieux va permettre de mettre en valeur le côté
poétique de Dupré dans l’attention qu’elle porte à la nature, aux saisons, aux paysages de la ville
ou de la campagne et la façon de l’évoquer. Pierre Nepveu, poète, essayiste et critique
montréalais, s’est penché sur la littérature québécoise contemporaine et la façon d’habiter
l’espace, particulièrement la ville, dans Lectures des lieux : « La force de la littérature, de la
poésie, consiste à faire apparaître la constellation d’expériences, de désirs, de réminiscences
contenus dans tout lieu, si petit et humble soit-il » (Lectures 23). En avant-propos de ce même
recueil, Nepveu précise l’émotion que peut susciter la description d’un espace habité en faisant
allusion à l’arrivée d’Emma Bovary à Rouen :
Elle représente pour moi l’ivresse de la littérature elle-même, ce transport que les
mots et les phrases viennent à susciter en nous, cette magie topographique qui
n’est pas seulement un mouvement de sortie et d’évasion, mais tout autant une
52
rentrée et une plongée, allant du plus vaste au plus étroit, du panorama au détail
d’une rue, d’une maison, d’une chambre. (Lectures 10)
Deux espaces sont mis en valeur dans les romans de Dupré. L’importance accordée au
paysage, à la nature et la campagne est particulièrement frappante dans La memoria, tandis le
paysage urbain, la ville en tant qu’espace domine La voie lactée. Le cheminement spatial des
héroïnes accompagne et va de pair avec l’évolution de leur vie intérieure, le paysage exprimant
les nuances de la vie affective. Que ce soit l’ivresse des lointains, ou l’émotion du proche, Dupré
exalte les lieux, réminiscence de son enfance ou témoin du temps présent, car ils traduisent et
sont en symbiose avec son activité créatrice. Si la ville de Montréal et la campagne servent de
décor, ils échappent à la banalité de la description en mettant en communication des univers
particuliers. L’espace est utilisé comme référence culturelle, comme procédé de caractérisation
des personnages, pour souligner les émotions ou comme élément de dramatisation, il confère
plus d’ampleur au personnage. Ainsi les lieux participent à la quête identitaire des héroïnes Anne
et Emma.
Joyau de l’imagerie intime, très présente dans La memoria, la maison peut être
considérée comme une métaphore de l’âme humaine. Lieu d’ancrage, lieu identitaire par
excellence, ce lieu est à l’origine de l’acte d’écrire chez Dupré. Le regard que l’écrivaine pose
sur cet espace privilégié qu’est la chambre dans la maison, avec ses murs et ses fenêtres, est
crucial dans son œuvre. En tant qu’habitacle intime, l’espace de la maison illustre également la
volonté de l’auteure de légitimer le privé au sein de l’institution litteraire qu’exprime Gaston
Bachelard : « Il semble que l’image de la maison devienne la topographie de notre être intime »
(18). Pris dans le répertoire des figures de l’espace que la réalité livre à notre sensibilité ou lieux
construits pour l’idée qu’ils donnent à voir, lieux échos ou lieux de projection des états intérieurs
53
des personnages, les lieux construisent, de la sorte, une grille de lecture en tant qu’indicateurs de
lisibilité et permettent au sujet écrivant de se dire.
Espaces privilégiés, la campagne et la ville s’ouvrent à l’imaginaire du lecteur dans les
romans de Louise Dupré, La memoria et La voie lactée. Dans un pèlerinage propre à chaque
héroïne, en harmonie avec leur mode de vie et leur caractère respectif, elles créent toujours un
échange avec les lieux, la nature. Quoique perçu différemment, le paysage se reflète dans l’esprit
de chaque protagoniste et est influencé par lui. Cette relation au paysage s’opère à double sens
suivant Michel Collot, auteur contemporain, connu par ses travaux sur la poésie moderne : « Elle
suppose non seulement la projection de l’affectivité sur le monde, mais aussi le retentissement de
ce dernier dans la conscience du sujet » (« Paysage » 235). L’importance de l’espace des lieux
reflète aussi deux façons de vivre la ville à Montréal, qui pourraient correspondre à une double
attirance chez l’écrivaine. Sans considérer l’urbanité comme un antidote à la campagne, à travers
ses personnages, Dupré fait ressortir l’enfance, la vie rurale et la vie citadine. Emma de La
memoria retrouve l’espace d’antan, le coté proche de la nature. Ayant peu de contacts extérieurs,
elle est sensible au paysage de la campagne et retrouve dans la maison, espace privé, le charme
poétique de la vie familiale, et de la nature, proche de son enfance. Ancrée à Montréal, architecte
et citadine, Anne s’ouvre à l’espace public. C’est ainsi que la voix narratrice dans La voie lactée
s’insère à la matière, elle fait résonner la ville de Montréal comme un personnage.
2.1 L’espace urbain dans La voie lactée
La figure de la ville, depuis Bonheur d’occasion, est présente de façon constante dans la
littérature québécoise au féminin. Dans Sexuation, espace, écriture, Karen Gould parle de «
l’expérience des femmes dans l’espace concret et symbolique des femmes » (« Femmes » 275).
54
Elle remarque : « Dans la littérature québécoise contemporaine, la modernité trouve sa forme et
sa définition surtout dans l’expérience urbaine de Montréal » (« Femmes » 275). S’il est vrai,
selon Pierre Nepveu, que « nous sommes urbanocentriques par la force des choses, des images,
du discours » (Lectures 105), il est diverses façons de voir la ville dans la littérature québécoise
moderne17. Montréal a fait l’objet, ces dernières années, d’études approfondies recensées dans
les travaux des membres du groupe de recherche « Montréal Imaginaire ». Parmi les ouvrages
cités, Le grand passage, se penche sur la problématique générale de cette ville vue par les
écrivains. Faisant écho à beaucoup d’autres participants, Yannick Resch souligne la période de
rejet qu’a connue Montréal, dans une relation négative à l’espace, reflétant « une expérience
migratoire en milieu urbain » (147). Ce parallèle historique marque le passage d’une population
francophone rurale dispersée vers une identité urbaine, un environnement hostile. C’est une
société en mal-être, où, « Montréal est à l’image de ces personnages au corps malade, une île
meurtrie » (147). Resch ajoute que « Gabrielle Roy a fixé véritablement les premières
représentations de Montréal dans sa dimension francophone et multiculturelles extrêmement
fortes » (147- 48). La représentation de la ville est suivie d’une autre évolution moins
douloureuse, soulignant ce que Resch appelle « la malléabilité figurative de Montréal » (158)
avec l’ouvrage de Régine Robin La Québécoite18, qu’elle considère comme « le lieu
d’émergence d’une parole abandonnée » (165).
Si l’on observe les textes de Dupré, sa vue de la ville plutôt négative va évoluer et se
rapprocher, au fil des écrits, de l’atmosphère poétique que donne cette contemporaine MarieCécile Agnant à la découverte de Montréal : « Tout comme je rencontre le printemps et ses
17
Beaucoup d’auteurs ont écrit sur Montréal en tant que ville moderne, en particulier Gilles Marcotte Écrire à
Montréal chez Boréal, collection Papiers Collés, Montréal Imaginaire Fidès 1992, Monique LaRue dans Le grand
passage (107), Pierre Nepveu , Popovic Jean-François Chassay, Madeleine Ouvrard, etc.
18
Il faut noter également les travaux de Mary Jean Green sur l’urbanité chez Régine Robin.
55
parfums, l’automne et les arbres en feuilles, je découvre la liberté et les multitudes fenêtres que
m’ouvre cette ville, Montréal, des fenêtres par centaines, des milliers de fenêtres où j’apprends le
monde » (87). Dans les romans de Louise Dupré, il ne s’agit pas de description classique du
paysage, ou de quartiers précis de la ville comme dans La Québécoite, mais des moments
d’intimité partagés qui s’harmonisent avec le décor ambiant. Nous sommes également loin de la
vision de la ville étrangère et menaçante des roman écrits dans les années soixante dix comme Le
corps étranger de Madeleine Ouvrard, qui énoncent « [l]’impératif mécaniste (Mary Daly parle
de « Clockwork society ») » (Mauguière 105). Toutefois, le premier recueil de Louise Dupré, La
peau familière, est marqué par l’aliénation urbaine des paysages de banlieue dans la partie
intitulée « Lieux réversibles ». Les femmes sont condamnées à la sphère du privé et la ville n’est
pas toujours accueillante, « toujours fuyante, elle avance répète les même trajets sans cesse à
garder ses distances… » (PF 67). La narratrice épie la ville à la recherche de «l’inimaginable des
espaces ouverts, » attitude qui se retrouve dans la première partie de La memoria. Noir déjà
nous plonge également dans une ville maléfique, associée aux sombres pensées de la narratrice.
En contraste, le recueil Tout près marque un changement et présente la dimension thématique de
la ville et l’espace ouvert comme occasion de perte des repères et comme expérience mystique
(TP 67). Tout près annonce les motifs d’un voyage au cœur d’une histoire personnelle, une
démarche identitaire qui pourrait être considérée comme une dérive urbaine au cœur de la
mémoire : « Ta ville, de loin, te semble grande comme les îles perdues au fond des mers d’été
[…] Tu cherches alors la clef de ta maison » (TP 81). Montréal étant aussi une île, la ville exerce
une attraction sur l’image de la maison qu’elle appelle dans cet extrait et à d’autres reprises dans
le texte. Ici, la ville se trouve en soi comme l’est la maison d’enfance.
56
Ces deux perspectives, la ville comme lieu et comme espace identitaire vont être liés dans
La voie lactée, roman qui nous plonge dans le monde de l’urbanité19. Montréal est une ville qui
bouge, qui vit réellement avec sa foule, ses rues, son ambiance. Preuve d’authenticité,
l’illustration de la couverture, panneau lumineux des lèvres rouges, annonce une exposition au
Musée d’art contemporain de Montréal qui a réellement eu lieu. Ce panneau va jouer un rôle
important dans le récit en symbolisant à la fois le rouge couleur de l’amour et du sang, en
l’occurrence le suicide. Montréal n’est pas le seul lieu évoqué dans le roman car les villes de
Tunis et de Rome partagent le parcours géographique. Cependant, tandis que la vie familiale
d’Anne s’étend à Toronto et à Québec, Montréal est l’âme de ce roman au point de devenir un
véritable personnage.
Un parcours chronologique des premiers chapitres de La voie lactée va nous permettre de
mettre en valeur son importance, se rapprochant de la réflexion critique de Pierre Nepveu: «
Nous ne sommes pas seulement des habitants des villes, les villes sont en nous, nous les rêvons
jusqu’au point où ce sont elles qui nous habitent » (Lectures 105). Derrière la beauté poétique de
cet hommage à la ville, vivre à Montréal, c’est aussi être Québécoise, terme qui charrie une
responsabilité politique et historique sous-jacente. A sa façon, Dupré chante la ville de manière
intime en fonction des comportements des personnages, mais restant ancrée dans un contexte
socioculturel. Elle le confirme dans Sexuation, espace, écriture. Considérant France Théoret
comme l’une des auteures qui insiste sur le lien entre l’écriture et le contexte socioculturel,
Dupré remarque : « On écrit toujours à partir d’un lieu qui a son histoire propre et par
conséquent, l’individu porte en lui, à son corps défendant, la trace des générations qui l’ont
19
Karen Gould dans Sexuation, espace, écriture parle de la description de la ville urbaine dans French Kiss de
Nicole Brossard soulignant la dynamique de la ville débordante d’énergie, aspect positif que Dupré aborde dans La
voie lactée : « French Kiss présente la ville de Montréal comme un site urbain résolument moderne où l’énergie, la
jouissance et l’écriture circulent librement et avec une exubérance digne des femmes » (277).
57
précédé » (« Entre Raison » 26). Cette phrase peut s’appliquer à l’auteure elle-même, très
consciente de son héritage historique et social.
La voie lactée s’ouvre sur un ample paysage alliant la mémoire collective à la mémoire
personnelle. Dans ce texte, Anne, architecte, construit métaphoriquement la ville. Ses actions
passant par les autres, son art la force à avoir une vision extérieure. Contrairement à Emma, dans
La memoria, qui fait de sa maison le centre de son univers, Anne, véritable citadine, transite dans
son appartement avec vue sur le fleuve, s’ouvrant vers l’horizon, rappelant Nepveu, « le paysage
commence ici à la fenêtre de la maison urbaine » (« Montréal » 225). Sa propension au rêve et à
l’imagination, mouvements imaginaires constants chez Dupré, va conduire Anne vers l’amour, le
voyage, l’Italie, en opposition à la vie de Montréal20. Dès le premier chapitre, deux mondes se
dessinent et deux intérêts se détachent: Alessandro, qui est lié à l’amour et au voyage, et
l’histoire intime qui la rattache à la vie quotidienne bien ancrée à Montréal. Dès la première
page, en colère d’être de retour, Anne s’en prend à la ville, espace de domination qu’elle veut
soumettre: « Je voudrais crier plus fort que la ville. Je ne voulais pas revenir » (LVL 15). Nous
sommes en novembre. Anticipant le froid, Anne redoute l’hiver, particulièrement revenant de
Carthage :
Le souffle découpera bientôt des volutes dans l’espace, le froid
paralysera les arbres et les immeubles. Puis le fleuve, au loin et les
navires déserteront pour des mers d’été. Ce froid qui nous guette la
nuit, l’hiver, même dans le sommeil, vous ne vous y habituerez pas.
Moi, je ne suis jamais habituée. On rêve à des déserts de glace, à une
lumière de glace, aux loups de l’enfance qui hurlent dans les chambres,
L’action dans ce roman se déroule dans trois sites, trois espaces géographiques : la ville de Québec représente le
côté de la mère, Toronto, le père et Anne à Montréal.
20
58
cette lutte de chaque instant pour la survie. (LVL 16)
Le passage ci-dessus nous plonge dans l’historique canadien, ses habitants en lutte
constante devant la violence des éléments. Il remonte aux racines de pays du froid, l’hiver
redoutable qui paralyse les communications depuis l’atmosphère des récits du temps de Maria
Chapdeleine. Cette vision de l’hiver suscite des réactions partagées. Un passage du livre de Mary
Jane Green, Women Narrative Identity, retrace les visions opposées des écrivains par rapport à
cet hiver terrifiant, vu tantôt d’une beauté attirante ou ressenti comme une prison (140). La
vision d’Anne va évoluer selon les circonstances et son caractère, au départ, d’humeur maussade.
Qui plus est, dans une petite note de coquetterie, selon la narratrice, personne n’est attirant en
hiver : « Me trouveriez-vous désirable, Alessandro, dans mon manteau de duvet jusqu’aux
chevilles, les cheveux cachés sous une tuque d’écolière ? Et ce foulard, sur les joues, quand le
vent souffle si fort que le corps ploie malgré lui ? » (LVL 16). Ce contraste est saisissant face à
l’exotisme de Tunis, lieu de sa rencontre amoureuse : « Je me souviendrai toujours de chaque
image, le boulevard illuminé, les marchants de fleurs, les flâneurs attablés aux terrasses devant
un thé à la menthe, le ciel noir, si noir, piqué de points jaunes à peine visibles » (LVL 17).
Entourée d’amis, Anne va se donner un visage plus aimable et s’ouvrir à la ville. Les
habitudes reprennent leur cours, et Montréal se soumet, s’éclaire, le paysage « semble flotter
dans l’espace » (LVL 19). Elle contemple la ville et son horizon, associée à son humeur enjouée
: « Avant la fin de l’après-midi, le soleil aura réussi à percer, et la ville aura retrouvé sa lumière
des dimanches » (LVL 18). Les paquebots, au loin, irrémédiablement l’incitent à la rêverie et au
voyage vers de nouveaux espaces : « Pendant un moment, je serai capitaine, j’irai rejoindre
Alessandro à Rome» (LVL 20). On a coutume de dire en évoquant un paysage, qu’il parle.
Michel Collot a mis en valeur l’importance de la notion d’horizon dans la poétique du paysage :
59
« Le personnage est ressenti comme un prolongement de l’espace personnel, son ampleur mesure
l’envergure d’un corps propre agrandi aux limites de l’horizon » (« Horizon » 125). C’est ainsi
que le regard d’Anne se projette vers l’horizon, le futur, lorsqu’elle est heureuse. Au contraire,
son champ de vision se resserre dans la ville même, quand elle est nostalgique, déprimée.
Suivant la dialectique du proche et du lointain qui régit l’existence, le paysage est en osmose
avec l’héroïne, l’horizon montre la profondeur de l’espace, image de la vie.
Il suffit d’un rien et, le moment de béatitude passé, la morosité reprend. Dans un volteface familier, la narratrice épanche le vide de son cœur. Avec le constat de l’hiver, l’espace se
rétracte, il devient aliénant, « quelques flocons de neige virevoltent dans l’air de novembre, les
premiers sans doute, et je les regarde, je vois les dimanches vides, puis les fêtes vides de Noël,
les vacances vides, le vide du temps » (LVL 21) . Et la nuit concrète et abstraite s’abat sur la
ville : « Déjà la nuit noire qui pèse sur la ville, elle ne laissera aucun passage par où s’échapper »
(LVL 22). La rue même n’offre aucun refuge. Face à la solitude, la ville est toujours le reflet de
l’humeur de son héroïne.
A l’image de la morosité d’Anne, la ville devient lasse et ses habitants repliés dans une
vie sédentaire. L’exemple le plus probant de l’effet de miroir est peut-être la neige. Cette reine de
l’hiver envahit et reflète l’état d’âme de la narratrice tandis que le fleuve, toujours présent,
devient miroir de métaphore sensuelle21: « Je lève les yeux vers la fenêtre. Je le vois dans l’air
gelé, sur le fleuve gelé. Parfois il virevolte dans son rayon de soleil, il effleure mon épaule d’un
doigt lent, il fait glisser ma bretelle de soie noire. Il caresse mes seins » (LVL 93). Avec l’image
de l’amour protecteur, prenant le pas un instant sur la ville, ou adopté par la ville même, la ville
peut célébrer Noël. C’est ainsi que, lorsque Anne est heureuse, la ville resplendit : « C’est
toujours Noël ici. Toujours les illuminations de Noël quand monte la nuit » (LVL 125). Elle se
21
Anne pense à Alessandro, rencontré lors d’un congrès à Carthage et résidant à Rome.
60
pare à l’unisson de la joie de l’héroïne quand son amant la surprend par une visite à Montréal, «
la ville s’allumerait tout à coup, telle une fête » (LVL 163). Sous un regard de flâneurs amoureux
et paisibles, la ville en symbiose accompagne les amants dans une image féminine pleine de
poésie :
« Une brume légère, mousseuse est suspendue au dessus de la ville » (LVL 162). Elle protège,
enveloppe le couple amoureux déambulant dans la ville en fête. La perception spatiale de la ville
prend des formes diverses dans l’espace réel ou fictionnel. Montréal n’est pas uniquement décrit,
dans La voie lactée, par l’atmosphère qu’elle évoque. Monique LaRue le dit justement : « On
peut, quand on écrit un roman, célébrer la connivence avec une ville, faire la chronique de la vie
qu’on y mène, flâner parmi les monuments, exploiter les symboles […] Mais on peut aussi
chercher à faire coïncider un récit avec la ville, à inventer des événements, des scènes, des
protagonistes, qui seraient liés à cette ville et à nulle autre » (« Montréal »107). Anne entretient
certainement une connivence avec Montréal. Elle y vit, elle y attire son amant, l’étranger qui à
son tour adopte sa ville, incorporant la matière à l’espace, mêlant la ville à l’amour dans une
harmonie telle qu’il semble que les couples se fondent, s’échangent, se confondent : « C’est ici
mon lieu maintenant. La phrase a sonné comme je t’aime. J’ai appuyé ma tête contre son épaule
pour regarder la ville, et l’amour tout à coup dans la ville, l’amour et la ville étroitement unis,
deux corps qui se sont enfin trouvés » (LVL 81). Miroir des états d’âme de la protagoniste, la
narratrice donne à cette ville les qualificatifs attribués à un véritable personnage, qui lui fait face
ou l’enveloppe : « Il n’y avait plus que Montréal tout droit devant moi gelé… » (LVL 90) ou, au
contraire, « la ville entière s’étire… » (LVL 138). Elle peut aussi devenir inanimée, se
désintégrer comme des fantômes charriés par la neige poudreuse exprimant la folie, le suicide,
image de la détresse d’Anne, « J’ai baissé lentement les yeux. La ville, de plus en plus grise,
61
devenait un amas sans contours, sans mouvement, une toile abstraite suspendue à un mur
encerclant un monde désormais vidé » (LVL 38) .
Le printemps venu, « le ciel aujourd’hui sans spectres, un ciel lisse qui n’appartient
qu’aux vivants » (LVL 169), Montréal a survécu comme son héroïne et s’éveille de son sommeil
hivernal. Avec les beaux jours, Anne va porter son regard au delà du fleuve. Elle va écouter
l’appel du large et suivre le sillon des paquebots vers une destination nouvelle. La mer indéfinie
à l’horizon, appelle ce que Collot nomme « L’inépuisable réserve des possibilités inexplorées »
(« Horizon » 122). L’emprise du fleuve, incitant le passage vers un monde nouveau, évoque dans
d’autres écrits de Dupré une autre image explicitée dans la nouvelle « La vie rêvée » : « Il y a
demain, la traversée du fleuve le St Laurent » (76). Cette traversé suggère le passage entre deux
vies, rurale de l’enfance et de la vie citadine tournée vers le futur. La fonction du fleuve dans les
deux situations marque un massage entre deux mondes, rural et urbain dans la nouvelle, du
monde connu vers le monde inconnu et de l’exploration dans La voie lactée. En associant la ville
et ses habitants en tant que nation, dépassant la vie personnelle de l’héroïne, ce roman prend une
autre dimension. Il touche le phénomène de la sédentarisation culturelle qui sera évoquée dans le
chapitre sur le voyage. L’action du roman s’inscrit dans un rapport entre l’être et le monde, et le
pouvoir de renouveler un monde figé. Pour Anne toutefois, Montréal restera ce lieu gravé à
jamais dans la mémoire : « Je pars, tout ce que je laissais derrière moi trouvait une certaine
beauté » (LVL 186).
De la ville comme du texte se dégage une beauté poétique indéniable. Une ambiance
spéciale, propre à Montréal, de fêtes, de sorties, d’animation, de chaleur humaine, de partage
émane de ce roman. Cette image de gaîté citadine provoque un contraste frappant entre une
atmosphère pleine de vie, d’animation et la sensation de tristesse déprimante que peut causer
62
cette même ville à d’autres moments dans le texte. Pour Anne, la dernière journée, la ville est
sereine et remplie de poésie. Elle l’exprime en faisant son dernier marché, lieu qui, avec les
restaurants, les cafés, est un autre espace de prédilection, caractéristique de la vie montréalaise:
« J’ai passé l’après-midi à chercher de la beauté… » (LVL 198). Puis, « Lentement la ville se
tait…» (LVL 199). La ville se fait murmurante, pour l’accompagner cette dernière nuit dans la
paix, comme une mélodie. S’associant aux peines et aux joies de la narratrice, la ville est chantée
de façon remarquable dans La voie lactée, illustrée par cette dernière envolée. Dans un coup de
cœur pour Montréal, l’espace urbain est associé à l’espace imaginaire de l’écriture: « Le fleuve,
maintenant dépris de ses glaces. Les navires battant pavillon étranger, la ville grouillante, dorée
par le soleil, la ville que j’aimais comme un personnage de roman » (LVL 187). La ville est
non seulement singulierement chantée mais en symbiose avec les émotions de la narratrice, elle
va jusqu'à devenir un personnage dans La voie lactée.
2.2 Le paysage dans La memoria
« J’ai tiré le rideau de la fenêtre pour me couler dans le paysage… » (LM 81).
Le paysage est un espace qui exerce une grande influence sur les écrivains et poètes, pour
ne citer que cette merveilleuse image de Stendhal dans De l’amour. Pour lui, « les paysages
étaient comme un archet qui jouaient sur mon âme […] » (477). Dans Lectures des lieux, Pierre
Nepveu constate l’importance du « paysage » dans la jeune poésie québécoise, « […] permettant
une sorte de rencontre métaphysique avec le lieu, une expérience renouvelée de l’être au monde»
(Lectures 218). Dans La voie lactée, l’auteure entretient des réactions presque amoureuses avec
Montréal, paysage urbain personnifié. Une impression similaire se dégage de La memoria où les
paysages sont à nouveau dépeints comme lieu et espace identitaires. Autant la figure de la ville
63
est chantée dans La voie lactée, autant, la maison, la campagne est au centre de La memoria. La
campagne est l’âme où Emma retrouve ses racines, un univers qui suscite le rêve et le souvenir
du domaine de l’enfance. En revenant à l’enfance, à ses attaches, l’auteure fait entendre une voix
québécoise traditionnelle se référant aux valeurs de la campagne, la famille.
En effectuant un trajet non linéaire, entre le monde de l’enfance et le monde qu’elle
construit, Dupré s’inscrit dans la lignée des écrivains femmes qui s’expriment par « fragments »
telles qu’elles sont décrites par Suzanne Lamy dans son essai « Les enfants uniques nés de père
et de mère inconnue ». La narratrice le rappelle dans un clin d’œil « les fragments seuls sont
décibels » (42). La memoria est marqué par la discontinuité du souvenir, comme l’exprime Lamy,
dans une « émergence de fragments de vie réactivées par la lumière du jour » (Quand 42). Les
souvenirs d’Emma, rapportés de façon analeptique, la stimulent dans sa recherche intérieure à la
quête d’une nouvelle vie. Parce que «la vie n’est pas un bloc magique» La memoria est
essentiellement un retour aux sources d’une femme doublement abandonnée qui se recrée un
espace, associant la nature à sa transformation.
L’exergue de Mario Luzi donne le ton au roman, « Passe quelquefois sous notre maison,
aie une pensée pour le temps où nous étions encore tous ensemble, mais ne t’arrête pas trop
longtemps ». Pour Emma, grande rêveuse de « La petite fille aux oiseaux », le titre du premier
chant annonce l’enfance douce, naïve, le rêve, la nature, l’insouciance mais aussi le bercement,
le nid où on se blottit, un endroit de protection. Une atmosphère très poétique se dégage de ce
roman par l’attention portée à la nature qui passe par l’enfance. Le passé surgit par les images
mais aussi par la voix : « C’est dans la voix que surgit l’enfance, on ne sait pas à quel moment,
mais tout à coup elle est là dans son épouvantable désordre, avec ses poupées cassées et ses
64
comptines, on ne peut plus l’ignorer. Pour peu, maman sortirait le vieux livre de contes, elle
prendrait sa belle voix, elle nous lirait cette histoire de crapaud changé en prince » (LM 184).
Emma vient d’acquérir une maison qu’elle doit faire sienne. Elle a besoin de construire,
d’organiser son nouvel espace. Pour habiter cette maison, notre héroïne rêve de jardins, elle
retrouve son paysage de petite fille, peuplé de fleurs, d’odeurs du terroir. La campagne, source
d’apaisement pour Emma, va lui permettre de se soustraire à ses problèmes personnels. Cette
plongée rêveuse dans la nature va faire surgir toute une vie provinciale québécoise par le retour à
sa maison natale, sa famille, le goût de la campagne. Dès la première page, le paysage est
modulé selon l’humeur du réveil, une constante pour les héroïnes respectives, Anne et Emma : «
Tout dépend de quelle façon, on ouvre les yeux » (LM 13). Si c’est un bon jour, les mots
associés au paysage, à la musique, marquent un retour à la douce insouciance de l’enfance :
Mais parfois le matin nous prend dans sa douceur, le ciel déjà arrondi,
la tête musique, la tête paysage et on se lève sans hésiter. Sur le parterre,
les pivoines s’entrouvrent, l’été s’est incrusté un peu plus. On chasse un
maniate qui se dispute avec un merle, on n’imagine pas d’autre danger.
Pendant quelques minutes, on a huit ans. (LM 13)
D’emblée, les souvenirs reviennent comme des séquences de films, par le regard, l’odorat
ou par l’ouie : « Je plongeais ma tête sous l’oreiller quand j’entendais maman pousser la porte »
(LM 13). Ces images alternent entre son monde actuel et l’enfance de la narratrice: «Encore une
fois, l’enfance guettait derrière la chaleur de l’été, l’odeur de la brise, la moindre parole.
L’enfance souveraine » (LM 64). Ses souvenirs se forment aussi à partir d’odeurs, non sans
rappeler Colette, proche du terroir, tels que décrits dans La vagabonde : « Pour moi, tel mot suffit
65
à recréer l’odeur, la couleur des heures vécues, il est sonore et mystérieux comme un coquille où
chante la mer » (1084).
Dans l’écriture de Dupré, les sensations se mêlent comme dans la composition d’un
tableau impressionniste, « elles n’appartiennent pas à l’ordre du visible, elles apparaissent sous
forme de taches qui sentent le lilas ou la Javel, et puis elles se précisent, elles finissent par
composer des paysages étranges qui n’existent que dans les livres » (LM 96). Emma favorise les
fleurs de printemps, les tulipes et du muguet, et les utilise par un contraste d’images frappant.
Soit elle se rappelle leur odeur soit elle s’associe à leur couleur, pour souligner ses joies comme
son chagrin tel le souvenir du départ de son frère : « François, lui, a attendu une journée de
printemps qui sentait le lilas » (LM 114). A l’inverse, amoureuse, elle délaisse les mauvais
présages ou les fleurs qui sentent la mort « la plate-bande de fleurs trop mauves, les nuages qui
s’amoncellent au-dessus de notre tête, plus rien ne m’assombrit » (LM 41). Se remémorant sa
sœur disparue, à travers les matériaux palpables, les sons, Emma revoie le paysage associé à ses
émotions, comme un rempart à sa peine : « Tu adorais la maison, les boiseries, les planchers qui
craquent, l’escalier de chêne, et puis l’érable rouge devant la façade, et les écureuils […], tu
restes pour moi la petite fille aux oiseaux […], l’hirondelle, son nid caché dans le lierre sur le
balcon » (LM 24).
Pierre Nepveu souligne que « [L]es choses et les êtres ne sont pas simplement dans
l’espace […] ils sont eux-mêmes incarnation de l’espace » (Lectures 241). Tout comme le sont
les oiseaux, le paysage, l’érable a une résonance émotive particulière. Figure immuable et
légendaire, l’érable fait figure de patriarche, de régulateur de saisons. Figure temporelle et
spatiale, il exprime le temps qui passe mais aussi, emblème de la Belle Province, il fait partie du
patrimoine, de la tradition québécoise. En choisissant cet arbre, l’auteur montre ses profondes
66
racines québécoises et son attachement à son espace culturel. Cet arbre accompagne Emma tout
au long du roman. Changeant de couleurs, il annonce les saisons : « Les érables se laissaient
roussir par le soleil » (LM 123). L’image de l’érable va même débuter et clore un chapitre entier
dans une comparaison filée, symbole de la petite douleur qui pénètre l’héroïne: « Dans l’érable,
une petite tache a tourné au jaune, seule petite tache jaune dans tout le vert » (LM 151). Cette
même image sera réitérée indiquant une progrès vers la guérison : « une tache jaune balaie la
fenêtre, mais on ne voit pas venir l’automne comme auparavant » (LM 193). Au noir de sa
solitude, l’érable communique la détresse d’Emma : « J’examine le monde sous ma cloche de
verre, il a rapetissé, brusquement, même l’érable qui plie maintenant sous les taches jaunes. Il a
cent ans, j’ai cent ans, l’âge où on ne sait plus rien » (LM 183). Il plie mais ne rompt pas, gardien
immuable, solide, il veille sur sa nouvelle maison près de la fenêtre. Tantôt signifiant la lumière,
tantôt l’hiver rigoureux que devra affronter une nouvelle venue : « L’érable gèlera devant la
fenêtre. Emmanuelle regardera ce squelette, craintive […] » (LM 198). Longtemps confinée dans
les ténèbres, Emma va s’ouvrir timidement au monde extérieur, l’érable qui veille et la protège
est alors porteur, témoin de son bonheur: « Je regarde autour de moi l’érable du parterre, la
lumière et les paysages invisibles derrière les fenêtres, je dis oui, comme pour m’accrocher à
l’idée du bonheur, un bonheur assez petit pour tenir dans les quatre murs d’une maison » (LM
196).
Compagnon du parcours de l’héroïne, l’érable, représentant l’espace de la nature est
ainsi associée à l ‘écriture : « Il pleut, une pluie drue, serrée. Une infinité de petites aiguilles se
brisent contre la vitre avec un bruit d’automne, et des feuillages détrempés dansent au milieu des
mots sur la table » (LM 39). Lorsque les mots font défaut, Emma, dès son plus jeune âge,
67
s’exprime par le dessin, ou le décalque, signes de béatitude rêvée, remplie de paysages
idylliques, de contes de fées :
Pour Noëlle, je dessinais des grandes maisons, tu sais avec des fenêtres, et puis je
décollais la feuille plastifiée et tout disparaissait. Mais j’avais appuyé sur le
crayon et la maison restait imprimée sur le canevas en dessous, elle se superposait
aux arbres, aux oiseaux, aux chats, aux fillettes qui dansaient à la corde et aux
mamans qui les surveillaient. Cela formait un étrange paysage, que j’arrivais
pourtant à déchiffrer. Aucune image n’était effacée (LM 17).
A la manière d’un palimpseste à l’envers, le dessin ici devient un palliatif à l’écriture.
Comparaison visuelle imagée, comme l’érable qui l’accompagne au long du roman, le dessin
devient un instrument pour imprimer la pensée de la narratrice avant de pouvoir la transformer
en mots, devant les trous qui surgissent des lieux comme de la pensée : « Je vois des trous […] Je
dessine une cuisine avec des armoires neuves, ensuite j’essaie de les placer dans des phrases.
Non pas la traduire, seulement la voir s’illuminer au milieu des lettres » (LM 73). Cette nouvelle
maison lui donne littéralement les ailes qui lui manquaient pour faire envoler les oiseaux dans
ses dessins de petite fille, l’inspiration venant avec la redécouverte de l’amour de pair avec la
créativité. Emma se réveille sur une belle image « une maison pleine de fenêtres comme sur mes
dessins d’enfant et, en plein centre, une bouche, une bouche rouge, une bouche heureuse qui
s’ouvrait » (LM 91). Ainsi, la poésie a le don de non seulement reproduire des images mais de
les faire naître comme sa quête de bonheur, « Qui suppose des anges gardiens, des routes
peuplées de pâquerettes et de brebis, des autels où déposer nos mains » (LM 86).
Dans cette demeure, ce ne sont pas tant les objets qui parlent que la maison elle-même,
les matériaux à travers le paysage : le craquement du bois engendre des souvenirs hostiles
68
remontant de l’enfance, à partir de faits anodins. Seule subsiste la mémoire de la peine: « Je n’ai
pas pensé tout de suite à la destruction, le mot est brusquement venu avec les craquements du
bois, comme les dents de lait que maman arrachait dans ma bouche, pendant que Noëlle couvrait
ses lèvres dans ma paume » (LM 74). Comme une personne mise à nu, durant les travaux, « la
maison affiche sans pudeurs ses dessous, elle ne m’appartient plus » (LM 74). Pour panser « ses
blessures inguérissables », Emma reconstruit sa vie comme sa maison. Alliant la peine morale et
physique, la maison est personnifiée et semble souffrir, métaphore des sentiments de la narratrice
: « On tousse, on a mal, on respire trop fort, mais on ne meurt pas. C’est ce que le bruit sourd du
marteau m’enfonce dans la chair » (LM 201). Comme un rite de passage, la souffrance endurée,
la maison est finalement un espace pleinement habité; en symbiose avec Emma, elle « coule dans
la paysage » (LM 80) . Le goût de la vie recouvré avec l’amour, comme le cœur de l’héroïne, «
les murs sont habités, » prêts pour que la beauté « s’enroule autour des choses » (LM 92). La
découverte de nouveaux paysages va permettre à Emma de sortir de sa léthargie et de s’ouvrir
au monde.
Que ce soit en évoquant la maison qu’elle se reconstruit ou son paysage d’enfance, la
narratrice de La memoria fait vivre ses lieux, ses maisons à partir de détails qui la font rêver en y
jetant un regard de poète : « J’ai tiré le rideau de la fenêtre pour me couler dans le paysage, la
verdure du parterre, le lac semblable à tous les lacs, et la montagne, installée sur la ligne
d’horizon. Ce tableau laissait croire à l’éternité malgré l’usure de cœurs, des couvre-lits et des
matelas » (LM 81). Emma rêve de « [l]a magie d’une demeure sans fissures » (LM 109) pour
fuir les mauvais jours en quête de sérénité : « Mon paysage venait encore une fois de se
métamorphoser, je découvrais des montagnes de pierre sur le vert des gazons, des détritus, des
oiseaux morts » (LM 123). Elle y recrée son paysage poétique tour à tour, passant du noir à la
69
lumière, de la dépression à la joie. Dans cet espace, Emma entretient ainsi sa propension au rêve,
au merveilleux, en imaginant un matin plein de promesses mêlant deux espaces, la vie
quotidienne et l’espace de l’évasion vers les paysages des livres enchantés :
Dans quelques instants, le café sera prêt. Vincent tendra les bras vers moi, je lui
chuchoterai des mots d’amour et la chambre se remplira à nouveau de promesses.
Nous feuilletterons le gros atlas et nous inventerons des fleuves de diamants, des
forêts enchantées, des génies familiers. Nous ferons semblant d’être loin pour que
la mémoire ne puisse pas nous retrouver. (LM 106)
Emma élargit son horizon de la maison au jardin, métaphore de son jardin intérieur,
symbole de sa vie reconstituée : une maison avec un jardin. Dans une association fréquente dans
l’écriture, habiter une maison, c’est la cultiver comme on cultive une relation ou un scénario
pour Emma. Cette image du jardin de la voisine s’inscrit comme la métaphore de l’écrivain au
travail : « Elle arrache les mauvaises herbes. Elle replace la terre. Elle fait la toilette de ses fleurs,
des roses, de ses pensées, des gardénias, tout en leur parlant par onomatopées » (LM 27).
Illustrant la prolifération de sens qu’ont les lieux, cette image du jardin qu’on débrousse,
alimente, qu’on cultive en somme, c’est aussi le travail de deuil qu’effectue Emma. La devise de
Candide, « Il faut cultiver son jardin » semble être une métaphore filée au long du texte. Un riche
réseau linguistique et imagé basé sur la comparaison du jardin, de défrichage de la nouvelle
maison comme une vie nouvelle, accompagne et illustre la convalescence d’Emma. Au sortir
d’une relation dévastatrice, elle va s’ouvrir, comme les fleurs du parterre, vers une vie heureuse
en harmonie avec la nature.
La memoria roman porte, certes, sur la quotidienneté de la vie, mais en parallèle continu
avec l’écriture, la création. Roberto Vallarino, écrivain mexicain, évoque ce phénomène dans
70
l’ouvrage L’écrivain et l’espace, « Le paysage, la mer, un arbre ou une pierre, des jardins ou des
coins de rue créent l’espace externe devant lequel l’écrivain répondra par le langage qui lui est
propre » (143). Emma empreinte ce cheminement. Peu à peu, après avoir, « glissé à coté du
bourdonnement de l’univers, distraitement » (LM 32), soucieuse de « refaire la beauté du
monde » (LM 32), elle s’aventure vers d’autres lieux avec toujours en image cette nécessité de
changement conviée par les éléments : « Du haut de la montagne, j’ai contemplé la ville, je me
suis mise à dériver sur le fleuve, jusqu’au golf, jusqu'à la mer, jusqu’à cette force obscure qu’il
faut pour recommencer. C’était le balancement vivant de la vie, hors des limites et des frontières,
hors de la prison du passé » (LM 131). Que se soit l’horizon contemplé du balcon ou du haut
d’une montagne, le paysage, métaphore de l’âme, marque une ouverture, un passage « vers une
porte qui s’ouvrait sur les deux côtés du temps » (LM 132). Pour illustrer son trajet spatial et
temporel, Emma revient à la nature, au monde animal, aux canetons qu’elle a vu pousser au
cours de sa convalescence qu’est ce roman : « Nous nous sommes arrêtés dans le parc, près de
l’étang, les canetons ont grossi, les canes ne les surveillent plus aussi étroitement, elles sont
retournées à une vie à elles, elles apprennent à renoncer » (LM 175).
La symbiose avec le paysage, au retour à la nature et la maison d’enfance imaginée,
donne un côté poétique au premier roman de Dupré. De même, la vision de maison et de jardin
idyllique ajoute un peu de charme et de fraîcheur à l’anxiété d’Emma. Elle incite également le
lecteur à retrouver sa propre maison d’enfance ou apprécier les simples joies de la nature qui,
pour toute personne ayant vécu à la campagne, ne s’effacent jamais. Le lecteur peut s’associer à
l’héroïne qui sort grandie de cette exploration. Cette « […] fiction cousue de fils blancs » (LM
47) se munit de « [m]illiers de fils22 invisibles [qui] relient mon corps au paysage… » (LM 188).
22
Dans La memoria, Dupré joue sur la polysémie du mot « fil ». Le scénario qu’écrit Emma avec peine est une
« fiction cousue de fils blancs (LM 47), la vie est « une existence qui ne touche qu’à un fil » (LM 28). Parlant des
71
La vie peut se décliner, désormais, au futur, en harmonie avec le paysage dans cette belle image
d’espoir alliée à la simplicité des saisons. Un nouvel espace se fait réalité dans la fiction de La
memoria, « la vie vécue se déroulera à côté, dans les odeurs mouillées de l’automne, le givre de
décembre, les premières tulipes du printemps... » (LM 205). En union avec la nature, un retour
aux lieux de son enfance a permis à Emma de se recréer un espace. Réceptive aux influences
extérieures, sa demeure est devenue habitable au sens propre et figuré, englobant, grâce au
pouvoir d’une nature harmonieuse, et le passé et le présent.
2. 3 Les espaces intérieurs : la maison.
La nature et la campagne associées à un retour à l’enfance sont constamment présentes
dans l’œuvre poétique et fictionnelle de Dupré. L’espace intérieur de la maison, prolongée par la
chambre, constitue un espace privilégié qui mérite un regard particulier. Le but de La poétique
de l’espace est de démontrer que la maison est une grande puissance d’intégration pour la
pensée, les souvenirs et les rêves de l’être humain. Pour Gaston Bachelard : « Toute image est
révélatrice d’un état d’âme. La maison, plus encore que le paysage, est ‘un état d’âme’ » (77).
On a vu, pour Emma, la nécessité de « cultiver » son jardin, sa maison, nécessaire pour trouver
un équilibre mais aussi, traductrice de métier, pour écrire. Les éditeurs de Espace, sexuation,
écriture, soulignent en introduction : « [qu’] On se rend compte que l’écriture provoque, chez le
sujet, une quête identitaire en dessinant un espace mémoriel, qui se greffe chez le sujet
d’habitude sur des lieux réels : par exemple, le Québec comme territoire à la fois physique et
symbolique, la ville, l’espace domestique ou la chambre » (Louise Dupré, Jaap Lintvelt et Janet
sons, « ils restent suspendus par des petits fils au-dessus de son corps (LM 61), « on aurait imaginé que d’autres fils
se rejoignent » (LM 198), ou « un autre fil entre le passé et le présent » (LM 200).
72
M. Paterson, 10). C’est la source du regard de l’écrivain qui puise sa voix créatrice et construit
ses personnages. Le thème de la maison, une maison habitée par des femmes, est crucial dans
l’œuvre de Dupré depuis La peau familière. Selon Pierre Nepveu, ce thème pourrait refléter
l’esprit des années quatre vingt au Québec, où la conservation de la maison, emblème de la
tradition, est très importante : « La maison, espace privilégié de l’écriture de l’intime, devient la
métaphore de l'âme du poète tantôt chaotique, tantôt harmonieuse. C’est aussi une voix très
québécoise embrassant la conscience de son pays, se référant aux valeurs traditionnelles du
terroir, la maison, la famille » (Lectures 23).
Lieu identitaire par excellence, l’espace que constitue la maison dans La peau familière
est le refuge dans une cité encore inhospitalière. La ville a trop de bruit, trop de passants, trop de
tout23. Elle est également dans Tout près l’élément central d’une quête vers le lieu de mémoire
qu’est l’enfance :
Ta maison, on pourrait s’y jeter d’une lucarne, ta maison n’est plus celle
que tu as connue enfant, mais elle n’a pas renié les chapelets d’une
grand-mère ni les voix qui faisaient danser la table aux repas de fêtes. Et
c’est vers elle qui tu reviens toujours, quand, lasse de contempler la
sagesse des flots, tu cherches en toi une impossible hospitalité. Car aucun
lieu ne te semble assez offert pour t’accueillir. (TP 69)
Pour mesurer l’importance de ce rappel des lieux de mémoire, un retour à La poétique de
l’espace, au chapitre consacré aux « Espaces de l’intimité », s’impose car, selon Bachelard,
« toute espace vraiment habité porte l’essence de la notion de maison » (24). Citer Bachelard
dans une étude sur la littérature au féminin peut poser problème. Il est vrai que, pour certains, ses
23
Il est également vrai dans un autre parallèle que si la ville est crainte, souligné par l’adverbe « trop », l’espace du
quotidien devient étouffant par la répétition journalière des mêmes gestes.
73
écrits semblent dater. Ils ne sont certes pas sensibles à la sexualisation de l’espace, notion
ignorée à l’époque, mais si importante dans la littérature contemporaine et particulièrement dans
l’oeuvre poétique et critique de Dupré. Dans ce contexte, les réflexions de Bachelard restent
pertinentes. Force est de constater que, si ses propos ont été évincés par certaines théories
modernes, il semble que les articles parus ces deux dernières années concernant l’espace et les
lieux ont tendance à nouveau à se référer à Bachelard24.
Dans La memoria, la maison est lieu de travail et refuge : elle stimule l’imagination et le
souvenir. Ainsi est Emma, au nom prédestiné. Rêveuse, un besoin constant la fait basculer dans
le monde de son enfance, car il est bien connu que la maison natale offre un ensemble de forces
protectrices importantes. En tant que sujet par rapport au monde, Emma surveille, pour ainsi dire,
la réalité depuis une position de retrait ou de refuge qu’est sa maison. Pour elle comme pour
Bachelard, « La maison est notre coin du monde. Elle est – on l’a souvent dit --notre premier
univers. Elle est vraiment un cosmos » (24). C’est ce qu’illustre cette phrase de Dupré qui
résume l’ampleur de l’image attachée à la maison dans son travail poétique : « Nous passons
notre vie à tracer les contours d’une demeure habitable » (LM 118).
Cette recherche sur la vie a pour antichambre la vie domestique qui, suivant la
chronologie des ouvrages, devient une recréation : « La cuisine embaumait le thym et le basilic,
j’avais préparé un repas, le potage, le plat principal, le dessert. La maison était habitée. A
nouveau. Elle entrait dans le cycle des saisons » (LM 26). Présente dans tous les ouvrages de
l’auteure, l’espace de la maison peut être le refuge dans la dépression la plus noire, mais aussi un
moteur énergétique. Indispensable à un certain équilibre, les activités ménagères deviennent un
antidote à l’ennui, la dépression; ces menus gestes permettent de donner aux actes les plus
24
Par exemple, dans Pratiques de l’espace en littérature, résultats d’un cahier de recherches sur l’importance
qu’occupe l’espace en littérature, publié en 2002 par L’UQUAM, deux articles font référence à Bachelard.
74
familiers une valeur de recommencement. Les soins ménagers « rendent à la maison non pas tant
son originalité que son origine » (LVL 75). Refuge, la maison peut supplanter la mémoire. Ainsi,
Anne transforme sa maison en la nettoyant du sang du suicide pour : « donner un peu de beau
aux choses » (LVL 75).
Une fois déliés de la routine asservissante détectée dans La peau familière, la maison est
un espace de mouvement, convivial, où hommes et femmes s’activent: bouger, descendre dans la
cuisine, arranger des fleurs, préparer le repas. La maison et ses pièces, c’est aussi un endroit où
on déambule, mais où principalement l’écrivain cherche et trouve son inspiration : « J’ai
transporté mon cahier rouge de la table de travail à celle de la cuisine, puis de la cuisine au
salon » (LM 142). Finalement, la maison est l’espace où Emma travaille, «un café, et je m’assois
à ma table de travail, devant la fenêtre» (LM 14). Elle va y écrire, délaisser et reprendre son
scénario : « Je l’ai étendu sur ma table de travail… » (LM 151).
2. 4 La Chambre aux multiples résonances
Dans la maison, la cuisine et son «babillard» est un espace social de rencontre, d’activités
culinaires, de fêtes. La chambre est le lieu de l’écrivain. Un des recueils de Dupré porte
d’ailleurs le titre évocateur de Chambres dans lequel différentes catégories de chambres visitées
annoncent les chapitres avec ses « Antichambres », sa « Tourist Room », et même une «
Chambre en couleurs ». Cet espace est d’autant plus important que selon l’auteure, Dupré ellemême travaille dans sa chambre, dans son lit donnant sur une fenêtre, « a room with a view »,
comme elle l’a confié lors d’interviews.25 La chambre de la maison, nous l’avons vu dans La
memoria est un espace privilégié par où passe toute sa création. Elle revêt un caractère à la fois
25
« J’écris toujours dans ma chambre un lieu protégé où je suis dans ma bulle près d’une fenêtre, presque tous les
matins » (Amyot 25).
75
sacré, comme une chapelle, et tangible, ses murs et ses fenêtres servant de cadrage au
déploiement de la pensée, de l’imaginaire. C’est dans la chambre d’écriture palpable et réelle de
l’écrivaine que se situe le point de départ du travail intérieur de l’artiste, image qui miroite dans
ses écrits. La narratrice observe : « La ville qui attendait la nuit dans le rectangle de la fenêtre
pendant que se précisait la femme de mon scénario » (LM 67). Cette façon de travailler répond à
un nouveau paysage poétique, constaté par Pierre Nepveu, comme un nouveau rapport au monde
dans la poésie québécoise contemporaine : « [les écrivains], Ils se trouvent très souvent dans la
position d’observateurs, une position dont le point de départ serait celle de l’homme ou de la
femme à sa fenêtre, fréquente par exemple chez un poète comme Louise Dupré, et qui aurait paru
le comble de l’inertie et de la non-intervention dans la poésie des années 1950 ou 1960 »
(Lectures 231). Nepveu ajoute que cette position appelle un questionnement profond de l’être
dans une démarche qui correspond exactement à celle de Dupré qui part de la perception avant
de se conceptualiser : « Le paysage d’où surgit ce questionnement est d’abord et avant tout
l’extérieur d’un intérieur, l’horizon même d’un questionnement métaphysique, quelque chose qui
ressemble beaucoup à ce qu’Heidegger appelait ‘l’être au monde’, cette spatialisation originaire
du sujet avec tous ses corollaires : l’orientation, la déréliction, le souci » (Lectures 233).
Cœur de la maison, la chambre obéit au mouvement à la fois de protection et d’envol sur
l’extérieur. Lépine l’explique dans une vidéo Vivante26, complétant une lecture de poèmes par
Dupré où il est beaucoup question de chambres. Ayant souligné l’importance primordiale de
Virginia Woolf sur le travail d’intériorité de Louise Dupré, Lépine constate que « la chambre
occupe une place prenante » dans l’oeuvre de l’artiste. Parlant de chambre analytique, il nous
offre peut-être la meilleure définition de cette chambre :
26
Ce passage est tiré d’une interview de Stéphane Lépine, (critique littéraire québécois), avec Louise Dupré après
une lecture de textes par l’auteure dans une vidéo intitulée Vivante, réalisée par Jean-Pierre Masse.
.
76
La chambre, lieu clos, refermé sur soi-même, c’est le sas par lequel il faut
passer pour s’ouvrir aux autres, comme si l’écrivain, l’artiste et tout être
humain devait y passer, accéder à cette solitude absolue pour enfin pouvoir
s’ouvrir à l’autre, dans un double mouvement de recul face au monde pour
retrouver son propre espace, espace intérieur qui permet de dialoguer vers le
monde. (Vivante)
Cette définition de la chambre de l’écrivain au travail retouche quelque peu le portrait de
la femme inerte à la fenêtre. Il est vrai que l’œuvre de Dupré donne l’impression d’un grand
monologue intérieur d’un sujet qui se pose des questions, hésite et éventuellement décide d’agir,
Emma, particulièrement. Il est aussi vrai que chez Dupré, les chambres sont très actives et
diverses par l’imagination, comme l’exprime si bien Lépine. C’est la chambre d’échos, « une
théorie des chambres ou de l’écho, on ne sait pas bien » (Vivante), la chambre noire où les
images prennent forme sous nos yeux, c’est la chambre d’enfance, de l’amour, de la rencontre
intime avec l’autre et avec soi-même, c’est finalement l’antichambre de la mort, qui nous renvoie
à un ultime paysage. Dupré, dans la même interview avec Lépine, fait écho au travail entrepris,
notamment dans le recueil intitulé Chambres :
Ce que je veux faire, c’est une chambre à multiple résonances, une chambre qui
révèle parce que le mot camera en italien veut dire chambre, et ce mot-là est très
important pour moi. On parle de chambre noire dans la photographie, donc ce que
j’essaie de faire, c’est de m’enfermer dans une chambre noire pour voir ce qui se
révèle. (Vivante)
L’action de la chambre, au fil des textes, s’identifie au besoin d’un espace pour la femme.
Il est même possible de reconstituer, à travers ces différentes chambres, toute une chronologie de
77
la vie d’une femme. Cette urgence de « chambre à soi » se fait sentir dès l’enfance chez la
narratrice de La peau familière : « Je n’arrivai pas à comprendre le projet ma place toujours plus
à l’étroit dans la chambre et cela s’enlisait doucement sous le poids des générations » (PF 82). La
chambre étouffante ici évoque à elle seule l’emprise des générations qui pèsent sur l’identité de
l’enfant. De la même manière dans «Invariables», première partie de Bonheur, pour le frère, « la
chambre tremble » (B 14), «la chambre enserre, la chambre exténue » (B 17). Comme nous
l’avons vu en étudiant les rapports de miroir entre la ville et Anne dans La voie lactée, la
chambre bat au rythme des émotions des protagonistes. La pièce ne suffit plus, il faut d’autres
cadres pour s’inventer, la sœur adolescente ferme la porte. « L’après midi, elle se retire dans sa
chambre. […] Elle lit […]. Il lui arrive de détacher sa blouse, sa jupe. Elle se touche, écarte les
dents » (B12). Quant à la narratrice de Chambres, le passage de la chambre d’enfant à la
chambre ou le lit du désir, marque la transition vers l’adolescence où la fille se réfugie dans les
livres et les rêves autoérotiques, anticipant les affres de la passion décrits dans Bonheur : « Le
mot chambre avait fait céder le cœur » (B 65). Réflexion identitaire qui marque la fin des
masques et faux semblants, au constat de l’échec d’une relation où seuls les gestes sonnent vrais
dans leur désespoir, la passion est en fait celle des mots de l’amour : « Pardonne-moi d’avoir fait
oui de la tête quand tu as prononcé le mot chambre, je savais que surgirait amour et corps et
continuité […] pardonne-moi de n’avoir pas su te dire que je ne survivrais pas » (B 66).
Vidé de son potentiel érotique et amoureux, de l’intimité de la rencontre, Tout près offre
un regard sur les chambres du passé : «Voila que je prends le mot amour dans la pauvreté de mes
mains, et la lumière se met à courir sur l’abandon des chambres » (TP 21). A la suite de
multiples grossesses, la chambre protectrice devient pour la femme une chambre vide d’amour
quand l’homme se fait absent. Triste figure que partage parfois la chambre d’hôtel, chambre
78
d’attente de courtes liaisons qui, le plus souvent, laissent un goût amer. La voix poétique de «
Tourist Room » s’immisce dans la pièce, retrace dans un regard de peintre, le pathétique de cette
angoisse stagnante, cette tristesse dans la ville, dans la chambre, à la fenêtre, face aux murs. Une
femme parée attend, délaissée par les éléments d’un espace indifférent et muet :
Peut-être tardera-t-il et la fiction montrera peu à peu l’inconfort du lieu,
toute la ville ramassée dans la chambre soudain triste, délabrée. elle ne
bougera pas de la fenêtre, ne s’échappant que dans le deuil des scénarios.
Le malheur l’après-midi, c’est de rester seule avec ses dessous en soie à
chercher une silhouette qui fasse chair. le plus grand malheur, c’est d’en
être là, petite chose guettant l’illisible d’un mur, d’un rideau. La douleur
ne se donne-t-elle pas toujours comme ce qui n’arrive pas à prendre forme,
quand les signes persistent à se taire.( CH 39)
Cette chambre vide, anonyme, comme « les gestes vides », « une chambre de nulle part »,
produisent des effets similaires dans La voie lactée, renforcés par la répétition de l’adjectif vide
au départ de l’amant (LVL 178-79). Chambres est aussi la chambre d’attente, lieu inconfortable,
entre autre l’espace funéraire. Ce lieu dont on ne revient pas fait que la narratrice toujours
torturée par la mort, en vient à se demander:
« La dernière demeure n’est-elle pas une
chambre ? » (CH 64).
Toutefois, les voix poétiques ou les narratrices dans l’œuvre de Dupré émergent toujours
de cette vue pessimiste, devant l’inexplicable de « cette torpeur devant la chambre disparue »
(CH 67). Que se soit en poésie ou dans les romans, l’espoir finit par renaître. Il se traduit, à la fin
du recueil Chambres par un tableau de souvenir adolescent, espace flou entre l’enfance et la
maturité, avec seules les étoiles comme demeure : « Chambre en couleur » rappelle les premiers
79
amours et la mer : « nous avons dormi sur le sable comme s’il s’agissait de la première
chambre » (CH 82).
Dans l’œuvre de Dupré, cet espace qu’est la chambre est un espace vivant, d’accueil ou
d’attente, reflétant la joie, la peine du personnage allant jusqu’à être happée, transpercée. Elle
devient vulnérable, illustrant la peine du grand-père défunt, « jusqu’à dévorer la chambre,
impressions de murs friables, de papier, de cloisons transparentes que rien ne protégerait plus
contre les foules envahissantes. La peau, rétrécie, n’envelopperait plus suffisamment contre le
soleil » (CH 63). Cette image annonce le pouvoir de la mort, détruisant, dans une double
comparaison, la protection de la chambre et la membrane de la peau. Mur d’indifférence face à
l’angoisse, c’est aussi un endroit d’enfermement la nuit qui hante tous les textes de l’écrivaine.
Fantasmes où les murs soit s’épanouissent dans le bonheur soit se renferment dans les
cauchemars de la nuit : « La nuit se dresse, bloc dur, rempart de glace contre les murs de la
chambre. Elle m’emprisonne devant une ombre qui m’ignorera jusqu’au dernier reflux de son
sang dans le cœur » (LVL 103). Flexibles, les murs s’écartent et se referment, ils se resserrent ou
s’épanouissent, images figurant l’état de malaise ou de joie du sujet. Ainsi, par extension, comme
les planchers qui craquent de La voie lactée, les murs comme la maison vivent et se plaignent.
La propriété des murs a une fonction multiple chez Dupré. Souvent de mauvais augure,
ils se fissurent, s’ouvrant sur la nuit cauchemardesque. Le recueil poétique Bonheur figure une
chambre habitée par la « catastrophe ». Tragique, elle pénètre par les murs: « peu à peu, le mur,
les fissures noires du mur qui s’écartent jusqu’à s’ouvrir. C’est par là qu’elle pénètre dans la
pièce et imprime le noir » (B 9). Le frère fixe des ombres fantasmagoriques; dans un univers de
mauvais rêve, il recouvre « les fissures du mur qui s’écartent la nuit pour l’engloutir » (B 13). La
chambre, par l’intermédiaire des murs, peut également devenir une frontière poreuse qui abrite
80
l’enfance et permet une communication entre l’intérieur et l’extérieur. Plus avant, pour couper
court à l’imagination folle, la femme se veut « murée dans une plénitude» (B 43). Peu à peu, le
malheur se dissipe et la chambre devient espace de bonheur résumée par cette belle expression :
« Le bonheur n’est pas l’envers de la mélancolie, mais son mur de lumière » (B 93).
Parlant de l’image poétique, Bachelard analyse les images de l’espace heureux « qui
visent à déterminer la valeur humaine des espaces de possession, des espaces défendus contre
des forces adverses, des espaces aimés » (17). Autant l’exemple de la chambre vide du grandpère subissait l’envahissement des forces adverses ultimes, autant ce passage de La memoria est
particulièrement évocateur d’un espace heureux: il associe la maison, les murs, les fenêtres, le lit
pour exprimer le périple, la traversée d’Emma sur la voie de la guérison. A la suite d’une
déception, cette dernière balaie la pièce du regard et note « […] la fissure minuscule qui
s'allongerait d’ici quelque années. Voilà une détérioration qu’on pouvait prévoir. Et réparer »
(LM 155). Métaphore de son âme ébranlée, l’idée d’un pouvoir réparateur la réconforte et la fait
rêver d’un amour qui serait comme une maison. Apaisée par cette image, Emma finira la soirée
dans l’air parfumé, dans une lecture de rêve : « Ma soirée, je l’ai passée dans les pages de livres à
la tranche dorée, je ne l’ai pas passée enroulée en boule au fond de mon lit, comme en novembre
dernier » (LM 155).
Lorsque Emma est délivrée des puissances maléfiques nocturnes ou de questionnements
métaphysiques, la chambre est associée à l’amour. Son lieu favori, le lit, peut être un refuge
comme l’est la maison. Véritable rempart, « il ne nous reste qu’à monter le tunnel noir. Il se
terminera dans ma chambre, au creux de mon lit. La nuit s’y étendra captive et rassurée » (LM
97). Le lit, conducteur d’inspiration est aussi une protection: « Le matin, je me blottis au fond du
lit, avec plusieurs oreillers, je travaille à ma traduction » (LM 76). La chambre avec ses murs et
81
ses fenêtres, offre ainsi un cadre privilégié et protecteur. Comme le dit justement Corriveau, le
plus souvent elle fait figure de « chambre protectrice » (« Faire acte » 12).
Fortement présente dans l’œuvre de Dupré, la fenêtre est l’œil du poète. Les fenêtres sont
l’image du travail de l’écrivain poète qui, par la fenêtre, s’ouvre sur l’immensité du monde. Ainsi,
entre chaque épisode de poésie narrative de Tout près, des « Fenêtres » apparaissent et donnent
des moments de poésie versifiée. Cette inscription littérale de la fenêtre comme la représentation
qui en est faite dans les écrits de l’auteure sert de cadre en même temps qu’elle propose une
scène différente ou une ouverture ou un manque. La richesse et la diversité des attributions du
mot fenêtre comme de la chambre d’ailleurs, tout au long de l’œuvre de Dupré, sont frappantes.
Les fenêtres s’ouvrent, se ferment, « il voit la sœur ouvrir la fenêtre, mais il la referme aussitôt,
d’un mouvement buté » (B 10). Elles semblent modulées selon l’état d’esprit du personnage.
Elles peuvent rester irrémédiablement closes comme les chambres, indifférentes à la mort.
Devant l’incapacité de pénétrer la tombe, « la vie rodait à la fenêtre » (UE 42), la fenêtre
disparaît avec la mort, « Il n’y a ni fenêtres ni portes à ta demeure » (UE 44).
Douées de multiples pouvoirs évocateurs, il y a des fenêtres qui éclatent, comme peut le
faire la voix, lorsqu’on passe au travers pour tromper l’attente: « la vitre éclate et elle bascule.
Les surfaces prennent une toute autre dimension » (CH 50). Franchissement d’un espace, les
fenêtres, « s’enjambent » (CH 68) vers le lointain ou sur le vide. Elles sont habitées ou désertées:
« Le mot chambre avait cédé le cœur. On ne pouvait plus supporter cette main sur le ventre et
pourtant, on restait là, sans broncher, la tête à une fenêtre désertée où tremblaient des nuages, la
tête désespérément seule et triste » (B 65). La terre promise perdue, le cadre de la fenêtre ne
suffit plus : « J’avais murmuré départ, tu avais prononcé fuite, comme si la fenêtre, n’arrivait
plus à contenir l’exil » (B 73). La fenêtre permet aussi l’ouverture sur l’imaginaire: « Il y aura
82
une fenêtre sur l’inconnu du soir, des mers de ciels qui avalent le regard jusqu’au sombre des
images » (TP 33). Parmi toutes ses fonctions, représentation du passage sur un autre espace, la
fenêtre exerce même un pouvoir régénérateur, « Vues sous un certain / angle, les fenêtres /
recommencent / le monde où fusionnent / les mains » (B 31).
Dans sa rêverie intitulée Fenêtres, Jean-Bernard Pontalis fait l’éloge de la fenêtre, de la
fenêtre au bord de laquelle il écrit. Pour lui, elle représente l’endroit d’où s’envole l’écriture : «
La table où j’écris: toujours au bord d’une fenêtre; dans la maison de l’été, elle s’ouvre sur la
lande, un petit bois et au coin de la mer » (15). Il poursuit : « Je pourrai retracer les étapes de ma
vie comme une succession de fenêtres qui s’ouvrent » (15). C’est exactement l’impression que
l’on à lire Dupré. Sa position à la fenêtre rappelle la représentation spatiale de Pontalis : « Ma
‘topique’ subjective est à la fois celle des fenêtres ouvertes et de la chambre à soi » (16).
Ouverture sur le monde, la fenêtre représente l’espace ouvert sur l’univers de tous les possibles
et l’espace intérieur, point de départ de la réflexion créatrice, son refuge poétique.
Il semble qu’à l’extérieur de la chambre, quelle qu’elle soit, toujours comprise dans la
maison, entre les murs et les fenêtres, se trouve le chaos du monde. Chez Dupré, la femme en
tant que sujet en appelle à ce chaos pour survivre, comme un fente qui s’ouvre, pour se retrouver,
« vivante à nouveau parmi les décombres » (B 19). Son écriture adhère à ce mouvement dans
l’espace : « L’écriture se promène de l’intérieur à l’extérieur » (Corriveau, « Poème » 43) des
chambres, de la maison, de la mémoire voyageant par les fenêtres et au delà des murs poreux de
la conscience. La maison figure donc l’identité d’une femme en train de se faire, de se perdre, de
survivre en un mouvement d’intériorisation et d’expression.
Si la voix poétique affirme dans son dernier recueil, Une écharde sous ton ongle, « le jour
est ta demeure » (UE 17), se rassembler au plus profond de l’écriture suppose que l’univers est
83
en pièces : « A l’aube, une femme a lieu, elle le rassemble puis l’oublie à ses pierres, le
crépuscule revient, demain il faut recommencer. Le jardin continue la chambre, horizon ambigu
où les doigts se mesurent à la précarité » (B 96). Tout comme l’image du jardin dans La
memoria, la chambre est un espace d’exploration par où la femme donne naissance au monde,
image du sujet occupé à se dire. C’est un espace dans lequel le temps est élastique et importe
peu. Les heures et les jours se dissolvent dans le temps privé de la chambre toujours pleine de
promesses. Quand le temps se recolle, « à ma table de travail, je ne suis plus partout à la fois. Il y
a des murs et des fenêtres, des entrées au dictionnaire…distances et tous les pays que je
survolerai un jour » (LM 117). La chambre est le centre, le jardin intérieur de la femme quelque
soit l’âge : « Je vais avoir quarante ans. Mais je ne suis pas arrivé à faire le lien entre mon âge,
l’amour et le désordre de la chambre » (LM 84).
Essentiellement, dans l’œuvre de Dupré, l’espace que constitue la chambre reste un
refuge physique et émotionnel pour la création et l’écriture de l’amour sous toutes ses formes, «
dans des poèmes / que tu termineras tard les soir / quand la chambre où tu t’es réfugiée / ne
soupçonne pas encore la revanche de l’aube » (UE 16). C’est de la maison, du lit, de la fenêtre,
que s’édifie l’ouvrage, Vallarino l’explique: « Les exigences de la discipline vont enfermer
l’écrivain dans l’espace fermé du bureau ou de la chambre. De là, à partir de là, de ce recevable
de vies, d’imaginations et de lectures, vont se mettre a grandir les frontières intérieures de
l’écrivain » (145). Chez Louise Dupré, ce questionnement sur la vie est appelé et conforté par
l’image d’une ville, une demeure, métaphore d’un jardin intérieur à découvrir, comme le montre
cet extrait de « Poème Liberté »: « Dans les yeux s’allume une ville, qu’on n’a pas pris la peine
de visiter » (TP 81).
84
Associée à un espace réel ou symbolique, mesurable ou intériorisé, l’expression « Tu
cherches les clefs de ta maison » prend toute sa force. Elle illustre le cheminement de la réflexion
intérieure de l’auteure par le regard qu’elle porte sur les lieux, les paysages. Collot explique ce
regard :
Cette conception du regard et du corps tout entier avec le paysage explique
que peut s’investir dans celui-ci toutes sortes de contenus psychologiques.
Puisque le paysage est lié à un point de vue essentiellement subjectif, il
sert de miroir à l’âme. Le paysage n’est pas seulement habité, il est vécu.
La quête ou l’élection d’un horizon privilégié peut devenir ainsi une forme de la
quête de soi. Le dehors porte témoignage pour le dedans.
(« Horizon » 122)
Cette réflexion s’adapte particulièrement à l’écriture de Dupré, les lieux intérieurs ou
extérieurs témoignent d’une vision personnelle de l’espace. Ils permettent une ouverture sur le
monde, expriment des nuances affectives. C’est ainsi que le paysage extérieur influe une énergie
physique, cosmique et psychique sur les narratrices, établissant une correspondance entre la
nature et la vie. La représentation visuelle de l’espace réel ou soumise à l’imagination, est
fortement sentie, rendue essentiellement par le regard, les sens, d’un sujet habitant l’espace. Ce
regard, cette connivence avec le paysage passe par le corps. Collot, en associant le corps au
paysage dans une démarche qui part des sens annonce l’importance du corps, espace qui, comme
les lieux, illustre l’approche sensorielle de l’écriture de Dupré. L’approche concrète de Louise
Dupré passe par l’effet du paysage et de tous les sens. Sans frontière établie, les lieux extérieurs
ou intérieurs ne sont pas cloisonnés, ils s’interfèrent et sont en corrélation constante dans son
écriture.
85
La chambre est l’espace nodal de l’écriture de Dupré. Plus qu’une pièce, elle habite les
joies, les peines, l’amour, l’enfermement, l’ouverture, la banalité de la vie, dirai-t-on. De manière
concrète, l’espace des lieux permet de voir et agir une femme actuelle, attachée à son pays, qui
vit à Montréal, qui mange, qui aime, qui rêve, qui écrit, une femme qui s’inscrit dans la
quotidienneté. Les chapitres suivants vont démontrer que tout en parlant des grands thèmes de la
vie essentiels à la survie et au regard de poète, la femme dans l’ensemble de l’œuvre de Louise
Dupré reste ancrée dans la réalité. Cette approche est sa force et sa singularité.
86
CHAPITRE III. L’ESPACE DU CORPS
«La relation à l’écriture, c’est la relation au corps »
(Barthes II, 1561)
3.1 Le corps : inscription du sujet dans l’espace
Dans l’œuvre de Louise Dupré, les modalités de l’intime sont imagées par les lieux,
profondément ancrés dans l’espace et dans l’univers de la maison. Elles se ressentent également
dans la manière de les habiter que sont les gestes, qui expriment les sensations. Si, « tout est
espace pour un écrivain » dans L’écrivain et l’espace, le corps peut être considéré comme le
premier espace au sein de l’écriture : « L’espace est la matière même dont nous sommes faits
[…]. Pour chaque être vivant, c’est dans la texture d’un tissu humain que se constitue le premier
espace » (Ouellette-Michalska 53). Manifestation de l’inscription du sujet dans l’espace en tant
que femme, dans une dialectique prégnante des sphères du dehors et du dedans, l’espace du
corps, des gestes, du toucher, de la peau comme agent conducteur, servent de métaphore
puissante entre texte et acte de lecture.
Les gestes quotidiens, maternels et amoureux mettent en valeur l’importance du corps,
espace physique et psychique aux rapports complexes. Ils participent à une tentative de décrire
l’espace d’un parcours intérieur. Selon Natacha Lion sur Serge Leclair, « lorsque l’on resserre la
métaphore de la maison, la chambre, le lit, le couple, le corps, on en vient à penser que le plus
intérieur, le plus intime, c’est l’intérieur du corps » (168). Très présent dans l’écriture actuelle
des femmes, le corps occupe une place prépondérante dans l’œuvre de Dupré. Ecrivant à partir
de sensations, le rapport au corps, chez Louise Dupré, est primordial et également en symbiose
avec l’écriture, qui passe par le corps. Au delà du cadre de la fenêtre, explose une poésie, un
87
érotisme qui contribuent à la singularité des textes de l’écrivaine. Le corps désirant renvoie à la
sensualité de l’écriture, comme la poésie des lieux. Dans un mouvement de jouissance tendant
vers l’infini, la mise en valeur de la sensualité, de la sexualité, est frappante par la diversité et
richesse des registres exploités. Ce chapitre illustre particulièrement l’approche originale de
l’écrivaine qui part de la réalité des sens pour aller vers les émotions et s’intellectualiser ensuite.
Dans cet espace que constitue le corps, l’écriture de Dupré s’impose dans un glissement sur la
peau, comme sur la feuille de l’écriture, qui pourrait définir également sa manière d’écrire.
Parler du corps était un phénomène rare dans la littérature québécoise jusqu’en 1945,
selon Gérard Bessette : « Nos anciens personnages de roman sont très peu incarnés, il sentent
très peu leur corps, il se sentent très peu vivre, très peu durer, vivre, mourir » (259). En publiant
La peau familière il y a plus de vingt ans, Dupré « osait » le corps, dans le sillage d’autres
contemporaines. Suzanne Lamy rappelle que l’écriture au féminin est faite de découvertes, « ces
érotisations nouvelles sous des formes très diverses qui se trouvent dans les textes de Chantal
Chawaf, de Jeanne Hyvrard, d’Hélène Cixous, de Monique Wittig, de Victoria Thérame, de
Mara, de Marguerite Duras […] ici, de France Théoret, Yolande Villemaire, Monique LaRue,
Nicole Brossard, Carole Massé, Louise Dupré, Madeleine Gagnon et de plusieurs autres,
questionnent le monde » (Quand 20).
Sujet tabou comme le sexe, le corps est devenu un véritable symbole culturel. Devenu
objet médiatisé, l’euphorie s’est installée chez les consommateurs dans une société de
l’apparence à la poursuite d’un corps plastiquement parfait, mais incapable de vieillir. Ce n’est ni
un corps de désir ni érotique, Roland Barthes le constate: « Le corps que nous voyons dans la
publicité ne nous apparaît jamais comme un corps destiné à mourir. C’est bien ce qu’on pourrait
appeler un corps glorieux » (III, 915). L’esthétique du corps, plus qu’un objet publicitaire, est
88
devenu un phénomène de modernité. Barthes a beaucoup insisté sur l’importance du corps dans
ses entretiens et ses écrits: l’écriture passe par le corps. Sensible à l’aspect physique de l’écriture
et à son développement dans l’espace, « [L]’écriture, c’est la main, c’est donc le corps: ses
pulsions, ses contrôles, ses rythmes, ses pensées, ses glissements, ses complications, ses fuites,
bref, non pas l’âme (peu importe la graphologie), mais le sujet lesté de son désir et de son
inconscient » (III, 917).
Il est certain que la conscience de soi, par rapport à notre époque, passe par le corps. Le
genre d’écriture que pratique Louise Dupré, posant son regard sur la vie contemporaine au
féminin, glorifie le corps de même que le quotidien, trait caractéristique des écrivains dits
« postmodernes » au Québec. Un des nouveaux aspects de l’écriture des femmes, auquel
participe Dupré, outre l’érotisme très présent dans les textes, est de parler du corps non pas
sublimé ou souffrant mais de cette thématique du corps comme les maladies, l’accouchement,
faits rattachés à la vie concrète de la femme, auparavant occultés. La présence du corps dans le
paysage littéraire des femmes ayant pris une place prépondérante, l’espace du corps et ses
représentations littéraires font l’objet d’études et de recherches universitaires depuis ces
dernières années27. Dans la littérature des femmes au Québec, il est important de noter pour
mémoire La barre du jour, qui publie dès 1977 des numéros réservés aux femmes, par exemple
«Les corps, les mots, l’Imaginaire». En 1990, dans Writing in the Feminine, Karen Gould, se
penchant sur le travail de quatre auteures québécoises, Nicole Brossard, Madeleine Gagnon,
Louky Bersianik et France Théoret, relève, entre autres problématiques, le rôle du corps féminin.
Karen McPherson souligne dans sa critique de l’ouvrage, « a persistant tendency towards radical
27
En exemple, en 2005, « Le corps dans les littératures francophones » fait l’objet d’une recherche en cours à
l’UQUAM. Récemment, un congrès en Octobre 2005 à Limoges a eu pour sujet : le corps dans le corpus litteraire
québécois, regroupant des critiques comme Janet Paterson, Lori Saint Martin. L’importance du corps s’est fait sentir
chez certaines écrivaines québécoises dès 1975.
89
inscription of the female body ».28. Dupré s’inscrit dans cette démarche. Elle l’explique dans un
interview avec Jean-Pierre Lépine, extrait de la vidéo Vivante : « Je suis une personne de
l’intimité portée par une vision politique et sociale, mais ce qui m’intéresse avec le quotidien, ce
sont les petits gestes qui font ma vie et la vie des femmes ». Si l’on ajoute l’influence de Sylvia
Plath, dont la poésie a pour thème dominant la peau, la démarche de Dupré est celle d’une
femme contemporaine ayant saisi avant la lettre l’importance du corps, de la sensation qui nous
amène au désir et à la jouissance, autre thème crucial de son œuvre.
Depuis la libération des femmes et l’évolution mouvement féministe dans les années
quatre vingt, parler du corps est un sujet amplement exploité qui risque de basculer dans les
clichés et de s’enfermer dans les stéréotypes. Avec originalité et justesse, Dupré aborde ce sujet
délicat qu’est le rendez-vous avec le corps, domaine soi-disant typiquement féminin. Louise
Dupré se distingue et innove en plaçant sa démarche poétique à partir des sensations, à partir du
concret au sens propre du terme suivant la formule de Chantal Chawaf : « Le lexique est d’abord
le corps, le cerveau, et ensuite, le dictionnaire » (9). Il semble que jusqu’à présent, les écrivaines
québécoises contemporaines aient tendance à appréhender le corps dans une vision plus
théorisée, plus intellectuelle ou partant de l’imaginaire. Je pense à Nicole Brossard, Madeleine
Gagnon, France Théoret, Elise Turcotte. Cette impression est due au fait que certaines
« théoriciennes » du corps ont reçu plus d’attention critique que d’autres écrivaines moins
théoriques et plus sensuelles comme Madeleine Ouellette Michalska, par exemple. En situant le
corps comme ancrage de sa recherche de langage, Dupré se rapproche de la tradition de Louise
Labé et Colette, femmes qui se sont distinguées en célébrant le corps et la sexualité féminine à
28
La critique de Karen McPherson apparaît dans Québec Studies 11 (Fall 90 / Winter 91) : 140. Voir aussi Féminité,
Subversion, écriture», où Suzanne Lamy, Irène Pages et Louise Dupré parlent de l’importance du corps dans
l’écriture, de « donner une dimension corporelle à l’écriture » (28). Il s’agit de mettre en mots le corps car « La
recherche de notre identité commence par un voyage au centre du corps » (95).
90
partir des sens. L’importance accordée aux gestes quotidiens et le traitement qu’en fait Dupré, les
dégage de leur banalité, pour en donner une grande portée. Ils mettent en valeur les sensations
que procure la peau, comme l’écrit André Marquis dans sa critique de Bonheur : « Le corps de la
femme aimée est perçu ‘comme une citation de chair’ » (18). Marquis poursuit : « Tous les sens
sont mis à parité pour contribuer à la découverte de ce corps et a sa célébration (l’odorat, le goût,
le toucher, la vue, l’ouie) » (23). La réussite du recueil réside dans la richesse des registres
poétiques et la nuance des tons employés pour célébrer le corps de la sensualité à la sexualité, à
l’érotisme. Avec goût, Dupré perpétue une tradition, tout un art qui privilégie des moments de
détente sensuelle, de l’étreinte, de la douceur à l’éclatement des sens.
3.2 Le répertoire infini des gestes
« Les auteurs aiment à suggérer la vie dans ce qu’elle a de plus quotidien » (62),
remarquait Béatrice Didier en 1981. Dans l’écriture intériorisée de Dupré, les gestes banals sont
posés, décrits et répétés de manière à structurer l’identité, à rendre visible l’essentiel. Par de
simples gestes, l’écrivaine offre un authentique récit d’une vie de femme traduisant l’espace dans
lequel et par lequel se livrent ses pensées. Par exemple, La peau familière, construit en sept
chapitres, comme l’articulation d’une semaine vécue, établit les assises d’une identité-femme.
Les taches journalières ponctuent le texte comme les motifs d’une céramique, le quotidien est
scandé par la mère avec sa fille, « 18 heures, les actualités, je mets la table pour ma fille » (PF
14), « je prépare un autre souper pour ma fille » (PF 19). L’écriture jaillit comme provoquée par
les gestes. Le langage apparaît comme le pain quotidien, qu’organise la répétition des gestes
domestiques; lesquels peuvent aussi affirmer leur préséance sur le langage: « Le geste, le geste.
Y joindre le geste à la parole, ensuite si cela vient » (PF 35). Ainsi, au rythme des nouvelles
91
télévisées, la narratrice cherche le moyen d’écrire sa vie, « 18 heures tous les soirs ça parle de
moi à la télévision […], il me reste FAIRE ACTE, ECRIRE » (PF 16). Par cet acte souligné en
majuscules, elle élargit le discours. Comme les nouvelles télévisées, l’écriture est un pont entre
le quotidien des femmes, « ces millions de femmes qui prennent la plume à l’heure du télé
journal s’écrivent, on le dit, des lettres d’audace » (PF 13). Dans La peau familière, la pensée de
la narratrice a, comme elle le dit, « les mains rattachées au réel, » à la vie quotidienne. Dans un
double mouvement, si les taches quotidiennes entravent son besoin d’écrire, elles le suscitent et
l’alimentent en même temps.
Il est intéressant de noter l’évolution des gestes du quotidien et l’usage qui en est fait par
l’auteure. Dans les ouvrages qui suivent La peau familière, les motivations domestiques se
dissiperont dans le reste de l’œuvre de Dupré, la focalisation ne s’exerçant plus sur le soin des
enfants. La pesanteur des taches quotidiennes va servir de devoir de mémoire, dans le souvenir
d’un temps révolu, tel cet exemple caractéristique montrant le fossé entre les générations: le
geste de coudre. Particulièrement explicite, il est cité plusieurs fois dans les nouvelles, « Le dé à
coudre » en particulier : « Sous l’éclairage jaune, elle essayait de voir comment elle pourrait
tailler le vêtement d’enfant dans les morceaux déjà découpés. Alors elle étudiait le patron.
Etudier, oui, voila bien le mot qu’elle employait. Etudier, elle vous en a donné l’exemple durant
toutes ces soirées d’automne où vous la voyiez penchée sur la table, les ciseaux à la main » (100).
Dans ce tableau de la vie quotidienne, en utilisant le verbe « étudier » mis en italiques au lieu de
travailler, Dupré donne une image de sa mère au travail mais aussi un exemple d’éducation,
d’une mère soucieuse d’inculquer la discipline et le goût de l’étude à ses enfants. De même,
Emma observe sa grand-mère, « quand elle faisait des courtepointes, les centaines de carrés
qu’elle assemblait patiemment, avec ses vieux doigts, les retailles de la vie » (LM 148). Cette
92
phrase a un double intérêt, dont l’un, métaphorique, illustre la création personnelle de l’écrivaine.
Ces simples gestes parlent et peuvent définir toute une génération de femmes québécoises
confinées dans l’espace domestique. Ils marquent le pas franchi et l’évolution sociale et
historique du statut de la femme, thème qui sera abordé dans le chapitre sur les relations
familiales. De plus, les mots « rapiécer », « tailler » suggèrent une comparaison avec le style de
l’auteure écrivant par fragments de poésie, par retailles comme l’on dit, spécialement dans La
peau familière où les moments d’écriture sont volés au domestique. Empruntée à un vocabulaire
traditionnel, cette question de fragment invite à un clin d’œil sur quelques titres de la littérature
québécoise moderne et contemporaine. Les recueils de Miron, intitulés l’Homme rapaillé (1970)
suivi de Courte pointe, Retailles ( 1988) de Madeleine Gagnon, Célyne Fortin avec Femme
fragmentée (1982), illustrent une sorte de problématique de la retaille, du fragment, dans l’air du
temps des années quatre vingt. La couture, l’art de la reprise ne sont plus dans le vocabulaire
actuel, quoique qu’ils reviennent en tant que hobby comme le tricot. Emma, d’ailleurs, au lieu de
coudre comme ses mères va faire une utilisation originale du mot recoudre en parlant de sa vie,
de son corps, dans une formule lapidaire, « J’ai fait glisser le fermoir comme on recoud une
plaie » (LM 207). A l’image des mères effectuant une chirurgie cosmétique en reprisant les
habits, Emma va se « recoudre », se refaire une vie.
La vie quotidienne dans les romans La memoria et de La voie lactée, mettant en scène
des femmes célibataires de quarante ans n’a plus les mêmes valeurs. Elle va perdre son sens
d’obligation et se transformer en termes de fête. Les héroïnes vont la vivre dans le plaisir ou
comme dérivatif à un état d’âme, « le goût des gestes sans conséquences » (LVL 61).
Témoignage authentique d’une certaine femme moderne libérée des contraintes domestiques,
faire la cuisine, les courses, deviennent un divertissement que l’on partage ou que l’on savoure
93
pour son propre plaisir. Débarrassés de leur caractère de routine, ces gestes font figure de
thérapie comme l’exprime Emma :
Je suis rentré les bras plein de victuailles, comme si je préparais une fête. J’étais
allée jusqu’au marché à pied, j’avais mis une jolie robe, très fraîche, je m’étais
maquillée les yeux, cela faisait partie de mon nouveau courage, être belle, faire
des achats, cuisiner des plats raffinés, même si je mangeais seule. Ce soir, je
dégusterai des cailles à l’orange dans la salle à manger. (LM 165)
Les petits gestes d’Emma charrient toute une culture. L’idée de fête, de convivialité, les
gestes de flâner au marché, de se mijoter de petits dîners est une véritable jouissance, notion
peut-être plus abstraite en Amérique du Nord mais très prisée à Montréal, du côté français du
moins29. Cet ancrage dans le quotidien donne l’illusion du réel et de l’importance attachée au
concret des choses. L’attention portée aux simples plaisirs culinaires anticipe un autre registre de
plaisir du corps, de la chair, des sens, qui reflète les émotions et dévoile le caractère des
protagonistes. Privilégiant la détente, dans la nouvelle « Ailleurs New York », la routine est
orientée vers un autre plaisir des sens: la relaxation, notion très actuelle, cultivant dans des gestes,
l’art de se faire plaisir ou du « pampering »en anglais : « Elle décida se marcher jusqu'à chez
elle, elle se fera un sandwich au jambon qu’elle avalera en prenant un bain chaud, puis se
blottirait dans son lit pour commencer le roman commencé la veille » (52). Cette atmosphère
presque romantique, symbolisant une recherche, une qualité de vie quotidienne, antidote au
stress, se retrouve dans La voie lactée : « Puis ce sont les gestes du soir. Placer une symphonie
dans le lecteur de disques, me verser une bière, arranger les légumes pour la salade, passer un
chiffon humide sur le balcon. M’asseoir dans la lumière orangée du crépuscule et regarder la
29
On retrouve ce plaisir de la table avec Anne, qui, plus qu’Emma, sort pour dîner dans les restaurants en bonne
compagnie ou prendre un verre dans les cafés de Montréal.
94
ville, ralentie » (LVL 26). Les fonctions sont renversées, il est question de donner une valeur
spéciale à l’ordinaire : faire le ménage a une vocation apaisante et préparer un repas à la maison,
relève de la jouissance ou de l’exotisme pratiquement, surtout en bonne compagnie : « L’apéritif
était maintenant terminé et on n’avait pas choisi de restaurant […] Pourquoi ne pas manger ici,
un repas qu’on improviserait, un plat de pâtes avec une salade, tiens, on ouvrirait une bouteille
de vin et on continuerait à bavarder tranquillement » (53).
De simples gestes, en apparence anodins, ont une grande portée dans les écrits de Dupré.
Il suffit d’une seul geste pour évoquer toute une atmosphère, comparable à l’économie de mots
qui frappent juste dans sa poésie. Par exemple, le geste de la séparation, dans le sens positif du
terme, clôt La memoria tout en l’ouvrant sur un autre horizon : « et je franchis la barrière » (LM
211). Ce mouvement illustre le cap vers un nouvel espace, une nouvelle vie en même temps que
physiquement, partir à l’aéroport. Dans des circonstances différentes, le simple geste de prendre
la main de l’amant à l’aéroport se passe de commentaire : « Je l’ai suivi jusqu’à la barrière, j’ai
pris longuement sa main dans la mienne sans rien dire, tout aurait semblé ridicule » (LVL 24).
Ce petit signe symbolise amour, tristesse, tu me manques, etc. …, il évite une scène d’effusions.
Cette simple pression de la main est un appel, mais aussi une expérience pour saisir les limites
entre le « moi » et « l’autre». Rappelant l’image de l’horizon décrite par Collot dans le chapitre
précédent, il y a cette impression de barrière à franchir vers une nouvelle destinée : « Entre le
moi et le monde, l’horizon trace un trait d’union qui est aussi une ligne de partage
infranchissable, instaurant entre l’un et l’autre une relation d’intimité et d’altérité » (« Paysage »
236). En un geste, Alessandro va rassurer Anne et instaurer un contact charnel communiquant un
amour réciproque : « Il a porté ma main à ses lèvres et j’ai senti la douceur de sa peau contre ma
peau » (LVL 56).
95
L’exemple suivant, en un instant, retrace toute une amitié forgée sur de petites attentions,
tel un tableau : « J’ai posé ma paume sur la main froide de Jean-Bernard, nous resterions là un
long moment, pour dire cette vérité qui passe par les gestes, je ne suis pas amoureuse de toi, mais
je suis là, les gestes insignifiants, apporter un café […] tous ces petits gestes qu’on apprécie
quand on a reconnu la pauvreté de la vie » (LVL 42). Le pouvoir évocateur d’un simple geste est
donc fortement souligné et ressenti par le lecteur dans les ouvrages de Dupré. Le geste peut être
inoubliable quand la puissance du regard exprime à la fois l’émotion d’un frère qui a retrouvé sa
sœur et son soi propre, remarquable par sa sensibilité et son pouvoir d’évocation : « Les yeux de
François s’obstinaient à passer de la pluie à mes cheveux, puis de mes cheveux à son verre et je
m’enroulais dans ce mouvement, apaisée maintenant, confiante dans la mémoire des générations
» (LM 128). La portée du geste sur la nuque, répété comme une comptine, peut aller jusqu’à
dominer tout un texte, « ce geste, des doigts le long de sa nuque » (CH 90). Il porte littéralement
le recueil de Chambres. A partir de cette expression, la voix poétique revoit différentes nuques30,
sensations créant des émotions de joie ou de peine, que ce soit attendant un amant, se rappelant
d’autres amants ou le grand-père défunt.
Comme elle l’a dit elle-même, l’écriture de Dupré demeure liée au concret de l’existence.
A la lumière de ces extraits, il est évident que le sens de cet essentiel surgit de l’existence de tous
les jours. Ce sont des réalités concrètes qui rendent visibles l’existence du sujet, elle font office
de refuge et le maintient dans l’illusion d’une protection, d’un confort comme la maison et la
chambre. Souvent, la narratrice cherche réconfort près de son amant par les sens, dans le lit,
faisant office de surface unifiante, rêvant d’un monde simple et tranquille : « Cherchant ton
odeur pour remonter à la surface. […] je voudrais être une femme sans histoire étendue à côté de
toi […] Croire qu’il ne peut rien arriver à un corps lié au monde par le concret des choses, le
30
Mot fétiche, il faut noter la fréquence du mot « nuque » dans la poésie de Dupré, zone érogène privilégiée.
96
premier café le matin, la main dans la terre grasse du crassula ou le rideau, dentelle flottante
contre la joue » (B 87). Toutefois cet emploi du conditionnel cache une déception, « les gestes
qu’elle attend, le mal de ne pas recevoir » (B 47). Demeure l’espoir par le langage :
« Tenir
la chambre entre les bras, ne rien laisser fuir du paysage. Il doit bien exister des mots concrets
qui puissent me rassembler pendant l’amour, des phrases pour me rendre vivante » (B 74).Ces
même gestes insignifiants ont d’abord traduit dans Bonheur, une impossibilité de fusion. Petits
riens qui en disent long, ils peuvent aboutir à une rencontre impossible: « J’avais murmuré
départ, tu avais prononcé fuite, comme si la fenêtre n’arrivait plus à contenir l’exil. Séparés par
les petits riens -- le café, la cigarette, le silence --, nous ne pouvions plus nous mentir » (B 73).
Dans le répertoire infini des gestes, l’importance des doigts, des mains, vont même
jusqu'à servir de métaphore au passage d’un nouveau monde qu’ouvre la rencontre, comme une
autre fenêtre sur le futur : « Vues sous un certain / angle, les fenêtres / recommencent / le monde
où fusionnent / les mains » (B 31). Comme les ongles, les mains interprètent un registre d’images
aussi denses que variées. Particulièrement sensibles tout au long du recueil Noir déjà, les mains,
les doigts participent à l’expression du chagrin, de l’impuissance : « Il y a la main, mais coupée
[…] sur une page oubliée » (ND 63). En associant l’image de la main coupée à l’écriture, la
narratrice illustre l’incapacité d’écrire la douleur insupportable. Cette même image est reprise
quelques pages plus loin, la blessure enfin pansée, « une page de plus / qu’on offrira les mains
jointes / à la splendeur du siècle / attendant sa fin prochaine » (ND 82).
Outre le pouvoir que ces deux images apportent, alliant la main physiquement au geste
d’écrire, par leur contraste, elles indiquent la capacité de créer des images qui parlent à partir de
sensations. Ces deux comparaisons illustrent particulièrement la maîtrise de la langue et la
diversité, la richesse et la puissance du registre poétique de Dupré, passant de la peine de l’oubli
97
au plaisir glorieux. En schéma inverse, cette main de gauchère peut libérer la narratrice du poids
du chagrin, « de la main gauche, je détache le monde qui pend de toute sa lourdeur, à ma
ceinture » (TP 38). En règle générale, dans Tout près, elle permet le retour de l’espoir explicité
par ce geste généreux, offert de la main: « Encore une fois, je croirai que la nuit peut
commencer par un geste, tendre la main vers une autre main qui s’offre, sans anneau à
l’annulaire, l’été, pendant la danse des insectes » (TP 43).
3.3 L’espace de la peau, tissu de langage
L’importance de la fonction des gestes, quels qu’ils soient, est qu’ils sont fondateurs
d’une parole ou l’inaugurent, qu’ils en soient les précurseurs ou la remplacent : « Il n’aurait pas
été question entre nous d’une connivence, les gestes ne s’étaient pas tendus jusqu’à la parole,
cela, une intimité qui ne se transmet pas. l’intimité du café le matin du comment vas-tu quand on
s’assoit près d’une fenêtre découpant l’horizon de ses couleurs rosées » (B 67). Alliée aux gestes
venant du corps, l’image dominante dans les écrits de Dupré est véhiculée par la peau, les
sensations qu’elle procure. Ce thème appelle le parallèle de la peau comme espace physique et
métaphore textuelle de l’espace poétique. L’étude de Didier Anzieu, Le moi-peau, va nous
permettre de saisir la peau dans sa double signification, à la fois comme thème et métaphore
textuelle. Pour lui, la peau est un sujet de recherches de soins et de discours presque inépuisables.
Selon ce psychanalyste, le « Moi-peau » à l’origine, « est une figuration dont le Moi de l’enfant
se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme
Moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps » (39).
Le moi-peau possède deux fonctions reliées : acheminer une excitation et communiquer
un message, deux propriétés communes au texte et à la peau, la communication et l’émotion. De
98
plus, toujours pour Anzieu, la peau a des fonctions spécifiques. Premièrement la peau en tant que
sac est enveloppe de chair protectrice. Cette première fonction est évoquée spécifiquement dans
Tout près : « Ta désolation est plus forte que toi, elle s’enroule le soir autour de ton sac de peau »
(TP 58). Inversement, si le sac est retourné, l’être se révèle vulnérable, exposé sans protection au
monde extérieur dévastateur, « je risquais d’être abandonné à la dévoration, ventre ouvert sur la
place publique, viscères que fouillent des bêtes voraces » (TP 10). Il semble que l’on pourrait
étendre cette comparaison à l’espace de la chambre chez Dupré, sorte d’écorce protectrice contre
le monde extérieur mais aussi permettant une ouverture sur le monde par la fenêtre, deuxième
fonction décrite par Anzieu.
La peau constitue une interface en suscitant divers rapports du sujet au monde extérieur.
A à la fois dedans, dehors et dans une zone intermédiaire, elle rend possible les fantasmes d’une
peau commune sous l’effet de « dépendance symbiotique mutuelle» qui pour Anzieu, « assure
entre les deux partenaires une communication sans intermédiaire, une empathie réciproque, une
identification adhésive » (65). Bonheur nous dévoile de façon frappante ce fantasme d’une peau
commune dans la relation intime entre un frère et une sœur. Se souvenant du temps « [où] les
corps se rejoignent en une même blessure » (B 10), leur contact physique se fait par la surface du
dos, « il se colle contre le dos moite de sa sœur » (B 9). Dans une transmission très subtilement
décrite, sa sœur perçoit ainsi tous les signaux de son frère accolé contre sa chair, « elle sent un
râle dans son dos, l’enfant balbutie, l’enfant rêve » (B 23). La communication entre eux
s’exprimera à d’autres reprises en se prenant les doigts, « en posant sa joue contre son ventre» (B
14). Liée au monde de l’enfance, cette symbiose va être brisée par « la catastrophe », le passage
de la petite fille au monde adulte, son attirance vers les hommes. Le frère, alors, regarde
s’écrouler son monde magique tandis que sa sœur, fière de son nouvel individualisme : « Les
99
seins pointent. Elle oublie le souffle tiède, dans son dos, qu’elle quitte déjà » (B 16). Cette même
image sera reproduite en fin de texte dans une mise en scène différente. La femme dans les bras
de l’amant endormi englobe à la fois l’image d’un corps collé et la puissance du souffle de vie : «
Je me colle contre ton dos. Je respire ta respiration » (B 89). Un effet similaire est relaté dans La
memoria, mettant en scène des amants en quête de ce même désir de symbiose, quoique occulté
par un obstacle :
« Nous avons passé la soirée au lit. Mangé au lit, parlé au lit. Puis nous nous
sommes collés l’un contre l’autre et nous nous sommes endormis. Nous n’avons pas fait l’amour,
il y aurait eu trop d’absence dans nos gestes » (LM 105).
Le fantasme d’une peau commune reste, il va de soi, plus soutenu et fréquent dans la
relation entre deux amants où le corps à corps est le préambule ou l’aboutissement de toute
rencontre sexuelle. Les exemples abondent dans leur diversité et leur mise en scène, qu’ils soient
enlacés dans leur propre « espace » en donnant l’impression d’être « une des deux faces
respectives de cette surface commune » position suggérée en leitmotiv dans « Sargossa Sea » : «
nous nous tenions étroitement à distance » (PF 106, 112). Dans la dernière partie de Bonheur,
«Voix-off », la narratrice souhaite une communication de peau à peau : « Je voudrais être une
femme sans histoire étendu à côté de toi » (B 87).
L’image de la peau, en tant que surface qui se retourne, peut s’interpréter au niveau
même du texte. Le corps, rendu visible par le langage, devient récipient du langage. Anzieu
l’affirme explicitement : « Le moi-peau est le parchemin originaire, qui conserve à la manière
d’un palimpseste, les brouillons raturés, grattés, surchargés, d’une écriture ‘originaire’ préverbale
faite de traces cutanées » (104). La peau, dans cette perspective, devient un moyen de
communications. Très riche dans Chambres, basé sur le pulsionnel, ce recueil est un travail sur le
désir et l’amour. La peau éclate en métaphores. On parle de « peau de langage » (CH 33), tant au
100
niveau sémantique qu’imagé avec les expressions : « Une traversée de mots (CH 15), ou « les
foules circulant à travers la peau » (CH 15). Ainsi structurée, par l’ensemble de ses fonctions, la
peau infère la métaphore textuelle dans les textes. En tant que surface textuelle, le mouvement de
l’intérieur vers l’extérieur de la peau comme sac, interface, peau commune peuvent s’appliquer
aux œuvres de Louise Dupré et les éclairer. Je pense surtout à ses recueils poétiques où pour
rappeler la phrase de Corriveau, « l’écriture se promène de l’intérieur à l’extérieur » (« Poème »
43). Cette association du texte, tissu, peau, en tant que surface de rencontre avec soi-même, et
l’autre rejoint la conception de Barthes : « Poète en quête de mots à tisser, la peau traduit notre
détresse originaire » (III 51). Le corps devient alors une matière subjective, rendu visible par
l’écriture. C’est cette métaphore de la peau comme tissu, texte, qu’explore Dupré.
Une première image pour illustrer cette dialectique de l’intérieur est le sexe de la femme
et ses béances, « cet intervalle, plaie béante, le pari des genres » (PF 80). Cette image du sexe de
la femme a été utilisée par d’autre écrivaines31 dont Luce Irigaray, citée dans Stratégies du
vertige : « On peut dire, avec Luce Irigaray, que l’écriture au féminin reste mobile, fluide, à
l’image des deux lèvres de la femme qui se touchent constamment sans jamais se fermer » (27).
Le corps de la femme, comme l’écriture, peut est accidenté, et plein de trous, telle la description
de la jeune Fanny « […] les trous dans les jeans, les trous dans les bas, les trous dans la peau, les
trous dans la conversation » (LVL 37). Ce sont les béances que l’on pénètre comme pour forcer
l’écriture ou qui s’incrustent dans la peau comme les mots dans l’écriture, savamment distillés: «
J’ai lu, goulûment. J’ai avalé chaque mot jusqu'à ce que la moindre voyelle soit tatouée sur ma
peau » (LVL 30). L’adjectif « goulûment » inattendu, renvoyant au registre de la nourriture,
montre le débordement accentué par « j’ai avalé », doublant cette comparaison avec le corps. En
31
L’image du sexe de la femme, de béance est une image répétée dans l’écriture de Nicole Brossard.
101
interaction, la narratrice non seulement ingurgite, mais chaque mot est marqué dans sa peau
comme le mots sur la page de manière indélébile.
3.4 Le corps, surface de désir
Hommage au corps nu, l’expression de tatouage, de marque indélébile est reconduite :
« La nudité révèle ce que dissimulent les vêtements, une foule tatouée à même la peau » (CH 17).
Comme le vieillissement, souvent explicité par «une tache brune sur la main », obsession de
l’auteure, les mots sont à nouveau incrustés littéralement et de façon répétée dans la peau, image
très forte de l’intimité du corps et du langage. Le passage suivant, dans un mouvement inverse,
illustre la force du corps. Comme une spirale, il s’approprie, il dépasse alors la puissance du
langage : « Puis sa langue pénètre dans ma bouche, il me lèche, il veut avaler tous mes mots »
(LVL 56). Le corps devient la matière de l’écriture de La peau familière, « pages brossées à
même des chevelures lisses de cognation ainsi retrouvées » (PF 48). Le recueil donne à lire « des
tranches de vie » (PF 70), dans un souci de « trouver des traces d’écriture ancienne sur nos
corps » (PF 72). L’abondance des exemples démontre l’importance des sens, des sensations à
fleur de peau, pourrait-on dire. Parlant d’expérience amoureuse, la peau devient l’écriture dont
les fictions sont indécentes, « indécentes les fictions », la lettre d’amour se fait étreinte (B 71)
aussi faut-il « trouver des paroles à l’étreinte » (B 71).
Surface de désir, l’étreinte occupe une place de choix dans l’œuvre de Louise Dupré. La
sensation commence littéralement au bout des ongles « quand l’ongle traverse les pudeurs » (PF
97), « le bonheur des ongles qui s’agrippent » (B 71). Que ce soit dans les relations maternelles
ou d’amitié, la symbiose s’exprime par la caresse, « ces petites jouissances des corps l’index le
long des vertèbres quand le désir naissant de la fille pousse aux aveux » (PF 52). Chambres est
102
marqué par l’importance du geste sur la nuque qui déclenche l’imagination, elle l’est aussi par
les doigts : « Septembre et des doigts comme une manière de voir à même la peau » (CH 83).
Des gestes maternels aux gestes amoureux le contact des lèvres humides est d’un fort pouvoir
érotique.
Passant de la mère à l’amant, le corps se vit toujours par rapport à l’autre. Cet espace
relationnel provoque des sensations olfactives, au goût de musc et d’orange, visuelles et audibles,
façon expressive et suggestive de résumer une rencontre sexuelle : « la peau a des secrets
[…] ma voix éclate la voix sur l’acre odeur du mouillé » (CH 82). Le pouvoir du contact de la
peau révèle des espaces inconnus: « Il est des fractions de corps dont on ignore l’existence,
jamais nommées sauf dans l’amour, des espaces révélés dans l’exactitude d’un souffle ou d’un
ongle, quand toute distance s’abolit entre l’aine et le ventre » (CH 82). Contrairement à l’acte
sexuel, plus un envahissement et une appropriation de l’un par l’autre, l’étreinte est douce et tout
en nuances, registre que Dupré privilégie dans ses écrits. L’étreinte, plus subtile, est capable de
dévoiler des secrets : « Ma peau a des secrets que tu m’apprends, chaque fois que ta main
s’insinue entre mes cuisses, là, sous ma chemise, ma fourrure, noire» (CH 82). Marqués par
l’anticipation du désir, depuis les effleurements des doigts jusqu’aux caresses, le jeu des
caresses est non seulement d’une grande valeur suggestive, mais permet d’explorer le territoire
de l’autre sans essayer de le posséder.
Il y a une sorte de gratuité qui ouvre vers la connaissance de l’autre, la caresse, peut être
parmi d’autres, « l’expression la plus émouvante de la tendresse humaine » (Lévi-Strauss 346).
Dupré insiste sur l’importance des sensations, des émotions, à partir de l’établissement d’un
rapport tactile avec l’autre, elle le confie à Annie Molin Vasseur : « Une pensée du passage entre
moi et l’autre. Comme entre la métaphore personnelle et la théorisation pure. Il n’y a pas chez
103
moi de recherche de pensée qui soit désinvestie du corps » (65). Que ce soit dans son œuvre
fictionnelle ou ses réflexions critiques, Louise Dupré tente toujours de rattacher l’écriture au
concret, dans une perception personnelle où la pensée s’invente dans la mouvance, à partir d’un
rien, d’un geste, d’un effleurement. Pour Emmanuel Levinas, la magie de la caresse réside dans
ce qu’elle « ouvre sur l’insaisissable ». L’effleurement reste un préambule et qui plus est, très
excitant, anticipant la matérialisation ou l’échec d’une rencontre amoureuse. Il suffit d’un
rien…comme l’illustrent ces deux exemples choisis : « Je ne me suis jamais déshabillée devant
vous, Alessandro, vous ne m’avez jamais caressé la peau la plus douce, là, à l’intérieur des
cuisses. Vous n’avez pas connu la chaleur de mon ventre. Vous ne m’avez pas vu pleurer » (LVL
34). La nouvelle « Ailleurs New York » retrace la même expérience de ce jeu dans la quête de
l’autre : « Est-ce qu’on n’est jamais sure de l’effet que suscitera le glissement des mains sur ses
épaules, le premier moment où les paumes se moulent à la courbe des hanches, le tout premier
moment, celui où on ne sait pas encore si le corps acquiescera » (53). Anticipée en rêve, dans
cette nouvelle, la rencontre se concrétisera en fin de soirée, dans un silencieux bonheur : «
Silencieux maintenant, tandis qu’elle lui caressait les cheveux, tout avait été prononcé. (54). Puis,
dans un cri, elle se laisse «déborder », « ses hanches se cambraient et elle glissa contre lui, colla
ses lèvres aux siennes. Il la pris violement cette fois, il la débordait et elle devenait une femme
qui se laisse déborder » (55).
Les gestes amoureux se lient alors indubitablement et font corps ave les mots, toujours
sous le signe du glissement dans la nouvelle « L’intervalle » : « Un silence troué pourtant, je
baisse les yeux. Le rideau est tombé. Nous n’échappons plus à la nudité. Tes doigts glissent le
long de ma paume […] Ta main soulève mes doigts jusqu'à tes lèvres, tes mots simples prennent
corps dans la pénombre » (26). La rencontre, dans les recueils de Dupré, tient de l’effleurement,
104
à tâtons, toujours en quête de l’objet amoureux sans être certain de le saisir. Comme les mains
glissent sur le papier, « Je ferai glisser lentement les mots sous mon doigt pour les palper » (LVL
30), les doigts se frôlent exprimant tantôt la distance ou le désir d’annuler cette distance. De
même que les gestes suscitent ou repoussent la parole, les caresses appellent ou récusent les
mots : « Il faut se taire, les mains suffisent » (B 38). Au contraire, la parole est invoquée
précisément: « Je dis parle moi, parle-moi pendant l’amour, autrement parle-moi de ton corps »
(CH 14).
L’anticipation de l’étreinte, de la caresse est un appel à la jouissance comme le prouvent
les exemples précédents. Cet appel est très marqué dans le recueil Tout près. Dans une
personnalisation du fleuve associé à un corps de femme délaissée, la lumière est associée à la
caresse incapable ni de donner ni de recevoir, « et le fleuve tout à coup t’est apparu vieilli, raidi,
peau de femme que ni lueur ne réveille plus la nuit ni caresse au creux des reins » (TP 62). Cette
comparaison est, en fait, un appel pathétique à l’étreinte qui pourrait assurer la survie, « tu n’en
finis pas de chercher des visages capables de retenir la lumière » (TP 62). Levinas, dans Le
temps et l’autre définit parfaitement la subtilité de l’étreinte, la caresse, modulée chez Dupré :
La caresse est un mode d’être du sujet, où le sujet dans le contact d’un autre va au
delà de ce contact. Le contact en tant que sensation fait partie du monde de la
lumière. Mais ce qui est caressé n’est pas touché à proprement parler. […] Cette
recherche de la caresse en constitue l’essence par le fait que la caresse ne sait pas
ce qu’elle cherche. Ce «ne pas savoir », ce désordonné fondamental en est
l’essentiel. Elle est comme un jeu avec quelque chose qui se dérobe, et un jeu
absolument sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir notre et nous,
105
mais avec quelque chose d’autre, toujours autre, toujours inaccessible, toujours à
venir. La caresse est l’attente de cet avenir de cet avenir pur, sans contenu. (82)
C’est dans cette attente que la narratrice de Tout près place ses espoirs : « Sans doute me
faudra-t-il une main qui, dans le feutré des draps, cherchera ma cuisse, jour après jour, jusqu'à
mon agonie. Un corps pour me border, me confondre au luxe entier de son sommeil » (TP 42).
Le désir de fusion tend vers l’infini, la pureté, l’essence même de l’existence du sujet au delà du
genre, en un mot, survivre.
Il y a une sensualité toujours présente chez Dupré, en dépit de la mort, de la souffrance,
du ton noir de ses écrits. Elle déborde de ses textes où se mêlent le désir et la jouissance. Le
plaisir des sens réveillé dans les gestes quotidiens, que ce soit la vue d’un paysage, caresser les
cheveux, ou jouir d’un bon repas, s’exhibe avec force dans les plaisirs sexuels tout en gardant
une certaine pudeur naturelle. Dans ce terrain glissant qu’est le sexe, « l’endroit où le vêtement
baille » pour paraphraser Barthes, le poète se révèle: « Comme si un corps réel […] déchirait la
page où sans peine, sans risque, les mots voudraient continuer à s’écrire » (Philippe Jacottet cité
dans Bonheur, 85). L’érotisme déchire la page sans tomber dans la vulgarité, ni l’étalage, ce qui
est rare dans la littérature contemporaine actuelle en France notamment et au Québec où
« dévoiler ses petits tas de secrets », selon l’expression d’André Malraux , est devenu une mode.
Le thème du dévoilement intime et du déshabillage à la Christine Angot ou Annie Ernaux peut
amener à la catastrophe. Au contraire, avec art, Dupré nous livre des scènes érotiques. Les
narratrices se dévoilent, sans tomber dans le mauvais goût. Contraste saisissant avec les
préliminaires amoureux tout en nuances et subtilité voluptueuse, l’érotisme passe d’un registre
éthéré à un réalisme sans équivoque. C’est dans ce mélange apparemment paradoxal, qu’éclate la
force langagière de Dupré : « Une cage de chair, je ne veux que cela. Deux bras qui m’enserrent,
106
des mains sur mes fesses, seulement cela, des gestes plus crédibles que les mots, et le bercement
de l’eau sur la rive » (LM 107).
Dans le registre de l’amour sexuel, la force des gestes peut, là aussi, rendre la parole
inutile. Dans une fusion hallucinante, la symbiose des corps passe en crescendo du registre
corporel, glorifiant la puissance du sexe, à une comparaison de nature biblique englobant
l’univers, happant l’espace avec férocité : « Entraînée dans un tourbillon que rien ne peut
désormais arrêter. Entre nous, il n’y a plus que nous, vivants et l’orgueil démesuré de l’oubli
[…], tandis qu’il enfonce en moi sa chair gorgée de sang, chaleur, douceur, violence, puis
éclatement comme si toutes nos fibres volaient dans l’espace » (LVL 56). Ce passage nous
plonge dans les gestes de l’érotisme, de la volupté, primordiaux dans un consentement au
partage de l’espace, dans une rencontre qui passe essentiellement par la peau, le sensuel, le
pulsionnel32. Le désir mutuel d’un espace de symbiose de deux corps faisant l’amour dépasse le
pouvoir des mots, « les corps qui se cherchent dans un espace en deçà des mots, même les plus
denses, les plus passionnés » (LM 79). L’importance de la pénétration avec l’autre aboutissant à
une fusion avec le cosmos, est particulièrement remarquable dans cette scène, par la violence
passionnée du sexe, la beauté crue, où Anne fait l’amour avec Alessandro en imagination, dans
l’autobus :
Je déferais la ceinture de ton pantalon, j’avancerai à mon tour les doigts vers ta
chair, je te sentirais te redresser malgré toi. Tu dirais, arrête, mais je continuerais,
tu durcirais, tu vibrerais, la bouche légèrement ouverte, en silence, tu pincerais un
peu les lèvres pour étouffer ta plainte, et tu fermerais les yeux, tout à coup
abandonné à la pulsation de l’univers. (LVL 113)
32
Une partie de l’ouvrage collectif Sexuation, espace, écriture est consacré au lien entre altérité et espace mettant en
jeu la sexuation, « sexuation » mot inventé lors du colloque précédant la mise en forme du livre.
107
Les gestes de cette scène hyperréaliste33 prennent une dimension poétique et spirituelle.
L’érotisme terre à terre, à partir du corps, change de niveau de signifiance et retrouve le registre
de l’émotion dans un mouvement s’étendant à l’univers. La fusion déborde du cadre réel et
révèle la force du désir dans une envolée, un jaillissement cosmique, investissant le corps d’une
portée lyrique, quasi métaphysique. Cette perception fréquente chez Dupré, de s’ouvrir par la
chair dans l’expérience érotique surtout, vers l’infini, se rapproche de la vision de Mary Daly,
citée dans Stratégies du vertige. A propos des écrits de Nicole Brossard, Daly propose le mot
érotique, ‘lust’, selon Dupré, « pour dire la vigueur, la fertilité, l’enthousiasme, la passion des
femmes qui entrent en communion avec l’aura planétaire, retrouvant alors ‘un désir / feu illimité,
illimitant’. Elles dépassent ‘la fausse dichotomie entre esprit et matière [et proclament leur]
concupiscence pour cette Intégrité originelle de l’Etante’ » (Stratégies 131).
Comme le montre l’éclatement du corps érotique, de « la chair consentante » (B 73), la
sensualité des caresses sur la peau, le langage tout en nuances et subtilités peut exploser avec
force. Le corps sensuel amoureux est en relation avec l’écriture car tout passe par l’espace des
sens et est ancré profondément dans le corps, essentiel pour cette écrivaine : « J’essaie de rester
près du pulsionnel pour faire passer dans la phrase des sensations, des sentiments que l’autre, le
lecteur ou la lectrice, puisse ressentir» (Molin Vasseur 63). Véhicule de pensée, le corps
physique est capable d’envolées lyriques. Comme l’écriture, « la peau est perméable et
imperméable, elle est superficielle et profonde, elle est véridique et trompeuse » (Andrieux 39).
Le corps vainqueur de la mort, regard de jouissance de la vie, se résume dans cette
dernière phrase : « Tu tressaillerais, tu imaginerais mes odeurs de nuit, cette mémoire vivante qui
ferait taire ton autre mémoire. Le corps a toujours le mot de la fin » (LVL 142). Mémoire
33
Une scène pratiquement similaire va se dérouler entre les deux amants, mais cette scène a d’autant plus de force
qu’elle est imaginée, anticipée.
108
vivante, le corps par les sens surpasse la douleur, il est l’ultime vainqueur et c’est par le réveil du
corps que les obsessions morbides de la femme se dissipent, le corps de l’amant l’arrache à la
mort et fait que l’existence se poursuit. Survivre passe par le corps de désir, le corps amoureux.
Derrière le texte, en passant par le regard, le toucher, explorés dans les sensations du
corps, une femme s’impose comme sujet vivant et observant le monde. C’est le regard personnel
d’une femme à la fois hantée par des fantasmes de mort puissants et avide d’une incroyable
jouissance des sens projeté par l’écriture: « Apprivoiser la langue, comme un autre corps,
l’habiter, s’y lover. Langue sensuelle, sensorielle, sensitive, caressante sous la main » (Dupré,
« Briser » 7). La recherche d’une signifiance non seulement passe par le corps, mais en est le
point de départ. Plus qu’une correspondance entres les objet et le langage, comme pour les lieux,
on pourrait parler chez Dupré d’une homologie avec le langage, comme le propose Collot:
«[c]’est à dire une identité de rapports: les relations unissant les choses à l’intérieur du champ
perceptif pouvant être comparées aux rapports qu’entretiennent les mots dans la langue ou
l’énoncé » (« Horizon » 100). La symbiose entre le corps et le langage est si forte que les mots
que l’on emploie pour le corps peuvent se transmettre au niveau de l’écriture. Pour Barthes : « Le
langage est comme une peau; je frotte mon langage contre l’autre. C’est comme si j’avais des
mots en guise de doigts, ou des doigts au bout des mots. Mon langage tremble de désir. (III 527).
A l’exemple de cette éloquente image tirée de Fragments du discours amoureux, si, pour Barthes,
l’écriture passe par le corps, le corps innerve des sensations, invitant au désir, dégageant des
émotions. En d’autres termes, Dupré reconnaît que sa recherche est basée sur les sensations, les
pulsions: « Tout auteur n’a-t-il pas à faire passer le pulsionnel dans la langue, à inscrire le
corporel dans le texte ?» (« Carnets » 29). Cette réflexion fait penser au commentaire d’AnneMarie Alonso, poète québécoise interviewée par Louise Dupré: « Toute ma vison de la femme,
109
toute ma vison du féminisme, toute ma vison de l’écriture au féminin passent par les sens, mon
instinct, ma chair » (« Ėcrire comme » 245). Le corps constitue un espace crucial dans la
compréhension de l’écriture chez Dupré, comme métaphore du monde.
110
CHAPITRE IV. L’ESPACE RELATIONNLE FAMILIAL
Introduction
La démarche de Dupré repose sur les sensations en relation directe avec l’écriture. Si les
lieux constituent un espace privilégié, les relations familiales sont au cœur des préoccupations de
l’auteure. Le rapport à l’espace dans les relations familiales est caractérisé par un manque que ce
soit dans les relations paternelles ou maternelles quoique pour des raisons totalement opposées.
C’est un espace extrêmement personnel lié à l’amour et à la douleur. L’espace paternel est
entouré de mort et de suicide, il est marqué par l’absence et l’abandon. La perte du père, figure
qui hante les textes de Dupré, relève d’un vide à combler par un travail de deuil : « Apprendre à
prononcer le nom de mon père en souriant, consentir, solide devant le carillon des églises,
séparée. Et la mémoire range ses linceuls, le corps cède aux étés des jardins » (TP 12). A
l’opposé de l’espace paternel, l’espace de manque dans les relations maternelles ne vient non pas
d’une absence mais d’une présence dévorante dont il faut se délivrer pour acquérir un espace de
liberté. De La peau familière à Tout comme elle, les relations entre les mères et les filles
constituent un thème majeur dans l’œuvre de Dupré. En constante évolution, c’est un espace qui
reste problématique.
4.1 Le dicible chagrin
« Il n’a tenu aucun discours »
(Barthes par Barthes, devant la photo de son père)
S’il est un aspect de l’œuvre de Dupré on ne peut plus émouvant, souvent énigmatique,
c’est bien la mémoire du père. La figure du père occupe un espace prenant. Thème en filigrane
111
dans tous ses écrits, il a été pourtant peu relevé par la critique. Il est vrai qu’autant le vaste
domaine des relations mère- fille fait l’objet de nombreuses analyses, autant les relations pèrefille font pâle figure. Cependant, en accord avec Lori Saint-Martin, longtemps grand absent de la
fiction des femmes au Québec, associé à une domination patriarcale, « le père commence à
susciter l’intérêt des écrivaines québécoises au cours des années quatre-vingt et surtout quatrevingt-dix » (« Espaces » 393). Il est vrai aussi qu’aborder la figure du père (comme de la mère),
en tant que femme, touche un aspect culturel et historique d’une société patriarcale. Dans une
quête d’identité où les parents restent une énigme, le travail de Dupré rejoint ce qu’explique Lori
Saint-Martin, « dans leur difficile tentative de découvrir l’être humain derrière la mère
patriarcale qui passe les tabous de la culture, rigide sexe model, leurs filles ont fait un effort pour
découvrir le réel et quelquefois vulnérable homme derrière la figure patriarcale du père »
(Nom 169).
En parcourant l’œuvre de Dupré, la figure du père semble toujours angoissante et souvent
liée à un sentiment d’abandon. Elisabeth Badinter rappelle que, depuis Freud, la mère symbolise
premièrement l’amour et la tendresse, le père la loi et l’autorité. Elle précise qu’en dissociant le
père en chair et en os du père symbolique, selon les recherches psychanalystes, le rôle du père a
une fonction essentielle :
Le père demeure d’abord le relais de la filiation nominale. C’est grâce à son
patronyme que l’enfant peut s’insérer dans le groupe social et tenter de résoudre
l’angoissante question des origines. En outre, Jacques Lacan a longuement insisté
sur l’importance du « nom du père », signifiant qui vient représenter, dans
l’inconscient de l’enfant, le père symbolique, support de la loi. Or, de cet élément
112
fondateur de l’ordre symbolique, aucun humain ne peut se passer sans graves
dommages. (Un 319)
Ecrire au nom du père, c’est une référence incontournable dans le contexte théorique de
Lacan. Si le nom de la mère tient la place de l’imaginaire, le nom du père est déjà un discours car
il détient un pouvoir remarquable, en l’occurrence, une invitation à écrire. Dans sa pensée,
aménager un espace pour l’écriture consiste à vouloir refaire la vie du père, de rejoindre le père
absent. Pour Dupré, c’est exprimer l’indicible et continuer de lui rendre la parole, à ce père
pratiquement illettré qui l’a en quelque sorte abandonné, comme il a abandonné le monde.
Devant cette blessure, cet espace manquant, l’auteure prend la plume, et relève le défi.
Chez Dupré, l’abandon se double du problème du deuil. Aborder le thème du père, dans
son écriture, est un sujet sensible et particulièrement émouvant. Il touche une réalité inacceptable
qu’est la mort d’un parent, drame que l’auteure a vécu. Dès ses deux premiers recueils de poésie,
l’image du père est celle d’un homme disparu trop tôt, usé par l’existence et méconnu. Face au
silence de la mère, l’auteure tente en vain de questionner sa mort tandis que l’image du suicide
alliée à la disparition de son père rôde dans les textes poétiques. Ce questionnement se poursuit
dans son premier roman, La memoria, tant il est vrai que, « Dans l’autofiction la plus
funambulesque, il y a toujours une confession ou saisie de sa vie, sous la responsabilité de son
nom propre » (Lecarme 45). Cette perte terrible se retrouve sous toutes sorte de diversions.
L’image du père va subir une métamorphose dans son deuxième roman, La voie lactée. Le père
est campé comme un homme aisé, qui a refait sa vie à Toronto, après avoir abandonné sa famille
à Montréal. Ce phénomène de dédoublement semble être un subterfuge pour saisir la figure du
père. En substance, quelque soit la mise en scène, qu’elle porte sur la recherche sur la mort du
113
père, espace abandonné, ou sur la quête de son amour, espace à combler, le questionnement sur
son manque de rôle, son absence et sa disparition est toujours présent.
4. 1. 1 L’ombre du père dans l’espace poétique
Un parcours des ouvrages de poésie suivi des romans et nouvelles de Dupré va nous
permettre d’observer les différentes figures du père dans son espace littéraire. Cette recherche va
mettre en valeur la façon dont émerge le souvenir du père, comment il évolue au fil du temps
soulevant des émotions diverses, et comment reviennent les mêmes images obsessives. Que ce
soit en poésie, en fiction romanesque ou dans les nouvelles, l’auteure au fil des mots et des
souvenirs, visite la figure du père. Cette quête du père, soit voilée soit évidente, relève d’un
travail de deuil qui va s’effectuer au fil des ouvrages dans le but d’accéder à une certaine paix
tout en gardant un infini regret.
Dès son premier recueil de poésie en prose, au style haché de quelques pages, avec en
toile de fond l’aïeule au piano, la mémoire revient. La voix poétique de La peau familière repasse
les morts prématurées des hommes dans sa famille, son grand-père adoré, et son père. De
manière abstraite, arrivant par brides au lecteur, elle veut percer l’énigme de la mort de son père
qu’elle ressent physiquement : « J’ai dans la bouche les odeurs de funérailles » (PF 29). Face au
mur de silence des femmes, des traces d’ombres énigmatiques, devant le cercueil de son père, la
narratrice tente en vain de percer l’énigme de sa mort. Dans une interrogation permanente, en
tant que jeune mère bravant les tabous, elle veut briser le silence traditionnel et comprendre en
écrivant : « J’écrirais sur les murs blancs jusqu’à faire éclater les pièces trop minces » (PF 87).
L’interrogation sur la mort du père se poursuit dans la suite des recueils poétiques de
Dupré. Chambres s’ouvre sur une image apaisée d’une femme dans les bras de son amant. Entre
114
les mots d’amour du couple s’infiltre l’idée de la mort toujours plus présente, dramatiquement
secrète de la chambre mortuaire : « La mort n’est-elle pas toujours celle du père, démesurée,
soudaine, comme dans un mauvais rêve. Celle qui échappe aux images, un sourire figé, des
lèvres froides, je dis mon père et sa mort » (CH 12). Cette douleur constitue une problématique
inexorable dans les textes de Dupré, toujours prête à surgir sous forme de questionnement ou de
cauchemar. Ainsi, Bonheur ne mentionne pas directement le père, mais il semble, sans extrapoler
outre mesure, faire partie implicitement des tourments nocturnes de la voix poétique : « En deçà
de toutes mes images, il reste une créature lamentée que le cri nourrit pas » (B 93). La peine
esquissée dans Chambres, alliée à «une quête irrépressible de la survie » (Corriveau, « Faire
acte » 12), va être le sujet entier de Noir déjà, paru sept ans après en 1993. Le recueil est une
blessure, un cri déchirant, dominé par la perte du père. La voix poétique l’exprime dès le premier
poème : « On dit sans implorer pourtant / reste encore un peu » (ND 13). Cette prière nous
plonge dans une atmosphère d’abandon, d’une tristesse poignante. Car aucun être humain ne
s’habitue à la destinée humaine, la mort.
En poésie, que ce soit dans Chambres ou Noir déjà, l’idée de la mort advient avec
l’amour, parallèlement, établissant un contraste saisissant. A l’aube, en faisant l’amour, la
douleur imprévisible déteint sur la béatitude de l’instant, « […] alors que tu te penches / vers moi
/ et ta bouche / un goût de souffre sous la langue (ND 17). Réitérant la sensation physique de la
mort déjà exprimé dès La peau familière, la vision du trépas hante les amants au crépuscule :
« L’aube est une abstraction / qu’on imagine / contre les vérités / sous les yeux / encore tièdes
des cadavres » (ND 19). Envahie par la nuit prenante du noir annoncé par le titre, la cruauté de la
mort qui pèse sur tout le livre, le deuil, la couleur mauve des enterrements sous la ville « hurlante
», est accablante. Malgré le chagrin, quelques petites images de clarté s’immiscent, en retrouvant
115
l’enfance innocente : « A force de silence / la douceur portant / qu’on trouve à se taire / couver le
drame / comme un œuf d’oiseau / mort / qu’on aurait déposé / sous l’aisselle / les mots oubliés
dans la gorge / on redécouvre le paysage / de la première mémoire / à l’heure tendre / où les
dragons sont endormis » (ND 57).
Hantée par les spectres de la nuit, la malédiction des poutres et cordages poursuit son
cours de recueil en recueil : « Mille continents / et les poutres grincent / sous le poids des cordes
[…] » (ND 63). Il n’y pas de mots pour décrire la perte d’un être aimé. Devant l’horreur de cette
simple réalité, seul demeure « ce trou de silence, » le silence d’un grand vide solitaire malgré les
prières que les dieux n’écoutent pas. A la fin du recueil, la vie est tenace et l’oubli perce, défiant
l’espace vide de la mort : « Mais mourir n’est qu’un moment / dépourvu d’espace / un jour on se
réveille / avec des îles / sous les paupières […] et le cœur recommence / la terre / lorsque sous le
regard / ébloui des anges / l’une après l’autre / s’allument les constellations » (ND 92). Il est
difficile de rendre la beauté de ce grave et difficile recueil, d’une esthétique remarquable par la
sobriété et le lyrisme qui le traverse. Hymne au père, hymne à la souffrance, il en ressort une
peine infinie, d’une mort inattendue et douloureuse. Reste à « calmer la mort quand défilent les
couronnes » (ND 23), à sauver quelque images au milieu de ses rêves saccagés « car l’amour est
un don que l’autre emporte avec la mort » (ND 65).
Ce cri d’amour semble établir une sorte de paix avec la disparition du père, l’écriture
servant à refermer cet espace de blessure. Néanmoins, le regret de ne pas savoir percer son
mystère demeure et l’ombre du père erre à jamais : « Il y a la main / mais si peu si lasse / si loin
du cœur / que son ombre crève les mots […] » (ND 64). Variation sur le thème de la mort, cette
exploration de la douleur par l’écriture, aux appels mythologiques tient du cri personnel. L’âme
tourmentée du poète descend aux enfers, elle sort de la chair et s’arrache au silence de la nuit.
116
Loin d’être une exhibition de larmes, même si la mort « saccage tous ses rêves, » Noir déjà est
un travail de deuil de la croyance et des illusions. C’est une voix d’une richesse poétique très
humaine, aux intonations bouleversantes qui, par son caractère mélodique et abstrait, rend la
peine et la lecture supportable.
Le travail de deuil entamé dans Noir déjà va trouver un apaisement dans Tout près pour
« apprendre à prononcer le nom de mon père en souriant » (ND 12). La mémoire reste pourtant
tenace, comme l’image de la corde et des ombres filée au long des ouvrages : « Mémoire, ta
maison / en deuil / ainsi que tu la vois la nuit / avec ses poutres qui grincent / sous le poids des
corps » (TP 26). Le sentiment d’irréversibilité de la mort est étouffant. Aucune parole, aucune
prière « [ne] peut réanimer les cimetières / tu t’adresses à des ombres / pour qui tu n’existes
pas » (TP 27). Seule, la lecture est un faible refuge qui permette d’estomper l’ombre paternelle :
« Si tu en venais à quitter les livres / tu repenserais alors au mutisme acharné de ton père » (TP
50). Après avoir traversé un registre de sentiments allant du dépit à la colère, la voix douloureuse
s’estompe : « certains matins bénis où la douceur de l’air nous laisse entrevoir que la mort n’a
pas raison de tout » (TP 39). La voix poétique dans Tout près se questionne sans cesse. Elle se
raisonne aussi dans une suite impressionnante de « Tu », se sermonne pour se convaincre d’agir :
« Autour de toi, on s’arrache la vie, et tu n’en finis pas de jeter aux ordures les cordes et les
couteaux, tu n’en finis pas de chercher des visages capables de retenir la lumière. Des lèvres
humaines capables de retenir un baiser » (TP 62). Devant l’obsession de l’ombre du père qui
plane constamment, « Tu ne vois plus à quelles cordes accrocher tes rubans / à celles des pendus
» (TP 74), le questionnement se fait insistant. La voix poétique multiplie les points, martelés par
une série de « tu ». La dernière partie de Tout près au titre évocatoire, « Poème Liberté », marque
117
un retour à « la sagesse des livres » (TP 81). La voix poétique trouve une sorte de salut, prise
dans une métaphore mythologique, symbolisant la difficulté de l’écriture :
Pendant un moment, on se retrouve dans une solitude telle qu’on en oublie même
l’âme de son père. On se voit avec un corps criblé d’oiseaux capable de
transporter les montagnes et les mers, pardon, miséricorde d’un voyage dont on ne
revient qu’une fois le soir pacifié, enfin absous de son sang. Dans les yeux
s’allume une ville qu’on n’a jamais pris la peine de visiter. (TP 81)
Et pour la première fois convaincue, c’est une voix qui s’ouvre au monde avec la
consolation de ne pas être la seule à s’enliser dans ce malheur. Ce recueil est un hymne à l’acte
d’écrire pour endiguer la douleur, faire le deuil du père et trouver un espace viable. Faute d’avoir
perdu la foi, le refuge à l’inconnu est l’écriture et la poésie devient nourriture de vie qui apporte
quelque soulagement en conclusion : « On ouvre les bras, oui, poème, liberté minuscule
consolation » (TP 93).
4. 1. 2 La figure du père dans l’espace romanesque
Ineffaçable de l’œuvre poétique de Dupré, la figure du père est également très présente en
fiction romanesque. Dans son premier roman, le père est évoqué en parallèle avec le suicide dans
un jeu de superpositions de scènes troublantes. La memoria nous décrit un homme relativement
absent de son enfance. Personnage, au relevant, plutôt sympathique, il est décrit comme
amoureux de sa femme, qui n’avait plus le goût de la séduction après la disparition de leur fille.
Il se montre rassurant, la complimente en vain, « C’est beau une femme bien en chair » (LM 30).
Tableau d’une classe modeste d’avant-guerre au Québec, l’atmosphère rend une époque noire au
mari silencieux, proche de la misère, retenu au dehors par un dur labeur : « Papa avait connu une
118
vie tellement difficile, une enfance sans tendresse, la crise, la pauvreté, le travail mal rémunéré,
la guerre […] Il avait le cœur usé, fallait-il chercher ailleurs? » (LM 63).
Ce qui est troublant dans ce roman, c’est le rapprochement de la mort du père d’Emma et
du suicide d’un voisin dont elle vient d’acheter la maison à sa veuve. Cette histoire rend la
narratrice pensive : « Je ne sais pas pourquoi j’ai fait le lien avec Papa » (LM 62). Toute une
mémoire enfouie surgit à la pensée du mot « suicide », qui n’est pas prononcé, comme une vérité
cachée qu’on ose dévoiler. Peut-être le plus émouvant du roman, ce passage est traité comme un
gros plan de film: Emma, réfugiée à la fenêtre du salon, imagine la mort de M. Girard. La
narratrice nous livre, par brides, des phrases et images se mêlant au souvenir familial : « Si
fatigué pour ses soixante-sept ans », avait dit le chirurgien, et puis il ne voulait plus lutter.
Depuis sa retraite, la mémoire l'avait rattrapé » (LM 63). Aux mots « cœur usé »
qu’Emma entend comme « cœur brisé » (LM 63), résonne, « Mon mari est mort du cœur » de la
voisine. La lecture de ce passage fait ressortir une blessure profonde jusqu’aux entrailles car
l’héroïne l’éprouve physiquement dans sa chair comme une « écume acide qui descend jusqu’au
ventre » (LM 63). En fait, la mort de M. Girard remet en question les causes de celle de son père;
en le cherchant, elle ne trouve que son père : « Partout j’ai cherché Monsieur Girard et je n’ai
trouvé que papa » (LM 64). La même comparaison revient avec force à la fin du roman, «
l’ouvrier l’a examiné, on aurait dit que c’était papa et curieusement, je voyais la tête de Monsieur
Girard dans la poussière, je pensais à lui et tous ceux qui ont coulé à pic au fond des flots noirs et
qui ne sont jamais revenus » (LM 197).
Outre la mort ou plus exactement le suicide qui hante ce texte, la profonde question
soulevée dans La memoria est la question du deuil évoquée dans Tout près34. Pour combler
34
Tout près est paru deux ans après La memoria, en 1998. Ce recueil semble marquer le début d’une période
d’apaisement dans le travail de l’écrivaine, passées les années sombres de Noir déjà.
119
l’espace de manque provoqué par une mort incompréhensible, Mme Girard chuchote à Emma
qu’il faut savoir oublier : « Il faut accepter même si on ne comprend pas » (LM 67). Ce conseil
avait déjà été donné à Emma par son père sur ses derniers instants, « [avec] ses mots d’homme
qui ne sait pas parler, Essaie d’oublier, toi » (LM 64). Emma est entourée de disparus: son
amant, sa sœur, son père. Déprimée, elle se suicide à petit feu : « Je suis aussi usée que le cœur
de Papa » (LM 62), dira-t-elle, consumée par ces pertes non expliquées. Car, comme l’indique
Pierre Nepveu : « C’est peut-être la disparition, plus que la mort violente, qui constitue la grande
hantise de l’imaginaire contemporain. Fuir, se dissiper, se dissoudre dans nulle part : forme
euphémique de la mort […] qui nous renvoie à la fragilité du sens, ainsi qu’à l’immensité d’une
détresse sans objet, sans feu ni lieu » (Lectures 159).
Au début de La memoria, Emma est dans la position d’une femme inerte, dans une
angoisse quasi narcissique. En retrait derrière sa fenêtre dans sa chambre, elle tourne en rond
dans sa subjectivité. Une fois rencontré Vincent, dans les bras de son nouvel amant, son frère
revenu au bercail, elle est comblée. Emma retrouve le souvenir joyeux d’une petite fille devant
son père, flash back qui la fait tressaillir : « Papa était rentré plus tôt ce soir-là […] nous avions
notre papa bien à nous. Il nous construirait […] des édifices solides qui ne risqueraient pas de
s’effondrer à tout moment » (LM 109). En compagnie de Vincent au rire jovial, Emma retrouve
la solidité et la figure paternelle manquante de son enfance : « Je n’aurai jamais imaginé qu’il
soit si habile que Papa » (LM 198). Il est impossible de nier la force de l’image de son père et
son influence sur Emma quant à son choix des hommes. Délivrée du cauchemar du suicide, la
narratrice entre, finalement, « dans le temps de la résurrection » (LM 196). Transformée par
l’amour et l’arrivée de la petite Emmanuelle, mûrie, la narratrice retouche le portrait paternel et
le voit cette fois en tant qu’être humain, se mettant dans la peau de mère, elle l’imagine comme
120
un enfant vulnérable : « Ce soir, j’ai pensé que papa était orphelin aussi, et pour la première fois,
j’ai vu papa comme un enfant. Voilà comment on voit les choses quand la terre rétrécit, tout
prend d’autres proportions, même la douleur innommable. Je ne peux pas avoir peur pour
Emmanuelle, il me reste trop d’images heureuses de papa » (LM 199).
C’est ainsi qu’Emma rectifie la description négative d’un père qui ne comprenait rien, et
qui, « sachant à peine lire, » prenait Emma Bovary pour une folle. Ayant trouvé un refuge solide
dans las bras de Vincent, Emma prend une certaine distance quant à l’image de son père. Après
l’avoir pour la première fois vu en tant que femme et non en tant que petite fille, la progression
continue. Elle parvient à brosser un autre portrait paternel: simple, émouvant, détaché de tout
égoïsme filial ou de parti pris, comme un conte de fées à l’envers :
Ce n’est pas qu’il n’aimait pas les histoires, papa, bien au contraire, […] il
inventait des contes loufoques, avec des vagabonds et des voleurs qui ne faisaient
de mal à personne. Dans ces récits à lui, il n’y avait jamais de princes, de fées et
de génies. Seulement des pauvres qui voulaient avoir une maison pour dormir et
puis du pain à se mettre sous la dent. Nous étions trop jeunes, nous ne saisissions
pas qu’il nous racontait des anciennes inquiétudes. Il était heureux, il avait
maintenant une femme, des enfants, et puis de bons plats qui fumaient sur la table.
Il n’en demandait pas plus. (LM 199)
En tant qu’être écrivant qui s’invente au fur et à mesure dans les méandres de cette
recherche paternelle, Dupré va inventer un différent scénario, projetant le père dans un autre
espace. Comme pour se détacher de cette figure triste et tendre à la fois, Anne, l’héroïne de La
voie lactée, est dotée d’un père élégant, citadin et volage. En désertant la maison familiale, il a
violé la structure patriarcale et qui plus est, dans une double désertion, il est parti rejoindre le
121
côté anglais à Toronto. La rébellion d’Anne est ancrée dans l’abandon du père, justement parce
qu’il n’a pas joué son rôle35. Elle lui vaut une haine farouche, obligée de prendre sa mère en
charge. Par des exemples bien campés, la narratrice donne le ton de l’atmosphère familiale à
l’aube de la séparation : « Il répondrait à mon baiser sans m’apercevoir derrière son regard de
corne » (LVL 121), tableau plutôt morne et à la fois typique de la famille où tout sent le fauxsemblant : « Maman renchérirait sur un ton faussement badin et papa soupirerait […] il étirerait
les lèvres pour faire semblant de sourire » (LVL 121).
A l’insu de sa famille, le père d’Anne mène une double vie à Toronto, rôle qui semble lui
faire exercer ses talents de comédien amateur. Il rêve, d’ailleurs, pour sa fille d’être une vraie
comédienne, pas un amateur comme lui, l’expression sous-entendant un sentiment de vie ratée.
Cette situation familiale va être divulguée au lecteur par une simple question du nouvel amant
d’Anne, Alessandro : « Et ton père? » (LVL 58). Anne raconte la découverte de la double vie de
papa, de l’attente de sa mère à Montréal qui se fait séduisante pour le retrouver, du drame
dévoilé révélant l’existence d’Eileen et un fils Michael au hasard d’une indiscrétion. La
narratrice compare cette scène à une scène de théâtre « effondré en pleine représentation » (LVL
58). Une véritable « histoire pour la télévision, » (LVL 58) comme le qualifie Alessandro !
Lucide, Anne ne peut pourtant pas s’empêcher d’extrapoler. La pensée d’Eileen36 l’amène à un
parallèle avec sa famille, essayant comme dans tout le roman, d’imaginer ce qui s’est passé dans
la tête de son père: « Il revoyait sans doute le corps bruni de maman qu’il recouvrait de crème
tous les matins, la courbe des seins, est-ce qu’on oublie jamais complètement … » (LVL 69).
Marqué par l’adverbe sans doute, Anne tente de coller ses propres réactions dans la bouche de
35
Le père d’Anne en quittant la maison n’a pas rempli son rôle patriarcal, en tant que père, mais il a agi de façon
patriarcale. En quittant sa famille, il crée une nouvelle loi avec ses actes. De plus, il a créé un nouveau foyer, double
abandon pour sa fille.
36
Eileen est la compagne canadienne anglaise de Monsieur Martin, père d’Anne dont elle a eu un fils Michael. Ils
vivent ensemble à Toronto.
122
son père. Pleine d’amertume, coiffée d’envie peut-être devant un amour heureux, elle continue
non sans sarcasme : « Grâce à sa chère Eileen, il s’endormirait ce soir-là avec une belle image, il
n’était pas un mauvais père malgré tout » (LVL 69).
Il y a chez la narratrice de La voie lactée comme de La memoria, un côté dépressif voire
funeste qui perce constamment, accompagné de peur revenant sans cesse au départ du père, mort
ou disparu. Ce trauma stigmatise Anne dans ses relations masculines car elle toujours encline à
établir des parallèles avec le modèle paternel. La confrontation directe avec son père va coïncider
avec un nouvel incident : la mort de sa tante folle dans un hôpital à Québec. Après avoir
sardoniquement taxé son père d’insensibilité et d’incapacité à éprouver de l’inquiétude, « […] lui
qui était à l’abri de la douleur dans sa cage dorée de savon anglais » (LVL 94), cette réunion
forcée de famille va tenir du règlement de compte. L’arrivée de M. Martin avec sa compagne
déclenche la colère indignée d’Anne devant cette indélicatesse, d’autant plus, fait-elle remarquer,
qu’elle porte le même nom, le nom de son père. Qualifiant le pardon d’énorme lâcheté, la phrase
suivante exprime l’ambivalence de ses sentiments filiaux dans une frontière floue entre l’amour
et le ressentiment: « Il me détestait autant que je le déteste. Nous étions tous les deux enfermés
dans une haine aussi forte que l’amour » (LVL 107). Pourtant, devant la mort, Anne découvre
derrière la silhouette élégante de son père une certaine émotion qui surprend cette grande
septique. La haine s’estompe en faveur de l’amour qu’Anne recherche secrètement depuis
l’enfance : « Aujourd’hui, ce n’est pas un homme qu’on peut détester. Je ne suis plus l’architecte
de talent ni l’amante d’Alexandro, mais une toute petite fille face à son père » (LVL 111). A la
découverte que son père n’est pas à l’abri du chagrin, pour un instant, cet étranger devient
humain aux yeux de sa fille. Les émotions éprouvées se rapprochent de celles d’Emma
découvrant avec réconfort un enfant derrière le visage du père.
123
Dans une lutte verbale avec son père, mais finalement avec elle-même, devant la
difficulté de pardonner, Anne va finalement changer sa vie et suivre son amant, non sans
traumatisme. Car, partir, c’est réitérer l’exemple paternel qu’elle a toujours combattu, c’est
abandonner sa mère. C’est donc finalement à ses yeux, ressembler à son père. La décision de
rejoindre Alessandro à Rome dévoile les complexités inhérentes à la désertion du père,
engendrant colère et regret. Cette décision provoque un double sentiment de culpabilité vis-à-vis
d’elle-même et de sa mère qu’elle se doit de protéger. Anne l’exprime par cette dure et cynique
image : « Papa aurait laissé tous ses personnages ici en partant » (LVL 189). Malgré un essai de
rationalisation, « [O]n pouvait partir et revenir sans que la catastrophe vienne chaque fois se
mirer dans le tain des mots » (LVL 192), partir devient une trahison vis-à-vis de sa mère, les
mains liées par le devoir filial. Tenace dans son refus de pardon jusqu’au départ, bien
qu’ébranlée par les souhaits de bonheur de son père, la politesse masque l’impossibilité de
l’oubli, « soudés par le même nom, nous nous occupions à remplir la distance entre nous de mots
convenables, et cela me convenait, j’avais appris que cela me convienne » (LVL 196). Cet
immense pas qu’Anne franchit en brisant ses obligations s’effectue grâce à la force protectrice
qui se dégage de son amant et père à la fois. Alessandro prend ou remplace la figure du père,
d’autant plus qu’Anne vit un autre drame dans ce roman. Le suicide de la voisine qui tombe du
balcon est une image qui hante l’héroïne déprimée qui, pour le lecteur, peut traduire ses propres
craintes et ses états d’âme.
Au travers de leurs peines et ressentiments, les narratrices de La memoria et La voie
lactée effectuent un cheminement vers un processus d’individuation en se libérant de leurs
attaches familiales et obsessions paternelles. Profondément dépressives face au suicide ou à la
disparition, elles sont envahies par la solitude de l’existence. Chacune à sa manière, souffre d’un
124
manque causé par un père absent ou disparu, ressenti physiquement et mentalement. Déclenchant
le regret ou la haine, ce sentiment d’abandon est allié à un profond sentiment de culpabilité. Il
explique la retouche de l’image paternelle en un être humain sensible et capable de sentiments,
comme le rêve d’une petite fille aimante. Ce besoin d’amour dans La voie lactée est comblé en
quelque sorte par un amant sauveur, image de protection paternelle qui fait disparaître la tache du
suicide. Dans La memoria, l’oubli vient avec l’amour réconfortant de Vincent. Par eux, les
personnages féminins vont se réaliser.
4. 1. 3 L’espace troublant des nouvelles
Le thème du suicide subsiste, toujours latent dans les textes de Dupré. Il va être porté à
son paroxysme, condensé dans une nouvelle au titre significatif, « Le Monde vidé ». En deux
pages troublantes, la narratrice relate deux suicides. Tout d’abord, en voyage aux Etats-Unis, elle
trouve le corps de son amoureux suicidé par l’eau. Ce premier suicide est suivi de celui de son
frère : « Votre frère a été découvert, attaché à une poutre, dans la penderie du couloir. Par votre
mère » (21). Devant cette bouleversante accumulation suicidaire, seul subsiste un vide profond,
« immense trou qu’il faudra désormais boucher, heure par heure, jour après jour ». La mort
rarement naturelle, la disparition considéré comme une forme de mort, et plus particulièrement
l’image du suicide dans les textes de Dupré comme dans cette nouvelle, est allié, on le comprend,
à un profond sentiment d’abandon, de solitude, de désarroi. Elle est marqué par un traumatisme,
un cri toujours présent quelques soient les scénarios. La problématique du père est, sans cesse, un
questionnement par les mots d’une femme qui veut comprendre et percer l’énigme qui entoure
son trépas. Cet espace de manque persiste. La mémoire, insuffisante pour palier à la douleur, la
rend malade physiquement tandis que rodent cordages et poutres autour de la mort.
125
A travers les personnages de romans et nouvelles ou dans le monologue intérieur des
poèmes, une voix imprégnée de mort marque les textes de Louise Dupré. Le nombre de suicides
sous différentes formes dans les passages évoqués, révèle « un dire sans dire ». Comme dans une
sorte de flirtation avec la mort, Emma et surtout Anne contemplent, sans l’exprimer directement,
l’idée du suicide. Ce qui serait un refus à affronter les problèmes de l’existence reste peu
surprenant pour une admiratrice d’Emma Bovary. Mais il pose surtout une énigme. La répétition
des suicides par pendaison, toujours reliée à la mémoire du père, inquiète, car elle n’est jamais
expliquée. En tant que lecteur, on constate que la mort reste fermée sur certains mystères. On y
sent une brèche, un trouble profond qui sort de l’inconscient, comme la crainte de faire face à
une vérité inacceptable. L’écriture de Dupré a le double effet de faire ressortir cette brèche, de
briser le silence et en même temps de l’endiguer par une quête de survie. Ces suicides agissent
comme moteur à une réflexion sur la mort. Ils participent à un questionnement sur l’existence,
relevant une angoisse qui remonte à l’enfance, origine de tous les traumas. Dupré confie cette
angoisse dans une interview par Linda Amyot, « enfant, à cause du décès de mon grand-père, j’ai
pris conscience très tôt de notre mortalité » (25). Ce grand-père dont elle a conservé le cahier
rouge est à l’origine de son métier d’écrivain, comme Colette et le cahier vierge de son
père37 .C’est par l’écriture que Dupré puise sa force de vie. L’auteure tente dans ces textes de
faire le deuil, obligée de s’interroger pour survivre, car c’est au cœur de la blessure qu’elle
parvient au plus profond d’elle-même : « J’écris à même la blessure, la déchirure, le cri qui
37
Colette raconte qu’elle a commencé à écrire en remplissant les pages blanches d’un cahier vierge relié laissé par
son père. Dupré elle-même raconte qu’elle garde précieusement un petit carnet de notes de son grand-père adoré,
décédé quand elle avait huit ans. Dans un autoportrait, Dupré lui rend hommage : « Souvent me revient cette phrase
de ma mère, Tu accomplis ce que ton grand-père aurait voulu accomplir. Le père de mon père, mon premier amour.
Il était allé s’installer à Ottawa pour pouvoir lire des livres qui, au Québec, étaient à l’index. Il écrivait des contes, il
avait commencé un roman, dans un cahier ligné que je conserve précieusement, dans mon classeur. Avant même que
je comprenne le sens des mots, il me lisait les journaux » (Lettres québécoises 95, 7). Ce cahier rouge revient dans
les romans. Emma dans La memoria écrit sur un cahier rouge et Fanny dans La voie lactée compile ses vers sur un
carnet rouge.
126
déchire le tissu du texte » (Interview).Une nouvelle et un recueil de poèmes, écrits avec le recul
du temps, vers la cinquantaine, illustrent cette affirmation. Ces deux ouvrages témoignent de
l’évolution dans la manière de s’approprier cet espace de manque.
4. 1. 4 Vers un espace du deuil
Relatant l’enterrement du père, la nouvelle « La petite fille », est très révélatrice de cet
indicible chagrin que la narratrice, petite fille devenue femme, tente d’apprivoiser: « Un jour
votre père n’est plus votre père, c’et un corps inerte, un cadavre comme votre grand-père » (53).
Aux funérailles, elle se remémore la vie familiale devant une photo: « Il était beau et jeune et
souriant, mais d’un sourire voilé de tristesse, ou plutôt de douleur, comme si la vie s’était prise
dans ses propre rouages » (54). Devant ses mains « maintenant jointes à jamais », la narratrice
revoit sa vie s’adressant à la troisième personne. Elle songe à ses rêves d’un père aisé qui
« corrigerait ses thèmes latins », à ses amants, sa fille, la vie qui s’est bâtie. Dans ce monologue
intérieur, on retrouve cette notion de clémence préconisée dans La memoria, « tracer une
frontière entre la mémoire et l’oubli » (54). Il ne s’agit pas d’oublier, mais d’incorporer ce deuil
à la vie quotidienne, accepter d’arrêter de se torturer avec des questionnements insolubles. Il
s’agit de palier à cet espace de béance, de manque pour trouver un certain repos d’esprit,
d’accepter la vie, sans tourner aussi souvent les yeux du côté du passé. La narratrice ajoute, ce
qui peut-être résume cette recherche, « Votre père, vous vous étés occupé à essayer de l’aimer »
(55). Ce va et vient entre les souvenirs, la mémoire et le rituel des funérailles dans la nouvelle
s’achève au moment de fermer le cercueil, comme pour essayer de fermer un épisode : « Vous
tenterez de refermer votre enfance, là, devant les fleurs et les nuages d’encens » (55).
127
Cette tentative de clôture se prolonge dans le dernier recueil poetique de Louise Dupré,
Une écharde sous ton ongle. Cet ouvrage affronte les thèmes cruciaux de l’existence, l’amour, la
maladie, la mort toutefois avec la sérénité d’une femme plus mûre : « Tu ne cherches plus à
séparer les corps éteints de leur sueur » (UE 19). Dans un effort de faire le deuil de ce drame
obsédant, la voix poétique de « Juillet », mois de la mort du père, figure un poème d’amour, de
recueillement devant la tombe paternelle. Comme au début de Noir déjà, essayant d’imaginer un
dialogue interrompu par la mort, la voix poétique s’adresse directement au père dans un appel de
douceur nostalgique devant l’amnésie de la pierre tombale : « Souviens-toi / Je t’avais tendu les
mains / en silence […] « Ne vas pas croire/ que j’ai oublié » (UE 40). Dans un effet de flou
intéressant, la voix poétique d’Une écharde sous ton ongle glisse subrepticement de la mémoire
du père pour s’adresser à son amant luttant contre la maladie et la mort : « dix fois, je me mettrai
à rire/ ce sera ma façon de t’égayer / sans avoir à te demander / si nous nous reverrons» (UE 48).
Le ton de cette remarque rappelle étrangement l’adresse précédente au père. A la première
lecture, il est difficile de savoir si la voix parle du père ou de l’amant. L’impression est que
l’amour du père et l’amour pour l’amant se rejoignent inconsciemment du au même registre
d’expressions employées. En réfléchissant, il semble que cette ambiguïté dans l’esprit du lecteur
provienne de la difficulté pour le poète d’exprimer l’indicible, l’émotion devant la maladie et la
mort quelle qu’elle soit. Cet appel touchant et personnel concerne tout et chacun posant le
problème de notre propre mortalité. Réfléchir sur la mort et sur sa finitude est l’ultime question
philosophique de l’existence. Il semble que ce soit cette invitation en quelque sorte à laquelle
réponde Dupré comme l’indique la dernière ligne d’Une écharde sous ton ongle : « [L]es
réponses mènent toutes à une seule et même question » (UE 98). En interrogant le père au début
du recueil, l’auteure s’interroge elle-même, d’où ce sentiment de ne pouvoir mettre un terme à ce
128
questionnement dramatique. Sans réponse tangible, il en résulte un sentiment d’abandon, car nul
n’est préparé à la mort : « cet instant que j’imagine / à partir de mes seules visions / de la mort
apprise » (UE 42).
Dans une atmosphère de mystère, de disparition, cette façon de «dire sans dire », au fil
des textes, semble être un aveu décodé, une tentative de problématiser un dialogue à partir d’un
mutisme : « il n’y a ni fenêtres / ni portes à ta demeure / tu habites ton sommeil / dans la
béatitude de l’amnésie » (UE 44). Les images de mort, particulièrement dans Noir déjà et La
peau familière, traversent le texte aimanté par une résurgence d’images de suicide. Entremêlés de
cris d’amour et de haine, ces impressions restent énigmatiques et grinçantes. Sans essayer de
l’élucider, ce mystère de la mort, au delà des circonstances, est évoqué de manière singulière
tantôt par un lyrisme déchirant en poésie, ou englobé dans une fiction narrative. Il touche un
problème auquel tout être humain doit faire face: comment vivre la mort d’un parent, la mort en
général ?
A partir de la mémoire personnelle, les problèmes de la solitude et l’abandon paternel
nous font mieux comprendre l’expérience de la douleur dans l’écriture de Dupré. En touchant à
l’énigme et l’horreur que suscite le suicide, souvent vu comme un refus d’affronter les problèmes
de l‘existence, Dupré fait face au plus puissant tabou qui l’habite « la mort »38. Elle touche en
même temps, dans ses textes, quelque chose qui vient d’une mémoire que l’on pourrait qualifier
archaïque, particulièrement sensible au destin, un certain drame qui pourrait etre attaché aux
racines qui part de la terre. La mémoire du père pourrait symboliser parallèlement, une
38
Le mot tabou est pris au sens social, c’est à dire que la mort est un sujet qu’on évite en société. Le suicide est
doublement un tabou si l’on peut dire car il touche la mort, un tabou en soi et une sorte de mort qui n’est pas
avouable. Le suicide fait peur. Dans une société catholique, il est banni par l’Eglise. Il reste, en dehors de tout
sentiment religieux, une énigme inacceptable pour la plupart des vivants.
129
souffrance de vie de la nation québécoise, abandonnée dans l’immensité de l’espace nordaméricain.
Le nom du père, chez Dupré, n’est pas théorique, c’est un nom qui porte le sceau du
suicide, et poursuit la fille de ce père-là. En ressoudant les maillons d’un espace béant, ce
sentiment d’urgence d’aimer le père, même à son insu, s’ouvre sur des questions existentialistes
fondamentales sur le fait d’exister, donnant à sa démarche particulière une portée universelle. Ce
drame personnel permet à l’écrivaine d’élargir sa réflexion et d’aborder la finalité de la mort,
source d’angoisses propres au monde contemporain. Par une écriture grave et touchante, relevant
de la complexité des relations d’une fille avec son père, à partir d’une mémoire personnelle qui
fait sa singularité, Dupré nous donne une leçon d’amour, rendant hommage au nom du père. En
ouvrant un espace sacré dans le sens d’interdit parce que trop pénible, Dupré est capable
d’exprimer cet indicible chagrin par le déclenchement de l’écriture, « apprendre à prononcer le
nom de mon père en souriant, consentir » (TP 12). Cette phrase illustre éloquemment sa propre
définition de ce qu’est parler la mort : « dépasser sa finitude, livrer combat contre la mort, ce
mystère, cette horreur qui défie tout entendement, cette réalité inacceptable à laquelle on ne peut
se soustraire ? La mort des autres. Et, en dernier lieu, sa propre mort » (Dupré, « Briser » 7).
Face à une douloureuse reconstruction de la mémoire, l’espace des relations paternelles
est profondément inscrit dans l’œuvre de Dupré, « les mains gravant les marbres de signes
impénitents » (ND 23). Pour en mesurer l’importance, l’écrivaine a souvent abordé ce thème
dans ses analyses critiques. Par exemple, dans son article sur Ce fauve, le bonheur,
Dupré analyse la douloureuse reconstitution de la mémoire entravé par la mort du père chez
Denise Désautels. L’écriture va permettre d’aborder l’énigme paternelle et tenter d’intégrer le
non-dit, la peine dans un espace viable. En exposant cet espace de manque douloureux qu’est la
130
mort du père, Dupré crée un espace à la fois réparateur, heuristique, et d’ouverture car « faire le
deuil, c’est l’écrire » (Havercroft 63).
Au cœur de ce chapitre consacré aux relations familiales, un autre espace relève d’un
manque qui reste à combler, mais de manière fort différente. Énigmatique, complexe lui aussi,
c’est un espace étouffant mais qui ne souffre pas de la disparition et du problème de la « nonénonciation ». Bien vivant, point nodal dans l’œuvre de Dupré, c’est l’espace des relations mère fille.
4. 2 La mère : un espace indéchiffrable
Les relations mères- filles, pierre angulaire de la psyché féminine, constituent un espace
primordial dans la littérature contemporaine. Difficile à vivre, envahissant, cet espace est au
cœur de l’écriture des femmes. Devenu un vaste champ de recherches théoriques et
philosophiques dans la littérature francophone comme anglo-saxonne, c’est un espace sensible et
difficile à aborder vu sa complexité. Les relations entre une mère et sa fille, entre une femme et
une mère, ne sont pas exclusivement du domaine privé, comme on a coutume de le penser. Elles
ont de beaucoup plus larges ramifications englobant les domaines de la vie sociale, politique,
religieuse, économique et linguistique.
L’espace mère-fille est au centre des préoccupations de Louise Dupré, dans ses
études critiques comme dans son œuvre littéraire. Que ce soit en prose ou en poésie, du point de
vue de la mère ou de la fille, c’est un espace indestructible et qui pourtant reste à combler. Toute
la réflexion de Dupré tend vers la recherche d’un nouvel espace relationnel, doublement en tant
que mère et en tant que fille. Relation de première importance, l’auteure le dit clairement : «
131
Pour moi, la relation mère- fille, c’est une relation qui revient dans tous mes textes39». Par sa
recherche, Dupré marche dans le sillage des écrivaines au Québec qui ont répondu à la
sollicitation de Marianne Hirsch : « Feminism might begin to listening to the stories that
mothers have to tell, and by creating the space in which mothers might articulate those stories »
(167).
En quatrième de couverture, le livre de Caroline Eliacheff et Nathalie Heinech Mères
filles, une relation à trois, paru en 2002, en France, prétend que, contrairement à ce qu’on
pourrait croire, les relations amoureuses ne sont pas le sujet favori des femmes : « Les hommes
ne le savent peut-être pas, mais ce dont la plupart des femmes préfèrent parler entre elles, ce
n’est pas d’eux, mais de leur mère ». Derrière une formule à l’emporte- pièce, cet ouvrage
retrace historiquement l’importance de la mère dans l’espace litteraire féminin. Basé sur un
éventail de plus de cent textes de fiction littéraires et cinématographiques de Balzac à Alice
Fernay en passant par Joyce, Duras, Caroline Eliacheff et Heineich étudient la subtilité des
relations mères- filles. Relation subtile s’il en est: de rupture en retrouvailles, de l’amour à la
haine, le couple mère- fille est indissociable. C’est un espace souvent difficile à vivre, comme le
confirme un autre livre, paru la même année, Entre mère et fille : un ravage. Dans son titre,
Marie Magdeleine Lessagna reprend la métaphore du « ravage » instaurée par Lacan pour
désigner la nature du lien qui unit une fille à sa mère40. Thème de plus en plus prisé et combien
difficile à démêler, le ravage n’est pas comme un malheur, ni comme un symptôme résultant
d’une mauvaise mère, mais « comme une catastrophe qui existe au cœur même du rapport entre
une mère et sa fille » (21).La solution préconisée paraît limpide : se défaire d’un lien trop
39
Dupré mentionne dans plusieurs interviews le problème de la filiation et le rapport mère-fille. Elle confie à Linda
Amyot pour Nuit Blanche qu’il est « je pense, de toutes les relations la plus importante pour la femme. La plus
difficile aussi, la plus complexe » (26).
40
Lacan utilisa ce terme pour la premier fois dans une conférence retranscrite sous le titre de L’Etourdit : « La
relation mère-fille peut être ravageante ».
132
passionnel avec la mère pour réussir sa vie d’adulte. En réalité, la relation mère–fille est une
relation éminemment complexe. Selon Lessagna, la spécificité est qu’elle ne tourne pas autour
d’un problème de sexualité mais plutôt d’identité : à savoir s’identifier à la mère pour construire
des repères et s’en différencier pour devenir elle-même et acquérir sa propre personnalité.
Sans entrer dans des débats théoriques ou de psychanalyse, un grand nombre d’ouvrages
ont paru, tant en français qu’en anglais, sur les relations mères-filles, remarque Lori Saint-Martin
: « Des études récentes- aussi bien américaines que françaises - de la psychologie des femmes
révèlent que la relation mère- fille est au cœur de l’identité féminine » (Autre Lecture 117). Le
débat est d’ailleurs descendu dans la rue, alimenté par les magazines féminins qui font de ce
rapport un de leurs sujets favoris. Au Québec, les relations mères-filles sont au centre des thèmes
de la modernité. Mary Jean Green affirme que dans les oeuvres de fiction moderne au Canada
français, « The mother has been an obsessive figure » (1987, 41). Il semble que la critique de la
figure maternelle soit omniprésente dans les textes de femmes dès 1960 et 1970, pour ne citer
que l’œuvre de Gabrielle Roy où la mère occupe une figure centrale. Dans Écrire dans la maison
du père, paru en 1988, sur le corpus littéraire québécois d’Angélique de Montbrun à France
Théoret, Patricia Smart conclut son ouvrage sur une note positive concernant les filles, «au
moment où le livre se termine, la caryatide est en train de se libérer de son fardeau […] » (337).
Karen Gould poursuit cette recherche dans « Refiguring the Mother: Quebec Women Writers in
the 80’s ». Elle rappelle que si les années 70 ont été fortement marquées par la dévalorisation et
le silence de la mère dans la culture patriarcale au Québec, les années 80 et 90 marquent un
changement de perspective, valorisant la mère comme « sujet d’exploration » :
Moreover, it has become a privileged topic in a number of recent texts by writers
such as Monique LaRue, Nicole Houde, Julie Santon and Louise Bouchard. This
133
search for the mother as the subject of writing, and the attendant reassessment of
maternal activity and values, may well be one of the most significant
developments in Quebec fiction of the last decade. (« Refiguring » 114)
Louise Dupré qui commence à publier dans les années quatre vingt, s’inscrit dans cette
démarche. Comme le constate Hugues Corriveau, son œuvre est marquée par « un corps à corps
avec la mère » (« Faire acte » 11). Ce critique reprend le titre de Luce Irigaray Le corps à corps
avec la mère (1981). C’est aussi le titre d’un chapitre de Stratégies du Vertige où Dupré parle de
« la redécouverte d’un corps à corps avec la mère, avec l’autre femme. Parole hystérique se
faisant parole d’identité, travail subversif qui s’acharnera à défaire les structures mentales pour
inventer de nouveaux espaces » (Stratégies 27). Ce besoin de nouvel espace pour la femme dans
ses rapports avec la mère est aussi un devoir de mémoire, rendant hommage aux générations de
mères silencieuses. L’article de Dupré, « Mémoire et culture: l’inscription du féminin dans
l’histoire», rappelle que la femme au Québec doit par l’écriture, « retrouver la mémoire », pour
fonder cette quête identitaire et combler une « absence de transmission entre les générations »
(« Mémoire » 24).
Louise Dupré va accomplir cette quête des espaces mères-filles à partir de son expérience
personnelle, en tant que fille et en tant que mère. Dans ses notes sur l’écriture féminine « Là,
d’où je viens », elle avoue : « J’appartiens en effet à une génération qui n’a pas entendu de
véritable parole maternelle » (« Là » 43). Par le moteur de l’écriture, Dupré par sa « petite
histoire » s’insère dans « la grande Histoire »41. Elle contribue à faire revivre « cette parole
mémorielle des femmes ». Suivant un va et vient désormais familier chez l’écrivaine, revoir sa
41
Dupré, analysant le travail subjectif de Denise Desautels dans La promeneuse et l’oiseau fait le commentaire
suivant : « Ce travail était particulièrement prégnant chez les femmes-poètes au Québec, à la fin des années
soixante-dix. Des titres comme l’Amer de Nicole Brossard ou Une voix pour Odile de France Théoret montrent un
désir de raconter, de faire entrer dans l’Histoire leur petite histoire » (Voix et images, v. 26. Winter 2001, p 303).
134
mère s’opère à plusieurs niveaux: en retrouvant les souvenirs d’un passé redonnant une voix aux
générations précédentes et en campant la vie d’une femme contemporaine face à sa mère ou à la
recherche d’une mère symbolique, mais également en tant que jeune mère.
4. 2.1 Un nouvel espace mère-fille
L’écriture va permettre à la narratrice de La peau familière de se créer un corps nouveau
dans le cadre de la maternité. Ce recueil lui-même devient une métaphore qui permet d’innover
un nouvel espace mère-fille. Dans sa préface à la réédition de L’amer ou le Chapitre effrité,
Louise Dupré souligne l’importance du texte de Nicole Brossard, « favorisant un questionnement
toujours actuel sur la maternité » (Amer 7). En 1987, le questionnement correspondait « [à] un
besoin fondamental de voir, imprimée noir sur blanc, une réflexion politique sur la maternité
dans le système patriarcal où la femme, comme mère, se retrouve flouée, ne pouvant devenir
sujet dans le champ symbolique » (« Au noir » 7). Dupré fait partie de la deuxième génération42
du féminisme après Brossard et sa phrase choc, « tuer le ventre de sa mère » (« Au noir »10).
Elle effectue un voyage de découverte qui n’exclut pas l’amour et dans lequel beaucoup de
femmes peuvent se reconnaître. Il s’agit d’écrire pour se donner naissance, comme s’il n’y avait
pas de parents, se donner une parole vu cette absence de repaires. On peut rapprocher, quoique
inversement, cette démarche à celle de Madeleine Gagnon dans son roman Le deuil du Soleil
(pôles mères-filles au rôle renversé) ou Marie-Claire Blais qui trouve une écoute maternelle dans
un groupe de communautés dans L’ange de la solitude.
42
La Deuxième génération se réfère aux écrivaines qui ont commencé à écrire dans les années quatre-vingt, suivant
le militantisme de la première génération dite de «l’avant-garde », mentionné au premier chapitre. Dupré entend par
avant-garde littéraire : « le mouvement qui s’est développé au Québec à partir de 1965, autour de revues La nouvelle
barre du jour et Les herbes rouges. Cette remise en question de la poésie nationaliste s’est effectuée à travers une
poésie de rupture: rupture avec le code poétique précédent, travail formaliste, nouvelles thématiques et nouvelles
idéologies : le marxisme, le féminisme, la contre-culture, le thème de la ville, celui du corps, de l’écriture » (en note
dans l’article, « La mémoire complice, doublement »).
135
Selon Le corps à corps avec la mère d’Irigaray, le père fonde la loi qui exclut pour les
deux sexes le désir de la mère ou le désir que pourrait avoir la mère. Dans son rôle de
reproduction, la femme ne peut pas penser en tant que sujet, d’où le syntagme que la mère est là
pour défendre la loi du père. Faute de sensations particulières, sans identité propre, une fille a du
mal à s’identifier à la mère. Quel peut être le pôle d’une transmission de parole, comment faire
pour que cette mère développe une subjectivité, une parole à elle à partir du langage ? C’est le
travail d’écrivaines comme Louise Dupré qui par l’exploration de la langue essaient de réintégrer
ce manque. En redéfinissant le système symbolique où la loi du père exclut le maternel, les
femmes n’ont pas à renoncer à leur mère mais à se poser comme sujets. Dans un nouveau rapport
au monde, trouver un espace d’échanges est un double mandat qu’exprime Dupré dans une
interview : « Nous avons été des orphelines de mère. L’arrivée de la théorie féminine a permis
d’établir un lien textuel dont j’avais un urgent besoin. Lui demander : Qu’est ce que tu m’as
transmis / Mais aussi lui dire ce que je suis, ce que je veux être » (Molin Levasseur 62). Pour une
femme, la question reste à savoir comment vivre ensemble et séparée de la mère sans perversion,
de vivre comme deux sujets, ce qui nécessite une scission. Ce moment d’affrontement existe
dans toute vue psychique où la mère et la fille se séparent, plus exactement où la mère rend son
indépendance à sa fille, séparation que les héroïnes de La memoria et de La voie lactée devront
effectuer tardivement par elles-mêmes et avec peine.
La peau familière nous plonge au cœur du sujet, où une mère va accomplir ce dont elle a
manqué elle-même jeune fille, à savoir, créer « de nouveaux espaces » pour sa fille et effectuer
une séparation bénéfique avant l’adolescence. Sous le poids des obligations quotidiennes,
comme sa mère, sa grand-mère et toutes les femmes, la narratrice va tenter de concilier le passé
et le futur et créer un nouveau discours de mère. Symbole d’une nouvelle génération, elle
136
réinstalle le discours de mère traditionnellement silencieuse dénoncée dans Mother / Daughter
Plot de Marianne Hirsch en 1989, revendiquant le besoin d’un nouveau discours et d’une
nouvelle image de mère. Son parcours va inclure non seulement sa famille mais aussi toute une
génération de femmes et contribuer à leur mémoire. Le premier ouvrage de Dupré retrace le
chemin psychologique d’une jeune mère de famille. Ce portrait d’une jeune femme devant les
affres de la maternité et de l’écriture se rapproche des nouvelles de Julie Stanton et surtout de la
fiction de Monique LaRue43. Karen Gould en conclusion de son étude44 « Refiguring the
Mother », « illustre parfaitement la femme de La peau familière : “For them, refiguring the
mother involves the reexamination and eventual dismantling of the boundaries that have
traditionally separated the realm of the familial from the social and political spheres. The mother
emerges in their work as a speaking subject whose sense of self is both complex and increasingly
self-determined” (« Refiguring »123).
La peau familière pose également les assises de tous les problèmes des relations mèresfilles qui seront développés dans l’œuvre de Dupré. Seul texte qui mette en
scène une jeune maman et son enfant, en proie aux responsabilités maternelles et domestiques,
La peau familière porte encore la marque des femmes, « en plein remue-ménage ». La référence
à l’actualité, aux massacres des femmes de Shabra Chatila45, conserve quelques réminiscences de
Si Cendrillon pouvait mourir, première collaboration littéraire de Dupré, empreinte de
revendications héritées des années 70, de l’émancipation de la femme. La voix poétique
s’associe universellement aux mères qui souffrent : « Je pensais des mères courage traversant le
43
Voir également l’étude de Susan Ireland, « La maternité dans les romans de Monique LaRue, où elle réexamine
les images traditionnelles de la maternité (Voix et images, volume 28, no 2, 2003, 46-60).
44
Cet article traite la mère en tant que « sujet d’exploration » dans Ma fille comme une amante de Julie Stanton, et
deux écrits de Monique LaRue: La cohorte fictive et Copies conformes.
45
En 1982, le massacre de deux camps palestiniens Shabra et Chatila à la suite de l’invasion du Liban par les
Israéliens en 1882 a fait entre 700 et 3500 morts. Les victimes étaient toutes des civils composées d’enfants, de
femmes et de vieillards.
137
pays avec leur filles sur le dos » (PF 22). Tout en respectant la mémoire des femmes dans le
monde, embrassant le destin des femmes de sa famille, la mère va « s’inventer » pour sa fille et
pour elle-même, palliant à d’inévitables ravages et catastrophes.
Divisé en sept chapitres aux titres évocateurs, La peau familière est rythmé par le
quotidien des repas. Le recueil commence par « 18h…je sors la nappe, le réel retarde est-il trop
tard pour l’imagination», suivi de, « je prépare un autre souper pour ma fille » (PF 19). Prise
dans cet engrenage, la narratrice se voit sous plusieurs regards. Elle se pose en tant que femme,
en tant que mère et en tant que fille vis-à-vis de sa propre mère, associées dès le début du texte,
« les yeux de ma fille collés à la télévision, une rumeur de mort, je la vois, réellement, et les yeux
de ma mère qui s’achèvent sur le drame » (PF 11). A ce tableau au féminin s’ajoute une
troisième génération; la grand-mère dans une fulgurante métaphore filée au piano sous le titre de
« Complicités Singulières ». Rappelant la tradition des femmes d’enfanter, la narratrice imagine :
« L’aïeule au clavier si souvent la taille ample (dix-sept fois, oui, dix sept fois)… » (PF 27).
Devant la nécessité de faire revivre le passé sans le perpétrer, un devoir de mémoire
s’impose, « forcer les généalogies replacer dans la mémoire ces doigts de femme occupées à
mesurer le silence les veines usées bleues si gonflées. Ouvrir le temps l’homme accoudé à des
détresses d’alcool » (PF 28). A travers sa grand-mère, la narratrice associe les femmes d’avant à
ce sombre portrait : « D’autres avant moi que j’imagine silencieuses au piano les doigts à
transcrire fidèlement les gammes comme on brode son linceul ces femmes en noir » (PF 30). Par
cette puissante image de la sonate pour les mères, qui perpétuent la tradition de la douleur et
l’enfantement, la narratrice brosse un portrait des femmes de sa famille marquées par leur
longévité et la mort prématurée des maris dans ce monde au féminin : « Ces femmes les miennes
glissent sans histoire de vieillesse jusqu’au bout le souffle accroché à quelque illusion de passage
138
» (PF 35). Associées au staccato de la grand-mère, « […] y reposent les femmes au piano se
relaient concert infini le texte vibre anamorphe sous les reprises la mutation » (PF 38).
A la suite de cette évocation brillante de toute une lignée matriarcale, au rythme soutenu
accompagnant la sonate, viennent « Les désordres du privé ». Dans un souci de ne pas perpétrer
ces ravages, surgit le besoin de donner les ailes de l’indépendance à sa fille :
« fais-moi ma séparation ». La mère, la fille, ce regard le poids de la mère: de
l’autre et pourtant la lignée, je trace dans les cheveux. La paume, la caresse, les
nattes comme prétexte. Absorbée dans ma transparence
jusqu’à m’y perdre, le désir n’a de nom que le sien. Habitée par une
chevelure, je la porte, contre la mort. (PF 44)
Ce mot crucial de « séparation », introduite par la métaphore de la chevelure, pose toute
la problématique du texte, alliant le quotidien au corps, au désir, à l’amour. C’est aussi une
volonté de faire la séparation de manière à ne pas reproduire mentalement chez sa fille le modèle
maternel que la narratrice a connu. Une telle action n’a pas de but égoïste, mais va dans un souci
d’établir une indépendance filiale sans avoir à subir une mère controllante, accaparante, et
s’enliser « [...] doucement sous le poids des générations » (PF 82). La jeune mère, dans un
langage poétique, insiste sur une séparation « lisse », adjectif répété dans le texte, bénéfique pour
les deux: les yeux plongés « dans la même mémoire » (PF 49). Au coeur d’une lutte intérieure
entre le besoin de protéger l’enfant et de lui donner sa liberté, parallèlement, la mère passe ellemême par d’inévitables dédoublements déchirants, entre la femme et la mère, « jusque la femme
surgie enfin de la mère » (PF 82).
Le passage suivant, en quelque mots, résume le contraste frappant entre les doux instants
privilégies de connivence à l’heure du bain et l’éternelle inquiétude d’une mère voyant son
139
enfant grandir : « mère fille ensemble dans la baignoire pour les jeux de la brosse sur le dos
innervé, petites jouissances des corps l’index le long des vertèbres quand le désir naissant
de la fille pousse aux premiers aveux. Déjà les chagrins de la mère y lit les désordres à venir »
(PF 52). En tant que mère, absorbée par l’amour pour sa fille, elle est « [a]bsorbée dans ma
transparence jusqu’à m’y perdre, le désir n’a de nom que le sien » (PF 44). Le but est de
protéger, comme elle le dit, la femme à venir, car, « les filles soufrent d’une longue maladie,
depuis que les mères lasses ont cédé aux violences, et cela s’appelle le privé » (PF 50). Mais les
mères, aussi, souffrent et sont à la fois déchirées et coupables : « coupables, coupables, les
mères, aux prises avec d’inconciliables passions et devant les figures de désir, d’inévitables
déchirements » (PF 57).
La peau familière marque le cheminement d’une évolution doublement nécessaire pour la
libération de la mère comme de sa fille. Malgré les déchirements et la culpabilité, la séparation
s’accomplira en harmonie, illustrée par une scène familière, image indélébile : « en
surimpression, des chevelures noires, captées pour toujours au fond de la mémoire, qu’on démêle
à la brosse mère fille à l’heure du bain avant de s’écarter du miroir pour mieux se rejoindre. Et
cela est venu » (PF 63). Derrière la banalité de la vie quotidienne, Dupré nous offre la volonté de
se recréer dans la séparation, « la mère, contrainte à éloigner la fille, pour que l’écriture
doucement se faufile au creux de leur séparation » (PF 48). Cette image est un bel exemple
d’ouverture de l’espace dans ce double alliage de femme et de mère qui s’assume en dehors du
quotidien par l’écriture. Elle institue un nouveau dialogue de mère avec sa fille, reflet d’une
quête personnelle d’identité, dans un discours brisant des frontières longtemps occultées.
Cette volonté d’indépendance réciproque de la narratrice de La peau familière et
l’instauration d’un nouveau dialogue, n’est pas sans rappeler le passage de Le nom de la mère
140
sur le roman Le bruit des choses vivantes. Pour Saint Martin, l’immense nouveauté du roman de
Élise Turcotte réside dans l’enchevêtrement de deux voix, d’une petite fille avec sa mère :
Autre fait remarquable: une mère parle ici avec passion et douceur, de son
expérience quotidienne de la maternité, des petits événements qui tissent
la trame de la vie. Nous ne possédons encore que très peu de romans qui
présentent le réel du rapport mère-enfant du point de vue de la mère. Pour
la première fois ou presque, dans le roman québécois, une mère livre sa
propre subjectivité sans que soit étouffée la voix de sa fille. (Nom 284)
La réaction de Lori Saint-Martin pourrait être imputée au recueil de La peau familière,
(1983), écrit presque dix ans auparavant Le bruit des choses vivantes. Le but de cette remarque
n’est certes pas d’établir une comparaison entre les deux ouvrages aussi intéressante qu’elle
puisse être. Elle sert à faire valoir que les deux ouvrages sont basés sur le rapport mère-fille au
quotidien lié au travail de l’écriture. Chacune avec son style, Turcotte dans un monde de
tendresse pour sa petite fille de trois ans, Dupré à partir des tâches quotidiennes et de manière
plus sensuelle, les deux écrivaines abordent un type de mère nouvelle actualisée46. Si Le bruit
des choses vivantes inaugure « une nouvelle manière de représenter le monde » (Nom 298),
Dupré certainement partage la primeur dans ce domaine, ayant abordé ce type de femme des
années auparavant. Ce rapprochement montre à quel point l’approche de La peau familière est
novatrice. Dans sa façon d’aborder la maternité, Dupré pourrait porter le titre de nouvelle
« Mother of Invention », emprunté à Miléna Santoro47.
46
Les deux écrivaines explorent le thème des relations mère-fille comme le souligne Karen Gould : « Le bruit des
choses vivantes is another example of renewed interest on the part of Quebec women writers in the domain of the
mother and the maternal circonstances » (1996, 226). Louise Dupré et Elise Turcotte parlent toutes les deux de
l’enfance, de l’inquiétude d’être mère à trente ans, des rapports intimes entre une mère et sa fille, comme des
morceaux de vie.
47
Miléna Santoro a écrit un ouvrage sur Hélène Cixious, Madeleine Gagnon, Nicole Brossard et Jeanne Hyvrard qui,
par l’innovation de leurs écrits, ont inspiré le titre : Mothers of Invention ( 2002).
141
4. 2. 2 A la recherche d’un espace de liberté
La notion cruciale de liberté associée à la séparation de la mère s’affirme fortement dans
La memoria. Au hasard de la fiction, Emma découvre à quarante ans « […] cette image de moi
que je ne connaissais pas, une image de mère » (LM 183). Après la mort de sa sœur, Emma va
adopter sa nièce de quatre ans portant le même nom qu’elle : Emma. L’héroïne, en accueillant
cette nouvelle venue, va changer sa vie. Elle va devoir apprendre le rôle de mère, tache plus
aisée grâce à une nouvelle maternité symbolique, « Mais moi, je n’ai jamais décidé de donner la
vie, je l’accueille sous mon toit, voilà qui est plus facile au fond » (LM 193). Être mère inclut
l’art des distances, faculté dont Emma a été dépourvue, confesse-t-elle, dans son éducation de
fille : « Nous n’avons jamais appris la bonne façon de nous éloigner. Je ne suis jamais partie.
Noëlle n’est jamais revenue. Philippe et François, oui. Depuis l’adolescence, ils partent, ils
reviennent, je ne sais pas qui le leur a appris » (LM 146). D’ailleurs, Emma souffre du fait
qu’elle soit restée près de sa mère sans que cette dernière reconnaisse son dévouement. Elle se
sent ignorée face à une mère qui ne pense qu’aux enfants partis.
Se posant la question sur ce qu’est une mère, Emma trouve la réponse dans la simplicité
d’un geste : « C’est cela, je crois devenir mère, […] réchauffer dans la chaleur fragile de sa main
les doigts d’un enfant. Il faudra poser la question à maman, j’oserai peut-être, un jour, devant une
tasse de thé » (LM 201). Outre l’incommunicabilité manifeste avec la mère de la narratrice, ces
deux passages marquent l’établissement d’un nouvel espace. Il se manifeste, d’une part, par une
séparation avec la mère pour Emma qui assume personnellement la responsabilité de cette petite
fille, elle qui ne pensait jamais pouvoir laisser sa mère seule et, d’autre part, par la solution à la
maternité en devenant mère adoptive. L’histoire d’Emma nous plonge dans les relations
142
complexes d’une femme face à sa mère où surgissent à nouveau les problèmes liés à l’art des
distances et d’une impossible communication.
Si l’on croit Elisabeth Badinder qu’« une bonne mère est aussi rare qu’un Mozart, »
comment la mère est-elle perçue? Chez Dupré, nous n’avons pas affaire à une mauvaise mère ou
à une mère castratrice. Il n’y a pas non plus de honte comme chez Annie Ernaux, ou de
destruction de la mère comme l’a senti Miléna Santoro chez Nicole Brossard ou Jeanne Hyvrard,
dans les années soixante dix. Il ne s’agit pas non plus de procès de la mère patriarcale dans la
haine, mais plutôt d’une absence souffrante, « une mère silencieuse empêtrée dans le quotidien »
(Saint Martin, « Mères » 196). Plus exactement, la démarche de Dupré suit la tendance des
années quatre vingt dix, vers une nouvelle perspective qui appelle selon Karen Gould « une
valorisation de la mère ».
Les relations mère-fille ne sont pas abordées directement dans les recueils poétiques de
Dupré qui suivent La peau familière, si ce n’est dans Chambres où la mère est toujours présente
en filigrane et Tout près où la mère est présente dans sa parole. Le jeu du mot « chambre » avec
« camera » en italien fait immédiatement songer à Roland Barthes, si profondément marqué par
l’image manquante de sa mère dans La chambre claire. Chambres s’ouvre sur une photo jaunie
de la mère de son amant. La voix poétique pensive, répète en leitmotive « […] le tissu de sa robe,
tendu, un autre enfant » (CH, 11, 12, 13), faisant allusion aux nombreuses naissances propre aux
générations passées déjà évoqué dans La peau familière. Il y a toujours un souci chez Dupré de
rappeler le passé, de donner une valeur historique à la banalité. Par le jeu de la photographie qui
renvoie comme un miroir, dans une atmosphère obscure où planent les ressemblances, le passé
nous poursuit inlassablement, comme le dit la voix poétique : « je dis les photos toujours nous
surprennent au cœur de nos paradoxes, je dis en regardant l’avenir, nous n’en n’avons jamais fini
143
avec le passé » (CH 23). Au milieu de leurs corps, dans le lit défait des amants, s’interpose la
mère, l’enfant et la souffrance, « la photo sourire vague et triste de la mère » (CH 23).
La voix poétique de Tout près fait aussi allusion à la solitude des mères dignes, passées
les multiples naissances de la tradition catholique québécoise : « nos mères enserrées dans leur
écorce de mère, marchaient en rêvant d’un Christ qui rachèterait le vide des chambres » (TP 13).
Tels sont les mots qui définissent l’espace de la mère dans la poésie de Dupré, espace empreint
de solitude, souffrance, abandon, plainte discrète marquant une incommunicabilité, et
l’incapacité d’effacer le passé. L’espace émotionnel ressenti à l’égard de la mère se retrouve
surtout dans la fiction, les romans et les nouvelles de Dupré. La memoria, est d’ailleurs dédié « A
ma Mère ». Emma montre un effort constant pour rendre sa mère heureuse et renouer ou plutôt
instaurer un dialogue avec la mère en tant que sujet. Comme le dit Saint-Martin, c’est la quête de
la femme de quarante ans qui cherche « [à] briser le silence, dire enfin la douleur et l’amour qui
unissent et séparent les mères des filles, les filles des mères » (Nom 43). Pour donner le ton,
Emma qui se sent aussi vieille que sa mère maintenant, hésite à lui prendre les mains, geste qui
souligne le fossé qui les sépare : « Il faudrait prendre ses doigts dans la chaleur de ma main, dire,
On ne meurt pas ici, mais là où elle est, elle ne croirait pas. Là où elle est, elle ne me croirait pas.
Ce seraient des paroles de mère et je ne suis que sa fille. Elle marche sur le bord d’un gouffre
sans fond. Et je ne connais aucune parole capable d’apaiser le vertige qui est le sien » (LM 203).
144
Naviguer dans cet espace si complexe que sont les relations d’une femme de quarante ans
avec sa mère est une tache périlleuse. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une période où les
femmes au Québec ont rapidement franchi un cap immense et irréversible, par rapport aux
générations des mères précédentes, creusant un fossé d’autant plus grand entre ces deux
générations.
A la lecture de La memoria (comme de La voie lactée), il est frappant de constater que
lorsque Emma est déprimée, elle fait souvent un rapprochement avec sa mère et établit une
comparaison visuelle. Que ce soit des vêtements ou du look, elle s’exprime par un regard
extérieur, « Je n’ai plus le goût de la séduction, comme Maman après François. Elle avait cessé
de se maquiller, ne portait plus de robes légères » (LM 29). Emma emploie des expressions
comme « elle était dans une cloche de verre » pour accentuer la notion de renoncement. Dans
ces mêmes pages, Emma cherche désespérément l’attention maternelle. A la recherche,
vainement, de photos d’elle seule avec sa mère, Emma se reprend, affichant sa volonté de ne pas
tomber dans le même oubli de soi : « Moi, je ne veux pas renoncer. J’achèterai ma crème aux
amandes et de beaux bas fins qui enserrent la cuisse de dentelle » (LM 29-31). C’est aussi par
son aspect extérieur que l’héroïne exprime un changement dans l’attitude de sa mère, « dans sa
robe des dimanches, » à la joie de découvrir ses petits enfants, « Elle était sortie de la désolation,
elle se teignait les cheveux blond cendré, elle était portée par un amour. Elle m’appelait, ma
grande, n’étais-je pas sa seule fille désormais, sa survivante ? » (LM 86). Quant à Anne, dans La
voie lactée, elle poursuit en imagination et en couleurs une visite de sa mère comme une façon
indirecte de dialoguer sans paroles : « J’ai imaginé ma mère avec moi à l’aéroport de Fiumicino,
lumineuse dans une robe tangerine, sa couleur préférée » (LVL 191).
145
A partir de ces exemples concrets, il semble que les deux pôles d’intérêt pour lire la
mère, telle que la décrit Dupré, soient enchevêtrés : à la fois le manque d’attention éprouvé par
cette fille aînée dans La memoria, ou enfant unique d’une famille éclatée dans La voie lactée, et
le désir de communiquer pour leur bien réciproque. A cela s’ajoute un sentiment mixte, à savoir
d’éviter de ressembler au modèle maternel tout en acceptant certaines de ses qualités, transmises
par les gènes de la mère. Par exemple, tournée vers l’avenir, Anne désire fuir cet aspect maternel
: « Elle est croyante ma mère. Elle ne croit qu’au passé mais elle y croit » (LVL 192).
Ironiquement, Anne a hérité de cette même ténacité qui, parce qu’elle croit au futur, la sauvera
de la dépression.
Paradoxalement, pour être capables de réagir, les filles ont hérité, qu’elles le veuillent ou
non du courage de leurs mères qui sont « de la race des guerrières » (LVL 184). Elles refusent,
par contre, leur abnégation, ici tournée en dérision, comme pour couper court à un engrenage
fictionnel, ayant la liberté de choix et d’hésiter devant le mariage et la maternité : « Elle nous
enseignait le courage maman. Un jour, nous serions à son image et à sa ressemblance, souples et
fortes derrière des ventres lourds qui ne nous feraient pas tomber en avant » (LM 74). Emma
s’était déjà promis, « je n’aurai pas d’enfants » (LM 15). Elle rejoint l’autoportrait d’Anne : «
Elle n’a pas les rêves de sa mère, un mari, une maison, elle ne versera jamais de larmes, elle
n’aura jamais de grandes cernes qui lui mangeront le visage jusqu’au menton » (LVL 102). Avec
humour mais où pointe une certaine admiration envers sa mère, Anne se remémore, « essayer de
me ressaisir, comme disait maman quand j’étais petite » (LVL 29), ou « grande, forte et digne
comme sa mère » (LVL 73). Ces réactions montrent le jeu subtil entre les mères et les filles,
éprouvant du ressentiment devant l’attitude vieillotte de leur mère, tout en respectant leur
courage.
146
Dans La voie lactée, la mère d’Anne fait face à une autre sorte de renoncement.
Abandonnée par son mari, elle exaspère sa fille par sa patience et son abnégation et le fait qu’elle
soit prête à pardonner sans ressentiment jamais exprimé. Ainsi, non sans ironie, l’auteure met en
italiques dans la bouche de la mère des expressions toutes faites de grand-mères, révélatrices et
pleines de sous-entendus comme, « on ne ment pas dans le sommeil » (LVL 56). Représentant un
espace d’enfermement, ces paroles de la mère déclenchent la furie d’Anne : « Il faut
comprendre, Anne. Justement, je refuse de comprendre […] Je refuse toutes ces phrases qui
poussent dans la bouche de maman, une végétation où on se perd, une prison dont on ne peut pas
sortir. Pas vivante en tout cas » (LVL 108). Les mots « perte », « prison » renforcent la notion
d’un espace vide et étouffant en même temps. Provoquée par l’abandon, soulignée par la
comparaison avec la végétation, cette situation dans laquelle s’est cloîtrée la mère est d’autant
plus attristante qu’elle indique un potentiel volontairement occulté. Tout en exprimant sa colère,
Anne se sent coupable d’abandonner sa mère pour un amant, de la « trahir », dit-elle ! En guise
de commentaire, sa mère se replie dans une autre phrase stéréotypée : « J’espère que tu as fait le
bon choix. Etait-ce de l’inquiétude ou un reproche voilé ? » (LVL 192). Cette dernière phrase
suit deux commentaires en italiques de la même veine, « Tu as toujours aimé les étrangers »
(LVL 135) et « Fais bien attention, Anne » (LVL 137). Comme la narratrice le remarque
justement, ces expressions sous-entendent une inquiétude maternelle doublée d’un reproche
poliment voilé.
Le plus redoutable pour Anne, c’est « [L]e silence de maman. Pas de cris, pas de
reproches, mais un tremblement qui me secouera, me fera trembler à mon tour » (LVL 181). Car,
dans les romans de Dupré, la mère ne juge pas ouvertement, et la fille n’a pas de prise sur le
mutisme, le renoncement, le silence de la mère. Les filles veulent briser, percer l’énigme de leur
147
mère et, pensent-elles, forcer un espace interdit pour les rendre heureuses et attentives. D’où la
joie victorieuse lorsque Anne s’exclame : « Elle est redevenue une mère, je suis parvenue à lui
faire une surprise » (LVL 109), ou encore en chemin pour Rome : « [J]e l’attendrai comme on
attend sa mère » (LVL 190). Ce besoin est maintes fois répété : « Maman s’est déridée, je
redevenais son enfant » (LVL 136). L’incommunicabilité et la culpabilité atteignent leur
paroxysme dans le chant XII de La memoria. Au moment où Emma bute sur l’écriture, elle
essaie d’expliquer la peine dans les yeux de sa mère comme venant d’un passé très loin,
« comment écrire, maman est une petite fille déçue ? ça vient de très loin, d’un vieux passé que
j’ignorerais sans doute toujours. Pour la première fois, aujourd’hui, j’ai vu l’ombre d’une vie très
ancienne quand le voile est tombé devant ses yeux » (LM 92). Par ces mots, pour la première
fois en effet, Emma voit sa mère avec les yeux de femme et non de fille. Elle est capable de relier
sa peine historiquement au poids de la souffrance silencieuse de générations de mères touchant le
destin québécois. Parallèlement, elle continue de souffrir de manque d’attention maternel comme
en témoigne la fin du chapitre : « J’ai dit, tu as su me garder moi. Mais Maman n’a pas entendu,
elle était enfermée très loin à l’intérieur d’elle-même. Là, où je n’avais jamais pu la rejoindre »
(LM 95). Ce désir de forcer cette incommunication marquée par la résignation de la mère est
frappant dans les textes de Dupré. Cette interrogation d’une femme adulte qui traduit le manque
d’attention ressenti par la petite fille peut être un peu puéril, mais elle masque un malaise. Où est
la vérité dans toute cette fiction ? Peut-on être à la fois, mère, amie et confidente?
Tout d’abord, pour la génération de Dupré, plus fortement au Québec qu’ailleurs à la
même époque, il était inconcevable pour une mère d’être familière avec sa fille. Il fallait montrer
l’exemple, le plus souvent souffrir en silence et en dignité. Les conventions et la religion
catholique aidant, le poids des générations et le régime du patriarcat, bien que dans ces récits le
148
père soit absent, les filles devaient apprendre à être responsables et à bien se tenir. Ce souci des
bienséances sous-entend, bien entendu, l’espoir de trouver un parti désirable en agissant
conformément aux normes établies par la société. Il semble que ce soit le grand changement de
la génération de Dupré. Les rapports ont totalement évolué palliant à ce fossé et ce manque de
dialogue. C’est sans doute pour cela qu’Emma rêve d’une mère compréhensive, d’« une mère qui
m’envelopperait de son regard » (LM 39). Elle la trouvera dans la sérénité de Mme Girard, mère
symbolique qui admet que, lorsque les enfants grandissent, « ils se mettent à graviter autour de
leur propre soleil, rien à faire pour les retenir » (LM 77). Alliée à la mère nourriture, mère jardin
comme les jardins, symbole d’espaces de plénitude et d’abondance, la femme en tant que fille
cherche un modèle de mère idéal: mentalement accueillante, ouverte, à la fois mère amie et
confidente.
Culpabilité et abandon paraissent être les grands moteurs de ces relations avortées. Il y a
un double sentiment de culpabilité dans La voie lactée, chez la fille comme chez la mère, et dans
La memoria, il y a un besoin de comprendre qui dénonce un amour réciproque mais
incommunicable. En revanche, Emma et Anne gardent un besoin urgent de se confier, et malgré
leur promesse, elles finissent toujours par raconter : « Je ne dirai rien à maman. Juré que je ne
partagerais pas Alessandro avec elle. Mais j’ai parlé, tout raconté » (LVL 133). Il reste
malheureusement vrai que, ni l’une ni l’autre, ne peuvent cerner le mystère de leur mère, espace
impénétrable de femmes entravées dans le carcan traditionnel, ce qui fait dire à Anne : « Nous
discuterions des mères et des filles de la pièce, nous avions toujours mieux parlé du théâtre que
de la vie vraie » (LVL 167). Faute de dialogue, il reste les ressemblances dans les gestes qui
traduisent l’affection et une certaine admiration : « J’ai retrouvé mes vieux gestes, ceux que
maman n’avait jamais trahi, même l’automne qui avait suivi le départ de papa. Elle était forte
149
maman » (LVL 158). C’est finalement ce souci de ne pas oublier la tradition des grands-mères et
des courtepointes qui montrent le respect et l’amour malgré les dissonances, les rebellions,
trésors ou reliquaires qu’une mère transmet à sa fille et qui survit de génération en génération.
Avant de clore l’espace maternel dans la fiction de Dupré, une belle rencontre entre Anne
et Fanny met en scène une nouvelle génération de femmes. Fanny, poète en herbe, fait penser à
une petite Causette qu’Anne prend sous son manteau. L’amitié qu’elles ont forgée va permettre
d’expérimenter la difficulté d’être mère. Fanny, par son bon sens tout à fait dans le vent, «
branchée » dirait-on, « trouée48» de partout, va devenir le personnage réunificateur d’Anne, la
semblable imaginaire, un miroir dans lequel elle rattrape sa jeunesse et Fanny sauve sa vie adulte.
A son insu, celle qui ne voulait pas passer pour la mère de Fanny devient, dans ce roman aussi,
une mère symbolique. A cette jeune étudiante qui, comme toutes les filles, pense que sa mère ne
comprend rien, Anne répond : « Les mères peuvent finir par comprendre si on se donne la peine
de leur parler. J’essaie de me convaincre, je ne veux pas lui dire que moi, je n’ai jamais su »
(LVL 184). L’aveu d’Anne est très révélateur. Elle constate avec justesse et tristesse, finalement,
que l’incommunicabilité avec une mère est à double sens : « J’étais là. J’avais remplacé sa tante,
je lui avais ouvert les bras. Maman elle, n’a plus que moi. Mais je n’ai jamais su lui ouvrir les
bras » (LVL 143). Anne toutefois n’a pas perdu la tradition des petites attentions maternelles
féminines que beaucoup de femmes actuelles, faute de modèle, ne peuvent communiquer.
Comme la tradition de parfumer les tiroirs avec de la lavande, Anne a le secret des petites
attentions délicates : « Je lui préparais un lit qui sent le citron » (LVL 155). Ce geste anodin a de
l’impact, faisant partie de tout un héritage traditionnel qu’une mère transmet à sa fille.
Cependant, l’essentiel de cette rencontre réside dans la difficulté de se mettre dans la peau du
48
Fanny est décrite dans La voie lactée comme une forme longue et mince, aux cheveux rouges avec « […] sa veste
trouée, les trous dans les bas, les trous dans la peau, les trous dans la conversation » (LVL 37). Elle devient un ange
rouge comme un ange gardien tombé du ciel.
150
rôle de mère. Elle est manifeste au moment où Anne essaie de rassurer Fanny, à propos de son
départ, « elle fumait comme une cheminée en janvier, je n’ai fait aucune remarque, pourtant il
faut être conséquente, je voulais jouer à la mère ou non ? » (LVL 183).
Les héroïnes de La memoria et de La voie lactée vont finalement vivre une histoire
réussie. Grâce à une rencontre amoureuse certes, elles vont finir par se libérer harmonieusement
de l’espace maternel, envahissant pour leur épanouissement : « Avec le temps, il y a des douleurs
qui s’apaisent, des ruines qui peuvent accueillir la lumière, des histoires qui n’ont pas le même
dénouement » (LM 193). Il va sans dire que la mère n’a rien fait de dommageable. Cette décision
est le résultat d’un cheminement effectué intérieurement. A quarante ans, Emma et Anne vont,
en fait, effectuer la « séparation » avec leur mère. Elles vont vivre leur vie dans un nouvel espace
mixte en compagnie d’une homme, renonçant, avec tristesse, à un impossible dialogue avec la
mère, enfants abandonnés dès la naissance : « Un cri immense emplit l’air, une femme nous
prend dans ses bras, on l’appellera maman, mais ce n’est déjà plus la mère, douce et immense,
c’est un corps à côté de nous, une absence déjà » (LM 74).
Il reste beaucoup à dire sur les relations mère- fille, d’autant plus que la mère de Dupré
est toujours vivante, c’est peut-être pour cette raison qu’elle aborde cet espace par la fiction
romanesque. Il est difficile de parler délicatement au passé, comme Jean Rouaud qui commence
Sur la terre comme au ciel par une adresse à sa mère : « Elle ne lira pas ces lignes […] ».
S’il est vrai que la fiction est une cité plus intéressante que la biographie pour accéder à
la vérité des individus, il est difficile de faire des comparaisons dans la littérature portant sur les
relations mères -filles, comme les nouvelles de Gabrielle Roy, Colette et Sido et autres
écrivaines. Ces femmes, comme l’a noté Kristeva pour Colette, ont commencé à parler de leur
151
mère une fois disparue. La mère de Louise Dupré étant toujours vivante Il reste une certaine
réserve quant au traitement de la mère chez Dupré.
4. 2. 3 Un espace d’amour et de regret
Les nouvelles sont les textes les plus autobiographiques de l’œuvre de Dupré. Marque
d’amour d’une fille envers sa mère, de compréhension, de respect et de regret, huit sont
consacré à la relation entre une femme et sa mère. Dans l’impossibilité de les transcrire malgré
leur texte court, j’en retiendrai deux particulièrement émouvantes où la narratrice, une femme
ayant atteint la maturité de la cinquantaine, face à une mère vieillissante, parle en s’adressant à
elle-même, au « vous ». La plus saisissante des nouvelles est « Une bouteille à la mer ». Comme
pour s’habituer, la narratrice s’invente un scénario anticipant la mort de sa mère: « Depuis que
votre mère est morte, vous suivez une route élargie, sans lumières. Mais elle est bien vivante
encore […] vous le dites pour vous habituer, pour savoir le dire quand ce sera le moment ». A
partir de cette phrase, elle établit une rétrospective des mères de sa famille et de leur destin,
« Elle aura traversé la vie comme un funambule… ». Dans l’incapacité de trouver « une brèche »,
la narratrice réitère ce besoin de « parler avec elle, lui dire quelle femme vous êtes […] on ne
peut changer personne, encore moins sa mère ». Ayant admis qu’on ne peut changer les êtres, qui
plus est sa mère, la narration se termine par ces mots d’acceptation, d’un espace qu’elle ne peut
briser : « Votre mère vous aime, oui, comme une petite fille, mais non comme la femme qu’elle
ne peut plus protéger ».
Le deuxième exemple, « Chaque pas », est peut-être l’hommage le plus émouvant à une
mère, devenue une vieille dame :
152
Vous serez passée à côté d’elle sans vraiment la connaître. […] Elle aura tout fait
pour vous échapper tandis que vous aurez toujours tenté de la rattraper […] Elle
ne vous a pas suivi. Aux cours des ans, vos semaines sont devenues un fuseau
inextricable que vous n’essayez même plus de démêler, comme l’est ce qu’elle
nomme, de sa voix de vieille dame la vie d’aujourd’hui. (13)
Cette constatation nécessite une redéfinition du mot amour : « L’amour, ce n’est pas ce
qu’on vous a appris. Vous le comprenez de plus en plus. Il vous a fallu un temps considérable,
ces petites défaites qui apprennent l’humilité » (14). Accepter sa mère passé la cinquantaine,
c’est admettre, « elle a des secrets, elle veut les emporter avec elle, vous l’admettez après tant
d’années » (14). Accepter cette vérité est une notion nouvelle pour la narratrice. Viendrait-elle
avec la maturité?49
Dupré, dans ses écrits, ne représente pas des héroïnes qui idéalisent leur mère au contraire
de Gabrielle Roy par exemple. Tout en essayant de connaître son histoire, elle accepte finalement
qu’il est impossible de changer sa mère. Quant à la femme derrière le rôle de mère, elle demeure
énigmatique et insondable. Il se dégage de ce texte une poésie empruntée de tristesse et une
grande marque de reconnaissance et d’affection devant l’inévitable :
Il vous reste pourtant ce qu’elle n’a plus. De longues années devant vous. Vous
voudriez lui en offrir quelques-unes, si vous le pouviez. Mais ce n’est pas parce
qu’elle vous a donné la vie que vous pouvez lui donner la votre. C’est la vérité la
plus difficile à admettre sans doute. Mais vous étés rendue à admettre
l’inadmissible, Vous et elle, vous étés chacune dans votre existence propre,
Isolées. Séparées. Vous ne pouvez sauver personne, elle le sait […]. Sa dernière
49
Cette situation fait penser à Virginia Woolf, obsédée par la mémoire d’une mère, il est vrai trop puissante, qui
surmonta cependant son obsession avec sa mère.
153
espérance: partir doucement, sans souffrir. Vous, vous rêvez d’être alors auprès
d’elle. De lui caresser la main. (15)
Cette vision explicite cet espace d’amour et de respect pour la mère à l’aube de sa vie et conclut
sur l’acceptation d’un espace impénétrable et infranchissable.
4. 2. 4 Tout comme elle, un espace de ravages ?
L’analyse des relations mère-fille dans l’œuvre de Louise Dupré va être cristallisée dans
un texte narratif et poétique créé pour la scène. A la demande de Brigitte Haentjens, Dupré écrit
un texte dramatique Tout comme elle. La première page de présentation du recueil résume le
sujet : « Des filles / Des mères / Des filles qui sont des mères et des mères qui sont des filles /
Des mères qui portent leurs filles et des filles qui portent leur mère / Peut-être les mêmes, d’un
acte à l’autre / Ou d’autres, mais qui appartiennent à une même généalogie: la généalogie des
filles et des mères » (TE 9). Cette pièce en quatre actes est fragmentée en tableaux, monologues
d’une mère ou d’une fille parcourant divers états et degrés que doivent vivre toutes les filles et
toutes les mères50. Ce texte marque les étapes de la vie d’une femme passant du statut de fille à
celui de mère, dans une voix qui évolue avec l’âge. Pour accentuer le côté unique de la voix
poétique et en même temps le côté pluriel du message, le texte est interprété librement sur scène
par cinquante femmes envahissant l’espace théâtral. De tous les âges, de diverses corpulences,
d’allure, de milieu social, les interprètes font ressortir avec force les problématiques des relations
mères-filles. Ces mères et ces filles évoluent dans un espace originaire à la fois très proche et
éloigné. Femmes trop semblables et différentes, elles naviguent dans un espace indissolublement
50
Eva Dumas décrit Tout comme elle dans le quotidien La Presse (Dumas, 2006) : « Sous forme de courts tableaux,
Louise Dupré nous fait le récit d’une relation complexe, construit sur beaucoup de non-dits, de pieux mensonges et
des valeurs que l’on souhaiterait dépassées (la quête typiquement féminine de la perfection, par exemple). La
récurrence de certains éléments (la mère qui boit du thé, ses robes taillées dans des coupons à rabais, etc.) nous
rappelle à l’occasion que nous sommes dans la continuité narrative ».
154
lié. A titre anecdotique mais significatif, le titre initial « Ravages » jugé trop destructeur a été
remplacé par le nouveau titre révisé Tout comme elle, illustrant mieux la dichotomie du rapport
mère-fille et la complexité de leur union. Cet espace d’amour, de haine et de ressentiment est un
espace paradoxal de violence, de tendresse et d’intimité.
Le texte dramatique porte sur la filiation et la nécessité de séparation. Selon Kristeva : «
L’origine est une mère, une langue et une biologie, mais tout en les assumant, nous devenons
nous-même lorsque nous nous en libérons » (Au risque 25). S’il touche la filiation, comme l’a dit
Dupré, ce texte est un texte sur la séparation51, grand thème des relations mères-filles. Tout
comme elle est « la mise au monde d’une femme » et la douleur psychologique impliquée, car il
est impossible d’oublier sa mère, « toute mère est immortelle » (TE 88). Toute mère
communique la douleur qui, à son tour, l’engendrera pour sa fille, et le cycle continue
inexorablement. Aucune femme ne peut y échapper.
Joyeux et grave, d’une intimité troublante52, le texte retrace le périple qu’une mère et sa
fille doivent vivre pour s’aimer « dans un amour désormais libre de toute éternité ». La rupture et
la réconciliation nécessaires avec la mère occasionne des ravages et des déchirements nécessaires
pour parvenir à être femmes. Tout comme elle influe toutefois un souffle positif. Les attitudes et
réflexions de ces femmes si diverses sur scène suivant des voix individuelles et plurielles de la
pièce, nous amènent à considérer la mère différemment. Elle n’est plus une figure mythique mais
une femme à dimension humaine53. Dupré l’explique dans une conversation à la fin du livre :
51
Ce thème central se rapproche de La voix lactée où la fille doit se séparer de l’étau maternel envahissant.
Josée Bilodeau de Radio Canada titre “Tout comme elle : 50 femmes troublantes et toutes uniques ». En faisant
l’éloge de la pièce et applaudissant la performance des actrices, elle salue le travail du texte de Dupré sorti
intégralement en même temps que la pièce de théâtre, donnant naissance à deux œuvres distinctes. (Critique Arts et
Spectacles du jeudi 19 Janvier 2006).
53
Dans la présentation, sur un plateau noir sans décors, ce phénomène est absolument impressionnant. Selon mon
observation à la première de cette pièce, la manière dont les actrices sont habillées dans des tons de beige, de blanc
et de noir où surgissent des touches de rouge, donne un tableau d’ensemble moderne alliant la puissance à
l’harmonie. En même temps, chaque femme est différente et garde sa personnalité unique. Jouant une mère ou une
52
155
Toute femme qui désire naître à elle-même, trouver une certaine maturité, doit
passer par cette séparation-là, cette reconnaissance que sa mère n’est peut-être pas
la mère avec un grand M, mais que c’est une mère comme elle pouvait l’être. Et
j’ai l’impression que les femmes en prennent conscience, parce qu’il y a vraiment
un intérêt pour la relation mère-fille actuellement. (TE 89)
Si l’on pouvait croire que le tourment des relations mère-fille est un sujet un peu daté,
Dupré comme Haentjens nous prouvent le contraire. Pour Louise Dupré, l’espace relationnel
entre une mère et sa fille quel que soit l’âge reste un espace de manque étouffé par trop d’amour
ou par trop de distance. Aux frontières de l’amour et de la haine, cette relation reste un espace
d’incommunicabilité, mystérieuse et difficile à harmoniser. Tout comme elle est une
théâtralisation du manque. La réflexion ironique clôturant la pièce, « Je n’ai pas de problèmes
avec ma mère » reste une notion fantaisiste et naïve dans le domaine des relations mère-fille pour
Louise Dupré. Au final, s’inscrivant dans les joies et les peines, hymne à la beauté féminine,
Tout comme elle offre un regard contemporain dans l’espace au féminin.
4. 3 Un nouvel espace de la femme dans le monde
Selon
la Genèse, Dieu créa la femme, « L’éternel Dieu forma une femme de la côte qu’il
avait prise de l’homme et il l’amena vers l’homme » (2, 22), verset 23, « Et l’homme dit voici
cette fois celle qui est os de mes os et chair de ma chair ! On l’appellera femme parce qu’elle a
été prise de l’homme. (2, 23) C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera
à sa femme, et ils deviendront une seule chair » (2, 24). Cette conception a dominé la civilisation
fille selon les actes, les comédiennes évoluent sur scène en chœur, en groupes formant des tableaux vivants, en
couples, ou émergent individuellement au rythme de la chorégraphie. Dans un effet similaire à leurs tenues, leurs
voix tantôt en chœur, tantôt séparées, sont souvent fondues sur la scène, de telle sorte qu’il est difficile d’identifier
visuellement à qui appartient la voix.
156
occidentale au travers des siècles, en particulier l’Église catholique, et surtout au Québec où le
couple est fondé sur la survie par la procréation, sous l’œil divin. C’est aussi le titre ironique du
film culte de Vadim, Et Dieu créa la femme, au parfum de scandale, qui, en 1956 marqua une
grande étape de l’émancipation féminine54. Ce film soulève deux problématiques associées au
féminin : le sexe et la culpabilité. Il marque aussi un phénomène de société indéniable, l’époque
de la nouvelle vague. Une première génération de femmes dites affranchies élargit les frontières
de l’espace féminin, sexuellement parlant, du moins. Elle marque le point de départ de la
destruction du mythe biblique, entretenu par le catholicisme, de la femme soumise à l’homme.
Ce changement de mentalité corrobore les propos d’Elisabeth Badinter dans L’amour en plus, où
elle parle de la femme, « personnage relatif et tridimensionnel » car, « la mère est aussi une
femme, c'est-à-dire un être doué d’aspirations propres qui n’ont souvent rien à voir avec celles de
l’époux ou les désirs de l’enfant » (15).
Louise Dupré en fait le thème de La peau familière, premier recueil où elle propose une
nouvelle réflexion sur la femme, « qui s’invente » par l’écriture. Sa parole est héritée des
penseurs féministes comme Luce Irigaray, Julia Kristeva, et de ses compatriotes écrivaines
aînées comme, en autres, Nicole Brossard, France Théoret, Madeleine Gagnon. Ces femmes se
sont données pour but d’interroger les schèmes traditionnels de la représentation et de bousculer
l’ordre symbolique pour faire entendre des voix féminines trop souvent reléguées au silence.
Dans le sillage de ses contemporaines, le chemin que va parcourir Dupré écrivaine est celui
d’une femme préoccupée par le monde dans sa modernité. Sans renier son héritage, elle veut se
54
Michel Cieutat dans 50 films qui ont fait scandale, en 2002, termine son commentaire sur le film de Vadim Et
Dieu…créa la femme parlant de Brigitte Bardot : « Et, qu’elle le veuille ou non, son interprétation de la Juliette de
Roger Vadim aura été la pierre angulaire de la seconde et décisive grande vague féministe du XXe siècle que
connaîtront les années 60. Dieu avait bien créé la femme, mais Vadim, lui, avait produit une déesse » (60). Il ajoute
que Juliette dans le passage de la danse « à l’impudicité désespérée » exprime la douleur : «Juliette ne cesse tout au
long du film d’évoquer son malheur existentiel (‘je travaille à être heureuse’, […] ‘on devrait pouvoir mourir quand
on avale ça’ (une double fine)… » (60).
157
dégager du poids de la fatalité des générations précédentes enfermées dans l’étau de la tradition
catholique, « trop de tissus pendant aux fenêtres, trop de pudeur, trop de murs oubliés
[…], derrière, un oeil de femme / une agonie » (B 56).
Employant un langage intériorisé, Dupré, par son travail, se rapproche des propos de
Bernard Chouvier : « L’auteur[e] se construit et construit son œuvre autour et à partir de ses
manques à être et de ses failles » (132). Dans ses écrits, une femme s’interroge au fil de
l’écriture, dans une subjectivité en mouvement avec ses doutes, ses failles, ses contradictions,
pour se donner naissance et trouver un nouvel espace, un troisième espace55 qui laisse place à la
liberté. Dupré l’exprime en ces termes :
Tributaire à la fois de la raison du Père et de l’espace barré de la mère, du
symbolique et du pulsionnel, l’écriture au féminin doit jouer pour arriver à
découper un troisième espace – ‘a third space’, selon le terme de Homi Bahbba –
un espace hybride, soumis à la logique de l’aporie, un espace de
liberté et d’imagination. (« Carnets »10)
L’espace, la perception du monde pour Dupré gravit autour de cette affirmation : « Je suis
une femme », fil conducteur de sa pensée. A partir d’un travail d’intense réflexion, en
questionnement permanent, l’écrivaine réhabilite la place de la femme en lui donnant le droit
d’être amoureuse. Face à la contingence qu’est la vie, en suivant les étapes de la trentaine, de la
quarantaine, de la cinquantaine et sous des visages diversifiés, Dupré nous offre le parcours
d’une femme contemporaine. Le but de l’écrivaine semble être de montrer que la femme est à la
quête d’un espace de vie contre la mort qui passe toujours par l’amour. Des exemples pris de sa
55
Dupré parle de l’instauration d’un « troisième espace » dans l’écriture au féminin, tentant d’harmonier la langue
de l’espace domestique et public. Elle rappelle qu’Homi Bhabba utilise cette expression en parlant de l’hybridité
culturelle: « The process of cultural hybridity gives rise to something different, something new and unrecognizable,
a new area of negociation of meaning and representation” (1990, 211).
158
poésie et de sa fiction vont permettre de suivre l’évolution de cet espace « Femme »
en reconstruction, d’une singulière cohérente à travers la complexité des différentes figures
appréhendées.
4. 3. 1 L’éveil de la femme de trente ans
« Je suis une femme de trente ans déjà avec une ride au coin de la bouche et la calme
assurance de celles qui ont perdu la foi, pour qui les dieux sont morts » (PF 51). Dupré publie
son premier recueil en 1984. Elle a brisé avec la croyance ancestrale et tout l’appareil catholique
dans lequel elle a été bercée. Témoin de son époque, elle fait écho à Janet Paterson associant les
moments postmodernistes au temps où les dieux sont morts, ce qui inscrit Dupré dans la
modernité et tout à fait dans l’air du temps. La peau familière met en scène une femme de l’âge
de l’auteure, dont l’histoire « pourrait » ressembler à la sienne. Dans un univers virtuel, sous le
ton de la confidence, ce premier recueil est une remise en cause de la pensée domestique. Il
retrace l’émancipation d’une jeune femme victime de la discontinuité de la vie quotidienne qui
ne valait pas la peine d’être contée vingt ou trente ans auparavant. Corriveau salue ce premier
défi de Dupré en soulignant sa profondeur : « Elle prend possession de l’immédiat pour accéder
à l’universelle préhension, presque philosophique, de la conscience d’être femme devant et
contre la mort autour d’elle et dans le monde » (« Faire acte » 11). Rompant la symbiose avec
une tradition familiale, le sujet femme se confronte à un problème identitaire où surgit le
dilemme entre espace public et espace privé : « Il s’agit bien sûr d’une histoire de femme, la
mienne peut-être devant le miroir au réveil. D’inquiétantes linéarités pour de semblables
journées. Le programme : le même, toujours. Rien, sinon de quelconques vagues à l’âme et le
sentiment d’une urgence » (PF 44). L’emploi de ce conditionnel donne un effet de vraisemblance
159
sans tomber dans l’autobiographie ; il permet également de transgresser le privé. C’est le réveil
d’une femme qui se trouve devant l’urgence de se créer un univers propre.
Témoin de son époque, la narratrice par « j’écris JE NOUS » s’associe à toutes les
femmes « je vois femme » (PF 11). Reliant son histoire individuelle à l’histoire collective, la
narratrice est témoin de son époque embrassant la détresse des femmes dans le monde, mais
aussi pour en conserver la mémoire. Elle dessine un espace où la sensibilité et l’émotion sont là
comme moteurs d’exploration devant l’urgence de l’actualité, comme le carnage des femmes
(Sabra Chatila) et déjouer les pièges de la modernité. Profil type d’une mère de famille de la
nouvelle génération des années quatre vingt, la narratrice essaie de se soustraire, nous l’avons vu,
à une vie rythmée par « [les] bonnes odeurs de retour de travail, quand la pensée domestique, les
mains rattachées au réel et le sac, les devoirs, les leçons, puis le moment du bain. Alors
seulement la fiction. Ensuite, si cela vient » (PF 55). Indépendamment de la maternité, du
mariage, c’est la naissance de la femme actuelle. Cette femme va se créer un espace valorisant,
épanouissant, qu’elle va trouver par et dans l’écriture, « trouver trace d’écritures anciennes sur
nos corps tandis que la collectivité pleure dans le passage du matriarcat au patriarcat, et les
longues caresses à se faire, jusqu’à la femme surgie enfin de la mère » (PF 49).
L’émergence de la femme résume la position de la narratrice de La peau familière, à
savoir, se forger une identité délivrée des tabous sans éliminer la tradition. Créer cet espace, c’est
aussi se séparer avec amour de la contrainte de mère pour se libérer, pour survivre, telle une
chrysalide qui se dégage de son cocon de soie confortable mais asphyxiant. Une « tranche » de
vie refermée, cette nouvelle femme s’aventure dans les mots: « j’avance dans le non-dit pour une
fois, dit-elle, je ne céderai pas » (PF 71). La narratrice va, par conséquent, transgresser les
frontières publiques, espace traditionnellement masculin, pour goûter les menaces de la
160
séduction, « les charmes des soirs d’alcool quand l’ongle ronge les pudeurs » (PF 97). Le recueil
s’achève sur un souvenir où l’audace du désir est mise à nu sur une plage, un soir d’été « Je
m’habituais un peu à la fiction » (PF 125). Suivant un processus de libération, en prenant la
plume, la narratrice va trouver un espace de liberté et s’accomplir en tant que femme et non plus
seulement dans la sphère matriarcale.
Pour cette nouvelle femme, il s’agit de perdre son innocence, de « tomber » de ses rêves.
Si tomber signifie chez les chrétiens perdre son innocence, l’innocence ici n’a rien à voir avec le
péché originel. Il s’agit d’une innocence des obligations réciproques, des liens affectifs et
moraux, de la culpabilité de la dépendance. Effectuer la séparation avec la fille veut dire perdre
l’innocence et ne pas attendre d’être adulte et tomber de ses rêves très tard comme Emma. Le
mot tomber est significatif, c’est entrer dans la vie. Si on perd son innocence au moment de
naître, on la perd à chaque fois que l’on aime. Cet état implique toujours une séparation comme
la naissance, dans une méfiance à l’égard de l’autre, mais aussi une terreur de la solitude hantée
par des spectres, la difficulté d’aimer, une pudeur extrême. Dupré va analyser ce parcours en
mettant en scène les méandres de la pensée d’une femme en évolution.
S’éloignant de l’image de la femme faite pour souffrir au nom de la morale, sans être
pour autant, ce que l’on appelait une femme de mauvaise vie, les personnages de Dupré
s’inscrivent dans un nouveau discours féminin. Dans son article sur Nécessairement Putain,
Karen Gould nous fait revenir sur cette notion de femme assimilée à la putain. Elle est frappée
par les parallèles de Théoret « […] entre la représentation culturelle de la prostituée, la réalité
cachée de sa vie et l’expérience des femmes en général. Comme objet historique de haine, de
violence et de censure masculine, la putain sert donc de miroir dans laquelle toute femme se voit
et se reconnaît » (Gould, « Ecrivaine » 33). Entre la réaction de Mary Lydon, « La femme ne sera
161
jamais prise que ‘quo matrem’ », et l’image de la putain, on comprend la portée de la phrase de
Colette, « Ne devenir qu’une femme ! C’est peu, et pourtant, je ne suis jetée vers cette fin
commune » (Lydon 38). Mère ou putain, tel était le lot de la femme jusqu’au milieu de ce siècle.
Les femmes sortent d’un Québec traditionnel, oú, sous le poids de l’héritage de la religion56,
elles vivaient dans l’abnégation, soit en multipliant les enfants, soit en servant Dieu comme
religieuses ou célibataires. Ce besoin de nouvel espace libératoire a glissé vers une vague
nécessaire de rébellion des années soixante dix. Avec ce qu’on a appelé «la deuxième
génération57», la création féminine va évoluer dans les années quatre vingt, vers une recherche
plus personnelle et intimiste qui sied à l’écriture de Dupré58.
Au Québec, « la révolution tranquille » et l’émancipation des femmes qui y est liée, a été
un vent de fraîcheur. Il a ouvert la voie à la parole et l’écriture des femmes passant de l’occulte
au domaine public inauguré dans La peau familière. Dupré retrace cette évolution dans une série
de notes59, « Là, d’où je viens. Notes sur l’écriture et le féminisme ». La première note marque
l’évolution « des à priori culturels », la glorification du corps, la reconnaissance du quotidien
relatés dans les chapitres précédents. En note deux, elle stipule: « Le féminisme aura donné aux
femmes le droit de penser à elles, de parler pour elles et d’agir pour elles. De poser leur propre
regard sur le monde. De devenir sujets de leur propre énonciation » (« Là » 42). Dupré ajoute
56
Le film de Claude Jutra Mon oncle Antoine résume l’atmosphère qu’a connue Dupré enfant. De plus, ironique
coïncidence, il a été filmé à Thetford Mines, résidence de Dupré pendant quelques années. Cette période marque sa
découverte de la littérature féminine québécoise. Mary Jean Green dans son analyse du film parle d’une société
dominée par l’asphyxie, un Québec au catholicisme hypocrite, un pouvoir qu’est l’institution de la famille avec
« La revanche des berceaux ». C’est en quelque sorte le milieu dans lequel a vécu Louise Dupré. Cette atmosphère
pour la femme est proche de celle de Vallières dans Nègres blancs d’Amérique : « L’histoire d’une femme […]
assoiffée de liberté où tout contribue à l’étouffer » (Vallières, 1979 96).
57
Le terme de « deuxième génération » au Québec peut être équivalent au terme « second wave » par le féminisme
américain.
58
La vue de Lori Saint Martin sur le «meta »et le « féminisme », le métafeminisme, est développée dans son
article « Le métafeminisme et la nouvelle prose au féminin » (1992, 78-88).
59
Voir également l’ouvrage collectif édité par Roseanna Lewis Dufault, Women by Women, the Treatment of
Female Characters by Women Writers of Fiction in Quebec since 1980. Dufault remarque que “most of the female
caracters are depecting as striving to establish an enduring continuity between past, present, and future generations
of women” (1997, 12).
162
dans la note cinq que cette lutte, « enracinée dans le concret de la réalité », a débouché sur la
remise en question des représentations symboliques mentionnée dans les relations mère- fille. Le
désir des femmes est aussi de « créer des images féminines en dehors des stéréotypes de la
vierge, de la mère et de la femme-objet » (« Là » 44). En note six, elle insiste que « la grande
chance du féminisme est d’avoir eu des artistes pour le parler. Voila pourquoi autant de femmes
s’y reconnaissent, encore aujourd’hui: chacune peut trouver dans un livre, une toile, un film, une
parole lui permettant d’accueillir sa différence » (« Là » 47). Derrière cette liberté nouvelle,
Dupré ne cache pas une autre oppression des femmes. Tenues de jouer tous les rôles à la fois, les
représentations sociales occultées comme « la femme de carrière, la créatrice, la lesbienne […]
sont, à leur tour devenues des stéréotypes » (« Là » 48). Ces réflexions permettent d’évaluer les
frontières franchies tout comme les dangers créés, nouvelles barrières échafaudées dans cet
espace féminin public.
Les femmes ont voulu se constituer un espace en tant que femme comme l’exprime
Nicole Brossard, « l’origine n’est pas la mère mais le sens que je donne aux mots et à l’origine,
je suis une femme » (Amer 97). Contredit-elle l’expression de Beauvoir : « On ne naît pas
femme, on le devient » dans Le deuxième sexe en 1949, livre qui fut soumis à l’index dans un
Québec encore totalement catholique? Il semble que cette phrase continue de soulever des
controverses comme le montre les réactions au blog Le Monde de Pierre Assouline : « De quoi
s’agit-il au fond, de dire que la femme était un produit élaboré par la civilisation ». Beauvoir
cible plutôt le malheur pour la femme d’avoir été « biologiquement vouée à la maternité » (112).
Autrement dit, la nature et le destin des femmes ne sont pas une donnée invariable, mais un
artifice de la vie en commun dominé par un monde d’hommes. Cette opinion rejoint celle de
Julia Kristeva : « C’est en effet à l’espace générateur de notre espèce humaine que l’on pense en
163
évoquant le nom et le destin des femmes, davantage qu’au temps, au devenir ou à l’histoire »
(Nouvelles 301). En ce sens, pour Kristeva comme pour Beauvoir60, il s’agit de changer ce
concept, et de s’interroger comme Louky Bersianik : « Comment naître femme (dans le sens
mélioratif du mot) et ne pas le devenir (dans son sens péjoratif) » (« Comment » 59).
L’expression de Beauvoir aura pour bienfait de reconnaître la femme indépendamment de la
maternité, ce qui doit être, rappelle Bersianik, un choix et un droit. Cette réflexion proroge la
phrase de Brossard et s’applique à la thématique de Dupré.
La femme indépendante par choix et droit est une nouvelle donne qui renverse les
« quilles » d’un pouvoir masculin ancestral dont parle Sollers. Conscient de l’évolution de cette
fin du XXe siècle, le protagoniste dans Femmes est campé comme un mâle célibataire entouré de
« l’enfer » des femmes, à une époque où le sexe est permis, exalté, encouragé. Ce livre reprend le
fameux argument de Lacan que la femme n’existe pas, phrase beaucoup discutée occasionnant
des débats complexes entre le féminisme et Lacan encore vivaces d’ailleurs. Selon Femmes,
portant depuis toujours le joug de l’absolu, la femme tenant «les femmes» en esclaves, devait se
comporter par rapport à cet absolu. Dans ce livre comme dans Portrait du joueur, derrière la mise
en scène et les conversations porno avec Sophie qui ressassent des clichés stéréotypes, le but
subversif de Sollers est de permettre l’éclosion, d’aborder finalement la singularité « femme »,
noyée dans les exigences de cet absolu mythique qui n’existait pas. A partir d’un dialogue
obscène certes, Sollers a tenté de mettre en scène une conversation tout à fait autre pour être à
l’écoute des femmes, étrangères à «l’éternel féminin » (Femmes 158). Dupré abonde dans ce
sens en rappelant la position des femmes au Québec et leur quête identitaire:
60
Pour étudier l’influence de Beauvoir sur la littérature québécoise, voir ouvrage de Cécile Coderne, et Marie
Blanche Tahon sur Le Deuxième Sexe, éditions Remue Ménage paru en 2001.
164
Sans modèles féminins, elles ont voulu se constituer un espace qui leur permette
de devenir visibles, de défricher, à côté du champ symbolique masculin, un
territoire où elles puissent être reconnues, espace ouvert à la différence entre les
sexes, d’abord, puis entre elles, puisqu’il leur est très tôt apparu que l’appellation
la Femme ne pouvait pas rendre compte de la complexité de la subjectivité, liée à
l’histoire politique, sociale et culturelle, de même qu’à celle du sujet soumis aux
inscriptions familiales.(« Mémoire » 28)
La singularité de la femme, c’est tout le travail de Dupré par la « parole permettant
d’accueillir la différence. » Par rapport à ce discours critique, Dupré a trouvé « d’autres cadres
pour s’inventer » (PF 83). La peau familière inaugure le réveil d’une femme nouvelle. Par
l’écriture, elle largue les amarres, loin de sa mère, de sa grand-mère et de toute une génération de
femmes confinées dans l’espace clos de la maison, loin des romans de la terre où la femme n’est
rien sans mariage. Elle a une vue différente de France Théoret pour qui la femme vit une
émancipation difficile et brutale contre la loi du père. En retraçant cette expérience personnelle,
Dupré passe de la femme de trente ans à la femme de quarante ans. Faisant une éclipse double,
outre l’adolescente et l’éveil du sexe, les premiers amours sporadiquement remémorés au cours
de ses textes, l’auteure oublie dix ans. Elle passe de la jeune mère de La peau familière à la mise
en scène d’une femme indépendante de quarante ans, sans soucis d’enfants, en proie à d’autres
dilemmes, dans cet espace métamorphosé.
4. 3. 2 La femme en quête d’une espace libre et mouvant
La suite de l’œuvre de Dupré va évoluer vers une perception très personnelle dans une
écriture plus intériorisée. Au delà des questions d’identité, elle établit le regard sur le monde
d’une femme contemporaine comme elle, en quête d’un espace libre et harmonieux. En tant que
165
sujet femme, Dupré utilise le texte comme partition, au gré des pulsions qui jalonnent sa vie à la
recherche d’un espace mouvant, l’espace de la différence. Devant la multiplicité des points de
vue, la pluralité des sens, cette parole complexe est développée au « je », dans un parcours
intérieur un « je » lyrique donc, qui se raconte et réfléchit pour se comprendre soi-même, en tant
que sujet écrivant. A partir d’une isotopie de la mort, Dupré questionne de l’intérieur les zones
d’ombre de la modernité. La femme s’étant réapproprié la parole, l’auteure scrute des espaces
inconnus dans le noir de l’écriture. Cette recherche passe par des périodes douloureuses dans le
but d’atteindre une certaine sérénité. La gravité des thèmes explorés soumis à une interrogation
profonde, demande une grande exigence de la part de l’écrivaine, ainsi qu’une lecture attentive61
: « C’est au moment où l’on accepte de travailler au plus près de sa révolte, que l’écriture peut
vraiment s’assumer » (« Ėcriture passion » 12).
Le recueil Chambres est peut-être le plus révélateur de ce travail subjectif. Il déploie
toute une vie de femme dans « une chronologie brisée ». Le personnage féminin s’adresse à
l’amant, à son père, les antichambres étant réservées à la femme, scandées par des « Je dis ». Les
thèmes majeurs de Dupré se croisent et s’enlacent dans le texte. La mort, le désir, la passion,
l’amour, le silence, l’oubli, révèlent les préoccupations propres à l’écrivaine. En première partie,
« Camera », la narratrice murmure près de son amant: « Je glisse sur toi. Prendre une pause de
vivante dans l’atmosphère feutrée des gestes amoureux, oublier peut-être que nos mains se rident
chaque jour » (CH 11). Cette atmosphère au temps suspendu, apparemment sereine, de rêverie,
va passer au cauchemar. Dans une progression insidieuse, l’image de la mort, déclenchée par la
crainte du vieillissement, envahit la pensée de la voix narrative, « tu imagines la mort, tu l’écris »
(CH 12). L’imagination cède au regard, la mort domine le champ sémantique, « tu vois la mort tu
61
Dupré fait ce commentaire général dans un profil sur Claudine Bertrand « Une écriture de la passion » avec en
sous-titre : « J’écris à même la blessure, la déchirure ; Je n’ai pas à la rejeter, mis à l’intégrer comme figure de ma
subjectivité » (2001, 12)
166
l’écris. Tu veux savoir la mort » (CH 13). Anxieuse, doublée du silence, elle s’immisce dans
l’amour, « se peut-il que la mort, cette mort peut-être douce et cruelle nous garantisse notre
passion, comme si de se souvenir, à l’instant où le corps cherche désespérément le présent,
suffisait pour l’utopie? » (CH 19). Malgré cette obsession de la mort, la volonté de recouvrer la
croyance en la vie par le biais de la relation amoureuse va triompher : « Je dirai entre nous il n’y
aura jamais que nous, mortels, mais vivant, vivante malgré tous les doutes et l’amour dans
l’amour » (CH 24).
Passant par «l’antichambre» de la mémoire, la voix poétique de Chambres repasse
différentes scènes de la vie de femme. Face à l’amant endormi de « Tourist Room », la voix
poétique retrace l’attente intenable de la femme passionnée, emprunte d’accents baudelairiens : «
viendra, viendra pas. elle prévoit le pire, abandon, mort peut-être, elle voit le pire et s’y
abandonne. Mise en scène du malheur pour opérer la survie. Apprendre à sauver ses restes,
quand la passion dévaste » (CH 42). Face à la passion dévastatrice, traduite par une attente
empreinte de solitude et de désillusion, flotte l’idée du suicide, toujours en filigrane : « Une
femme poète s’était penchée à la fenêtre. Son regard avait pris quelque chose de définitif, comme
si d’avoir écrit suspendue dans le vide avait brouillé l’enjeu des mots » (CH 51). Cette partie du
recueil est dédié au jeu aléatoire des rencontres, passions minantes à force d’être sans issues, « je
suis passée par là, ces bras-là » (CH 71, 73). Ressassée comme une cantine lancinante, sur un
fond de deuil, de douleur tenace, elle s’oppose à la chambre de l’amour, la chambre dévastatrice
de la mort et celle de la passion. En dernière partie, pour contrebalancer cette vue déprimante, «
Chambres en Couleurs » rappelle, comme « Sargossa Sea » de La peau familière, mais de
manière plus audacieuse, la liberté des étés brûlants des premiers amours, déshabillés sur le sable,
« rappelles-toi nos sexes découpés sur cet amas multicolore » (CH 87).
167
Ecrit sur le mode de la confidence, la voix poétique de Chambres va aux limites de la
connaissance de soi face au dormeur paisible, où la seule éternité est celle que l’on vit dans
l’amour. Le recueil présente la situation d’une femme face à la cruauté de l’attente engendrée
par la passion, puis de l’amante qui prend la place de la mère. Victoire de l’amour contre la mort,
Chambres mérite ce compliment du critique Jean Royer dans le journal Le Devoir : « S’il y a une
poésie ‘féminine’, elle se lit dans Chambres » (D 8).
Ne quittant pas l’image de l’amant endormi, pour la voix poétique femme, le désir à la
recherche du Bonheur est en péril constant où se jouent toujours « le vivre et le mourir », lorsque
la quête d’amour tourne à vide (préférant le silence des rêves). S’éloignant des effets de la
passion, le bonheur n’est pas idyllique, lorsque la femme découvre des amants mais pas l’amour
de « Bleu évidence »: « Un charme inquiétant, sans avenir, une rencontre imprévue qui change le
cours de la nuit, un rire, fracassant, et l’alcool implore le désir, et on croit tout à coup qu’au
centre du corps il y a plus que du corps, on se prend à imaginer une mélancolie dans la voix de
l’autre, et on se joue l’attachement » (B 37). Ce n’est qu’au réveil, délivrée de ces images d’une
mémoire inquiète et dépourvues d’illusions, que la force de l’amant l’emporte à nouveau: « Tu
tends les bras vers moi, et je reprends à zéro l’épopée humaine, […] tu t’appuies simplement
contre la fenêtre et voilà, lire, le jardin, la végétation, la moitié blanche du mot bonheur » (B
101).
Autour du mot bonheur gravite tout un réseau sémantique ; l’acceptation de la solitude,
de la mort, de la souffrance, entrent dans le déroulement linéaire de la vie. Bonheur étonne, il est
jouissif et mortifère au sortir d’un étouffement et d’une recherche d’un autre type de bonheur. Ce
recueil développe les thèmes de Chambres dans un questionnement plus intense. La femme est
hantée par cette autre « source de nos angoisses les plus profondes, celui qui incarne notre coté
168
sombre, ténébreux, qui peut facilement verser dans la folie, le crime, la dépossession, la
marginalité » (Paterson, Figures 168). Par cette opposition nuit et jour, comme deux faces d’une
personne, Dupré est fascinée par la dualité des êtres. Comme chacun le sait depuis Caen et Abel,
l’Homme est un être double qui hésite entre le bien et le mal. Dupré explore ici la face cachée de
la femme et s’interroge, visitant les fantômes de la nuit convoqués par l’imagination, l’espace du
jour réservé à la vie active. La nuit hantée symbolise la tension entre la mort et la survie. C’est
une femme qui souffre et doute d’une quiétude possible dans un monde hostile dont la finalité est
indubitablement la mort. L’obscurité inquiétante des ténèbres nous plonge dans une autre
dimension, « je suis de nulle part, quand le ciel rétrécit les nuages, d’aucune ville. Comme une
femme assise dans sa petitesse de femme et qui cherche son visage à travers une fenêtre
camouflée » (B 9). Constamment envahie par trop de drames, la nuit, les chimères de cet autre en
soi, poursuivent la femme insomniaque.
Entourée de ses « spectres familiers » (B 92), la nuit réveille les obsessions, quand « le
sommeil n’offre aucun partage » le dialogue avec l’amant est impossible et la solitude reste sans
réponse au « où es-tu ?» qui précède. Il suffit d’un rien pour que tout bascule, un geste, un
souvenir, un mot ici. Les tentatives de la femme de rejoindre l’autre sont sans cesse mises en
péril et la communication impossible. Au tableau de premières amours se substituent les
premières déceptions amoureuses : « Elle devance l’impossible, derrière les décors et les baisers,
une chambre où se détruira tantôt la fiction, l’amour qui n’aura pas lieu malgré le désir de
l’amour, les gestes auxquels elle consentira pour la vraisemblance, pour ne rien laisser paraître
du rien au profond des jours » (B 48).
A la mort, se substitue un autre obstacle, le vide, « Aurais- je traversé la mort pour
trouver la solitude » (B 71) et la peur, « J’ai peur que tu me demandes qui je suis quand je me
169
réveille la nuit […], je voudrai être une femme sans histoire étendue à tes côtés ». (B 87). Et,
lentement, comme d’accoutumée, les angoisses douloureuses se dissipent à l’aube avec cette
série de « Je suis cette femme du petit jour, fragilité vibrante …Cette femme heureuse ignore la
cruauté qui, la nuit, m’enlève à mon nom » (B 89).
La quête vers la liberté s’exprime donc par une lutte intérieure dans un va et vient
douloureux entre vie et mort. La voix poétique, femme fragilisée, en questionnement constant sur
la valeur de la vie face à l’angoisse de la nuit, se retrouve l’esprit repassé avec l’aube, sensuelle
comme par enchantement : « Celle que je suis au matin s’étire comme un chat » (B 90). Et à
nouveau, c’est l’ouverture sur le monde au réveil près de l’homme qui comble cet espace de
vide : « Le matin se présente, éperdu. Comment t’expliquer. Vivante à nouveau parmi les
décombres, il me faut chaque matin recoller le bonheur » (B 91).Cette image poétique de
Bonheur pourrait servir d’exergue pour chacune des femmes mises en scène dans l’oeuvre de
Dupré. Dans une recherche constante vers la vie malgré les obstacles, cette phrase définit très
justement le cheminement de la réflexion au féminin chez Dupré. Ainsi, malgré l’horreur du
chagrin, au néant du soir, fait place la clarté du petit jour. La volonté de survivre retrouve son
espace dans l’amour : « Mais mourir n’est qu’un moment / dépourvu d’espace / un jour on se
réveille […] et le cœur recommence » (ND 92).
Ces extraits donnent le ton de la poésie du Dupré, une poésie grave d’une femme qui lutte
à la recherche de « l’Autre » en soi. L’intimité des sensations vécues dévoile une anxiété de vivre
malgré le noir des nuits hantées par la mort, le chagrin, le deuil, les désillusions. Elles passent
toujours par la conjoncture du vieillissement et la peine pointant les taches brunes sur les mains.
Quelque soit la partition, néanmoins, la femme mise en scène va à la quête du bonheur qui,
comme dans tous les livres de Dupré passent par la compréhension de ce qu’est l’existence. Dans
170
la plupart des recueils, c’est dans les bras d’un homme que la femme trouve un apaisement,
« certains matins bénis où la douceur de l’air nous laisse entrevoir que la mort n’a pas raison de
tout » (TP 39). A la recherche du bonheur, et non du temps perdu, telle pourrait être la devise de
la femme de quel que soit son âge chez Dupré. L’amour est le moteur ultime de la réflexion.
Tout près reflète cette démarche, dans une ouverture sur l’imaginaire d’une femme vulnérable
mais croyante : « Sans doute veux-tu te convaincre / que ton destin est ailleurs / dans la chambre
d’une chambre / où à coté de toi dormirait / un homme qui ne contremaître par l’insomnie. (TP
26). Glissant vers le « côté lisse de la nuit » (TP 30), et le jour dans son éternité, la voix narrative
devient même capable d’une certaine ironie, assumant ses terreurs : « Parfois le soir tombe sur
toi / comme un assaut / dont tu cherches à te moquer / car qui d’autre que toi / pourrait inventer /
autant d’abîmes à l’insomnie » (TP 29).
4. 3. 3 L’espace de la femme à quarante ans
Les romans de Dupré, suivant la trajectoire poétique, affichent une femme indépendante
qui reflète les préoccupations du monde actuel, une femme consciente qui appréhende la vie,
cette fois, dans le cadre d’une histoire romanesque. Dupré met en scène deux femmes du même
âge, semblables et différentes, elles offrent deux styles de vie à quarante ans. Ce sont deux
personnes qui se répondent, illustrant l’évolution de deux caractères, deux natures de femmes à
la même époque, comme les deux côtés d’une médaille. Portrait de deux célibataires en crise,
Louise Dupré les a voulu ainsi, créant « des personnages d’aujourd’hui, des personnages
complexes, que je crois qui ne sont pas trop stéréotypés » (Interview). Dans ce souci que
l’histoire des femmes est à construire, en exposant divers portraits de femme contemporaine,
Dupré apporte son témoignage, avant tout, à la recherche de la subjectivité féminine. En tant
171
qu’écrivaine vivant dans un monde moderne, dans une pensée en mouvement, son travail est
toutefois dominé par une inquiétude existentialiste. A la recherche de l’Autre en soi, y sont
explorés les grands thèmes classiques de la vie, la mort, l’amour, dans une quête irrépressible de
la survie.
Introspectives, les héroïnes de La voie lactée et de La memoria sont plongées dans le
labyrinthe des relations amoureuses. Leur but est de partager un espace mixte en harmonie avec
un homme, réitérant le souhait de la voix poétique de Tout près : « Tu cherches quelqu’un / avec
des bras / et des gestes assez solides / pour te retenir / un homme / adossé au silence d’une nuit /
aussi scandaleuse / que ta nudité » (TP 53). L’émancipation féminine a donné aux femmes une
liberté sans précédent. Libérées sexuellement, indépendantes financièrement, ces deux héroïnes
sont des femmes de leur génération qui ont suivi l’évolution du féminisme, brisant la ligne
classique du mariage et de la fondation d’un foyer. Anne est une femme active, architecte qui
sort entourée d’amis. Emma, pigiste fait l’acquisition d’une maison refuge. L’envers de la
médaille, fruit de cette liberté acquise, est qu’une fois atteint la quarantaine, célibataire, passé
l’âge de la maternité, cette première génération de femmes dites modernes, se réveille avec
l’impression d’un vide, une béance face à une certaine solitude et un manque d’amour. Anne la
résume : « La vie qui prend toute la place, les études, le travail, mes amants, des étudiants en
architecture. Et puis ce bel américain rencontré au bar où je travaillais » (LVL 57).
Dupré analyse cette situation très réelle chez ces deux femmes, qui plus est,
à forte tendance dépressive. Tant Anne qu’Emma semblent être « tombées » sur des hommes qui
s’échappent toujours. Emma sort d’une passion destructrice de dix ans avec Jérôme qui a disparu
sans laisser de traces. Revenant sans cesse sur ses actions passées, elle va survivre grâce à
l’écriture, mais aussi grâce à la découverte d’un amour avec Vincent dans une relation en
172
symbiose, plus sereine et paisible. Anne, elle, est déçue par sa vie amoureuse de femme
célibataire, « une belle collection d’amants bien rangés dans ma mémoire » (LVL 27). La
rencontre pour les deux héroïnes de l’homme de leur vie pourrait faire basculer le roman dans le
conte de fées ou le roman à l’eau de rose. Il n’en n’est rien. Sans donner dans la sensiblerie ou le
mélodrame, en deçà des stéréotypes, l’intérêt des deux romans réside dans les relations entre un
homme et une femme dégagée de l’emprise de la soumission. Témoignage d’époque où
beaucoup de femmes de cette génération peuvent se retrouver, la valeur des romans réside
uniment dans l’analyse de la perception du phénomène amoureux.
En donnant à ses personnages le droit d’être amoureux, Dupré décrit l’intérieur
de l’âme féminine : les méandres d’une histoire d’amour, l’enchevêtrement du désir et de la
passion. Cette mise en scène et en question de l’espace amoureux touche le problème de la
compréhension des êtres et du partage d’un nouvel espace tant physique qu’émotionnel, car : «
Ecrire, c’est se comprendre et se comprendre, c’est nouer d’autres liens avec la vie » (Dupré,
« Déplier » 35). En s’investissant dans une relation, la femme trouve un espace de liberté en
s’ouvrant sur l’altérité. En primant les relations homme- femme, l’auteure remet en question, du
même coup, les espaces sexuels traditionnels.
Si La memoria peut être considéré comme un livre de maturation, au sortir d’une
dépression, d’un deuil, le cas d’Anne est singulièrement différent, il est dominé par la croyance
non pas en la religion mais en l’amour. Responsable d’une mère mélancolique, au-delà de ses
peines de coeur, Anne est une femme qui éprouve un sentiment de culpabilité causé par
l’abandon de son père. Non guéri, il engendre la colère chez cette héroïne et une tendance à
refuser d’aimer. Bouleversée par le suicide de sa voisine, son goût de vivre bascule, tant il est
173
vrai qu’« il suffit de si peu pour précipiter de l’autre côté du temps »62. Anne fait partie de ces
femmes désabusées par des rencontres qui ne débouchent souvent que « sur l’exercice d’une
sexualité primaire et expéditive où le bonheur sensuel n’est guerre au rendez-vous63 » (Brulotte,
« Espace » 119). Cette réalité peuplée d’illusions déçues reproduit le scénario de Bonheur :
« Tout au long de sa vie, beaucoup d’amants, de désespoirs. La vie, peut-être » (B 36). Anne,
néanmoins, décide de saisir le hasard avec Alessandro dans une rencontre fortuite et aléatoire,
séparée par un océan. A la réception d’un email, le désir est déjà présent : « Voyons-nous le plus
tôt possible. Une phrase banale et qui pourtant demande sans implorer, appelle un sourire, une
caresse au creux des reins… ». La suite? La narratrice le décrit en une phrase : « Notre histoire à
nous tient dans le fond de notre main. Un après-midi à Carthage, une soirée à Tunis, la mémoire
de trois nuits au fond des draps » (LVL 61). Ce résumé rapide fait l’impasse sur les affres
classiques de l’attente, à laquelle s’ajoutent deux données, l’âge et la distance : « Attendre
comme on n’a plus idée d’attendre lorsqu’on a une tache brune sur la main » (LVL 30).
L’appréhension est au rendez-vous. Elle est relevée avec justesse dans une relation encore au
stade du vouvoiement : « Je ne suis jamais déshabillée devant vous, Alessandro, vous ne m’avez
jamais caressé la peau douce, là, à l’intérieur des cuisses. Vous n’avez pas connu la chaleur de
mon ventre. Vous ne m’avez pas vu pleurer » (LVL 34).
Ce roman, tout en suivant la réflexion intérieure de l’héroïne, reste ancré au réel comme
l’ensemble de l’œuvre de Dupré, dans le but d’une meilleure préhension, soulignait Corriveau à
propos de La peau familière : « Elle questionne la présence de soi en tant que femme, mais aussi
la femme en tant que présence au réel » (« Faire acte » 11). Pour illustrer le souci de l’auteure de
présenter une matière authentique, il suffit d’apprécier la justesse du ton de cette scène mêlée de
62
Cet état d’âme rappelle en parallèle, la dépression et la mélancolie dans Soleil noir de Julia Kristeva.
Cette remarque fait partie d’une étude sur les espaces publics de Gaétan Brulotte dans Sexuation, espace, écriture
(2002, 119).
63
174
frivolité, d’ironie et de sensualité, d’une femme prise sur le vif. Dans l’anticipation de son
premier rendez-vous amoureux avec Alessandro, Anne après avoir essayé plusieurs tenues,
élaboré toute une mise en scène, décide de rejeter les subterfuges, « […] les sous-vêtements noirs,
là, sur le lit, m’ont paru ridicules. Dérisoires » (LVL 51). Forte de son expérience passée, elle
abandonne toute cette préparation, « comme si j’étais prise en faute, j’ai tout rangé. Les sousvêtements, la bouteille de champagne, même les fleurs dans la chambre. Je jouerai sans mise en
scène cette fois » (LVL 51). Ce geste fait songer à la femme de Chambres, attendant en vain son
amant en dessous de soie blanche64. Et à bien y songer, qui n’a pas subi les affres de l’attente, la
déception cuisante, et comble, le dépit de s’être apprêtée pour rien?
Dans un autre registre, pour souligner la réalité des scènes relatées, outre l’importance du
sexe, la narratrice de façon touchante et surprenante révèle la beauté du rapprochement. La
première nuit, Alessandro dit : « J’ai peur Anna ». Cette phrase met en valeur l’anxiété réelle
chez chaque individu surtout à quarante ans face à l’autre, une vérité que tout un chacun
expérimente, mais rarement entendue de la bouche d’un homme. Il faut ajouter aussi que,
culturellement parlant, ce geste va à l’encontre de l’image traditionnellement vivace du souci de
l’homme de ne pas afficher ses sentiments. Ce souci constant de maîtrise, semble-t-il encore de
mise, est relevé par Patricia Smart dans Ėcrire dans la maison du Père, « [le mari] doit apprendre
à exercer l’autorité sur sa future épouse et à rester impassible devant son besoin de tendresse »
(51). Au contraire, face à un monde déshumanisant, Louise Dupré réinstalle le désir et l’amour
consensuel, concept tout à fait rafraîchissant à quarante ans et quel que soit l’âge, d’ailleurs.
64
Dupré cite dans Chambres : « Le malheur l’après-midi, c’est de rester seule avec ses dessous en soie à chercher
une silhouette qui fasse chair, le plus grand malheur, c’est d’être là, petite chose guettant l’illisible d’un mur, d’un
rideau. La douleur ne se donne-t-elle pas toujours comme ce qui n’arrive pas à prendre forme, quand les signes
persistent à se taire » (CH 39)
175
Le développement de la relation entre Anne et Alessandro le prouve : « Nous nous
sommes approchés en silence, son sexe dur contre ma robe, sa main sur mes seins, j’ai collé ma
bouche contre sa bouche, j’ai respiré sa respiration » (LVL 81). Dans la symbiose du désir,
l’amour sollicite un soleil nouveau à explorer : « […], j’ai crié comme on crie quand on est
possédée par un homme. Crié comme on crie quand un homme dit, C’est mon lieu ici, et qu’on
entendant cette phrase, Je t’aime. Que savions-nous de l’avenir ? peu de choses, mais Alessandro
m’aimait. Une fois dans ma vie un homme m’aura aimée » (LVL 81).
Cette aventure va permettre à Anne de se libérer et de créer, par la fusion, un nouvel
espace d’échange. La découverte de l’autre, c'est-à-dire quitter son territoire et s’approcher du
territoire de l’autre pour ne former qu’un, prend toute sa force par, « je t’attends dans le noir de
ma chair » (LVL 48). Au travers de la femme de La voie lactée, Dupré nous communique un cri
de délivrance et fait redécouvrir par les sensations, au delà des stéréotypes, la puissance réelle
physique du sexe comme la beauté de l’amour, basé sur un espace librement partagé.
Suivant la ligne d’une nouvelle période du féminisme marqué par la contamination entre
les deux modes du masculin et du féminin, Dupré touche de front la notion de l’altérité,
« problématique qui s’inscrit dans l’air du temps » selon Janet Paterson, « le ‘je’ constamment
confronté à l’autre est amené à sortir de lui-même pour établir avec autrui un dialogue, découvrir
l’altérité en soi » (Figures 85). A quarante ans, sortie du gouffre, grâce à la clairvoyance d’une
jeune étudiante Fanny, symbole d’une autre nouvelle génération de femme, Anne, lasse de
passions destructrices ou sans avenir, décide de parier sur l’amour avec Alessandro : « J’ai
besoin d’une volonté comme la votre, Alessandro, une volonté plus têtue que la mienne » (LVL
27). Personnage plus âgé, roc solide et maternant, figure apaisante et réparatrice, l’amant, ange
gardien, va remplacer le père. En acceptant de partir à Rome, la ville immortelle devient la
176
métaphore de son état d’âme : « Peu à peu, elle perd ses batailles, elle se délabre, puis on la
reconstruit à travers les ronces et les ruines, c’est cette Rome-là que j’aime la ville qui sans cesse
renaît de ses cendres » (LVL 172). Elle se délie du sentiment de crainte, « cette inquiétude
sourde […] qui accompagne les progrès de l’amour » (Marcotte 91). Anne se déculpabilise vis à
vis de son père et accepte de ne pas perpétrer la vie de sa mère. A quarante ans, elle effectue la
séparation par un exil temporaire sans renoncer à ses attaches familiales : « J’ai tout dit, le besoin
d’être aimée, le besoin de croire, l’envie de la vie vécue » (LVL 192). En parlant avec franchise,
elle se libère également du poids maternel et passe finalement le seuil de la séparation nécessaire
avec la mère : « J’ai dit les choses comme on le fait quand une fenêtre s’ouvre, que tout à coup
on peut voir jusqu'à l’amour heureux, celui qui nous tire du bon coté de la lumière » (LVL 192).
Soucieuse de protéger son amour, Anne embrasse une nouvelle vie de femme pour rejoindre son
amant dans un espace non pas vierge mais de découverte, non seulement réparateur mais
réjuvénérateur. Anne, femme enfin épanouie, a trouvé la « beauté », le goût de vivre, la sérénité
en fusionnant les frontières entre espace masculin et féminin, en toute liberté cette fois, donnant
un éclairage nouveau au « Vous ne serez qu’une seule chair » (LVL 51) de la Genèse.
Ce roman contredit Le père vaincu la méduse et les filles castrées d’André Vanasse qui, il
est vrai, ne parle que du point de vue masculin, porte-parole de la littérature québécoise entre
1970 et 1985. Période marquée par la fatalité, c’est une littérature qui pense que l’homme et la
femme arrivent très rarement à se compléter, « qu’il n’y a pas d’amour heureux parce que la
haine et la peur sont des empêchements constants à la fusion des corps et des âmes […] ». Les
hommes et les femmes sont seuls et la sexualité est la manifestation la plus terrible de leur
détresse : « Car la réunion des corps se fait la plupart du temps dans la détresse » (19).
177
Le chemin parcouru par les héroïnes de La voie lactée et de La memoria et les révélations
poétiques tournées vers le bonheur malgré la mort, démentent cette affirmation, dépassée pour
Dupré. Par son étude des relations hommes-femmes, l’auteure ouvre l’espace du discours sur la
femme au Québec qui commence à manifester une curiosité nouvelle pour l’autre, pour l’homme.
Gaétan Brulotte, se référant à la nouvelle contemporaine, abonde dans ce sens, constatant un
nouveau rapport amoureux dans son article « Espace et Sexuation dans la nouvelle québécoise
contemporaine ». Il conclut que les espaces ne sont plus confinés dans l’identification du public
au masculin et du privé au féminin. Rappelant que la pauvreté affective conduit au repliement sur
soi et au malheur, « on envisage l’ouverture amoureuse pour l’homme comme pour la femme
comme le remède universel à toute entreprise, effective ou potentielle, de fermeture »
(« Espace » 132). La rencontre avec Anne a permis à Alessandro de sortir de son veuvage.
Ensemble, ils créent un nouvel espace, ébranlant la culture patriarcale : « En associant la femme
et l’homme aux mêmes espaces il devient désormais difficile, voir impossible de demander
lequel est l’espace de l’un, lequel, celui de l’autre » (Brulotte, « Espace » 136). Dans un travail
de bouleversement, Dupré subvertit toute une tradition des espaces féminins et masculins. Sans
saisissement de l’autre ni la perte de soi dans l’autre, l’amour est le lieu de tous les possibles.
C’est ce qu’avait rêvé Emma, petite Cendrillon, qui ne savait pas encore que ce souhait
s’accompagnerait de souffrance, de deuil et de douleur, voire de perte de soi :
Moi, je n’aurai pas d’enfants. Pas de bains à donner, de petites maladies
Soigner. Pas de repas à préparer. Quand je serai grande, je vivrai une
vie de passion, à l’exemple des héroïnes de roman. Toute l’existence
contenue dans le verbe aimer, voix active voix passive, passé présent
futur, futur simple, futur antérieur, futur du passé. Au moment de ma
178
mort, je demanderai qu’on inscrive sur mes paupières le mot amour.
(LM 15)
L’amour reste finalement la source du bonheur. Dupré, par sa prose comme sa poésie,
nous fait vivre de l’intérieur différents visages et périodes de la vie d’une femme contemporaine.
Au cœur de leurs soucis, elle touche par sa voix personnelle qui n’hésite pas à mettre
singulièrement les relations amoureuses au centre de sa réflexion.
4. 3. 4 L’espace de la femme dans l’amour
En remettant le mot amour à la mode, Dupré exprime que pour réussir à vivre pleinement,
chaque personne humaine, qu’elle l’admette ou non, a besoin d’amour. Ce sentiment est à
partager en toute liberté, non plus nécessairement dans le cadre du mariage. Femmes de leur
génération, le style de vie des héroïnes de Dupré eut été impensable du temps de Flaubert ou
Balzac. Et pourtant, n’est-ce pas ce que désirait avant tout La femme de trente ans en 1842 ?
Madame d’Aiglemont, mère et femme du monde, victime de ses propres désirs, annonce la
future Madame Bovary65, victime de souffrances inconnues auquel le mariage ne réussit point
envahie par la mélancolie, la souffrance, la douleur du mal de vivre. Cent cinquante ans après,
sommes-nous si loin de la femme mise en scène par Dupré? L’histoire et le contexte diffèrent,
c’est évident. Il est frappant, toutefois de retrouver les thèmes de la souffrance, de l’isolation,
d’incompréhension, même si, chez Balzac, l’amour passion est puni au nom de la morale. Chez
Dupré, les femmes même libérées sexuellement souffrent toujours de culpabilité, d’angoisses, de
désir, dans une vie mesurée par la souffrance. Comme la voix poétique de Dupré, la seule
éternité est celle qu’on vit dans l’amour. Madame d’Aiglemenont, « habituée à lire en elle-même
65
Emma porte le même prénom que Madame Bovary, idole de la mère d’Emma dans La memoria. Le
rapprochement de ces prénoms n’est pas innocent. Il provient de l’intérêt de l’auteure pour le caractère de l’héroïne
de Flaubert.
179
» (Balzac140), rêve de « connaître le bonheur et mourir » (57). En revanche chez Balzac, la
femme seule est prédestinée au malheur, et ce plaisir refusé, Madame d’Aiglemont confesse, « le
bonheur n’est plus en moi » (68).
Etrangement moderne, La femme de trente ans, s’insurge contre « les principes de vertu
sur laquelle la société repose » (34), c'est-à-dire le mariage. Madame d’Aigremont le qualifie de
prostitution légale : « Pourquoi résister à un amant aimé quand elle se donnait contre son cœur et
contre le voeu de la nature à un mari qu’elle n’aimait plus » (Balzac 40). La féminité massacrée,
mariée, « [la femme] ne s’appartient plus, elle est la reine et l’esclave du foyer domestique »,
bien que Balzac ait à cet égard une attitude mitigée, il écrit également, « émanciper les femmes,
c’est les corrompre » (86). Justifiant son qualificatif d’allégorie du mal, Madame d’Aiglemont va
être punie dans le dernier chapitre au titre évocateur, « La vieillesse d’une mère coupable ».
Brisée, elle devient une mère modèle, ayant somme toute, «revêtu le caractère sacré d’une
mère». Cependant, les questions que soulève ce roman ne sont pas réglées. Les devoirs de mère
et les désirs de femme étaient inconciliables. Hors mariage, arrangement de mise, le droit au
bonheur et l’exhibition de la passion étaient violemment combattus au nom de la bienséance et
de l’Eglise66. Outre ces propos résolument d’avant-garde de La femme de trente ans, l’innovation
dans le roman de Balzac est de faire l’éloge d’une femme mûre, notion assez nouvelle dans la
littérature. Destin d’une femme de son temps, ce roman reste marqué toutefois par une vie de
femme tragique qui vers la fin, (à cinquante ans !) va trouver un certain apaisement dans
l’humilité et le pardon.
66
Madame d’Aiglemont s’insurge contre l’hypocrisie de la société patriarcale : « Obéir à la société? …reprit la
marquise en laissant échapper un geste d’horreur. Hé, Monsieur, tous nos maux viennent de là. Dieu n’a pas fait une
seule loi de malheur; mais en se réunissant les hommes ont faussé son œuvre. Nous sommes, nous femmes, nous
sommes plus maltraitées par la civilisation que nous le serions par la nature. La nature nous impose des peines
physiques que vous n’avez pas adoucies, et la civilisation a développé des sentiments que vous trompez
incessamment […] Le mariage, institution sur laquelle s’appuie aujourd’hui la société, nous en fait sentir à nous
seules tout le poids : pour l’homme, la liberté, pour la femme des devoirs » (Balzac, 1965 71).
180
C’est une vision plus moderne que nous donne Dupré au même âge. Une écharde sous
ton ongle, malgré le titre grinçant, profile une femme de cinquante ans, apaisée en quelque sorte,
mais non pas dû à un renoncement coupable, au contraire. Le recueil s’ouvre dans ces termes :
« tu as été une femme de peu de choses […] tu cherches maintenant un lieu / où ton ombre ne
donne / aucune prise à la nostalgie » (UE 15). S’éloignant de la notion de culpabilité, la femme
reste séduisante. Proche du corps, elle n’a pas perdu sa sensualité, résolument tournée vers
l’amour physique comme vers la vie, « tu continues à m’attendre / dans l’échancrure / de ma
blouse / et la vie revient à la vie / je te suis / comme on suit / le bon chemin » (UE 75).
Contrairement à des Madame Bovary ou Madame d’Aiglemont, à la recherche d’un espace
marginal impossible où les contradictions pourraient s’harmoniser, la femme de cinquante ans
chez Dupré admet de faire le deuil. Elle ferme « ses blessures secrètes » et retrouve son jardin
secret, dans un corps glorieux : « ton corsage un peu ouvert / ses seins que tu offres à la
tranquillité » (UE). Sans nul doute, cette image voluptueuse ferait se retourner d’envie autant
Madame Bovary que la Marquise; autres temps, autres mœurs, pourrait-on dire !
En nous faisant partager l’intimité des peines et des angoisses comme les joies d’une
femme au cours de sa vie, Louise Dupré dans son dernier recueil, Une écharde sous ton ongle,
nous campe toujours une femme de son âge, une femme actuelle qui prend en charge son
individualité. La voix poétique regroupe dans sa conscience ses contradictions fragmentées qui
l’ont suivies dans tous ses recueils. Ils incluent l’enfance, la culture, ses grandes ou petites
histoires, « la femme tremblante des premiers attachements » (B 22), la femme amoureuse,
l’amante passionnée ou déçue, celle « qui se joue l’attachement », « la femme rivée à la
détresse » (B 47). C’est finalement une femme qui va accepter d’apprivoiser ses rides et ses
blessures. L’écriture de Dupré, de la femme de trente ans de La peau familière à cinquante ans
181
avec Une écharde sous ton ongle, déploie son effet réparateur. Elle permet, sans les effacer,
d’exprimer ses anxiétés profondes dans la poésie comme dans ses romans. Libérée des tabous
sexuels, du poids de la religion, sans minimiser les zones d’ombre où même le bonheur est en
péril, c’est vraiment dans l’amour que la femme s’épanouit : « Tu tends les bras vers moi et je
reprends à zéro l’épopée humaine » (B 101).
Le questionnement qu’établit Dupré à travers son écriture traduit un malaise d’une
société au début du XXIe siècle en pleine mutation. La femme moderne a encore à trouver sa
place. Concilier l’espace de la mère et de la femme dans ce monde fait problème. Faute de
modèles, les relations amoureuses, amicales, parentales sont toujours personnelles et difficiles.
Pour revenir à Sollers, il y eut et il y a encore beaucoup de malentendus autour de ce roman
Femmes tout comme autour des propos de Lacan. Le texte, il est vrai, relève d’une provocation,
mais cible un problème que nous sommes loin d’avoir résolu. Il est toujours plus facile de
reléguer la femme sous le, « elles sont comme cela, » au lieu de la prendre en tant qu’être
individuel. Le mythe de l’éternel féminin est encore bien vivant, et les revendications de
Madame D’Aigremont restent actuelles. Sollers est rentré dans le paradoxe de cette complexité
en Don Juan. Male dominant, il veut se présenter comme celui qui écoute et sait écouter, « ce
qu’elles ne peuvent pas accepter ; qu’on soit à la fois corps et parlant. Question cruciale. L’église
ne s’y est pas trompé » (Femmes 108). Comment vivre cette différence ? Il semble que,
retournant cet argument, Dupré agisse positivement en tant que corps et être parlant suivant la
tradition française, en prenant la plume.
Il est indéniable que ce mythe de l’éternel féminin et de la position des femmes dans la
société provoque une prise de conscience, dans ce «postfeminist world», témoin deux séries de
télévision qui font fureur aux Etats-Unis et maintenant en Europe, campant deux types de vie de
182
femmes. Dans la comédie controversée, Sex and the City, quatre jeunes femmes libres,
indépendantes, parlent principalement de leur vie sexuelle, brisant les tabous masculins. Leur
humour décapant au détriment des hommes vise à les contrôler comme objet. Toutefois, si elles
se meuvent allégrement dans l’espace public et dénigrent la gent masculine joyeusement, ces
jeunes femmes de la trentaine persistent dans la quête de l’homme ou l’amant idéal, bref de
l’amour.
Desperate Housewives, mélodrame, non sans humour, représente un échantillon de la
détresse féminine confiné dans l’espace privé d’une banlieue aisée. Prisonnières de la maternité,
de l’ennui et du manque d’amour, ces femmes mariées revendiquent l’égalité et le droit de
choisir leur vie; des Madame d’Aiglemont modernes, pourrait-on dire. Si Et Dieu créa la femme
semble nous poursuivre, les relations parentales et amoureuses subissent une évolution certaine
due à la société. La femme reste un des sujets d’exploration, passée du statut d’objet à un être
indépendant à la quête de liberté et d’harmonie, comment trouve t-elle sa place dans une société
ou les valeurs patriarcales et matriarcales sont remises en question ? C’est tout le programme de
Louise Dupré. En imprimant son paysage dans l’espace Dupré continue d’explorer ce territoire
car « Tout reste à dire sur la réalité des femmes et je m’y consacre » (Interview).
4. 4 Conclusion des espaces des relations familiales
Dupré, en tant que femme mettant en question les relations familiales, soulève la
complexité de cet espace. Les rapports paternels et maternels constituent une énigme que
l’écrivaine tente de percer, prenant la plume au nom du père. A la pointe de son temps, elle
brosse un portait d’une génération née au milieu du XX ème siècle, qui a subi de remarquables
183
transformations à savoir la libération sexuelle et qui apportât un vent de liberté pour les femmes
dans tous les domaines. Les relations mères-filles sont le témoignage de cette évolution :
J’appartiens à une génération qui n’a pas entendu de véritable parole
maternelle. Comme beaucoup de textes des années soixante-dix, mes
premiers textes ont été portés par le désir d’établir un lien symbolique
à la mère. Et établir un lien, une relation, cela implique d’être avec
l’autre tout en se sachant différente. C’est affirmer à la fois son
appartenance à une lignée et sa singularité. (Dupré, « Là » 43-44)
Le parcours intérieur de la femme que l’auteure scrutinise, évoluant et progressant à travers
différent caractères et situations dans une mise en question s’étalant sur vingt ans, soulève des
problématiques on ne peut plus actuelles. L’importance de la famille ne peut être ignorée. Elle
constitue indéniablement, un noyau autour duquel se produisent de profondes transformations.
Associée aux problèmes de filiation et de mémoire, elle soulève le rôle crucial de la transmission
(abordé dans Tout comme elle) qui nous définit en tant qu’être humains67. Le dilemme est de concilier
cet héritage culturel familial d’un savoir qui passe par le père et la mère, et en même temps, « accepter
que certaines chose soient terminées, et que, on se dirige ailleurs, on doit renouveler son regard » (TE
17). La femme change et son discours évolue comme sa mobilité. Dupré dont « la pensée s’invente
dans la mouvance, dans les vagues du présent qui entraînent le futur » (Molin Levasseur 57) l’a
démontré depuis qu’elle a pris la plume. A partir de son expérience personnelle en tant que femme
ayant vécu ces périodes, Dupré nous convie à la suivre au long des textes et des années. Par son
écriture, elle contribue à faire avancer le savoir sur les femmes. Dans une interrogation constante sur
les grands thèmes de la destinée humaine, l‘amour semble être la clef de son questionnement, le
67
Voir interview Monique LaRue Voix et images (28 : 2), « La question de la transmission. Son importance pour
moi est indéniable » (16).
184
rempart contre l’abandon la folie la mort, le noir. Dupré essaie de créer un espace positif où l’homme
et la femme peuvent dialoguer et aimer en toute liberté et sur un pied d’égalité. Si l’on croit que la
fiction devance la réalité, la femme dans la société suit-elle cette tendance, qu’en est-il de la femme
aujourd’hui ?
Les relations mères-filles restent complexes, mais un couple indissociable. La tendance
actuelle pour les mères semble d’inciter leur fille à être indépendante, ‘ne faites pas comme moi
travaillez’. Chez les filles par contre, actuellement, on constate une certaine tendance à remettre
en question (ni Barbie, ni garçon manqué) justement ce besoin de travailler à tout prix. Les
jeunes femmes cherchent un autre équilibre avec un homme dont le but est de s’épanouir en
symbiose avec lui. Pourtant, le statut de la femme est loin d’être réglé. Tant qu’il y aura des
maternités et des enfants à élever, la responsabilité incombe à la femme. Lori Saint Martin, à
partir d’une enquête sur la famille dans les magazines populaires au Québec, constate que les
enfants restent l’affaire des femmes. Fières et responsables de leur maternité, « toutes les mères
sont belles, tous les enfants sont uniques, tous les pères sont …ailleurs » (« Papa » 41).
Il reste vrai que l’équilibre entre une vie professionnelle publique et privée demeure
précaire68. La femme, qu’elle ait choisi (ou pas) l’espace privé ou public, rester à la maison ou
travailler, demeure en proie à d’inconciliables passions. Pourtant, l’amour, semble-t-il, existe
toujours, seule sa longévité est remise en question. Que deviennent les femmes libres de choisir
68
Dans La théorie un dimanche, en 1988, Louise Dupré parle de la nouvelle aliénation des femmes provoquée par la
masculinisation générale de la culture : « Schizée une fois de plus, la superwoman doit adopter un comportement
masculin pour réussir dans la vie et un comportement féminin pour réussir sa vie. Compétitive au travail, mais
compréhensive et affectueuse à la maison ; la tête froide le jour, mais le cœur brûlant la nuit […] Le nouvel
investissement des jeunes filles dans les relations amoureuses, le désir d’enfants, la réapparition des valeurs liées au
couple sont des réalités avec lesquelles il faut compter. L’avenir du mouvement des femmes dépend dont la façon
dont on saura le lire: comme un négation ou un questionnement du féminisme » (124). Dupré exprime le nouveau
désir des femmes de vivre harmonieusement dans un monde qui reconnaisse leurs priorités, « la possibilité de rester
des femmes dans une société où le féminin deviendrait une valeur positive, où elles n’auraient plus besoin de se
travestir pour adopter un comportement masculin, où les valeurs seraient des valeurs à partager avec les hommes. En
fait, elles nous rappellent qu’il faut féminiser la culture actuelle » (125).
185
leur destinée par rapport à l’indépendance affective? S’il n’est plus monnaie courante comme au
temps de nos mères de se marier pour la vie, selon Dupré, la vie nous oblige à faire le deuil : «
L’amour n’a pas changé, mais ‘son espérance de vie’ a considérablement raccourci. Et depuis
que le mot ‘amour’ ne rime plus avec ‘toujours’, la vision qu’on a des relations amoureuses s’est
elle aussi modifiée » (« Ecrire amour » 91). Ses propos vont dans le sens du livre Le mariage a-til encore un avenir ?
Dans la société actuelle, liberté et amour restent les priorités, mais est-ce l’apanage des
femmes ? Olivier Abel, en 2005, s’interroge sur « l’éblouissante invention du jeu du mariage. »
Il affirme que le mariage serait une question dépassée, et même le divorce trop tragique.
Remplacé par des projets de plus en plus brefs, il s’agirait en évitant à tout prix la douleur, de se
marier pour la fête, de divorcer avec un minimum de troubles, de se remarier la plupart du temps
: « Entre deux actuels où le mariage oscille entre tragique et comique faisant le grand écart entre
des pratiques archaïques et des arrangements ultramodernes » (29). Malgré tout, l’image
mythique du mariage et son caractère sacré sinon définitif actuellement continuent de séduire de
nouvelles générations. Croyant qu’on peut conjuguer le mariage et le grand amour, les jeunes,
semble-t-il, selon de récents sondages, priment l’amour et la fidélité.
Dans ce nouvel espace social qui ne serait plus dominé par le mariage, depuis le conflit
entre la famille et la conjugalité qu’a ouvert « l’amour libre », selon Olivier Abel, ce sont les
parents qui partent et les enfants qui assurent sa continuité, et la seule chose qui devienne le
noyau durable, c’est la filiation ! (On revient au nom du père). Ecrire au nom du père, ne plus
souffrir de la parole de la mère. Si traditionnellement, une fille s’éprend d’un partenaire en
fonction qu’elle a de l’image de son père, mais choisit en fonction de la mère qu’elle a eu, nous
assistons à ce début du XXI e siècle à une remise en question du système symbolique en entier.
186
Comme nous l’avons suivi avec Dupré, dans ces avenues là, le sujet masculin et féminin essaie
de se redéfinir. Les réflexions sur les femmes peuvent être lues comme une mise à distance des
prérogatives de l’individu masculin par rapport aux femmes. En 1986, Elisabeth Badinter écrivait
: « Le XXe siècle a sonné le glas des valeurs viriles en Occident » (Un 215). Les hommes,
nouvelles donnes oblige, vont devoir réajuster leur position, avec ou sans peine. Le discours à
partir de la différence sexuelle (Freud, dernière conférence sur la « féminité », repris par
Beauvoir et suivi de toute une lignée d’écrivains) est, d’ailleurs, devenu le champ d’investigation
d’une recherche approfondie de pensée des Etudes Féminines69.
Inaugurée avec La peau familière, toute l’œuvre de Dupré relève d’une éthique au
féminin. Elle repose ses préoccupations sur des réalités sociales concrètes liées à la vie de tous
les jours, préoccupations qui prennent en considération les besoins de la femme, disons «
ordinaire ». En extrapolant à partir de ces valeurs, elle participe au progrès des femmes et des
hommes. Dans un message poétique, Dupré inclue l’amour et la possibilité d’une union
harmonieuse entre hommes et femmes.
Au fait de la modernité, à la recherche d’un sens de la vie et de la compréhension
humaine dominée par l’amour sous toutes ses formes ainsi que la quête du bonheur sur terre, on
peut dire que Louise Dupré par la singularité du dire contribue en tant écrivaine au mouvement
de ce nouvel espace de la femme dans le monde. Dans le dernier chapitre de Space, Place and
Gender, au titre significatif, « A Place called Home », Doreen Masey remarque que le rôle de la
mère, « assigned the role of personifying a place which did not change » (Massey 167). Si la
mère représente traditionnellement la stabilité et le père la découverte, « les célibataires éprises
d’hommes et de voyage, symbole la nouvelle liberté des femmes et l’usage qu’elles en font »
69
Hélène Cixious, écrivaine, est directrice de recherches à l’Université de Paris VIII du département consacré à la
différence sexuelle.
187
(Saint Martin, Autre 86-87). Comme Anne, la femme chez Louise Dupré, en s’ouvrant au monde
va imposer une nouvelle cartographie des espaces relationnels traditionnels.
Profondément lié à l’espace familial, amoureux, au corps, à l’histoire, Dupré,
dans son œuvre, nous propose un voyage à travers les êtres. Découverte réelle ou imaginaire,
l’espace consacré au voyage va retracer cette exploration dans le passé, le présent et le futur de la
femme contemporaine perçu à travers le prisme de la fiction.
188
CHAPITRE V. LES DĖPLACEMENTS SPATIAUX DANS L’ŒUVRE DE
DUPRĖ
Introduction
Le voyage est l’espace de tous les possibles. Il implique un déplacement en rêve ou en
réalité, un trajet effectué, des allées et venues, à la découverte d’espaces lointains ou de
l’étranger. Le mot « découverte » évoque l’ethnologue Claude Lévi-Strauss, grand voyageur qui
se nomme à propos « l’archéologue de l’espace ». Dans Tristes tropiques, Lévi-Strauss conclut
qu’il ne faut pas oublier « qu’on court le monde, d’abord, à la recherche de soi.» C’est dans ce
sens de découverte de soi, de voyage intérieur autant qu’extérieur, que l’espace du voyage sera
compris. Le travail de Dupré relève de cette problématique. Que ce soit par la découverte des
lieux, du corps, à travers les relations paternelles et maternelles, la femme représentée se met
toujours en question à la recherche d’un espace viable. En parlant des espaces dits intérieurs, le
poète mexicain Roberto Vallarino exprime que « [L]es songes, la fantaisie, l’imagination, les
voyages et les obsessions personnelles sont des espaces dans lequel habite, ou qui ‘habitent’
l’écrivain » (148).
Par l’écriture, Dupré s’attache à ses racines, indissociables des valeurs traditionnelles de
la religion et de la famille. Cet espace constitue son héritage social, historique et culturel. Portrait
d’époque, ce voyage dans le passé est également un témoignage sur une génération au cœur des
préoccupations de Dupré : « Je suis très préoccupée par la mémoire personnelle et historique qui
parait toujours en filigrane dans mes textes » (Interview).
Même si « nous n’avons jamais fini avec le passé » (B 10), le voyage dans l’imaginaire
ne s’arrête pas à l’espace des traditions, de la mémoire et de l’enfance. Si l’on reprend l’image de
189
Monique LaRue, L’arpenteur et le navigateur, deux grandes forces dominent l’œuvre de Louise
Dupré70. Sans étouffer la voix de l’arpenteur, dans un mouvement parallèle, et non pas
contradictoire, son œuvre est résolument ancrée dans le présent. Loin d’abandonner ses origines,
l’écrivaine sort ses héroïnes de l’enracinement en les projetant vers le futur, vers l’exploration de
territoires inconnus. Dans un processus de déracinement, elle les fait voyager dans un espace
plus vaste, une ouverture sur le monde, qui est le côté navigateur : « Le navigateur rompt ses
amarres, largue son passé, mais transporte avec lui sa mémoire. Le navigateur ne peut se passer
pour naviguer du travail de l’arpenteur. Et un monde de seuls navigateurs serait vide de traces »
(LaRue 26).
L’espace du voyage, implique des problématiques liées à la mémoire et à la subjectivité,
aux ramifications multiples et diverses71. La notion de l’arpenteur et du navigateur se manifeste
dès les passages concernant l’enfance dans les écrits de Dupré. Ils portent la marque d’un désir
d’aller de l’avant tout en affichant un attachement profond à ses racines. Essentiellement,
l’espace du voyage pour l’écrivaine est un voyage intérieur identitaire marqué par une série
d’étapes, de cassures causées par le déroulement linéaire de la vie, mais aussi influencées par le
contexte historique 72 associé à la situation unique du Québec.
Pour la femme dans l’œuvre de Dupré, l’espace du voyage est d’abord une résistance à
l’enfermement. Il implique un désir de voir autre chose, de se donner la chance de s’ouvrir au
70
Louise Dupré a utilisé cette comparaison de LaRue dans son article sur France Théoret, « Entre Raison et
déraison ». Elle rappelle qu’une identité n’est jamais simple ni homogène dans son commentaire: « Il ne s’agit pas
pourtant, chez LaRue, de proposer la figure du navigateur contre celle de l’arpenteur, mais de reconnaître que tout
écrivain a besoin à la fois de poser des jalons et d’explorer des terres inconnues, que son identité comprend ces deux
figures antagonistes avec lesquelles il doit composer » (2002, 37).
71
Sans élaborer, Il est manifeste que chacune de ces notions pourraient faire l’objet d’une étude particulière dans
l’œuvre de Dupré.
72
Pour illustrer l’espace identité et l’espace territoire, l’article « Le jeu des espaces publics dans Jésus de Montréal
de Denis Arcand » est au coeur du sujet. A partir du film, Tony Simmons étudie le rôle des espaces dans une
structure d’opposition entre la vie quotidienne à Montréal et le contexte québécois vis-à-vis des références
culturelles occidentales dans une structure double de domination et de soumission. (Globe, 1999, 147-60)
190
monde, le plus souvent dans l’amour. Le premier voyage implique un voyage intérieur qui nous
fait entrer dans le domaine de la subjectivité73, domaine vaste qui traverse la réflexion
philosophique moderne contemporaine. Concrètement, l’idée de voyage va se manifester dans la
poésie et la fiction par un goût passionné de l’évasion ou du changement. Des rites de passage
vont marquer la vie de la femme mise en scène par Dupré, passant du lit d’enfance au lit du désir.
Enfant, les premières expressions du désir de voyage se font sentir par cette passion de petite
fille pour les anges dans le sens de découverte et d’évasion rêveuse et le goût pour la liturgie
stimulant l’imagination.
5. 1 L’innocence
A travers ses narratrices et héroïnes, Dupré va créer un monde virtuel à partir de bases
vécues ou imaginées en nous plongeant dans cet espace de l’enfance, indissociable de ses racines,
tant dans son œuvre poétique que fictionnelle. Ce retour à l’enfance74 indique une volonté d’un
retour aux sources remarque Béatrice Didier : « Remonter toujours plus loin dans le passé,
comme si, derrière leur enfance, elles pouvaient trouver encore d’autres enfances, et jusqu’à
l’enfance du monde » (25). Il ne faut toutefois pas croire que la mémoire du passé infantile reste
au cœur de l’imaginaire de l’écrivaine et se complaise dans la rétrospection et des petits riens
quotidiens. Dupré ne fait assurément pas de l’enfance le seul lieu habitable. Au gré de son
imagination, sans souci chronologique, l’écho des souvenirs glisse entre les pages. Ce voyage,
73
Le voyage intérieur en tant que voyage de reconnaissance implique un déplacement de la subjectivité. D’une
importance primordiale dans l’oeuvre de Louise Dupré, cette notion sera définie selon l’optique de Dupré dans le
chapitre suivant sur l’écriture.
74
Roland Barthes, dans un texte de 1977 intitulé « la lumière du Sud-ouest », parle des subtilités qu’il « lit » dans
son pays d’enfance « Car ‘lire’ un pays, c’est d'abord le percevoir selon le corps et la mémoire, selon la mémoire du
corps. Je crois que c’est à ce vestibule du savoir et de l’analyse qu’est assigné l’écrivain: plus conscient que
compétent, conscient des interstices même de la compétence. C’est pourquoi l’enfance est la voie royale par laquelle
nous connaissons le mieux un pays. Au fond, il n’est de pays que l’enfance » (III, 722).
191
dans une perception féminine du monde, pourrait se définir comme « [le] tissu intime d’une
femme qui voyage librement parmi ses expériences passées» (Nepveu, « Du côté » 17).
Louise Dupré, née au milieu du XXe siècle, fait partie de cette génération qui a vécu une
période de changement radical quant au mode de vie et de pensée au Québec. Comme l’a dit
France Théoret : « Je suis un pur produit de ma génération » (« Nous parlerons » 17). Dupré
vient d’une famille québécoise francophone de tradition catholique, élevée dans une petite ville
puritaine. Sans avoir eu la vie difficile et dramatique de France Théoret, dont la jeunesse, ditelle, « a été mangée et ravagée» Théoret ajoute : « A onze ans, je peux tenir commerce et je le
fais. A douze ans, je m’occupe pendant des mois de ma famille: repas, courses, ménage, loisir »
(Nous parlerons 17). Dupré se souvient qu’à cette époque, contrairement à la norme actuelle, les
filles ont dû apprendre à être responsables très tôt (surtout lorsqu’elles étaient nées dans un
milieu catholique peu aisé). Repensant à son enfance, la narratrice de la nouvelle « Le retour »
l’exprime ainsi : « Vous repensez aux vêtements donnés par les cousines, aux cours de piano que
vous ne pouviez pas suivre, aux sous noirs pour la Sainte Enfance, à cela que vous entendiez
appeler budget. Le mot pauvreté, il était réservé aux autres, les vraies pauvres, les fillettes de
l’école qui n’avaient pas de robe du dimanche » (42). Fille aînée, elle s’échappe, comme
beaucoup d’enfants, dans un monde de rêves, à commencer par la religion. Elle le dit elle-même,
« la religion avait quelque chose de l’incarné, par rapport au protestantisme car il nous
introduisait à une sorte de monde rêvé » (interview).
Au fil des souvenirs énoncés, le monde de l’enfance chez Dupré est marqué par la lecture
avec une prédilection pour les contes de fées. Il nous fait découvrir le paysage d’une petite fille à
l’enfance joyeuse cette fois, dans un contexte catholique suranné :
192
J’étais alors une fillette joyeuse avec la prunelle claire des croyants. Car Dieu était
un homme dans la monotonie du ciel, penché, et l’absence longue comme les
hivers. Dieu était un homme et je lui confiais, à voix basse, mes tentations les plus
osées. J’entrai alors, avec sa complicité, dans l’impatience des livres. (TP 13)
Cette manière à la fois suave et impertinente de définir la croyance, anticipe la question: « Ta foi,
où est-elle égarée ? » (TP 61). Dans une atmosphère de paradis terrestre, Dieu et la complicité
des livres forment un univers idyllique. Filée au long des poèmes de Tout près, cette image
ouvre sur un jardin, un espace humain où tout est possible. Avec le printemps, qui pourrait
signifier l’adolescence, Dieu devient un être palpable : « Car les dieux sont de chair quand ils
décident à exister » (TP 36). En dernière partie « Poème, liberté » le désir de voyage trouvera son
contentement dans l’écriture poétique en sortant du monde de l’enfance baignée de religiosité : «
Un instant, on souhaite tout quitter, partir pour des déserts plus éloignés que leur nom, emporter
nos yeux dans des malles immenses, avec des missels et des vierges de porcelaine, et nos
enfances si souvent agenouillées sur des parquets pleins de nœuds.[…] Poème, oui, il est trop
tard pour la sainteté » (TP 88).
Premier exil arcadien, le désir d’évasion est causé par l’émerveillement religieux, lié à la
magie de la liturgie et du faste de l’Eglise catholique75. Il est accompagné d’une prédilection
pour les anges. Palliatif aux deuils, aux traumas, aux cauchemars, ils seront au rendez-vous
régulièrement dans l’œuvre de Dupré. Si la sortie de l’enfance marque le deuil des croyances et
la destruction des mythes, l’église et les anges représentent les espaces, avec les livres, les contes,
75
France Théoret parle du protestantisme plus austère dans un dialogue imaginé dans Nous parlerons comme on
écrit (1982) : « Avec une amie j’imagine : je suis Virginia Woolf, elle est Colette. Elle est anglophone d’origine
protestante. Je suis francophone d’origine catholique. De quoi avoir les larmes aux yeux, les deux solitudes réunies.
Elle hait le puritanisme ontarien. Je hais le sentimentalisme québécois » (20). Plus loin dans leur conversation, la
narratrice fait cette remarque : « L’exubérance de Colette, je ne sais pas la vivre. Je bloque aux portes. Chavire le
faste de la religion et des fêtes débilitantes […] l’émerveillement religieux faut que ça serve » (21).
193
qui ont constitué son premier voyage, comblé son premier monde. Il est vrai qu’il y avait
beaucoup d’anges autour de l’enfance d’une petite fille catholique encore baignée par la religion,
que ce soit les anges gardiens attachés à son prénom ou les anges en guise de bons points qu’on
collait sur les cahiers de notes. Les anges sont protecteurs de rêves, mais, au même titre que la
métaphore des oiseaux pour les poètes, ils annoncent également l’envol, et le désir de voyage au
lointain, comme le commente l’auteure: « Les anges sont plus du côté du voyage, intermédiaire
entre ce monde, pur esprit qui protége nos corps, figure de l’entre-deux, la capacité d’agir ici-bas
et au-delà. Je gardais d’ailleurs, toujours une place à côté de moi au coucher, pour l’ange
gardien » (Interview).
Les anges demeureront les protecteurs une fois les croyances envolées. Pour la femme de
Noir déjà, plongée dans une nuit abstraite, les réminiscences d’une enfance baignée dans le
catholicisme et imprégnée de culture latine s’allient et surgissent pour créer un singulier mélange
fantasmatique. La notion de sacré a disparu dans un monde hallucinant, où les chevaux
s’envolent à l’heure des vêpres, rappelant l’envol de Félicité dans Un cœur simple. Voyage au
pays des chimères, les visions dantesques de la narratrice nous font pénétrer dans un univers de
fantasmes76 inquiétant.
Ce voyage dans un espace chimérique permet de représenter une inquiétude devant un
univers qui se trouve menaçant pour l’humain, face à des phénomènes insoutenables ou
indescriptibles. La foi perdue, ils renvoient aussi à un univers archaïque où les normes du bien et
du mal n’ont pas cours et permettent de représenter l’indicible. Dans ce monde nocturne funeste
où rôdent spectres et vampires, l’intervention des anges va miraculeusement tempérer ce requiem,
76
Julia Kristeva en parlant des monstres, il est vrai du domaine animal chez Colette, écrit dans Notre Colette : « Le
monstre est une forme qui dépasse en extravagance les limites de la raison humaine. L’emploi du terme de monstre
est donc à la fois un hommage à l’inépuisable faculté d’engendrement de formes à l’œuvre dans la nature, et la
marque d’une inquiétude devant un univers qui se révèle soudain menaçant pour l’humain (une fleur capable de
dévorer ses victimes), et pour le logos (la faculté de nommer les choses mises en échec) » (2004, 60).
194
« un ange passe à la fenêtre / avec de grands battements d’ailes » (ND 73). Capable d’entrevoir
le firmament, la peur de la mort s’estompe et le cœur recommence à battre au rythme de
l’univers, « sous le regard ébloui des anges » (ND 92).
5. 2 La memoria
Quitter l’espace de l’enfance, de l’innocence77, pour le pays des adultes est une autre
étape, un voyage de transition difficile. Pour les héroïnes des romans de Dupré, il passe par un
travail de réminiscence. N’ayant plus le palliatif de la religion, le temps des contes de fées étant
révolu, l’enfance devient en quelque sorte un espace de dissidence, qu’il faut se remémorer pour
ne pas renouveler l’engrenage du passé. Dans un voyage de mémoire78, il consiste à comprendre
le monde de l’enfance marqué par la mort, la folie, occulté par le silence, comme autant de
blessures à cicatriser. Roman au titre éloquent, La memoria sert de reliquaire pour sauvegarder le
passé de l’oubli. Cette mémoire peut aussi devenir une prison pour le sujet, incapable de
s’extirper des mauvais souvenirs. Karen McPherson, dans son excellente étude, “The future of
Memory in Louise Dupré’s La memoria”, fait le commentaire suivant: “Emma wants to heal
without forgetting -- neither to be trapped in the past, nor to lose it – but she also wants not to be
77
Perdre l’innocence fait penser au film L’innocence de Lucile Hadzihalilovic en 2004, film qui raconte de façon
magique, dans un univers à part, l’angoisse sourde du passage de l’enfance pour les filles à la découverte de leur
corps de femme. Les étapes de l’enfance à l’adolescence sont visualisées par le rituel des rubans de différentes
couleurs dans les cheveux.
78
Il est difficile d’aborder ce chapitre du voyage sans impliquer la mémoire. Sans épiloguer sur ce vaste sujet
amplement traité dans la littérature des femmes au Québec après les relations mères -filles, il convient toutefois de
rappeler son rôle considérable. Lori Saint-Martin dans « Inventer la mémoire », résume son importance et le souci
d’« empêcher que l’Histoire d’aujourd’hui soit aussi purement andocentriste que celle du passé » (Saint Martin 192).
Louise Dupré, en tant que critique dans « Mémoire et culture; l’inscription du féminin dans l’histoire » parle de
l’importance du recouvrement de la mémoire. Citant le texte de Louky Bersianik, Les agénésies du vieux monde,
elle rappelle les « conséquences désastreuses, pour les femmes, d’une absence de transmission entre les
générations » (2001, 24). Dupré est très consciente de l’importance pour les femmes de se tourner vers l’exploration
de leur espace personnel, sans oublier le sens de l’histoire. Dans « l’archéologue de l’intime », analyse des travaux
de Denise Desautels et Madeleine Gagnon, elle explique l’importance du travail de mémoire, « Le travail de la
réminiscence participe donc d’un imaginaire de la présence au monde. De fait, il se dégage constamment un lien
implicite, dans la poésie entre deux réseaux sémantiques : le réseau mémoire /oubli d’une part et, d’autre part, celui
vie / mort » (2001, 26). Il constitue tout le travail du voyage intérieur de Dupré.
195
lost in it” (« Future»149). La fugue de Noëlle, sœur d’Emma, est au cœur de La memoria. L’idée
de la disparition inexpliquée reste une peine enfouie à laquelle on ne s’habitue pas. Pourtant,
Emma va réussir à rationaliser cette épreuve. Elle l’assimile à un mal nécessaire pour assumer sa
vie adulte, « peut-être fallait-il des blessures inguérissables pour arriver à traverser d’autres
blessures » (LM 37). Ainsi, la pensée d’Emma oscille tout au long du roman dans un va et vient
entre le passé et son état présent, bataille entre les souvenirs heureux de l’enfance et le trauma
causé par cette disparition. Toujours selon McPherson, “The ‘memoria’ of the book’s title is
precisely summed up by Mme Girard’s two statements to Emma: memoria is both the acceptance
of loss in all its incomprehensibility and the belief in a future still connected to that loss, to that
past” (« Future »151). L’héroïne de La memoria accomplit exactement un travail de deuil et de
mémoire. Nécessaire pour établir un nouvel espace, ce voyage interne aboutit finalement « vers
une porte qui s’ouvrait sur les deux côtés du temps » (LM 132). Au cours du texte, Emma
parviendra à endormir sa peine et grandir. L’intégration de ce drame dans la vie adulte de
l’héroïne va la faire tomber de ses rêves. Elle va finalement établir la séparation avec l’enfance
sans oublier ses racines. Victoire de la vie sur la mort, la dernière phrase de l’ouvrage : « Et je
franchis la barrière » (LM 169) entrouvre une porte tournée vers le futur, après avoir raccordé les
fils de la mémoire et de l’oubli.
Au cours d’un voyage intérieur au gré des méandres de chaque ouvrage, Dupré nous fait
naviguer dans un monde poétique où se mêlent la religion, les mythes, la tradition. Ce retour aux
sources souvent douloureux permet une intégration de l’enfance et d’accepter le déroulement
linéaire de la vie, toujours contre la mort. Primordial, il explique la portée du travail de mémoire
accompli, car l’important n’est pas tant le souvenir mais comment l’insérer dans la vie. Pour «
une femme pour qui les dieux sont morts » (PF 53), ce voyage sur le passé au pays de l’enfance,
196
tantôt joyeux tantôt douloureux, nous fait revivre l’atmosphère d’une famille catholique où la
religion fait partie de la vie quotidienne. Ce voyage dans un temps révolu certes, n’est pas si
lointain, quoique déjà inconnu pour les jeunes générations.
5. 3 L’espace de l’arpenteur
Dans un voyage au pays de l’enfance79, (transition entre un voyage hors frontière et se
sentir bien dans sa peau), l’auteure brosse un tableau d’une certaine classe d’avant-guerre,
accablée de malheur. Dominée par la résignation, l’atmosphère pesante témoigne d’une certaine
pauvreté, de fatigue, de travail, dans un univers où le superflu n’existe pas. On y retrouve
l’influence catholique québécoise, où les nombreux enfants étaient signe de salut, les images
extraites de la Vie des Saints servant de modèles. Bien que glorifié, l’espace des femmes est
confiné à la maison dans le rôle de mère ménagère. Ce tableau désabusé de la vie quotidienne,
mais reflet d’une époque aussi, sera livré au long des textes. L’ambiance est caractéristique d’une
société rurale encombrée de tabous et murée dans le silence par crainte du quand dira-t-on. Dans
cette famille très conservatrice, tout comme le suicide80, la folie reste une maladie qu’on garde
encore secrète comme une tare malgré les progrès de la Science et de la société81. Dans un
contexte asphyxiant, à la géographie restreinte, sans avenir pour les filles autre que le mariage, il
79
A ce propos, Roseanna Dufault dans Metaphors of Identity, traite de l’importance du thème de l’enfance dans la
littérature québécoise. Outre l’assimilation à l’image du Canadien français abandonné par la mère Patrie, bien que ce
ne soit pas l’apanage du Québec, il semble que selon Dufault, « it is likely that childhood has been developed in
Québécois literature in way that express unique cultural realities » (15).Elle conclut que le thème de l’enfance est en
rapport le plus souvent avec l’identité. Devant le déclin des naissances et le conflit linguistique au Canada,
“maintenance of Québec’s distinct and unique national identity becomes, perhaps more than ever, a vital issue. Since
childhood affords a propitious pretext for exploring question of identity, this theme is likely to persist in the
literature of Québec” (1991, 79).
80
Dans La memoria, Mme Gervais officialise le suicide de son mari par un arrêt du cœur. La folie est au cœur de La
voie lactée avec la tante d’Anne dont elle porte le nom.
81
André Cellard adresse le problème de cette maladie restée longtemps tabou dans Histoire de la folie au Québec de
1600 à 1850 (1999).
197
n’est pas étonnant que le désir d’évasion et de rupture se fasse ressentir. Au travers de son
écriture, Dupré témoigne de cette radicale évolution de la vie des femmes au Québec.
L’espace du voyage dans l’œuvre de Louise Dupré, pour reprendre la phrase de l’auteure
à propos de Louise Warren, est un voyage intérieur d’« [U]n sujet qui se sait schizé, qui travaille
avec ses contradictions plutôt que ses contradictions, un sujet qui reconnaît son lien à l’Histoire
comme à sa petite histoire » (« Lièvre » 73). Ce travail d’intégration du passé ancré dans le
présent constitue la frontière entre l’arpenteur par les réminiscences du passé et annonce le côté
navigateur par le travail de découverte effectué par la mémoire. Ces deux aspects sont également
manifestes. Contrairement au Corps étranger d’Hélène Ouvrard, où « l’itinéraire intérieur
remplace les vrais voyages » cité par Bénédicte Maugière dans Québec Studies (106), chez
Dupré, ce n’est pas tant la nostalgie d’un paradis perdu, il s’agit plutôt d’incorporer deux univers
et non pas de les opposer. Ce n’est pas non plus le fantasme d’un continent perdu de Kristeva ou
Mary Daly.
La riche et courte nouvelle « La Vie rêvée », véritable condensé de la pensée de
l’écrivaine, pourrait illustrer l’espace du voyage, à la fois en tant qu’espace intérieur et
découverte. C’est une symbiose entre l’enfance, la mémoire personnelle et historique, entre passé,
présent et futur. Dans une librairie, la narratrice est distraite par les guides sur Rome, Casablanca,
Tunis, Athènes, etc. L’imagination la happe avec Ulysse, Djerba lui rappelle le souvenir d’un
homme mêlant ainsi « l’histoire et la légende ». A la recherche d’un cadeau pour sa mère, « qui
n’a jamais voyagé » (73), elle se demande si sa vie a été si heureuse sous son apparente
tranquillité à la maison :
Et votre enfance vous revient, vous voyez des images qui n’ont jamais été
photographiées. Les problèmes de santé de votre père, les difficultés d’argent, et
198
les autres, une souffrance qui effleure à peine les mots. Ensuite, elle revient au
présent. Mais, vous, vous restez prise dans l’écheveau de vieilles inquiétudes que
vous avez depuis longtemps renoncé à démêler. (75)
Cette nouvelle creuse le fossé entre ces mères anciennes, « enserrées dans leur corset de
mère, » et le présent, la vie active de la narratrice nourrie de voyages et de travail, « ce n’est pas
votre faute si vous vivez la vie d’une femme de votre âge » (76). Anticipant une visite à sa mère,
le souvenir pointe : «Vous retrouverez cette petite fille brune qui n’a jamais cessé de vous habiter.
Votre mère vous accueillera, vous lui aurez apporté un cadeau comme d’habitude, vous lui
tendrez un livre » (77). Cette visite est marquée par une image significative : la traversée du
fleuve, pont entre le passé et le futur; image aussi qui suggère le passage entre deux vies, rurale
de l’enfance et de la tradition et de la vie citadine tournée vers le futur.
5. 4 Invitation au voyage
Le fleuve, la mer sont des éléments importants dans l’œuvre de Dupré. Ils suggèrent non
seulement l’évasion, mais l’appel vers d’autres horizons82. Ils sont très révélateurs dans La voie
lactée. Cette invitation au voyage est annoncée dans le recueil Tout près, « c’est dans les flots
coupés à vif que tu retrouves tes rêves ancestraux de voyage » (TP 54). Marquant la fin de
l’enracinement, le premier voyage réel de l’adolescente en rupture avec l’enfance du monde de
rêves, s’effectue au bord des côtes américaines, dans un territoire étranger, éloigné de sa langue,
de ses attaches sociales et culturelles, bien que nation voisine. Relaté dans « Sargossa Sea » et
« Chambres en couleur », voyage d’initiation, il coïncide avec la première rencontre sexuelle.
Comme il est impossible de revenir à l’enfance, le premier exil s’effectue loin du nœud familial
et de toutes attaches géographiques. L’ouverture sur le monde, entretenu par la lecture, se
82
Déjà mentionné dans le chapitre sur les lieux avec la ville de Montréal
199
concrétise au bord de la mer. Ce passage est réaffirmé dans la nouvelle « Le monde vidé »
relatant un épisode identique : « Quand avez-vous voulu voyager ? vous ne vous en souvenez pas.
La chose s’était faite, simplement. Il avait loué une auto pour le bout du monde, et vous l’aviez
suivi, en amoureuse » (18). L’attirance de la mer (plus le fleuve dans l’île de Montréal, pris
comme une mer), restera primordial, incitant la romance, mais également la découverte. La mer
« qui ne se laisse pas arrêter par un cadre […] mouvante, changeante, grandiose » (19).
L’appel du large se confronte directement au problème de la sédentarité, mis en valeur
dans la nouvelle « Funambule ». Une écrivaine au travail réfléchit sur le texte et la notion
d’exploration. Elle constate qu’elle n’appartient pas « […] à la race des aventurières » (53), et
peut-être comme une vague peur que cette notion se soit perdue dans sa famille devenue
sédentaire. Dans un parallèle entre l’impossibilité d’écrire et la notion de sédentarité, la
narratrice rappelle dans un clin d’oeil sur ses romans, que, contrairement à elle-même, ses
héroïnes se sont permises de changer de vie. « Funambule » annonce cette invitation à la
découverte d’un autre espace : « Quelque chose s’est perdu dans la famille. Sédentaire, vous
l’êtes toutes devenues, on ne sait pourquoi » (53). La narratrice rappelle le parcours d’une de ses
héroïnes, Anne dans La voie lactée : « Anne, par exemple, une Martin comme votre grand-mère.
Justement, pour suivre l’homme qu’elle aime, Anne a décidé de tout laisser derrière elle. Son
travail, ses amis. Sa mère. Il lui a fallu beaucoup de courage. Ou peut-être de l’humilité » (53).
Se rapprochant de l’image de l’arpenteur et du navigateur, dans son article, « Le corps et
son territoire », Gérard Béjani parle du « sédentaire qui instaure des barrières entre lui et le
monde, face au nomade qui efface les clôtures et viole les interdits » (97). Sans aller jusqu’au
nomadisme d’une connotation plus radicale, (bien qu’on puisse considérer l’écrivain comme un
nomade), la dernière image de La memoria, citée plus haut, est convaincante : « Et je franchis la
200
barrière ».Emma quitte son territoire non pas pour errer mais dans un but heuristique précis.
Cette attitude diffère des héroïnes de Gabrielle Roy83 étudiées par Saint-Martin dans La
voyageuse et la prisonnière : « En effet, ce que cherchent les voyageuses, ce que manquent les
prisonnières, c’est très précisément la liberté; les jeunes femmes royennes partent elles aussi à la
conquête de la liberté bien plus qu’à celle du bonheur » (« Voyageuse » 14). Emma, elle, a
trouvé et la liberté et le bonheur.
Il est vrai que tant dans La memoria que dans La voie lactée, l’attachement aux racines et
le besoin d’évasion sont en dilemme. Tournées ver l’avenir, les héroïnes vont finir par agir face,
justement, à cette tradition d’enracinement. Par la métaphore de l’écriture, Emma va devenir
navigatrice. Lasse des traductions, elle veut écrire la vie de sa sœur, Noëlle. Emma ne voulant
pas la vie de sa mère, vit dans la passion dans un voyage imaginaire. Cette vie menant à un cul
de sac, elle va devenir créatrice, se distançant de son homonyme Emma Bovary. Elle n’est pas
une Anna Karénine, mais devient une femme capable de vivre et de se séparer de l’imagination.
Faisant preuve d’indépendance, Emma ne va non plus suivre l’idée de scénario suggéré par son
amant, mais écrire son propre texte. Cette volonté personnelle pour les protagonistes de décider
de leur sort, va se retrouver chez Anne dans La voie lactée. Poussée par un besoin d’idées
nouvelles, en tant qu’architecte, elle va étudier le nouveau à Rome et non l’ancien et les
Etrusques comme le suggère Alessandro. Les protagonistes de ces deux romans vont découvrir
leur voie par un voyage accompli librement, pour elles-mêmes, même si elles rencontrent
83
Dans La voyageuse et la prisonnière, selon Saint Martin, les héroïnes de Gabrielle Roy rêvent de voyage sans se
dépêtrer de la prison matriarcale : «Le personnage de Martine incarne à lui seul les deux figures féminines opposées
qui traversent de part en part l’œuvre royenne : la voyageuse et la prisonnière. Voyageuses, les femmes le sont
durant l’enfance lumineuse et libre, puis, parfois, au terme de leur vie, alors que, comme Martine, elles ont
cependant tout perdu : jeunesse, santé, amour. Entre les deux, mères de famille, c’est en prisonnières qu’elles
vivent » (2002, 7).
201
l’amour, « quitter sa ville natale, la ville ou l’on habite -- et on va, en rêve et en réalité, pour se
libérer des autres et aussi de soi-même » (Nepveu, Lectures 112).
Le thème de découverte, dans l’espace du voyage, signifie un engagement de la part du
sujet de rompre avec le lien maternel, familial, et d’oser l’ailleurs. Il n’est pas sans rappeler
Blaise Cendrars qui, à quinze ans, coupe un lieu matriciel ruiné et va « bourlinguer »84 dans le
monde. Le voyage touche également la notion d’identité, d’appartenance à un pays, à une langue
et va déborder sur la notion de nation, sur le fait d’écrire en français au Québec, sur la
francophonie. Dans un souci de relier la petite histoire à la grande Histoire, le projet de Louise
Dupré touche la position géographique et linguistique unique du Québec. Avant même de parler
en tant qu’écrivain au Canada, être francophone en Amérique du Nord, implique déjà la notion
de voyage d’un poids culturel considérable. Dans une langue maternelle perpétuellement en
danger, le voyage s’impose. Découvrir le passé pour comprendre l’actualité la plus urgente, dans
le sillage d’écrivains comme Patrick Chamoiseaux, Anne Hébert et bien d’autres, le choix
d’écrire en français est un acte de première importance. Charrié par l’écriture, en tant que culture,
société, appartenance, ce chapitre sur le voyage ouvre une boîte de Pandore, sur un vaste espace.
Le voyage sollicite tout un réseau d’interrogations manifestes, particulièrement dans le roman La
voie lactée. Il dévoile un sous-texte permettant un tissu d’associations à partir du voyage sur
l’écriture proprement dite, en rapport avec un pays, une langue, un continent. Charnière entre le
voyage et l’écriture intimement mêlés, les pages suivantes vont associer les notions de voyage
intérieur et de voyage de découverte mais aussi relever le symbole des pays visités, les
civilisations mentionnées.
84
Le terme de « bourlinguer » a été inventé par Cendras lui-même.
202
Partant du texte comme objet de plaisir selon Barthes, « J’écoute l’emportement du
message, non le message85 […] », entendu comme une libération d’une pensée pluraliste,
l’emportement du message dans La voie lactée, est de dépasser l’anecdote et de découvrir
derrière l’intrigue d’autres espaces de voyage on ne peut plus intéressant en rapport avec la
Francophonie, la langue et l’héritage culturel de l’auteure. Ce roman met en scène une femme
architecte qui a passé des épreuves douloureuses, et qui découvre l’amour et le monde. Toutefois,
même si ce n’est pas le projet du roman, il est possible de lire en filigrane, une autre histoire qui
porte remède au dépaysement, qui commence dès que l’on parle français en Amérique du Nord.
Dans la cacophonie des paroles à Montréal, réalité des grandes métropoles, l’horizon s’élargit et
l’écrivain est imprégné d’un arrière-fond d’autres langues. L’espace s’agrandit et on ne peut plus
écrire en pensant à un seul univers linguistique. Parallèlement, Louise Dupré, de La Belle
Province renoue avec sa culture humaniste française qu’accompagne chaque énoncé, même à son
insu. Rome, Carthage, sont des références incontournables pour tout littéraire imprégné de la
civilisation occidentale.
5. 5 L’espace du navigateur
Dans ce contexte, ce serait fondamentalement toute la question de l’acte d’écrire en
français au Québec qui se pose86. Pour l’écrivain francophone, remarque Lise Gauvin, la
langue « est sans à cesse à (re)conquérir. Partagé entre la défense et l’illustration, il doit
négocier son rapport avec la langue française, que celle-ci soit maternelle ou non » (11).
Dupré en est d’ailleurs très consciente. En tant qu’auteure, elle écrit dans sa langue
85
La phrase complète est la suivante : « J’écoute l’emportement du message, non le message,je vois dans l’œuvre
triple, le déploiement victorieux du texte signifiant, du texte terroriste, laissant se détacher, comme une mauvaise
peau , le sens reçu, le discours répressif (libéral) qui veut sans cesse le recouvrir » (Barthes, II, 1045).
86
Voir l’article de Catherine Khordoc en 2003 : « Nous avons tous découvert l’Amérique ». Elle soulève la
complexité que représente le français au Québec et la problématique de « […] s’approprier son territoire
linguistique, si l’on peut dire, en Amérique Continentale » (72).
203
maternelle et participe à la résistance de la culture francophone. Elle s’intéresse à la langue et
à son patrimoine social et culturel québécois, mais elle est aussi imprégnée de culture
classique de part son acquis : « Je suis très préoccupée par la mémoire personnelle, et
historique qui paraît toujours en filigrane dans mes textes, je suis préoccupée aussi par
l’histoire du Québec […] La littérature est là, à mon avis, pour faire poser des questions sur
la vie, sinon c’est une coquille vide » (Vivante).
A partir de cette citation, le bienfait de la littérature, de l’écriture donc pour Dupré, est de
remonter aux origines, de se questionner. « Poser des questions sur la vie » peut être interprété
dans la perspective de la langue française. Ainsi, un sous-texte se dévoile, à partir de références
parfois énigmatiques, révélé par des « phares »; traité comme une partition, un réseau de
perspectives surgit de l’intrigue de La voie lactée, d’autant plus invitant que, sachant qu’aucun
mot n’est gratuit chez Dupré, l’auteure elle-même nous y convie. Elle le confiait dans une
récente interview :
J’adore les mots…Je travaille dans mes romans chaque mot de la même
manière …ce que j’aime c’est faire rejoindre et dépasser la signification du mot
pour en tirer toute une sorte d’aura, on pourrait parler de connotations, mais aussi
ce que Kristeva appelle une ‘signifiance’ qui rejoint ce que j’appelle dans
Stratégies du vertige : une langue d’avant la langue. (Interview).
Tout le rêve d’Anne, l’héroïne de La voie lactée, est infléchi par cette langue française, jamais
pratiquée de façon innocente. Derrière cette histoire de l’amour, se déploie ‘un texte caché en
plein jour’ truffé de références littéraires, mythologiques. Dans un regard contemporain, ce
réseau mis en place, délivre un message d’ouverture sur le monde et, comme l’indique son titre,
sur la Voie Lactée.
204
Qui dit « Voie Lactée » fait songer à Apollinaire, et peut-être son plus fameux vers : «
Voie Lactée O sœur lumineuse » de la chanson du mal-aimé dans Alcools. Être mal-aimé en
Amérique du Nord entraîne une comparaison avec, pourrait-on dire, pratiquer le français en
Amérique du Nord. Dans une marée anglophone, écrire en français relève du défi vu la situation
culturelle et politique de la langue française dans ce continent, en tant que minorité, plus qu’en
France où il n’y pas cette même conscience de survie. Aussi écrire au Québec, dans cette «
Babel » qu’est l’Amérique du Nord, ce n’est pas comme à Paris, c’est une question de salut.
Dès le titre, des appels à double portée font jour : les références mythologiques et
littéraires du roman traduisent une solide culture humaniste de l’auteure. Anne, l’héroïne, répond
au besoin de remonter sinon aux origines du moins à cette latinité, Rome berceau de la
civilisation, mais aussi à une conscience politique englobant tout un passé qui fait partie de son
patrimoine québécois. Munie de ces bagages, sous le couvert de Rome ou Carthage, Anne va
établir une comparaison entre les deux cultures et lancer un message politique derrière une
histoire d’amour. Le rêve culturel d’Anne, va lui permettre de saisir des problèmes d’ordre social
comme l’enracinement, l’émigration; thèmes qui se sont développés plus récemment dans la
littérature québécoise pour ne citer que Madeleine Monette, Marie Claire Blais Monique
LaRue.87
Le choix des pays évoqués dans La voie lactée n’est donc pas innocent, d’autant qu’il
commence avec Carthage. D’emblée, le ton est donné : « Où nous reverrons-nous
Alessandro Moretti, à Rome ou à Carthage ? Pas ici, non pas ici » (LVL 15). La Terre rouge de
Carthage, les Romains, et les Phéniciens, ces navigateurs qui partaient courir les mers, et dont la
civilisation reste peu connue. Selon le texte, Les Phéniciens, tout comme les Québécois, ont en
87
Cet aspect de l’enracinement et du voyage, étonnamment d’ailleurs, n’a pas été retenu par les critiques de La voie
Lactée.
205
comparaison avec la culture européenne une histoire sinon ‘courte’ (bien que la plus longue de
l’Amérique du Nord), du moins une histoire relativement jeune. Dans le roman, Anne a trouvé
peu de choses sur les Phéniciens, ce qui repose la question du Québec dans le continent
américain, abordée d’une façon originale par le biais des Phéniciens.
L’histoire des Québécois, occultée par une marée anglophone pourrait devenir « une
culture presque oubliée » (LVL 36), tel ce commentaire de la libraire à Anne, s’enquérant de la
civilisation phénicienne. Autant que « le mal-aimé », ce roman pourrait s’intituler le roman de
l’émigration. En symbiose avec son pays, par le biais des Phéniciens, la narratrice lance un
appel aux Québécois qui furent des voyageurs, ont couru les mers et se sont arrimés: Nous,
Québécois, avons été des voyageurs, couru les mers, nous sommes enracinés. Munie de tout son
bagage littéraire et romantique, le message est clair et profond: bougez, montrez votre culture,
ouvrez-vous pour vous enrichir. Ce problème d’émigration est réitéré à la fin du roman dans un
appel lyrique de la narratrice à ses ancêtres, applicable à toute l’Amérique du Nord, à toute
nation et à tout émigré :
De quoi avais-je peur ? J’ai pensé aux phéniciens d’Alessandro qui voyageaient
sur leurs petits navires jusqu’au bout des mers connues. J’ai pensé à l’arrièregrand-père de mon père, un Martin, et puis à une femme dont je ne sais pas le
nom, ils s’étaient peut-être embrassés pour la première fois sous le mât d’un grand
voilier, que venaient-ils de laisser derrière eux ? Un pays, une mère, un métier, ou
des dettes, un casier judiciaire, une vie invivable, tout cela qu’il fallait se
contenter de supposer. Et la peur, la peur vertigineuse de se retrouver sur une terre
de glace, cette peur à hurler, qui me revenait ce soir comme un mal héréditaire
dont on n’avait pas guéri. (LVL 194)
206
Ce fort et émouvant paragraphe illustre l’engagement de l’auteure avec le passé. Il associe son
angoisse personnelle au destin historique de la nation, en lui remémorant ses origines liées à un
voyage long, périlleux et incertain. Dans un désir de ne pas se replier sur sa culture et, dans un
mouvement d’ouverture, de s’enrichir par le biais d’autres civilisations, Anne, l’héroïne de La
voie lactée, soulève la question: comment reprendre notre histoire de voyages ?
En inventant son propre modèle de femme: quarante ans, architecte, sans enfants, la
protagoniste du roman est active, elle bouge, elle rêve. Ouverte à d’autres civilisations, elle pose
la question de repartir. D’autres écrivains et sociologues ont fait référence à la question d’une
civilisation québécoise sédentaire, quoique s’amenuisant ces dernières années : Due à une
« [m]éfiance ancestrale à l’égard de l’Inconnu, la société québécoise, n’est pas une société
d’immigration » (Québec Studies, 35 72). Anne va remettre en question cette attitude et elle va
émigrer. Elle part, sans assurance, n’ayant pas obtenu le Prix de Rome. Prendre le risque pour
une fois, et recommencer ailleurs; c’est un sujet peut-être familier dans l’écriture migrante
francophone en général, mais moins abordé dans la littérature québécoise surtout en dehors de
l’émigration aux Etats-Unis.
En parallèle avec l’appel des Phéniciens, ou en contraste, la narratrice fait référence à
Babel88 . Dans Montréal, Anne déambule dans une foule sans individualité:
Le noir de l’hiver arrive. Dehors, je me laisse porter par le flot des langues. Dans
les lumières des vitrines et des réverbères, elles se mêlent en un même
bruissement, en une même fatigue. C’est Babel, le peuple de Babel. Des tours, il y
en a des dizaines ici, mais elle n’attire pas la colère de Dieu. Trop basses, sans
doute, à échelle humaine, et puis les gens ne cherchent pas à atteindre le ciel, ils
88
Deux titres notamment, font référence à Babel dans la littérature québécoise Babel, prise deux ou nous avons
tous découvert l’Amérique de Francine Noël en 1990, et Babel-Opéra de Monique Bosco en 1989. Régine Robin
fait également une comparaison avec Babel dans ses écrits.
207
veulent seulement du vin sur la table, un peu de calme, une nuit de sommeil avant
de retourner à la houle du jour. (LVL 22)
Par rapport à la modernité écrasante, cette référence biblique marque la lassitude, le manque
d’ambition des gens à Montréal. Le flot des langues amène la comparaison de l’Amérique avec
Babel, mythe de la division des hommes par la multiplicité des langues. La question se pose :
comment écrire en français dans ce Babel-là ? Face à une foule sans désir de pénétrer les cieux,
ni d’ambition, sans ouverture sur le monde, anéantie par une vie sédentaire comme le personnage
de sa mère dans le roman, le refuge, c’est Rome.
L’appel de Rome est irrésistible, si l’on a fait des études classiques, depuis le voyage de
Montaigne, Stendhal, Butor, Sollers : « J’irai rejoindre Alessandro à Rome » (LVL 83). Anne
écoute l’appel du large, elle choisit Rome. Comme sa maîtresse dans La modification de Butor,
Anne s’engage à retrouver les ruines légendaires. Elle va y retrouver Alessandro : « Je vais
nager, nager, traverser l’océan à la nage, je vais aller te rejoindre à Rome. Je vais aller dormir
dans tes bras » (LVL 89). Outre l’amour, l’enjeu final de cette décision est de choisir le
déracinement ou de rester sédentaire, ce qui ne veut pas dire renier ses origines dont elle en est
très respectueuse. Anne va prendre le risque de l’aventure et rejoindre son amant pour une autre
ville, une autre civilisation. Ce départ est une manière de s’éprouver, se désentraver et parier sur
l’ailleurs. Il va concilier les mots « souvenir » et « oubli » à l’image de la devise du Québec. Par
son action, sans renier son passé, Anne démontre qu’« on pouvait partir et revenir sans que la
catastrophe vienne chaque fois se mirer dans le tain des mots » (LVL 192). Ce désir d’espace
nouveau est cependant assombri par un motif personnel et parental. Dans ce drame familial
d’une famille éclatée qu’est La voie lactée, Anne va accepter de laisser sa mère, qui représente la
tradition, le passé, « tu as toujours aimé les étrangers » (LVL 135), dit-elle critiquant sa fille à
208
mots couverts. Tout en rejetant son père, Anne lui ressemble et l’envie beaucoup. Dans une
volonté d’ouverture, elle va finalement suivre ses traces et accepter d’être son père, celui qui a
fui à Toronto.
Outre ce voyage vers Rome, le texte est jalonné de références mythologiques, comme les
augures, en parlant de l’autobus se frayant un passage dans la neige : « Il essaie de lire dans le
ciel comme les augures lisaient dans les entrailles des animaux à Carthage » (LVL 97). La voie
lactée nous offre une autre sorte de voyage quasi mythique, voire cauchemardesque, souvent
observé en poésie et notamment dans Noir déjà. Dévoilant une solide culture humaniste, Dupré
nous plonge dans un monde hallucinant, à la fois mythologique et fantasmatique. Sa narratrice
tente de retrouver un univers ancien, au sens judéo-chrétien des grands mythes fondateurs de la
civilisation de la bible et du Nouveau Testament, allié à la terre prégnante dans une sorte de
vision mythique plus qu’en tant que croyante. Anne est profondément marquée par ces valeurs,
les spectres, les monstres hantent son sommeil : « Sur le mur, une immense créature à deux têtes
s’est formée […] peut-être n’étais-je plus une femme, peut-être n’étions-nous plus des humains,
Alessandro et moi, mais des monstres, des poissons volants, des crabes qui essayaient de creuser
ensemble une brèche dans l’écorce terrestre » (LVL 64).
De telles visions apocalyptiques exprimant le vertige de l’angoisse, la peur, la folie, nous
transposent au XIVe siècle en les comparant à « l’enfer, les toiles de Jérôme Bosh » (LVL 105) .
Elles illustrent les cauchemars d’Anne par les figures monstrueuses du peintre. Jérôme Bosh
exprimait à l’époque l’horreur et la hantise de l’enfer, anticipant ce que nous
nommons aujourd’hui: les angoisses de l’inconscient. Cette référence reflète non seulement de
solides connaissances artistiques et culturelles mais aussi met en relief toute une influence
religieuse et mythique charrié par l’héritage catholique et l’éducation classique. Il rappelle le
209
mélange entre le païen et le sacré, comme il l’était souvent pratiqué au Moyen-âge. Face à cette
horreur souffrante, se dresse l’image de l’espoir avec le pèlerinage de St Jacques de Compostelle
qui conduit vers la voie lactée, pèlerinage défini comme « toutes les routes que font les humains
pour avoir un peu de paix » (LVL 175). Sur le chemin vers la ville éternelle, en faisant référence
aux pèlerinages et aux monstres, l’auteure associe les deux facettes extrêmes qui dominent le
Moyen-âge.
5. 6 Le voyage, espace ouvert à l’imagination
Dans ce décor fantastique, un autre mythe intervient : Alexandre, le héros de l’antiquité,
nom éponyme de son amant. Portée par Alessandro, forte de l’amour de ce grand vainqueur des
mers, le sauveur Alexandre, Anne exprime sa fierté admirative : « Vous défiez la mer, hérissée
au bout de se pointes, elle tempête, elle menace, mais vous ne vous laisserez pas engloutir. Vous
arriverez jusqu’à moi avec votre nudité » (LVL 52). Le mot « nu » prête à interrogation, soit ce
farouche guerrier va se retrouver nu au sens où il s’est dépouillé de ses artifices, soit il devient
vulnérable. Anne rêve et se découvre une raison de vivre : « Je suis une guerrière, je nous
défendrai » (LVL 139). Survivante, elle se métamorphose en « Spider Woman ». Vivante malgré
la souffrance, les morts, les deuils, une phrase d’Anne à Alessandro va nous permettre de jeter un
autre regard sur La voie lactée : « Je t’attends dans le noir de ma chair » (LVL 48). Si cette
expression sous-entend une invitation vers l’inconnu, les mots « noir » et « chair » incitent à une
comparaison avec l’araignée dévorante, dévorante de tendresse mais aussi de chair.
Il y a un côté étouffant dans ce roman qui porte à interroger le texte comme un fable. Elle
pourrait s’intituler « L’araignée », Anne, la « Spider Woman » et le « Conquistador »,
Alessandro. Cette association est irrésistible, connaissant le souci minutieux qu’apporte Dupré
210
aux choix des noms (comme au travail de chaque mot). Ce texte permet de broder, et tout un
réseau d’associations se dévoile à l’insu de l’auteure. L’araignée, sorte de fil d’Ariane qui court
dans tout le texte, peut être certes l’image de la mère qui retient sa fille, la dévore psychiquement.
Alessandro la sauverait en l’aidant à accomplir cette séparation. Poussant la comparaison,
l’araignée ne pourrait-elle pas représenter aussi l’écrivaine femme ? Construisant des toiles
pièges pour de menus insectes, et vivant une existence dérisoire, enfermée dans un monde
étouffant et banal entre la chambre, la cuisine et la salle de bain, dans la ville grise d’hiver, elle
rêve d’histoire d’amour. Ne pourrait-elle pas représenter le danger, continuer la répétition de sa
mère, sa grand-mère, et la perpétration de toutes les femmes qui tissent cette même toile, et se
reproduisent, engendrant inévitablement la souffrance et la mort dans le monde ? Cette vision de
la chute du corps prend alors des proportions monstrueuses et le couple mère- fille, perpètre une
abomination.
Dans la noirceur de Montréal, on rêve de l’infini, mais le nom de Carthage devient un
piège. Ce qui devrait être amour, rêve, délectation, paradis suggère ruine, désastre comme les
noms invoqués. Tout ce à quoi la narratrice fait appel sème la destruction. Les prénoms fous
d’Emma Bovary qui s’empoisonne, Anna Karénine qui se jette sur la voie ferrée, rappellent
l’admiration pour Virgina Woolf et Sylvia Plath, deux suicidées elles aussi. Ainsi, tout un
itinéraire autobiographique se dessine. Il fait exploser le texte en prenant une tournure noire
voire cynique. Dans le désert de la ville rouge, tissée comme un piège, s’élève comme un appel
de sirène, « je t’attends dans le noir de ma chair » (LVL 48), qui nous fige. L’araignée va t-elle
prendre dans son filet le « conquérant », incapable d’être détournée dans son idée fixe ? Le bel
Alexandre, symbole de noblesse, de bravoure l’homme phallus va-t-il être violé, anéanti par la
femme-araignée, pour remplacer son père disparu et engendrer un autre monstre perpétuant un
211
cercle infernal ? Où Anne, telle la belle Arachné, intelligente et curieuse, nourrie de la substance
de la vie du Grand Réparateur va enfin pouvoir se délivrer du «noir de la chair » et suivre les
traces de son père dans les bras de son Hidalgo.
Le texte reste donc une partition aux multiples interprétations qui contribuent à sa
richesse. Selon Philippe Sollers, dans Le rire de Rome : « L’être parlant (parlant peu, car il
s’imagine toujours avoir des organes silencieux), lorsqu’il se découvre, car ça ne lui arrive pas
souvent, que son corps lui-même, substantiellement, est une erreur de langage, qu’il ignore,
devient fou. A être fou, on peut s’encanailler » (Rire 84). A la vérité, l’interprétation de ce texte
suscite à la fois de l’admiration et des émotions entremêlées : en tant que femme s’identifiant aux
états d'âme de l’héroïne et un penchant cynique et «canaille » qui repousse cette femme qui se
débat avec l’ennui, en proie à une crise intérieure. Vivant, le texte parle. Hymne touchant à la vie
malgré la peur, l’araignée qui tisse sa toile, n’est-ce pas, tout compte fait, l’écrivaine femme qui
fait dire à Alessandro: « Nous sommes dans l’ère des grands oiseaux migrateurs » (LVL 23).
L’oiseau migrateur, c’est la métaphore d’Alessandro qui va la délivrer de l’angoisse : « On ne
voit pas son corps comme celui d’un grand oiseau qui se replie dans le mouvement de sa chute.
On ne voit pas qu’on est une chute, le vertige d’une chute infinie dans l’abîme » (LVL 52).
Anne s’est associée dangereusement à la suicidée, « elle a plané dans sa chute, les bras comme
des ailes » (LVL 26). Son amant, l’ange gardien tant attendu, vole et vient à elle pour l’aider à se
reconstruire89 : « Mon enthousiasme à moi sur quel chantier, l’avais-je égaré ? Mais je le
retrouverais dans les ruines de Rome, les monuments, le mélange des styles et matériaux…Il
suffit d’imaginer » (LVL 194).
89
La notion de construction et de reconstruction est très forte dans La voie lactée. Le fait qu’Anne soit une
architecte n’est pas un hasard, cette profession est associée au mot « construire » ou « reconstruire ». De même
l’utilisation du mot « chantier » dans cette citation évoque une double image de travail en cours, et à faire. Il est
aussi en contraste saisissant avec les « ruines de Rome ». Cet exemple illustre la complexité et la richesse du travail
de Dupré, non seulement au niveau des idées déployées dans le texte, mais aussi au niveau du choix langagier.
212
Tout au long du roman, l’appel des grands oiseaux, aimante le texte. Comme les mots,
« les mots se forment sans mon consentement », « je me laisse porter par le flot des langues »
(LVL 22). Ce flottement entre le ciel et la terre tombe en abîme de vertiges et s’élève dans la
Voie Lactée : « Comme si toutes nos fibres volaient dans l’espace, tourbillon de cellules,
poussière dorée, retour a l’opacité bienfaisante de l’abîme avant la séparation de la terre et des
eaux. Nous ne sommes plus personne » (LVL 64). Derrière l’intrigue du roman, surgit tout un
voyage parallèle touchant la nation québécoise, le besoin d’espace et d’ouverture sur le monde
dans une fusion avec l’autre et soi-même. Dans une ultime comparaison, ce texte est finalement
l’accomplissement d’un sublime voyage, celui du poète à l’œuvre qui se permet des
déplacements extraordinaires, qui chante pour sa fille Geneviève90. C’est tout l’acte d’écrire :
« l’oiseau qui nidifie en l’air ». Comme l’imagination, Apollinaire ne nous a pas quitté.
L’espace du voyage est complexe et mouvant. L’exemple de La voie lactée montre qu’il
offre de multiples pistes de lecture, dans cet univers virtuel que crée l’auteure : « Ecrire, c’est
défaire et refaire les fils de la mémoire. […]. L’écriture permet de se projeter dans l’imaginaire,
de se constituer ce qu’on pourrait appeler une mémoire fictive, cette capacité d’inventer des
possibles à partir de la réalité pour qu’on puisse non seulement survivre, mais réussir à vivre
véritablement » (« Déplier » 309).
Le voyage dans l’œuvre de Dupré, montre l’importance de l’imagination certes, mais
aussi de l’ouverture, du partage. Ses rêves de petite fille semblent s’être exaucés. Par la souplesse
de la création et en s’ouvrant vers des dehors, l’auteure incite ses congénères à explorer le
monde. Dans un mouvement d’altérité, elle suit la trace d’écrivains comme Glissant et
Chamoiseaux cités plus haut, qui croient que le monde ne sera sauvé que par l’autre, allant vers
90
La voie lactée est dédié à sa fille Geneviève.
213
un concept de mondialité (Glissant). Sa position personnelle s’accorde à l’exergue du poète
italien LLana Romano en tête de La voie lactée : « Chaque rencontre avec la vérité nous entraîne
dehors à la lumière / Une fois ouvert les tombeaux ».
En tant que femme écrivant en français à Montréal, en tant que Québécoise vivant en
Amérique du Nord, la perspective de Dupré est celle d’une femme responsable de son patrimoine
personnel et culturel mais aussi ouverte à de multiples champs d’exploration, alliant ainsi la
figure de l’arpenteur et du navigateur. Sa réflexion à propos de la pensée de France Théoret
pourrait s’appliquer à Dupré elle-même : « [Elle] ne cherche pas une orthodoxie, ni féministe, ni
nationaliste, mais essaie de penser un espace à partager, espace qui permette la diversion et la
différence » (« Entre raison » 37). Au-delà de toute considération sociale ou politique,
ultimement, le voyage est l’espace de la liberté. Car pour Louise Dupré, l‘écriture fonde un lieu,
l’enracine, la libère pour accéder à une écriture qui soit habitable. L’écriture est une navigation
dans l’espace, une façon de regarder le monde et prendre possession de son lieu : « Mon pays est
l’écriture, mon voyage, mon espace » (Interview).
214
CHAPITRE VI. L’ESPACE DE L’ĖCRITURE OU LE GESTE D’ĖCRIRE
« Tout est espace pour l’écrivain »
6. 1 L’écrivain et l’espace
Pour marquer le 450ème anniversaire de la découverte du Canada par Jacques Cartier,
des personnalités littéraires se sont penchées sur la notion de l'écrivain et l’espace. Leurs
communications vont dégager les paramètres de ce nouvel espace, tel qu’énoncé en 1984.
Mentionné au premier chapitre, cette date n’est pas fortuite. Elle correspond à l’entrée sur la
scène publique de Louise Dupré écrivaine. L’écrivain et l’espace postule en introduction :
Tout est espace pour l’écrivain […] L’espace est territoire, domaine, étendue,
liberté, texte. Il est là où se meuvent les corps, là où l’esprit
circule. Cet espace que tout être humain identifie en lui-même n’est-il en
définitive la grande ouverture sur le monde dont l’écrit, espace lui-même,
peut témoigner ? (7)
On ne peut pas ne pas associer le mot « découverte » et « exploration » qui définit
l’espace du Canada et plus précisément du Québec à l’espace de l’écriture chez Louise Dupré.
Parler de l’espace de l’écriture serait une notion tout à fait abstraite alors que dans ce pays, il est
lié à la façon dont les Québécois éprouvent l’espace. Loin d’être une tournure de langage,
l’espace existe et s’impose de manière dramatique.
Au cours des chapitres précédents, les espaces étudiés sont non seulement inter- reliés
mais reviennent à un même thème qui est l’écriture. L’écriture est un lieu. Pour s’exprimer, elle
passe par le corps, le souvenir, la mémoire familiale et historique. L’écriture est aussi un voyage
en tant qu’exploration de l’identité féminine proche de l’ethnologie. Barthes souligne cet aspect
215
dans une entrevue avec Jacques Chancel : « Explorateur! Ce sont bien entendu des images, mais
cela me paraît bon dans la mesure où l’ethnologue, surtout maintenant, est quelqu’un qui part à la
recherche, non pas du même, non pas de l’identique, mais de l’autre. Alors, effectivement
l’écriture, c’est cela » (III, 35). Pour Louise Dupré, écrire part d’un « éblouissement » qui permet
la découverte et la liberté. Relevant d’un questionnement existentiel, l’écriture répond à un
besoin de rechercher un autre en soi, inconnu ou occulté, pour combler un manque, c’est un
voyage dans un espace infini.
L’acte
ou « le geste » d’écrire commence en prenant la plume. Non seulement physique et
émotionnel, il correspond aussi à une éthique et esthétique tel que l’a défini Madeleine OuelleteMichalska au colloque de L’Écrivain et l’espace, « L’espace comme lieu d’altérité » : « En
effet, écrire ou prononcer le mot espace, c’est résumer en trois syllabes l’histoire d’une éthique,
d’un savoir, d’une esthétique91 » (Ouellette-Michalska 49). Lorsque l’on parle d’éthique, on
parle du sujet écrivant dans l’espace du texte, une prise de conscience que Barthes résume en ces
termes : « L’écriture, c’est à la fois évidemment un champ de jouissance et un champ de
responsabilités ; et ce sont ces deux rênes, si je puis dire, qu’il faut tenir dans la même main »
(III 792). L’éthique de Dupré est liée à une démarche esthétique dans l’espace qu’est l’écriture.
Elle associe une recherche formelle d’une certaine beauté à une recherche esthétique comme
valeur, la recherche du vrai, de ce qu’est la vie d’une femme et d’une subjectivité féminine.
Reconnaissant le rôle capital du discours féminin, Dupré met en scène une femme contemporaine
91
Dans ce passage, à partir de la différence entre l’Occident et le Nouveau Monde, Madeleine Ouellette-Michalska
redéfinit le terme espace : « L’Occident a toujours voulu s’énoncer comme le centre du monde et le cœur d’une
planète dont il peut aujourd’hui décider le jour et l’heure de l’éclatement. Il affirmait contenir tout l’espace de
pensée et toutes les surfaces d’écriture partageables, édictibles. Depuis 2000 ans, nous vivons d’un temps qui se
donne dans l’espace et par l’espace sa propre finalité, le temps de l’histoire se résumant à l’exploitation de la
territorialité. Depuis 2000 ans, nous vivons d’un lapsus. Nous parlons toujours de l’espace au singulier, oubliant
qu’à lui seul le mot espace est un aveu ou même une indiscrétion » (49).
216
aux multiples voix, qui veut « se dire » pour survivre, qui se questionne sur l’amour, la douleur,
l’histoire, le langage et sur la finalité de la vie.
L’enjeu qu’est l’acte d’écrire est très présent dans les textes de Dupré. Trois ouvrages
sont particulièrement éloquents sur ce sujet. Partant du moment présent et du triomphe théâtral
de Tout comme elle, d’Une écharde sous ton ongle, signe avant-coureurs de ce succès actuel,
force est de remonter au premier recueil, La peau familière, genèse de son travail fictionnel. Ces
ouvrages accompagnés d’essais critiques vont permettre de saisir l’espace de l’écriture toujours
en évolution chez Dupré jusqu’à devenir un véritable art de vie.
Que ce soit l’espace des lieux, le corps, les relations familiales, les espaces visités sont
générés par le même dessein. Il s’agit de prendre possession de son lieu, de son espace. Cette
première remarque touche un point essentiel développé dans L’espace et l’écrivain, l’écriture en
tant qu’espace illimité et ouverture sur le monde. Monique LaRue le confirme dans « Espace
d’écriture ». Selon elle, « en arpentant le vide, l’écrivain s’ouvre parallèlement au monde,
plaçant son espace au niveau de l’infini de l’univers. L’espace est une axiomatique de tous les
possibles » (Arpenteur 82). Non démontrable, il s’impose avec évidence. D’autres aspects
développés dans ce colloque, sont le travail et la mission de l’écrivain. Irina Van Goeree précise
qu’écrire ne relève pas d’un défoulement personnel, mais doit stimuler des émotions pour
l’individu : « Écrire est un labeur entrepris par l’écrivain pour parvenir à une conscience
véritable, pour se réaliser dans l’espace, pour inciter les autres à sortir de leur torpeur » (103).
L’écriture tient d’un engagement personnel et d’une mission à accomplir. Poursuivant
cette notion de travail de l’écrivain tant par la pensée que dans la mise en place d’un texte,
Vallarino insiste sur l’effort quotidien que résume poétiquement Madeleine Gagnon : « Tous les
mots sont des attributs sur la chair vive du verbe » (« Communication » 99). L’ouvrage conclut
217
sur la portée de l’écriture dans l’espace. Sigurdur Magnússon réitère l’exigence du travail
d’analyse et ses possibilités de découverte infinies. Ėcrire, c’est :
Goûter aux fruit défendu de l’arbre de la connaissance, atteindre les recoins les plus
profonds et les plus impénétrables de l’existence : ce vieux rêve est, depuis des
temps immémoriaux, l’élément moteur de toute création littéraire, et le sera sans
doute jusqu'à la fin des temps; car l’espace à découvrir est illimité et inépuisable.
(154).
Les communications de L’écrivain et l’espace sont inspirées par la notion de découverte et
d’exploration, et non pas de « conquête ». Elles définissent assez justement la notion d’espace
illimité par le sujet qui écrit, sa responsabilité en même temps que le travail de recherche
intérieure, tel que l’entend Louise Dupré.
Pour Dupré, l’espace de l’écriture commence à partir d’un simple mouvement. Dès que
la main s’agite, en prenant la plume, elle construit son propre espace. Dans son discours de
réception à l’Académie des Lettres du Québec, elle définit son travail dans ce qu’elle appelle «
Le geste d’Ėcrire » : « Par l’écriture, j’entends […] la pratique qui nous tient à notre table de
travail, jour après jour, tête chercheuse, dans le doute, la joie, l’angoisse, et qui nous fait répéter
cette phrase de Denise Désautels : ‘Ėcrire est une grande folie’ » (« Geste » 139). Remplaçant le
mot « geste » au lieu de l’acte d’écrire qui sied à la réserve de l’écrivaine, Dupré n’en mesure pas
moins l’importance du défi : « Ecrire, c’est faire le pari que tout n’a pas encore été saisi de l’âme
humaine » (« Geste » 140). Son écriture procède d’un double mouvement à la fois très intérieur,
subjectif, tout en étant ouvert au monde. Reconnaissant l’espace sans frontières délimitées du
geste d’écrire jamais «innocent », l’écriture pour Dupré est un engagement : « Mais si la main
qui échappe à ses repères, l’écrivain, lui, se définit dans une éthique. Pour le dire simplement;
218
pour moi, l’écriture engage aussi la vie » (« Geste » 142). Elle suivra ses principes tant dans sa
poésie que dans ses romans et son dernier texte porté à la scène.
6.2 De « Star Words » à Tout comme elle
La sortie de la pièce, Tout comme elle en Janvier 2006 à Montréal, a fait découvrir au
grand public, pour la première fois de manière directe et spectaculaire, l’œuvre de Dupré.
L‘audience réagit avec chaleur, touchée par la vérité des thèmes évoqués, la profondeur et la
simplicité des mots du texte. L’écrivaine a pourtant préparé son entrée en scène depuis
longtemps. Dans un dialogue intitulé « Star Words » en 1985, Louise Dupré parle déjà de la
scène. Il s’agissait alors d’une autre entrée en scène, celle de la scène publique, car écrire, n’estce pas se mettre en spectacle, s’exposer ? Malgré les différences, le rapprochement est notable.
La forme fragmentée et la présentation de deux voix distinctes de « Star Words » annoncent la
structure et les thèmes de Tout comme elle. Lors du Forum des Femmes, dans un interrogation à
deux voix, Louise Dupré parle de la survie en tant que femme et son mandat en tant
qu’écrivaine92 : « Etre là, sur la scène, concevoir dans l’espace des formes-femmes, amoureuses
et rebelles, ou risquer de périr, d’être anéanties » (« Star » 80). Ancrée dans le réel, cette femme
fait acte ; elle écrit, active, subversive, « pour ne pas mourir » (« Star » 80). Délaissant les trous
de la théorie, la voix se lance dans la fiction pour « créer du réel ». Partie en exploration, Louise
Dupré s’engage dans un voyage au pays des mots, genèse de son écriture :
Le réel, c’est là où je me veux active, subversive. Tenant tête à la réalité.
Performante, au sens anglophone du terme performance, comme acte,
92
Le texte de « Stars Words » rappelle le ton et l’engagement de l’écriture de La Peau Familière, premier recueil
publié un an auparavant. Ils reprennent la fameuse parole, devenue un adage, « FAIRE ACTE ECRIRE » (PF 16).
Cette période marque une nouvelle aventure dans l’activité litteraire de Dupré. Délaissant la théorie, l’écrivaine
goûte à la fiction. Dans ce dialogue, elle joue sur l’actualité remplaçant le film « Star Wars » par « Stars Words »
pour le titre et se base sur « To be or not to be » dans son dialogue.
219
accomplissement, représentation théâtrale, célébration. FAIRE ACTE : ECRIRE.
J’écris pour ne pas mourir. To be. J’écris pour passer à travers les formes usées de
la réalité. Prendre place dans ma peau. Devenir REELLE. Dire qui je suis.
(« Star » 81)
Par ce jeu des voix au lieu d’un discours, Dupré présente de façon originale ses préceptes,
elle annonce ses couleurs. Texte de réflexion, « Star Words » met en scène une femme qui veut
« se dire », qui part à la découverte d’un espace illimité marqué par des mots étoiles. En
employant des termes associant l’écriture à la découverte, son projet d’écrire appelle un parallèle
avec l’exploration de l’espace canadien, vaste espace inconnu à dominer par un incroyable désir
de volonté, de travail, de peine. Comme ses ancêtres, « pour ne pas mourir, » une femme dans un
mandat ancré sur la réalité veut apporter son témoignage en écrivant, mais aussi en tant que
femme qui veut se connaître et qui part en exploration d’un moi inconnu d’elle-même. Le mot
« peau » réitère la démarche physique et sensuelle de cette recherche intérieure, dévoilant une
passion pour la vie et les mots comme l’affiche la première voix : « Dans le trajet de ses écrits,
elle voit le réel prendre forme peu à peu. Les mots se colorent, comme des étoiles jetées dans la
réalité noire. Elle emploie le rose pour l’audace, le vert pour la colère, le jaune pour la tendresse,
le rouge pour l’espoir. Elle scrute l’espace habité de ces signes au féminin » (« Star » 83).
Avec humour, le dialogue de « Star Words » anticipe Tout comme elle93, paru en 2006.
Dramatique monologue à deux voix entre une mère et une fille, il est construit en forme de
tableaux ou se mêlent l’audace, la tendresse, la colère et l’espoir. Pour la scène, Brigitte
Haentjens a mis en valeur le côté ludique du quotidien, ajoutant une note de légèreté à la gravité
du dire. La problématique de la pièce de Dupré est de modalité sérieuse où pointent quelques
93
Ce texte a été commandé pour cette raison. Haentjens a été séduite par le travail du corps chez Dupré et lui a
demandé d’écrire un texte pour être porté à la scène. Le résultat est que l’on est en présence de deux œuvres : une
interprétation scénique et libre du texte, l’autre écrite, présentée intégralement dans le livre Tout comme elle.
220
notes de gaîté ironique. Elle porte sur les méandres de la filiation et les relations ravageuses entre
les mères et les filles. En guise d’avant-propos au texte, Brigitte Haentjens s’entretient avec
Louise Dupré. Leur conversation fait ressortir trois éléments importants de son écriture.
Haentjens parle de l’exigence, de la rigueur de l’écriture de Dupré en symbiose avec le corps et
marquée par la douleur. Le texte parle essentiellement de la douleur qui nous donne des émotions.
L’écriture de Dupré part de ce principe, cette éthique, consciente du coté démodé de ce thème en
2006 dans une civilisation du plaisir. L’écrivaine l’aborde car la douleur est une notion toujours
présente chez la femme même si elle peut agacer les jeunes générations : « Les femmes ont peutêtre l’impression que parler de la douleur, c’est s’installer dans la victimisation. Elles haïssent
cette notion de douleur transmise » (TE 90). La conversation entre les deux artistes fait
également ressortir l’engagement de Dupré pour des causes qui lui sont à cœur en dépit du goût
du moment. En parlant de la douleur, elle force le lecteur ou le public à se pencher sur des
thèmes que l’on voudrait oublier94. L’écrivaine explique ce nouveau rapport au monde qui lui
permet de reconsidérer le profil et l’image de la mère: un besoin de recoudre les ruptures, même
dans la douleur, « la douleur agrandit notre espace »95 (LM 117). Si pour Marguerite Duras, la
douleur est une des choses les plus importantes de sa vie, la douleur, la solitude, la mort, sont à la
source de la réflexion dans l’ensemble des ouvrages de Dupré.
Evitant le piège d’un dialogue direct entre une fille et une mère, Tout comme elle est
agencée en une série de scènes subjectives soit mères, soit filles, où toute femme peut se
reconnaître selon le tableau. Faire ressortir la valeur universelle à partir de la vie quotidienne
constitue une des forces du travail de Dupré. Portée par son engagement sur des réalités qui la
94
Le thème de la douleur est un des thèmes privilégies de Dupré. Que ce soit la douleur de la perte d’un être cher, la
douleur de vivre, la douleur est toujours présente même dans l’amour.
95
Réginald Martel dans sa critique « La mémoire de Louise Dupré » parle de la souffrance d’Emma : « La douleur
est une grande chance dit Louise Dupré. Elle donne au regard, à la vision du monde, une plus grande profondeur »
(1997, B 8)
221
concerne, elle touche la femme d’aujourd’hui. Elle affiche clairement le risque : « Mon travail a
toujours été porté par la nécessité. Et ce qui est primordial pour moi, c’est d’aller au bout, au
bout de quelque chose auquel je crois et de donner tout ce que je peux donner au moment où je le
fais, mais ne pas me répéter ensuite » (TE 99). Ceci ne veut pas dire qu’elle n’a pas de thèmes
récurrents, comme la douleur, les relations mères-filles, l’amour, bien au contraire. Dupré admet
d’ailleurs avoir des
« obsessions » mais qui proviennent toujours d’une démarche de découverte, de recherche à
partir de la vie actuelle, du réel.
Au cours de cet entretien, et c’est peut-être l’aspect le plus singulier et émouvant,
Haentjens rend hommage à l’écriture du corps chez Dupré. Face à l’écriture « exigeante » de
l’auteure, devant un texte poétique à la forme fragmentée, non dialogué, suivant une logique
littéraire difficile à rendre, la gestuelle illustre la puissance des mots. Connaissant l’importance
du corps chez l’écrivaine, catalyseur de son écriture, cette interprétation met en valeur ce que
Chantal Chawaf appelle une écriture de la régression96. Revenant au pré-verbal, Chawaf parle
d’une écriture « où il n’y a plus de rupture entre le vivant et l’écrit. La trémulation musculaire, la
chaleur organique, les masses pulsionnelles du corps sont greffées sur l’écriture » (6).
Transformer les mots en corps de texte par des images corporelles inspirées par les mots, il n’est
pas de plus juste hommage que l’on puisse faire à l’écrivaine. Donner du corps à la langue, c’est
toute l’esthétique de Dupré, mise en valeur dans la pièce. Le commentaire suivant sur le langage
96
Dans « Une écriture au féminin », en 1989, Chantal Chawaf introduit sa version de l’écriture au féminin comme
« linguistiquement littérairement vierge. C’est un espace préverbal, non verbalisé » (3). A partir des sens, elle
préconise une « écriture du régressif » et non pas régressive, par un retour à la matrice symbiotique : la mère.
Renouant le verbal et le pré-verbal à la recherche du corps affectif, cette nouvelle écriture permettrait de faire passer
dans la langue des sensations encore refoulées, « ce déchiffrage des affects et du désir seraient un nouvel organe qui
permettrait au corps quasi muet de s’adapter aux systèmes de la langue parlée, écrite, et d’agrandir le champ de la
conscience » (7).
222
de Haentjens est très révélateur. Résumant son travail de mise en scène, le parallèle avec la
dialectique de Dupré est probant :
Le langage lui-même est toujours inscrit dans le corps, finalement. C’est comme
si chaque parcelle de ton corps contenait le langage, contenait une somme de
langage qui te constitue, la mémoire du corps est faite de mémoire de mots ou
de… pas seulement d’affects, mais vraiment de vocabulaire et de sonorités. Le
travail consiste à aller chercher dans le corps des interprètes les racines du texte
qui, elles-mêmes sont inscrites dans ton propre corps d’artiste. Il s’agit bien du
corps de Louise-artiste celui qui emmagasine du matériel intellectuel, sensitif
pour écrire. (TE 85)
Le précédant passage nous conduit à la raison d’écrire, essentiel pour Dupré, l’écriture
comme véhicule permettant d’accéder à la subjectivité. En tant que femme, dans une démarche
positive à partir des sens, elle entre dans l’écriture, animée par une recherche subjective liée au
corps. L’adage serait non pas « to be or not to be », mais je sens, donc je suis.
6. 3 Ethique et esthétique
Dupré, comme France Théoret et autres écrivaines contemporaines, appartient à une
génération élevée dans le formalisme de La nouvelle barre du jour97, et qui a rompu avec cette
tendance. Dupré écrit parce qu’elle a quelque chose à dire et non pas dans une recherche
esthétique pure : « L’écriture est un art de vivre. Je ne conçois la beauté qu’avec une
compréhension du monde qui est vérité » (« Geste » 142). Dupré s’est lancé dans « la folie de
97
Louise Dupré vient de l’esthétique du groupe québécois de La nouvelle barre du jour. Dans la lignée du groupe
Tel Quel, elle avait étudié la sémiologie. Mais Dupré, comme Nicole Brossard et autres écrivaines, ces femmes se
sont dissociées en 1976 de cette écriture formaliste. Ayant acquis une certaine maturité, écrire pour écrire ne suffit
plus, il s’agit de faire reculer les frontières de la pensée au féminin dans une recherche plus subjective.
223
l’écriture » en 1983. Pour l’auteure, le but n’est ni lucratif, ni divertissant, ni ludique. En bref, ce
n’est pas un passe temps non plus; le besoin de coucher des mots sur le papier vient d’une pensée
très profonde et très travaillée. Pour Dupré, essentiellement l’écriture est un geste d’engagement
et ne peut être innocente. Ecrire tient de l’audace et du courage pour explorer des terrains
irrévélés et parfois déroutants, laisser dévoiler une partie de soi inconnue en donnant le champ
libre à la subjectivité. D’un point de vue éthique, face à une société qui risque de s’endormir, qui
ne croie plus en la douleur, il est du devoir des écrivains de s’interroger. Julia Kristeva le
formule dans Au risque de la pensée. Prenant l’exemple de la société américaine ou ce qu’on
appelle le libéralisme en France, elle rappelle que l’automatisation empêche l’individu de penser :
« Personne ne sait plus ce que sont le bien et le mal, ‘on’ ne s’interroge plus, ‘on’ s’adapte
simplement à la logique des causes et des effets » (Au risque 41). Il est donc urgent, conclut
Kristeva, il est de l’éthique des écrivains, de tout intellectuel de se poser des questions sur soimême.
Dans un autoportrait « Briser le miroir », Dupré élargit et précise la nature de son
questionnement et sa vision : « Ecrire, c’est comme entrer dans le grand battement du monde »
(« Briser » 7). Elle se présente comme une femme actuelle, ouverte au passé comme au futur,
s’exprimant toujours dans une langue lovée dans la sensualité : « Un désir de femme qui regarde
à la fois derrière et devant elle. Qui se fabrique une mémoire à partir d’une langue qu’elle tente
de faire sienne. Voilà toujours la question. Apprivoiser la langue comme un autre corps, l’habiter,
s’y lover » (« Briser » 7). L’aspect fondamental qui domine l’écriture de Dupré est la recherche
de la vérité qui, pour elle, donne la lumière et dépasse en valeur la beauté. A la recherche d’un
espace inconnu, en réflexion constante, l’écriture lui permet de dépasser sa propre finitude, loin
du prévisible, « écrire pour s’approcher le plus près possible du mot Vérité » (« Briser » 7). Les
224
axiomes de ce portrait éloquent lient les concepts d’éthique et d’esthétique. Ils corroborent les
autres réflexions et études critiques de Dupré que ce soit sur France Théoret, Denise Désautels,
Louise Warren, Louky Bersianik, Anne-Marie Alonzo ou d’autres écrivaines.
Analysant l’ouvrage de France Théoret, Entre raison et déraison, Dupré insiste sur la
notion primordiale de l’écriture en tant que recherche à partir des lieux, du corps, des racines, «
une recherche au sens fort du mot, recherche qui favorise une entrée dans une subjectivité
consciente » (« Entre raison » 35). Ce texte contient des implications générales qui traduisent la
pensée de l’auteure. Pour Louise Dupré, écrire relève d’un engagement moral, d’une éthique en
vue d’apporter un mieux-vivre. Plutôt que morale, qui a une connotation de jugement, l’écriture
relève d’une attitude plutôt philosophique à l’écoute de la condition humaine. L’écriture
nécessite, rappelle-t-elle, un double mouvement vers l’intérieur et vers l’extérieur. C’est un
espace de liberté qui nécessite de se détacher des influences familiales pour favoriser la création
et en même temps « laisser advenir l’autre en soi » (« Entre raison » 35). L’écrivaine se doit
également de se dessiner un territoire intérieur et non le contraire, hors de toute frontière. Dans
cet article, Dupré insiste sur une identité multiple, entre « la raison » et « la déraison »,
reconnaissant à nouveau le besoin d’ouverture et d’un espace à partager. Cette liberté est
nécessaire au développement d’une voix autonome forte. Elle implique une attitude indépendante
pour affirmer sa spécificité québécoise sur un territoire nord-américain, sans essayer de la
rattacher à la culture française : « Tenter de développer une voix autonome, un « idiolecte » (RD :
25), comme elle le précise, n’est-ce pas le pari de tout écrivain, de quelque culture qu’il soit ? »
(« Entre raison » 27).
Une voix indépendante certes, il n’en reste pas moins qu’écrire en français au Québec
résulte d’un engagement, c’est, qu’on le veuille ou non, imprimer son espace, sa marque
225
personnelle et s’affirmer sur cette terre natale qu’on ne déserte jamais : « Suspendu, comme
Aquin, entre Europe et Amérique, les écrivains québécois construisent un pont, à leur milieu du
monde » (LaRue, « Espaces » 82). Il est tentant de lier l’espace de l’écriture au Québec à
l’appropriation territoriale, les deux partageant les mêmes signifiants de survie et d’articulation.
Abandonnés par la mère patrie, les québécois vont créer un espace pour subsister dans ce désert
immense et froid. Comme les premiers pionniers qui ont conquis ce que Voltaire appelait « ces
quelques arpents de neige », les écrivains québécois vont imposer leur langue sur la page blanche,
le non écrit. Au Québec, à l’héritage tout particulier, l’espace sollicite l’écriture. Domination de
l’espace, l’écriture s’est constituée par nécessité dans une lutte pour la survie, dans une vocation
de recommencement, comme le fait remarquer Madeleine Ouellette-Michlaska : « Le nouveau
monde naîtra quand la grammaire renoncera à l’absurdité répétitive de l’indicatif passé pour
choisir la mémoire du passé et une plus grande ouverture sur l’altérité » (55). L’espace du
langage au Québec comme pour l’histoire, ouvre sur une dimension incroyable de dynamisme et
de vitalité : « C’est alors que le poème déborde de la ligne et que le récit échappe à l’anecdote.
Alors que la découverte de l’Amérique cesse d’être un geste manqué » (Ouellette-Michalska 56).
Sortant d’une « dérive 98», paradoxalement, ce sont justement ces contraintes historiques d’une
société agricole isolée, dominée par l’Eglise attardant l’émancipation de la femme qui ont poussé
la femme moderne à poursuivre une libération au Québec. Désormais réceptive aux influences
américaines et françaises, l’éclosion de la femme écrivaine résulte de cette volonté. Indépendante
et ouverte, par son entrée en scène tardive, l’écriture au féminin, ancrée dans ses racines mais
98
Reprenant la notion de geste manqué, Ouellette- Michalska explique : « On s’est plu à répéter que le Québec était
le produit d’une rupture historique, sorte de résidu affaibli ou dégradé assimilable à un archaïsme. Je crois qu’il fut
d’abord la résultante d’une dérive » (55). Louise Dupré reprend ce mot dans La peau familière : « la fille, la mère, le
troisième personnage, quand le parcours dévié reconduit les positions circulaires, un état indéfini : quelque chose de
la dérive, de l’origine, une manière d’être avec l’énigme » (PF 61), « j’inverse la phrase dans la dérive occupée à
fabriquer du réel » (PF 72).
226
tournée vers l’avenir, tient un discours capital qui provient d’une nécessité réelle de survie.
Louise Dupré participe à cet élan.
Pour Dupré, loin de l’utopie, « l’espace poétique se veut une traversée par la conscience
d’une parole à partager comme à transmettre […] Le travail de réminiscence participe donc d’un
imaginaire de la présence au monde » (« Mémoire » 25). On a pu remarquer au cours des
chapitres précédents ce souci constant : « Reconstituer dans l’écriture les multiples couches
d’une mémoire collective et individuelle qui permette d’accéder à la subjectivité, voilà ce que,
chacune à sa façon, les femmes-poètes au Québec ont tenté des trente dernières années »
(« Mémoire » 24). Le travail de mémoire est essentiel chez Dupré. Différente du souvenir, elle
fait partie de cette subjectivité qu’interroge l’écrivaine, s’appuyant sur la définition de Pontalis :
« Une épreuve du deuil, de la perte de la séparation d’avec soi qui nous délivre de la
reproduction de l’identique » (108). L’écrivain insiste sur le travail de mémoire mais tourné vers
l’avenir99.
Par sa recherche sur la subjectivité féminine, Dupré suit le courant de la modernité,
fortement marqué par la présence des femmes. Denise Désautels, dans une interview avec Louise
Dupré, l’évoque. Portant au fond d’elle la mémoire d’un Québec d’avant la « Révolution
tranquille », où les corps et les voix des femmes étaient niées sous l’œil menaçant de l’Eglise,
elle rappelle qu’elle n’aurait pas eu de voix sans cette mémoire, « ni, au bout du compte, à ma
pensée, à mon imaginaire, à ma voix. Aujourd’hui, je sais que j’écris avec cette conscience
heureuse mais toujours vulnérable, inquiète, d’être une femme qui écrit, une femme parmi tant
d’autres et cependant unique, avec sa fougue, sa passion et sa langue » (« D’abord » 237). Dupré
99
Elle est « l’appropriation d’un intime qui est supporté implicitement par l’histoire collective , comme dans Noyée
en quelques secondes, publié à la fin des années quatre vingt dix » (Dupré, « Mémoire et Ecriture » en 2001).
227
l’a déjà dit100. Elle est venue à l’écriture justement grâce à découverte de ces voix féminines des
années soixante dix, l’avant-garde de la littérature des femmes comme Nicole Brossard, Louky
Bersianik. La prise de conscience des femmes a débouché sur la remise en question des images
symboliques de la femme en créant de nouvelles représentations. Dupré s’inscrit dans ce dernier
mouvement. Essentiellement, écrire tient d’une volonté de comprendre sans oublier, « se donner
une liberté face au présent, établir un avenir habitable grâce à une mémoire devenue sereine »
(« Mémoire » 32). Ce but sera accompli avec l’écriture de Une écharde sous ton ongle. Prendre
des distances avec la douleur, apprendre à faire le deuil détermine et motive l’écriture de Dupré.
La mémoire contre l’oubli, la vie contre la mort, en un mot non seulement survivre mais
vivre, est certes le mandat de l’écrivain. Y reviennent les termes de subjectivité et « agentivité »
qui définissent les paramètres de son écriture en tant que femme. Dans l’optique de l’écrivaine,
les femmes font preuve d’engagement en exerçant un pouvoir sur leur pensée, sur leur vie, ce
que Barbara Havercrof a nommé « agentivité », venant du terme anglais « agency » : « Par le
terme agentivité, j’entends à la fois la capacité d’agir de façon autonome et les actions
individuelles ou collectives signifiantes qui visent un but amélioratif à l’égard du sujet qui agit »
(47). Partant d’un geste volontaire, « la poésie serait l’art d’une percée verticale très profonde à
l’intérieur de soi » (Molin Levasseur 67). A la fois tournée vers le monde, l’acte d’écrire exige
une plongée subjective pour atteindre un espace de dépassement de soi.
6. 4 Au cœur de la subjectivité
100
Voir l’article « Là d’où je viens. Notes sur l’écriture et le féminisme » (1998).
228
La subjectivité101, telle que l’entend Dupré englobe l’individu pris sous l’angle à la fois
de la conscience et de l’inconscient. Au delà de l’identité, selon la psychanalyse, c’est ce qui
échappe au conscient. Partant du fait bien établi depuis Marx et Freud que le sujet moderne ne
sait pas qui il est, le « je suis ce que je suis… » est remis en question. Donnée importante de la
subjectivité, l’exploration d’une identité-femme est souple, mouvante, traversée par ce que Paul
Ricœur a nommé « l’ipséité » dans Soi-même comme un autre. En choisissant l’altérité en soi,
en dépassant une certaine vision, Dupré par l’écriture aussi bien que par ses personnages laisse
apparaître des aspects qui ne sont pas manifestes. Il est vrai qu’elle s’est confectionnée un cadre
conforme, a choisi une profession dans un environnement institutionnel; elle évolue dans un
milieu protecteur. L’écriture relève d’une volonté d’aller au delà de ce rempart, de scruter les
méandres d’un autre moi qu’elle a occultée.
Toutefois, il ne faut se méprendre si Dupré met en scène une femme, « je suis une
femme ». Ce sont des objets de méditation, cette femme n’est pas un miroir. Dupré se réserve le
privilège de se cacher tout en s’exposant à la manière de La lettre volée de Poe. Son œuvre est à
la fois sensuelle est remplie de pudeur, qualité qu’elle affectionne : « J’aime les écritures de la
pudeur, qui me permettent de rêver […] Une écriture de la pudeur est, à mon avis, une écriture
qui laisse des espaces ouverts, qui ne remplit pas tout l’espace de la page » (Lépine 13). Dupré
ne s’exhibe ni ne s’étale pas, laissant place à l’imagination du lecteur. Bien qu’adoptant le mode
de l’intime, elle ne fait pas de confidences, ce n’est pas dans sa nature éminemment discrète.
Ecrire chez Dupré implique une pensée qui creuse, qui résiste, qui questionne, comme elle dit,
« une pensée à la fois centrifuge et centripète » (Lépine 12).
101
Dans Stratégies du vertige, Dupré parle d’une nouvelle génération d’écrivaines « moins directement impliquées
par la recherché d’une identité-femme, concernées plutôt par le désir d’exprimer une subjectivité qui colle à leur
imaginaire » (236).
229
Au chapitre dernier, nous avons vu que laisser déborder la subjectivité entraîne le sujet
dans un voyage, un territoire inconnu. Cette recherche révèle des éléments qui surgissent par
l’écriture, comme une passoire, à partir d’éléments lus, vécus mais aussi observés ou imaginés. Il
y a donc une part de soi et une part inconnue dépassée par l’imaginaire au travail que souligne
Gabrielle Roy dans son autobiographie, La détresse et l’enchantement :
Dès que le livre est en marche, même encore indistinct dans les régions obscures
de l’inconscient, déjà tout ce qui arrive à l’auteur, toutes les émotions, presque
tout ce qu’il éprouve et subit concourt à l’œuvre, y entre et s’y mêle comme à une
rivière, tout au long de sa course, l’eau et ses affluents. Si bien qu’il est vrai de
dire d’un livre qu’il est une partie de la vie de son auteur en autant, bien entendu,
qu’il s’agisse d’une œuvre de création et non de fabrication. (229)
Dupré admet l’influence personnelle sur ces écrits en parlant de sa dernière pièce, Tout
comme elle : « D’ailleurs, je trouve que tout est autobiographique, si on considère comme
autobiographique notre rapport au monde, les gens qu’on rencontre, les confidences. Ce qu’on
voit à la télévision, les livres qu’on lit. Et… le vin qu’on boit » (TE 86). Sans être contradictoire,
l’auteure parle du savoir que chaque personne apporte avec elle et qui transparaît dans l’écriture,
incluant les connaissances, la culture, les goûts d’un individu. L’intérêt en fiction ne réside pas
dans la véracité, mais d’en créer l’illusion, de construire du réel. Une écriture qui sache traduire
la vie à la mesure humaine, touchant toujours avec le mot juste pour exprimer ses sensations,
tient de l’art de vivre, en tant que témoignage, dans le sens de témoin du monde.
L’écriture pour Louise Dupré implique une éthique, qui est celle de la survie : « je
griffonne malgré tout ma passion, cela fait sens, cette douloureuse évidence, cela tient d’une
éthique peut-être, quelque chose comme NE PAS ACCEPTER D’ALLER A LA PERTE »( PF
230
11). Dans ses romans, des êtres choisissent le suicide, d’autre la vie, la question est « comment
faire avec la vie ». Si l’on désigne par penser une prise de distance réflective, une interrogation
sur le fait d’exister, d’être une femme, d’avoir des passions, des sentiments, cet ensemble de
questions ne débouche pas sur un jugement moral. Pour l’écrivaine, il s’agit d’une éthique
personnelle qui implique la responsabilité de l’écrivain, une rigueur dans l’acte d’écrire, une
éthique de l’écriture qui s’oppose ou canalise la sensualité et l’imagination de l’écrivain. Dupré
ne crée pas d’histoire édifiante; loin des préjugés, intéressée par les êtres, elle se base sur la «
philosophie de la vie ». Chacun de ses ouvrages s’achève sur un possible, une ouverture sur un
immense potentiel d’amour.102
Le dernier recueil poétique de Dupré, Une écharde sous ton ongle, est à lui seul une
grande déclaration d’amour. Il est aussi l’aboutissement d’une réflexion amorcée dans son
premier recueil où elle affirme sa vision en tant qu’écrivaine. Depuis La peau familière, Dupré
conçoit l’écriture comme une renaissance, « chercher les mots qui effacent les rides » (PF 54).
Dans une mise en scène de l’imaginaire abordée de façon très concrète dans son premier recueil,
elle se place sous le signe de la modernité, brisant les frontières des genres entre poésie et prose
par une écriture fragmentée épousant les méandres de sa recherche intérieure. Usant d’une
déconstruction syntaxique volontaire, l’absence de ponctuation, le texte se lit par tableaux
visuellement explicites. Ils nous font pénétrer dans la pensée de la narratrice. La peau familière
est un recueil qui parle avec des formules simples du quotidien voire banales. « Texte de chair et
d’acharnement » (PF 15), il touche des thèmes profonds. Texte « d’audace 103», il participe au
progrès des femmes et des hommes et à leur émancipation. Janet Paterson résume le rôle capital
du discours féminin dans le postmodernisme québécois qui s’adapte à Louise Dupré :
102
Cette constatation est particulièrement sensible dans les romans, les deux protagonistes de La memoria comme de
La voie lactée, si elles franchissent une barrière, laissent la porte grande ouverte à l’imagination du lecteur.
103
La peau familière, 13 et 17.
231
Le discours féminin enrichit la facture du postmodernisme104 d’une forte
dimension éthique. Tout en déployant les multiples stratégies de l’écriture
postmoderne, de l’éclatement du langage jusqu’au mélange des genres, de la
jouissance de la parole jusqu'à celle du sujet, le discours féminin remet en cause le
métarécit patriarcal. Aussi la quête de nouvelles formes se conjugue-t-elle
étroitement à une visée téléologique qui inscrit dans le texte même la
reconnaissance de l’altérité de la femme.
(« Postmodernisme » 77)
A la recherche d’une voix propre entre les mots et les silences, « les mots enfoncés dans
le silence » (PF 36), La peau familière proclame une éthique au féminin. L’auteure base ses
préoccupations sur des réalités sociales concrètes, « les mains rattachées au réel » (PF 55). Usant
d’une comparaison très explicite, l’écriture va littéralement émerger comme un accouchement,
preuve qui montre la détermination et l’urgence de transcrire en mots : « Tout cela remonte
maintenant, les bras fixes à la table- Je retiens mon souffle sous la poussée » (PF 78). Les termes
de souffle, de poussée105 illustrent bien l’idée d’engagement, de force, de douleur, de travail
comme l’utilisation des forceps, pour mettre au monde un texte. La voix poétique se place dans
la position d’agent secret, elle se lance dans la fiction indécente et audacieuse comme les mots,
remettant en cause la théorie et la rhétorique : « Je guette le moindre déplacement, la moindre
échappée du sens. Chaque mot chaque tonalité voir par où ça migre» (PF 85). Elle s’invente dans
un langage : « J’invente la phrase dans la dérive occupée à fabriquer du réel » (PF 72). Pour
104
Paterson conclut dans « Le postmodernisme québécois, tendances actuelles » que le postmodernisme tel qu’il est
conçu au Québec est un instrument de travail précieux en tant que pratique discursive au niveau de l’analyse et des
stratégies textuelles, « en particulier l’énonciation fragmentée, la discontinuité narrative et le mélange des genres
[…] Il ouvre l’analyse « en s’attachant , entre autres, aux questions du sujet féminin, de l’identitaire, de la
légitimation et du savoir » (1994, 84).
105
Madeleine Gagnon utilisait une image similaire en 1984 dans La lettre infinie : « l’écriture n’est ni abstraite, ni
sacrale, c’est un fruit qui se mange au fil de la voix, par la seule force du temps des poussées, je l’ai enfanté et mis
au monde, l’écrit est une chose qui prend la voix des chairs » (99).
232
illustrer la difficulté d’entrer dans le domaine de la fiction, la phrase est ironiquement,
« astiquée, si bien astiquée » (PF 70). Ecrire implique un effort, un labeur pour lutter contre la
phrase « grise », « fatiguée » (PF 69). Face à l’antagonisme de trouver les mots dans une langue
misogyne, la jeune femme mis en scène se bat avec le langage, les idées, pour comprendre et
faire comprendre : « L’espoir se tord dans les ratures de l’espèce et du genre » (PF 90). Au
Québec, sous le joug d’une régime patriarcal, Les femmes ont dû se battre contre cet albatros
d’un passé marqué par une tradition on ne peut plus conservatrice et particulièrement durable qui
s’est imposé jusqu’aux années quatre vingt. Si écrire, c’est survivre, l’écriture est une naissance,
un espace de libération. La répétition des mots trous, articulations, blessures font ressortir le
poids de la douleur nécessaire pour faire sortir la vérité, « cet intervalle, plaie béante, le pari des
genres » (PF 80). Cette comparaison soulignant la douleur par le sexe de la femme pourrait servir
de définition de la poésie en prose, genre inauguré dans ce premier recueil.
Mosaïque de tournures glanées de La peau familière, les phrases ci-dessus ont pour but
de faire ressortir chez l’écrivaine une volonté d’agir, de créer, soutenu par un amour et un
profond respect des mots. Au carrefour des genres entre la fiction et la théorie, entre le roman et
l’essai, entre la poésie et la prose, Dupré élabore une écriture intérieure et originale. Dans un
souci d’authenticité, par une illusion référentielle, le texte s’engage à faire vrai. Dupré dans ce
recueil pose les assises qui fondent son écriture : à la fois travail subjectif et témoignage. Il
ressort de ces extraits que son souci éthique rejoint un souci esthétique. Indissociables, comme
on ne peut dissocier le corps des idées, le fond de la forme, ils font partie intégrante du texte où «
les mots, un à un, gravissent les falaises du livre » (« Communication » 99).
Les principes que Dupré a amorcé dans son premier ouvrage vont se retrouver au fil des
ans et des textes dans une recherche parfois difficile, dominée par le même souci esthétique, dans
233
ce qu’on pourrait appeler un voyage de reconnaissance. La première illustration de ce parcours
est manifeste dans la différence de ton entre les exergues du premier et dernier recueil poétique
de Louise Dupré : « là, ou je m’exerce à savoir ce que je fais » de La peau familière évolue dans
Une écharpe sous ton ongle : « Il y a des leçons plus difficiles que d’autres » et « the dark is
melting, we touch like cripples ». Tourné vers la lumière, le dernier ouvrage poétique de Dupré
offre l’aboutissement d’un long chemin, celui d’une femme qui accepte de faire le deuil. Il
affiche une certaine sérénité face aux combats de l’existence, la douleur, la maladie et la mort.
Par rapport au premier recueil qui marque l’engouement et la fougue de jeunesse des années
quatre vingt de « Star Words » bien que teinté d’angoisse, Dupré pose un regard plus posé investi
dans l’amour. Dupré semble avoir atteint ce que Pontalis appelle poétiquement une « clairière »
(170)106. La recherche des mots pour effacer les rides « qui effacent les rides » (PF 54), fait place
à « Je t’aime, les mains ridées » (UE 67). Ce dernier recueil est la vision d’une femme libre qui a
choisi la vie, écartant les démons qui la hantent, seules persistent quelques échardes.
6. 5 Un espace de renaissance
Une écharde sous ton ongle témoigne de la recherche d’un espace viable par l’écriture,
ce recueil a une allure de bilan. Essentiellement, il repose sur le regard d’une femme à cinquante
ans pour qui écrire, c’est apprendre à confronter l’adversité. Finaliste du prix du Gouverneur
Général en 2004, le communiqué du Conseil des Arts du Canada annonce sa parution en ces
termes : « Pour dire le combat de la vie contre le temps, de la maladie et de la mort, la voix juste
de Louise Dupré crée une émotion vraie qui tient aux empreintes laissées par le désordre des
106
Pontalis dans Fenêtres termine son ouvrage avec le sentiment de parvenir à une clairière, mot qu’il affectionne. Il
la définit ainsi : « Clairière: lumière fragiles rayons de soleil à travers les feuilles, ouverture, mais ouverture au creux
de ce qui est resté longtemps opaque » (169).
234
saisons. On atteint ici à une profondeur par la transparence et la force évocatrice d’une écriture
sobre et précise parfaitement accordée au propos ».
L’œuvre de Dupré aborde la problématique du deuil, elle exprime la douleur de la perte,
en passant par toutes les étapes de la séparation, du désespoir à l’apaisement. Dans Une écharde
sous ton ongle, le désir est de dépasser la douleur dans l’amour, cette grande constante apparaît
comme une ultime épreuve, « une écharde » vivace qui vient tester la femme apaisée, l’écriture
visant à remplir une fonction performative afin de parvenir à une certaine sérénité. Construit sous
forme de suites comme autant d’accidents que la vie ou la poésie peuvent nous réserver, ce
recueil semble toutefois être une leçon d’acceptation de l’existence. La voix poétique parvient à
apprivoiser ses combats au bout d’un questionnement qui passe par Chambres, Bonheur, Noir
déjà, Tout près, aux titres significatifs. Mettant en scène une femme d’âge mûr, Dupré fait
l’éloge de la sensualité encore gagnée par le désir amoureux. L’atmosphère de ce dernier recueil
nous plonge dans une intimité sentimentale tout en pudeur. Essentiellement un très beau geste
d’amour, le discours est tout en nuances; séduisant et grave, personnel, il est aussi actuel, il
dénote une manière d’agir sur le monde.
L’énonciation poétique d’Une écharde sous ton ongle exhale le désir de fonder l’écriture
sur les grands cycles de la nature. Soutenue par une émotion qui tient aux empreintes laissées par
les saisons, sa composition mime le déroulement des mois de l’année, dans une chronologie
capricieuse. A l’origine, l’écriture est un geste physique marqué par la brutalité des saisons
comme l’illustre ce texte. Il s’ouvre sur Mai, symbole du renouveau, suivi de Septembre. Le
recueil se ferme sur Novembre de l’année suivante, omettant Décembre, Janvier, Février, mois
les plus durs. L’emploi des saisons n’est pas fortuit. Pour une québécoise qui se penche sur
cinquante ans de vie, la saison n’est pas innocente au Canada, elle joue un rôle dramatique
235
comme peu ailleurs. Les vies québécoises reparties sur des terres immenses ont eu à affronter des
réalités concrètes : le froid, l’isolement, entretenu par la bigoterie certes, ont provoqué l’abus des
femmes et des enfants sous la loi du père. Dans l’écho de la mémoire ancestrale collective, il y a
mort par le froid qu’on ne peut pas oublier. L’écriture est une empreinte de cette saison bien
particulière qui requiert de « l’agentivité » dans une lutte de survie. La nature aimable ou hostile
étouffe l’existence, dans un climat dominé par des extrêmes, « trois mois d’enfer et neuf mois
d’hiver » selon le dicton. L’hiver va jusqu'à pratiquement dominer physiquement et
émotionnellement la vie des habitants, effet déjà soulignée dans l’espace des lieux107.
Au rythme des mois de l’année, Une écharde sous ton ongle aborde trois tonalités : le
vieillissement, le corps, les femmes. En septembre, une femme se penche sur son passé et sa
relation à l’écriture, Novembre annonce la vieillesse relativement à l’écriture. Entre les deux,
Juillet considère la perte de la personne que l’on aime en général, tandis que le mois d’août fait
face à la maladie de l’être aimé. L’écriture de Dupré subit une évolution notable dans ce texte ;
elle s’ouvre vers l’autre et renoue un rapport avec le monde qui l’entoure. Deux événements
politiques débordent de l’histoire personnelle : « Septembre 11 » et Mars avec le début de la
guerre en Irak. L’excellente critique de Jocelyne Flex a souligné ce retour à l’actualité : « Les
symboles dupréens dont la main, l’aube, le noir, le blanc, le drap et la chambre, seront ravivés
par des fragments réalistes de scènes de vie et d’actualité » (37). Après une période de recherche
très intériorisée, la voix poétique renoue avec le monde extérieur. Le message est celui d’une
femme qui est comme les autres, qui aime, qui souffre, influencée par les tragédies qui
l’environnent.
107
Sans être aussi manifeste que dans ce recueil, les mois et les saisons scandent la poésie et la prose de Dupré
comme la grand-mère jouant « Les quatre saisons » de Vivaldi dans La peau familière.
236
Délaissant le « je » affirmatif de La peau familière, contrairement aux « je » des recueils
suivants aux inflexions profondément dramatiques, la voix poétique de Une écharde sous ton
ongle est plus épanouie et accueillante. Prenant des distances avec elle-même, elle s’adresse au
« tu » déjà amorcé dans Tout près, un « tu » comme une leçon de vie. Dans un mélange
pronominal, les idées dans ce texte sont charriées en fonction de l’image traditionnellement
imputée à chaque mois, elles en émanent. Chronologiquement, Mai récapitule le parcours de la
femme écrivaine, délaissant la « femme de peu de choses » (UE 15) en quête de paix et rêvant
d’écriture parfaite. Aportant le printemps, il est plein de vitalité et d’optimisme, de pommiers en
fleurs, de nature luxuriante, qui font que « le jour est ta demeure ». Propice à l’écriture, il efface
les tourments passés, « tu écris comme si la mort n’existe pas » (UE 25). Le ton rappelle le mois
de mai béni, mois de Marie de l’enfance catholique d’Emma dans La memoria. Les suites de Mai
et de Septembre sont marqués par un désir de vivre et d’harmonie soulignés par des verbes de
volonté : « Tu cherches maintenant un lieu / où ton ombre ne donne / aucune place à la nostalgie
». Et l’automne s’ouvre sur un bilan : « tu as été une femme de peu de foi » (UE 37). Puis la
pesanteur s’abat sur « l’orgueil de Juillet » (UE 22). L’atmosphère de stagnation présage un
malheur, annonce la présence d’une déchirure. Une nouvelle épreuve vient ébranler l’équilibre
émotif fragile, la voix poétique est confrontée à l’idée de la disparition d’un être cher. Un
flottement vague de douleur qui se dégage du texte pourrait laisser croire qu’il s’agit de la
mémoire du père qui s’acharne à troubler le présent. L’enchevêtrement des pronoms exprime
d’une part la détresse de la voix, mais également l’emploi du « nous » et du « on » au référant
indéterminé élargit le discours. Il permet de renvoyer aussi bien à l’énonciatrice qu’à l’ensemble
du genre humain.
237
Peu à peu, au cours du poème, un dialogue imaginaire précise la nature du malaise. Par
des métaphores, « tu habites ton sommeil / dans la béatitude de l’amnésie » (UE 44), la voix
poétique se lamente au chevet de son amant sur la table d’opération. Devant la maladie, l’espoir
de garder l’être le plus cher semble très mince, quoique non sans espoir : « Tu n’as pas dit la
couleur / de tes derniers paysages » (UE 45). Les mois suivants consistent en une déclaration
d’amour extraordinaire à « Jean-Pierre » auquel ce recueil est dédié. Vulnérable, interdite devant
l’idée de la mort, « l’innommable » est toujours présente au sein du bonheur évoquée dans ces
vers de Noir déjà : « L’amour est un don / que l’autre emporte avec la mort » (ND 65). La voix
poétique va se débattre entre le désespoir et l’espérance, sans tomber toutefois dans les hantises
accablantes des recueils précédents.
Le mois de Juillet se termine par une reprise du « je » nostalgique. Octobre suit. Mois
peut-être le plus lyrique, il est emprunt de beauté nostalgique aux images parlantes comme celleci : « tu ne vois pas de centre / au centre de ton passé / aucune enseigne, aucun / dimanche / seule
une plaine / épinglée aux quatre coins de tes yeux » (UE 53). Avec une pointe d’ironie,
l’automne symbolise le vieillissement mélancolique, certes, mais qui n’arrête pas la passion : « tu
ne sauras pas quoi répondre / à la voix qui te demandera / ce que tu as fait de ta douleur / tu
lèveras les yeux avec l’audace de l’amoureuse / en montrant l’énigme / de tes lèvres / rougies à
leur propre feu » (UE 62). Devant la cruauté et l’atmosphère insensible des hôpitaux, au mois
d’août, la peur de ne jamais revoir son aimé abandonné aux bistouris, un aveu d’une simplicité
émouvante perce en août, « ne sursautes pas / si je nous crois / maintenant trop vieux pour la
scène / simplement accepte / de rester vivant » (UE 65).
Ces extraits, outre la beauté et la puissance des images amoureuses, attestent que la
poésie de Dupré relève premièrement du pulsionnel et non du rationnel; le rythme est brisé,
238
haletant lorsqu’elle tente d’arracher l’être aimé à un destin funeste. En priant son amant de rester
en vie, elle lui insuffle son amour car nul ne peut amadouer la mort, même l’imagination : « Je
m’accoutume à donner / à tes organes / des noms de crabes » (UE 66). Comparant les pinces de
crabes aux bistouris, l’image appelle les éléments, « comme si les rivières / crachaient sur toi /
leurs eaux rongées » (UE 66), avant de provoquer la langue, « la langue / dis-tu / invente des
pinces à ses bêtises » (UE 66). Devant la maladie, la fuite du temps se poursuit inexorablement
liée à la nature morne, Août a perdu ses couleurs : « les jours ici se suivent / ainsi que des
dimanches / sans arbres / je compte les gouttes de ton soluté » (UE 73). La suite du mois d’août
est ancrée dans la réalité présente, devant la maladie que tout un chacun expérimente à partir
d’un certain âge. Un des attraits de ce poème réside dans la diversité des tons, des comparaisons.
Partant du terre à terre, les mots atteignent des accents métaphysiques « […] qui ébranlent /
chaque cellule / du poème » (UE 69). La richesse des registres illustre de manière poignante
l’émotion de la voix poétique, le désarroi mais aussi la profondeur du travail de l’artiste.
Hors de danger, tournant le dos à la mort, le conditionnel fait place au futur, « puisque
désormais rien ne pourra nous séparer / sauf l’inévitable » (UE 73). Comme pour savourer
l’instant, le mois d’août se prolonge, repoussant l’automne. L’issue fatale éconduite, cette
épreuve toutefois touche à la courté et la ténuité de la vie la comparant à « la vie si courte des
cigales ». Faisant abstraction de l’hiver, le « tu » réapparaît avec « Mars »; le corps se réveille
dans un désir sensuel « Tu continues à m’attendre / dans l’échancrure de ma blouse » (UE 75).
L’impatience de voir le printemps est entachée cette fois d’un autre drame. Passant du particulier
à l’universel, le rappel au mois de Mars de la guerre en Irak est foudroyant108 : « Peut-être
108
Ce dernier recueil est le premier texte où la voix poétique s’associe à des catastrophes mondiales depuis La peau
familière et le souvenir de Shabra Chatila.
239
apprendras-tu un jour / à placer dans un poème / une main / coupée à froid par les soldats » (UE
83).
Le cycle des saisons s’achève avec « Novembre » et un hymne à la joie d’écrire. Que ce
soit pour admirer les éléments, le soleil, les arbres, pour une cause pacifiste, faire face à la
maladie subite déclenche un sentiment d’urgence devant la fuite du temps : « Tu écris / avec cet
espoir / inquiet qui fait les livres » (UE 89). Seuls ne vieillissent pas le désir et l’amour.
L’automne reprend en spirale les thèmes abordés dans « Mai », lié symboliquement à l’écriture à
l’aube et à l’enfance. La voix poétique parle de la foi, des amours, de l’histoire, de sa recherche
de la vérité au milieu des angoisses, des chutes. Dans un refus de renoncer à la vie, la leçon
apprise en perçant l’espace de l’inconnu débouche sur une autre inconnue, irrémédiable. Faisant
un retour à une sagesse archaïque, il convient d’accepter : « malgré la jubilation / des grands
livres / tu commences à soupçonner / le talent / qu’il fut aux vieilles femmes / pour admettre /
que les réponses mènent toutes / à une seule / et même question » (UE 98). Demeurant sous
forme de question, de métaphore, l’espace de la mort est indicible, irreprésentable car pour le
sujet de l’écriture, il renvoie à sa propre mort et demeure une question qui reste sans voix.
Une écharde sous ton ongle, d’une construction mélodique, paraît enveloppé par les
saisons. La maladie est comme neutralisée au milieu pour l’endiguer, faisant partie d’un cycle
sans prise sur le temps et qui ne s’arrête pas avec la mort. Dans une parole qui va vers
l’apaisement, il y a une fragilité émotive touchante qui se dégage de ce dernier ouvrage poétique,
à la pensée de la maladie et de la plausible disparition de l’amant et de l’amour. La fin du cycle
fait revenir à la sagesse ancestrale, malgré les connaissances accumulées, le savoir livresque,
dans une pointe d’humour : « écrire, ce verbe /maigre / qui ramène l’infini / à la hauteur des
mains / mais un poème / ne te sauvera jamais / de tous les livres inutiles » (UE 58).
240
Utilisant un vocabulaire précis, dans une économie de mots, caractéristique de la poésie
de Dupré, la sobriété du langage et de la présentation de ce recueil font ressortir la luxuriante
variété de verbes de perception. Les jeux des genres pronominaux, le désir de dépasser la douleur,
la volonté de nommer les sensations, les sentiments et leurs états successifs donnent à
l’expérience individuelle une tonalité universelle. Le travail des mots dans ce texte est
remarquable, intense et tout en finesse : « il doit bien y avoir / une façon d’approcher / la langue /
sans qu’elle ne se fracasse au moindre mouvement » (UE 29). La difficulté soulevée d’exprimer
les émotions par le travail du langage fait songer à ce passage de Colette dans La vagabonde :
« Ecrire, pouvoir écrire, cela signifie […] les jeux de la plume qui tourne en rond autour d’une
tache d’encre, qui mordille le mot imparfait, le griffe, le hérisse de fléchettes, l’orne d’antennes,
de pattes jusqu'à ce qu’il perde sa figure lisible de mot, mué en insecte fantastique, envolé en
papillon fée » (1048).
Les propos de Colette conviennent à l’écriture de Dupré qui est pleine de rêves. Dominée par la
justesse de ton, son écriture à partir de sens, des sons, des sensations, permet de saisir les
aléatoires de la vie à cinquante ans tout comme ses bienfaits.
6. 7 L’esthétique de la beauté
La critique a toujours loué la netteté de l’écriture de Dupré et la profondeur de ses
réflexions. Corriveau saluait Bonheur pour sa simplicité et un rare raffinement d’écriture qui «
semble toujours partir d’une chose toute simple pour toucher des problèmes fondamentaux »
(« Intimité » 121). Il serait possible d’utiliser les mêmes qualificatifs au fond comme à la forme
de l’écriture de Dupré. Esthétiquement, Dupré travaille le texte car écrire sous entend un labeur
241
et requiert une grande discipline109 devant chaque mot pour atteindre le son exact. Depuis ses
premiers écrits, elle éprouve une admiration pour la concision, ce qui la rapprocherait de Barthes
favorisant le concept et «l’esthétique de la brièveté » (III 792), dans une écriture discontinue qui
passe par le corps, encore et toujours : « L’écriture, c'est-à-dire le travail du corps qui est en proie
au langage passe par le style » (Barthes, III 311). Soucieuse de « l’exacte posture » (Lépine 14),
exigeante dans sa recherche intérieure, Dupré l’est pour le rythme « tu veux cultiver dans ta
gorge / des phrases qui tournent / au rythme de la lumière » (UE 16).
D’une beauté sombre et subjective, la présentation graphique de chaque recueil poétique
de Dupré est remarquable. En particulier, Noir déjà est coupé de tableaux qui deviennent partie
du texte ; ente le noir et le blanc, les blancs du texte et le noir des mots, il y une harmonie
remarquable. La couverture de chaque ouvrage annonce le titre et la démarche de lecture comme
celle de Chambres qui flotte entre le sable et la mer grise. Une écharde sous ton ongle, en
couleurs pour marquer l’espoir, après les années sombres, est tout aussi évocatrice. Comme une
écharde au milieu d’un environnement paisible, une noirceur écorche les tons subtils aux fondus
gris turquoise d’une aquarelle comme une mer ou un ciel paisible. En forme de graffiti, la devise
« entre des mots et des silences » est gravée au bas du tableau. Plaisir des yeux, la présentation
stylistique sobre, recherchée et élégante est une invitation à la lecture symbolique de l’œuvre de
Dupré. Le soin esthétique, tant au niveau du style que du visuel agit comme support à
l’expression, comme le sont les métaphores à l’écriture. Dupré réussit à exprimer l’indicible : la
mort du père, la disparition, la maladie et tous les sentiments qui touchent profondément. Pour
exprimer la douleur, l’amour, le temps qui fuit, la joie, Dupré va créer des champs lexicaux et
des métaphores originales aux coupures syntaxiques étonnantes, telle cette comparaison
109
Dupré fait preuve d’une grande discipline propre à chaque genre appréhendé. Polyvalente, elle se moule dans le
type d’écriture qu’elle pratique que ce soit la critique, la poésie ou la prose.
242
symbolisant le printemps comme « oisillon / perché / sur le bout de ta langue » (UE 98). Dans ce
dernier recueil plus particulièrement, elles servent à définir son écriture : « tu écris / avec cet
espoir / inquiet qui fait les livres / quand les souvenirs / ne laissent plus qu’une cerne / à la
surface des mots / un lac doux / pour les nageurs / sortis corps et âme de juillet » (UE 89).
Une beauté indéniable se dégage d’Une écharde sous ton ongle, recréant l’émotion,
cherchant à la vivre et l’écrire dans la plénitude de la sensation. Devant la fuite du temps
manifeste, « chaque automne est un automne de plus » ou plus poétiquement « puisque tout a
une fin / les poèmes, les lacs / et les nids dans la peau » (UE 89), vivre reste exclusivement
attaché à l’amour, thème dominant du discours. La structure de cet ouvrage rappelle Les
fragments du discours amoureux de Barthes, auteur qui a beaucoup influencé Dupré. Barthes
parle d’une « esthétique affective » (III 721), la difficulté de parler d’un être aimé. Dans « le
discours amoureux », il s’applique à mettre en mots à partir du Werther de Goethe,
l’inexprimable amour. L’objet du sentiment amoureux, « Le ‘je t’aime’ est plutôt une sorte de cri
irrépressible dont le sens est énigmatique » (III 795). Selon Barthes, le problème de l’absence
met en scène le désir amoureux. Analysant l’amour-passion hors des stéréotypes, pour lui, être
amoureux plonge dans la dernière des solitudes, thème d’Une écharde sous ton ongle. Barthes
part d’un irrationnel qui dépasse tout un appris codifié et laisse aller tout ce qui est émotionnel,
pulsionnel, affectif. Quand on est amoureux, le corps et l’intelligence ne vont pas ensemble.
Dupré rejoint la position de Barthes qui part des sens et non du cérébral dans le domaine émotif
et affectif pour rendre l’indicible. S’inspirant de son discours, Dupré nous livre le point de vue
féminin de l’attente de l’autre, de l’amour.
6.8 L’espace de l’écriture : un témoignage et un art de vivre
243
Une écharde sous ton ongle concentre toute la richesse de la poésie de Dupré, mais aussi
son innovation. Hommage à la femme de cinquante ans, ouverte au plaisir sensuel, il affiche une
réalité physiologique longtemps ignorée, exposant avec lucidité la fin d’un cycle de la vie de
femme, la ménopause. Rappelant « l’allégresse du sang » de l’adolescence, la voix narrative
reconnaît : « tu connais le mot fin / pour l’avoir entendu / chez ta mère / un soir qu’elle parlait /
ave sa bouche de femme / tu n’as pas peur » (UE 17). Sans reprendre le thème des relations
mère-fille, mais de femme à femme, le constat ne l’effraie pas. Surtout, contrairement à la
génération précédente, il n’empêche pas le plaisir, l’amour, la séduction. Jocelyne Flex, sans
doute parce que du même âge, reconnaît dans sa critique les enjeux de ce recueil, et l’œuvre du
temps :
Là où Une écharde sous ton ongle tire toute sa force et sa pertinence,
c’est bien dans le cheminement délicatement subtil de la pensée d’une femme
prête à faire le deuil de ‘l’allégresse du sang’ (17), cette transition
hormonale, autre étape, normale, dans la vie de toutes les femmes et qui
renvoie à la fragilité nouvelle du corps et à l’inconnu de la mort. (37)
« Le temps des femmes » pourrait être le deuxième thème non seulement de cet ouvrage mais
aussi il est le moteur de toute la pensée de Dupré. Dans le dernier chapitre des Nouvelles
maladies de l’âme, Kristeva soutient cette évidence que le temps des femmes est indissociable de
l’espace, associé au rythme biologique de la nature. Elle parle d’un temps cosmique qui n’a rien
à voir avec le temps linéaire. Comme l’a démontré Kristeva, l’utilisation du temps cyclique, le
temps spatial des saisons comme les saisons de la vie, illustre l’importance de la spatialisation et
non la temporalité chez Dupré, tendance qui se retrouve dans l’écriture des femmes en général :
244
Terrain de l’inconnu, le temps historique montre que l’avenir rencontre l’origine,
que le passé est en somme un ‘futur antérieur’, que le temps vu
par des yeux féminins est une forme cyclique plutôt que linéaire, un temps du
perpétuel recommencement, du renouveau dans la répétition, qui
détruit toute conception d’un modernisme s’appuyant sur une pensée de
l’évolution en ligne droite, la vision d’une cohérence parfaite et d’une
totalité. (Dupré, Stratégies 205)
Espace majeur dans l’œuvre de Louise Dupré, le temps spatial des saisons rejoint le
temps spatial de la chambre, sa demeure protectrice : « quand la chambre où tu t’es réfugiée / ne
soupçonne pas encore / la revanche de l’aube (UE 24). Devant la maladie, la peur envahit
l’espace de protection, « derrière la fenêtre qui ne me reconnaît plus » (UE 71), mais la nature
reprend le dessus : « Tu écris pour attirer le soleil dans la lenteur d’un érable » (UE 87). Comme
à l’accoutumée, l’acte d’écrire s’engage dans l’espace de la maison. Si la chambre aux murs
poreux permet encore à la peur de les traverser, elle devient un espace ouvert à l’écoute du
monde et des autres. Dans une progression notoire au cours des ouvrages, la chambre représente
toujours l’espace de l’écriture, mais avec Une écharde sous ton ongle l’espace est empreint d’une
sérénité enfin atteinte : « Là où j’écris maintenant, ce serait plutôt dans le tamisé d’une chambre
qui ferait le deuil de l’absolu et qui accueillerait l’imparfait plutôt que de chercher la perfection »
(Lépine 14).
Dans l’espace littéraire de Dupré, le mot peut-être le plus important est le mot amour que
ce soit dans les relations familiales, dans le voyage, dans les lieux, les espaces visités portent le
mot amour, mot favori de Louise Dupré, en accord avec Suzanne Lamy : « Tout texte est un aveu
d’amour, un appel à l’autre » (27). Ne serait-ce qu’en livrant sa pensée pour saisir un peu plus
245
l’âme humaine, Dupré accomplit un geste d’amour dans la joie ou la douleur. Ce dernier recueil
poétique en est l’exemple, il contient toute la philosophie, l’éthique et l’esthétique de Dupré.
L’écrivaine nous offre un nouveau savoir plein de sagesse à partir d’un engagement personnel
tourné vers l’infini que permet l’espace de l’écrire. Loin d’être limitée à une sensualité facile ou
une passion exacerbée, dénué de moralité, l’écriture pour Dupré est un acte d’amour110. Dans
« Carnets de la survie » où Dupré tisse la trame de Une écharde sous ton ongle sous forme de
notes, elle donne en conclusion sa raison d’écrire, de vivre « ‘Voulez-vous vivre ?’ C’est une
question qui appartient à la littérature. Qui la fonde. La poésie est un oui crié avec force au
monde. Comme à soi-même, devant l’écran d’un petit ordinateur posé sur les genoux »
(« Carnets » 43). Prise de conscience portée par une volonté, un engagement personnel, le geste
est généreux, il offre une leçon d’existence pour le lecteur : « Si les mots n’expliquent rien, il
sont là, ils durent ».
Louise Dupré, comme une première rencontre amoureuse qui délivre du poids de la
répétition et des stéréotypes, l’enchantement de « l’écrire » continue depuis plus de vingt ans.
L’écriture est sa raison de vivre : « Je crois que je ne réussirais pas à vivre si je n’écrivais pas.
Donc, pour moi, l’écriture est de plus en plus - à mesure que je vieillis - liée de très près, non pas
à une éthique, mais à un art de vivre » (Lépine 10). Son œuvre illustre un parcours qui témoigne
d’une période nouvelle pour les femmes. Sortie de la misère économique et sociale sous le joug
de la société patriarcale, forte de cette libération, Dupré marque sa « petite différence ». En tant
110
Madeleine Gagnon fait un rapprochement entre l’amour et le texte dans L‘écrivain et l’espace qui illustre bien la
démarche de Dupré : « [Le texte] il est ce passage à l’acte des corps à la lettre, exactement comme en amour quand,
au-delà des mots, des images, des fantasmes, une intelligence particulière jaillit de la seule rencontre du soi avec
l’autre. Le texte amoureux se déroule par-delà les bornes de la parole et de l’entendement comme tout texte se trame
par-delà, en deçà des frontières de l’écriture du livre. L’espace de l’écriture n’est pas plus repérable, textuellement,
que celui du temps des amoureux ». (1985, 99)
246
que femme, elle sonde les espaces les plus profonds, les agrandit dans chaque recueil toujours
pour renaître. L’ensemble poétique de Louise Dupré fait preuve d’une grande unité qui est
« d’avoir su réconcilier, en un balancement toujours prenant, les pôles tragiques et heureux d’une
vie investie en mots, en vers, en textes qui rejoignent l’âme contradictoire du monde tel qu’il
est » (Corriveau, « Faire acte »12). Animée par une aspiration à construire, douée d’un regard
conscient sans utopie, elle rentre dans la vison postmoderne des femmes avec un « je » conscient
qui s’affirme dans le monde. Vivant dans une société où traditionnellement on « jase » beaucoup
mais on ne communique pas beaucoup, Dupré, par la singularité de son écriture, participe à la
vitalité de la poésie québécoise.
247
CONCLUSION
La notion d’espace a permis d’aborder l’œuvre poétique et fictionnelle de Louise Dupré
suivant son mode de pensée. L’écrivaine construit, en effet, un univers en partant du quotidien,
des sens, des gestes du corps pour exprimer ses émotions et ensuite intellectualiser sa démarche.
Les espaces permettent de saisir l’importance des lieux, de la mémoire, dans un va et vient
constant entre le passé le présent et le futur. Inter-reliés, ils convergent vers un même espace qui
est celui de l’écriture qui définit l’éthique et l’esthétique de Dupré. Dans un voyage dans l’espace
au féminin, les textes de Louise Dupré s’engagent dans des territoires fragiles et intimes dans un
parcours intérieur mais liés à la notion d’ouverture. La lecture de ses textes permet de découvrir
une voix de femme, au regard sans concessions, focalisée sur la vie. La voix poétique est
dominée par une recherche subjective qui s’épanouit toujours dans l’amour, en un mot, « sur du
noir, porter du rose111 ».
L’univers de Dupré est essentiellement un univers intérieur. Stéphane Lépine le dépeint :
« Louise Dupré et son œuvre se déploient tout entières dans l’espace concret et rêvé de la
chambre, dans ce lieu tendre et sensuel, déchirant aussi parfois de solitude et tendresse mêlées »
(Lépine 8). L’espace de la chambre, ce lieu fétiche, est l’endroit concret où se conçoit l’écriture.
Dupré le confirme : « J’écris toujours dans ma chambre, qui est pour moi le lieu du dévoilement,
mais du dévoilement voilé…Je pense que si j’écrivais ailleurs, j’écrirai autrement » (Lépine 13)
L’espace de la chambre, métaphore du lieu d’écriture, grâce à cette pudeur voilée permet de
rêver ouvertement et de s’exprimer, sans tomber dans la vulgarité ou la confession. Dupré nous
invite dans ses différentes chambres en représentant une femme fictive qui se met en question
suivant les étapes de la vie. A la recherche de cet autre « je » en soi, la femme plonge dans des
111
« Je rêve de textes non pas pervers mais démesurés, sauvages, qui reconduisent la folie douce, l’érotisme, le réel.
Autrement dit, sur le noir, porter du rose » (Ces paroles de Dupré dans les années quatre vingt sont citées par Gail
Scott, dans un hommage à Louise Dupré (Lépine, 2006 19).
248
profondeurs de la psyché pour mettre en lumière ses zones d’ombre et tenter d’exprimer
l’indicible de façon toute singulière. En évitant le mélodrame, Dupré aborde le chagrin, la
douleur, le deuil, touchant par la justesse de ses propos. Passant du noir le plus profond à
l’érotisme criant, la femme est toujours inspirée par l’amour, moteur de son écriture. Dans un
registre de voix allant du profonde angoisse, au vertige de la passion, malgré les intenses
périodes d’angoisse, la lumière finit toujours par surgir tout comme reprend le goût de vivre.
Dans une écriture fragmentée, qui reflète la vie actuelle, sans souci chronologique, Dupré
brise la monotonie par des allées et venue dans le présent, le passé et le futur de même que le
registre varié des sentiments qu’elle explore reflète la richesse de sa réflexion. L’analyse des
textes rend difficilement cette diversité et la fluidité des paroles. Il semble que ce soit cette
capacité de passer parfois dans une seule phrase du quotidien le plus banal à une réflexion
métaphysique qui rende sa lecture originale. Champ de jouissance et de responsabilité, l’écriture
chez Dupré n’est pas gratuite, mais plutôt une recherche très sérieuse et angoissante sur la notion
de survie qui force au questionnement. Cette quête s’ouvre toujours le verbe aimer, le grand
vainqueur. A partir d’un lieu, d’une fleur, d’un geste, d’une émotion, l’amour apparaît sous
toutes les formes que ce soit l’amour filial, maternel, paternel, passionnel. Dupré passe du plus
noir de la mémoire fragmentée à la luminosité donnant l’espoir, le goût de la vie dans sa poésie
comme dans son œuvre de fiction.
L’étude des espaces nous permis de parcourir l’œuvre polyvalente de Dupré par la variété
des genres appréhendés et de goûter à la richesse de sa production. Il suffit de prendre les titres
de ses recueils de poésie pour résumer son évolution poétique, poésie qualifiée de « cri intérieur
du cœur et de l’intelligence » Dans un trajet commencé dans La peau familière du privé,
l’auteure explore ses Chambres amoureuses et douloureuses de la mémoire dans une prise de
249
conscience au plus profond de soi-même vers un questionnement existentiel. Navigant dans le
langage, Dupré allie la prose et la versification pour retrouver ce cri des émotions enfouies et
rechercher plus positivement le « Bonheur » lyrique. En tant que femme, elle se pose le problème
saisissant de la mort, en perçant la nuit abstraite de Noir déjà, puis l’apprivoise dans une prise de
conscience personnelle emprunte de sensualité dans Tout Près où « il me faut chaque matin
recoller le bonheur ». Renouer avec l’existence et la joie d’être vivante vont défier la maladie
dans une extraordinaire déclaration d’amour qu’est Une écharde sur ton ongle, délaissant les
démons angoissants pour acquérir une certaine sérénité et se tourner vers le monde. Leçon de vie,
toute l’œuvre de Dupré est emprunte de poésie, peut-être est-ce là sa plus grande qualité.
Dans une frontière perméable entre la poésie et la narration, on retrouve dans les
nouvelles et ses romans ce qui fait l’unité de l’œuvre poétique de Louise Dupré. Par la langue, la
recherche des mots, elle a le pouvoir de réconcilier avec lucidité les pôles tragiques et heureux,
illustrant l’âme humaine et ses contradictions. Les nouvelles font ressortir le lyrisme poétique
des images qui, au lieu de distraire le lecteur s’inscrivent dans le mouvement du texte et
contribuent à sa richesse. Par la profondeur de ses réflexions, sans concessions, dans un travail
de « résistance », Dupré force au questionnement. Sa capacité d’écrire une œuvre intimiste, dans
un regard au féminin, englobe non seulement les réflexions intérieures d’une femme, mais
provenant d’un dépassement de soi, s’ouvre au monde, « essayer de garder une subjectivité et un
regard sur le monde qui ne soit pas imposé » (Lépine 13). Dupré touche par l’authenticité de sa
démarche et la qualité de son écriture, la justesse de sa voix et de ses propos.
Les murs poreux de la chambre d’écriture permettent à l’écrivaine de lier « la plus stricte
intimité à l’histoire » (Lépine 8). En tant que femme écrivaine et québécoise, l’œuvre de Louise
Dupré permet de découvrir une littérature jeune et relativement peu connue dans le domaine de
250
la Francophonie. Englobée dans l’immense continent américain, le Québec a une position unique.
Louise Dupré nous offre ce double témoignage d’un passé doublement lourd : celui d’une voix
féminine dans le contexte québécois minoritaire imposant sa culture française dans une majorité
anglophone et longtemps occultée dans un milieu traditionnel catholique étouffant pour les
femmes. Par ce regard conscient, tout comme par l’écriture au « je », elle s’inscrit dans le
courant de la littérature contemporaine des femmes. La singularité de Louise Dupré est qu’elle
atteint cette intériorité, en travaillant la langue.
Romancière de la vie, l’intrigue et l’histoire des personnages de ses deux romans est la
mise en récit des préoccupations intrinsèques développées en poésie. Dans un choix perspicace
de mots simples, travaillés comme une partition, La memoria et La voie lactée posent le
problème de la passion, de l’amour du deuil, du suicide et transcendent le banal en trouvant un
langage pour énoncer l’inexprimable, ce qu’on ressent « dans le noir de sa chair ». Les héroïnes
Anne et Emma, soulèvent la question fondamentale : comment être une survivante et se dépasser.
Romans de la séparation, de la culpabilité, écrits pour le femmes et les hommes de sa génération,
ils mettent en valeur une résistante qui s’accroche à la vie ; la beauté est rendue par la justesse
des mots et des émotions exprimées dans un rythme original et soutenu.
Comme l’atteste le parcours de l’œuvre de Dupré à travers les espaces qui dominent son
œuvre, l’analyse des émotions de l’âme féminine est certainement au chœur du questionnement
de Dupré. Pour traduire ces émotions, dans un voyage intérieur comme au-delà des frontières,
elle fait appel à son environnement présent comme l’érable légendaire ou la ville ou passé, dans
l’évocation du pays de l’enfance. Le quotidien, les gestes illustrent cette recherche qui part
essentiellement par le corps, véhicule de la pensée. Les sensations participent à l’étude de
relations humaines sous toutes ses formes, les relations amoureuses comme les relations
251
familiales y sont particulièrement prégnantes. Tandis que l’ombre du père rode en filigrane, les
relations maternelles, comme les relations entre un homme et une femme, sont omniprésentes
sous divers scénarios. D’une grande sobriété, l’écriture de Dupré touche par sa vérité, sa justesse
et par son regard poétique, quelque soit le genre ou l’espace appréhendé car pour elle : « Le rôle
de l’écrivain est de lutter contre les lieux communs, de leur opposer une parole juste. Et pour
trouver une parole juste, il doit s’astreindre au travail du langage » (Bordeleau, « Louise » 9).
L’étude des espaces a permis de faire ressortir la passion d’une écrivaine à la quête de la
vérité, son attitude par rapport au monde et un profond amour des mots qui domine sa vie.
L’œuvre de Dupré est un témoignage. Elle résulte d’une interrogation sur sa mémoire
personnelle en tant que femme moderne, sur sa culture en tant que québécoise héritière d’un
passé, en tant que professeur qui applique le féminisme en formant des générations à venir,
soucieuse qu’elles continuent de s’exprimer. Très active dans la vie littéraire québécoise,
directrice de la revue Voix et images pendant plusieurs années, Louise Dupré a écrit de
nombreux analyses pertinentes sur des écrivaines contemporaines québécoises avec qui elle
entretient un dialogue depuis La théorie, un dimanche. Parallèlement à son poste de professeur à
l’UQUAM et à sa vocation d’écrivaine, Louise Dupré continue de publier de nombreux articles
et se fait de plus en plus visible, participant à de nombreux colloques au Québec et à l’étranger.
Actuellement secrétaire de l’Académie des Lettres du Québec, elle contribue activement à la
promotion de la littérature québécoise.
La recherche littéraire de Dupré, comme dans sa vie, relève d’un engagement. L’espace
intériorisé dans la fiction et la poésie de Dupré s’ouvre sur un espace de communications,
d’échanges qui se reflète surtout dans ses derniers écrits. Renouant avec le théâtre, sa dernière
pièce le prouve. Vingt cinq ans après, Si Cendrillon pouvait mourir, comédie humoristique sur la
252
condition féminine, et qui reste toujours d’actualité par la justesse de ses vues, Louise Dupré
reprend la voie du théâtre. Ce retour en spirale est bénéfique et va lui permettre d’aller plus loin.
Tout comme elle (2006) témoigne d’une ouverture et d’une libération dans le parcours de Dupré.
Perçu dans Une écharde sous ton ongle, recueil ouvert vers l’autre et conscient de la gravité du
monde (La guerre en Irak et Septembre 11), Tout comme elle marque à la fois, un engagement et
une évolution. L’auteure y exploite la question fondamentale de la relation mère–fille, partant du
quotidien mais de manière plus universalisée. La fréquentation de l’espace du théâtre a permis à
Louise Dupré de côtoyer un univers artistique plus libre et plus ouvert que ne l’est le milieu
universitaire ou la vie solitaire d’écrivaine à sa table de travail. Nourrie d’échanges avec les
comédiennes et le metteur en scène Brigitte Haentjens, cette aventure théâtrale a été un nouveau
déclencheur. Après avoir « brisé le silence », « faire acte, écrire », et s’être plongée au noir de
l’écriture pour accepter de voir la vie et elle-même plus paisiblement, il semble que ce dernier
texte engage l’écrivaine vers une différente voie, un épanouissement, se libérant d’une
autocensure qu’elle s’était imposée. Dupré l’exprime dans sa conversation avec Haentjens :
Je pense que notre collaboration a changé totalement ma façon de travailler.
Pourquoi ? Avant, j’avais tendance à épurer dans ma tête, pour perdre moins de
temps, mais aussi, sans doute, par une sorte d’autocensure. Et à un moment donné
où je t’ai montré ce que j’avais fait, tu m’as dit : ‘Il faut laisser la place aux idées’.
(TE 81)
Il faut laisser la chance à l’écriture. Rappelant qu’il est difficile, surtout pour une femme,
habituée à plaire et faire plaisir, de se séparer de cette problématique, elle ajoute : « Sans doute
aussi parce que je n’étais pas prête à accepter tout ce que j’étais. C’est difficile de s’avouer cela,
mais il faut l’assumer » (TE 100). Comme l’explique Dupré, son écriture va vers
253
« l’imperfection », se rapprochant de la poésie de Saint-Denis Garneau, « une imperfection qui
laisse passer justement davantage la douleur » (TE 100). Le changement qui s’effectue dans la
pensée de Dupré est aussi marqué par ses lectures poétiques : « J’ai beaucoup lu la poésie
québécoise récente. Je trouve qu’il y a une poésie diversifiée, riche, qui est courageuse. Et qui
permet d’aborder certaines questions douloureuses qu’on vit actuellement, vers lesquelles il faut
se tourner pour approfondir notre lien au réel » (TE 94). L’intérêt du public touché par
l’authenticité avec laquelle est abordé Tout comme elle reflète ce désir d’approfondir le lien au
réel. Face à la conjecture sociale, cette conversation avec Brigitte Haentjens atteste un
changement d’orientation vers un accueil du monde plus manifeste dans l’écriture de Dupré. Elle
va jusqu’à dire : « J’ai l’impression que je commence à peine à écrire » (TE 100).
Cette déclaration permet d’anticiper le futur de Louise Dupré écrivaine. Elle traduit un
engagement en tant que femme apte à se pencher sur des problèmes douloureux enrobés de
beauté et d’ironie. Ce chemin vers l’épanouissement va également provoquer un désir
d’exploitation d’autres formes artistiques et de nouveaux genres. Les deux derniers textes112 de
Dupré attestent ce changement. Toujours attirée par l’esthétique, elle participe à un projet
artistique de Michel Goulet, groupé sur des lettes de l’alphabet. Choisissant la lettre « N »
comme noir, elle écrit un poème ludique qui va être inscrit dans l’œuvre d’art, dans l’iris de
l’oeil. Ce dernier projet s’adaptant à l’art et non le contraire dénote un goût d’exploration, tout
comme une évolution dans le traitement du « noir ». Dévoilant sa fascination pour Marguerite
Duras, elle vient de participer à la commémoration du dixième anniversaire de sa mort, sous
forme de lettres adressée à Duras. Dans cette lettre émouvante, Dupré parle de deux thèmes en
particulier, la folie et l’enfance.
112
La lettre à Marguerite Duras est un hommage en forme de lettre qui fera partie d’un ouvrage commémorant le
dixième anniversaire de la mort de Marguerite Duras. Ce travail est en cours de publication de même que le
poème « Noir » dans l’ouvrage de Michel Goulet, artiste visuel québécois contemporain de renommée internationale.
254
Dupré semble émettre aussi le désir de revisiter des thèmes présents dans son œuvre mais
pas abordés en tant que thème majeur comme la folie : « j’ai vécu très près de la folie dans le
passé et je me rends compte maintenant que c’est lié en fait au féminin. Pour moi, avoir l’air
conforme aux autres a toujours été une assurance de liberté et de légitimité. Et le fait d’affirmer
mes idées les plus folles n’est pas quelque chose de facile, parce que c’est très menaçant »
(TE 100). Dans un récent entretien113, Dupré me confirmait qu’outre la folie, elle aimerait aussi
aborder le sujet de l’enfance, cette fois à partir de ses propres souvenirs et de son expérience.
Elle émet également le souhait de faire un texte sur son père, en tant qu’exploration d’un homme,
en parallèle avec ce qu’Annie Ernaux a fait pour sa mère : Une femme.
Consciente de la gravité de l’espace dans lequel nous vivons, comme Marie- Claire Blais
par exemple, Louise Dupré toutefois se démarque par une confiance en l’être humain, qui rejoint
sa croyance en l’amour. Il semble que la présence au monde déjà notée dans Une écharde sous
ton ongle et Tout comme elle va se faire sentir de manière plus ouverte et plus engagée dans les
écrits de Dupré suivant toujours un désir de témoignage et de questionnement. Cherchant des
nouvelles formes d’écriture, Louise Dupré a le projet de publier un petit texte de fragments, des
bulles de réflexions à la manière de petits billets dans les journaux. Son travail se rapprocherait
de celui de Marguerite Duras dans La vie matérielle, petit bijou poétique d’une
écriture « flottante », ouvrage, qui, selon Duras « n’a ni commencement, ni fin, il n’a pas de
milieu » (7). Louise Dupré pourrait s’exprimer en toute liberté dans ce que Duras appelle
« l’autoroute de la parole ». Duras définit son livre en ces termes : « [il] restera un livre qui veut
aller partout et qui ne va que dans un seul endroit à la fois et qui reviendra et qui repartira encore,
comme tout le monde, comme tous les livres à moins de se taire mais ça, ça ne s’écrit pas » (13).
Pour une auteure qui ne « commence qu’à écrire », ce choix d’un nouvel espace libre et flottant
113
Cet entretien du 8 avril 2006 sera regroupé dans une série d’entretiens avec Louise Dupré ultérieurement.
255
s’adapte au chemin d’épanouissement que poursuit Louise Dupré en constante réinvention.
Comme ce livre ouvert et invitant, l’étude des espaces dans l’œuvre de Louise Dupré est une
invitation à découvrir une écrivaine accomplie dont l’écriture est un art de vivre et d’inspirer de
nombreuses publications sur une femme québécoise encore trop méconnue et qui n’a certes pas
fini de « ravir ».
256
ŒUVRES DE LOUISE DUPRĖ
Reccueils poétiques (ordre chronologique):
La Peau familière. Montréal: Remue-ménage, 1983.
Chambres. Montréal: Remue-ménage, 1986.
Quand on a une langue, on peut aller à Rome (en collaboration avec Normand de Bellefeuille).
Montréal: La nouvelle barre du jour, 1986.
Bonheur. Montréal, Remue-ménage, 1988.
Noir déjà. Montréal, Le Noroît, 1993.
Tout près. Montréal, Le Noroît, 1998.
Les mots secrets. Montréal: La Courte Echelle, 2002.
Une écharde sous ton ongle. Montréal: Le Noroît, 2004.
Romans:
La memoria. Montréal: XYZ, 1996.
La voie lactée. Montréal: XYX, 2001.
Nouvelles:
“L'intervalle”. XYZ 22, (mai-été 1990): 26-28.
“Ailleurs, New York”. Voix parallèles / Parallel Voices, dans André Carpentier et Matt Cohen
(dir.) Montréal / Kingston, XYZ / Quarry Press 1993. 51-57.
“Les mots désuets”. XYZ 48 (hiver 1996): 14-17.
“Le monde vidé”. Vwa (Suisse) 62 (hiver 1998-1999): 17-23.
257
“La petite fille”. Lieux d’être: Québec lieux d’échange, sous la dir. de Lynn Diamond 28 (été
1999): 53-55.
“Le retour”. Arcade: Ma mère, ma fille, sous la dir. de Célyne Fortin 45 (printemps 1999): 41-44.
“La vie rêvée”. La maison du rêve, sous la dir. de Simone Sauren. Montréal, L’Hexagone, 2000.
73-76.
“Rêverie”. Moebius 90 (été 2001): 97-99.
“Le dé à coudre”. Un lac, un fjord, un fleuve: Jardins secrets: 8 (septembre 2001) 99-102.
“Chaque pas”. Jet d’encre 2 (automne 2002): 13-15.
“Funambule”. Arcade: Larguez les amarres, sous la dir. de Bianca Côté et Germaine Mornard 54
(hiver 2002): 53-55.
“Une bouteille à la mer”. (inédit).
Théatre:
Si Cendrillon pouvait mourir ! Montréal: Remue-ménage, 1983.
Tout comme elle. Montréal: Québec-Amérique, 2006.
Essais universitaires:
La théorie, un dimanche (en collaboration avec Louky Bersianik, Nicole Brossard, Louise
Cotnoir, Gail Scott et France Théoret). Montréal: Remue-ménage, 1988.
Stratégies du vertige, trois poètes: Nicole Brossard, Madeleine Gagnon, France Théoret.
Montréal: Remue-ménage, 1989.
Sexuation, espace, écriture: la littérature québécoise en transformation, sous la direction de
Louise Dupré, Jaap Lintvelt et Janet M. Paterson. Québec: Nota Bene, 2002.
258
Filmographie:
Vivante, vidéo réalisée par Jean-Pierre Masse sur l’œuvre de Louise Dupré, suivie d’un entretien
de Stéphane Lépine avec Louise Dupré. Montréal: Production Le conifère têtu inc., 2004.
Discours de réception à l’Académie des Lettres du Québec:
“Le geste d’écrire”. Les écrits 97 (décembre 1999): 139-144.
Essais critiques consultés:
Star Words. Forum des femmes. Montréal: La nouvelle barre du jour, 1984. 79-85.
“BJ/ NBJ : pour une lecture des politiques éditoriales”. Voix et images 10: 2 (Hiver 85): 115-24.
“Au noir de l’écriture”. Tessera 11 (Spring Summer 1988): 66-75.
“Le tremblement de la conscience Entretien avec Louky Bersianik”. Voix et images 49 (automne
1991):11-21.
“Anatomie d’un personnage : la folle d’Elvis”. Voix et images 18: 3 (printemps 1993): 553- 63.
“La poésie métisse du poème : sur Anne-Marie Alonzo”. Québec Studies 15 (Fall 1993): 51-56.
“Ecrire comme vivre ; dans l’hybridité, entretien avec Anne-Marie Alonzo”. Voix et images 19
(1994): 238-49.
“La poésie en prose au féminin ; jeux et enjeux énonciatifs”. Recherches sémiotiques 15 (1995):
9-24.
“Claudine Bertrand, Le Feu sacré”. Lettres québécoises 81 (Spring 1996): 18-19.
“Quelques notes sur la critique-femme”. Tangente 51 (mai 1996): 145-56.
259
“Le Lièvre de Mars, de Louise Warren; vers une réalité virtuelle”. Voix et images 22 (automne
1996): 67-77.
“Là d’où je viens. Notes sur l’écriture et le féminisme”. Trois 13: 2 (1998): 41-50.
“Racines poétiques, racines maternelles”. Revue des Lettres et de traduction (Kaslik) 4
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“Briser le miroir”, Lettres québécoises 95 (1999): 7.
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Summer 2001): 24-35.
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