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33 Par Alexandre Vandevorst | Photos DR – Because the light Les directeurs de la photo sont-ils des auteurs à part entière ? Comme ils sont tous deux oscarisés, et que leurs deux noms occupent le devant de la scène, Roger Deakins (Ave, César!) et Emmanuel Lubezki (The Revenant) étaient les mieux placés pour éclairer nos lanternes. À notre gauche, l’Anglais Roger Deakins, que tout le monde connaît intimement. Mais si… 80% de la filmo des frères Coen (le Midwest frigorifié de Fargo, le L.A. bigarré du Big Lebowski, le southern gothic de No Country for Old Men…), c’est lui. Les nuits profondes du Village, les grands espaces enluminés de L’Assassinat de Jesse James, c’est encore lui. Et c’est à nouveau lui dans Ave, César!, dont l’imagerie s’inspire du film noir classique – l’histoire se passe au coeur des studios hollywoodiens des 50’s. Cette élégance à la fois sobre et percutante a si bien infusé les esprits que, lorsque Sicario fut montré à Cannes, même les sceptiques louaient sa photographie en évoquant un « style Deakins ». À notre droite, Emmanuel Lubezki est sans doute le seul autre chef op à qui on reconnait actuellement un apport stylistique aussi fort. Il faut dire qu’il s’agit du magicien en charge des errances acrobatiques UGC252_S028-035.indd 33 Ave, César! Sortie le 17 février. de la caméra dans les trois derniers films de Terrence Malick (Tree of Life, À la merveille et Knight of Cups), mais aussi dans ceux des compadres mexicains (Les Fils de l’homme et Gravity de Cuarón, Birdman et aujourd’hui The Revenant d’Iñárritu). Ce qui rapproche Emmanuel et Roger ? À peu près rien, sinon qu’ils sont parmi les seuls techniciens dont les noms évoquent ceux d’auteurs à part entière. Mais est-il bien raisonnable de les regarder comme des créateurs ? Doivent-ils leur renommée aux prouesses des cinéastes avec lesquels ils travaillent, ou bien ont-ils vraiment un style propre ? On a organisé un conf call entre Paris, Mexico et Los Angeles pour obtenir des réponses. spectateur à son insu, il est donc normal que, au début de votre carrière, vous ne soyez pas identifié. Et puis, quand les gens prononcent mon nom ils pensent en fait à l’imagerie Coen Bros. Ils ne sauraient pas vraiment définir mon travail… Et c’est parfaitement normal ! — EMMANUEL LUBEZKI : Il y a certaines époques où la performance du chef op se remarque parce que sa technique fétiche est à la mode. C’est souvent lié au fait qu’une barrière vient d’être renversée : aujourd’hui, les plans-séquences et les travellings hallucinés qu’on voit dans The Revenant sont devenus légion grâce au digital qui les facilite. On fait appel à moi pour les opérer, donc je suis devenu malgré moi l’un des ambassadeurs de cette technique. On a l’impression que les chefs ops prennent du gallon : récemment, Vilmos Zsigmond a été pleuré sur les réseaux sociaux et la critique vante autant votre travail que celui des cinéastes pour qui vous tournez… — ROGER DEAKINS : En fait, l’explication est simple : j’occupe le terrain depuis un moment, alors le public finit peut-être par se demander qui est ce type qui s’occupe d’accrocher des projecteurs sur les tournages des Coen ! Le rendu visuel d’un film doit frapper le L’avènement du numérique, justement, a-t-il mis en valeur votre travail ? — RD : C’est possible, mais par contraste : comme les Coen ont insisté pour continuer de tourner en pellicule, malgré mes propositions de passer aux caméras digitales Alexa, je fais partie des irréductibles ayant récemment travaillé en 35 mm. Forcément, ça se remarque davantage. D’autant que les factures des blockbusters d’aventure se ressemblent désespérément. Mais bon, ne me branchez pas là-dessus, j’en ai pour des heures ! (rires) 20/01/2016 18:17 34 – Le grand papier [Les chefs opérateurs ont-ils pris le pouvoir ?] The Revenant Sortie le 24 février. — EL : Le numérique a soulevé un débat autour des décors, qu’on trouve tout à coup trop lisses, trop propres. C’est pareil pour les travellings, qui semblent à certains trop fluides pour être naturels. Je fais partie des chefs ops qui sont passés au digital en essayant d’anoblir ce format, de prouver que certains à priori sont injustes. Qu’est-ce qui dérange certains cinéphiles, d’après vous, dans cette technique ? — EL : Par exemple, sur The Revenant, on me demande beaucoup si le fait de tourner en haute def ne gâche pas le côté brut, rustique, du western d’Iñárritu. Mais en fait, c’est plutôt la pellicule qui « nettoie » les visages : les actrices sont toujours rassurées en 35 mm, parce qu’on ne voit pas les imperfections de leur peau, alors que le numérique laisse tout passer… C’était donc le format parfait pour The Revenant ! Il fallait justement jouer la carte de l’immersion, avoir le nez dans les plaies, le sang, la boue étalée sur le visage de Leonardo. — RD : Personnellement, je n’ai aucun problème avec le côté moins « brut » du numérique. Il rend les travellings très fluides, et alors ? Les plans-séquences de John Cassavetes ou même de Sokourov n’étaient pas plus impressionnants parce qu’ils étaient réalisés en pellicule. À la rigueur, ils nous marquaient davantage parce qu’ils étaient plus complexes à réaliser. Comment interprétez-vous les choix des réalisateurs qui exhument les formats old school, comme Tarantino avec ses Huit Salopards en 70 mm ? — EL : Je me pose encore la question ! Pourquoi tourner en Ultra Panavision, qui donne des images extrêmement larges, alors que tout le film se joue en intérieur ? C’est peut-être lié au fait que le 70 mm laisse filtrer un maximum de lumière. Ce qui fait ressembler la mansarde à une scène de théâtre éclairée par des projecteurs tout en garantissant un cachet très hollywoodien. — RD : Ce n’est pas forcément le cas de Tarantino, mais il y a parfois chez les cinéastes, surtout jeunes, une nostalgie un peu chic et pas vraiment justifiée pour certaines imageries du passé… Vous dites que la photographie d’un film est faite pour toucher le public sans qu’il en ait conscience : ça veut dire que le chef op ne doit pas se mettre en avant ni se permettre d’avoir un style ? Pensez-vous qu’il existe des « films de chef op », dont l’exploit technique est si impressionnant qu’il détermine l’identité du projet ? — RD : Je comprends qu’on parle de « films de chef op » à l’heure de Gravity, Birdman, et autres films éclairés par Emmanuel, parce que leur performance technique est remarquable. Mais ce ne serait pas avoir beaucoup d’égards pour le monteur, par exemple, qui a donné toute leur magie aux plans-séquences en rendant les raccords invisibles. S’il existe un « film de chef op », il faudrait aussi inventer des étiquettes pour toutes les petites mains qui le fabriquent… — EL : J’espère qu’on ne définit pas en ces termes les films que j’éclaire ! Comme je vous le disais, mon travail c’est de m’effacer. Et puis, si mes plans-séquences ont quelque chose d’héroïque, c’est parce qu’un réalisateur leur donne du sens, que des acteurs y mettent de l’émotion. Mon seul souci, à moi, c’est d’offrir une texture visuelle à chaque faciès, là où tant d’autres films hollywoodiens se contentent de plonger tous les acteurs dans le même bain de lumière standardisée, comme s’ils confectionnaient du guacamole. Le travail du chef op n’est pas d’avoir une vision d’auteur : c’est de lutter contre l’uniformisation des images. ©2015 GRAVIER PRODUCTIONS,INC. — RD : D’abord, un chef op ne réfléchit pas comme un créateur. Vous laissez parler une sensibilité, sans théoriser ni prévoir autre chose que le résultat demandé par le réalisateur – du moins, je raisonne ainsi. Après, si on doit considérer que les directeurs de la photo exercent un art à part entière, alors je le comparerais à celui des photo-reporters, qui composent leurs images sur un camp de guerre ou dans des conditions extrêmes : prenez Sebastião Salgado, il a une manière géniale de façonner son image tout en s’adaptant aux contraintes extérieures, à une réalité qu’il ne maîtrise pas. J’essaie d’en faire autant sur les tournages. — EL : Si l’on me dit que j’ai un style, alors je considère que j’ai failli à ma mission. Mon travail est de m’ajuster à la vision des cinéastes, de faire oublier la technicité au profit de ce qu’ils expriment. OK, de nombreux plans de The Revenant peuvent évoquer ce que j’ai shooté pour les films de Terrence Malick. Mais s’il y a un peu de Terry dans le film, ce qui est sans doute vrai, eh bien c’est le choix d’Alejandro Iñárritu, surtout pas le mien. et UGC252_S028-035.indd 34 20/01/2016 18:17 ROGER DEAKINS DEAKINS / LUBEZKI : 1 « L'Assassinant de Jesse James par le lâche Robert Ford » Chez les Coen, il s'était illustré surtout dans les intérieurs baroques (Barton Fink) et les étendues neigeuses (Fargo), et voilà qu'il signe pour Andrew Dominik un petit monument tout en teintes western et en prairies claires-obscures, dont il offrira une version plus solaire et aride dans No Country for Old Men. 2 « Sicario » On se frotte les yeux, mais oui, c'est bien du numérique qu'a employé Roger pour shooter le Suarez dantesque de Sicario. Une facture qui met à jour les vieux actioners et leurs textures épaisses, abimées par le soleil, la poussière et les flopées de sang bileux. 3 EMMANUEL LUBEZKI les highlights « Skyfall » Si, tout à coup, Sam Mendes devient un styliste époustouflant avec Skyfall, c'est en grande partie grâce à son chef op qui habille l'univers de 007 d'un élégant voile numérique, et d'une sublime patine gothique lorsque Bond retrouve le château de son enfance. 1 « Tree of Life » Pour sa capacité à jouer avec les lumières de l'aube et du crépuscule, les extérieurs en lumière naturelle qui visent la monumentalité totale et renvoient fatalement à son travail sur The Revenant. 2 « Gravity » Avec Cuarón, il avait déjà matérialisé l'apocalypse mouvante, génialement bricolée en plans séquences 35mm, des Fils de l'homme. Gravity est l'aboutissement de leur collaboration hi-tech : un corps à corps avec l'immensité, une expérience à (sur)vivre en temps réel et les pieds dans le vide. 3 « Ali » Ce n'est pas son projet le plus époustouflant visuellement, mais c'est une étape charnière quand même, puisqu'Emmanuel y prouve son aptitude à jongler de l'argentique au numérique, à nous faire voler comme un papillon et à nous piquer comme une abeille. “Brillant, cynique, intelligent” “Un cru savoureux” TÉLÉRAMA METRONEWS “Joaquin Phoenix est sensationnel” PREMIERE “Emma Stone est lumineuse” LE MONDE WOODY ALLEN ©2015 GRAVIER PRODUCTIONS,INC. Écrit et Réalisé par En DVD, BLU-RAY et VOD sur et UGC252_S028-035.indd 35 20/01/2016 18:18