La Bolduc - Du Temps des cerises aux Feuilles mortes

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La Bolduc - Du Temps des cerises aux Feuilles mortes
0 La Bolduc Réal Benoît – Éditions de l'homme – 1959 Du même auteur : Nézon (contes), Parizeau 1945 – épuisé TOUS DROITS RÉSERVÉS Copyright, Ottawa, 1959 Préface de Doris Lussier LES ÉDITIONS DE L'HOMME (Montréal) Distributeur exclusif : L'Agence de Distribution Populaire Enrg. Montréal, Québec Tél. : Lafontaine 31182 1 Sommaire
La Bolduc ..................................................................................................................................................... 1 Préface .................................................................................................................................................... 3 Remerciements ....................................................................................................................................... 4 Chapitre I ‐ Gaspé 1894 ........................................................................................................................... 4 Chapitre II ‐ Une grosse fille .................................................................................................................... 5 Chapitre III ‐ Newport next ! ................................................................................................................... 5 Chapitre IV ‐ Elle s'appelait Mary Travers. .............................................................................................. 6 Chapitre V ‐ La morue ........................................................................................................................... 13 Chapitre VI ‐ Bonne au Carré Saint‐Louis .............................................................................................. 15 Chapitre VII ‐ Dans l'escalier, Monsieur Bolduc .................................................................................... 17 Chapitre VIII ‐ Les soirées du bon vieux temps ..................................................................................... 18 Chapitre IX ‐ Pa‐par‐lan‐di‐dil‐di‐dou... ................................................................................................. 24 Chapitre X ‐ Perruque blanche et musique à bouche ........................................................................... 28 Chapitre XI ‐ La Bolduc en tournée ....................................................................................................... 31 Chapitre XII ‐ "Rien de grave, stop, vois aux assurances" ..................................................................... 40 Chapitre XIII ‐ Les beaux esprits découvrent La Bolduc ........................................................................ 45 Chapitre XIV ‐ "Une artiste exceptionnelle, une mère admirable" ....................................................... 47 Chapitre XV ‐ Comment elle écrivait ses chansons ............................................................................... 49 Chapitre XVI ‐ Tout le monde y passe ................................................................................................... 52 Chapitre XVII ‐ J'ai chanté sur tous les tons .......................................................................................... 54 Chapitre XVIII ‐ Souriante caricature des années grises ....................................................................... 56 Chapitre XIX ‐ Fricassez‐vous, fricassons‐nous ! ................................................................................... 59 Chapitre XX ‐ Des turlutes pis du hareng .............................................................................................. 61 Chapitre XXI ‐ Paris, Istamboul, Dakar... ............................................................................................... 63 Chapitre XXII ‐ Le point final ................................................................................................................. 67 2 Préface
Sur un moment... De tous les éléments qui intègrent la culture d'un peuple, le folklore est peut‐être ce qu'il y a de plus près de lui, qui sourd [jaillit] du plus profond de lui, et en quoi on reconnaît le plus facilement son visage. Et les chansons qui fleurissent sur ses lèvres sont l'expression la plus vraie parce que la moins étudiée et la plus spontanée de son âme. Le folklore, c'est l'esprit brut d'un peuple, c'est sa nature, Car une culture, c'est d'abord fondé sur une nature. C'est faute d'avoir compris cette vérité première que bien des intellectuels de haut vol ont perdu contact avec la terre et ont fini par aboutir comme des ballons sans attache dans les nuages de l'abstraction, C'est pourquoi ils nous ont donné, de la culture, des définitions irréalistes, partiales parce que partielles, et axées sur les canons d'un purisme tout cérébral, sec et imperméable aux palpitations de la vie. Or le folklore, précisément, c'est le peuple au naturel. C'est le peuple s'exprimant sans artifice et sans censure, tel qu'il est, dans la simplicité de ses qualités et de ses défauts. Le folklore, c'est le miroir de l'âme populaire. Les histoires gauloises, folles et truculentes que se racontent les gens du peuple, le vocabulaire coloré et, savoureux qu'ils emploient dans leur parler de tous les jours, les chansons que la vie triste ou gaie fait faillir sur leurs lèvres, tout ça m'instruit autant sur l'âme d'un peuple que les traités les plus scientifiques mis au point par les sociologues. Madame Bolduc est un des phénomènes folkloriques les plus vivants qu'ait connu le Canada français. Cette femme forte, que le manque d'instruction et la pauvreté n'ont jamais pu ébranler, parce qu'elle était la joie et le dynamisme incarnés, est un des monuments de notre folklore. Elle nous a donné des chansons que la mémoire du peuple va transmettre aux générations. Non tant parce qu'elles sont des œuvres d'art que parce qu'elles sont des œuvres de nature. C'est à ce titre qu'elles seront retenues. Moi, quand j'entends une chanson qui me plait, qui a "de la gueule" comme on dit, dont la mélodie m'entraîne et dont les paroles expriment une réalité qui m'intéresse, je ne me demande pas si sa composition est conforme aux canons de l'art officiel, ni si elle correspond aux règles plus ou moins hermétiques d'une esthétique inaccessible à d'autres qu'aux génies. Non. Je l'écoute avec joie et je ne boude pas mon plaisir. Et si par hasard un snob vient me reprocher de me complaire dans une émotion de bas étage, je le renvoie doucement à ses sécheresses et à ses pamoisons distinguées. Et s'il me réplique que je manque de goût, je lui répondrai qu'outre que "de gustibus et coloribus non est disputandum" tous les goûts sont dans la nature et qu'en sus le goût, ça peut être déformé par le haut autant que par le bas. Je veux qu'on me laisse aimer tranquille ce qui me plait et je ne crois pas que pour être belle une chanson doive être un casse‐tête ou un cas de psychopathologie. Je n'ai rien contre la 3 chanson‐message, la chanson‐témoin, la chanson métaphysique, la chanson psychanalytique, la chanson réaliste, la chanson surréaliste, la chanson‐rien‐du‐tout, etc. Toutes peuvent signifier une valeur, fût‐elle négative, encore que plusieurs d'entre elles se sont mérité une place de choix au panthéon des délires humains. Ce que je refuse, c'est qu'on rejette du patrimoine culturel de la nation les chansons du peuple, en les accusant du péché de simplicité. Les chansons de Madame Bolduc sont simples en effet. Elles sont directes, spontanées, drôles, truculentes et pleines de santé. C'est pour ça que nous les retenons. C'est pour ça que le peuple les a retenues. Et heureusement, il n'a pas attendu pour cela la permission des esthètes angoissés qui se croient les prêtres du Beau. Il faut dire merci à Réal Benoit de s'être penché sur l'histoire de Madame Bolduc. Son livre, tout plein de détails passionnants sur une vie qui par certains aspects est une leçon, nous fait mieux comprendre l'artiste en nous montrant la femme qu'a été Madame Bolduc. Une femme qui m'apparaît comme un mystère douloureux de joie. Doris Lussier Montréal, le 10 octobre 1959 Remerciements
Nous voulons remercier sincèrement les personnes qui nous ont aidés dans nos recherches, principalement deux des filles de Madame Bolduc : Mmes Ouellet et Lefrançois, Mmes Nana et Simone de Varennes et M. Yvan Dufresne, de la compagnie de disques Apex. Nos remerciements vont également aux journaux Radiomonde, Le Petit journal et La Presse qui nous ont permis de reproduire certains articles et clichés. Chapitre I - Gaspé 1894
Les touristes sont loin, les hôtels vont rares. Les routes sont affreuses et vont le demeurer longtemps, Vingt‐cinq ans plus tard, des automobilistes enragés commençaient seulement à s'y risquer, quelquefois emportant même avec eux une glacière fixée tant bien que mal sur le toit de l'auto par des cordes. On leur 4 disait au départ : "Méfiez‐vous, les Gaspésiens mettent des clous et des punaises sur la route !" L'ère des postes d'essence commençait. Mais nous sommes en 1894, les autos et les touristes sont encore bien loin, Les oiseaux de l'Île Bonaventure, qui ont tellement impressionné Jacques Cartier, premier touriste à s'enregistrer officiellement, ne connaissent pas encore l'espèce humaine qui s'appelle l'amateur de photographie. Il y a un chemin de fer : The Atlantic Quebec and Western Railway. Chapitre II - Une grosse fille
Newport, Gaspésie, 1894. À Newport, comme dans toute la Gaspésie, on naît, on meurt. On naît plus souvent qu'on meurt. Retenons une naissance : une grosse fille qu'on baptisera "Marie" le jour même de sa naissance. Marie, mais à l'anglaise, avec un "y", Mary. Chapitre III - Newport next !
Gaspésie 1907. Dans le train de Gaspé. "Port‐Daniel suivant, Port‐Daniel next !" Le long de la Baie des Chaleurs, le chapelet de villages de pêcheurs, de villages pauvres où la pêche et l'abattage du bois sont les seules industries, s'égrène. "Anse aux Gascons suivant, Anse aux Gascons next !" Des bûcherons, des commis voyageurs, des femmes, des enfants. Un bûcheron porte une guitare en bandoulière. On chante. Le conducteur a bien le temps avant le prochain village de 5 s'arrêter un peu et d'écouter la chanson qu'on chante dans ce train de l'Atlantic Quebec and Western Railway, en cet automne de 1907. Nous aussi : De l'eau aller chercher De l'eau aller chercher Dans mon chemin j'rencontre Rigo richtigo Barnaba Tra la la Dans mon chemin j'rencontre Mon ami du temps Ouichten dégourdi Passé. Mon ami du temps passé Mon ami du temps passé Rigo richtigo Barnaba Tra la la J'ai mis mes siaux par terre C'était pour lui. Ouichten dégourdi Parler. C'était pour lui parler C'était Pour lui Parler Que va donc' dire ma mère Rigo richtigo Barnaba Tra la la Que va donc' dire ma mère D'avoir si longtemps Ouichten dégourdi Retardé. La chanson en est rendue là, tant pis pour le reste, "Newport suivant, Newport next !" Nous y voilà. Chapitre IV - Elle s'appelait Mary Travers.
Newport, 1907. 6 Les touristes sont toujours aussi loin. Mais Marie, avec un "y", notre gros bébé de 1894, a treize ans. Donc, on descend. Vous pensez : "Ça va sentir la morue..." Hé bien, non ! D'abord la gare est loin du quai et du village, et puis, il n'y a pas de vrai village. Le village est une grande rue, dominant la Baie des Chaleurs. Comme beaucoup de villages d'Acadiens dans les Maritimes. En Nouvelle‐Écosse se trouve la "plus grande rue principale du monde", allant de Digby à Yarmouth. Les villages se suivent, se touchent sans interruption, le long d'une rue, la "Main" unique et interminable. Donc, ça ne sent pas la morue, le quai est trop loin. Une église avec son presbytère, quelques boutiques disséminées ici et là, aucun noyau commercial. Au quai, à l'autre bout du village, à l'extrémité est, une vingtaine de bateaux, goélettes ventrues qui s'appellent : "La Maria", "La Fernande", "La Renée", etc. Les gens, eux, s'appellent : Keahn ou Kean, Cyr, Laurent, Lévesque, etc., autant de noms anglais que de français. Aussi bien ici, comme dans toute la péninsule, on parle les deux langues. On en parle aussi une troisième qui est un mélange des deux. Les Canadiens‐Français du Québec, les Acadiens, les Écossais, les Irlandais se partagent la Gaspésie. Les ethnographes nous disent que, placés en face des Écossais ou autres anglo‐saxons, les Irlandais se sont vite rapprochés des Canadiens de langue française. Jusqu'aux Écossais, à l'occasion, qui pour entrer dans une famille de Canadien‐Français par la voie orthodoxe du mariage se convertissaient au catholicisme. Et cela a fait un beau mélange. Mais, petit à petit, les Canadiens de langue française ont pris le dessus. Car, toujours selon les ethnographes, les Écossais et peut‐être aussi bien les Irlandais n'avaient pas la couenne assez dure pour supporter les rigueurs du climat et s'adapter aux conditions du travail en mer ou en forêt dans ce coin de terre du bout du monde. D'ailleurs, tous ces British de la Gaspésie n'avaient pas choisi de plein gré de s'établir dans la péninsule. Mis à part le petit nombre de loyalistes anglais qui décidèrent de quitter les États‐
Unis plutôt que de devenir citoyens américains libres et abordèrent volontairement le littoral gaspésien, la plupart des English speaking durent adopter cette nouvelle patrie par la force des choses. 7 On serait surpris, si un recensement était fait, de constater le grand nombre de familles gaspésiennes dont les origines remontent à quelqu'ancêtre anglo‐saxon, poil roux et amateur de thé, qui aborda la côte trempé jusqu'aux os. Les naufrages sur les côtes de la Gaspésie étaient nombreux au temps de la navigation à la voile et quantité d'Écossais, d'Irlandais, voire même d'Italiens, de Portugais et autres, passagers ou marins à bord des grands voiliers en route pour les ports canadiens ou américains, n'atteignirent jamais leur endroit de destination mais, victimes d'un naufrage, nous arrivèrent sur un radeau, cramponnés à un baril, ou quasi morts de peur et de froid, hoquetant au fond d'un canot de sauvetage. Pas surprenant donc, de trouver dans la Gaspésie une kyrielle de villes, villages et hameaux dont les noms ont une consonance anglaise : Haldimand, Douglastown, New‐Carlisle, Tar‐
Point, Herley‐Burley, Oakbay, Broadlands, Little River, Sellarsville et NEWPORT. Et pas surprenant, redonc, qu'à Haldimand, Douglastown, Oakbay, etc., habitent des Kean, Douglas, Macdonald et des... nous y voilà enfin, des Travers. Les Travers habitent une grande maison carrée à Newport. Deux étages et balcon, à main gauche de la route allant à Gaspé. Une maison comme toutes les autres, ni plus belle, ni plus laide mais juchée sur une hauteur d'où l'on voit, pour qui veut voir, la Baie, la mer, les îles. Les Travers sont ici depuis deux générations seulement. D'abord ils s'appelaient Travis. Les gens de langue française auraient transformé le "vis" final en "vers". Le grand‐père venait d'Angleterre d'où, paraît‐il, il s'était sauvé pour éviter de faire son service militaire ou de participer à une guerre impériale. Il descend à Gaspé et il y reste. Il se marie avec une Keyne, de religion catholique. Il fait des enfants. Un de ses fils s'appellera Lawrence. Il deviendra menuisier. À son tour Lawrence se marie, et va s'installer à Newport. Lawrence perd sa femme, il se remarie. Sa nouvelle femme s'appelle Adeline Cyr. Le premier enfant du deuxième lit est une fille. Une grosse fille née en 1894, qu'on baptise du nom de Marie mais qu'on appelle Mary, à l'anglaise, avec un "y". Aujourd'hui, 1907, Mary, on l'a déjà dit, a treize ans. Elle n'a plus que quelques jours à vivre à Newport puisqu'elle part bientôt pour la grande ville. Elle n'en a plus tellement longtemps à se faire appeler Mary Travers. Bientôt elle deviendra Madame Edouard Bolduc. Quelques années plus tard, à cause d'un certain phénomène que chacun comprendra bien, le nom d'Edouard s'effacera et ce sera "Madame Bolduc" tout court. Pas mal plus tard, on dira avec le manque de respect qui caractérise l'admiration de la foule pour ses vedettes, on dira : "La Bolduc". 8 ***
Pour le moment, Mary Travers a treize ans, elle habite avec sa famille à Newport, Gaspésie, Québec. Elle est de forte taille, d'un extérieur agréable, elle baragouine l'anglais comme le français, elle aime la vie dure, elle n'a pas froid aux yeux, c'est un vrai gars. Dans la famille, tout le monde parle les deux langues couramment. À cause de maman Adéline, on est catholique. Si l'on en croit l'acte de baptême, personne ne savait écrire dans la famille. Dans le registre de la paroisse de Newport, qui se trouve au Palais de Justice de Percé, nous trouvons au chapitre des naissances, année 1894 : "Avons baptisé Marie‐Rose‐Anne Travers, quatre juin 1894, née le même jour, fille de Lawrence Travers, journalier, et de Adéline Cyr. Parrain : John L. Travers. Marraine : Céréane Cyr. Personne ne savait signer." Et c'est signé : Joseph Laurent, prêtre. Ii faut se méfier, paraît‐il, de ces déclarations des curés : "Personne ne savait signer". Un docte juriste qui se trouvait au Palais de Justice en même temps que nous affirme avoir constaté que plus souvent qu'autrement les curés écrivaient cette formule commode parce que "autrement, ça prenait trop de temps"... Au fond, à bien y penser, il est bien probable que cette fois c'était la vérité, car, nous le verrons plus loin, Mary Travers, devenue madame Bolduc, ne saura guère écrire elle‐même. Elle écrivait les mots selon, leur prononciation. Jusqu'à 13 ans, Mary a vécu assez durement. Bâtie comme elle était, dynamique comme elle était, on la trouvait plus souvent travaillant avec les gars à de menues besognes que jouant à la poupée avec ses soeurs ou des voisines de son âge. D'ailleurs, son père l'appelle non pas Mary, mais Frank, comme un gars. On nous a dit dans sa famille qu'elle allait au chantier avec les hommes à l'âge de onze, douze et treize ans, (il faut dire qu'elle était très forte et qu'elle pesait 130 livres [60 kilos] à treize ans), et qu'elle faisait pour ainsi dire le travail d'un homme. D'où l'habitude, chez son père, de l'appeler Frank. À Newport, nous avons essayé de vérifier cela. Madame Grosnier, demi‐soeur de Mary, ‐ nous nous référerons souvent à elle dans les pages suivantes, ‐ nous a été d'un précieux secours, étant une des rares parentes directes de Madame Bolduc qui vit encore. Madame Grosnier a nié cette histoire de chantier. ‐ Elle n'allait pas en chantier puisque, d'abord, son père ne tenait pas chantier, ni ne travaillait dans les bois 9 ‐ Alors ? ‐ Son père qui était le mien aussi, papa donc, était menuiser tout court et, si ma mémoire est bonne, Mary n'est jamais allée travailler dans les chantiers, voyez‐vous ça ! ‐ Qu'est‐ce qu'elle pouvait bien faire alors de si masculin pour que son père l'appelle Frank ? ‐ Oh ! elle l'aidait beaucoup, elle mettait son nez partout. Je la vois encore très bien sciant du bois sur la galerie... ça oui, mais le chantier, vous savez... Par contre Madame Grosnier, à l'époque Marie‐Anne Travers, n'était plus elle‐même à Newport depuis quelque temps. Où était‐elle ? Pensez‐y un peu. La famille était nombreuse, la famille était pauvre. Quand on a une bonne santé, que les parents sont pauvres, qu'on habite la Gaspésie et qu'il faut gagner sa vie, où va‐t‐on, que fait‐on ? Vous l'avez dit : on va à Montréal. Faire du travail domestique dans la grande ville. Donc Marie‐Anne Travers, demi‐soeur de Mary, était à Montréal à l'époque où Mary avait treize ans à Newport. A Montréal, comme bonne chez le docteur Albert Lesage, carré Saint‐Louis. Et un jour, le ménage est fait, le repas du soir est prêt, elle s'ennuie. Qu'est‐ce qu'elle fait ? Elle écrit à sa demi‐soeur : "Monte à Montréal, je suis sûr de te trouver de l'emploi". Mais nous reprendrons le fil de cette histoire sous peu. Donc, si Mary alias Frank a fait chantier, c'est dans la période où Marie‐Anne était "en ville". Ces petites chicanes, ces contradictions entre parents sont sans importance. Elles sont même presque inévitables. Autre exemple. Les descendants directs de Mary Travers‐Madame Bolduc 10 nous donnent tous 1895 comme année de naissance de notre amie tandis que les registres, à Percé, nous disent 1894. Passons. Revenons à Newport, en 1907. Mary a reçu une lettre de Marie‐Anne, sa demi‐soeur. L'invitation est tentante. D'abord l'argent à gagner. N`oublions pas que le père Lawrence Travers a une ribambelle d'enfants. Et puis la Gaspésie n'est pas le Pérou. Sans compter que Montréal, même en 1907, a de quoi attirer les petites filles curieuses et éveillées, Trente et quarante ans plus tard, la Gaspésie continuera d'approvisionner la métropole en servantes, ou plutôt en bonnes, comme on apprenait à dire aux "fils de famille". Père et mère sont d'accord : "Tu iras en ville et puis tu seras pas seule, ta grande soeur est là." Bon ! Mais l'argent pour le transport ? Pis que ça ! l'argent pour les vêtements ? Bien sûr, on ne se promenait pas tout nu à Newport, Gaspésie, mais dans une famille nombreuse il n'y a pas de chaussures pour tous les frères et soeurs. Le dimanche, pour la messe, on se refile bottines et souliers. On aura compris : Mary n'avait pas de bons souliers pour monter à Montréal. Écartons tout de suite la possibilité d'aller à Montréal en "pieds de bas". Il faut donc trouver de l'argent. Mary va en trouver, on va voir comment. Dans la famille Travers‐Cyr, on chercherait en vain une véritable tradition de musique. Mais on chantait, on zigonnait du violon, on jouait aussi de ce bizarre instrument qui s'appelle de différents noms : harmonica, rabot de gueule, ruine‐babines, musique à bouche. Mary, à ce qu'il semble, a une oreille folle. Elle ne chante pas encore mais elle se débrouille fort bien avec un violon et tout aussi bien avec une musique à bouche et un accordéon. C'est toujours ça de pris et ça va servir. Avec un ingrédient en plus... le tour sera joué. Cet ingrédient s'appelle les pilules rouges. De toute évidence, les gens d'alors faisaient une très grosse consommation de pilules rouges et de bien d'autres encore qui étaient annoncées à pleines page dans La Presse et tous les journaux et almanachs de l'époque. Pilules qui donnaient de l'énergie aux femmes pâles, pilules qui redonnaient une vitalité perdue aux 11 hommes qui n'en pouvaient plus... pilules de toutes sortes, pilules innombrables, c'est à vous faire croire que nos grand’pères et grand'mères avaient le souffle bien court et souffraient continuellement d'étourdissements, de nausées... ‐ Je vous épargne l'énumération des maladies populaires du temps ! Mary, qui ne perd pas le Nord, va mettre à profit ce besoin universel de pilules. Elle s'installe dans la grand‐rue, l'unique "rue principale", avec son violon et une provision de pilules rouges. "Et que je zigonne, que je zigonne à tour de bras, les gens s'arrêteront bien !" Et les gens s'arrêtent et ils achètent des pilules. "Et que je zigonne et je zigonne tant que je peux" et on s'arrête encore et on achète toujours. Et la provision de pilules y passe et la boite en bois grossier se remplit de gros sous. Un vieux truc, direz‐vous. D'accord, mais pour une bonne grosse fille de campagne de 13 ans, c'était bien trouvé On verra plus loin que l'histoire se répètera. Ce sera encore le violon, quelque vingt ans plus tard, qui permettra à Madame Bolduc d'entrer de plein pied dans le monde du spectacle. Ça c'est une autre histoire. Chaque chose en son temps. En attendant, Mary a de l'argent pour s'acheter des souliers, payer son billet aller seulement, sur l'Atlantic Quebec Western Railway, direction Montréal. Ses effets sont vite ramassés ; quelques larmes : une pour les douleurs aux pieds because les chaussures neuves, et les autres pour les frères et soeurs qui restent à Newport All aboard ! ‐ Où que tu vas comme ça, demande le conducteur du train ? ‐ Je m'en vas rejoindre ma grande soeur à Montréal. *** C'est une bien jolie histoire, n'est‐ce pas, que celle du départ de Mary Travers de Newport ? En effet. Est‐elle vraie ? Elle nous a été contée par les descendants de Madame Bolduc. 12 Madame Grosnier, Marie‐Anne, la demi‐soeur vivant encore à Newport, à qui nous avons raconté tout cela, en parut fort étonnée : "Qu'est‐ce que vous me chantez‐là ! Des pilules rouges que Mary vendait sur la rue ?... J'ai jamais entendu parler de ça"... Mais attention ! Marie‐Anne Travers n'était plus à Newport, elle‐même, depuis quelque temps. Alors... Pour dire vrai, l'histoire, aussi amusante qu'elle soit, présente quelqu'invraisemblance. Newport n'est pas un véritable village au sens où chacun l'entend généralement. Il ne s'y trouve pas d'agglomération d'habitations et de magasins. N'était l'église, on traverserait Newport sans s'en rendre compte. Et nous nous demandons comment Mary aurait pu réunir assez de gens pour écouter son numéro et à quel coin de rue ? Puisque, vraiment, à ce jour, il n'y a pas de coin de rue. Trêve de chicaneries ; après tout, la chose est possible. Plus, elle est amusante à noter comme point de départ d'une carrière de chanteuse populaire. Commencer dans la rue, en pleine campagne, avec comme premiers admirateurs, des pêcheurs bottés, des femmes de pêcheurs bonasses, des journaliers amusés, c'est un début qui en vaut bien un autre. Pour clore le chapitre gaspésien qui a trait à l'enfance de Mary, reproduisons quelques lignes d'une chanson dite gaspésienne, La morue, de Madame Bolduc. Plus loin, nous reviendrons à cette chanson. Elle est intéressante à plus d'un point de vue. Moi je m'appelle la petite Marie Je suis née dans le fond de la Gaspésie Du poisson je vous dis que t'en ai mangé Qu'il m'en a resté des arêtes dans le gosier. Refrain : De la morue, des turluies pi du hareng Des bons petits gaux, du flétan, des manigaux S'il y en a parmi vous qui aimez ça. Descendez à Gaspé, vous allez en manger. Chapitre V - La morue
Si nous reprenons la chanson de La morue au point où nous l'avons laissée, c'est‐à‐dire au deuxième couplet, nous aurons automatiquement la suite de notre histoire. Une suite refaite vingt‐cinq ans plus tard, donc transposée et par le fait même fort loin de la vérité, Une suite plutôt folichonne, mais qui vaut qu'on la reproduise. 13 Donc Mary est dans le train pour Matapédia, puis Montréal. D'après la chanson La morue, composée beaucoup plus tard, voici l'histoire de son voyage et de son arrivée. Il y a bien longtemps que je suis partie de‐là Jamais de la vie j'pourrai oublier ça Il y, avait un, gars que i 'aimais bien Je v'as vous le nommer, c'est Germain le Foin. Refrain Il était bien grand, il mesurait sept pieds, Il avait la tête comme une brosse à plancher, Ça c'était du monde, parlez‐moi donc d'ça. J'le faisais danser pour une chique de tabac. Refrain J'vous dis que j'ai eu peur en partant de là, Quand j'ai pris les chars pour Matapédia, Qui cé qui vient s'assire à côté de moi ? C'était un p'tit nègre qui bégayait... Refrain Bon‐bon‐bon bonjour ma jeune fille. Cher‐cher‐cher‐cherchez‐vous un petit mari ? Voilà‐t‐y pas la peur qui m'a pris, J'ai sapré le camp à travers du chassis. Refrain J'avais pas mangé tout le long du chemin La peur que l'avais eue m'avait enlevé la faim. Rendue à Montréal j'rentre dans un café chinois, J'étais pas plus avancée, j'comprenais rien... Refrain Une autre chanson traite de son arrivée à Quand j'ai vingt ans. En voici des extraits : Quand j'ai eu mes vingt ans (...) J'ai dit à mouman 14 C'est le temps de me déniaiser Si je veux me marier. Turlutage La campagne j'ai laissé À Montréal je suis allée Je vous dis que ça pas été long J'ai connu un beau garçon. Turlutage Il m'a invitée à souper Chez un Chinois il m'a emmenée Pour manger du chop suey Pis ça sentait la landrie (laundry). Turlutage On ne saurait trouver dans ces mots une relation avec les faits. Remarquons seulement un thème commun à ces deux chansons : celui du restaurant chinois. Les faits sont beaucoup plus simples, Mary est arrivée saine et sauve à Montréal. Allons l'y retrouver. Chapitre VI - Bonne au Carré Saint-Louis
Montréal 1907. Carré Saint‐Louis, rue Laval, Mary Travers, qui vient d'arriver, lit La Presse. Marie‐Anne range la vaisselle. Le docteur fume un cigare au salon. La Presse de 1907 est déjà un gros journal et qui se vend bien. La moyenne quotidienne : 96,156 exemplaires. Dans la cuisine de la maison bourgeoise du docteur Lesage, Mary, accoudée sur la table, donc, lit La Presse, plutôt déchiffre les manchettes. En première page, on parle des habitants de Saint‐Pierre et Miquelon. Mary en connaît, il en vient souvent en Gaspésie faire la pêche. Or dans le journal de ce soir, on annonce que les autorités des îles ont la panique devant l'exode des Saint‐Pierrais et Miquelonnais en direction de Montréal. Cinq cents sont arrivés hier. 15 Passons. Monsieur Médéric Martin est élu député libéral de Sainte‐Marie aux Communes. Le capitaine Bernier, explorant l'Arctique, annexe des îles de glace au nom du Canada. Page suivante. De la réclame. Les grands magasins s'appellent : Ogilvy's, Dupuis Frères, Allan, la Cie Hamilton... meubles, vêtements ; les corsets ont de jolis noms : La Déesse, La Captivante, Stella. Une autre page. Une réclame de disques de phonographe. Berliner ‐ ou Victor ‐ annonce un grand succès : La Grande messe grégorienne, telle que rendue à Saint‐Pierre de Rome. Et puis d'autres nouvelles : on parle d'annexer Maisonneuve à Montréal ; un sale Roumain abandonne sa famille dans la pire détresse matérielle ; un tramway électrique est qualifié de taponneur pour avoir taponné deux voitures à chevaux coup sur coup. Pour faire rire les lecteurs, Mary Travers y compris, il y a les "comiques" : Monsieur Bruno chez la Modiste et Toinon et Polyte deviennent obéissants. Dans la même page, le feuilleton : Le Petit Maxime ou L'enfant volé. Passons, passons. Voici des remèdes, pilules et sirops. Voici aussi des ceintures herniaires avec les photos de nombreuses personnes guéries après les avoir portées... Ailleurs, un peu de sport. La Bourse en quelques colonnes. Les Spectacles tiennent bien peu de place. Au théâtre on joue Tire au Flanc, Sapho, Papa La Vertu : au cinéma, on montre A Message From Mars, The Champagne Girl... et puis encore des remèdes.. Mary baille, s'endort sur son journal, le coude sur une réclame de remède où il est dit : "le dos d'une femme n'est pas fait pour souffrir". Et voilà. Mary a eu une grosse journée. L'arrivée, les premiers pas dans une grande ville, la réunion avec sa soeur, et cette grande maison et toutes ces manières... Pour aujourd'hui c'est bien assez. Demain il y a le travail qui commence, demain c'est la vie dure, la vie de servante dans la Métropole du Canada, en l'an de grâce 1907. *** 16 Si nous reprenons le journal que Mary a laissé sur la table et que nous l'ouvrons à la page des petites annonces, occupant déjà à cette époque deux ou trois pages de La Presse, nous y apprenons toutes sortes de choses et d'abord que les servantes sont en grande demande. Il devait même y avoir un problème des servantes puisque déjà, et cela se voit dans les petites annonces, on les ménageait, les bonnes, on les traitait avec des pincettes. La plupart des annonces mentionnent d'abord "dans petite famille". Dans un grand nombre d'annonces on trouve aussi la concession suivante : "pas de lavage, pas de repassage". D'autres vont plus loin dans le domaine des concessions en affirmant : "pas, de cuisine". Et toujours dans des "petites familles"... Toutes promettent des "bons gages". Sur une centaine de petites annonces lues attentivement, les "bons gages" lorsqu'ils étaient mentionnés représentaient de dix à quatorze dollars par mois, plus les privilèges usuels, c'est‐
à‐dire nourriture, gite, lavage et, bien entendu, la lecture de La Presse. Chapitre VII - Dans l'escalier, Monsieur Bolduc
1907‐1914. Années de travail. Mary Travers est devenue Montréalaise, Années sans histoire, où les changements de place, les changements de patron prennent figure de faits importants. Passer d'une maison canadienne française à une maison juive devient un événement extraordinaire. Les premiers jours. Et puis après, on s'habitue. À la fin, on travaille indifféremment pour les uns et pour les autres. Sans compter que cela permet de faire des comparaisons. Mary a des amies, domestiques comme elle ou ouvrières dans des manufactures de robes. On parle, on parle, on lit les annonces "filles demandées" dans La Presse. Un jour, sur la foi d'une 17 petite annonce et avec l'encouragement d'une amie, Mary décide de changer de travail : elle entre dans une manufacture de robes. Maintenant elle vit en chambre. Après quelque temps, pour augmenter ses revenus, elle loue une machine à coudre et fait du travail à la maison le soir. Un surcroît de travail n'est pas pour faire peur à cette Gaspésienne de santé robuste. Et le matin, quand elle descend l'escalier de sa maison de chambre, en route pour l'atelier, personne, en la voyant, ne pourrait dire que ses heures de sommeil sont sérieusement rognées depuis quelque temps. Au contraire, un type rencontré dans l'escalier a remarqué sa frimousse délurée. Quand Mary descend, le matin, lui, il monte. Elle va travailler, il en revient. Elle vient de se lever, il va se coucher. Je monte, tu descends, tu descends, je monte, ça ne facilite pas la connaissance, encore moins la conversation. Pourtant, un jour on se salue. Une autre fois, on se parle. L'habitude est vite prise. Celui qui montait pendant que Mary descendait, c'était un ouvrier en plomberie du nom d'Edouard Bolduc. Mary joue de la musique à bouche, Edouard joue du violon. Aussi bien en jouer ensemble. Pourquoi pas ? Le mariage eut lieu le 17 août 1914, quelques jours après la déclaration de ce qui allait être la première Grande Guerre. Chapitre VIII - Les soirées du bon vieux temps
1927‐1933. Années du début de la crise. La famille Bolduc habite rue Panet. Les enfants se suivent au rythme d'un par année. 18 La crise. Tout le monde en souffre, les ouvriers peut‐être encore un peu plus. Par malheur, Edouard Bolduc tombe malade. Un chômeur de plus. La vie continue. Montréal grandit. Le cinéma parlant s'installe ; les automobiles ont passé l'âge critique de l'enfance, ‐ une Plymouth sedan quatre portes et "trois fenêtres" se vend sept cent trente‐cinq dollars, une Chevrolet‐six, six cent trente‐cinq dollars, les magazines s'appellent : La Revue Populaire. Mon Magazine, Jovette Bernier publie des poèmes : Les Masques Déchirés, Rex Desmarchais, un roman : L'initiatrice, Claude Robillard, un roman aussi, intitulé : Dilettante. La radio prend de plus en plus d'importance, les disques sont toujours en vogue. Columbia annonce des enregistrements électriques appelés Viva‐Tonal des artistes suivants : Armand Gauthier, basse, Alexandre Bédard, chanteur comique, Alexandre Desmarteau, diseur et chanteur comique, Charles Marchand, folkloriste, Ovila Légaré et Gaston Saint‐Jacques, chanteurs comiques, Willie Ringuette, violoniste, Henri Lacroix, musique à bouche. Charles Marchand chante Les noms canadiens et Bing sur la rim. Sur disques Victor, on retrouve Ernest Arsenault, Donat Brunet, Ernest Nantel, John Lagacé et Conrad Gauthier. Des titres : Reel de la Poune, Les bégayeux, Le muet musicien, Nos bons domestiques, etc... Retenons surtout le nom de Conrad Gauthier, car c'est avec lui que Madame Bolduc va faire ses premières armes. Conrad Gauthier dirigeait les Soirées du Bon Vieux Temps. Ce genre de soirée "artistique" est passé de mode. Tant mieux ou tant pis, c'est difficile à dire ; ce serait plutôt aux folkloristes de décider si ces manifestations avaient quelque valeur vraie. De toute façon, ces "soirées" ont disparu. Pour donner une idée de ce qu'elles étaient au juste, nous extrayons quelques lignes d'un communiqué paru dans La Presse, décembre 1928, pour annoncer un de ces galas soi‐disant folkloriques. La manchette du communiqué se lit comme suit : "Le Réveillon de Noël va être un régal artistique." En sous‐titre : "Le programme réserve des surprises aux amateurs des choses de chez nous." Voici quelques lignes du communiqué : "Le programme qui sera interprété par nos meilleurs artistes du terroir sous la direction de M. Conrad Gauthier, lundi soir au Monument National, promet d'être des plus intéressants. Cette Soirée du Bon Vieux Temps donnée gracieusement par nos folkloristes au profit de l'Association du Bien‐Être de la Jeunesse constituera une excellente préparation aux Fêtes de Noël et du Nouvel An en faisant revivre sous les yeux des spectateurs des coutumes partout en vogue il n'y 19 a pas longtemps et qui s'étaient transmises de génération en génération depuis la fondation du Canada. "Le spectacle commencera par la Messe de minuit, suivie du Réveillon, de danses anciennes et de vieilles chansons." Suit la liste des interprètes. Lisons‐la attentivement. "Les interprètes seront MM. Conrad Gauthier, Hector Charland, Alfred Amirault, Mlles Albertine Martin, Valentine Aubé et Béatrice Lapierre‐Latour qui seront accompagnés de M. David Lavoie, violoneux ; Mlle Stella Charron, chanteuse ; M. Gustave Doiron, danseur ; Mme Edouard Bolduc, violoneuse et joueuse de guimbarde; M. J. E. Michaud, chanteur ; les jeunes Gauvreau et Brûlé, joueurs de musique à bouche ; M. Alfred Montmarquette, joueur d'accordéon ; M. Adélard Saint‐Jean, joueur d'os ; M. Riendeau, joueur de "fifre" ; les petits Jean et Cécile Gauthier, chanteurs, et autres... On peut se procurer des billets..." Madame Bolduc, on l'a vu, avait donc commencé de se produire sur les scènes montréalaises. Mais écoutons parler les filles sur les débuts de leur mère. (Conversation ‐ enregistrée au magnétophone ‐ de l'auteur, avec Mesdames Ouellette et Lefrançois, deux des filles de Madame Bolduc.) ‐ Maman a commencé à chanter en 1927. Elle avait environ 33 ans. ‐ Est‐ce qu'elle ne chantait pas avant ? ‐ Oh oui, mais à la maison seulement, pour ses enfants. ‐ Quel genre de chansons ? ‐ Quand on était tout petits, elle nous chantait surtout des mélodies irlandaises comme Mary Hubbard Went to the Cupboard ; on était bien jeunes ; elle chantait aussi Dickory Dickory Duck ; ah puis aussi Rock‐a‐By‐baby.... Des fois, elle prenait son violon, puis jouait de la valse. Vous auriez juré que c'était de la cornemuse... ‐ À part les chansons irlandaises est‐ce qu'elle chantait autre chose ? ‐ Ah oui, plus tard, mais c'était pas des vraies chansons... ‐ Vous rappelez‐vous ce que c'était ? ‐ C'était des airs qu'elle inventait elle‐même. Elle turlutait ces airs‐là. Après, elle prenait son violon et les jouait dessus. 20 ‐ Elle ne chantait jamais, en soirée, par exemple ? ‐ Quand il venait de la visite, ils faisaient des soirées de chez nous. Les Gaspésiens de Montréal, c'était pas mal leur refuge chez nous... chez nous, c'était la maison des Gaspésiens. Alors maman sortait le violon et jouait. ‐ Elle jouait quoi ? ‐ Ses airs à elle. ‐ Elle ne chantait jamais ? ‐Non, non, elle jouait seulement du violon et ses airs elle. Elle ne chantait que pour la maison. ‐ Des airs sans parole ? ‐ Sans parole. ‐ Un jour elle a bien commencé à mettre des paroles sur ses airs ? ‐ Ça a débuté... voici... un soir il y avait de la visite à la maison, il y avait un Monsieur Doiron qui était engagé dans ce temps‐là par Conrad Gauthier. Gustave Doiron était danseur de gigues. Très bon, d'ailleurs. Conrad Gauthier avait besoin de quelqu'un pour jouer du violon dans ses soirées du bon vieux temps, un violoneux. Monsieur Doiron en avait parlé à Conrad Gauthier, puis celui‐ci avait demandé à maman d'aller jouer un soir. Ça n'était pas dans son idée, papa non plus d'ailleurs, et puis maman n'avait pas le temps, elle avait sa famille. Un soir, elle a donc remplacé le violoneux en question et ça a tellement pris que la soirée suivante du bon vieux temps, Conrad Gauthier lui a demandé de se représenter à nouveau... Un soir, entre autres, elle avait fait un petit refrain ; Il y a longtemps que je couche par terre. Elle l'a chanté, seulement le refrain, il n'y avait pas de couplet... elle a eu tellement de succès qu'elle a été obligée de le répéter quatre fois... c'est après cela que Conrad Gauthier lui a dit : "composez donc quelque chose, Madame Bolduc". ‐ Et qu'est‐ce qu'elle a fait ? ‐ J'ai oublié de vous dire que Maman_ avait déjà fait des disques de violon. Elle jouait de la bombarde aussi, sans parler de la musique à bouche... Elle avait fait des disques avec Ovila Légaré. Lui chantait, elle, l'accompagnait... ‐ Mais les chansons... ‐ Oui... un jour après le petit succès qu'elle avait remporté au Monument National, elle était en train de faire des confitures. Elle s'est mise à turluter comme elle faisait tout le temps, puis l'inspiration est venue, elle a fait sa première chanson, tout d'une traite. C'était La cuisinière : 21 Je vas vous dire quelques mots D'une belle cuisinière Elle soigne ses troupeaux Comme une belle bergère Pas bien loin dans les environs On voira passer des garçons Des grands et des petits Des gros et des courts Des noirs et des blonds Hourra pour la cuisînîère ! Il se présente un amoureux Avec de belles manières Il était si gracieux En faisant sa prière Son petit coeur débat pour le mien Pis le mien pour le sien Pis le tien pour le mien Pis le mien pour le tien. Hourrah pour la cuisinière ! ‐ Qu'est‐ce qu'elle a fait avec cette première chanson ? ‐ Elle connaissait le directeur de la Compagnie Compo, Monsieur Beaudry. Elle est allée le voir et lui a dit : "Monsieur Beaudry, voulez‐vous s'il vous plaît m'enregistrer cette chanson‐là. je pense que ça va prendre." Monsieur Beaudry lui dit : "Pauvre Madame Bolduc, nos tablettes sont pleines de disques non vendus ; les chanteurs de genre, ça ne prend pas du tout". Vous comprenez, c'était la crise, les gens n'avaient pas d'argent pour s'acheter des disques. Quand même, maman lui a dit : "En tous les cas, essayez donc, si ça prend, vous me paierez, si ça prend pas, on laissera faire". Eh bien ils ont fait la chanson. Papa rappelait des souvenirs la semaine dernière et il nous disait qu'il s'était vendu de dix à douze mille disques en un rien de temps. A la compagnie, ils travaillaient jusqu'à trois heures du matin à la production... Chez Archambault, il y avait foule à la porte, surtout, vous savez, que dans ce temps‐là les magasins avaient des haut‐parleurs qui donnaient sur la rue... la police était obligée de faire circuler les gens, ça ne s'était jamais vu... ‐ Et après... ‐ Ils ont fait signer un contrat à maman, et après cela elle a fait La servante. Et voilà comment Madame Bolduc en est venue à enregistrer ses premiers disques. Heureusement nous avons un peu plus de détails sur les premiers essais d'enregistrement de notre chanteuse. Henri Letondal qui vint connaître et à apprécier Madame Bolduc nous les 22 fournit lui‐même dans un article qu'il écrivit dans Radio‐Monde quelques jours après la mort de la chanteuse, en février 1941, Laissons‐lui la parole : "Les temps étaient difficiles et pour subvenir aux besoins de sa petite famille Mme Bolduc alla chanter ses propres chansons sur la scène du Monument National. Elle était fort timide à cette époque, et tremblait de peur avant d'entrer en scène. Le succès fut tellement étourdissant qu'une compagnie de phonographe APEX (autrefois Compo) lui offrit d'enregistrer quelques unes de ses chansons. "Mme Bolduc aimait elle‐même raconter cette expérience du disque, qui prouve bien à quel point elle était destinée à briser tous les records. Une dizaine de disques avaient été essayés, mais sans résultat, car la chanteuse éprouvait un trac fou et gâtait chaque surface (la cire) par des hésitations et des fautes de mémoire. "Il ne restait plus qu'une seule surface et le gérant de la compagnie allait abandonner la partie quand Mme Bolduc finit par enregistrer sa chanson sans faire d'erreur. Personne ne croyait au succès de cette chanson et le gérant lui‐même ne songeait pas à recommencer une autre séance d'enregistrement. Le mois suivant, la compagnie avait vendu dix mille disques de Mme Bolduc et les demandes affluaient de partout. Vite le gérant s'empresse de faire revenir Mme Bolduc et lui offre de signer un contrat avantageux". Madame Bolduc fut sans aucun doute un phénomène et à bien des points de vue. Mais celui qui nous intéresse le plus en ce moment, c'est celui du succès immédiat, instantané, qu'elle a connu. Il n'y a rien de plus ingrat que le music‐hall. C'est une chose généralement reconnue et généralement vraie que le succès n'arrive, en presque tous les cas, qu'après des années de travail, de luttes acharnées et d'études ‐ théoriques ou pratiques, peu importe ‐ des années pendant lesquelles les échecs alternent avec les victoires... Seuls les durs, les vrais, tiennent le coup. La chance est là aussi, bien entendu, mais la chance toute seule ne fera pas un chanteur à succès d'un flemmard, d'un mou... La chance, il faut l'aider... Madame Bolduc est un véritable phénomène du fait que, sans préparatifs véritables, sans études, sans avoir passé des années à se composer un personnage et à bien le connaître, elle est arrivée d'un coup, directement et très vite, à une popularité renversante. Et cela à une époque où la publicité n'avait pas atteint les raffinements et la dangereuse efficacité qu'on lui connaît aujourd'hui. À preuve, à ses débuts, qui furent des triomphes, les journaux et la radio ne s'occupaient pas d'elle. Aucun coup de pouce de ce côté. La sympathie populaire lui fut acquise sans publicité... Sa publicité fut celle que lui firent les gens de la rue, dans la rue, dans les tramways, dans les cafétérias, dans les magasins de 23 musique, dans les parties de cartes, dans les trains, dans les petits hôtels de campagne où s'arrêtent les commis‐voyageurs, apportant les dernières nouvelles de la ville et d'ailleurs.... Une énorme vague de sympathie balaya toute la ville, déferlant sur les campagnes, inondant la province, de la Gaspésie à l'Abitibi. La tradition orale commençait : "As‐tu entendu la mère Bolduc ?" "Oui, mais tu connais pas la dernière, tu sais, ça s'appelle..." "J'ai entendu un disque d'une bonne femme, hier, en passant près d'un magasin, sais pas qui elle est, mais faut que tu entendes ça, il_ n'y a personne qui chante comme elle... c'est fou comme de la m..." "Mais je la connais, c'est la Bolduc !" "Monsieur, vous avez le dernier disque de Mme Bolduc ?" "Je regrette, Madame, tous vendu... Nous en attendons cinquante..." "Si tu vas vendre tes poules au Marché Maisonneuve, informe‐toi donc, des fois que la Bolduc chanterait ce soir‐la, ça vaudrait la peine de rester en ville..." "Te souviens‐tu, son père était menuisier à Newport, c'est elle, ben sûr..." "Regarde la grosse Mary qui travaillait à la manufacture avec nous autres..." "Achète des aiguilles, y en reste plus, si mon oncle venait à soir, on pourrait lui faire entendre des chansons de la Bolduc, y aimerait ça, je suis ben sûr..." Et ça ne finissait plus... Et ça n'est pas encore fini... Vingt ans après. Chapitre IX - Pa-par-lan-di-dil-di-dou...
Arrêtons‐nous un instant sur une Mary Bolduc au début d'une carrière qui s'annonce phénoménale. 24 Ses premiers disques ont été publiés. En fait, on se les arrache. Ses premières représentations en public ont été autant de succès éclatants. Ça va bien et ça ira encore mieux dans les dix années à venir. Qu'est‐ce qui lui assure de tels succès ? Après tout, on a déjà entendu des violoneux, des chanteurs du bon vieux temps avant elle... Qu'est‐ce qu'elle apporte de neuf qui remue les foules à ce point ? Qu'est‐ce qu'elle a donc de si sensationnel que son nom circule dans tous les quartiers de la ville comme une traînée de poudre ? Les gens ne savent rien de sa vie privée. Qui elle est, d'où elle vient, cela ne compte pas. Connaîtrait‐on même les détails de sa rapide et étonnante ascension vers la popularité que cela ne suffirait pas à expliquer le succès que l'on sait. Montréal en a vu bien d'autres. Voyons. Où sommes‐nous ? Dans une petite salle paroissiale : colonnes de fer, chaises pliantes, rideau de scène multicolore et d'un goût douteux. La salle est pleine, "pactée noir", pour reprendre le commentaire éloquent d'un brave concierge d'une haute école qui voulait annoncer au digne conférencier du soir, Jacques Maritain, que la salle était pleine. "Pactée noir"... Rideau. Une belle et plantureuse dame en perruque blanche et grande robe noire est devant vous, harmonica en main. [Voir photo hors texte.] Les yeux s'écarquillent. Bon ! Un petit air, de musique à bouche. Les oreilles se dressent. Bon ! Puis la belle et plantureuse dame ouvre la bouche. Elle chante. La salle écoute, mais ça commence à grouiller autour de vous. Premier couplet. Puis vient le refrain. Stupeur ! La dame ne chante plus mais se lance dans une litanie de voyelles et d'onomatopées accrochées à la queue‐leu‐leu dans un ordre défiant toutes les lois de la prononciation et de la diction et atteignant à un comique d'un effet irrésistible. On se tord ! "Essayez d'en faire du pareil !" 25 "On n'a pas idée !" "C'est crevant !" "C'est impossible !" Impossible est le mot. On n'a jamais entendu ça ! Et ça continue. Le deuxième couplet suit. L'histoire de la chanson se précise. L'histoire, un incident plutôt un petit incident saugrenu raconté avec des mots de la rue, avec des mots de ruelle et de fond de cour, et développé avec un luxe d'observations et de comparaisons qui rejoignent ce qu'il y a de plus réaliste et de plus prosaïque chez les bons spectateurs, en passant par les bretelles, le clou au mauvais endroit, le dentier et le fond de culotte percé... Impossible d'avoir tant de désinvolture, de sans‐gêne. "V'la enfin quelqu'un qui chante comme on parle !" Et le turlutage reprend et un autre, couplet... Et donne‐z‐y, encore, encore ! Et on se regarde, on rit, on crie, on chantonne, on reconstruit la chanson, on s'essaie de turluter. Impossible ! Mais elle, elle est là pour ça. "J'te crée, Médée !" Et ça recommence. La bonne humeur, les grosses manières toutes crues, un langage direct, simple, toutes les couleurs des cordes à linge de faubourg, la revanche des petites gens sur les beaux esprits, sur les petits bourgeois, le bon sens de gens pétant de santé avec des joues rouges comme des pommes Fameuse, un pied de nez polisson mais sans malice aux personnes bien élevées qui prononcent le mot de Cambronne avec un "e" au lieu d'un "a", l'irrespect des gamins qui plantent des moustaches farfelues sur les visages respectueux des personnages officiels dans les livres et les journaux... C'est peut‐être cela et bien d'autre chose encore. 26 Une petite histoire, avec des rappels des petits malheurs de la journée, plus drôles que tristes, avec des évocations de gestes que chacun reconnaît, replace avec plaisir dans sa vie de tous les jours : On a une épidémie, Car tout le monde sont grippés Tous les magasins de 15 cents Font de l'argent comme de l'eau, Des mouchoirs c'est à la douzaine Pour... leurs rhumes de cerveau. Un petit gin pi du citron Avec ça vous allez suer Évitez les courants d'air Pour pas mourir les quatre pattes en l'air. Tout cela sur un petit air effronté, effrontément simple, qui revient de couplet en couplet, insidieux et traître, une rengaine qui n'a ni peur ni honte d'être une rengaine, un air joyeux, vigoureux, carré, qui vous met aussitôt dans le bain et par‐pan‐lan‐dil‐di‐dou et toujours le turlutage qui revient. Qu'est‐ce qui nous étonne le plus dans ce fameux turlutage ? L'abondance et la richesse des sonorités ou la précision extrême, mécanique du déroulement de ses par‐par‐lan‐dil‐di‐dou ? Charles Trenet expliquait ainsi à ses admirateurs, à travers le monde, ce qu'est le turlutage Bolduc. "Son turlutage, disait‐il, consiste à rouler sa langue dans sa bouche en la faisant claquer contre son palais... ce qui produit des sons assez amusants, assez inattendus même, qui font des variations toujours très heureuses autour du thème des mélodies, qu'elle interprète." Mais le turlutage ni ne s'écrit ni ne s'explique. Turlutage, ritournelle joyeuse, petite histoire folichonne, tout cela faisait les chansons qui firent exploser la province dans un immense éclat de rire, dans un soulagement bienfaisant des frustrations séculaires qui risquaient de nous figer, de nous étouffer une fois pour toutes. Au Brésil, au temps du Carnaval, les Cariocas inventent des chansons qui disent leurs joies et leurs tourments. Pour les pauvres nègres des Bidonville de Rio, écrire une chanson est encore la meilleure façon d'adresser une supplique à Monsieur le Préfet : "On n'a pas d'eau, on n'a pas d'électricité, s'il vous plaît, Monsieur le Préfet, pensez à nous"... Et pendant trois jours, des centaines de milliers de Cariocas ivres de musique vont hurler cette chanson‐supplique et vont par le fait même oublier un peu de leur misère. 27 Ici c'est la crise. Nous n'avons pas de Carnaval et notre respect humain nous interdit les manifestations, les revendications en masse... C'est une femme de la rue Panet, Mary Travers devenue Madame Edouard Bolduc, qui ouvre la bouche pour se faire l'interprète des petites gens dans la misère, des familles vivant de la charité publique : Maintenant on voit les chômeurs s'en allant tout en file Pour raconter tous leurs malheurs à l'hôtel de ville Pour chanter la "misère de petite vie" et ça fait du bien, ça décante l'amertume et "on n'est pas tout seuls, y en a des milliers comme nous..." Loin de moi de vouloir diminuer la spontanéité des admirateurs de Madame Bolduc d'alors en trouvant des motifs à leur admiration. Pas question. En écoutant une chanson, on éclate, on saute, on se tord... on n'explique pas. Mais depuis que les grands philosophes ont tenté d'expliquer le rire... et puisque Madame Bolduc l'a provoqué ce rire avec tant de facilité et avec tant de succès, il fallait bien en parler un peu. C'est fait. Chapitre X - Perruque blanche et musique à bouche
Lorsque sortent les premiers disques de Madame Bolduc, Montréal, la Province, le pays tout entier, l'Amérique du Nord, quoi ! est en pleine crise. Les deux mots que l'on entend le plus souvent sont "secours directs". Les faillites se bousculent, les fortunes se perdent à longueur de journée, des commerçants hier encore prospères, des professionnels ruinés font aujourd'hui la queue à la Soupe. Malgré tout, les gens vont au cinéma, le cinéma qui parle et qui chante avec Maurice Chevalier, Jeannette Macdonald, Al Jonson, Irène Bodoni, Bernice Claire, Alexander Gray, George Bancroft... Ils écoutent aussi la radio, ils achètent des disques. Le succès des disques venait à point, car le chef de la famille Bolduc était toujours sérieusement malade. Les disques se vendant bien, la réputation de la chanteuse grandissait rapidement. Très vite, Madame Bolduc se mit à recevoir des invitations pour aller chanter, turluter, jouer de la musique à bouche dans les soirées du bon vieux temps, dans les salles paroissiales, à la radio, même dans les théâtres qui présentaient un spectacle sur la scène, le vaudeville étant alors fort à la mode. Et la machine tournait. Automatiquement. Plus elle chantait en public, plus on la connaissait ; plus on la connaissait, plus on achetait de ses disques et plus encore on voulait l'entendre en personne... Et tourne et tourne la machine. 28 On allait au Marché Maisonneuve, au Monument National, dans les salles paroissiales, l'applaudir et la réclamer encore et encore. Comment présentait‐elle son numéro ? Représentez‐vous une femme très forte, de très belle stature, costume du Bon Vieux Temps, perruque blanche, qui s'avance sur la scène, très droite, très digne, une musique à bouche à la main. L'idée de la perruque blanche correspondait probablement au tableau qu'on se faisait alors de la chanteuse typique des soirées de bon vieux temps. La perruque blanche devait inconsciemment être associée au respect des choses du passé, de la tradition, surtout dans un pays comme le nôtre où l'on a si longtemps, et même encore aujourd'hui, cherché à édulcorer notre folklore et à nous faire croire que tous nos ancêtres étaient des saints. Au fond c'est un peu drôle de penser que Madame Bolduc poussait des chansons aussi folichonnes que les siennes dans un attirail aussi respectable et aussi respectueux. Conversation de l'auteur avec Mesdames Ouellette et Lefrançois, filles de Madame Bolduc : ‐ Au début de sa carrière, comme vous savez, elle portait le costume du bon vieux temps et la perruque blanche. C'est de là que les gens ont toujours pensé notre mère beaucoup plus vieille qu'elle était... En réalité à cette époque, à ses débuts, elle n'avait que trente‐six ou trente‐sept ans. Ensuite, pendant les six, sept dernières années, elle s'est toujours présentée sur la scène sans perruque, mais avec une grande robe de soirée, allant jusqu'à terre. Savez‐
vous à qui elle pouvait faire penser ? Si vous avez déjà vu Kate Smith, bien nous autres, on ne peut pas la regarder chanter, ça nous rappelle trop maman. C'est extraordinaire, c'est tellement maman : la stature, la grandeur, la mime qu'elle a quand elle chante, la pose.., c'est une réplique, exactement comme notre mère, elle lui ressemble comme deux gouttes d'eau. Voilà pour le costume. Quant au numéro proprement dit, il se déroulait, semblent‐il, d'une façon ce qu'il y a de plus simple. Le vrai spectacle était dans les chansons mêmes et non dans la personne. Si l'on en croit ceux qui l'ont vue sur la scène, elle n'avait pas beaucoup de présence : ‐ Gesticulait‐elle beaucoup ? ‐ Oh non, pas du tout. ‐ Elle battait la mesure au moins ? ‐ À peine, seulement avec un doigt sur sa musique à bouche, et puis là encore c'était probablement parce qu'elle avait le trac... ‐ Donc, tout son numéro se déroulait sans aucun jeu de scène ? 29 ‐ C'est ça, sans se déplacer du tout. Elle tenait sa musique à bouche comme cela et chantait en se tenant toute droite. D'abord, elle avait toujours le trac... elle était terriblement effacée et vraiment très gênée.., mais elle était très fière, très aussi, très orgueilleuse aussi, c'est sûrement pour ça qu'elle se tenait si droite en scène, peut‐être de peur de faire des mouvements qui n'auraient pas été bien... Son numéro fini, elle rentrait à la maison. Elle se maquillait et se démaquillait à la maison. ‐ Pendant le turlutage, était‐elle aussi figée ? ‐ Pendant le turlutage, là, elle souriait. ‐ Comment se faisait‐elle accompagner ? ‐ La plus vieille des filles, chez nous, Denise, l'accompagnait au piano. ‐ Est‐ce qu'elle jouait de la musique à bouche ? ‐ Ah ! je pense bien. Elle avait une très grande musique à bouche et ça impressionnait beaucoup les gens. Dans ce temps‐là, c'était rare de voir des musiques à bouche aussi longues et aussi complètes. ‐ Quand jouait‐elle de cet instrument ? ‐ Au début de la chanson, la plupart du temps, souvent entre les couplets et aussi à la fin bien entendu. ‐ On nous a raconté quelque chose... à l'effet qu'un jour votre mère n'avait personne pour l'accompagner et qu'elle s'est servie de disques qu'elle avait déjà enregistrés... comme on fait au cinéma, avec le système qu'on appelle playback... Vous savez, elle aurait laissé commencer l'accompagnement, puis se serait mise à prononcer les paroles au moment même où on pouvait les entendre sur le disque... Et on dit que personne ne s'en était aperçu... ‐ Je ne sais pas qui vous a conté cela, mais c'est impossible. Pour plusieurs raisons. D'abord, Denise était toujours disponible pour l'accompagner au piano puis même si elle n'avait pas été là, au fond maman pouvait s'accompagner elle‐même avec sa musique à bouche, alors pourquoi aller prendre un disque... Je ne dis pas qu'elle n'aurait pas pu le faire, même si ça a l'air un peu difficile ce que vous dites là, mais vraiment ce n'est pas arrivé. ‐ Bon, la chose nous paraissait amusante, c'est tout. Et quelle était la réaction de l'auditoire ? ‐ Après chaque chanson, c'était le plafond de la salle qui descendait... et pensez, son numéro durait souvent deux bonnes heures... Les gens ne voulaient plus la laisser partir. Quand elle 30 faisait mine de se retirer, les gens montaient sur la scène... Ils criaient, lui donnaient des fleurs, ça n'en finissait plus... ‐ La salle était toujours pleine. ‐ À craquer, sans exagérer... ‐ Quel étalt le prix d'entrée ? ‐ À la campagne, dans ses tournées, elle demandait cinquante cents et souvent un dollar. ‐ À Montréal... ‐ En ville, les prix étaient de cinquante, soixante‐quinze cents et un dollar. Elle demandait plus cher que les autres, et pourtant la salle était toujours comble. ‐ Vendait‐elle ses disques dans la salle ? ‐ Non, elle vendait ses chansons imprimées, la musique en feuille. Habituellement, les artistes demandaient dix cents pour les chansons‐programme, mais elle, elle a toujours obtenu vingt‐
cinq cents. ‐ Et le succès est vraiment venu, comme ça, si vite, du jour au lendemain ? ‐ Oui vraiment, d'une semaine à l'autre elle était lancée. ‐ À quoi attribuez‐vous ce succès ? ‐ Voyez‐vous, maman, même si elle était très gênée, était une personne très gaie... Alors toutes les choses tristes de la vie, elle savait en rire mieux que les autres, je suppose... Et puis comme c'était une période bien sombre de la vie, eh bien ! ça faisait rire les gens, ça leur faisait du bien... C'est ce qui l'a lancée définitivement, parce que, voyez‐vous, elle n'a jamais été amateur de sa vie, elle a été lancée vedette du jour au lendemain. Chapitre XI - La Bolduc en tournée
Devant le succès énorme des disques et des représentations théâtrales à Montréal et dans la banlieue, Madame Bolduc pensa à organiser des tournées dans la Province. C'était inévitable. La Métropole alimente la Province. Ce qui réussit à Montréal, dans le domaine du spectacle, ne réussit pas toujours à coup sûr dans les campagnes, ce serait trop beau, mais dans le cas de 31 Madame Bolduc, il n'y avait aucun doute que la Province marcherait, emboiterait le pas et à vive allure. Jusqu'à sa mort, en 1941, elle visita tous les coins du Québec, de la Gaspésie à l'Abitibi, elle se rendit même très souvent en Ontario, dans les Maritimes et aux États‐Unis, en Nouvelle‐
Angleterre, déroulant ses turlutages dans les salles paroissiales, dans les petits théâtres, n'importe où pourvu qu'on pût asseoir des gens et qu'il y eût une estrade avec un piano et assez d'espace pour installer des éléments de décor. À cause de ces tournées, elle s'absentait trois mois sur douze. Elle en revenait avec une grosse sacoche en cuir remplie de pièces blanches que les enfants réunis autour de la table comptaient et recomptaient dans la joie. Ces tournées n'étaient pas une petite affaire, D'abord il fallait les préparer. Les gens du métier savent ce que c'est, mais le public ignore la plupart du temps le travail énorme qu'une tournée exige et la quantité étonnante de détails matériels à régler. Madame Bolduc portait à la préparation de ses tournées un soin minutieux, allant elle‐même, grimpée sur le toit de l'auto ou de la remorque, ‐ poser les affiches sur les poteaux ou les murs d'immeubles, distribuer la réclame aux enfants à la sortie des écoles, louant les salles, faisant le tour des magasins pour trouver les accessoires nécessaires à la mise en scène et qui ne se trouvaient pas toujours dans les salles paroissiales, et quoi encore... En femme qui fait bien son boulot, elle voyait à tout, ne laissant rien au hasard. Elle voyageait presque toujours en auto, avec remorque pour les affiches, les malles à costumes, les décors, les accessoires. La troupe comprenait, en plus de la vedette, l'aînée servant comme pianiste accompagnateur et de nombreux artistes bien connus alors du public de music‐hall. On y voyait Ti‐Zouze, père et fils, la Poune, Raoul Léry, Paul Foucreau, Jean Grimaldi, Manda, Pit Bouchard, Simone de Varennes ‐ et j'en oublie ‐ dans des numéros de chant, de danse et dans des sketches dramatiques ou comiques. Il semble que Madame Juliette Béliveau et Monsieur Ovila Légaré aient aussi, à l'occasion, fait partie de certains spectacles. On raconte que Madame Bolduc, avec ses six pieds [1 metre quatre‐vingt‐deux] et ses cent quatre‐vingt livres [quatre‐vingt‐deux kilos], obtenait un succès boeuf et faisait se déchainer la salle par le seul fait de porter la minuscule Madame Béliveau sur son dos. 32 À ce sujet, rappelons que notre chanteuse était douée d'une force herculéenne. Certains acteurs de tournée auraient gardé, dans le temps, un bien mauvais souvenir de pots de "cold cream" d'une livre reçus pan ! dans l'oeil pour avoir parlé ou agi dans un sens qui ne plaisait pas particulièrement à la Patronne. Il n'était pas rare aussi, dit‐on, que d'un coup de rein elle sortit l'auto ou la remorque embourbée dans des ornières sur les mauvaises routes de campagne. Les premiers essais de tournée eurent lieu à Hull et dans la région. La première véritable tournée dura près de six mois, pendant lesquels la troupe donna des représentations à Québec, sur la rive Sud, dans la Gaspésie, au Nouveau‐Brunswick et sur la Côte Nord. Cette tournée, cependant, n'était pas organisée par Madame Bolduc elle‐même. Elle était bien la vedette de la tournée, mais toute l'affaire dépendait de Madame Caroline (Juliette Dargère) qui, à Québec, dirigeait les destinées du théâtre Arlequin. Sur l'invitation de celle‐ci, Madame Bolduc se rendit à Québec. Des représentations eurent lieu à l'Arlequin, puis la troupe se mit en route. Les acteurs, avec leurs valises, se tassèrent dans une seule voiture conduite par un chauffeur engagé spécialement pour la tournée. La petite troupe comprenait : Caroline, Madame Bolduc, Simone de Varennes, Raoul Léry et Paulo Nantel. Madame Simone de Varennes qui fit, par hasard, la première et la dernière tournée (en Abitibi) de Madame Bolduc nous a donné de précieux renseignements sur ce genre d'activité théâtrale qui s'appelle la tournée en province, un genre un peu spécial mais qui a eu beaucoup d'importance ici et qui d'ailleurs en a encore beaucoup. Qu'on essaie d'imaginer une tournée théâtrale dans le Québec ou n'importe où au Canada, en 1931. Des comédiens ambulants avec pour seuls bagages leurs vêtements, leurs chansons et leurs sketches comiques ou tragiques. Roulant sur des routes poussiéreuses ou défoncées par les pluies, s'arrêtant de ville en ville, jouant le soir et repartant le lendemain matin, souvent même tout de suite après la représentation, selon la distance à parcourir. Dans ce temps‐là, on n'avait pas grands moyens de publicité ; c'est plus tard seulement que Madame Bolduc, dans ses propres tournées, pensera à coller des affiches. Le meilleur moyen de publicité, c'était encore Monsieur le curé qui annonçait la visite de la troupe, de la chaire, le dimanche précédant l'arrivée des acteurs. Au fond, cela faisait son affaire : il recevait une partie des recettes. Puis, des acteurs de Montréal et de Québec, c'est tout de même des gens avec qui on peut parler, se divertir un peu... De véritables saltimbanques, voilà ce qu'ils étaient, vivant au jour le jour, dans l'espoir d'une bonne salle, d'un bon repas, d'une chambre d'hôtel convenable, vivant collés les uns aux 33 autres, partageant leurs humeurs, leurs mesquineries professionnelles et personnelles, leurs joies, leurs peines, leurs déceptions. Une vie avec tour à tour des moments affreux et des moments agréables. Pour une Gaspésienne de la Baie des Chaleurs, devenue Montréalaise, mais au fond restée et bien restée Gaspésienne, c'est‐à‐dire naïve et, disons‐le, paysanne, c'était un changement, de vie vraiment radical. Elle s'y fera, non sans heurt, sans incident, mais elle s'y fera, acquérant son métier de semaine en semaine et s'adaptant quand même assez vite à cette nouvelle existence pour le moins inattendue. Dans sa famille, on ne prisait pas beaucoup de la voir "monter sur les planches et courir les routes en chantant". A Matane, elle dut quitter la troupe pendant trois jours et revenir à Montréal pour calmer une voix outragée et intempestive. Avec son humeur joviale, avec sa bonne santé, elle tint bon et rejoignit la troupe. Il y avait tout à lui apprendre, non seulement la façon de se tenir en scène, ‐ elle était très gênée, ‐ mais aussi la façon de s'babiller. À Edmunston, dans le Nouveau‐Brunswick, on finit par la convaincre de quitter ses vêtements plutôt grossiers et de me procurer des robes qui l'avantageaient, qui allaient un peu mieux avec son rôle de vedette de la troupe. On passa de l'autre côté de la frontière, dans le Maine, à Madawaska, et elle fit peau neuve. Dans les premières semaines de la tournée, elle allait se coucher aussitôt la représentation finie. Jaquette en tissu grossier, prière au pied du lit, puis le sommeil des bienheureux. Les camarades de la troupe, eux, s'attardaient dans le salon de l'hôtel, causaient, parlaient du lendemain, rêvaient ou pleuraient sur un petit verre réconfortant. Dans le monde entier, les acteurs mangent et boivent après la représentation, cela va de soi. Peu à peu, notre chanteuse en vint à changer ses habitudes et finalement priser cette heure de détente avec les camarades après le spectacle A la fin de la tournée, c'était elle qui parlait le plus et se couchait la dernière. D'ailleurs, elle parlait, elle chantait, elle riait tout le temps. Elle chantait en se couchant, elle chantait en se levant. Et de bonne humeur toute la journée. Dans l'auto, sur les routes, elle chantait ou jouait de la musique à bouche sans interruption. On m'appelle ma tante Eva Et que j'ai le sorcier dans le çorps Quand j'commence à turluter Y a pu moyen de m'arrêter A la fin de la première tournée, elle était devenue une vraie routière. *** La plupart du temps, on donnait les spectacles dans les salles paroissiales. En 1931, sur la rive Sud, dans la Gaspésie et sur la Côte Nord, les théâtres ne se comptaient pas par dizaines. 34 Il arrivait même qu'il n'y eût pas de salle paroissiale. On s'arrangeait comme on pouvait, à la bonne banquette, et tout le monde repartait content. À Shelter Bay, sur la Côte Nord, dans la salle mise à leur disposition, les acteurs ne pouvaient même pas compter sur une estrade. On réunit deux tables de pool, on mit un rideau devant, et voilà, la scène était créée. À Shelter Bay, comme à d'autres endroits, les gens apportaient leurs chaises. Même en payant un dollar d'entrée, ceux qui n'avaient pas de chaises s'assoyaient par terre. Ou bien alors, on apportait deux madriers qu'on faisait reposer sur deux chaises et cela faisait un banc pour plusieurs spectateurs. Le spectacle était présenté par Raoul Léry. En quoi consistait‐il ? Il y avait bien un peu de tout. D'abord, des petits sketches comiques : Ramasse mon vieux chapeau ; J'te parie qu't'as pas une chemise comme la mienne ; La paire de bas ; Sors les meubles, rentre les meubles. Les habitués du National, à Montréal, et de l'Arlequin, à Québec, sont familiers avec ce genre de comédies. Caroline chantait et jouait, de même que Paulo Nantel et Simone de Varennes. Nantel chantait les succès français du jour, chansons sentimentales du genre L'épervier ; Simone de Varennes chantait Ah la jolie aventure, La petite mascotte. On donnait aussi un drame : Vieillir c'est souffrir. Le numéro de Madame Bolduc venait à là fin, c'était le clou du spectacle. Elle chantait plusieurs de ses créations dont : Les maringouins, Ça va venir, découragez‐vous pas, Le R‐100, Les agents d'assurances, etc. Madame Simone de Varennes qui a fait tant de tournées avec Madame Bolduc, a eu la gentillesse de nous envoyer de son lit d'hôpital des souvenirs de la première tournée de Madame Bolduc sur la Côte Nord. Ces lignes nous éclairant davantage sur quelques traits bien particuliers du caractère de notre chanteuse, nous sommes heureux de les publier en priant Madame de Varennes d'accepter nos remerciements les plus sincères. "Vers le début de juillet 1931, nous étions à bord du Marco Polo en route pour la Côte Nord. "Nous étions partis (de Matane) dans l'après‐midi à la tombée de la nuit. Il y avait tellement de brouillard que nous fûmes bien vite obligés de jeter l'ancre près du phare de l'Ile aux Oeufs. "Nous descendîmes au phare et pendant toute la soirée Madame Bolduc égaya le gardien ainsi que sa famille avec ses chansons et sa bonne humeur. "En revenant sur le bateau, Madame Bolduc dit au capitaine Fournier qu'elle aimerait bien voir une belle tempête sur le fleuve Saint‐Laurent. 35 "Son voeu fut exaucé le lendemain, au réveil. J'occupais la même cabine qu'elle. Le bateau roulait et tanguait tant et plus. Le capitaine nous dit plus tard qu'il n'avait pas vu une telle tempête sur le fleuve depuis des années. Madame Bolduc en voulant se lever tomba dans mon lit, sur moi ! Il fallut un autre coup de roulis pour la faire retourner dans le sien. "Ensuite, nous étant habillées avec peine, nous descendîmes dans la salle à manger. Le "rack", pour empêcher les assiettes de se balader, était sur la table. Madame Bolduc était ravie de cette tempête, elle riait, elle s'amusait... M. Raoul Léry ne prit que quelques bouchées et quitta vivement la salle. Il ne restait bientôt à table que Paulo Nantel, Madame Bolduc et moi‐
même. "Comme le capitaine m'avait avertie qu'il fallait rester au grand air pour éviter le mal de mer nous montâmes sur le pont. Mais il pleuvait. Le capitaine nous invita alors à le rejoindre au poste de timonnerie, là où il se tenait pour conduire le bateau. Madame Bolduc était plus gaie que jamais et riait des autres qui avaient le mal de mer, en disant que cela ne pouvait lui arriver à elle. A la demande du capitaine, elle sortit sa musique à bouche et se mit à chanter. Juste au moment où elle prononçait les mots de sa chanson à succès Ça va venir pis ça va venir, elle se mit à pousser tout le monde, s'éloigna en vitesse en disant : "C'est venu correct"... et elle rentra dans sa cabine d'où elle ne sortit plus de tout le voyage... J'ai attrapé le mal de mer Que j'en voyais pas clair. Les poissons que j'avais mangés En n'ont profité pour se sauver. "Dans ce temps‐là, pour avoir le droit de jouer sur la Côte Nord il fallait un permis de la compagnie de papier. Madame Bolduc descendit à terre avec M. Léry sachant bien pourtant que le permis c'était pour les femmes. (C'était en 1931). Qu'est‐ce qu'elle a bien fait à terre, je l'ignore mais elle réussit à nous faire admettre. "Les bûcherons descendaient du bois ; aussitôt après notre départ le bateau repartit donc pour Sept‐I1es. Nous étions à Shelter Bay. De cette façon, nous avons retenu ces gens pour trois jours, il faut vous dire que nous étions au pourcentage avec la compagnie. Bref, cela arrangeait les choses pour tout le monde. "Nous habitions à l'hôtel de la compagnie. Nous étions reçus comme des rois. Les gens du village étaient aux oiseaux. Nous changions le programme des représentations chaque soir puisque nous avions toujours le même public. Les gens de la place n'étaient pas très riches et pas très nombreux d'ailleurs, c'était surtout les bûcherons qui venaient nous voir et nous applaudir de grand coeur. "Après les trois jours, nous devions nous rendre aux Sept‐Iles, le bateau emmena donc tout le monde, c'est‐à‐dire les mêmes bûcherons qui avaient assisté à nos représentations. Simple coïncidence ou simple question d'argent, nul ne pouvait le dire. 36 "Nous finissions de faire le tour de la Gaspésie. Nous étions à Matane. Ayant appris que le Marco Polo était au large et qu'il ne pourrait accoster à cause de la marée qui était basse, Madame Bolduc décida d'aller à bord saluer le capitaine. Elle prit place dans une barque qui avait déjà à son bord des femmes et des enfants. Le type qui conduisait la barque, distrait peut‐être par la présence de Madame Bolduc, n'était pas beaucoup à son affaire, toujours est‐
il que notre embarcation frappa un rocher à fleur d'eau et nous voilà immobilisés entre le quai et le bateau. Minutes d'affolement, les femmes se mirent à crier, les enfants à pleurer. Du quai et du bateau on se rendit compte de notre embarras et on nous envoya de l'aide. J'essayai de calmer les gens, en attendant, mais Madame Bolduc ne faisant ni une ni deux sortit sa musique à bouche de sa bourse et debout dans la barque se mit à chanter à tue‐tête. Le secours arriva enfin, et nous mîmes pied sur le Marco Polo. Madame Bolduc continua à jouer et à chanter mais elle avait des sanglots dans la voix. Il me fallut la rassurer, lui dire que le danger était disparu. Alors elle pleura quelques minutes puis repartit de plus belle à chanter. "Durant le voyage de retour, elle se tint debout dans la barque, chantant à pleins poumons. "Sur le quai de Matane notre mésaventure faisait déjà les frais de la conversation. Rendus au quai les gens nous entourèrent. Madame Bolduc fut acclamée et encore une fois elle dut chanter pour tous les curieux réunis sur le quai. "Après, tout le monde reconnaissait que s'il n'y avait pas eu de panique à bord de la barque échouée sur les rochers, c'était grâce à Madame Bolduc, à ses chansons et à sa gaité." Simone de Varennes. *** La dernière tournée de Madame Bolduc eut pour décor l'Abitibi. La troupe du National l'accompagnait, c'est‐à‐dire La Poune (Mme Rose Ouellet), Mme Petry, Simone de Varennes, Paul Desmarteaux et Georges Leduc. La chanteuse, solidement établie comme la chanteuse la plus populaire du Canada français, était toujours aussi joviale et dans la voiture elle joua de la musique à bouche jusqu'à casser les oreilles de ses camarades. Seulement elle était condamnée par les médecins ; elle le savait mais n'en parlait à personne. Elle était devenue une vraie "professionnelle" et pour rien au monde elle n'aurait voulu manquer une représentation, une tournée. Simone de Varennes lui faisait ses pansements chaque soir et c'est avec le même dynamisme, le même entrain qu'elle poussait ses joyeux refrains pour la plus grande joie des spectateurs. 37 Les tournées qui lui procuraient sans doute le plus de plaisir étaient celles qui lui faisaient parcourir la Gaspésie. Sur toute la péninsule, c'était un triomphe répété de jour en jour, d'un village à l'autre. Les Gaspésiens retrouvaient une des leurs et réclamaient à grand cris "La petite Marie" devenue cette belle chanteuse imposante qui faisait parler d'elle à travers tout le pays. Elle profitait toujours de son passage en Gaspésie pour y prendre quelques jours de repos, pour visiter ses parents vivant encore à Newport, aller en mer, pêcher la morue, et aussi, ‐ ne perdant jamais le Nord, ‐ pour écrire des chansons nouvelles basées sur ses expériences les plus récentes. Dans la chanson La Gaspésienne pure laine, écrite en 1934, et manifestement pour célébrer le quatrième centenaire de l'arrivée de Jacques Cartier au Canada, son amour de la Gaspésie, son pays natal, éclate à chaque ligne. La Gaspésie c'est mon pays, j'en suis fière, je vous le dis C'est ici que Jacques Cartier sur nos côtes planta la croix France, ta langue est la nôtre et on la parle comme autrefois Si je la chante à ma façon, j'suis Gaspésienne, et j'ai ça de bon. Je suis Gaspésienne, mes bons amis Et quand je suis loin, je m'ennuie, L'on voit partout sur les quais les bateaux et les filets Qui s'en vont à la drive vers les deux heures du matin Pour aller pêcher du squid pour la bouette du lendemain I‐youp I‐youp mon gars, ça mord‐tu dans ce coin‐là ? I‐youp I‐youp mon gars, ça mord‐tu ou ça mord pas ? Dans les familles gaspésiennes, des petits pêcheurs il y en a On n'a pas ça à la demi‐douzaine, mais deux à la fois ça finit là Mes bons amis, j'ai cinq filles et sept petits gars Et pour peupler le Canada les Gaspésiennes sont un peu là. On voit que les termes utilisés par les pêcheurs lui étaient familiers. La drive, le squid, la bouette... on aura compris qu'il s'agit d'une pêche spéciale qui se fait la nuit : les pêcheurs se laissent driver, dériver et pêchent le squid, la seiche, qui constitue la bouette, c'est‐à‐dire les appâts pour la vraie pêche à la morue du lendemain. Nous reviendrons sur ce sujet un peu plus loin et nous verrons comment dans une autre chanson, La morue. Madame Bolduc utilise les termes de pêcheurs et de mer à la va comme ça vient, sans aucun souci d'exactitude. Madame Bolduc fait allusion à ses tournées dans plusieurs de ses chansons. Étant allée sur la côte Nord, elle en revient avec ceci : J'ai traversé la côte Nord 38 Je me suis fait brasser le corps Comme une patate dans un sabot Sur le bateau Marco Polo. Et ailleurs : Depuis l'hiver dernier J'ai fait plusieurs comtés J'ai chanté ici et là Dans notre beau Canada. Turlutage On m'a fait passer pour morte et aussi emprisonnée C'est que j'ai pas voulu me laisser encorner. Et ça continue : Ceux qui m'entendent chanter Viennent toujours me féliciter Me disant de faire mon chemin Et de laisser faire les bons à rien. Trois mois par année, elle parcourait donc une grande partie de la Province, visitait les centres canadiens‐français du Nord de l'Ontario et des Maritimes et se rendait même dans les agglomérations franco‐américaines de la Nouvelle Angleterre. Aux États‐Unis, principalement dans le Massachussetts et dans le New Hampshire, elle était fort en demande. Les Canadiens récemment installés "aux States" lui étaient d'avance tout gagnés, et, paraît‐il, bon nombre d'Américains nature se rendaient aux spectacles. Sans rien comprendre aux mots des chansons, ils se laissaient facilement prendre par le rythme endiablé dont presque toutes les chansons bolduciennes sont marquées. Dans une chanson, Les colons canadiens, qui est loin d'être une de ses meilleures, Madame Bolduc parle de ses voyages en Ontario : En voyageant en auto Dans la province d'Ontério [sic] J'ai écrit quelques refrains Pour vous mettre le coeur en train Laissez‐moi vous dire d'abord Que j'ai fait bien des efforts Et en disant Kapuskassing J'me suis mordu les babines 39 Et la chanson se poursuit avec une petite leçon de morale ni drôle, ni pittoresque, comme il y en a malheureusement trop dans la production de notre chanteuse. Au cours d'une tournée en Ontario, elle arrête à Callender, village désormais célèbre où sont nées les jumelles Dionne. A ce moment, l'événement était encore tout chaud, tout neuf. Le mystérieux et le sensationnel entouraient encore le village, la maison Dionne, la famille et les cinq bébés qui n'en demandaient pas tant. On n'était pas facilement admis à voir les enfants ou les parents. Mais Madame Bolduc n'était pas n'importe qui, son nom était un véritable passe‐partout. Madame Dionne la reçut chaleureusement, lui fit faire le tour de la maison et la rencontre des deux femmes célèbres se termina dans la joie, l'admiration mutuelle, les petits biscuits et le thé avec lait et sucre. Notre chanteuse fit une chanson sur Les jumelles Dionne. La chanson devint très populaire, on la demandait partout, surtout dans les campagnes. Avouons franchement que la chanson des jumelles n'est pas très intéressante. On y apprend que pour la chose, les Canadiens sont un peu là, ce que nous savons tous pertinemment. Chapitre XII - "Rien de grave, stop, vois aux assurances"
Les tournées se poursuivent d'année en année avec un égal succès. De même les représentations à Montréal et à Québec. Elle chante au Monument National, au Starland, au marché Maisonneuve ; elle participe souvent à des représentations spéciales telles que les Midnite Shows données dans divers cinémas de la United et de la Confederated, comme le Dominion et autres. A Québec, elle chante à l'Arlequin, au Princesse. Elle fait aussi de la radio, principalement à C.K.A.C. pour l'émission de la Living Room Furniture. Au poste C.F.C.F. qui avait alors un certain nombre d'émissions en français, elle chante pour annoncer les cigarettes Winchester. Elle aurait aussi fait partie de l'émission Nazaire et Barnabé. 40 Dans le temps des Fêtes, certains disques se vendaient par milliers. La chanson Dans le Temps du Jour de l'An atteignit un chiffre record. Cette chanson a toujours été un de ses plus gros succès. En plus des tournées et des représentations à Montréal, il y avait toujours les enregistrements à faire et, cela va de soi, les chansons nouvelles à composer. Elle faisait ses chansons au hasard de ses occupations, Elle en écrivait même souvent la nuit. Le lendemain matin la chanson était sur la table de cuisine. "Denise tu me noteras ça, et toi Lucienne tu me la corrigeras." Elle chantonnait l'air, et Denise notait au piano. Elle a composé plus de cent chansons. Le succès n'avait pas tellement changé sa vie. Quand elle partait en tournée, elle laissait son itinéraire aux enfants, avec tous les renseignements nécessaires au cas où il aurait fallu la rejoindre d'urgence. Ce pouvait être l'adresse d'un hôtel, d'un théâtre, d'une salle paroissiale, voir même d'un presbytère puisqu'elle donnait beaucoup de représentations pour les curés. Si de petits drames survenaient dans la famille, on lui téléphonait... D'ailleurs elle‐même téléphonait à la maison presque chaque soir. Mme Bolduc a eu treize enfants, mais neuf sont morts en bas âge. Les enfants qui restent à la maison quand elle part en tournée sont Denise, Lucienne, Fernande et Réal. Les enfants, heureux, vivent dans 1e sillon glorieux de la mère. Une des filles de Madame Bolduc nous dit : "Les voisins, les amis, les enfants de nos âges rencontrés au hasard nous disaient : "C'est ta mère, Madame Bolduc ? On se faisait une gloire de ça. Maman elle c'était tout le contraire, elle ne voulait jamais en faire de cas. Ça dure encore, j'ai de amis aujourd'hui quiviennent juste d'apprendre que j'étais la fille de Madame Bolduc... Pour dire vrai, c'était une femme qui était bien effacée." Quant au père, M. Edouard Bolduc, une fois rétabli, il devint le gérant des spectacles et des tournées, tenait la caisse, voyant un peu à tout. Et la vie continuait. Tournées, spectacles, enregistrements, avec, bien entendu, toutes sortes d'incidents et aussi, un jour, un gros accident. Un jour, Édouard Bolduc, resté à Montréal pendant que sa femme "faisait" la rive Sud, reçut un télégramme : "ACCIDENT D'AUTO STOP RIEN DE GRAVE STOP VOIS AU ASSURANCES" Signé : Mary. 41 Le laconisme de ce message ne laissait pas prévoir la gravité de l'accident, mais on dut bientôt se rendre compte que c'était sérieux, et la nouvelle publiée dans les journaux alarma toute la province. Allait‐on perdre Madame Bolduc par la faute d'un stupide accident ? C'était vraiment sérieux. L'auto de notre chanteuse, suivie d'une remorque, avait été frappée de front par une voiture venant en sens inverse, conduite par un certain M. Bilodeau, de Québec, vendeur d'appareils de rayon‐X... Cela se passait sur la route entre Rimouski et le village de Sacré‐Coeur. Celui qui était alors gérant de la tournée, M. Rollin, était au volant ; il fit son possible pour éviter l'auto de Bilodeau, vira à gauche de toutes ses forces, mais l'autre au même moment décidait de faire de même... et les deux autos entrèrent en collision. M. Rollin reçut le volant en pleine poitrine. Madame Bolduc passa à travers le toit pour aller s'écraser sur la route. M. Rollin eut des côtes défoncées. Madame Bolduc eut une fracture du nez, une fracture ouverte de la jambe droite, une fêlure à la colonne vertébrale et une fracture du bassin. "RIEN DE GRAVE STOP VOIS AUX ASSURANCES." Notre amie ne perdit pas connaissance et ne poussa aucun cri de douleur. Des cultivateurs d'une maison sise en bordure de la route apportèrent de l'eau et des serviettes ; une voiture allant en direction de Rimouski atteignit enfin l'endroit de l'accident. On y monta les blessés et vite ! à l'hôpital de Rimouski. La chanteuse était dans un piteux état, mais ne disait toujours pas un mot, n'émettait aucune plainte. Elle fut admise à l'hôpital où on voulut l'administrer. "Pas de danger, la Bolduc est pas encore morte", a‐telle répondu textuellement aux bonnes soeurs remplies d'inquiétude. C'est le lendemain matin seulement qu'on lui administra les derniers sacrements. Mais la Bolduc n'était pas morte et elle n'en mourrait pas encore, en tout cas. Elle subit toutes les interventions nécessaires à Rimouski même, puis on la ramena à Montréal en train. On dut faire passer la civière par une fenêtre du train, la porte étant trop petite. L'ont coupé comme morceau de lard L'ont cousu comme un soulier de bœuf Un mois après ça le piquait dans l'estomac Ils l'ont trouvé mal amanché 42 Il avait le zipper dérenneché. Le retour à la maison (1462 rue Létourneux, dans Maisonneuve,) fut tout un spectacle pour les voisins, les curieux, alertés par l'arrivée d'une très longue et très impressionnante ambulance toute blanche de la maison Vandelac. On en sortit Madame Bolduc aux applaudissements des voisins et des passants qui, en même temps, la saluaient, lui envoyaient des mots d'amitié et d'encouragement. De sa civière, la blessée les remercia par une chanson : Ça va venir, ça va venir, découragez‐vous pas... Elle avait une jambe dans le plâtre et marchait avec des béquilles. Quand elle était assise sur son balcon, par un beau jour ensoleillé, c'est toute la rue qui la saluait, l'interpellait, lui parlait, rigolait avec elle. Quand une de ses filles se maria, vers la même époque, les célébrations allèrent bon train et jusqu'à la mère qui y alla de sa généreuse contribution avec son violon... et sa jambe dans le plâtre ! Si vous avez une fille qui veut se marier C'est à vous la bonne maman de tout lui expliquer : Faut que tu restes au logis Pour plaire à ton petit mari Tu auras de l'agrément. Plâtre, béquilles, pansements... rien ne l'empêchait de rire, de chanter, de zigonner du violon, de faire confiance en la vie. Pourtant quelque chose de beaucoup plus grave arriva qui allait, non pas ébranler son courage mais saper la base même de ce courage en apparence indomptable. Sa santé était à jamais compromise. Au cours des différents stages qu'elle fit à l'hôpital pour ses plâtres, pansements, etc., on découvrit, par certaines blessures qui ne guérissaient pas, qu'elle souffrait du cancer. Elle fut admise une première fois à l'Institut du Radium, peu après son accident. Elle reçut de fortes doses de radium, mais en vain, et elle reprit le chemin de la maison, condamnée. Durant ce séjour a l'Institut du Radium, elle fit la joie des religieuses des infirmières et surtout des malades, dans toutes les positions, sur sont lit, malgré, tous les appareils qui l'emprisonnaient, lui faisaient un véritable carcan, elle trouva le moyen de chanter et, mieux encore, de jouer du violon. De retour à la maison, il n'était pas question, mais pas du tout, pour elle, de s'asseoir et d'attendre la mort. La famille savait de quoi il retournait, Les enfants connaissaient la fin qui attendait leur mère prochainement. Prochainement... Un an, deux ans, trois ans, peut‐être 43 même quatre... Eh ! bien ces années‐là, il ne fallait pas les gaspiller. Quatre ans, c'était quatre fois trois cent soixante cinq jours... cela faisait encore bien des jours pour rire, pour faire rire les autres, pour chanter, pour turluter. Depuis mon accident J'ai pas fait de chansons nouvelles Comme "J'ai eu mes vingt ans" Ou "Les Cinq Jumelles". J'en ai arraché en souffrance Avec mes assurances. Il fallait vivre la journée qui passait, ne pas penser à l'avenir. Et avec un courage admirable elle reprit sa carrière de chanteuse, se faisant un point d'honneur de ne pas refuser d'engagement, que ce soit à Montréal ou dans la province. Ses amis, ses proches ne l'ont jamais entendue se plaindre, Souffrant des reins, on devait lui faire des ponctions très souvent. Or notre chanteuse trouvait le moyen de tourner une autre grosse farce avec cela, disant : "C'est ma graisse de morue qu'ils m'enlèvent"... Il y a mille histoires célèbres qu'on raconte au sujet de comédiens, de musiciens respectant leurs engagements professionnels malgré les pires ennuis personnels, malgré la mort d'un être cher, survenue le jour même, malgré aussi la maladie... Madame Bolduc était de la race de ces artistes pour qui un engagement envers le public est sacré. Elle donna, par exemple, une soirée à l'Académie Roussin le jour même où on lui avait ouvert le palais en vue d'extraire une dent de l'oeil trop encombrante. Au spectacle, elle s'était fait accompagner par le médecin. Celui‐ci recousait le palais avec du fil d'argent, entre deux chansons... Seuls les intimes remarquèrent que de temps en temps, en scène, la chanteuse s'essuyait la bouche... A la fin son mouchoir était tout taché de sang. Notons, en passant, que le dentier qu'elle portait était, vers la fin de sa carrière, perforé de bord en bord sous l'action de la langue frappant le palais pour le turlutage. *** On lui avait dit : trois ans, quatre ans... On ne s'était pas beaucoup trompé. Près de quatre ans après l'accident, elle dut retourner à l'hôpital. Cette fois, c'était sérieux et bien qu'elle en eût grand peine il ne fut plus question de chanter ou de jouer du violon pour les malades. Le vingt‐trois décembre 1940, à quatre heures du matin, au retour d'une représentation à Saint‐Henri, elle avait eu une hémorragie. On réveilla les enfants. Elle parla à chacun d'eux, les rassurant et leur disant toutes sortes de bonnes choses. Puis elle partit pour l'hôpital. 44 Elle mourut le 20 février 1941. Chapitre XIII - Les beaux esprits découvrent La Bolduc
Il y aura bientôt vingt ans que Madame Bolduc est morte. Sa disparition n'avait pas fait grand bruit. La nouvelle de sa mort fut publiée dans une des dernières pages de La Presse, le 21 février 1941. C'était la guerre. Du monde entier les nouvelles étaient mauvaises... pour nous. Ce jour‐là, la grosse manchette allait à Anthony Eden qui se rendait au Caire en mission spéciale. Autre grosse nouvelle : la R.A.F. avait effectué de violents raids sur Tépélen et Bérat. Petite manchette : Paris serait privé de pommes de terre pendant quarante jours en guise de représailles contre des manifestations aux marchés publics. A Montréal même, le fleuve était gelé à trente pouces [soixante‐seize centimètres] ; trois aviateurs perdaient la vie dans un accident à Saint‐Hubert ; il y avait le bal annuel des artistes de la radio, sous la présidence du maire Raynault ; à la Société Canadienne d'Opérette, Lionel Daunais et Olivette Thibault donnaient La Margoton du Bataillon, à 1'Arcade et Antoinette Giroux, François Rozet, Jacques Catelain et Pierre Durand jouaient La Francillon ; au National, Joseph et Manda tenaient l'affiche ; à la radio, Nazaire et Barnabé étaient en pleine force ; enfin, vingt‐trois mille personnes avaient vu Fridolinons 4 !. Il y eut aussi des milliers de personnes au salon mortuaire où était exposée la chanteuse. L'article de La Presse (avec photo) qui avait annoncé la nouvelle aux Montréalais se lisait comme suit : "L'interprétation des chansons de notre folklore perd en Mme Edouard Bolduc l'un de ses plus étonnants types. "Mme Bolduc qui avait débuté en 1931 dans le domaine qui devait la rendre célèbre est décédée hier à l'Institut du Radium, après une maladie de deux ans. Elle laisse trois filles : Fernande, Lucienne et Denise (Mme Fred Calvert) et un fils, Réal. La défunte habitait à 529 rue Letourneux. "C'est en 1931 que le talent de Mme Bolduc fut remarqué et aussitôt on lui demanda d'enregistrer sur disques ses interprétations des chansons populaires du terroir. Deux ans plus tard, devant le succès remporté par ces disques, le poste C.K.A.C. présentait Mme Bolduc au grand public radiophile. 45 "Mme Bolduc a eu le mérite de faire connaître au grand public la façon dont on chantait nos chansons â la campagne !" Dans l'avis de décès, on disait : Mme Edouard Bolduc, née Marie Travers, cantatrice. De brefs commentaires furent aussi publiés dans les hebdomadaires. Henri Letondal signa un article important dans Radiomonde et on continua de vendre ses disques. Cependant, il faut bien le dire, peu à peu le chiffre des ventes diminua. Lorsque les disques à longue durée firent leur apparition, il était devenu très difficile de se procurer des disques de Madame Bolduc. La légende de La Bolduc commençait. Et il se passa quelque chose d'assez drôle. Alors que de son vivant notre chanteuse devait son succès extraordinaire au bon gros peuple, une fois morte, c'est aux intellectuels, aux artistes qu'elle dut de survivre. Dans les milieux artistiques et littéraires, snobs ou non peu importe ‐ le snobisme a déjà aidé de fort bonnes causes, ‐ il n'était pas rare qu'en soirée on exhibât comme un trésor un disque de La Bolduc et qu'on le fît jouer pour les amis. On riait, on se rengorgeait, on opinait du menton, on était bien fier d'elle, surtout si par hasard il y avait des étrangers au nombre des invités. On redécouvrit Madame Bolduc. "C'était du vrai peuple, de l'authentique populaire, cela sentait vraiment le populo canadien français" et il était de bon ton de trouver bourgeois, conformistes, vieux jeu, rétrogrades ceux qui n'appréciaient pas cet art là, car, on y arrivait : c'était de l'art ! Et on s'empruntait les disques, on les faisait copier sur ruban magnétique et le jeu se poursuivait. (Jusqu'au jour, tout récent, où la maison Apex, dépositaire des anciens enregistrements de notre amie, lança sur le marché un, puis deux microsillons comprenant quelques‐unes des meilleures chansons de La Bolduc). Madame Bolduc elle‐même eût été bien étonnée d'entendre ces propos et de voir une partie de l'élite intellectuelle comparant sérieusement les mérites respectifs de Johny Monfarleau et de J'ai un bouton sur le bout de la langue. Car, il faut bien se l'avouer, il n'y a pas si longtemps, alors que Madame Bolduc vivait et produisait en vrac, l'attitude des intellectuels, des gens "bien" n'était pas du tout favorable à la chanteuse préférée du peuple. Quand elle ne reflétait pas un mépris total, cette attitude laissait pour le moins voir une condescendance facile à interpréter. Ces chansons‐là étaient grosses, vulgaires, souvent même malpropres, et quelle langue, ma chère ! Ouvrons une parenthèse pour dire que les curés étaient plus tolérants. Il faut croire que notre chanteuse avait le tour avec eux. Dynamique et joviale comme elle était, elle avait vite faite de gagner leur sympathie. Sans compter qu'elle était fort charitable et donnait toujours, selon ses enfants, une partie importante de ses revenus pour les oeuvres. Elle partageait avec les curés 46 selon une base de cinquante‐cinquante, et souvent soixante‐quarante (quarante pour elle) si la paroisse comptait plus de pauvres gens que la moyenne. Pour clore la parenthèse, ajoutons que si l'on en croit les filles Bolduc, les curés n'auraient jamais trouvé à redire sur le texte de ses chansons. Évidemment, cela pouvait toujours dépendre des programmes qu'elle donnait dans les salles paroissiales. Chapitre XIV - "Une artiste exceptionnelle, une mère admirable" (Henri Letondal) Dans un article paru dans le journal Radiomonde quelques jours après la mort de Madame Bolduc, Henri Letondal nous raconte comment il avait connu la célèbre chanteuse et nous dit ce qu'il pensait de ses chansons : "Une voix s'est tue : Madame Bolduc. "La célèbre chanteuse populaire est morte après une longue maladie, le 20 février 1941, à l'âge de 46 ans. "C'est une grande artiste qui vient de disparaître. "Son genre populaire, plein de gaité et d'entrain, lui valut d'être ovationnée au Canada et aux États‐Unis. "Et pourtant Mme Edouard Bolduc, artiste sincère et probe, était tenue en méfiance par un certain groupe qui ne prisait ni la spontanéité de son invention, ni les moyens qu'elle employait pour atteindre la popularité. Mais le bon peuple, lui, jugeait différemment avec un enthousiasme débordant ; il acclamait celle qui savait si bien le distraire. "Une légende s'attachait aux chansons de Mme Bolduc, tout comme ces histoires que l'on propage dans les milieux "difficiles" où il est bon ton de hausser les épaules ; ces chansons n'avaient que le mérite de faire rire et n'étaient pas de bonne compagnie. Or, Mme Bolduc se hâte de faire mentir le dicton "nul n'est prophète dans son pays". C'était une femme très intelligente et ingénieuse. Elle sentait qu'elle avait le peuple avec elle. Dès lors elle pouvait aller de l'avant, créer de nouvelles chansons. Et d'ailleurs, elle avait la foi... "La carrière artistique de Mme Bolduc est l'histoire d'une réussite prodigieuse qui ne doit rien au hasard. Cette Gaspésienne au grand coeur, excellente mère de famille, autant que bonne épouse, fut amenée à paraître sur une scène et à enregistrer des disques de phonographe par les circonstances mêmes de la vie. En effet, elle était très habile à chanter des chansons populaires qu'elle accompagnait elle‐même sur divers instruments. Les temps étaient difficiles 47 et pour subvenir aux besoins de sa famille, Mme Bolduc alla chanter ses propres chansons sur la scène du Monument National. (Suivaient deux paragraphes reproduits dans les pages précédentes.) "L'originalité de Mme Bolduc consistait à trouver des sujets amusants, parfois des sujets d'actualité et à rimer des couplets sur un rythme de gigue. Elle avait aussi la spécialité de la ritournelle comique, ce que l'on appelle communément le "turlutage". "Ses tournées dans l'Ontario, en Nouvelle‐Angleterre et dans toute la Province de Québec, affirmèrent une popularité qui ne cessa de s'accroître jusqu'à sa mort. "Sa fille, Lucienne, me disait que jamais depuis l'entrée du sa mère à l'hôpital, les demandes d'engagements n'avaient été aussi nombreuses. Lorsque l'American School of Art vint, diffuser une émission à Montréal, le mois dernier, il fut question de Mme Bolduc et le réalisateur de l'émission voulut à, tout prix obtenir les services de notre populaire chanteuse. Malheureusement, à, ce moment‐là, Mme Bolduc subissait déjà l'atteinte du mal qui devait l'emporter. Pour ceux qui l'ont connue, Mme Bolduc était d'une grande générosité et possédait un caractère loyal, sensible et bon. Elle ne donnait pas l'impression d'être "la femme de ses disques". Au contraire, elle possédait une distinction naturelle qui charmait toutes les personnes qui venaient en contact avec elle. Je me rappelle qu'un soir, j'avais à présenter des numéros dans un spectacle de "variétés" et j'avais noté le nom de Mme Bolduc au nombre des vedettes du programme. Je ne connaissais Mme Bolduc que par ses disques et ses chansons. Je demandai où elle était afin de noter les titres de ses pièces et c'est elle‐même qui me répondit. J'étais en présence d'une femme très élégante, grande, distinguée, la figure encore jeune malgré les cheveux blancs qui l'encadraient. C'était Mme Bolduc ! Je m'attendais à voir une silhouette caricature et c'était, au contraire` une imposante "dame" que j'avais devant moi. Imaginez ma surprise... "Mme Bolduc avait subi un grave accident d'automobile il y a quelques années. Sa santé était demeurée chancelante et seul son courage lui faisait entreprendre de nouvelles tournées à travers la province et les états de la Nouvelle‐Angleterre. "Elle aimait ses enfants, elle aimait son foyer. Celle qui vient de disparaître ne fut pas seulement une artiste exceptionnelle, mais aussi une mère admirable qui savait puiser à son foyer les joies les plus pures de ce monde. "Elle laisse une famille inconsolable et des milliers d'admirateurs pour qui ses chansons demeureront de traditionnels souvenirs." Henri Letondal 48 Chapitre XV - Comment elle écrivait ses chansons
Madame Bolduc puisait dans sa vie et dans la vie des gens de son époque. À sa façon, elle écrivait la chronique du temps. Elle est peut‐être de ce fait le chantre le plus populaire de cette période difficile qui va du début de la crise, c'est‐à‐dire les années 1927‐8‐9, au début de la deuxième Grande Guerre. Elle est peut‐être même le chantre le plus populaire qui ait parcouru le Canada français. A coup sûr, les gens sérieux m'en voudront de lancer une telle affirmation. Cependant ils seront bien en peine de trouver un nom à opposer à celui de notre vedette. Madame Bolduc était un phénomène de naturel, de spontané, de populaire authentique avec tout ce que cela comporte de drôlerie, de truculence, de vulgarité, et de poésie réaliste. Et jusqu'ici elle reste un phénomène unique. Madame Bolduc n'avait vraiment aucune instruction, Il suffit d'écouter un seul couplet pour nous en rendre compte de quoi faire hurler le grammairien le plus exigeant. Mais rien de surprenant à cela : après avoir reçu les rudiments du français dans une petite école du fond de la Gaspésie, elle devient bonne, à Montréal, à l'âge de treize ans. Elle parlait le français et l'anglais, mais pour ce qui est d'écrire, ce n'était pas la même chose. Elle écrivait le français comme elle parlait, et non selon les lois de la grammaire ou de l'orthographe. Il serait donc ridicule de tenter une analyse littéraire du style, de la langue Bolduc. On ne l'imagine pas très bien, de son vivant, recevant un journaliste, ou bien, si elle vivait encore, répondant à un interviewer professionnel de radio ou de télévision à des questions comme celles‐ci : "Dites‐moi, Madame Bolduc, de quel poète ou de quel chantre du passé vous réclamez‐vous" ou encore : "Cherchez‐vous, Madame, à transposer la réalité dans vos chansons ?" Madame Bolduc écrivait, "composait" ses chansons comme elle vivait. Sur le coin de la table de cuisine. En raccommodant des chaussettes. En lavant les enfants. Cela venait tout seul, tout d'une pièce. SPONTANÉMENT. 49 Autrefois, nous l'avons déjà dit, mais il est bon de le répéter, autrefois, en famille, elle turlutait. Si le turlutage était à son goût, elle le jouait sur son violon. Dans les campagnes, jadis, on turlutait souvent pour faire danser les villageois, surtout s'il n'y avait pas de "musiciens" sur place. Donc, elle turlutait et cela n'allait pas plus loin que la maison, la famille, les parents, les amis. Mais les cadres ont éclaté. La province de Québec toute entière réclame des chansons. Madame Bolduc est devenue "compositeur de chansons", avec copyright pour tous les pays y compris la Russie. Cela commençait par une petite rengaine intérieure, un petit air qu'elle se fredonnait à elle‐
même, en battant du pied discrètement. Puis une phrase venait, toute simple : Je m'appelle La petite Marie ou encore : La Pitoune, ça c'était une belle fille puis une autre, tout aussi simple, qui en disait peu plus long sur l'histoire : Je viens du fond de la Gaspésie et encore : Pas trop grande ni trop petite (La Pitoune) Et ça continuait. Couplet après couplet. Les inventions les plus cocasses, les comparaisons les plus saugrenues lui venaient à l'esprit le plus naturellement du monde. La chanson comportait un semblant d'histoire avec un commencement et une fin, mais presque toujours prise dans sa vie ou dans la vie des gens du temps. Trois, quatre, cinq couplets, la chanson était finie. Alors, vite elle l'écrivait au crayon sur un bout de papier, sur le coin de la table de cuisine. De sa grosse écriture naïve, pleine de fautes. Aucune correction, aucune rature, la chanson était faite, elle la chanterait comme ça. C'était du travail sérieux. 50 Les filles corrigeraient le texte, écriraient la musique sur le papier rayé. La chanson était maintenant vraiment fixée. Bientôt imprimée sur papier et sur disques, elle serait sur toutes les lèvres. Les haut‐parleurs de magasins de musique la hurleraient, l'intégrant dans le tintamarre des bruits familiers de la rue ; les victrolas, les gramophones, les orthophonics de dizaines de milliers de maisons la reproduiraient pour le plaisir de dizaines de milliers de personnes qui la chanteraient, la fredonneraient en toute occasion, jusqu'à l'apparition d'une nouvelle, d'une toute dernière création qui recommencerait le même cycle interminable. *** Ses chansons sont grosses, elles sont souvent très vulgaires. Madame Bolduc ne reculait devant aucune grosse farce dont elle devinait instinctivement l'effet certain sur son public. Mais, quoi qu'on dise, ce très gros esprit, cette complaisance dans la truculence, on les retrouve chez tous les peuples, et il faut bien l'accepter. Je me souviens avoir demandé aux filles Bolduc si leur mère avait déjà été invitée à chanter devant quelque grand visiteur de marque. Elles me répondirent que non, cela ne se faisait pas dans le temps. Vingt ans plus tard, on invitera, à la table de la Reine Élisabeth, Jean Béliveau et Sam Etcheverry. Louis Cyr, l'homme le plus fort du monde avait, lui, fait une démonstration de sa force devant la reine Victoria. Or, n'en déplaise aux amateurs de spectacles sportifs, si Madame Bolduc avait été encore de ce monde, elle aurait mérité d'être à la table de la reine. Parce que, qu'on aime ça ou non, elle représente une grande partie du peuple canadien‐
français. D'ailleurs, qui nous dit qu'on ne l'aurait pas fait... et il en serait sorti une chanson nouvelle : Je suis allée voir la reine d'Angleterre Je vous de mes amis, qu'c'est une grande dame Mais quand elle vint pour me parler J'étais tellement gênée que j'ai pas pu dire un mot Alors me suis mise à turluter. Turlutage Pis la reine, elle m'a souri Pis elle m'a présenté son petit mari J'vous dis qu'ça va faire un beau vieux Si les cochons le mangent pas d'ici c'temps‐là. 51 Chapitre XVI - Tout le monde y passe
Madame Bolduc, d'emblée, se mettait dans ses chansons : elle‐même, sa famille, sa ville, son pays natal, tout ce qu'on veut de sa vie et de son époque. Les chansons où elle parle d'elle‐même et de sa famille sont nombreuses. Quelques‐unes sont des versions fantaisistes, et souvent sans rapport avec les faits, de petits incidents ou de certaines étapes de sa vie. Ainsi, Les souffrances de mon accident. Cette chanson raconte non pas tellement le sérieux accident d'auto où elle fut blessée grièvement à Sacré‐Coeur, près de Rimouski, en 1937, que les suites de l'accident : Depuis mon accident J'ai pas fait de chansons nouvelles ... J'en arrache et en souffrance Avec mes assurances. Maintenant écoutez‐ça C'est la chanson des avocats. Turlutage Le procès traîne pendant deux ans, les autres sont payés, mais pas elle : on profite de ce qu'elle est à l'hôpital... Pis, un avocat, avec son argent s'est ouvert un restaurant... Les assurances paient pas davantage : Une chance j'avais de l'argent Sur eux autres si je m'étais fiée J'serais morte depuis longtemps. De sa vie de ménagère, de mère de famille et de femme tout court, Madame Bolduc nous fait un tableau plutôt hardi. En même temps, elle décrit une race d'hommes pas toujours aimés de la masse : Le propriétaire : J'avais un propriétaire Ça c'était une vraie commère Il venait écornifler Près de la maison à la journée. Turlutage. Si son mari fend du bois, il fait dire d'arrêter ça, si la fille joue du piano, il frappe sur le tuyau, et si elle‐même chante ou joue du violon, il lui dit d'attendre le soir avec les chats pour faire ses concerts. Mais il y a mieux : 52 Quand le boulanger vient sonner Lui et sa femme vont regarder Pour voir si ça lui prend du temps Pour délivrer un p'tit pain blanc. Le même propriétaire veut toujours savoir ce que l'épicier apporte, bière, porter ou vin de gedelles noires. Un conseil au propriétaire : C'est toujours pas d'ses affaires Ce qu'on peut manger ou ben boire Il n'a qu'à watcher ce qu'on renvoie Par le tuyau des cabinets. et plus loin : À part de ça, il a le nez si fin Qu'il sait toujours quand je prends mon bain. Une autre chanson met directement son mari en cause. Il s'agit de Mon mari est jaloux. En voici le début : Mon vieux est jaloux ah oui je le sais bien Il dit que je m'occupe du gars du voisin Mais tu sais bien mon vieux, va, que je tente pas dessus Il a les rhumatismes, il est tout tordu. La belle raison... Il y a le laitier aussi, et encore le boulanger, mais au fond... Je suis une femme de renom Et je compose mes chansons Veuillez m'excuser Car c'est pour nous amuser Mais vous savez dans le fond Mon mari est un bon garçon Et moi de mon côté On n'a rien à me reprocher. A noter que dans cette chanson, l'accompagnement est fait à la guimbarde, appelée communément bombarde et appelée dans la chanson, pour la rime, bombarlouche. Il semble que nous aurions presque raison de dire que si elle avait des ennuis, des ennuis de toutes sortes, elle en faisait une chanson. Probablement pas par esprit de vengeance, mais plutôt pour s'en débarrasser en les exposant au public et puis aussi pour en rire. Ainsi comme 53 elle a eu beaucoup de misère avec les avocats et les assurances, à la suite de son accident, elle en fit des chansons. Au fond, la chanson était bien sa meilleure arme de défense. Et elle a, de fait, souvent tenté de confondre ses détracteurs, ses adversaires avec des chansons. Dans une chanson qui s'appelle La chanson du bavard, elle se met directement en cause. Elle avait eu des malentendus avec un poste de radio local, une histoire de cachets, et, simultanément, on avait, en certains milieux fort dignes, manifesté quelque réticence sur ses chansons, y trouvant pas mal de grivoiseries et aussi un nombre très élevé de fautes de français. Qu'à cela ne tienne, une chanson va leur fermer le bec : La chanson du bavard : C'est la faute des commères Qui se mêlent pas de leurs affaires Y en a à belles journées Qui passent leur temps à bavasser Y devraient cracher en l'air Et ça leur retomberait sur le nez. Refrain Y en a qui sont jaloux Y veulent mettre des bois dans les roues J'vous dis, tant que je vivrai, J'dirai toé et moé J'parle comme dans l'ancien temps J'ai pas honte de mes vieux parents Pourvu qu'j'mette pas d'anglais J'nuis pas au bon parler français. Chapitre XVII - J'ai chanté sur tous les tons
D'une autre façon, Madame Bolduc mêle littéralement sa famille à ses chansons. C'est‐à‐dire qu'elle met ses enfants à contribution. D'abord il y a Denise qui l'accompagne au piano. De plus, sur maints enregistrements, la famille est de la partie. La famille, disons plutôt les trois filles. Les disques En revenant des foins et Les conducteurs de chars ainsi que les disques comportant des chansons du temps des Fêtes mentionnent comme interprètes Mme Ed. 54 Bolduc et sa famille. La contribution des filles consiste à chanter avec la mère la reprise du refrain. Un disque présente même une chanson de Madame Bolduc interprétée par une des filles. Il s'agit de L'enfant volé chantée par Lucienne qui avait alors douze ans. Rappelez‐vous que L'enfant volé c'était le titre du feuilleton de La Presse en 1907, année de l'arrivée de Mary Travers à Montréal. Aucun rapport, bien entendu. Simple coïncidence. A part cela, L'enfant volé est d'une niaiserie consommée, et la mélodie n'est même pas une "composition" authentique puisqu'on reconnaît la mélodie de la trop populaire rengaine Sur les flots bleus. Lors de ses "concerts", Mme Bolduc ne présentait pas ses chansons ainsi que les chansonniers le font souvent aujourd'hui. Elle faisait tout de même une sorte de présentation en musique de son sujet. Dans plusieurs chansons on trouve dès le début l'explication de la chanson qu'elle va chanter. Ainsi dans Les policemen, elle dit : J'ai chanté sur tous les tons Sur les filles et les garçons Des carottes pi des naveaux Ah ! venez voir comme ils sont beaux De l'ouvrage aux Canadiens Et de la grocerie du coin Je va vous pousser un air Sur la force constabulaire. Dans une autre chanson, même si cette fois ce n'est pas au début, elle fait la même chose. Dans Arrête donc Mary, interprétée par elle‐même et Jean Grimaldi, elle chante : J'étais tannée de turluter C'est pour ça que j'ai changé. En l'occurrence, le changement consiste à remplacer le turlutage authentiquement Bolduc par une imitation de tyrolienne. Elle fait la même chose dans la chanson Les belles‐mères, interprétée cette fois par Madame Bolduc et Zézé. Ces tyroliennes sont bien mal venues et n'ajoutent rien au genre Bolduc, au contraire. En passant, cette chanson se termine par un conseil radical à tous ceux qui n'aiment pas leur belle‐mère : Veux‐tu que je te donne la manière Si tu veux t'en débarrasser Mets‐y donc une bonne pilule dans sa théière Elle viendra plus jamais t'achaler. 55 Un dernier exemple de présentation dans le premier couplet : Les filles de campagne : C'est aux jeunes filles de campagne Que je chante cette chanson Vous êtes la fleur des montagnes Recherchée par nos garçons. A remarquer dans cette chanson un accompagnement plus complexe que d'habitude et jusqu'au turlutage qui diffère aussi ; par contre l'histoire, les mots n'ont rien de remarquable. Chapitre XVIII - Souriante caricature des années grises
Que la Bolduc ait été le chantre de son temps, personne ne peut en douter. Ses succès, sa popularité d'hier et d'aujourd'hui le disent assez bien. Elle vivait à une période difficile, mais son succès vint de ce qu'elle fit face aux difficultés de la crise, pour elle‐même et pour les gens, avec le sourire, avec une chanson sur les lèvres. Si les bonnes gens avaient de la misère, si les gens mangeaient de la vache enragée, au moins ils pouvaient toujours chanter. Et elle donnait l'exemple. De chaque geste, de chaque situation pénible, elle extrayait le petit trait drôle, cocasse, insolite et il n'y avait pas moyen de ne pas rire. La misère en était un peu moins grande. Ses chansons forment une véritable chronique du temps d'avant la deuxième Grande Guerre. Le chômage, la colonisation, les touristes des USA, la prohibition, l'émancipation des jeunes filles, les coutumes des Fêtes, le règne éphémère du yo‐yo, la visite du R‐100, l'invention des zipper, les jumelles Dionne, la popularité croissante de l'automobile, la vogue naissante pour la Gaspésie, l'avènement des assurances, tout y passe. Mais toujours le côté comique, ridicule des choses et des gens domine.., avec, en plus, très souvent, des petits conseils pratiques donnés oh ! bien naïvement... Car c'est la crise, l'argent est rare, les assureurs, les avocats, les médecins, les propriétaires, l'épicier, tout le monde est après vous, alors faut faire attention à ses gros sous... A l'épicerie, le commis vous contera une petite histoire pour vous distraire et pendant ce temps il changera la pesée, etc., etc. Quand on cherche le bon marché, C'est là qu'on se fait embêter Su les tomates pi les puits pois Ça donne des brûlements d'estomacs. Su le blé dinde pi le spaghetti On vient le cœur tout englouti. 56 On est mieux de payer plus cher Pis d'avoir queq'chose qu'on digère. A tout cela se mêle aussi un patriotisme ardent. Les Canadiens y en a pas comme eux ! Pour cultiver la terre, pour faire des enfants, pour faire la cour aux belles filles, et puis la Gaspésie est bien belle, la Province est bien belle, tout le pays est bien beau. Son patriotisme elle l'exprima encore plus ouvertement, quoique fort naïvement, dans une chanson inspirée par la guerre et les agissements d'Hitler. Elle l'exprima, c'est une façon de parler, elle voulut plutôt l'exprimer car la chanson qu'elle composa à cet effet est restée inédite. La chanson n'a pas de titre et nous n'en possédons pas la musique, mais nous avons jugé intéressant pour nos lecteurs de publier une reproduction de l'original, écrit de la main de l'auteur. [Voir ci‐contre.] En général, les chansons d'actualité (sauf peut‐être celle du R‐100) et les chansons plus ou moins patriotiques ne sont pas les meilleures. Là où elle excelle, là où elle se surpasse, c'est encore dans les chansons vraiment gratuites, avec une petite histoire sans rime ni bon sens, de son crû. Dans ce genre, une des meilleures, à notre sens, est Chez ma tante Gervais. Cette chanson, moins connue que les autres, peut, à la rigueur, évoquer certains chants de folklore. Pour cette raison, elle se situe assez loin du plus grand nombre des chansons Bolduc. Venant, par exemple, après La Pitoune ou Le propriétaire, elle cause une véritable surprise. Jusqu'à la mélodie qui est plus soignée et plus jolie que d'habitude. Voici les paroles de Chez ma tante Gervais : J'm'en vas vous chanter Une chanson pour rire. S'il y a un mot de vérité, J'veux bien que l'on m'y pende. Chez ma tante Gervais Ah oui du fun il y en avait Sur la but‐but‐butte Chez ma tante Gervais Ah oui du fun il y en avait Turlutage J'ai mis ma charrue sur mon dos Mes bœufs dans ma ceinture. Refrain et Turlutage 57 J'm'en fus pour labourer Ousqu'y avait pas de terre. Dans mon chemin j'ai rencontré Un arbre chargé de fraises. Je l'ai pris je l'ai secoué Il en tomba des framboises. Il m'en tomba une sur la grosse orteille Qui me fit saigner l'oreille. À travers la plante du pied Je me voyais la cervelle. Chez ma grand'mère y avait une poule Qui chantait bien le coq. Chez ma tante Gervais... L'enregistrement que Madame Bolduc a fait de cette chanson est particulièrement réussi. On y trouve une certaine finesse qu'on ne lui reconnait pas souvent. Ici, sa voix est moins grosse et à chaque refrain elle pousse la coquetterie jusqu'à varier l'interprétation de sur la but‐but‐
butte. Après le refrain, suit non pas le turlutage habituel, mais l'air du refrain suit simplement fredonné. Sur l'autre face du disque de Chez ma tante Gervais, se trouve Le petit bonhomme au nez pointu qui est également assez bien réussi. Revenons aux autres chansons, non pas celles traitant de l'actualité, mais celles qui comportent une histoire de son invention, celles où elle donne libre cours à sa verve, à sa fantaisie bien personnelle. A l'exemple des deux mentionnées précédemment, ce sont les meilleures. Ici elle part de rien et invente. Elle fabrique les personnages, les situations, et même si les farces sont encore, très souvent, fort grosses, au moins elles ne sont pas appliquées à des personnages, à des situations que nous connaissons, et ça passe beaucoup mieux. Dans cette catégorie se placent. Arthimise marie le bedeau, dans laquelle les éclats de rire alternent avec le turlutage ; Ce qu'il est donc slow Ti‐Jos en effet il turlute tout le temps ! Si sa blonde veut l'embrasser il lui répond que son pudding va brûler, et puis... Malgré qu'il arrive sur ses trente ans Il joue du yoyo de temps en temps Tout en lui faisant l'amour 58 Elle dit passe‐le moi à mon tour Finalement, il la demande en mariage, le grand jour arrive, mais Ti‐Jos s'est pas réveillé... ce qu'il est donc slow Ti‐Jos... Dans la même veine, il y a bien aussi J'ai un bouton le bout de la langue. Le bouton l'empêche de turluter et la fait bégayer. Un turlutage sur la première syllabe de bégayer remplace ici le turlutage conventionnel. Après le bouton sur le bout de la langue c'est toutes les maladies qui y passent, décrites avec un réalisme typiquement bolducien. Johny Monfarleau est aussi une pure invention, Johny passe dans la rue avec une punaise qui est grosse comme un veau, y a pris la peau pour s'en faire un capot... et ça continue dans le même esprit jusqu'au dernier couplet alors qu'on le retrouve en octobre dans le bois en costume de bain garni de peau de lapin, avec sa belle barbe tricotée au crochet. Chapitre XIX - Fricassez-vous, fricassons-nous !
Si l'humour de la Bolduc est quelquefois grinçant, il n'est pas méchant. Elle rit facilement des vieux garçons, des vieilles filles, des grands bêtas d'amoureux trop gênés pour se remuer. Mais nous rions avec elle. Dans La pitoune le pauvre gars qui s'est fait piquer "à un endroit que je peux pas vous nommer"... c'est pas drôle... ça enfle mais il s'en tire avec une bonne grosse blague : à sa blonde qui est prise de panique, la pauvre, et qui s'est mise à crier elle aussi, il dit pour la rassurer : inquiétez‐vous pas, y a rien de cassé... C'est rassurant, vous avouerez... Le joueur de violon se fait mener par le bout du nez par sa vieille... qui a bien envie de lui casser son violon sur le dos, mais cela finit ainsi, dépêche‐foi de commencer, je commence à fortiller. A la maison, le travail ne manque pas, il y a toujours quelque chose à faire : la cuisine, le lavage, le raccommodage, fricassez‐vous... mais arrive le mari, becs en pincette et fricassons‐
nous. Ti‐Jos a pas grande chance de fricasser Ernestine, il est bien trop slow. Le matin de ses noces, il oublie de se réveiller. Lorsqu'il redemande enfin Ernestine en mariage, elle est mariée depuis huit jours... Arthimise s'en tire assez bien aussi. Puisque son promis n'arrive pas à l'église, le matin des noces, elle épousera le bedeau qui était pas si nigaud. Voilà qui est bien fait. Madame Bolduc aime accrocher au passage, avec malice, les amoureux gênés, les garçons gauches et timides mis en face des jeunes filles. Ainsi celui qui était bien gêné mais a part ça 59 qui était plaisant y riait tout le temps. En cours de soirée, il prend un coup de brandy, échappe son palais, en le ramassant, fend son fond de culotte, on riait comme des perdus... y'a de quoi. Elle accable les nombreux personnages de ses chansons de ces petits malheurs anodins qui sont toujours très drôles à raconter... après. Les bonnes gens qui vont voir le fameux dirigeable R‐100, bien entendu, se mettent sur leur trente‐six pour aller à Saint Hubert où l'appareil est amarré. Il n'en faut pas moins pour que Tit‐Noir mette sa chemise et sa culotte à l'envers, pour que la belle‐mère perde son jupon, et v'la l'autre qui se mouche dedans... C'est pire ! Il y a toujours quelqu'un qui a les quatre pattes en l'air, qui perd son palais, qui a un bouton en quelque part, qui glisse sur une pelure de banane... Dans ces parages, la grosse farce abonde. Un seul exemple : encore dans la chanson du R‐100, une vieille avait les yeux virés à l'envers, ça faisait un an qu'à retenait ses gaz pour l'R‐100... Un ami de Saint‐Hubert dit à son ami Jean : tu trouves pas qu'ça sent le hareng ? Touchons légèrement un autre aspect de Madame Bolduc, auteur de chansons. A l'occasion, il lui est arrivé d'écrire des chansons sur commande. À notre connaissance, cela n'est pas arrivé très souvent, mais nous avons sous les yeux une espèce de dépliant publicitaire‐carte de souhaits distribué aux clients par les dépositaires des bières Labbatt. À l'intérieur, nous trouvons une chanson, paroles et musique, intitulée La reine des bières. La chanson ne porte aucun nom d'auteur mais nous avons appris avec certitude que Madame Bolduc en avait été la responsable. Elle avait écrit cette chanson à la demande de la compagnie qui fêtait alors son cinquantième anniversaire de brasseur. La chanson comprend cinq couplets. Le refrain dit : Buvons tous à notre santé, vidons, vidons nos verres, Voici quelques‐uns des couplets : Quand on vient de se marier On voit tout en rose Mais la lune de miel passé Ce n'est plus la même chose Pour oublier nos tracas La Labbatt est toujours là, Voulez‐vous une bonne idée Pour calmer votre belle‐mère Ça vous sert à rien de crier Et vous mettre en colère La Labbatt est garantie Pour y faire baisser les "ouïes" 60 Chapitre XX - Des turlutes pis du hareng
Les chansons de Madame Bolduc étaient des actes spontanés. C'est tellement vrai qu'elle mettait souvent n'importe quoi dans ses couplets. Ce qui lui passait par la tête. Prenons sa chanson La morue. Elle est typique : Moi j'm'appelle la Petite Marie J'viens du fond de la Gaspésie Du poisson j'vous dis qu'j'en ai mangé Qu'y m'en a resté des arêtes dans le gosier. Jusqu'ici tout va bien. Ce qui suit, et ce qui constitue le refrain, est une énumération ou ce qui semble être une énumération de poissons de la Gaspésie. Voici : De la morue, des turlutes pis du hareng Des bons petits gaux, du flétan, des manigaux S'y en a parmi vous qui aimez ça Descendez à Gaspé vous allez en manger. Le drôle de cette énumération est qu'elle renferme des noms qui ne peuvent, mais qui ne peuvent vraiment pas représenter des poissons ou quelqu'autre créature de la mer. La morue, le hareng, le flétan, ça va, mais des turlutes, des manigaux, des petits gaux, qu'est‐ce que c'est, je vous le demande. Commençons par la turlute. Pour bien se renseigner, il faut retourner à Newport, Gaspésie, P.Q. Vers le début de septembre, apparait dans les eaux du golfe une drôle de bibitte de mer qui a pour nom l'encornet (prononcer encorné). C'est une sorte de seiche, mais sans l'os qu'on trouve dans la seiche, le fameux os qui sert d'aiguisoir de bec d'oiseau pour les cages à perruche et autres 61 oiseaux de salon. L'encornet c'est la "squid" dont elle parle dans sa chanson La Gaspésienne pure laine. Lorsque l'encornet fait son apparition, les pêcheurs se rendent tous où il se trouve, tout près de la côte, en vue de le pêcher... car l'encornet en question c'est à peu près ce que préfère la morue gourmande en fait d'appâts. Pour pêcher l'encornet, les pêcheurs utilisent un petit appareil fait d'un plomb en forme de fusée, attaché à une corde ; à l'extrémité du plomb se trouvent un certain nombre de pointes d'acier recourbées. Les pêcheurs tiennent une ligne dans chaque main et pêchent au hasard des coups. On donne un coup, on laisse redescendre, on tire encore, et lorsque l'encornet est nombreux, forcément les pêcheurs en accrochent presque à chaque coup. Ce petit engin de pêche pour prendre l'encornet s'appelle la turlute. Donc la turlute n'est pas un poisson et il ne saurait être question d'en manger... Prenons maintenant les manigaux. Encore une fois, il ne s'agit pas d'une sorte de poisson, mais bien d'un morceau de cuir que les pêcheurs se mettent autour de la paume de la main pour se protéger l'épiderme quand ils vont tirer les lignes. Jusqu'à ce jour, aucun manigau n'a été trouvé comestible. Quant aux bons petits gaux. au moins cela se mange. C'est un plat qui était fort populaire autrefois en Gaspésie, mais qui disparait lentement. Il est fait de l'estomac des morues, mais farci d'épices et de viandes hachées. Ces remarques ne se veulent pas savantes et n'ont pas pour but de prendre Madame Bolduc en défaut, niais uniquement de montrer qu'elle écrivait ses chansons "comme ça sortait". Si cela sonnait bien, si cela collait à l'air trouvé, il n'y avait pas d'autre problème. Pour revenir à la morue et aux turlutes, il est curieux de noter le rapprochement entre le nom donné à cet engin de pêche et celui donné à la façon de chanter si bien illustrée par notre chanteuse, le turlutage. Un pêcheur de Percé, fou de la mer et de tout ce qui touche la mer, son origine normande explique peut‐être cette passion, un pêcheur de Percé, donc, me disait qu'il devait très certainement y avoir une relation entre la turlute servant à prendre l'encornet et le turlutage, "Vous devriez voir cela, disait‐il. Il y a, collées les unes sur les autres, une trentaine de barques... et n'oubliez pas que cela se passe la nuit, et dans chaque barque il y a toujours au moins deux pêcheurs, une turlute dans chaque main. Et le balancement qu'ils impriment à leur corps, en plus de celui qui est causé par la houle de fond de la mer, pourrait nous faire croire qu'ils sont là à danser, à danser et à chanter, à turluter, quoi !" 62 Et le pêcheur d'origine normande de me lancer un oeil malicieux... avec son béret et sa marinière, on le prendrait pour un véritable pêcheur normand de Fécamp ce qu'il est peut‐
être puisque c'est lui qui le premier a eu l'idée de pêcher la crevette à Percé, à l'aide des petits filets comme on le fait sur les plages normandes. Chapitre XXI - Paris, Istamboul, Dakar...
Jusqu'où le renom de Madame Bolduc, chanteuse populaire canadienne‐française, pouvait‐il rebondir ? Assez loin, même si cela dût nous étonner. "Un jour, raconte l'abbé Ambroise Lafortune, j'entendis des négrillons d'Afrique chanter ou, zézayer, comme vous voudrez, Le petit Bonheur de Félix Leclerc. Je n'en croyais pas mes oreilles et en cherchant à comprendre par quels cheminements la chanson de Félix s'était rendue jusqu'en Afrique j'eus la réponse. Elle est bien simple. Ces négrillons l'avaient apprise d'un bon petit missionnaire canadien‐français faisant son apostolat en Afrique." Le nom de Madame Bolduc est allé lui aussi jusqu'en Afrique et ailleurs comme on va voir, et même si ce ne sont pas des missionnaires qui l'imposèrent, cela ne change rien, Celui qui fit connaître le nom de notre chanteuse à l'étranger, c'est Charles Trenet. Trenet était venu au Canada : Je n'ai pas pu savoir avec certitude s'il avait rencontré Madame Bolduc mais, chose certaine c'est qu'il avait entendu ses disques et qu'il en avait été ravi. Le turlutage lui avait plu particulièrement. Et quand il chantait à Paris, à Istamboul, à Dakar ou ailleurs et qu'il donnait la chanson Dans les Rues de Québec, où il est question de Madame Bolduc et dans laquelle il s'essaie à turluter, il s'arrêtait et prenait le temps de présenter notre compatriote. Par un petit boniment gentil il expliquait le phénomène Bolduc et repartait dans sa chanson et dans son turlutage‐maison. Nous n'inventons rien. Jacques Hébert, grand voyageur, a entendu, précisément à Paris, à Istamboul et à Dakar, Charles Trenet expliquer et vanter "la Bolduc" Il y eut aussi Jean Sablon et Jean Clément qui l'ont connue au tout premier Gala de l'Union des Artistes à l'Hôtel Mont‐
Royal, et qui auraient eu l'intention, dit‐on, de la faire venir en France pour donner un récital... Mais c'était bientôt la guerre et il n'y eut pas de suite au projet. Comment sa réputation atteignit‐elle New‐York ? Je ne sais, mais un jour des représentants d'une émission très bien faite et très haut cotée, l'American School of the Air, arrivèrent à 63 Montréal et demandèrent à entendre Madame Bolduc afin de l'inscrire, elle et ses chansons, à leur émission. De son vivant, au pays, elle avait certainement beaucoup plus d'admirateurs que de détracteurs. Ces derniers ne se recrutaient pas seulement dans les bonnes familles et chez les gens "bien", chez les gens "distingués". On les trouvait d'un côté comme de l'autre. Comme pour ses admirateurs. Chez ses parents, vivant encore à Newport, on considère encore, vingt ans après, ses chansons comme des "folies" et "nous autres on n'aimait pas bien ça"... mais on ajoute bien vite : "Quand Mary vivait, on lui disait craignez pas... Mary se défendait et nous répondait : j'fais toujours ben pas de mal, après tout..." Dans bien des familles, le seul nom de la Bolduc était tabou et des becs‐fins seraient morts de honte pour avoir été vus à une représentation Bolduc au National ou ailleurs. Aujourd'hui... eh bien aujourd'hui, on achète encore ses disques et sa gloire sera peut‐être même officiellement consacrée par le truchement magique du film. Nous avons, nous‐mêmes, préparé un scénario de film sur la Bolduc, et cela à la demande de l'Office National du Film. Les pourparlers sont toujours en cours, le film se fera peut‐être. Aujourd'hui... aujourd'hui, les journaux, les revues parlent toujours d'elle... la nouvelle du lancement d'un premier microsillon de ses chansons fut reçue avec enthousiasme et les deux journaux les plus importants de Montréal, La Presse et le Star, lui consacrèrent un article élogieux, signés Roger Champoux et Eric McLean. Et les disques se vendent... comme autrefois. Aux dernières nouvelles, on avait déjà vendu huit mille microsillons du premier disque. Au prix où sont les disques à longue durée, c'est assez significatif. Il y a encore beaucoup de gens, cependant, qui ne prisent pas les chansons de la Bolduc. C'est évidemment leur droit. Il s'en trouvera aussi dans cinquante ans. Ce sera encore leur droit. Mais si dans cinquante ans on parle encore de la Bolduc et de ses chansons, les détracteurs auront beau dire et beau faire, à ce moment‐là ils auront perdu la bataille. Nous avons interrogé un certain nombre de personnes en vue de Montréal et d'ailleurs sur l'opinion qu'elles avaient de la chanteuse populaire de Newport. A la question : que pensez‐
vous des chansons de Madame Bolduc, on nous a donné les réponses suivantes : RENÉ LEVESQUE, journaliste, commentateur de radio et de télévision : "Comme je suis Gaspésien, j'ai toujours eu un faible pour la Bolduc, mais un faible qui a longtemps été un peu honteux. Je me souviens quand on était petit gars, on turlutait toutes ses 64 chansons, mais plutôt par bravade. C'était le répertoire des servantes et les grandes personnes "bien" disaient que ce n'était pas distingué, que c'était même terriblement vulgaire. "Aujourd'hui je suis bien prêt à m'afficher parmi ses admirateurs officiels. Malheureusement, je n'ai pas beaucoup de mérite puisqu'on sait maintenant que les refrains de La Bolduc ont assez de vitalité pour lui survivre (Le R‐100), et que leur vulgarité est pleine de vraie sève populaire... et surtout, peut‐être, parce que même à Paris les connaisseurs leur font une place dans leurs collections. "Mais la meilleure preuve, à mon sens, du génie inculte de la Bolduc est qu'elle ait eu des imitateurs à la douzaine et qu'elle demeure quand même inimitable." JEAN DESPREZ, auteur dramatique et journaliste : "Les souliers de boeufs, les ceintures fléchées, les chansons de la dame Bolduc sont des pièces de musée. Je ne porterais pas plus les uns que je ne chanterais les autres... Et nos compositeurs, d'après moi, ne devraient pas plus s'inspirer de ses ritournelles, que nos futurs auteurs dramatiques ne s'inspireront, je l'espère, des pièces de Gélinas. Je suis pour l'évolution en tout... et pour la mise au rancart, définitivement, de tout ce qui n'a rien ajouté à notre patrimoine artistique." MARIUS BARBEAU, anthropologue, folkloriste : "Je ne puis guère vous donner une opinion définitive sur cette artiste du terroir qui est morte il y a quelques années et à laquelle vous vous intéressez. Je n'ai entendu, il y a assez longtemps, que quelques‐unes de ses chansons. Elles m'ont frappé par leur verve endiablée et un tour de langue assez unique ‐ à la manière des chanteurs du vrai terroir. Ces chansons étaient de sa propre composition. Elle mérite certes qu'on s'occupe de conserver son répertoire, ou de le faire revivre. Il m'a semblé perdu, lorsque, à Québec, (à Saint‐Roch), il y a quelques années j'ai cherché à me procurer de ses disques. "Elle avait de fervents admirateurs à Ottawa : entre autres, le juge Chevrier et monsieur Major, grand épicier. "J'aurais eu l'occasion, une fois, de l'entendre dans un petit théâtre près de la gare, à Ottawa, où elle se faisait valoir à bon marché. Mais j'avais alors un préjugé contre ce folklore d'un genre douteux ; j'avais sans doute tort. Elle avait son genre à elle, mais elle n'a pas réussi à gagner de la distinction. "C'est maintenant à vous de l'étudier plus à fond, et de faire revivre ce qui en vaut la peine. Bon succès !" ROGER CHAMPOUX, journaliste, La Presse : 65 "La Bolduc ! Tout de suite, je note le sourire mi‐moqueur, mi‐goguenard qui accueille l'évocation de ce nom. Chez certains individus, il est de bon ton de juger sans entendre, de décider sans débat, de trancher sans tenir compte du moindre détail. A l'instant où on a choisi d'être d'un clan, tous ceux qui ont la maladresse d'appartenir à l'autre... sont de pauvres miteux dont il ne convient pas de se soucier. "Tous les goûts étant dans la nature et le folklore étant une manifestation de l'émouvante simplicité du coeur des braves gens, le succès de la Bolduc fut considérable. La société Apex, en présentant deux microsillons de bonne facture groupant les chansons les plus célèbres de la "championne du turlutage", répond sans aucun doute à une demande populaire. Le premier microsillon (ALF‐1505, 12 po.) est sorti à l'automne dernier et le deuxième (ALF‐1515) vient tout juste de paraitre. "Les années ont passé mais ils sont légion ceux qui se souviennent de l'intérêt suscité dans maints milieux par la révélation de cette Gaspésienne, timide, mère de famille, sans aucune prétention et que le succès arracha de son humble milieu pour la hisser au pinacle d'une renommée que la mort fit crouler. "De l'art ! Non. Mais la bonne humeur toute naïve d'une brave personne qui reprenait les chansons de son temps, retrouvait le rythme du rigaudon, multipliait en cascade les trilles et se livrait à une gymnastique buccale comme nous n'aurons certainement plus d'exemples. "C'était bon enfant et les humbles gens qui ne cherchent pas midi à quatorze heures et n'ont pas le temps de disséquer leur plaisir mais s'y adonnent tout entier, écoutaient la Bolduc sans lui faire l'injure d'une morgue boudeuse. Elle était ce qu'elle était : la Bolduc. Elle chantait pour amuser, pour s'amuser elle‐même et laissait les esthètes à leurs préoccupations torturées. "De deux choses l'une : vous achetez ces disques pour vous distraire simplement. Ou vous les achetez pour enrichir votre collection de documents folkloriques et, à cet égard, le geste s'impose car si la Bolduc fut un événement à l'échelon d'une époque, il n'est pas exagéré d'affirmer que jamais plus cette époque ne reviendra. Jamais plus notre époque sophistiquée et arrogante ne retrouvera cette simplicité gentille qui veut qu'une chanson ne soit pas un casse‐
tête mais l'agrément de l'heure qui passe." NORMAN HUDON, peintre satirique : "On lui reproche d'être "populaire". "Il y a tellement de gens qui souffrent de ne pas l'être. "Certains prétendent qu'elle chante mal. "Pourtant de nos jours, c'est très porté. 66 "Et puis, je me souviens, à Paris, en 52, avoir entendu au Théâtre de l'Etoile, Charles Trenet "turluter" à la façon de Madame Bolduc. "C'est peut‐être cela être classique..." GRATIEN GÉLINAS, comédien et auteur dramatique : "Je n'ai pas les connaissances voulues pour parler des chansons de Madame Bolduc sur un plan purement musical. Une chose me frappe tout d'abord : elle dure, ses chansons durent, et cette durabilité me semble être un signe, une espèce de preuve à porter à son crédit. "Ses chansons ont des racines puisées directement à même l'instinct, comme pour beaucoup de Negro Spirituals. "Mais, j'y reviens, ce qui me parait le plus important c'est que ses chansons soient encore chantées vingt ans après sa mort. On a essayé de l'imiter, mais ses imitateurs n'ont pas fait long feu. "La valeur vraie de ses chansons est peut‐être discutable, mais leur popularité ne l'est pas. Et cela c'est quelque chose." Chapitre XXII - Le point final
Je suis rendu à la fin de cet ouvrage et je me rends compte que j'ai laissé, en cours de route, bien des questions sans réponse. La principale est peut‐être celle‐ci : que sont au juste les chansons de Madame Bolduc ? Sont‐ce des chansons folkloriques ou des chansons populaires ? Et si ses chansons ne sont ni folkloriques ni populaires, que sont‐elles ? Car, qu'on les aime ou non, après tout elles sont là, ses chansons, et pour un petit bout de temps à venir, à ce qu'il semble... On ne peut les rejeter d'un seul geste d'ignorance ou de mépris... Mais cette question, je laisse aux spécialistes le soin d'y répondre, s'ils veulent bien un jour condescendre à étudier ce phénomène que fut Madame Bolduc. Je me bornerai pour finir à souligner que sans aucune formation musicale ou intellectuelle, Madame Bolduc a réussi à mettre au point une formule de composition de chansons qui se trouve être la formule idéale : la formule, comme l'explique Jean Wiéner, musicien accompli et auteur d'adorables chansons, la formule donc qui est basée sur le principe de l'accord absolu, de l'unité formelle entre la musique et le texte. C'est la formule de l'auteur unique, imaginant et réalisant seul ses chansons, paroles et musiques. C'est le cas de Charles Trenet. C'est aussi le cas de Madame Bolduc. Dans leur genre, aussi galvaudé que soit ce genre, les chansons de Madame Bolduc sont une réussite, une réussite unique au Canada tout court. 67 Il faudra attendre plusieurs années avant qu'on prenne sa relève. Celui qui la prendra ce sera, à un échelon de qualité bien plus élevé, si l'on veut, ce sera Félix Leclerc. Au panthéon populaire du Canada Français on trouve quelques noms qui, aussitôt prononcés, évoquent automatiquement tout un monde de pittoresque, un monde d'aventures tour à tour fantastiques, bouffonnes, héroïques, incroyables. La légende, c'est cela, Aux Jos Montferrand, aux Louis Cyr de la légende, aux grandes idoles du sport et de la politique, il faudra désormais, qu'on le veuille ou non, que le choix de ces idoles nous blesse ou non, qu'il insulte ou non à notre noblesse, il faudra ajouter Madame Bolduc, chanteuse populaire. Il faudra... il faudra... en réalité c'est déjà fait et c'est bien là le point final. Montréal ‐ Toronto ‐ Ottawa ‐ Shelter‐Bay ‐ Escuminac ‐ Percé ‐ Beloeil : Mai, septembre 1959, 68 

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