Le monde des passions - Introduction
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Le monde des passions - Introduction
1 Le monde des passions Introduction Racine, Andromaque (1667) - Hume, Dissertation sur les passions (1757) Balzac, La Cousine Bette (1846) © Le signe bleu – Le blog des lettres - 2015 1 Le monde des passions Introduction Racine, Andromaque (1667) - Hume, Dissertation sur les passions (1757) Balzac, La Cousine Bette (1846) Introduction Problématiques induites par l'énoncé du programme. L'intitulé du programme nous incite à nous interroger sur le lien entre les passions et le monde - plus précisément, il s'agit de se demander • • • Si les passions génèrent un monde en ellesmêmes - de fait, la passion crée son monde, son ordre, concurrent de celui qu'instaure la société et gouverné par de puissantes dynamiques, Si notre monde n'est pas la résultante de ces passions plus que d'une prétendue raison (par voie de conséquence, le programme interroge notre rapport à la réalité), Et donc si notre monde peut se définir comme une construction rationnelle ou passionnelle - quels sont les fondements de notre vision du monde : la raison semble, en dernière instance, relever d'une illusion rationaliste telle que la cultivent encore les hommes des Lumières. Présupposé : les passions forment un monde. "Le monde des passions" laisse entendre que les passions évoluent dans un univers autonome et cohérent. En philosophie, le substantif "monde" désigne un "Ensemble de choses ou de concepts d'un même ordre, considérés dans leur totalité et constituant un aspect de l'univers." Il ne s'agit pas tant de s'interroger sur sa cohérence que sur sa légitimité : qu'est-ce qui © Le signe bleu – Le blog des lettres - 2015 fonde l'organisation du réel tel que l'homme le perçoit ou se le donner à percevoir ? Telle est la question. Si Hume s'efforce de définir une méthode scientifique pour identifier les principes et les lois des passions, il n'en défend pas moins l'idée que tout est croyance. Dès lors, le "monde des passions" renvoie à l'idée que la réalité, ou prétendue telle, constitue une production psychique possédant ses lois et se moquant des règles liées à une approche rationnelle et critique. En effet, quelle évolution historique le "concept" a-t-il connu ? Depuis l'antiquité, les passions doivent se réguler selon les préceptes de la raison ; pour les anciens, elles perturbent le monde, même si elles peuvent, indirectement, aider à le construire (Platon) ou à le représenter (Aristote). Mais, jusqu'à l'époque classique, la vision du monde commune repose sur la croyance dans l'existence du monde des Idées (Platon) dont héritent le christianisme, dont saint Augustin (il existe un au-delà qui donne sens au réel, aux apparences visibles). A l'époque classique, avec Descartes, s'impose une laïcisation progressive du rapport au réel : pour lui, la passion est proche de la sensation, du ressenti physique, répercuté sur l'âme. Mais si le monde est privé de transcendance, il est livré aux passions dont le système - le "monde" - finira par 2 absorber la raison dont Descartes fait encore un principe éthique de fonctionnement. L'étape cruciale du renversement est accomplie par Hume pour qui, comme nous le verrons, tout est représentation. Dès lors, si l'on pousse à son terme la réflexion sur le monde des passions, on ne peut que penser que les hommes se forgent un système de représentations qui se répercute sur la conception que l'on peut avoir de la raison : qui nous garantit que cette dernière n'est pas entachée par une vision du monde créée par les habitudes sociales ? Dans les sociétés holistiques traditionnelles, il devient alors évident que la rationalité est au service des préjugés : même Newton (avec sa mécanique céleste) s'imagine pouvoir rationaliser des lois physiques dont on comprend aujourd'hui toute la complexité sans prétendre les maîtriser. Balzac est un romancier très particulier en ce sens qu'il a créé un monde : "la Comédie humaine", dont les principes et l'équilibre se fondent sur les passions ; en effet, La Cousine Bette doit s'envisager à l'intérieur d'un univers romanesque plus vaste dont il constitue l'expression "terminale", symptomatique de toute l'évolution de Balzac sur la valeur même de la passion. Comme nous le verrons, au début de sa période créatrice, il a fait des passions le moteur des sociétés modernes, avec parfois un relatif cynisme ; à la fin de sa vie, il prend acte d'une réalité morbide, délétère des passions affrontées à elles-mêmes. Donc, Balzac interroge la conception antique de la passion, qui n'est pas forcément passive. Quant à Racine, il montre comme une société peut se construire sur les décombres des passions - guerre de Troie + passion amoureuse de Pyrrhus pour la veuve du vaincu... Les deux textes littéraires sont beaucoup plus forts que la dissertation philosophique, qui développe un système somme toute naïf à partir de l'illusion de maîtrise rationnelle du monde des passions. Pourquoi ? parce que les hommes de lettres symbolisent une réalité, celle du psychisme humain, et engagent à se regarder dans ce miroir des passions, reflet des pulsions difficiles à contrôler. Il s'agit donc de se situer sur le plan des représentations du réel plus que d'une réalité difficile à cerner en elle-même. I. Les passions : créatrices de monde ? Problématique centrale du programme : quel rapport entretient le monde des passions avec le monde, la collectivité ? Une évidence : si l'on se place du point de vue de la psycholinguistique, le terme de passion a, peu à peu, dérivé, comme nous allons le voir, vers une de ses acceptions : la passion amoureuse. Pourquoi ? Pour plusieurs raisons. Première raison, liée à la psychologie du moi. Au cours d'un épisode de passion amoureuse, l'individu se découvre double : il n'est plus luimême ou, peut-être, il devient lui-même ; il se réalise en se différenciant de l'ancien moi, plus en conformité avec les exigences de la représentation sociale - comme en témoigne, par exemple, dans La Cousine Bette, la double vie du baron Hulot, qui finit par céder à la pente de son tempérament. Donc, la dissociation du moi renvoie à la dichotomie : privé / public - éducation / nature. Ainsi, l'identification de la passion à la passion amoureuse découle du fait que, dans ce cas, la 3 dissociation du moi est la plus évidente : elle rend visible la diffraction de la vision du monde issue de principes de hiérarchisation propres aux différentes passions - sentimentales, sociales et politiques. Ainsi, dans Andromaque, Racine montre comment Oreste et Pyrrhus se trouvent en confluent de plusieurs mondes (ou faudrait-il dire "systèmes" ?) passionnels. Deuxième raison, liée à l'évolution de la société française, sous l'influence, complexe, de la philosophie des Lumières. Le XVIIIe siècle marque une rupture historique : c'est à cette époque que se met en place une nouvelle vision du monde, reposant sur l'individualisme grandissant, l'exigence de réalisation personnelle. Alors que la société d'Ancien Régime est globalement holistique (elle privilégie le tout sur la partie, le système sur l'individu), la société bourgeoise, capitaliste, née de la Révolution de 1789 impose une laïcisation des buts personnels : l'individu ne se détermine plus en fonction de la hiérarchie sociale, légitimée par la religion. La signification ne relève plus du transcendant mais du choix personnel. Ainsi, le mariage devient un mariage d'amour et non plus de raison. La passion s'impose alors comme l'expression du libre-arbitre : on décide de se marier par amour, comme le baron Hulot avec Adeline, mais on se met à la merci des fluctuations du sentiment ; donc on se laisse déterminer par sa nature que valorise la culture. Par une torsion paradoxale, le baron trahit sa famille tout en suivant la loi de son tempérament, comme nous y engage la philosophie des Lumières - contradiction : Rousseau et la religion naturelle, forme de transcendance "écologique" qui ne l'empêcha pas de mettre ses cinq enfants à l'Hôpital des Enfants trouvés, pratique courante à son époque où l'amour des parents pour les enfants n'était pas une priorité. Donc : la passion amoureuse devient, à la fin du XVIIIe siècle, l'élément déterminant dans le choix du couple, de la vie en général. Cette laïcisation dans les catéchismes d'ancien régime, on incitait à imiter le Christ, à respecter ses parents ; les devoirs des parents vis-à-vis des enfants étaient minimisés, réduits à la transmission familiale. Or, dans tous les romans, dont La Cousine Bette, la passion est présentée comme un principe destructeur des valeurs sociales. Paradoxe : comment une société qui revendique l'expression personnelle, un libre-arbitre passant par l'expression de ses sentiments personnels, peutelle présenter, aussi, la passion comme autodestructrice ? La problématique centrale implique donc toute une série de problématiques associées, qui engagent une réflexion sur le rapport du moi au groupe. Comment se construit le monde des passions ? Sur la base d'une relation complexe de la passion à la raison (1). Chez Racine : la raison développe un discours cohérent à partir des représentations sociales contemporaines - mais la passion relève du comportement individuel, qui met en défaut cette perception, rationnelle, fondée, légitime, de la relation à l'autre. Ainsi, la passion construit un monde et utilise les grandes figures doxiques de la divinité ou du destin pour rationaliser un discours et un comportement qui expriment, en réalité, la force d'un tempérament, l'exigence forcenée d'une revendication personnelle. Etrangement, si l'on peut dire, la fatalité tragique tient non plus à 4 un plan des dieux qu'à une dynamique inexorable des passions humaines. C'en est fini du fondement religieux du tragique. Il faut donc faire un parallèle entre cette forme de laïcisation du tragique et celle qui s'impose à partir du XVIIIe siècle dans les rapports familiaux comme en témoigne La Cousine Bette. Oreste, du côté grec, s'oppose à Pyrrhus, qui passe du côté troyen. La pièce montre la tension entre deux fidélités, deux femmes : grecque ? / troyenne ? L'enjeu de cette "rivalité" masculine n'est autre que la fille d'Hélène. Hermione se sent méprisée par Pyrrhus et cette blessure narcissique grecque rejoue le rapt de la mère - la fille est moins aimée que la mère - de même, Pyrrhus est moins prestigieux que son père, Achille. Le rapport aux passions de l'individu et de la collectivité est identique chez Racine : les Grecs réagissent comme leur ambassadeur Oreste. De fait, le dénouement d'Andromaque amène une catharsis paradoxale car Andromaque triomphe : elle se relève des ruines de Pyrrhus, massacré par les siens ; la tragédie fait alors de la logique des passions l'origine des sociétés. C'est l'inverse chez Balzac : on a là une illustration de ce que nous venons de voir quant à la revendication d'autonomie propre à la société bourgeoise. Conséquence : le conflit (passion / raison individu / société) est nécessaire à l'affirmation de soi et il est aussi à l'origine de la création de l'Etat. Passion et nature / société (2). Les passons sont-elles contre-nature ? voire inspirées par un mauvais démon ? Pour Blaise Pascal (XVIIe s.), l'homme s'est séparé de Dieu, donc du sens, en cédant à la tentation : il est enfermé dans l'enfer de sa subjectivité, dans un "non monde". La société développe donc des passions artificielles parce que, pour un janséniste comme Pascal mais aussi comme Racine, les hommes se sont condamnés à la virtualité, à un relativisme dont ils ne peuvent échapper qu'en revenant à Dieu. Pour Racine, les passions politiques engendrent un monde : les passions collectives des Grecs définissent leurs rapports géopolitiques avec les Troyens. Passion amoureuse / passion politique = cercle tragique - comment s'en sortir ? Les deux auteurs littéraires s'en sortent de manière inverse : Racine renverse les perspectives mais il use d'un stratagème cynique comme nous le verrons puisque la passion de Pyrrhus laisse la place à Andromaque et son fils. Balzac, lui, montre que la société se dégrade moralement - ce qui témoigne d'une forme de naïveté car cela suppose une éthique initiale. Admirateur de Pascal, Rousseau distingue les passions naturelles (les bonnes passions) des passions artificielles créées par la société. Il voudrait revenir sur les données du faux contrat pour purger la société de ses illusions, la débarrasser de la volonté de puissance, afin de créer une nouvelle société. Bien que proche de Rousseau avec qui il a noué une amitié contrariée, Hume, lui, s'inscrit dans la continuité du modèle conventionnel de la société : il ne croit pas au contrat qui suppose un choix et une décision plus ou moins libre. Pour lui, la société résulte d'une convention rendue 5 nécessaire par les circonstances et en constante évolution : la société n'est qu'une nature non pas contrariée mais continuée. Pour la faire évoluer dans le bon sens, il convient d'être conscient de cette réalité : la société n'est pas le résultat d'une décision rationnelle mais le rapprochement d'intérêts multiples, de passions en somme. Dès lors, pour bien vivre sa nature, et donc sa ou ses passion(s), il faut corriger, réformer le politique, les liens sociaux non tant pour les purger de leur dimension passionnelle que pour mieux faire vivre la nature de chacun. Par exemple, la passion amoureuse vise la satisfaction immédiate, contraire à la stabilité sociale qui fixe le désir : l'institution sociale trouve dans le mariage un moyen de canaliser la dynamique du plaisir et de concilier la passion individuelle avec les passions sociales, autrement dit la quête de jouissance à court terme et la nécessité de perpétuer des lignées. Le rapport de la passion à la vérité (3) Ce rapport est donc complexe et ne saurait se résoudre en termes simples d'aveuglement et de lucidité puisque la passion peut nous mener à l'expression même de l'être - c'est, d'ailleurs, la conception que s'en fait Aristote lorsqu'il traite des passions sur un mode social : avoir une passion équivaut, dès lors, à s'affirmer en individu singulier. La question des passions ouvre sur celle de la liberté (4) Partant de cela, c'est la question du sujet, de sa liberté et de sa responsabilité ; si je m'affirme en tant qu'être libre en m'adonnant à mes passions, puis-je sombrer dans le piège d'une passion que j'ai choisie ? Le problème consiste à s'interroger sur l'équilibre dynamique à établir entre passion individuelle et passions collectives. Le paradoxe consiste à dire que je perds ma liberté quand je m'enferme dans l'affirmation de mes passions personnelles et que je perds de vue leur dimension sociale. Plus je fais usage de ma liberté en me livrant à mes passions, plus j'imagine réaliser librement ma passion, plus je m'enferme dans mon illusion de liberté car toute liberté relève de la croyance dans une fiction, celle de la possibilité d'être libre. La croyance dans sa propre liberté n'existe qu'au sein d'une société qui libère, certes, du besoin mais reconduit de multiples formes de servitude. Dès lors se pose une nouvelle problématique à partir du rapport à établir entre passions et croyances (5). Hume : croire, c'est être persuadé d'être dans le vrai ; pour lui, la croyance repose sur un mixte de sensation et de conviction fondée sur un raisonnement allant du connu vers l'inconnu. Le rapport aux passions est donc complexe puisqu'elles déclenchent un conflit de fidélité à un choix collectif de croyances. Ainsi Pyrrhus passe du clan grec au clan troyen : le changement s'opère sur la base de la passion qu'il éprouve pour Andromaque. 6 Hume : il s'interroge sur la possibilité de stabiliser le rapport à la connaissance ; il remet en question le fondement des représentations les mieux établies de son temps pour mieux montrer que l'invariant relève non du contenu que du processus menant à la production de passions et de croyances. Son but, en tant que philosophe, consiste à interroger le mode de représentation du réel spécifique à l'homme. En effet, qu'est-ce qu'être un homme, sinon se représenter le réel de manière à l'organiser pour lui donner un sens ? Et comment l'organiser ? En fonction de ce que l'on croit être vrai. C'est ce rapport à la croyance que Hume questionne : qu'est-ce qui fonde le rapport de l'homme au réel ? Qu'est-ce qu'un réel dont la représentation évolue en fonction des avancées de la science, qui, elle-même, "fonctionne" en lien avec les impulsions du désir (connaître pour percer les mystères, pour réaliser les fantasmes inspirant les mythes immémoriaux, etc.) et les moyens techniques de les réaliser, etc. Au XVIIIe siècle, les philosophes des Lumières ruinent encore davantage la caution offerte par la religion - déjà évincée au XVIIe siècle par Descartes en France et Hobbes ou Locke en Angleterre. de tout rapport au monde, de toute interprétation du réel. Aussi ne pouvait-il que se rapprocher de Rousseau, pour sa vision critique de toute réalité - mais aussi que se disputer avec lui car Hume ne partage pas l'enthousiasme de l'enligthment. Plus encore, Hume problématise le rapport à toute forme de connaissance - et il ne croit pas si bien dire lui qui considère Newton comme un génie national ayant décrypté la mécanique céleste alors que, dès le début du XXe siècle, elle est remise en question par Einstein entre autres. La mécanique céleste de Newton ne rencontre que par hasard, par extraordinaire ce qui peut être décrit d'un univers simplifié - alors que les astrophysiciens actuels parlent de multivers. Ce qui serait tragique, selon Hume, ce serait de ne pas s'interroger sur cette dimension passionnelle Culturellement : plus les hommes ont perdu foi dans leurs dieux et leurs valeurs, plus ils dépendent des figures mythiques qui parcourent leur formation affective et culturelle. Ils ne croient plus dans les dieux qui donnaient une cohérence et un fondement à leur réalité mais ils ont besoin de croire. Le problème se pose alors de savoir en quoi peut-on encore croire ? Les œuvres au programme tentent de décrypter quel rapport l'homme entretient aux autres pour tenter de donner un sens à sa vie et de se constituer soimême comme désirable - la passion amoureuse repose en effet sur une revendication narcissique. Politiquement : comment s'institue la société sinon sur ses propres mythes ? - voir les Grecs tels que les évoque Racine dans Andromaque mais aussi la diffraction du "génie" des Hulot : le vieux général devenu sourd, donc affecté dans sa relation au monde et dans sa compréhension des autres / le cadet des Hulot devenu mûr et incapable de résister à un mécanisme pulsionnel qui lui échappe d'autant plus qu'il relève d'une forme de narcissisme autodestructeur - car, à la fin de sa vie, Balzac ne croit plus à la construction de soi dans un monde en opposition à ses propres valeurs morales : Hulot n'est pas Rastignac mais l'incarnation d'une monstrueuse revendication personnelle, déconnectée de toute valeur éthique commune - cf. Goriot. Le vieux général Hulot incarne une génération perdue : son frère représente la chute de l'idéal. 7 Peut-on échapper au monde des passions (6) ? La réponse des trois auteurs est négative : selon Hume, d'un point de vue anthropologique, la nature même de l'homme se construit en fonction de son tempérament et ses affects - qu'il rationalise a posteriori. Cette "fatalité" de la passion crée une distorsion entre le monde de la raison, cohérent avec lui-même, et celui des passions, en explosion exponentielle. C'est ce pouvoir destructeur des passions qui provoque la critique morale et qui exige un recentrement moral dans Andromaque et La Cousine Bette. Du point de vue politique, Racine montre qu'il est impossible d'associer des désirs, des passions : totalitaire, exclusive, la passion construit son ordre propre, qui ignore la réalité de l'autre ; mais le triomphe final d'Andromaque laisse à penser que la passion (celle de Pyrrhus ou des Grecs) ne permet pas de construire un rapport stable au réel - elle a pris du recul vis-à-vis de tout et elle peut fonder une société stable. De même, la chute du baron Hulot administre la preuve qu'il est impossible de vivre sa passion dans la société commune. Il ne parvient pas à se "corriger", à se régler sur les comportements moraux communs. Il doit être châtié en suivant sa propre pente. Marneffe est atteint par la dégénérescence causée par ses vices ; sa femme est infectée par une MST mortelle - lire dans l'édition GF p. 532, la note est tout à fait explicite sur ce sujet. Mais Hulot déchoit suivant sa propre "dynamique" interne. Cette fatalité naturelle constitue une forme de Némésis moderne. En effet, la passion implique un conflit de volontés : qu'est-ce que "vouloir" ? Etre libre supposerait la possibilité d'être à soi-même la cause première de son action ; or c'est impossible ; l'individu est toujours agi par une série de déterminismes qui le dépassent. Plus encore, dans Andromaque ou La Cousine Bette, les passions s'entrechoquent : les volontés sont en conflit... En réalité, l'emprise de la passion est telle qu'il s'avère pratiquement impossible de sortir de cet univers, de ce monde fatal. La passion génère une construction mentale concurrente de la réalité commune : en témoigne la folie d'Oreste ; il vit dans son monde. La passion est-elle forcément dégradante (7) ? Non ce n'est pas l'opinion, fondamentale, ni de Racine ni de Balzac. Mais le programme donne à lire des récits de passions autodestructrices, dévorantes parce qu'elles engendrent une dissociation du moi : il se découvre double, hypocrite et lâche, etc. C'est donc des dangers de l'activité psychique non maîtrisée que parle le programme : les auteurs donnent à penser au spectateur ou au lecteur qu'il est nécessaire d'établir une dynamique psychique entre les pulsions - Balzac : dimension sociétale de ses derniers romans, non plus construction d'une destinée dans le rapport d'un personnage à un ordre bloqué mais emprise d'une obsession maniaque sur un esprit en proie à ses délires - Le Cousin Pons - donc : déconstruction du lien social Les Paysans - et coalition des médiocres en quête de reconnaissance, dans leur ambition d'accaparement. Hume : l'homme a besoin de croire pour exister selon ce qui lui semble lui procurer une satisfaction personnelle. Le mécanisme de la construction du monde des passions caractérise l'humain. Il se retrouve partout, à tous les niveaux et en tout temps. Il varie en fonction des sociétés et des circonstances. Pour lui, la nature humaine 8 elle-même n'existe pas : elle relève d'un "faire" plus que d'une constitution spécifique - en cela, il anticipe l'existentialisme. Le naturalisme humien II. Peut-on définir les passions ? Au préalable, il convient de s'interroger sur la définition à donner au terme même de passion : qu'est-ce qu'une passion dans le cadre de notre programme ? 1. Réponse de la linguistique. Retournons à l'étymologie du terme pour mieux cerner le rapport complexe action / passion. condition qu'elle engage un processus de prise de conscience. Le verbe latin « patior » signifie « souffrir », « éprouver », « endurer », « supporter », et du substantif « passio », qui désigne la « souffrance » et la « maladie ». La « passion » serait donc, au sens premier, un état de souffrance et de dépendance, d’attente passive. La passion désigne aussi les martyres des premiers chrétiens : le terme renvoie à la souffrance physique et morale. Son acception se restreint sous l'influence des poètes de la Pléiade pour désigner la souffrance amoureuse. En effet, le terme PASSIO vient de PATHOS, en grec, "souffrance, supplice". Cette étymologie détermine une constante : la dimension passive attachée à la passion. Pour les moralistes, notamment les stoïciens antiques et leurs continuateurs, la « passion » constitue une « maladie de l’âme », nécessitant la recherche de « remèdes ». Cette acception se retrouve dans le verbe « pâtir », et dans « la passion de Jésus-Christ », qui désigne les épreuves endurées par le Christ jusqu’à son supplice et à sa mort - sauf que cette passion est à la fois subie et voulue : elle résulte d'une volonté de racheter les hommes par la souffrance et s'inscrit dans une perspective chrétienne qui "déforme" la signification initiale du concept par le biais d'une relecture morale de son interprétation : la passion fait souffrir mais cette souffrance s'avère nécessaire à la transformation de l'être qui la subit : la passion devient alors facteur de métamorphose - à Traditionnellement : le substantif passion désigne l'ensemble du domaine affectif - émotions, désirs, plaisirs, etc. Néanmoins le concept a évolué. XVIIe siècle : l'âge classique reconduit l'opposition fondamentale passion / raison - Descartes : Passions de l'âme (1649) - Spinoza l'Éthique (1677) XVIIIe siècle : Kant, l'Anthropologie du point de vue pragmatique (1798). Les passions de l'âme, subies, s'opposent aux actes de la volonté ou de l'entendement du sujet libre et connaissant. Mais c'est aussi à cette époque que la nature s'impose comme un espace d'authenticité : le cœur devient un moyen universel de vibrer à l'unisson de la nature en général et de la nature humaine en particulier. Dès lors, la passion devient un "goût vif, irrépressible", donc révélateur d'une nature profonde : il convient de mettre en perspective la passion et le sentiment. 9 C'est aussi dans ce sens que Hume emploie le terme de passions - feeling. Hume = "Feeling, emotion, passion, sentiment refer to pleasurable or painful sensations experienced when one is stirred (attiré, orienté vers) to sympathy, anger, fear, love, grief, etc. Feeling is a general term for a subjective point of view as well as for specific sensations: to be guided by feeling rather than by facts; a feeling of sadness, of rejoicing. Emotion is applied to an intensified feeling: agitated by emotion. Passion is strong or violent emotion, often so overpowering that it masters the mind or judgment: stirred to a passion of anger. Sentiment is a mixture of thought and feeling, especially refined or tender feeling: Recollections are often colored by sentiment." - On line etymologic dictionary - Donc: selon Hume, la passion ne diffère de la sensation ou de l'émotion que par son intensité, pas par sa nature. Dimension anthropologique liée à cette acception. La passion découle de la conception que l'on se fait de la nature humaine - de sa dualité, corps / esprit notamment car elle engage une certaine conception de la volonté, du librearbitre : suis-je agi par ses passions ? en l'occurrence, par mes sensations, donc mon corps, plus que par mon entendement ? Là est aussi la question. Au XXe siècle, la psychologie et plus encore la psychanalyse définissent la passion comme un . état affectif qui se manifeste par un attachement tellement intense, exclusif et durable à un objet, qu'il finit par dominer la personnalité du sujet et déterminer son comportement. Là se situe donc le problème. Dans le langage moderne : son champ sémantique se réduit aux phénomènes intenses en lien avec une personne mais aussi avec une revendication personnelle - frustration, blessure narcissique, etc. En quoi peut-il représenter un danger pour la personnalité ? Il met à jour une dimension obscure du sujet qui se découvre autre que ce qu'il imaginait être lui-même - cette irruption de la dualité est au cœur d'Andromaque, en lien avec la vie même de Racine - Il exige du sujet un assujettissement à un objet qui n'est pas forcément respecté en tant que tel puisque, souvent, cet objet constitue un point de projection, idéalisé, absolu, réifié, fétichisé, etc. La passion incite l'individu à sacrifier ses devoirs à son objet : le baron Hulot connaît une chute totale, sur les plans privé et social ; il est entraîné par le mouvement d'une passion dégradante - au moral comme au physique : sa folle passion pour Mme de Marneffe retentit sur son fonctionnement psychique et psychosomatique. Le drame balzacien vient du fait que cette chute s'avère irrémédiable 10 2. Réponse de la philosophie. 2.1 Antiquité grecque : raison / passion, une relation complexe. 2.1.1 Platon dans le Timée Dans le Timée (Gallimard, Pléiade, II, p. 495), Platon explique la formation des hommes et raconte que les dieux attribuent un corps à l'âme et sont à l'origine des passions des hommes : « Eux donc, imitant leur Auteur, reçurent de lui le principe immortel de l’âme ; après quoi, ils se mirent à tourner pour elle un corps mortel, ils lui donnèrent pour véhicule ce corps tout entier, et y édifièrent en outre une autre espèce d'âme, celle qui est mortelle. Celle-ci porte en elle des passions redoutables et inévitables ». • Du point de vue anthropologique, les passions seraient à l'origine du principe moteur de l'âme mortelle : elle relève du tempérament - mais d'un tempérament violent et potentiellement dangereux pour l'harmonie : la passion déstabilise l'ordre parce qu'elle remet en question la mesure. Ainsi, le PATHOS relève de la prise de pouvoir de l'irrationnel sur le rationnel : la • • passion règne sur la partie désirante (épithumia) de l'âme qui s'oppose à l'entendement (noûs) - une troisième instance, le cœur (thumos) constitue le siège des passions irascibles. Sur un plan moral et rationnel, la passion s'oppose à la rationalité toute-puissante du divin Démiurge. En effet, pour Platon, le LOGOS organise le cosmos et l'ensemble des phénomènes selon un "programme" rationnel : revendication personnelle et irrépressible, la passion déstabilise l'ordonnancement du système et plonge l'humanité dans le chaos, l'irrégularité, la singularité, toutes notions contraires à la philosophie grecque. Enfin, les passions enferment l'homme dans l'ordre de la nécessité : elles sont "inévitables" et elles empêchent le libre exercice de la raison. 2.1.2 Platon dans le Phèdre, Platon développe une théorie complexe de l'âme ainsi que de ses passions. La thèse qu'il soutient est la suivante : l'amour témoigne de la qualité de l'âme comme on aime comme on est. Premier problème : l'âme peut-elle se connaître elle-même ? La divinité de l'âme. Qu'est-ce que l'âme ? Elle est immortelle : principe incréé, sans début et sans fin. Sa nature : seule la science divine peut la donner ; la science humaine ne peut la définir que par le mythe, qui est une transcription symbolique de la pensée des origines, des présupposés de tout discours. Allégorie des trois parties de l'âme humaine : « Elle ressemble assurément à une puissance qui unit naturellement un attelage et un cocher ailés (p. 238). » L’âme ressemble à un attelage de deux 11 animaux : le bon cheval, sensible à la parole et à la raison - et le mauvais cheval qui obéit à peine au fouet et à l'aiguillon, le cocher - seul peut contempler le pilote de l'âme, c'est-àdire l'intelligence, et dont s'occupe la science véritable, voilà ce que contient ce lieu (p. 241). » Sa nature (phúsis) est d'être une dynamique en puissance (dúnamis) : on voit que le mythe de l'attelage la définit comme un mobile en mouvement et soumis à des forces en équilibre au sens physique de l'expression « car l'âme était autrefois tout entière ailée » (250). Tout être vivant possède donc une âme, du dieu à la bête en passant par l'homme. Mais la spécificité de l'homme réside dans son intelligence, qui a contemplé les essences. Sa qualité dépend de son choix de vie. En effet, l'âme humaine contemple les formes intelligibles mais elle est troublée par ses propres chevaux et elle est aussi aux prises avec les autres âmes qui tentent de voir ce qui se passe dans le monde intelligible. A cause de l'incompétence de son cocher qui ne parvient pas à maintenir l'attelage, l'âme est souvent « estropiée » (242) et ses ailes brisées (243). Toutes les âmes échouent à contempler et se nourrir de l'Etre. Elles s'éloignent, elles tombent. La loi de la nécessité veut qu'elles aillent s'implanter dans la semence d'un homme correspondant à son degré d'initiation. Sa fonction consiste à intelliger les essences. Pour comprendre quelle est la fonction spécifique de l'âme humaine, il faut savoir que le cosmos platonicien réunit le monde sensible, où nous sommes et le monde intelligible. Dans ce dernier se trouvent les formes, ou matrices de toute réalité sensible : image de ce monde intelligible, le monde sensible est un être vivant, constitué d'un corps sphérique et d'une âme essentiellement motrice. Le monde sensible est donc fini et l'âme peut atteindre ses limites. Sur le dos du monde, elle contemple les formes intelligibles dans l'espace divin, sans figure car lieu des idées incréées : « la réalité incolore, dépourvue de figure, intangible, la réalité qui est réellement, que Sa qualité dépend de la durée relative pendant laquelle elle a contemplé les formes intelligibles et du nombre de ces matrices qu'elle a pu contempler. A partir de cette approche, Platon développe, par la voix de Socrate, une typologie des relations amoureuses : la hiérarchie des âmes. La véritable passion n'est pas accessible à tout le monde - et pas compréhensible par tous. Deuxième problème. Quel sens peut-on accorder à l'intelligible dans le monde sensible ? Qu'est-ce que l'intelligence ? C'est la capacité à synthétiser les multiples sensations pour remonter vers l'Idée. « En effet, un homme doit pouvoir saisir ce qu'on appelle la Forme, en partant de nombreuses sensations que, par un raisonnement, il rassemble en unité (245). » Qu'est-ce que la connaissance ? Ce n'est rien d'autre que la remémoration des figures intelligibles à partir des formes sensibles. Pendant sa vie dans le monde sensible, l'âme n'a accès au vrai qu'au travers de la réminiscence de ces formes intelligibles dont elle ne perçoit que les avatars. Qu'est-ce qu'un philosophe ? C'est un homme parfait dans l'initiation. La majorité des âmes n'admet pas l'existence de telles formes et considère les initiés comme des fous. En outre, le philosophe est suffisamment psychologue pour comprendre la nature de son 12 délire amoureux : les autres âmes « ne comprennent pas ce qu'elles éprouvent, faute d'en avoir une perception suffisante (247). Troisième problème la fonction de la beauté : la véritable inspiratrice de l'amour. La beauté est le plus éclatant des biens de l'âme : l'âme philosophique suit le cortège de Zeus, qui l'emmène vers la contemplation de la forme intelligible de la Beauté. Elle pénètre au plus profond de l'âme et l'initiation philosophique à la Beauté est donc parfaite (248). Par sa clarté resplendissante, elle attire le regard de l'homme initié, le baigne dans une lumière qui déclenche son intuition du divin et, aussi fulgurante que la révélation, elle le saisit d'un effroi bienheureux. Devant une belle créature, le bouleversement qui saisit l'âme est semblable à la dynamique de l'inspiration qui n'est autre que l'expression d'une initiation. Elle fait pousser les ailes de son âme - le désir est aussi délire divin – Ainsi s'explique l'élan amoureux – alors que les hommes n'en voient que l'image en apparence dégradante. La dimension philosophique de l'amour. Qu'est-ce que l'amour ? C'est l'expression de l'identité de l'âme, l'extériorisation de l'âme. La nature de l'âme détermine les choix amoureux qui expriment l'identité profonde, celle que l'âme s'est choisie lors du jugement cosmique ; elle est donc responsable de son identité première mais aussi de sa capacité à se connaître, donc à se construire dans son rapport à elle-même à travers sa culture puisqu'elle devrait chercher à se connaître en retenant le bon enseignement. L'amour est le miroir de l'âme, dans les yeux de l'aimé, l'amant voit sa propre image mais il ne le sait pas = « il croit qu'il s'agit, non d'amour, mais d'affection, et c'est le nom qu'il donne à ce sentiment (261) ». L'amour permet de réaliser un "saut" ontologique vers la contemplation des essences car il figure un désir général de la beauté morale - Platon considère surtout l'amour des âmes nobles, philosophiques - 2.2 Aristote ou la passion comme maladie Aristote fait des passions un dysfonctionnement, voire une maladie de l'âme ; il les envisage surtout d'un point de vue social. L'individu passionné se soumet aux représentations sociales dominantes. En ce sens, il est agi mais il peut aussi réguler ses passions : elles ne sont pas mauvaises en soi ; il faut savoir les utiliser et les ajuster. Dans la Rhétorique, il fait des passions et de leur représentation un moyen de renvoyer aux hommes le spectacle de leurs errements : il veut montrer quelles sont les causes d'erreur mais il veut surtout engager à se purger de ces éléments nocifs. Son père était, en effet, médecin : la tragédie, comme nous le verrons, a pour fonction de purifier l'être de ses tendances passionnelles. C'est la catharsis. Les stoïciens insistent sur la passivité de l'entendement en proie aux passions : le passionné se laisse déborder par ses impulsions et souffre comme il fait souffrir autrui à cause de son impuissance à se dominer pour se mettre en phase avec l'ordre défini par le logos cosmique. 13 L’ancien stoïcisme se développe et s’affirme sur une durée qui va de la mort d’Alexandre et la conquête romaine. Fondée par Zénon de Kition ou Citium (333-262 av. J.C.), l’école stoïcienne s'appelle aussi, par métonymie, le « Portique », car elle s'élève, à Athènes, en un lieu ouvert par un portique bigarré de peintures (poikilè stoa). Elle est tenue par des directeurs successifs dont Panétius (180-110 av. J.C.), qui importe la philosophie stoïcienne à Rome dès 145 av. J.C. Le moraliste latin Sénèque représente le « nouveau » stoïcisme, qui sera aussi illustré par Epictète (50130) et l’empereur Marc-Aurèle –121-180). Comment définir le projet stoïcien ? Il repose sur l'ambition de constituer un système d'interprétation du réel d'une cohérence maximale. Le système s'inspire de la constitution même d'un organisme naturel ; certains stoïciens formulent une métaphore allant du visible au moins perceptible : la logique constituerait la coquille de l’œuf, l’éthique le blanc et la physique le jaune ; d'autres conçoivent la logique comme l'ossature du système, dont l’éthique serait la chair et la physique l’âme. Donc, la compréhension du système naturel, divin et mystérieux, constitue le cœur du système interprétatif dont la logique humaine assure l'armature. L'éthique, elle, assure l'interface entre la Raison à l'œuvre le cosmos et la rationalité humaine. Elle se construit sur la compréhension de la nature et nous rapproche de son principe si nous sommes capables d'en suivre les lois. Ainsi, la rationalité humaine ne saurait se confondre avec la raison à l'œuvre dans l'univers physique. Elle permet de se libérer des illusions par la connaissance non seulement du monde mais de la manière dont on le pense. En effet, la psychologie stoïcienne se fonde sur la capacité à évaluer la validité des interprétations suscitées par les impressions sensibles : un esprit libre sait se défier de ses sens et de ses opinions. De fait, comme les penseurs de l’Inde, les stoïciens veulent se mettre au diapason de l’univers, organisé par la Raison universelle, entrer en vibration avec les éléments d’un système autorégulé dont chaque être constitue un élément. Pour les stoïciens, l'homme doit s'adapter au réel : il se développera d'autant mieux qu'il respecte les lois naturelles. Il doit donc agir selon les lois de la raison, homologue au souffle divin qui anime toute la nature. La raison est donc l'autre nom de l'éthique : elle requiert le rejet des passions, principe d'entropie, et vise l'apathie, l'absence de douleur. 2.2 Philosophie moderne. LES CONTRE La condamnation kantienne. Comme nous l'avons vu, Kant condamne les passions parce qu'elles troublent la raison et menacent la liberté du sujet pensant. Pour lui, toute action doit être rigoureusement morale et donc lucide. LES POUR. La réhabilitation cartésienne des passions. Descartes s'efforce d'appliquer une méthode scientifique aux faits psychiques. Il dissocie les passions de la dynamique propre à l'âme ; il les considère comme des mouvements venus du corps et se répercutant sur l'équilibre spirituel si on ne sait pas utiliser leur énergie. Il faut, pour y parvenir, faire preuve de volonté et conserver l'empire de la raison : si on comprend les passions, on peut les utiliser à bon escient. Ainsi, les 14 passions ne sont pas uniquement causées par le corps. J.-P. Cléro, Paris, Garnier-Flammarion, 1991, p. 92-93. Le revirement humien. Hume, au contraire, s'inscrit dans une perspective rousseauiste et fait de la passion un source d'énergie rationnelle. En effet, pour Rousseau, la nature dote l'homme de deux passions, l'amour de soi et donc la pitié naturelle : ce sont les deux faces d'une même réalité, l'amour de l'homme pour sa propre espèce. Toutes les autres passions lui viennent de la société et donc s'avèrent en lien avec l'artifice, la dénaturation de l'homme par l'homme. Hegel fait des passions l'expression de la singularité qui contribue au progrès de l'Esprit universel : l'individu se réalise à travers sa passion et il ajoute sa "pierre à l'édifice" de la Raison universelle. On retrouve, d'une certaine manière, le logos divin de Platon mais, cette fois, ce sont les passions qui construisent tout ce qui existe de grand et de beau : c'est la "ruse" de la raison qui se sert des passions pour utiliser leur énergie au profit de l'humanité toute entière. Ainsi le "négatif" (la passion) se retourne en positif (les grandes œuvres). Hume va plus loin encore puisqu'il fait de la raison, elle aussi, une expression de la dénaturation sociale : « Ce qu'on appelle communément raison [...] n'est rien d'autre qu'une passion générale et calme qui embrasse son objet d'un point de vue éloigné et qui met en œuvre la volonté, sans susciter pour autant une émotion sensible." - Dissertation sur les passions, V, 2. ; tr. Conclusion : il s'avère très difficile de définir le concept de passion puisqu'il renvoie à des représentations sociales historiquement datées. On peut cependant dégager quelques caractéristiques et effets des passions. Premier point. Caractéristiques des passions : Elles font partie du domaine affectif et revêtent une série de caractéristiques liées à leur dimension sociale. Objet / Sujet de la passion - Dans Andromaque et La Cousine Bette nous avons affaire à des tempéraments excités par les circonstances. Balzac exemplifie les comportements humains à partir d'une typologie très complexe. Jugement moral. Quels critères peuvent nous inciter à qualifier les passions de bonnes ou de mauvaises ? N'est-ce pas une approche sociale des passions qui nous conduit à considérer qu'il est mauvais de se passionner pour tel ou tel objet de désir ? Racine met en scène les processus d'aliénation collective dus au jeu des passions humaines, relevant de l'ambition et de l'amour. En fait, ce n'est pas tant l'objet de la passion qui suscite la critique que le processus d'aliénation indissociable de l'enfermement dans un mécanisme peu à peu incontrôlable. Comme le montre bien Balzac, la passion est asociale parce qu'elle trahit la préférence monstrueuse du moi pour lui-même : le baron Hulot souffre d'une hypertrophie narcissique. Peut-on se passer de passion ? Au XVIIe siècle, Descartes modère la conception traditionnelle: « toutes les passions sont naturelles ». Dès lors, si la passion est naturelle, la réalisation de soi passe par elle : les philosophes des Lumières légitiment un usage raisonné des passions, des émotions de l'âme, devenues des universaux - alors que la raison est souvent suspecte à cause de son formalisme, historiquement daté. Le romantisme légitime la passion, plus encore que Rousseau et Hume : pour Hegel, "Rien de grand ne s'est jamais accompli dans le monde sans passion" (La Raison 15 dans l'Histoire). Donc l'homme peut se passionner pour quelque chose, revendiquer cette passion comme un trait singulier de son caractère et donc agir, créer sous le coup d'une émotion dont il sublime la dynamique pulsionnelle. Voir Hegel "Rien de J.-P. Sartre, Esquisse d'une théorie des émotions (1948). Ainsi s'impose le caractère fondamentalement ambigu de la passion : elle semble asociale parce qu'elle requiert l'expression d'une volonté d'être très personnelle, liée à une revendication subjective envahissante Deuxième point. Effets de la passion. Forte émotion, elle déclenche des phénomènes affectifs en série, et même arborescents ; en effet, vis-à-vis de la personne aimée (ou haïe), la passion évolue dans le temps en fonction des événements qui se succèdent ; mais elle mobilise aussi toute une série de dispositifs faisant intervenir d'autres individus, adjuvants ou opposants. Dès lors, la passion renvoie à la conception théologique de l'allégorie : elle désigne une réalité - psychique mais pas seulement - qui possède sa dynamique et sa force. Elle constitue l'envers négatif de la révélation - tout en pouvant mener à elle comme en témoigne la passion du Christ : dès lors, la perspective chrétienne, qui est celle de Racine et Balzac, nous engage à considérer la passion comme la continuation du péché comme l'instrument de la peine et du châtiment. Dans le cadre du programme, la passion ne saurait être envisagée dans son aspect passif : elle produit au contraire une dynamique, mais un processus autodestructeur ; en cela, elle peut être envisagée comme l'origine d'un mécanisme tragique : chez Racine, elle crée le tragique en enfermant le psychisme de l'individu dans une pseudo-logique obsessionnelle empruntant ses figures à la morale sociale et substituant aux valeurs collectives le culte de l'objet adoré - en ce sens, la passion est idolâtre et totalitaire. Elle crée un cercle dont le centre est identifié à la personne adorée. La dimension sociale des passions éclate à l'évidence. Trois axes de réflexion se dégagent alors : La relation passion / raison. La passion fait-elle obstacle à la connaissance, peut-on la réduire à un simple facteur d’illusion ? Quelles relations la passion entretient-elle avec la raison, l’instance capable de discerner le vrai du faux ? Quel son rapport à la vérité ? La passion / passivité : thème central d’un discours normatif, la passion s'évalue du point de vue des valeurs morales régissant les conduites. Est-elle vraiment aliénante et incite-t-elle la passivité ? Conséquence : objet de réflexion critique, la passion semble défier la compréhension - c'est ce qui s'impose dans les oeuvres littéraires qui problématisent notre rapport à la connaissance que nous pouvons avoir de nous-mêmes. 16 III. But de la représentation du monde des passions Description : montrer comment s'investit l'énergie psychique collective dans les trois domaines privilégiés de référence pour la doxa = la religion, la politique, la science. Ces trois champs d'application se recoupent forcément : jusqu'au XVIIe siècle, c'est la religion qui fonde la croyance, ensuite c'est la science et, de plus en plus, au XXe siècle, c'est la politique. Aujourd'hui : il convient de s'interroger sur les processus de la croyance, en lien avec la passion, tout en conservant l'impulsion de l'action. Ce n'est parce qu'on est de plus en plus sceptique qu'on n'agit plus. But de cette description = la modération des passions ou, du moins, l'utilisation de l'énergie psychique mobilisée par la passion à des fins créatrices - et non plus autodestructrices. Moyen = inciter à la dissociation, autrement à se voir soi-même comme un autre car la passion rend l'homme méconnaissable ; lui-même ne se reconnait plus. La représentation du monde des passions permet d'éclairer les profondeurs de la psyché - car elles mettent à nu le processus de la motivation profonde - et le jeu des relations sociales en les grossissant de manière hypertrophiée. Racine : les Grecs sont à l'unisson d'Oreste, puisqu'ils mettent à mort Pyrrhus - conjonction du projet personnel et de la folie collective. Tous sont en proie à un aveuglement personnel qui construit un système = le "monde" en 4 points de vue. Dimension politique de la pièce : elle rend compte des conséquences de la guerre de Troie - donc les faits résultent d'une confrontation violente entre les deux blocs, grec et troyen, sur fond d'enlèvement - Pyrrhus, fils d'Achille / Hermione, fille d'Hélène - La fin de la pièce ramène Andromaque et Astyanax sur le trône : le jeu des passions a donc un effet contreproductif pour ceux qui les nourrissent mais heureux pour ceux qui n'éprouvent plus rien. Contre Descartes, une vision de l'humain proche de celle de Hobbes (1588-1679). Pour ce dernier, la dynamique vient du désir qui génère une énergie vitale très forte. Problème = comment associer les désirs, les passions individualistes par définition ? Balzac : le piège = comment des individus TARES parviennent à manipuler un vieux beau en jouant sur ses passions. Ses derniers romans mettent en récit des vengeances dans un contexte rendant compte de formes multiples d'aveuglement dont la passion amoureuse devenue obsession monomaniaque - cf. Béatrix où les roués de La Comédie humaine parviennent à révéler au jeune du Guénic qui est vraiment Béatrix, une construction mentale qui s'effondre. Hulot ne peut être désabusé car il a perdu tout repère ; en cela, il est représentatif, pour Balzac, d'une société sans projet, vouée à une forme d'égalitarisme destructeur parce qu'il mène à l'affrontement de subjectivités jalouses, médiocres, et interdit toute construction collective. La passion est, foncièrement, individualiste. Hume : il s'interroge sur le problème des croyances, individuelles et collectives. Qu'est-ce qui fait que l'homme croit à quelque chose, etc. ? C'est un trait de la nature humaine que de croire selon Hume ; par nature, l'homme interprète les faits en fonction d'une vision globale - c'est tout le problème du pari selon Pascal : faire jouer la loi des probabilités non pas contre mais en faveur de Dieu. Selon Hume, il faut bien comprendre que l'homme est uniquement agi par ses passions : sa prétendue raison n'est que l'expression un peu plus logique d'un sentiment, d'une sensation. Mais, si l'on comprend cette dynamique, on peut prendre du recul vis-à-vis de sa mécanique. Contrairement aux croyances de la philosophie classique, la raison ne peut pas se rendre maîtresse des passions car elle est elle aussi une résultante des intérêts collectifs.