Le monde des passions - Introduction

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Le monde des passions - Introduction
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Le monde des passions
Introduction
Racine, Andromaque (1667) - Hume, Dissertation sur les passions (1757) Balzac, La Cousine Bette (1846)
© Le signe bleu – Le blog des lettres - 2015
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Le monde des passions
Introduction
Racine, Andromaque (1667) - Hume, Dissertation sur les passions (1757) Balzac, La Cousine Bette (1846)
Introduction
Problématiques induites par l'énoncé du
programme. L'intitulé du programme nous incite à
nous interroger sur le lien entre les passions et le
monde - plus précisément, il s'agit de se
demander
•
•
•
Si les passions génèrent un monde en ellesmêmes - de fait, la passion crée son monde,
son ordre, concurrent de celui qu'instaure la
société et gouverné par de puissantes
dynamiques,
Si notre monde n'est pas la résultante de ces
passions plus que d'une prétendue raison
(par voie de conséquence, le programme
interroge notre rapport à la réalité),
Et donc si notre monde peut se définir
comme une construction rationnelle ou
passionnelle - quels sont les fondements de
notre vision du monde : la raison semble, en
dernière instance, relever d'une illusion
rationaliste telle que la cultivent encore les
hommes des Lumières.
Présupposé : les passions forment un monde.
"Le monde des passions" laisse entendre que les
passions évoluent dans un univers autonome et
cohérent. En philosophie, le substantif "monde"
désigne un "Ensemble de choses ou de concepts
d'un même ordre, considérés dans leur totalité et
constituant un aspect de l'univers."
Il ne s'agit pas tant de s'interroger sur sa
cohérence que sur sa légitimité : qu'est-ce qui
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fonde l'organisation du réel tel que l'homme le
perçoit ou se le donner à percevoir ? Telle est la
question. Si Hume s'efforce de définir une
méthode scientifique pour identifier les principes
et les lois des passions, il n'en défend pas moins
l'idée que tout est croyance. Dès lors, le "monde
des passions" renvoie à l'idée que la réalité, ou
prétendue telle, constitue une production
psychique possédant ses lois et se moquant des
règles liées à une approche rationnelle et critique.
En effet, quelle évolution historique le "concept"
a-t-il connu ?
Depuis l'antiquité, les passions doivent se réguler
selon les préceptes de la raison ; pour les anciens,
elles perturbent le monde, même si elles peuvent,
indirectement, aider à le construire (Platon) ou à
le représenter (Aristote). Mais, jusqu'à l'époque
classique, la vision du monde commune repose
sur la croyance dans l'existence du monde des
Idées (Platon) dont héritent le christianisme, dont
saint Augustin (il existe un au-delà qui donne sens
au réel, aux apparences visibles).
A l'époque classique, avec Descartes, s'impose une
laïcisation progressive du rapport au réel : pour
lui, la passion est proche de la sensation, du
ressenti physique, répercuté sur l'âme. Mais si le
monde est privé de transcendance, il est livré aux
passions dont le système - le "monde" - finira par
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absorber la raison dont Descartes fait encore un
principe éthique de fonctionnement. L'étape
cruciale du renversement est accomplie par Hume
pour qui, comme nous le verrons, tout est
représentation.
Dès lors, si l'on pousse à son terme la réflexion sur
le monde des passions, on ne peut que penser que
les hommes se forgent un système de
représentations qui se répercute sur la
conception que l'on peut avoir de la raison : qui
nous garantit que cette dernière n'est pas
entachée par une vision du monde créée par les
habitudes sociales ? Dans les sociétés holistiques
traditionnelles, il devient alors évident que la
rationalité est au service des préjugés : même
Newton (avec sa mécanique céleste) s'imagine
pouvoir rationaliser des lois physiques dont on
comprend aujourd'hui toute la complexité sans
prétendre les maîtriser.
Balzac est un romancier très particulier en ce
sens qu'il a créé un monde : "la Comédie
humaine", dont les principes et l'équilibre se
fondent sur les passions ; en effet, La Cousine
Bette doit s'envisager à l'intérieur d'un univers
romanesque plus vaste dont il constitue
l'expression "terminale", symptomatique de toute
l'évolution de Balzac sur la valeur même de la
passion. Comme nous le verrons, au début de sa
période créatrice, il a fait des passions le moteur
des sociétés modernes, avec parfois un relatif
cynisme ; à la fin de sa vie, il prend acte d'une
réalité morbide, délétère des passions affrontées
à elles-mêmes. Donc, Balzac interroge la
conception antique de la passion, qui n'est pas
forcément passive.
Quant à Racine, il montre comme une société
peut se construire sur les décombres des
passions - guerre de Troie + passion amoureuse de
Pyrrhus pour la veuve du vaincu...
Les deux textes littéraires sont beaucoup plus
forts que la dissertation philosophique, qui
développe un système somme toute naïf à partir
de l'illusion de maîtrise rationnelle du monde des
passions. Pourquoi ? parce que les hommes de
lettres symbolisent une réalité, celle du psychisme
humain, et engagent à se regarder dans ce miroir
des passions, reflet des pulsions difficiles à
contrôler. Il s'agit donc de se situer sur le plan des
représentations du réel plus que d'une réalité
difficile
à
cerner
en
elle-même.
I. Les passions : créatrices de monde ?
Problématique centrale du programme : quel rapport entretient le monde des passions
avec le monde, la collectivité ?
Une évidence : si l'on se place du point de vue de
la psycholinguistique, le terme de passion a, peu à
peu, dérivé, comme nous allons le voir, vers une
de ses acceptions : la passion amoureuse.
Pourquoi ? Pour plusieurs raisons.
Première raison, liée à la psychologie du moi. Au
cours d'un épisode de passion amoureuse,
l'individu se découvre double : il n'est plus luimême ou, peut-être, il devient lui-même ; il se
réalise en se différenciant de l'ancien moi, plus en
conformité avec les exigences de la représentation
sociale - comme en témoigne, par exemple, dans
La Cousine Bette, la double vie du baron Hulot, qui
finit par céder à la pente de son tempérament.
Donc, la dissociation du moi renvoie à la
dichotomie : privé / public - éducation / nature.
Ainsi, l'identification de la passion à la passion
amoureuse découle du fait que, dans ce cas, la
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dissociation du moi est la plus évidente : elle rend
visible la diffraction de la vision du monde issue de
principes de hiérarchisation propres aux
différentes passions - sentimentales, sociales et
politiques. Ainsi, dans Andromaque, Racine
montre comment Oreste et Pyrrhus se trouvent
en confluent de plusieurs mondes (ou faudrait-il
dire "systèmes" ?) passionnels.
Deuxième raison, liée à l'évolution de la société
française, sous l'influence, complexe, de la
philosophie des Lumières. Le XVIIIe siècle marque
une rupture historique : c'est à cette époque que
se met en place une nouvelle vision du monde,
reposant sur l'individualisme grandissant,
l'exigence de réalisation personnelle. Alors que la
société d'Ancien Régime est globalement
holistique (elle privilégie le tout sur la partie, le
système sur l'individu), la société bourgeoise,
capitaliste, née de la Révolution de 1789 impose
une laïcisation des buts personnels : l'individu ne
se détermine plus en fonction de la hiérarchie
sociale, légitimée par la religion. La signification ne
relève plus du transcendant mais du choix
personnel. Ainsi, le mariage devient un mariage
d'amour et non plus de raison. La passion
s'impose alors comme l'expression du libre-arbitre
: on décide de se marier par amour, comme le
baron Hulot avec Adeline, mais on se met à la
merci des fluctuations du sentiment ; donc on se
laisse déterminer par sa nature que valorise la
culture. Par une torsion paradoxale, le baron
trahit sa famille tout en suivant la loi de son
tempérament, comme nous y engage la
philosophie des Lumières - contradiction :
Rousseau et la religion naturelle, forme de
transcendance "écologique" qui ne l'empêcha pas
de mettre ses cinq enfants à l'Hôpital des Enfants
trouvés, pratique courante à son époque où
l'amour des parents pour les enfants n'était pas
une priorité.
Donc : la passion amoureuse devient, à la fin du
XVIIIe siècle, l'élément déterminant dans le choix
du couple, de la vie en général. Cette laïcisation dans les catéchismes d'ancien régime, on incitait à
imiter le Christ, à respecter ses parents ; les
devoirs des parents vis-à-vis des enfants étaient
minimisés, réduits à la transmission familiale.
Or, dans tous les romans, dont La Cousine Bette, la
passion est présentée comme un principe
destructeur des valeurs sociales. Paradoxe :
comment une société qui revendique l'expression
personnelle, un libre-arbitre passant par
l'expression de ses sentiments personnels, peutelle présenter, aussi, la passion comme
autodestructrice ?
La problématique centrale implique donc toute
une série de problématiques associées, qui
engagent une réflexion sur le rapport du moi au
groupe.
Comment se construit le monde des passions ? Sur la base d'une relation complexe de
la passion à la raison (1).
Chez Racine : la raison développe un discours
cohérent à partir des représentations sociales
contemporaines - mais la passion relève du
comportement individuel, qui met en défaut cette
perception, rationnelle, fondée, légitime, de la
relation à l'autre. Ainsi, la passion construit un
monde et utilise les grandes figures doxiques de la
divinité ou du destin pour rationaliser un discours
et un comportement qui expriment, en réalité, la
force d'un tempérament, l'exigence forcenée
d'une revendication personnelle. Etrangement, si
l'on peut dire, la fatalité tragique tient non plus à
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un plan des dieux qu'à une dynamique inexorable
des passions humaines. C'en est fini du
fondement religieux du tragique. Il faut donc faire
un parallèle entre cette forme de laïcisation du
tragique et celle qui s'impose à partir du XVIIIe
siècle dans les rapports familiaux comme en
témoigne La Cousine Bette.
Oreste, du côté grec, s'oppose à Pyrrhus, qui passe
du côté troyen. La pièce montre la tension entre
deux fidélités, deux femmes : grecque ? /
troyenne ? L'enjeu de cette "rivalité" masculine
n'est autre que la fille d'Hélène. Hermione se sent
méprisée par Pyrrhus et cette blessure narcissique
grecque rejoue le rapt de la mère - la fille est
moins aimée que la mère - de même, Pyrrhus est
moins prestigieux que son père, Achille.
Le rapport aux passions de l'individu et de la
collectivité est identique chez Racine : les Grecs
réagissent comme leur ambassadeur Oreste. De
fait, le dénouement d'Andromaque amène une
catharsis paradoxale car Andromaque triomphe :
elle se relève des ruines de Pyrrhus, massacré par
les siens ; la tragédie fait alors de la logique des
passions l'origine des sociétés.
C'est l'inverse chez Balzac : on a là une illustration
de ce que nous venons de voir quant à la
revendication d'autonomie propre à la société
bourgeoise.
Conséquence : le conflit (passion / raison individu / société) est nécessaire à l'affirmation de
soi et il est aussi à l'origine de la création de l'Etat.
Passion et nature / société (2). Les passons sont-elles contre-nature ? voire inspirées par
un mauvais démon ?
Pour Blaise Pascal (XVIIe s.), l'homme s'est séparé
de Dieu, donc du sens, en cédant à la tentation : il
est enfermé dans l'enfer de sa subjectivité, dans
un "non monde". La société développe donc des
passions artificielles parce que, pour un janséniste
comme Pascal mais aussi comme Racine, les
hommes se sont condamnés à la virtualité, à un
relativisme dont ils ne peuvent échapper qu'en
revenant à Dieu.
Pour Racine, les passions politiques engendrent un
monde : les passions collectives des Grecs
définissent leurs rapports géopolitiques avec les
Troyens.
Passion amoureuse / passion politique = cercle
tragique - comment s'en sortir ? Les deux auteurs
littéraires s'en sortent de manière inverse : Racine
renverse les perspectives mais il use d'un
stratagème cynique comme nous le verrons
puisque la passion de Pyrrhus laisse la place à
Andromaque et son fils. Balzac, lui, montre que la
société se dégrade moralement - ce qui témoigne
d'une forme de naïveté car cela suppose une
éthique initiale.
Admirateur de Pascal, Rousseau distingue les
passions naturelles (les bonnes passions) des
passions artificielles créées par la société. Il
voudrait revenir sur les données du faux contrat
pour purger la société de ses illusions, la
débarrasser de la volonté de puissance, afin de
créer une nouvelle société.
Bien que proche de Rousseau avec qui il a noué
une amitié contrariée, Hume, lui, s'inscrit dans la
continuité du modèle conventionnel de la société :
il ne croit pas au contrat qui suppose un choix et
une décision plus ou moins libre. Pour lui, la
société résulte d'une convention rendue
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nécessaire par les circonstances et en constante
évolution : la société n'est qu'une nature non pas
contrariée mais continuée. Pour la faire évoluer
dans le bon sens, il convient d'être conscient de
cette réalité : la société n'est pas le résultat d'une
décision rationnelle mais le rapprochement
d'intérêts multiples, de passions en somme. Dès
lors, pour bien vivre sa nature, et donc sa ou ses
passion(s), il faut corriger, réformer le politique,
les liens sociaux non tant pour les purger de leur
dimension passionnelle que pour mieux faire vivre
la nature de chacun. Par exemple, la passion
amoureuse vise la satisfaction immédiate,
contraire à la stabilité sociale qui fixe le désir :
l'institution sociale trouve dans le mariage un
moyen de canaliser la dynamique du plaisir et de
concilier la passion individuelle avec les passions
sociales, autrement dit la quête de jouissance à
court terme et la nécessité de perpétuer des
lignées.
Le rapport de la passion à la vérité (3)
Ce rapport est donc complexe et ne saurait se
résoudre en termes simples d'aveuglement et de
lucidité puisque la passion peut nous mener à
l'expression même de l'être - c'est, d'ailleurs, la
conception que s'en fait Aristote lorsqu'il traite
des passions sur un mode social : avoir une
passion équivaut, dès lors, à s'affirmer en individu
singulier.
La question des passions ouvre sur celle de la liberté (4)
Partant de cela, c'est la question du sujet, de sa
liberté et de sa responsabilité ; si je m'affirme en
tant qu'être libre en m'adonnant à mes passions,
puis-je sombrer dans le piège d'une passion que
j'ai choisie ?
Le problème consiste à s'interroger sur l'équilibre
dynamique à établir entre passion individuelle et
passions collectives. Le paradoxe consiste à dire
que je perds ma liberté quand je m'enferme dans
l'affirmation de mes passions personnelles et que
je perds de vue leur dimension sociale. Plus je fais
usage de ma liberté en me livrant à mes passions,
plus j'imagine réaliser librement ma passion, plus
je m'enferme dans mon illusion de liberté car
toute liberté relève de la croyance dans une
fiction, celle de la possibilité d'être libre. La
croyance dans sa propre liberté n'existe qu'au sein
d'une société qui libère, certes, du besoin mais
reconduit de multiples formes de servitude.
Dès lors se pose une nouvelle problématique à partir du rapport à établir entre passions
et croyances (5).
Hume : croire, c'est être persuadé d'être dans le
vrai ; pour lui, la croyance repose sur un mixte de
sensation et de conviction fondée sur un
raisonnement allant du connu vers l'inconnu. Le
rapport aux passions est donc complexe
puisqu'elles déclenchent un conflit de fidélité à un
choix collectif de croyances. Ainsi Pyrrhus passe
du clan grec au clan troyen : le changement
s'opère sur la base de la passion qu'il éprouve
pour Andromaque.
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Hume : il s'interroge sur la possibilité de stabiliser
le rapport à la connaissance ; il remet en question
le fondement des représentations les mieux
établies de son temps pour mieux montrer que
l'invariant relève non du contenu que du
processus menant à la production de passions et
de croyances. Son but, en tant que philosophe,
consiste à interroger le mode de représentation
du réel spécifique à l'homme. En effet, qu'est-ce
qu'être un homme, sinon se représenter le réel de
manière à l'organiser pour lui donner un sens ? Et
comment l'organiser ? En fonction de ce que l'on
croit être vrai. C'est ce rapport à la croyance que
Hume questionne : qu'est-ce qui fonde le rapport
de l'homme au réel ? Qu'est-ce qu'un réel dont la
représentation évolue en fonction des avancées
de la science, qui, elle-même, "fonctionne" en lien
avec les impulsions du désir (connaître pour
percer les mystères, pour réaliser les fantasmes
inspirant les mythes immémoriaux, etc.) et les
moyens techniques de les réaliser, etc. Au XVIIIe
siècle, les philosophes des Lumières ruinent
encore davantage la caution offerte par la religion
- déjà évincée au XVIIe siècle par Descartes en
France et Hobbes ou Locke en Angleterre.
de tout rapport au monde, de toute
interprétation du réel. Aussi ne pouvait-il que se
rapprocher de Rousseau, pour sa vision critique de
toute réalité - mais aussi que se disputer avec lui
car Hume ne partage pas l'enthousiasme de
l'enligthment.
Plus encore, Hume problématise le rapport à
toute forme de connaissance - et il ne croit pas si
bien dire lui qui considère Newton comme un
génie national ayant décrypté la mécanique
céleste alors que, dès le début du XXe siècle, elle
est remise en question par Einstein entre autres.
La mécanique céleste de Newton ne rencontre
que par hasard, par extraordinaire ce qui peut être
décrit d'un univers simplifié - alors que les
astrophysiciens actuels parlent de multivers. Ce
qui serait tragique, selon Hume, ce serait de ne
pas s'interroger sur cette dimension passionnelle
Culturellement : plus les hommes ont perdu foi
dans leurs dieux et leurs valeurs, plus ils
dépendent des figures mythiques qui parcourent
leur formation affective et culturelle. Ils ne croient
plus dans les dieux qui donnaient une cohérence
et un fondement à leur réalité mais ils ont besoin
de croire. Le problème se pose alors de savoir en
quoi peut-on encore croire ? Les œuvres au
programme tentent de décrypter quel rapport
l'homme entretient aux autres pour tenter de
donner un sens à sa vie et de se constituer soimême comme désirable - la passion amoureuse
repose en effet sur une revendication narcissique.
Politiquement : comment s'institue la société
sinon sur ses propres mythes ? - voir les Grecs tels
que les évoque Racine dans Andromaque mais
aussi la diffraction du "génie" des Hulot : le vieux
général devenu sourd, donc affecté dans sa
relation au monde et dans sa compréhension des
autres / le cadet des Hulot devenu mûr et
incapable de résister à un mécanisme pulsionnel
qui lui échappe d'autant plus qu'il relève d'une
forme de narcissisme autodestructeur - car, à la
fin de sa vie, Balzac ne croit plus à la construction
de soi dans un monde en opposition à ses propres
valeurs morales : Hulot n'est pas Rastignac mais
l'incarnation d'une monstrueuse revendication
personnelle, déconnectée de toute valeur éthique
commune - cf. Goriot. Le vieux général Hulot
incarne une génération perdue : son frère
représente la chute de l'idéal.
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Peut-on échapper au monde des passions (6) ?
La réponse des trois auteurs est négative : selon
Hume, d'un point de vue anthropologique, la
nature même de l'homme se construit en fonction
de son tempérament et ses affects - qu'il
rationalise a posteriori. Cette "fatalité" de la
passion crée une distorsion entre le monde de la
raison, cohérent avec lui-même, et celui des
passions, en explosion exponentielle. C'est ce
pouvoir destructeur des passions qui provoque la
critique morale et qui exige un recentrement
moral dans Andromaque et La Cousine Bette.
Du point de vue politique, Racine montre qu'il est
impossible d'associer des désirs, des passions :
totalitaire, exclusive, la passion construit son
ordre propre, qui ignore la réalité de l'autre ; mais
le triomphe final d'Andromaque laisse à penser
que la passion (celle de Pyrrhus ou des Grecs) ne
permet pas de construire un rapport stable au réel
- elle a pris du recul vis-à-vis de tout et elle peut
fonder une société stable.
De même, la chute du baron Hulot administre la
preuve qu'il est impossible de vivre sa passion
dans la société commune. Il ne parvient pas à se
"corriger", à se régler sur les comportements
moraux communs. Il doit être châtié en suivant sa
propre pente. Marneffe est atteint par la
dégénérescence causée par ses vices ; sa femme
est infectée par une MST mortelle - lire dans
l'édition GF p. 532, la note est tout à fait explicite
sur ce sujet. Mais Hulot déchoit suivant sa propre
"dynamique" interne. Cette fatalité naturelle
constitue une forme de Némésis moderne.
En effet, la passion implique un conflit de
volontés : qu'est-ce que "vouloir" ? Etre libre
supposerait la possibilité d'être à soi-même la
cause première de son action ; or c'est impossible
; l'individu est toujours agi par une série de
déterminismes qui le dépassent. Plus encore, dans
Andromaque ou La Cousine Bette, les passions
s'entrechoquent : les volontés sont en conflit... En
réalité, l'emprise de la passion est telle qu'il
s'avère pratiquement impossible de sortir de cet
univers, de ce monde fatal. La passion génère une
construction mentale concurrente de la réalité
commune : en témoigne la folie d'Oreste ; il vit
dans
son
monde.
La passion est-elle forcément dégradante (7) ?
Non ce n'est pas l'opinion, fondamentale, ni de
Racine ni de Balzac. Mais le programme donne à
lire des récits de passions autodestructrices,
dévorantes parce qu'elles engendrent une
dissociation du moi : il se découvre double,
hypocrite et lâche, etc. C'est donc des dangers de
l'activité psychique non maîtrisée que parle le
programme : les auteurs donnent à penser au
spectateur ou au lecteur qu'il est nécessaire
d'établir une dynamique psychique entre les
pulsions - Balzac : dimension sociétale de ses
derniers romans, non plus construction d'une
destinée dans le rapport d'un personnage à un
ordre bloqué mais emprise d'une obsession
maniaque sur un esprit en proie à ses délires - Le
Cousin Pons - donc : déconstruction du lien social Les Paysans - et coalition des médiocres en quête
de reconnaissance, dans leur ambition
d'accaparement.
Hume : l'homme a besoin de croire pour exister
selon ce qui lui semble lui procurer une
satisfaction personnelle. Le mécanisme de la
construction du monde des passions caractérise
l'humain. Il se retrouve partout, à tous les niveaux
et en tout temps. Il varie en fonction des sociétés
et des circonstances. Pour lui, la nature humaine
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elle-même n'existe pas : elle relève d'un "faire"
plus que d'une constitution spécifique - en cela, il
anticipe l'existentialisme. Le naturalisme humien
II. Peut-on définir les passions ?
Au préalable, il convient de s'interroger sur la définition à donner au terme même de passion : qu'est-ce
qu'une passion dans le cadre de notre programme ?
1. Réponse de la linguistique.
Retournons à l'étymologie du terme pour mieux
cerner le rapport complexe action / passion.
condition qu'elle engage un processus de prise de
conscience.
Le verbe latin « patior » signifie « souffrir », «
éprouver », « endurer », « supporter », et du
substantif « passio », qui désigne la « souffrance »
et la « maladie ». La « passion » serait donc, au
sens premier, un état de souffrance et de
dépendance, d’attente passive.
La passion désigne aussi les martyres des premiers
chrétiens : le terme renvoie à la souffrance
physique et morale. Son acception se restreint
sous l'influence des poètes de la Pléiade pour
désigner la souffrance amoureuse.
En effet, le terme PASSIO vient de PATHOS, en
grec, "souffrance, supplice". Cette étymologie
détermine une constante : la dimension passive
attachée à la passion.
Pour les moralistes, notamment les stoïciens
antiques et leurs continuateurs, la « passion »
constitue une « maladie de l’âme », nécessitant la
recherche de « remèdes ».
Cette acception se retrouve dans le verbe « pâtir
», et dans « la passion de Jésus-Christ », qui
désigne les épreuves endurées par le Christ
jusqu’à son supplice et à sa mort - sauf que cette
passion est à la fois subie et voulue : elle résulte
d'une volonté de racheter les hommes par la
souffrance et s'inscrit dans une perspective
chrétienne qui "déforme" la signification initiale
du concept par le biais d'une relecture morale de
son interprétation : la passion fait souffrir mais
cette souffrance s'avère nécessaire à la
transformation de l'être qui la subit : la passion
devient alors facteur de métamorphose - à
Traditionnellement : le substantif passion désigne
l'ensemble du domaine affectif - émotions, désirs,
plaisirs, etc.
Néanmoins le concept a évolué.
XVIIe siècle : l'âge classique reconduit l'opposition
fondamentale passion / raison - Descartes :
Passions de l'âme (1649) - Spinoza l'Éthique
(1677) XVIIIe siècle : Kant, l'Anthropologie du point de
vue pragmatique (1798). Les passions de l'âme,
subies, s'opposent aux actes de la volonté ou de
l'entendement du sujet libre et connaissant.
Mais c'est aussi à cette époque que la
nature s'impose comme un espace d'authenticité :
le cœur devient un moyen universel de vibrer à
l'unisson de la nature en général et de la nature
humaine en particulier. Dès lors, la passion
devient un "goût vif, irrépressible", donc
révélateur d'une nature profonde : il convient de
mettre en perspective la passion et le sentiment.
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C'est aussi dans ce sens que Hume emploie le
terme de passions - feeling.
Hume = "Feeling, emotion, passion, sentiment
refer to pleasurable or painful sensations
experienced when one is stirred (attiré, orienté
vers) to sympathy, anger, fear, love, grief, etc.
Feeling is a general term for a subjective point of
view as well as for specific sensations: to be
guided by feeling rather than by facts; a feeling of
sadness, of rejoicing. Emotion is applied to an
intensified feeling: agitated by emotion. Passion is
strong or violent emotion, often so overpowering
that it masters the mind or judgment: stirred to a
passion of anger. Sentiment is a mixture of
thought and feeling, especially refined or tender
feeling: Recollections are often colored by
sentiment." - On line etymologic dictionary - Donc:
selon Hume, la passion ne diffère de la sensation
ou de l'émotion que par son intensité, pas par sa
nature.
Dimension anthropologique liée à cette
acception. La passion découle de la conception
que l'on se fait de la nature humaine - de sa
dualité, corps / esprit notamment car elle engage
une certaine conception de la volonté, du librearbitre : suis-je agi par ses passions ? en
l'occurrence, par mes sensations, donc mon corps,
plus que par mon entendement ? Là est aussi la
question.
Au XXe siècle, la psychologie et plus encore la
psychanalyse définissent la passion comme un
.
état affectif qui se manifeste par un attachement
tellement intense, exclusif et durable à un objet,
qu'il finit par dominer la personnalité du sujet et
déterminer son comportement. Là se situe donc
le problème.
Dans le langage moderne : son champ
sémantique se réduit aux phénomènes intenses
en lien avec une personne mais aussi avec une
revendication personnelle - frustration, blessure
narcissique, etc.
En quoi peut-il représenter un danger pour la
personnalité ? Il met à jour une dimension
obscure du sujet qui se découvre autre que ce
qu'il imaginait être lui-même - cette irruption de la
dualité est au cœur d'Andromaque, en lien avec la
vie même de Racine - Il exige du sujet un
assujettissement à un objet qui n'est pas
forcément respecté en tant que tel puisque,
souvent, cet objet constitue un point de
projection, idéalisé, absolu, réifié, fétichisé, etc. La
passion incite l'individu à sacrifier ses devoirs à
son objet : le baron Hulot connaît une chute
totale, sur les plans privé et social ; il est entraîné
par le mouvement d'une passion dégradante - au
moral comme au physique : sa folle passion pour
Mme
de
Marneffe
retentit
sur
son
fonctionnement psychique et psychosomatique.
Le drame balzacien vient du fait que cette chute
s'avère
irrémédiable
10
2. Réponse de la philosophie.
2.1 Antiquité grecque : raison / passion, une relation complexe.
2.1.1 Platon dans le Timée
Dans le Timée (Gallimard, Pléiade, II, p. 495),
Platon explique la formation des hommes et
raconte que les dieux attribuent un corps à l'âme et
sont à l'origine des passions des hommes : « Eux
donc, imitant leur Auteur, reçurent de lui le
principe immortel de l’âme ; après quoi, ils se
mirent à tourner pour elle un corps mortel, ils lui
donnèrent pour véhicule ce corps tout entier, et y
édifièrent en outre une autre espèce d'âme, celle
qui est mortelle. Celle-ci porte en elle des
passions redoutables et inévitables ».
•
Du point de vue anthropologique, les
passions seraient à l'origine du principe
moteur de l'âme mortelle : elle relève du
tempérament - mais d'un tempérament
violent et potentiellement dangereux pour
l'harmonie : la passion déstabilise l'ordre
parce qu'elle remet en question la mesure.
Ainsi, le PATHOS relève de la prise de
pouvoir de l'irrationnel sur le rationnel : la
•
•
passion règne sur la partie désirante
(épithumia) de l'âme qui s'oppose à
l'entendement (noûs) - une troisième
instance, le cœur (thumos) constitue le siège
des passions irascibles.
Sur un plan moral et rationnel, la passion
s'oppose à la rationalité toute-puissante du
divin Démiurge. En effet, pour Platon, le
LOGOS organise le cosmos et l'ensemble des
phénomènes selon un "programme"
rationnel : revendication personnelle et
irrépressible,
la
passion
déstabilise
l'ordonnancement du système et plonge
l'humanité dans le chaos, l'irrégularité, la
singularité, toutes notions contraires à la
philosophie grecque.
Enfin, les passions enferment l'homme dans
l'ordre de la nécessité : elles sont
"inévitables" et elles empêchent le libre
exercice de la raison.
2.1.2 Platon dans le Phèdre,
Platon développe une théorie complexe de l'âme ainsi que de ses passions. La thèse qu'il soutient est la
suivante : l'amour témoigne de la qualité de l'âme comme on aime comme on est.
Premier problème : l'âme peut-elle se connaître elle-même ?
La divinité de l'âme. Qu'est-ce que l'âme ? Elle est
immortelle : principe incréé, sans début et sans
fin. Sa nature : seule la science divine peut la
donner ; la science humaine ne peut la définir que
par le mythe, qui est une transcription symbolique
de la pensée des origines, des présupposés de
tout discours.
Allégorie des trois parties de l'âme humaine :
« Elle ressemble assurément à une puissance qui
unit naturellement un attelage et un cocher ailés
(p. 238). » L’âme ressemble à un attelage de deux
11
animaux : le bon cheval, sensible à la parole et à la
raison - et le mauvais cheval qui obéit à peine au
fouet et à l'aiguillon, le cocher -
seul peut contempler le pilote de l'âme, c'est-àdire l'intelligence, et dont s'occupe la science
véritable, voilà ce que contient ce lieu (p. 241). »
Sa nature (phúsis) est d'être une dynamique en
puissance (dúnamis) : on voit que le mythe de
l'attelage la définit comme un mobile en
mouvement et soumis à des forces en équilibre au
sens physique de l'expression « car l'âme était
autrefois tout entière ailée » (250). Tout être
vivant possède donc une âme, du dieu à la bête en
passant par l'homme. Mais la spécificité de
l'homme réside dans son intelligence, qui a
contemplé les essences.
Sa qualité dépend de son choix de vie. En effet,
l'âme humaine contemple les formes intelligibles
mais elle est troublée par ses propres chevaux et
elle est aussi aux prises avec les autres âmes qui
tentent de voir ce qui se passe dans le monde
intelligible. A cause de l'incompétence de son
cocher qui ne parvient pas à maintenir l'attelage,
l'âme est souvent « estropiée » (242) et ses ailes
brisées (243). Toutes les âmes échouent à
contempler et se nourrir de l'Etre. Elles
s'éloignent, elles tombent. La loi de la nécessité
veut qu'elles aillent s'implanter dans la semence
d'un homme correspondant à son degré
d'initiation.
Sa fonction consiste à intelliger les essences. Pour
comprendre quelle est la fonction spécifique de
l'âme humaine, il faut savoir que le cosmos
platonicien réunit le monde sensible, où nous
sommes et le monde intelligible. Dans ce dernier
se trouvent les formes, ou matrices de toute
réalité sensible : image de ce monde intelligible, le
monde sensible est un être vivant, constitué d'un
corps sphérique et d'une âme essentiellement
motrice. Le monde sensible est donc fini et l'âme
peut atteindre ses limites. Sur le dos du monde,
elle contemple les formes intelligibles dans
l'espace divin, sans figure car lieu des idées
incréées : « la réalité incolore, dépourvue de
figure, intangible, la réalité qui est réellement, que
Sa qualité dépend de la durée relative pendant
laquelle elle a contemplé les formes intelligibles et
du nombre de ces matrices qu'elle a pu
contempler.
A partir de cette approche, Platon développe, par
la voix de Socrate, une typologie des relations
amoureuses : la hiérarchie des âmes.
La véritable passion n'est pas accessible à tout le
monde - et pas compréhensible par tous.
Deuxième problème. Quel sens peut-on accorder à l'intelligible dans le monde sensible ?
Qu'est-ce que l'intelligence ? C'est la capacité à
synthétiser les multiples sensations pour remonter
vers l'Idée. « En effet, un homme doit pouvoir
saisir ce qu'on appelle la Forme, en partant de
nombreuses sensations que, par un raisonnement,
il rassemble en unité (245). »
Qu'est-ce que la connaissance ? Ce n'est rien
d'autre que la remémoration des figures
intelligibles à partir des formes sensibles. Pendant
sa vie dans le monde sensible, l'âme n'a accès au
vrai qu'au travers de la réminiscence de ces
formes intelligibles dont elle ne perçoit que les
avatars.
Qu'est-ce qu'un philosophe ? C'est un homme
parfait dans l'initiation. La majorité des âmes
n'admet pas l'existence de telles formes et
considère les initiés comme des fous.
En outre, le philosophe est suffisamment
psychologue pour comprendre la nature de son
12
délire amoureux : les autres âmes « ne
comprennent pas ce qu'elles éprouvent, faute
d'en avoir une perception suffisante (247).
Troisième problème la fonction de la beauté : la véritable inspiratrice de l'amour.
La beauté est le plus éclatant des biens de l'âme :
l'âme philosophique suit le cortège de Zeus, qui
l'emmène vers la contemplation de la forme
intelligible de la Beauté. Elle pénètre au plus
profond de l'âme et l'initiation philosophique à la
Beauté est donc parfaite (248).
Par sa clarté resplendissante, elle attire le regard
de l'homme initié, le baigne dans une lumière qui
déclenche son intuition du divin et, aussi
fulgurante que la révélation, elle le saisit d'un
effroi bienheureux. Devant une belle créature, le
bouleversement qui saisit l'âme est semblable à la
dynamique de l'inspiration qui n'est autre que
l'expression d'une initiation. Elle fait pousser les
ailes de son âme - le désir est aussi délire divin –
Ainsi s'explique l'élan amoureux – alors que les
hommes n'en voient que l'image en apparence
dégradante.
La dimension philosophique de l'amour.
Qu'est-ce que l'amour ? C'est l'expression de
l'identité de l'âme, l'extériorisation de l'âme.
La nature de l'âme détermine les choix amoureux
qui expriment l'identité profonde, celle que l'âme
s'est choisie lors du jugement cosmique ; elle est
donc responsable de son identité première mais
aussi de sa capacité à se connaître, donc à se
construire dans son rapport à elle-même à travers
sa culture puisqu'elle devrait chercher à se
connaître en retenant le bon enseignement.
L'amour est le miroir de l'âme, dans les yeux de
l'aimé, l'amant voit sa propre image mais il ne le
sait pas = « il croit qu'il s'agit, non d'amour, mais
d'affection, et c'est le nom qu'il donne à ce
sentiment (261) ». L'amour permet de réaliser un
"saut" ontologique vers la contemplation des
essences car il figure un désir général de la beauté
morale - Platon considère surtout l'amour des
âmes
nobles,
philosophiques
-
2.2 Aristote ou la passion comme maladie
Aristote fait des passions un dysfonctionnement,
voire une maladie de l'âme ; il les envisage
surtout d'un point de vue social. L'individu
passionné se soumet aux représentations sociales
dominantes. En ce sens, il est agi mais il peut aussi
réguler ses passions : elles ne sont pas mauvaises
en soi ; il faut savoir les utiliser et les ajuster. Dans
la Rhétorique, il fait des passions et de leur
représentation un moyen de renvoyer aux
hommes le spectacle de leurs errements : il veut
montrer quelles sont les causes d'erreur mais il
veut surtout engager à se purger de ces éléments
nocifs. Son père était, en effet, médecin : la
tragédie, comme nous le verrons, a pour fonction
de purifier l'être de ses tendances passionnelles.
C'est la catharsis.
Les stoïciens insistent sur la passivité de
l'entendement en proie aux passions : le
passionné se laisse déborder par ses impulsions et
souffre comme il fait souffrir autrui à cause de son
impuissance à se dominer pour se mettre en
phase avec l'ordre défini par le logos cosmique.
13
L’ancien stoïcisme se développe et s’affirme sur
une durée qui va de la mort d’Alexandre et la
conquête romaine. Fondée par Zénon de Kition ou
Citium (333-262 av. J.C.), l’école stoïcienne
s'appelle aussi, par métonymie, le « Portique »,
car elle s'élève, à Athènes, en un lieu ouvert par
un portique bigarré de peintures (poikilè stoa). Elle
est tenue par des directeurs successifs dont
Panétius (180-110 av. J.C.), qui importe la
philosophie stoïcienne à Rome dès 145 av. J.C. Le
moraliste latin Sénèque représente le « nouveau »
stoïcisme, qui sera aussi illustré par Epictète (50130) et l’empereur Marc-Aurèle –121-180).
Comment définir le projet stoïcien ? Il repose sur
l'ambition
de
constituer
un
système
d'interprétation du réel d'une cohérence
maximale. Le système s'inspire de la constitution
même d'un organisme naturel ; certains stoïciens
formulent une métaphore allant du visible au
moins perceptible : la logique constituerait la
coquille de l’œuf, l’éthique le blanc et la physique
le jaune ; d'autres conçoivent la logique comme
l'ossature du système, dont l’éthique serait la
chair et la physique l’âme. Donc, la
compréhension du système naturel, divin et
mystérieux, constitue le cœur du système
interprétatif dont la logique humaine assure
l'armature. L'éthique, elle, assure l'interface entre
la Raison à l'œuvre le cosmos et la rationalité
humaine. Elle se construit sur la compréhension
de la nature et nous rapproche de son principe si
nous sommes capables d'en suivre les lois. Ainsi, la
rationalité humaine ne saurait se confondre avec
la raison à l'œuvre dans l'univers physique. Elle
permet de se libérer des illusions par la
connaissance non seulement du monde mais de
la manière dont on le pense. En effet, la
psychologie stoïcienne se fonde sur la capacité à
évaluer la validité des interprétations suscitées par
les impressions sensibles : un esprit libre sait se
défier de ses sens et de ses opinions. De fait,
comme les penseurs de l’Inde, les stoïciens
veulent se mettre au diapason de l’univers,
organisé par la Raison universelle, entrer en
vibration avec les éléments d’un système
autorégulé dont chaque être constitue un
élément.
Pour les stoïciens, l'homme doit s'adapter au réel :
il se développera d'autant mieux qu'il respecte les
lois naturelles. Il doit donc agir selon les lois de la
raison, homologue au souffle divin qui anime
toute la nature. La raison est donc l'autre nom de
l'éthique : elle requiert le rejet des passions,
principe d'entropie, et vise l'apathie, l'absence de
douleur.
2.2 Philosophie moderne.
LES CONTRE
La condamnation kantienne. Comme nous l'avons
vu, Kant condamne les passions parce qu'elles
troublent la raison et menacent la liberté du sujet
pensant. Pour lui, toute action doit être
rigoureusement morale et donc lucide.
LES POUR.
La réhabilitation cartésienne des passions.
Descartes s'efforce d'appliquer une méthode
scientifique aux faits psychiques. Il dissocie les
passions de la dynamique propre à l'âme ; il les
considère comme des mouvements venus du
corps et se répercutant sur l'équilibre spirituel si
on ne sait pas utiliser leur énergie. Il faut, pour y
parvenir, faire preuve de volonté et conserver
l'empire de la raison : si on comprend les passions,
on peut les utiliser à bon escient. Ainsi, les
14
passions ne sont pas uniquement causées par le
corps.
J.-P. Cléro, Paris, Garnier-Flammarion, 1991, p.
92-93.
Le revirement humien. Hume, au contraire,
s'inscrit dans une perspective rousseauiste et fait
de la passion un source d'énergie rationnelle. En
effet, pour Rousseau, la nature dote l'homme de
deux passions, l'amour de soi et donc la pitié
naturelle : ce sont les deux faces d'une même
réalité, l'amour de l'homme pour sa propre
espèce. Toutes les autres passions lui viennent de
la société et donc s'avèrent en lien avec l'artifice,
la dénaturation de l'homme par l'homme.
Hegel fait des passions l'expression de la
singularité qui contribue au progrès de l'Esprit
universel : l'individu se réalise à travers sa passion
et il ajoute sa "pierre à l'édifice" de la Raison
universelle. On retrouve, d'une certaine manière,
le logos divin de Platon mais, cette fois, ce sont les
passions qui construisent tout ce qui existe de
grand et de beau : c'est la "ruse" de la raison qui
se sert des passions pour utiliser leur énergie au
profit de l'humanité toute entière. Ainsi le
"négatif" (la passion) se retourne en positif (les
grandes œuvres).
Hume va plus loin encore puisqu'il fait de la
raison, elle aussi, une expression de la
dénaturation sociale : « Ce qu'on appelle
communément raison [...] n'est rien d'autre
qu'une passion générale et calme qui embrasse son
objet d'un point de vue éloigné et qui met en œuvre
la volonté, sans susciter pour autant une émotion
sensible." - Dissertation sur les passions, V, 2. ; tr.
Conclusion : il s'avère très difficile de définir le
concept de passion puisqu'il renvoie à des
représentations sociales historiquement datées.
On
peut
cependant
dégager
quelques
caractéristiques et effets des passions.
Premier point. Caractéristiques des passions :
Elles font partie du domaine affectif et revêtent
une série de caractéristiques liées à leur
dimension sociale.
Objet / Sujet de la passion - Dans Andromaque et
La Cousine Bette nous avons affaire à des
tempéraments excités par les circonstances.
Balzac exemplifie les comportements humains à
partir d'une typologie très complexe.
Jugement moral. Quels critères peuvent nous
inciter à qualifier les passions de bonnes ou de
mauvaises ? N'est-ce pas une approche sociale des
passions qui nous conduit à considérer qu'il est
mauvais de se passionner pour tel ou tel objet de
désir ? Racine met en scène les processus
d'aliénation collective dus au jeu des passions
humaines, relevant de l'ambition et de l'amour. En
fait, ce n'est pas tant l'objet de la passion qui
suscite la critique que le processus d'aliénation
indissociable de l'enfermement dans un
mécanisme peu à peu incontrôlable. Comme le
montre bien Balzac, la passion est asociale parce
qu'elle trahit la préférence monstrueuse du moi
pour lui-même : le baron Hulot souffre d'une
hypertrophie narcissique.
Peut-on se passer de passion ? Au XVIIe siècle,
Descartes modère la conception traditionnelle:
« toutes les passions sont naturelles ». Dès lors, si
la passion est naturelle, la réalisation de soi passe
par elle : les philosophes des Lumières légitiment
un usage raisonné des passions, des émotions de
l'âme, devenues des universaux - alors que la
raison est souvent suspecte à cause de son
formalisme, historiquement daté. Le romantisme
légitime la passion, plus encore que Rousseau et
Hume : pour Hegel, "Rien de grand ne s'est jamais
accompli dans le monde sans passion" (La Raison
15
dans l'Histoire). Donc l'homme peut se passionner
pour quelque chose, revendiquer cette passion
comme un trait singulier de son caractère et donc
agir, créer sous le coup d'une émotion dont il
sublime la dynamique pulsionnelle. Voir Hegel "Rien de J.-P. Sartre, Esquisse d'une théorie des
émotions (1948). Ainsi s'impose le caractère
fondamentalement ambigu de la passion : elle
semble asociale parce qu'elle requiert
l'expression
d'une
volonté
d'être
très
personnelle, liée à une revendication subjective
envahissante
Deuxième point. Effets de la passion.
Forte émotion, elle déclenche des phénomènes
affectifs en série, et même arborescents ; en effet,
vis-à-vis de la personne aimée (ou haïe), la passion
évolue dans le temps en fonction des
événements qui se succèdent ; mais elle mobilise
aussi toute une série de dispositifs faisant
intervenir d'autres individus, adjuvants ou
opposants.
Dès lors, la passion renvoie à la conception
théologique de l'allégorie : elle désigne une réalité
- psychique mais pas seulement - qui possède sa
dynamique et sa force. Elle constitue l'envers
négatif de la révélation - tout en pouvant mener à
elle comme en témoigne la passion du Christ : dès
lors, la perspective chrétienne, qui est celle de
Racine et Balzac, nous engage à considérer la
passion comme la continuation du péché comme l'instrument de la peine et du châtiment.
Dans le cadre du programme, la passion ne
saurait être envisagée dans son aspect passif :
elle produit au contraire une dynamique, mais un
processus autodestructeur ; en cela, elle peut être
envisagée comme l'origine d'un mécanisme
tragique : chez Racine, elle crée le tragique en
enfermant le psychisme de l'individu dans une
pseudo-logique obsessionnelle empruntant ses
figures à la morale sociale et substituant aux
valeurs collectives le culte de l'objet adoré - en ce
sens, la passion est idolâtre et totalitaire. Elle crée
un cercle dont le centre est identifié à la personne
adorée. La dimension sociale des passions éclate
à l'évidence.
Trois axes de réflexion se dégagent alors :
La relation passion / raison. La passion fait-elle
obstacle à la connaissance, peut-on la réduire à un
simple facteur d’illusion ? Quelles relations la
passion entretient-elle avec la raison, l’instance
capable de discerner le vrai du faux ? Quel son
rapport à la vérité ?
La passion / passivité : thème central d’un
discours normatif, la passion s'évalue du point de
vue des valeurs morales régissant les conduites.
Est-elle vraiment aliénante et incite-t-elle la
passivité ?
Conséquence : objet de réflexion critique, la
passion semble défier la compréhension - c'est ce
qui s'impose dans les oeuvres littéraires qui
problématisent notre rapport à la connaissance
que nous pouvons avoir de nous-mêmes.
16
III. But de la représentation du monde des passions
Description : montrer comment s'investit l'énergie
psychique collective dans les trois domaines
privilégiés de référence pour la doxa = la religion,
la politique, la science. Ces trois champs
d'application se recoupent forcément : jusqu'au
XVIIe siècle, c'est la religion qui fonde la croyance,
ensuite c'est la science et, de plus en plus, au XXe
siècle, c'est la politique. Aujourd'hui : il convient
de s'interroger sur les processus de la croyance,
en lien avec la passion, tout en conservant
l'impulsion de l'action. Ce n'est parce qu'on est de
plus en plus sceptique qu'on n'agit plus.
But de cette description = la modération des
passions ou, du moins, l'utilisation de l'énergie
psychique mobilisée par la passion à des fins
créatrices - et non plus autodestructrices.
Moyen = inciter à la dissociation, autrement à se
voir soi-même comme un autre car la passion rend
l'homme méconnaissable ; lui-même ne se
reconnait plus. La représentation du monde des
passions permet d'éclairer les profondeurs de la
psyché - car elles mettent à nu le processus de la
motivation profonde - et le jeu des relations
sociales en les grossissant de manière
hypertrophiée.
Racine : les Grecs sont à l'unisson d'Oreste,
puisqu'ils mettent à mort Pyrrhus - conjonction du
projet personnel et de la folie collective. Tous sont
en proie à un aveuglement personnel qui construit
un système = le "monde" en 4 points de vue.
Dimension politique de la pièce : elle rend compte
des conséquences de la guerre de Troie - donc les
faits résultent d'une confrontation violente entre
les deux blocs, grec et troyen, sur fond
d'enlèvement - Pyrrhus, fils d'Achille / Hermione,
fille d'Hélène - La fin de la pièce ramène
Andromaque et Astyanax sur le trône : le jeu des
passions a donc un effet contreproductif pour
ceux qui les nourrissent mais heureux pour ceux
qui n'éprouvent plus rien. Contre Descartes, une
vision de l'humain proche de celle de Hobbes
(1588-1679). Pour ce dernier, la dynamique vient
du désir qui génère une énergie vitale très forte.
Problème = comment associer les désirs, les
passions individualistes par définition ?
Balzac : le piège = comment des individus TARES
parviennent à manipuler un vieux beau en jouant
sur ses passions. Ses derniers romans mettent en
récit des vengeances dans un contexte rendant
compte de formes multiples d'aveuglement dont
la passion amoureuse devenue obsession
monomaniaque - cf. Béatrix où les roués de La
Comédie humaine parviennent à révéler au jeune
du Guénic qui est vraiment Béatrix, une
construction mentale qui s'effondre. Hulot ne
peut être désabusé car il a perdu tout repère ; en
cela, il est représentatif, pour Balzac, d'une société
sans projet, vouée à une forme d'égalitarisme
destructeur parce qu'il mène à l'affrontement de
subjectivités jalouses, médiocres, et interdit toute
construction collective. La passion est,
foncièrement, individualiste.
Hume : il s'interroge sur le problème des
croyances, individuelles et collectives. Qu'est-ce
qui fait que l'homme croit à quelque chose, etc. ?
C'est un trait de la nature humaine que de croire
selon Hume ; par nature, l'homme interprète les
faits en fonction d'une vision globale - c'est tout le
problème du pari selon Pascal : faire jouer la loi
des probabilités non pas contre mais en faveur de
Dieu. Selon Hume, il faut bien comprendre que
l'homme est uniquement agi par ses passions : sa
prétendue raison n'est que l'expression un peu
plus logique d'un sentiment, d'une sensation.
Mais, si l'on comprend cette dynamique, on peut
prendre du recul vis-à-vis de sa mécanique.
Contrairement aux croyances de la philosophie
classique, la raison ne peut pas se rendre
maîtresse des passions car elle est elle aussi une
résultante des intérêts collectifs.