Confidences 2 - e

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Confidences 2 - e
Al’occasionduquinzièmeanniversairedelamortdeMatthewShepard.
PourMatthewShepard,TylerClementietlesjeunesdumondeentierquiessayentseulementd’être
eux-mêmes.
L’ÉTÉ
 
1
Homophobe(n.):personnehostileàl’homosexualité.
(voir aussi : le gang des nageurs et la moitié des élèves
d’UnionHigh.)
***
—Saute,pédale,saute!
Etvoilà,c’estlafindel’été.
Symboliquement,dumoins.
Çanefaitpasuneminutequejesuisarrivéeàcettefêteet,déjà,c’estlatyranniedugangdes
nageurs. J’étouffe. Comme si je n’avais pas eu de pause estivale pour digérer mon année de
freshwoman1.
Evidemment, on ne peut pas vraiment parler de « pause » quand on a passé l’été à plier des
vêtements chez Gap et à consulter une psychothérapeute. Avec sa mère. Pour expliquer qu’on a
parfaitementledroitd’éditerdanssondosunsiteinternetenhommageàsonpère.
Lequelestmort.
D’oùleterme«hommage».
—Allez,pédé,vas-y!
Touslesclansd’UnionHighsontreprésentéscesoir,danslejardindeMikeDarren,maisilest
clairqu’ils’agitd’unefêteinitiatiquepourl’équipedenatation.Tandis que Mike se pavane tout en
vérifiant le niveau de bière dans les immenses gobelets en plastique rouge — remis à l’entrée
exclusivement aux plus jolies des freshwomen lors de leur passage entre les haies éclairées aux
torches—,MattHallisetlerestedugangdesnageurssetiennentalignésauborddelapiscinetelun
pelotond’exécution.Unfreshmanenpolorougeetjeanblancretroussé,nu-piedsdanssesmocassins,
estdeboutsurleplongeoir.Ilreculedevanteuxets’approchedeplusenplusduboutduplongeoiren
regardantl’eauàintervallerégulier.Soudain,Mattlèvesolennellementlebras.Etiltirelepremier
coup:ilbalancesongobeletdebièresurlenouveau.
C’estsafaçondemontrercesfameusesqualitésdechefquil’ontfaitélirecapitainedel’équipe
denatationbienqu’ilnesoitquesophomore2.
Mattestunsportifaffreusementdouéauquelsesparentsontpayédescoursdemuscutoutl’été.
Alorssonlancerdegobeletestimpeccableetexécutéavecuneénergiededingue.Labièregiclesur
les cheveux blonds du freshman, qui manque en tomber à la renverse. Le liquide dégouline sur ses
joues, son nez, son cou, mouille sa chemise bien repassée. Il vacille sous l’impact et le plongeoir
oscille.C’estsûr,ilvatomber—avecsesmocassinsetlereste—danslebassinenformedeharicot
qu’illuminent des projecteurs installés juste sous la surface de l’eau. Mais non, il tend les bras
latéralement pour retrouver l’équilibre et je comprends à son visage soulagé qu’il pense être sorti
victorieuxdel’épreuve,quelebizutagen’étaitpassiterriblequeça,enfindecompte.
Sauf que le soulagement est de courte durée. Alors qu’il baisse lentement les bras et défie le
peloton en avançant d’un pas, les sous-fifres de Matt suivent l’exemple de leur chef et prennent le
relais.Ilslèventleursverres…
—Sauteoucrève,pédé!hurleMattencoreunefois.
Sa diction est empâtée à cause de l’alcool, ce qui lui donne l’air encore moins intelligent que
d’habitude — et ce n’est pas peu dire. Les gobelets percutent le freshman. Une vraie tuerie. Il
chancelle, recule, essaie de gérer la bière qui lui coule dans les yeux et la bouche. Cette fois c’est
mort.Iltrébucheettombeàlarenversedansl’eau.
Un cri de victoire monte du gang tandis que les mocassins viennent flotter à la surface de la
piscine.
Aumêmemoment,ironiedusort,lasonojoue«Takeitoff3»deKe$ha.
Acôtédemoi,Tracyregardesonex-petitamiparaderetrécolterdestapesdanslamain.Voilà
exactement le genre de soirées dans lesquelles Matt a passé l’été précédent, avant son année de
freshman.C’estsansdoutecequiexpliquepourquoiilestdevenuunparfaitsalaudalorsqu’ilétaitun
typesympaenQuatrième,pourtant.
—Nonmaistupeuxmedirecequ’onestvenuesfaireici?melanceTracy.
J’observemameilleureamie.Ilyaunan,elleneparlaitquedesahâtedeparticiperàcesfêtes
enuniformedepom-pomgirlavecsonpetitaminageur.Aujourd’hui,elleesthabilléecommeune
personnenormale—d’accord,unepersonnenormaletrèsfashion—etnesaitmêmepluspourquoi
elleaeuenviedeveniràcettesoirée.
Jesuisextrêmementfièred’elle.
— On est venues se montrer à la plus grande soirée de l’été pour entamer notre année de
sophomorelatêtehautemardiprochain.C’esttoiquil’asdit,jeluiréplique.
—Quelleidéedébile!
Le freshman se hisse hors de la piscine sans que personne ne l’aide. Il frissonne dans ses
vêtementstrempés,etj’imaginequ’ilhésiteentrerépliquer,partirouallersechercherunebièreen
faisantcommesitoutétaitcool.Lesgensontfaitlevideautourdelui:àcroirequ’enqualitédecible
du gang des nageurs il est contagieux. Il prend une serviette sur une console en rotin et essaie
d’épongersachemise.
—Ilachoisilemauvaisbord,danstouslessensduterme,commenteTracy.Enfin,jeneveux
pasdirequ’onchoisitd’êtregay,s’empresse-t-elled’ajouter.
EllerépètecequenousamarteléMmeMaso,notreprofd’hygièneetsantédel’andernier,au
risquedesefairelyncherenprésentantcommeunfaitavérécequecertainespersonnesconsidèrent
comme une simple fable sur l’homosexualité. Est-ce que Mme Maso serait la seule enseignante
d’UnionHighsoucieusedenousfournirdesinformationsutiles—autrementditexactes?
Matt titube et embrasse Lena, la nouvelle capitaine des pom-pom girls, avec laquelle il a
abondammentcouchél’andernier.Cequinel’empêchaitpasdesedirepuceaupourpousserTracy—
sapetiteamieàl’époque—àsauterlepasaveclui.
Cequ’elleafiniparfaire.
Jeluijetteuncoupd’œilàladérobée.Qu’est-cequeçaluifaitdevoirMattetLenas’afficher
devantlamoitiédulycée?Enfait,ellenelesregardemêmepas.Elleobservelefreshmanpenchéau
borddubassin,munid’unedeceslonguesépuisettesquiserventànettoyerlespiscines.Ilattrapeses
chaussuresetlessorttoutesdégoulinantes.
—Lechlorevabousillerlecuir.Hé,ceseraitpasdesGucci?
Ma modeuse de copine sait bien que je suis incapable de distinguer un mocassin Gucci d’une
savate.JesuissurlepointdeleluirappelermaisKristinsurgitdevantnous,vêtuedesonuniforme.Et
avecsespomponsàlamain.
—Tracy!Tunepeuxpasabandonner!Onn’yarriverajamaissanstoi!
Kristin,laseulefreshwomanendehorsdeTracyàavoirintégré«labande»l’andernier,aune
voixdecauchemar!Pourlagrandefêted’Halloweenchezmacopine,elleétaitdéguiséeenunesorte
deféemaléfique,avecd’horriblespetitesailesdansledos.Parfaitpourelle.
—MaintenantqueReginaavraimentquittélabande…,poursuitKristin.
Elle tourne son regard vers moi, comme si c’était ma faute si Regina Deladdo a fait de mon
année scolaire un enfer sur terre et a été virée de la bande alors qu’elle était censée succéder à la
capitaine!
Devenircapitainedescheerleadersaurait-ilétél’apogéedesacarrièredelycéenne?Voirede
son existence ? Je tente d’éprouver de la sympathie pour Regina, vraiment — en vain. Comment
éprouver autre chose qu’une profonde antipathie à l’égard de quelqu’un qui a passé la moitié de
l’annéeàécrire«Balance911»surmescasiersetlestablesoùjem’asseyaisencoursaprèsquej’ai
tirélasonnetted’alarmelorsd’uneafterdebal?
Reginaauraitmieuxfaitd’écrire«Voleusedepetitami»,puisquetelleétaitlavéritableraison
desonanimositéàmonégard.Nonquejeleluiaiepiqué,enfait:ilmeplaît,voilàtoutcequ’elle
peutmereprocher.Etpendantunbrefinstant,ilm’apourainsidiresembléquejeluiplaisaisaussi.
Maisc’étaitjusteuneillusionstupidedemapart.JeneplaispasàJamieForta.
Pourquoiensuis-jesicertaine?Deuxsignesquinetrompentpas.1:jenel’aipasvuetneluiai
pasparlédetoutl’été—pasdepuisqueReginal’afaitarrêterlesoiroùildevaitvenirmechercher
pouralleraubaldesjuniors. La dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles, c’était sous forme d’un
motquem’aremissonamiAngeloetquidisait:
«Rose,commejetel’aidit,jenesuispasceluiqu’iltefaut.Jesuishors-norme,différent.Croismoi,etprendssoindetoi.»
Cequineveutstrictementriendire.
2 : Jamie est devenu mon ami uniquement parce que Peter, mon frère, le lui a demandé. Peter
partaitétudieràl’universitéets’inquiétaitpourmoi—àmoinsquecenesoitpourmamère.Bref,il
souhaitaitquequelqu’ungardeunœilsurmoi.CedontJamies’estchargé.
D’accord,c’estvrai,ons’estembrassés.
Mais je répète : Jamie n’est pas mon petit ami. Son message est très clair sur ce point, me
semble-t-il.
Maiscommentappelle-t-onalorsungarçonquiromptavecuneautrefillepourvousinviterau
bal?Quipassel’annéeentièreàveillersurvous?Quivousdonneleplusfantastiquepremierbaiser
detoutel’Histoiredubaiser?
Jerevoischaquesecondedecebaisercommesijevisionnaisunfilm.C’étaitsurleparkingle
soirdubalderentrée.IlétaitlecavalierdeRegina,j’étaisvenueavecRobert(onseconnaîtdepuisle
collège).PourtantJamieetmoinousnoussommesretrouvésassisdanslamêmevoitureetilm’aem-
bra-ssée,cejuniorpourquij’enpincedepuislapremièrefoisquejel’aivujouerauhockey,quand
j’étaisenCinquième.
Çaaétéunmomentmagique.
C’estaussilaseulechosepositivequimesoitarrivéedepuisquemonpèreestmort,justeavant
monentréeàUnionHigh.
Jamiememanque.Ilm’amanquétoutl’été,mêmesij’aiessayédeluttercontrecesentimentde
vide.Aquoibonregretterquelqu’unquivousditbrutdedécoffragequ’iln’estpasfaitpourvous?
—Tuvienscetteannée?insisteKristin,légèrementhystérique,auprèsdeTracy.
OncroiraitquelafindumondevaseproduiresielleéchoueàrecruterTracy…
—Nousvoulonsquetusoisnotrechorégraphe!Ceseraitgénial!Jeveuxdirequel’andernier,
c’étaitunpeunul.Maiscetteannéeonvavraimentdanseretçavaêtrecarrémentchaud!
Kristins’exprimecommesilachorégraphieétaitunconceptnovateurpouruneéquipedepompomgirls…
— Vous n’avez pas besoin de moi, lui répond Tracy. Ce n’est pas comme si on faisait de la
compétition. Même avec un chorégraphe, on ne fera jamais que sautiller dans des tenues en
synthétiquebasdegamme.
Kristinfaitlatête.Elleparaîtgravementoffenséed’entendredireque«sesfilles»secontentent
desautiller.
— C’est quoi ton problème, Trace ? C’est parce que Lena sort avec Matt ? Ils sortent juste
ensemble,tusais.Cen’estpascommesiLenaétaitsapetiteamieavecunPetunAmajuscules.
Kristinsoulignesonexplicationdeguillemetsqu’elledessineenl’aird’untraitdepompons.J’ai
justeenviedelesluiarracheretdelesjeterdanslapiscine.
Ai-jeesquissécemouvement?Non?Toujoursest-ilqueTracymeregardedetravers.Onaeu
de nombreuses discussions ensemble au sujet de ma position anti-cheerleaders. Ça m’a au moins
rappelé que toutes les pom-pom girls ne sont pas comme Regina. Il y a des filles gentilles et
intelligentes qui faisaient partie de l’équipe l’an dernier, des filles comme Tracy. Je la comprends
parfaitement, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que, en général, les pom-pom girls sont
nulles.EtqueKristinetmoi,onneserajamaiscopines.
Je reconnais que ce point de vue indique peut-être chez moi un défaut de caractère, mais
j’assume.
Kristinreprendd’unevoixfausseetsucrée.
—Viens,Trace.Allonsdiscuterenprivéuneminute,d’accord?Dechosesofficielles,ajoute-telle,agressive,àmonintention.
Ellepassesonbrassousceluidemonamie,quisetourneversmoietlèvelesyeuxaucieltandis
queKristinl’entraînesansménagementverslepatioenbalançanténergiquementsonépaissequeuede-cheval blonde. Je porte machinalement les mains à mes cheveux, égaux à eux-mêmes — ils
tombenttristementsurmesépaules,raides,platsetd’unbrunterne.
Jesorsl’ancieniPhonedemonfrère,qu’ilm’adonnéavantderetourneràl’université,mêmesi
jen’aipasdemessage—laseulepersonnequim’aitappeléeouenvoyéuntextodepuisquejel’ai,
c’est Tracy. Sans compter ma mère, évidemment. Mais s’il y a une chose que je sais, c’est que ces
appareilspermettentd’avoirl’airoccupéquandonesttotalementdésœuvré.
D’habitude, quand j’essaie d’avoir l’air occupé, je clique sur l’application vocabulaire et je
révise pour l’examen d’entrée à la fac, qui a lieu dans six semaines. Cette année, c’est seulement
l’examen blanc, en fait, mais je veux assurer un max pour montrer à ma mère que je suis capable
d’obtenir une bourse et d’aller à l’université — même si elle n’a pas encore touché l’argent de la
policed’assurancequel’employeurdemonpèreluiapromis…maisneluiatoujourspasversépour
une raison inconnue. Toutefois, l’idée de me faire pincer en train de réviser pour un quelconque
examen dans une soirée me paraît insoutenable. Je clique donc sur « Photos » pour continuer
d’effacertoutescellesquePeteralaisséessurl’appareil,commej’aicommencéàlefaire.
Audébut,j’étaiscontrariéequemamèreinsisteauprèsdemonfrèrepourqu’ilmedonneson
vieiliPhone—quienavudetouteslescouleurs—aulieudemelaisserenacheterunneufavecmon
argent. Mais la première fois que je l’ai branché sur mon ordinateur portable, quand une boîte de
dialogues’estouvertepourmedemandersijevoulaiseffacertoutcequ’ilcontenait,jemesuisrendu
compte que le téléphone de mon frère contenait de multiples informations sur sa vie qu’il ne
partageaitplusavecmoidepuisqu’ilfréquentaitl’universitéetavaitunepetiteamie.
Ilyaencoreplusdehuitcentsphotossursontéléphoneetj’aidécidédelesregarderuneàune
avantdeleseffacerpourystockerlesmiennes.J’espèreainsimefaireuneidéedelagravitédesa
situation. Jusqu’à présent, ces photos m’ont permis d’apprendre qu’il fume et boit beaucoup — et
photographiedesamisquifumentetboiventbeaucoup.Riendetrèssurprenant,ensomme.
Jevisionnedixphotosd’amisdePeters’amusantdansunesoirée,beaucoupplusquemoidans
lamienne.Soudain,jelèvelatêteetvoisdesêtreshumainsautourdemoiquiseparlent.Jemesens
débileseuleavecmonportableetdécided’allermechercherquelquechoseàboire.
Je bouscule des freshwomen qui restent agglutinées pour se prémunir des nageurs qui rôdent
commedesrequins,etj’atteinsuneglacièrerempliedesodasetdediversesboissonsinterditesaux
gensdenotreâge.IlmefautunebonneminutepourtrouverunCocalightenfouisouslaglace.Jene
senspresqueplusmesdoigts.
—TuneveuxpasplutôtunevodkaRedBull,Rose?
Je mets une bonne seconde à reconnaître Robert, probablement parce qu’il n’a jamais eu l’air
aussi heureux depuis quatre ans que je le connais. Peut-être aussi parce qu’il a laissé pousser ses
cheveuxetal’airplutôt…pluscool.Amoinsquecenesoitparcequ’ildonnelebrasàunedesplus
joliesfillesquej’aiejamaisvuesetquecettefilleluisourit.Enleregardantcommesic’étaitundieu.
—Holly,jeteprésenteRoseZarelli.Rose,jeteprésenteHollyTaylor.EllearrivedeL.A.
Jeremetsàplustardl’observationapprofondiedelajolienouvellecardeuxautresdétailsm’ont
frappéechezRobert:ilm’appelleRoseaulieudeRosie—surnomqu’ilmedonnaitdepuisquenous
noussommesconnusenSixième—etilsirotesaboissoncommes’ilétaitinvitéàuncocktaildans
uncountryclubrupinetnonàunesoiréebièredansunjardin.
N’y tenant plus, j’examine Holly. Je sais que ça fait coincé de serrer la main dans une soirée
commecelle-cimais,intimidéepartantdebeauté,jeluitendslamaincommeuneméganulle.Holly
m’imite gracieusement et ne bronche même pas au contact de ma main, qui est gelée et mouillée
depuismonexpéditionCocalightenterrearctique.
Nonseulementelleestjoliemaiselleadelaclasse.PasétonnantqueRobertsouriecommeun
bêta.
—Salut!dit-elle.
Ses dents sont d’un blanc surprenant, aveuglant, presque. Je me persuade aussitôt qu’il y a du
vertd’épinardcoincédanslesmiennes.
—Jeviensd’arriveràUnion.Monpèreestprofd’artdramatiqueàYale.
Une réponse me vient aussitôt à l’esprit : « Moi j’habite Union depuis longtemps. Mon père a
exploséenIrak.»Réponsequisertdebande-sonàdesimagesdefilmd’horreurcontrelesquellesje
n’arriveplusàlutterdepuisquelquetemps.
—Salut!fais-jeavecunentrainexcessifpourchasserdemoncerveaucesimagesdecarnage.
Je devrais ajouter quelque chose qui renseignerait Holly sur mon compte, mais je ne vois
vraimentpasquoiluidire.
Sûrementpasquelquechosesurmonpère.Riendetelpourtuerlaconversationqued’annoncer
àvotreinterlocuteurquevotrepèreaététuéenIrakparunebombeartisanale.
Ils’avèrequ’Hollyadelongscheveuxbruns,impeccables,particulièrementépais,qu’ondirait
lissésparuncoiffeur.Elleadegrandsyeuxmarron,nesemblepasmaquilléeetsouritdetoutesses
dents.Elleportebeaucoupdebijouxquitintentlorsqu’ellebougeetelleestsimenuequej’arrêtede
respirerpourparaîtreunetailledemoins.
—Roseest…l’amiedontjet’aiparlé,ajouteRobertd’unairentendu,enmarquantunelégère
hésitationavantlemot«amie».
Hollyhochelatête.Qu’est-cequ’ilabienpuluidire?«J’aicruêtreamoureuxdeRoseàune
époque»?Ou«Rosem’atraitécommeunchienl’andernier»?Ouencore«Rose,lafilledontle
pèreestmort»?
—Hollyetmoiétionspartenairesdanslapiècequiclôturaitlecoursd’artdramatiquecetété,
expliqueRobert.L’acteurprincipalquisortavecl’actriceprincipale,c’esttropcliché,non?
Illuisouritetplanteunbaisersurleboutdesonnezparfait.
SiRobertn’étaitpaslàdevantmoi,àtenirHollyenlacée,jenecroiraispasqu’ellepuisseêtresa
petite amie. Pour commencer, Robert a du mal à dire la vérité — il préfère ce qu’il invente à la
réalité.Deuxièmement,HollyTaylorsembleau-dessusdesesmoyens.Maisvraimenttrès au-dessus.
Etpourtantilssontlà,enlacés,collésmême,commeunvraipetitcouple.
— Tu as vu le spectacle, Rose ? Robby était le meilleur Joe de tous les temps dans Damn
Yankees.
Elleleregardeetrayonnelittéralement.
—EtHollylaLolalaplussexy,renchéritRobert.
Illuisouritcommes’iln’yavaitqu’elleaumonde.
J’hésiteentrel’irritationquej’éprouveàentendreHollyl’appeler«Robby»etmahontequand
jesongeauxlonguesheuresquej’aipassées,audébutdel’été,àrêverdurôledeLola.Auprintemps,
après que ma mère m’a emmenée voir l’opéra la Bohême, j’ai décidé de devenir chanteuse. Pas
chanteuse d’opéra, bien que j’aie découvert cet été, quand j’étais seule à la maison, que je pouvais
chanter très fort. Juste… chanteuse. D’une catégorie quelconque. J’ai donc envisagé d’auditionner
pour la comédie musicale montée au lycée durant l’été. Je voulais le rôle de Lola — une garce en
roberougeettalonshauts—,jevoulaischanteravecmestripesafinquetoutlemondemeregarde
autrement.Maismaintenantquejesuisenfacedecellequiavraimentjouélerôle,jemesenssoudain
si honteuse que j’ai envie de quitter la soirée. Comment ai-je pu être aussi bête ? Lola est belle et
sexy;c’estunpersonnagequipeutséduiren’importequietobtenirtoutcequ’elleveut.Songrandair
s’intituled’ailleurs«ToutcequeLolaveutellel’obtient».
Moiquinepeuxmêmepasobtenirdugarçonquimeplaîtqu’ilmerappelle…
DevantHollyTaylor,dansunetenuequemameilleureamiem’achoisiedanssapropregarderobe,jenecomprendsquetropclairementquejenesuispasLola.
—Lepèred’Hollyestacteurdethéâtre,detélévisionetdecinéma,ditRobert,visiblementfier
d’avoirdit«cinéma»aulieude«films».Jesuissûrequetul’asdéjàvu.
Hollyparaîtgênéeetchangerapidementdesujet.
—Est-cequetujoues,Rose?
—Rosefaitdelacourse.Ellejoueaussiducord’harmonie,répondaussitôtRobert.
Commesij’étaisunepetitegaminequiabesoind’êtrevalorisée!
Ilm’emm…
— En fait, je ne joue pas du cor d’harmonie cette année. Je vais auditionner pour la comédie
musicale,dis-jeàHolly.
Robertselivrealorsàunjeudemimiquesdigned’unOscar.Enquelquessecondes,ilpassede
lasurpriseàlajoiefeinteavectouteslesétapesintermédiaires:stupéfaction,agacement,inquiétude.
J’aicommel’impressiond’avoirmarquéunpoint.
J’imaginequ’onpourraitmetaxerdemesquinerie.
—Tuvasauditionner?C’estgénial!faitHolly.Onserapeut-êtretouspris.C’estpourAnything
Goes.Tuesaucourant?Tupourraispeut-êtrejouerRenoSweeney!Tusaisfairedesclaquettes?
C’est le meilleur rôle. Le rôle de Hope est génial aussi. Et il y a aussi cette fille drôle… comment
s’appelle-t-elle?Cellequiaungrandnuméro,tusais,bébé?
C’estàcemoment-là,alorsqu’HollysetourneversRobert,quej’aperçoisRegina.Elleestavec
AnthonyParrina,lejoueurdehockeybaraquéavecquiellesortjustepourfaireenragerJamie.Un
instant,jecrainsuneriposte.Puismacraintelaisseplaceà…lahonte.
QuandReginaafaitarrêterJamie,j’aidécidéd’avouerenfinàMmeChen,laproviseure,que
c’était elle l’auteur des graffitis contre moi. La proviseure a personnellement empêché Regina et
Anthonyd’entreraubaldepromotion.J’aientenduReginapiquerunecrisedanssarobemoulanteà
paillettes bleues et ses talons de douze centimètres — sa coiffure s’en est même effondrée. Vu la
quantitédelaquequ’ellesemet,ç’adûêtreépique.Elleaétérenvoyéetemporairement,interditede
pom-pomgirls,aratélesexamensdefind’annéeetadûsuivrelescoursd’étépourpouvoirobtenir
sondiplômecetteannée.
J’aieulabananependantdesheuresenpensantàsadisgrâce.Puisjemesuistrouvéelamentable,
commesij’étaisalléerapporteràlaproviseure.C’estcequej’avaisfait,d’ailleurs,non?
Reginasetourneversmoietmonpremierréflexeestdedégainermonportablestylejeréponds
à un appel très important. Mais ma réaction n’a aucune importance car elle ne me remarque même
pas.Ellefixelefreshmanquiestmaintenantcolléaumursouslaforcedujetd’eauquedirigesurlui
legangdesnageurs—sousprétexte,biensûr,d’enleverlechloredesesvêtements.
Anthonys’esclaffesibruyammentquecertainsdesnageursseretournentpourvoirquifaittant
debruit.Dumêmecoup,ilsaperçoiventReginaetreculent,commepoursedésolidariserdecequiest
entraindesepasser,terrifiésàl’idéed’affrontercelle-ci.Maiselle,elleestpétrifiée,levisagefigé.
—Tuenveux,Rose?medemandeHolly.
Elletend…sonjointàRobertetexhalelafumée,quiformeuneespècedehaloau-dessusdesa
tête.JedécidedenepasrappeleràRobertquesabelle-mèrel’amenacédeleflanquerdéfinitivement
àlaportes’ilsentaitl’herbeenrentrantchezlui.
RobertprendunetaffeetrendlejointàHolly,sansmeleproposer,naturellement.
—Rosen’estpascommeça,dit-ilavecunclind’œilcondescendant.
J’aienviedelefrapper.J’ysongemêmesérieusement—bienqueCaron,lapsydemamère,
m’ait expliqué que je devais commencer à détourner mes instincts violents pour les rediriger vers
«uneciblepositive»—quandsoudainuncrijaillitdelafoule.
Matt a pris le tuyau d’arrosage des mains de ses coéquipiers pour le diriger en plein sur la
figuredufreshman.Celui-citousse,cracheettentededégagersonvisagedujetpourrespirer.Mais
Matts’avanceinexorablementversluietapprochedeplusenplusletuyaudesabouche,commes’il
voulaitl’yenfoncer.
Soudain, le visage de Regina se décompose, elle rejoint Matt en deux pas, le repousse et lui
arracheletuyaudesmains.Ellelejettecarrémentparterre.Arrosées,lesfreshwomenagglutinéestout
autour se dispersent et poussent des cris perçants — en portant les mains à leurs cheveux pour les
protéger.Mattatterritsurlederrière,avecl’airdesedemandercequivientdesepasser.
—Quic’estcettefille?demandeHolly,sesgrandsyeuxdéjàrougisparl’herbe.
—Rosedevraitpouvoirterenseigner,n’est-cepas,Rose?ditsèchementRobert.
Matt ramasse le tuyau, se relève comme il peut, manque tomber dans la piscine et arrose ses
propreschaussuresparmégarde.
— Conrad, tu comptes vraiment laisser ta sœur se mêler de ton initiation ? dit-il en fixant
Regina.
Sasœur?Lesouffre-douleurdelasoiréeestlefrèredeRegina?
Mattsetourneverscedernier.
Conradneditrien.
AlorsMattdirigelejetsurlui.
ReginaveutsejetersurMattmaisAnthonyl’attrapeparlesbrasetl’obligeàfairedemi-tour.Il
l’entraîneàl’écartsansqu’ellepiqueunecrise;inexpressive,lecorpsmou,ellel’écoutetandisqu’il
luiparleàl’oreilleavecunregarddur.
CommentReginapeut-ellesedétournerainsidesonfrèrealorsquelegangdesnageursesten
traindelenoyer?Siquelqu’unpeutleurtenirtête,c’estbienelle!Qu’est-cequ’illuiprend?
MattetdeuxdesessbiresattrapentConradetlejettentdanslapiscine,bienqu’ilsoitentrainde
s’étouffer. Dès que ce dernier se retrouve dans l’eau, Matt lance un « Pédé ! » final avant de se
désintéresserdeluietdes’éloigner.Sessous-fifresdécérébrésseglissentdanssonsillage.
HollyinterrogeRobertduregard.
—C’estquoicettehomophobie?C’esttoujourscommeçadansl’Est?
—C’estunespécialitélocale,luirépondRobert.Allons-nous-end’ici.
—Mais…onnedevraitpasfairequelquechose?reprend-elle,tournéeverslapiscine.
—Onfiniraitdansl’eaucommelui,ettuestropdéfoncéepournager,chérie.
Je frise le haut-le-cœur pour plusieurs raisons, la moindre n’étant pas que Robert appelle sa
petiteamie«chérie»commelesstarsdecinémadesannées1940.
—Cemecfaitdelanatation,ajoute-t-il.Jesuissûrqu’ilpeutremonteràlasurfacesansnotre
aide.
—D’accord,faitHolly,hésitante.
JesuissonregardetconstatequeConradnefaitaucuneffortpournager—ilnefaitmêmerien.
Ilselaissecouler.
—Aplus,Rose,ditRobert.
IlprendHollyparlamain—maistientencoresonverredansl’autre.
—Attends,tunevaspasconduiretoutdesuite,j’espère?
Unbrefinstant,j’aidevantmoil’ancienRobert,celuiquiquêtaittoujoursmonapprobation,bien
quejenelaluidonnejamais.MaislenouveauRobertreprendaussitôtledessus.
—C’estHollyquiconduitlaMustangvintagecesoir.
JeregardetouràtourHolly,quiparaîtdenouveaugênée,etRobert.
—Jevois:elleesttropdéfoncéepournager,maispaspourconduire.
—C’estbon,ditHolly.Onpeuttrèsbienrentrerchezmoiàpied.
Ellejetteunderniercoupd’œilendirectiondelapiscine.
—C’étaitcooldefairetaconnaissance,Rose!Onsevoitaulycéemardi.
Robertl’entraînedanslacohuequisemoqueroyalementdufaitqueConradDeladdoestentrain
desenoyer«desonpleingré».
Cela dit, la noyade volontaire n’est pas une réaction surprenante lors d’une première
participationàunesoiréed’UnionHigh…
Jedevraisfairequelquechose.
L’ennui, c’est qu’après l’année qui vient de s’écouler, je tiens à faire profil bas et je ne veux
surtoutpasêtreunesecondefoiscellequigâchelasoirée.
D’ailleurs,Conradn’estpasvraimententraindesenoyer,ilfaitjustel’idiot.
Non?
Jeregardelapiscine.Jenelevoisplusd’oùjemetrouve.
J’attendsunesecondequ’ilremonteàlasurface.Puisuneautre.
Rien.
Je m’approche du bord de la piscine. Conrad coule toujours, comme s’il était entraîné vers le
fond par un courant. Il lève les yeux vers moi et il me semble que nos regards se croisent. Puis il
fermelespaupières.
Je m’agenouille au bord de la piscine et tends le bras pour l’attraper, mais je ne peux pas
l’atteindre,naturellement.Jemepencheunpeuplusetl’inévitableseproduitalors.
Del’autrecôtédelapiscine,Tracyhurlemonnommaisilesttroptard.Quelqu’unmepousse
surl’épauleetjetombelatêtelapremièredansl’eaubleueilluminée.
Mapremièrepenséeestqueç’enestfiniduT-shirtdesoie—nettoyageàsecuniquement—que
Tracym’aprêtéenmefaisantpratiquementsignerdemonsanguncontratselonlequeliln’arriverait
rienàcevêtement.
Masecondepenséeestquejenem’étaispasrenducomptedecombienlebruitdelasoiréeme
donnaitmalàlatêteavantdemeretrouversousl’eau.Toutestpaisibleici—lamusiqueetlescris
sont couverts par le battement de mon cœur et du sang qui gronde dans mes veines. Tout baigne.
D’accord,c’estnulcommejeudemots.
Je ne me suis pas sentie aussi calme depuis un an. Peu après la mort de mon père, j’ai eu des
passesbizarresquemamèreappellepolimentdescrisesd’angoisse—descrisesderage,oui,sivous
voulezmonavis.Ellesontpresquetotalementdisparumaintenantmais,parfois,sanscriergare,alors
quejefaisquelquechosedeparfaitementbanal,desimageshorriblementviolentessurgissentdevant
mesyeux.Jen’aiaucuncontrôledessus.
Ici,sousl’eau,j’ail’impressionquecelanepeutplusm’arriver.Jedevraispeut-êtrevivredans
unepiscine…
Conradsemblepenserlamêmechose.Ilparaîtaussisurlepointdedevenirvioletparmanque
d’oxygène…
Je nage vers le fond et lui saisis le bras. Il se dégage violemment et me fait un geste obscène
avecledoigt.
Bonjourlapaixaquatique.
Qu’est-cequejeluiaifait?
J’attrapesonbrasetletiredetoutesmesforces.Conradlutteunesecondepuiscapitule.Lorsque
nous faisons surface, un attroupement au bord de la piscine regarde Tracy engueuler Matt — c’est
évidemmentluiquim’apoussée.Jen’aipasbesoindemerepasserl’incidentpourlesavoir.
—…etdelessortirdelapiscine,elleetcefreshman,oujet’yjettemoi-même!
Des « Oh » moqueurs fusent de l’assistance. Trop ivre pour répliquer quoi que ce soit, Matt
obéit,s’approchedubordentitubantetsepencheversConrad.Cederniersehissehorsdelapiscine
pourlasecondefoisenuneheurequandquelqu’unpousseMatt,quis’étale,alorsqu’iltendlamainà
Conrad.Celui-cilèvelesyeuxetlaisseéchapperunpetitrireentreamusementetdégoût.
—Vaaidertapetiteamiequiseprendpourunesauveteuseetfous-moilapaix.
Jetentedecomprendrequiestla«petiteamiequiseprendpourunesauveteuse»etpourquoi
elle a besoin d’aide, quand soudain je me sens hissée hors de la piscine et déposée sur le bord —
dégoulinante,lemascaraquibave,dansmonT-shirtdesoieetmonpantacourtblancprobablement
transparents.Lecontactdecettemainchaudesurmesbrasm’estfamilieretjecomprendsaussitôtà
quielleappartient.Mais,bienquej’aieespérétoutl’étélerevoir,ilmefautencoreuninstantavantde
pouvoirleverlesyeuxverslevisagefurieuxmaisbeauàtomberdeJamieForta.
1..AuxEtats-Unis,letermefreshman/freshwomandésigneunélèvedepremièreannéedelycée,cequicorrespondraitàlaclassedeTroisièmeenFrance.
2..AuxEtats-Unis,letermesophomoredésigneunélèvedesecondeannéedelycée,cequicorrespondraitàlaclassedeSecondeenFrance.
3..«Takeitoff»signifiedéshabille-toi.
2
Dissidence(n.m.):révolte;division;rébellion.
(voiraussi:étatgénéralliéaufaitd’êtreàUnion.)
***
C’estbizarredeseretrouverdansl’allée,lorsd’unesoiréebière,trempéeetenrouléedansune
immenseserviette,etdeparler—oupas,lecaséchéant—aveclegarçonàquil’onplaît—oupeutêtrepas—,qu’onn’apasvudepuisdesmois,etquisetrouvelui-mêmeàcôtédevotrepireennemie,
qui est peut-être — ou peut-être pas — sa petite amie. Ajoutez-y la victime mouillée d’un bizutage
façon Union High tournant comme un lion en cage et quelques badauds, et c’est carrément le
spectacleassuré.
J’aidesfrissons.J’attendsTracy,quiestpartiecherchernosaffairesavantdemereconduireàla
maison. Jamie Forta est à côté de moi, complètement… changé. Il est bronzé, ses bras sont super
sculptés,etsescheveuxblondfoncéontprisdesrefletsdorés—ondiraitqu’ilapassétoutl’étéàla
plage.Ilest…trèsbeau.
J’avaisimaginétoutessortesdescénariospourlejouroùjelereverraisenfin,maisjen’avais
paspenséqu’ilm’ignoreraitcommeillefaitdepuisplusieursminutes.Maiscommentai-jepucroire
qu’ilenseraitautrement,puisquec’estcequ’ilafaittoutl’été?(Maisça,jel’aidéjàdit.)
Depuisqu’ilapasséunenuitderrièrelesbarreauxaupostedepoliceetn’apasétéautoriséà
reveniraulycéepourterminerl’année,ilnerépondplusàmesappels.Auboutdequelquessemaines,
j’ai commencé à me dire qu’il n’était qu’un mirage. J’arrivais presque à m’en convaincre, puis je
repensais au baiser. Ce baiser était la chose la plus réelle du monde — je ne vois pas comment
j’auraispul’imaginer.
Ce qui m’amène à me demander encore une fois pourquoi il ne m’a pas rappelée. Ça
m’exaspère.
Maismalgrémapeine,mafureurettoutcequejeressens,Jamieestsuperbeetjenepeuxpas
m’empêcherdeleregarder.
Regina non plus, d’ailleurs. Anthony Parrina vient juste de le remarquer alors qu’il remontait
l’allée,uncasierdebièressurl’épaule.
Etiln’apasl’aircontentdutout.
AnthonyposelecasieretenlaceReginad’unbraspossessif.
—Tiens,t’espasenchaînécesoir,letaulard?lance-t-ilàJamie.Ahoui,c’estvrai:lestravaux
forcés,c’estseulementlajournéepourlesmineurs.Jet’aiaperçuunefoissurlaroutedanstongilet
orange;jet’aiklaxonnémaistum’aspasfaitsigne.
Anthonyprendunairpeiné.Jenesaispassicequ’iladitestvrai,carJamieresteimpénétrable.
Sonpèreestflic—unflicquialaissésonfilspasserunenuitderrièrelesbarreauxpourluidonner
uneleçon—etjeneseraispasétonnéequ’ilsesoitdébrouillépourquelestravauxd’intérêtgénéral
auxquelsaétécondamnéJamieconsistentàboucherdesnids-de-pouleenpleinsoleiltoutl’été.
Je regarde Regina. Elle continue de fixer intensément Jamie, comme si elle voulait lui faire
passer un message, mais ce dernier observe Anthony. J’ignore si Jamie et Regina ont parlé de ce
qu’elleluiafait—maisilssontvoisins,alorsjemedoutedelaréponse…
—Hé,t’asrienàdire,Forta?ledéfieAnthony.
Jamie et Anthony ont un différend en suspens. Jamie jouait dans l’équipe de hockey d’Union
avecmonfrèrejusqu’àcequ’ilsefassevirerdel’équipependantlegrandmatchcontreWestUnion
pouravoirfrappéAnthonysurlanuqueavecsonclub.J’yétaisetj’aitoujourspenséquec’étaitune
riposteàuneinsulte.Maismaintenant,jecommenceàpenserqu’ils’agissaitdequelquechosedeplus
grave.
Enoutre,AnthonysortavecRegina,chezquiJamieavécuetquiest…quoi?Uneamie?Une
filleavecquiilestsorti?
Dontilaétéamoureux?
Jamiesetournelentementverselleetnedétachesonregardd’Anthonyqu’àladernièreseconde.
Il croise celui de Regina et paraît profondément inquiet. Comment peut-il avoir l’air aussi inquiet
pourelleaprèscequ’elleluiafait?Qu’est-cequisepasse,àlafin?
—Toutvabien?luidemande-t-ilàvoixbasse,commes’ilsétaientseulsdansl’allée.
Reginareprendsonairbizarreetfermétandisqu’Anthonyresserresonétreinteetsouritcomme
legagnantd’untrophée.
Anthonyestunabruticomplet.
JamiesetourneensuiteversConrad,quifaitlescentpasdanssonjeansretrousséquidégouline
toujours.
—Conrad?
Ils’arrête.
—Toi,p…,tumeparlespas.
—N’insultepasJamie,l’avertitRegina.
C’estlapremièrefoisdelasoiréequejel’entendsparler.
— C’est ça, Regina. Défends le mec qui te traite comme une m… Il faut que je t’appelle
«maman»?
Conradfrissonnedanssachemisetrempéequidégoulineentraînéesrosesursonjeansblanc.
Sonregards’arrêtesurAnthonyetj’espèrequ’ilvalafermer,çavaudraitmieuxpourlui.Jenesais
pas si c’est de l’eau ou des larmes qui mouillent son visage, mais l’effet d’ensemble est le même :
avec sa chemise sanguinolente et son visage barré de traînées toutes humides, il a l’air légèrement
paumé.
—Ramène-lecheztoi,ditJamieàRegina.
—Tusaisquoi,Forta?intervientAnthony.T’asplusàluidirecequ’elledoitfaire.
Jamiefaitunpasendirectiond’Anthony.
—Ettoi?
—Arrêtedefairecommesitut’enfaisaispournous,Jamie,lanceConrad.
—Jet’aiditderesterpoli,faitRegina.
—Allons,lesenfants,nem’obligezpasàvouspunirdansvoschambres,reprendAnthony,l’air
soudainlasetcontrarié.Jeteramènecheztoi.Essaiedepasmouillerl’intérieurdemavoiture.
—T’imaginepasquejevaismonterdanstavoiture.T’esencorepluspourriqueJamie.
—Conrad,arrêtedeparlerdeJamiecommeça…
—Pourquoiest-cequetudéfendsForta?rugitAnthony.
Jeconnaislaréponse.Parcequ’ellel’aime.
Maisellenevapasledireàsonnouveaucopain!
Regina retourne à son mutisme. D’un geste brusque, Anthony la saisit par le bras —
suffisammentfortpourqu’ilvireaublanc—etill’obligeàseretournerfaceàlui.Unbrefinstant,
c’estbizarre,j’aienviedel’obligeràlalâcher.
—Fiche-luilapaix,grondeJamie.
—Vatefaire,Forta,luirépliqueAnthony.
IlfaitunpasversJamie,letorsebombé,lesyeuxlançantdeséclairs.
Jamie ne bronche pas. Je songe soudain que quelqu’un qui vient d’accomplir des travaux
d’intérêtgénéralaprobablementintérêtànepasavoird’autresembrouilles.Jedevraism’interposer,
commeJamiel’afaitentreReginaetmoil’andernier.MaisvulafaçondontAnthonytientRegina,
j’ai comme l’impression que la présence d’une fille entre lui et la personne qu’il veut frapper ne
seraitpasvraimentdissuasive…Alorsjemecontentedelancerlapremièrechosequimepasseparla
tête.
—Conrad,tachemisevatachertonpantalon.
ToutlemondesetourneversmoitandisqueConradbaisselesyeuxverslesdégâts.Lestraînées
rougessetransformentennapperosesursonpantalonblanc.
—Trèssymbolique,dit-il.
—Tracyetmoi,onpeuttereconduirecheztoisituveuxlelaveravantqu’ilsoitfichu.
Lelaver?Jeparledelessiveenunmomentpareil?Qu’est-cequimeprend?
Conradmerépondavecmépris:
— C’est à cause de toi que tout a foiré, dit-il en désignant Regina, Jamie et Anthony d’un air
dégoûté.Jepréfèreencorerentreràpied.
—Attendsuneminute,luifaitAnthony.Qu’est-cequeturacontes?Acausedequiest-cequetout
afoiré?
Conradmedésignedumenton.
—Elle.
Anthonymemontredudoigt,lesyeuxluisortentpratiquementdelatête.
—C’estellelapetitefreshwomandeForta?Lafillequiestalléebaverchezlaproviseure?
Ondiraitqu’ilsedemandes’ildoitrireoumecasserlafigure.Enmonforintérieur,jeluifais
remarquer que je ne suis plus freshwoman mais sophomore, comme cela se produit généralement
lorsqu’onaréussisesexamens.Maisjesuisextrêmementgênéeetj’ailesjetons.Jamaisjen’aurais
imaginéquejemeretrouveraisunjourfaceàfaceavecleredoutablejoueurvedettedel’équipede
hockeyd’UnionHigh—etquejedevraisrépondredel’avoirfaitéjecterdubaldepromoalorsqu’il
s’étaitdonnéunmaldechienpourenfilerunsmokingàlaplacedesespatins.
Jamieviendra-t-ilàmonsecourssiAnthonydécidedemetuersurplace?
Tracyarriveavecnossacsjusteàcemoment-là.Sauvée.
—Mattvientdefaireunmalaise!
ElleaviselepantalonteintenrosedeConradetfaitlagrimace.
—C’étaitpasunMarcJacobs?
Puis,regardantlevisagedel’intéressé:
—Çava?
Illadévisagecommesielleétaitidioteetjemerendscomptequej’espéraisqu’illuisourieavec
reconnaissanceetlaremerciedesasollicitude.D’accord,c’étaitnaïfdemapart.
—Atonavis?
J’aimerais dire à Conrad que je sais ce que c’est d’être pris pour cible. Sauf que là c’est
différent.J’aiembrassélegarçonqu’ilnefallaitpas.Conrad,lui,estjustecoupabled’avoirétéluimêmelorsd’unesoiréeentrenageurs—équipedontilestcenséfairepartie.
—Quelqu’unteramène?demandeTracy.
—Pourquoiest-cequetoutlemondemeposecettequestion?s’énerveConrad.
—Probablementparcequepersonnen’aenviedeterepêcherencoredanslapiscine.
—Entoutcas,jenemontepasaveceux.
IlfaitallusionàJamieetAnthony,quisefonttoujoursface,àquelquescentimètresseulement
l’undel’autre.
C’estàlafoistrèsexcitantdevoirJamiecommeça—bizarre,non?—,attristantparcequ’il
prendladéfensed’uneautrefille,etterribleparcequel’annéescolairen’apasencorecommencéet
qu’ilestdéjàdansunesituationquipourraitluiattirerdegravesennuis.
—Parfait.Jeteramène,ditTracy.
Personne ne bouge. Tracy jette un regard circulaire à notre charmante petite assemblée puis
revientàJamie.Ellesemblesurprise—sansdouteagréablement—parJamieversion2.0,revueet
corrigée. Elle va sûrement m’en parler plus tard. Elle n’a pas dû le remarquer près de la piscine,
occupéequ’elleétaitàengueulerMatt.Elles’adresseàmoisansdétacherlesyeuxdeJamie:
—Tuviensavecmoi,Rose,ou…?
Jamiesedétourned’Anthonyetsonregardcroiselemienpourladeuxièmefoisdelasoirée—
ouplutôtpourladeuxièmefoisdepuislemoisdejuin.Riendansl’expressiondesonvisageneme
permetdedireoùnousensommes,luietmoi.
Cequiachangéendehorsdesonphysique.
—Euh…,fais-jeavecéloquence
JamiesetourneversRegina.
—Appelle-moisituasbesoindemoi.
Il toise une dernière fois Anthony, en prenant tout son temps, et ce dernier découvre les dents
pourfairecroirequ’ilsourit.Jamiedescendl’allée.Reginaleregardepartiravecunjenesaisquoi
dedésespérédansleregard,commesiellemouraitd’enviedes’enalleraveclui.Anthonyramassesa
caissedebières,passeunbrasautourdesépaulesdeRegina,etemmèneletoutendirectiondelafête.
Jamiemontedanssavoiture,claquelaportesuffisammentfortpourdéclencherl’alarmedu4x4
garéderrièreets’éloigne.
Jeregardesespharesarrièredisparaîtreauloin.
Lapremièrefoisquejesuismontéedanssavieillevoitureverte,c’étaitl’andernier,lejouroùil
m’aramenéeàlamaison,troisjoursaprèslarentrée.Ill’afaituniquementparcequePeterluiavait
demandé de veiller sur moi, mais je ne le savais pas encore et j’ai pensé que, peut-être,
éventuellement, Jamie Forta me trouvait mignonne ou quelque chose de ce style. C’était assez
terrifiant,d’ailleurs.J’aijacassécommeuneidiotependanttoutletrajet.
Quandj’aiconstatéqu’ilconnaissaitmonadressealorsquejenelaluiavaispasindiquée,j’aieu
unesensationbizarreauniveaudel’estomac.J’étaissinerveusedemeretrouverassiseprèsdelui
que je n’arrivais plus à m’exprimer correctement, mais j’ai tout de même mémorisé tout ce que je
pouvaisdecetrajet.Savoituresentaitlaforêtaprèslapluie.Ilavaitdûmettreunecouchedepolish
surlecapot,etlesoleils’yreflétaitsiviolemmentqueçafaisaitmalauxyeux.Lessiègesetlesoldu
véhiculeétaientd’unepropretéparfaite.Al’évidence,Jamieaimaitsavoiture.
Aveclerecul,jeparieraismêmequ’ilaimedavantagesavoiturequelaplupartdesgensqu’il
connaît…
Illapréfèrepeut-êtreauxhumains.
Entoutcas,ill’aimeplusquemoi.
***
—J’aidéjàditquejenemonteraipasavecelle.
DevantlaPriusrougedeTracyquesonpèreluiaofferteenjuilletpoursesseizeans,Conrad
me montre du doigt. Tracy lève les yeux au ciel et se penche à l’intérieur pour débarrasser la
banquettearrièredessaletésquil’encombrent.Ellen’apprécieraitpasquejetraitesesmagazinesde
« saletés », mais ils ont servi de coussins et de paillassons, certaines pages sont froissées, pliées,
cornées,doncc’estcequej’appelleraisdessaletés.L’andernier,iln’yenavaitquepourTeenVogue
mais,cetteannée,TracylitVogueetElle,plusInStyledetempsàautre«parcequetoutlemonden’est
pashautecouture».
Grâceàtoutelaculturegénéralequejedoisingurgiterpourmonexamend’entréeenfac,j’ai
subrepticement appris deux ou trois choses sur la mode et tous les termes qui vont avec. Je dois
reconnaître qu’il y a parfois des lacunes dans mon vocabulaire technique. Mon père — un vrai
dictionnaire ambulant — n’aurait pas aimé ça. Mais le fait que j’aie installé une application axée
«révisions»surmontéléphonem’auraitlargementrachetéeàsesyeux,j’ensuissûre.
Tracys’extirpedelavoiturepourdéposerlesmagazinesdanslecoffre.
— Conrad, Rose s’est retrouvée dans la piscine parce qu’elle voulait te venir en aide. Tu
pourraispeut-êtreessayerdeluienêtreunpeureconnaissant.Assieds-toi.
Elleluidésignelabanquettearrière,presqueentièrementpropre,etquelquesnumérosdeGQlui
échappentdesmains.
—Aufait,j’adoreteschaussures.Bourre-lesd’essuie-toutenarrivantcheztoi,pourqu’ellesne
sedéformentpasenséchant.C’estdesGucci,hein?Ettonpantalon,MarcJacobs,c’estbiença?
Conradlèvelesyeuxauciel.
—Arrêtedeparlerdemesvêtements.C’estgênant.
Tracyprendunairchoqué,commesiellenepouvaitconcevoirqueConradn’aiepasenviede
parlermode.C’estmoinsunequestiondestéréotypesquedenature:Tracyatendanceàoublierque
toutlemonden’apaslemêmeamour,lamêmepassionqu’ellepourlamode.Savisiondumondeest
totalementfausséeparcequ’elleaime.C’estcequis’estpassél’andernieraveclespom-pomgirls.Et
avecMatt,malheureusement.
Mattl’aplaquéeaprèsqu’elleluiaoffertsavirginité—etc’estlameilleurechosequiluisoit
arrivée.Enfinpeut-êtrepaslameilleure.Çaamêmeétéatroce.Mais,lorsqu’elleadûreconnaîtreque
Mattétaitdevenuunloser,elles’estenfinrenducomptequ’ellepassaittropdetempsàsedemander
cequelui—etlerestedumonde—pensaitd’elle.Elles’estjuréquecelanesereproduiraitpaset
n’a pas dévié depuis. Son obsession pour la mode ne se limite pas à lire des magazines pour être
belle. Tracy veut devenir créatrice un jour, ou rédactrice en chef dans un magazine de mode ou…
autre chose. D’après elle, sa formation a d’ores et déjà commencé. Elle lit tous les magazines de
modequ’ellepeut,suitunevingtainedeblogsetpasseplusdetempssurLookbookquelaplupartdes
geeksn’enconsacrentàCallofDuty17,voireversionplusrécentes’ilyena.
Jel’envie.Elleatrouvésonbutdanslavieetenestdéjààlisterlesmoyensdel’atteindre.
Finalement,quandj’ypense,jen’aipastellementderetardparrapportàelle—dumoinspour
cequiestdesavoirquelestmonbut.Ilnemanqueplusqu’à…m’ymettre.
Quand j’envisageais d’auditionner pour Damn Yankees, je m’entraînais devant un miroir… ce
quim’apermisdedécouvrirquej’étaishorribleàvoirquandjechantais.LorsqueCaron,lapsyde
ma mère, m’a demandé pourquoi je n’avais pas passé l’audition, dont je lui avais parlé, je me suis
contentéedehausserlesépaules.Alors,elleadécrétéquej’étaisdépressive.
Génial, non ? Mais la grande psy n’avait pas tort sur toute la ligne. C’est vrai que j’étais très
enthousiasteàl’idéed’auditionner.C’estvraiaussiquej’aiétédéçue—demoi-même—lorsqueje
me suis dégonflée. C’est pourquoi j’irai à l’audition pour Anything Goes, même si j’ai l’air d’une
follequandjechante.
ConradregardelesnumérosdeGQtombésparterre.
—Qu’est-cequetufichesavectoutescesconneries?
—J’adorelamode,répondTracy,l’airunpeuvexé.
Elleramasselesmagazines,lesdéposesursapileetjetteletoutdanssoncoffre.Del’énormekit
d’urgence que son père a acheté — il contient suffisamment de matériel pour résister à plusieurs
catastrophessimultanées—ellesortunecouverturequ’elletendàConrad.
—Tiens.
Conrads’enveloppededansets’installesurlabanquettearrière,nonsansm’avoirjetéunautre
saleregard.Tracyclaquelecoffreets’installeauvolant.J’aiàpeinebouclémaceinturepar-dessus
maserviettemouilléequeConradattaque:
—Alors,c’estparculpabilitéquet’asvoulumetirerdufonddelapiscine?
Tracylefixeduregarddanslerétroviseur.
—Siquelqu’undoitsesentircoupable,c’esttasœur.C’estellequis’estconduitecommeune
follefurieusel’andernier.
—Cen’estpascequ’onm’adit,marmonneConrad.
—Ilexistetoujoursdeuxversionsd’unehistoire,dis-je.
—D’accord,alorsécoutonstaversion.Commentquelqu’uncommetoiapupiquersonpetitami
àmasœur?
LaquestiondeConradrésonnedansmesoreillestandisquej’éteinslaclimquimarcheàfond
depuis que Tracy a enclenché le bouton « power ». Je claque des dents parce que je suis encore
trempée. J’espère que ma mère n’est pas restée debout pour m’attendre. Si je dois lui expliquer
comment je me suis retrouvée tout habillée dans une piscine lors de cette soirée, elle est capable
d’attraperletéléphoneetappelerCaronpourluidemanderunrendez-vousd’urgenceenpleinenuit.
Elleestcommeça,Kathleen.
Jeviensd’appeler—mentalement—mamèreparsonprénom,Kathleen,et,sansquejesache
troppourquoi,jemesensmieux.Moins«déprimée»,pourainsidire.
—Allô?faitConrad,quiattendtoujoursuneréponse.
Sij’étaisquelqu’und’autre,jeverraislàuneoccasion,commeCaronaimeappelerlessituations
compliquées.Uneoccasiondedévoilermaversiondel’histoireouquelquechosedanslegenre.
Maisenfait,c’estjustehorribled’entendreConradposeràsamanièrelaquestionquej’aipassé
unebonnepartiedel’étéàmeposer:qu’est-cequ’ungarçonaussimignonqueJamieFortapeutbien
metrouver?
— Je pense que la question à se poser est plutôt : comment est-ce que tu t’es retrouvé dans la
piscineetpourquoil’équipedenatationcherchaitàtenoyer?intervientTracy.
— Pitié, j’ai vu la vidéo de ton initiation sur YouTube l’an dernier, quand tu te prenais pour
Beyonceensoutien-gorge,surunparkinggeléaprèslebalderentrée.J’aipasbesoindet’expliquer.
Tracy n’avait pas prévu cette riposte. Conrad lui rend la monnaie de sa pièce et elle n’a pas
l’habitude.
—Dansersurunparkingestunechose,échapperdepeuàlamortenestuneautre,tunecrois
pas?luidis-je.
—EtrehétéroàUnionestunechoseetêtrecommejesuisàUnionenestuneautre,tunecrois
pas?
Conradaditçaavecunepetitevoixaiguëquineressemblepasdutoutàlamienne.
Ilsoupire,plusagacéqu’abattu,etreprendpourTracy:
—Tonexs’enestprisàmoiparcequ’ilfaitdanssonfrocàl’idéequejepuisseleregarderà
poildanslesvestiaires.P…,bonjourlespréjugés!
Tracynerépondpas.Moinonplus.MmeMasoneseraitpascontentedenousvoirapporteraussi
peu de soutien à quelqu’un qui vient juste de nous avouer son homosexualité. Même s’il l’a fait de
manièreàcequ’onsesenteaussibêtesquepossible.
Conradseméprendsurnotresilence.
—Jesuisgay,explique-t-il,exaspéré.
—Onlesait,répondTracy,glaciale.
— Non ? Ne me dis pas que quelqu’un à Union est capable de repérer les gays ? Enfin, si
quelqu’unenestcapable,c’estforcémentlafillequitraînedesvieuxnumérosdeGQetdeVoguedans
soncoffre.Sansrire,toutestsiprévisibleàUnion.
Conrads’avachitsurlabanquetteetenfoncesesgenouxdansledossierdemonsiège.
—Bon,Rose—c’estbientonprénom?—tusorsavecJamieouc’estjustequ’iltelajouebeau
ténébreuxinsaisissable,commed’hab’,qu’ilsepointedetempsentempsettefaituntrucsexyjuste
pourtetenirenhaleinejusqu’àlaprochainefois?
Tracyetmoi,onenalebeccloué—maispaspourlamêmeraison.Monamien’estsûrement
pasétonnéequejen’arrivepasàmoucherConrad.Enrevanche,ellemanquerarementderepartie.Ce
quimesurprendaussi,c’estlacapacitédeConradàappuyertoutdesuitelàoùçafaitmal.C’estun
donchezlui!ÇadoitêtredanslesgènesdesDeladdo.
Soudain,lacolèremeprend.Certes,Conradvientd’êtrehumiliédevanttoutUnionHigh,mais
ce n’est pas une raison pour qu’il s’en prenne à moi, surtout alors que j’ai plongé pour lui, tout
habillée, dans une piscine. D’accord, on m’a poussée. Mais si j’étais assez près du bord pour y
tomber,c’estbienparcequej’étaisprêteàplonger,non?
Lesarcasmen’estpasvraimentspontanéchezmoi,maisilm’envientjustementuntoutficelé.Je
prendsmarespirationetjemelance:
— J’ignore totalement ce qui se passe avec Jamie, pour la bonne raison que nous ne nous
sommes pas parlé depuis que ta folle de sœur l’a fait arrêter parce qu’il avait commis le crime
répugnantd’inviterquelqu’uncommemoiaubaldefind’année.
Tracyquittelaroutedesyeuxuninstantetmejetteunregard.Elleestàdeuxdoigtsdemefaire
unsignedevictoire.JesenslesgenouxdeConrads’enfoncerdansmondos.
—Alorscommeça,Jamienet’apasappeléeuneseulefoisdetoutl’été?Aprèst’avoirplantée
pourlebal?
Illaisseencoreéchappercepetitriresombrequisembleapparteniràquelqu’undeplusâgé.
— P… C’est raide. Il faut dire qu’il était occupé à courir après Regina pendant les cours de
rattrapagecetété.
Conradmarqueunepause,parfaitementconscientqu’ilvientdem’apprendrequelquechose.
— Evidemment, Regina était occupée avec ce c… d’Anthony, juste pour rendre Jamie jaloux.
«Oh!latoileenchevêtréequenoustissons.»C’estduShakespeare,non?Jecroisbienquec’estdu
Shakespeare.
Jelecorrige,feignantden’êtreaucunementtroubléealorsquemoncerveauestenébullition.
—C’estdeSirWalterScott.
Donc, Jamie m’a évitée tout l’été et Regina l’a fait tourner en bourrique. Formidable. Enfin,
maintenantaumoinsjesaispourquoiilneveutpasentendreparlerdemoi.Apparemment,ilfautle
fairejeterenprisonpourgagnersoncœur.Jetâcheraidem’ensouvenir.
Mais que vient faire Anthony Parrina dans l’histoire ? Si Regina veut reconquérir Jamie et si
JamieveutreconquérirRegina,quefait-elleencoreaveccecrétind’Anthony?
Celamedépassetellementquecen’estmêmepasdrôle.
—Jevaisoù?s’impatienteTracy.
—TuprendsHilljusqu’àBarryettutournesàgauche.Mamaisonestaumilieudelarue.Justeà
côtédecelledesForta,préciseConradàdessein.
Nous nous taisons tous trois, ce qui est plutôt un soulagement. Nous quittons le quartier chic
d’Union, avec ses grandes maisons entourées de pelouses verdoyantes et de clôtures impeccables,
pourlequartiervoisin,avecsesmaisonspluspetitesetd’aspectvariable.Nouspassonsdevantune
maisonrecouvertedemétalsombre.Au-dessusdelaporteflotteundrapeauaméricain,etlabannière
« Soutenons nos troupes » tendue sous les fenêtres paraît presque fluorescente tant il y a de
projecteursbraquésdessus.S’iln’yavaitpasConrad,jedemanderaisàTracydes’arrêterpourqueje
puisseprendreunephotoetl’envoyeràVicky;elleaimepostersursonsitedesphotosdebannières
similairesprisesdanstoutlepays.
Kathleendétestequejeledise,maisVickyestuneamie.Sonfils,lesergentTravisRamos,est
unedespersonnestuéesenmêmetempsquemonpèredansl’explosiondesonconvoi.J’aidécouvert
cesiteàlamémoiredeTravisàl’automnedernieretcelam’adonnél’idée—aprèsuncertaintemps
—decommencermoiaussiunsitepourmonpère.Unenuitquejen’arrivaispasàdormir,j’ailaissé
un commentaire sur le site de Travis, expliquant qui j’étais et demandant des conseils pour lancer
monpropresiteetsavoirsijedevaislefaire.C’estainsiquej’aifaitlaconnaissancedeVicky.
Ellearéponduàmone-mailaussitôt,enmecitantdenombreusesraisonspourlesquellesunsite
à la mémoire d’un disparu est une excellente manière de lui rendre hommage. C’est elle qui m’a
suggérédelancercesitepourl’anniversairedesamort,unanaprèsl’explosion.C’estencoreelle
quiacontactélesmembresdesalistedediffusionpourleurannoncerqu’ilexistaitenfinunsitedédié
à Alfonso Zarelli. C’est ainsi que je me suis retrouvée avec des tonnes de commentaires pour cet
anniversaire—etquej’aidécouvertquemonpèreavaitdécidéderesterunanenIrak,alorsqu’il
m’avaitpromisderevenirauboutdesixmois.
Ces commentaires m’ont un peu obsédée pendant plusieurs jours, mais Vicky et moi avons
échangébeaucoupdemailsetellem’aaidée.Ellecomprenaitcequejevivais.
Le lendemain de l’anniversaire, ma mère est venue dans ma chambre et m’a fait une scène à
proposdeVickyendisantquejenedevaispasdépensermes«ressourcesémotionnelles»pourune
femme adulte en état de deuil. J’ai tout de suite compris que ma mère avait lu mes mails — ce qui
n’étaitpasdifficilepuisquec’estellequiaouvertmoncomptelorsquej’étaisaucollègeetquejen’ai
jamaischangélemotdepasse.Jen’enavaisjamaiséprouvélebesoin…
Cettesemaine-là,j’aieudroitàdeuxséanceschezlapsyaulieud’une.
Trèshonnêtement,jecroisquemamèreétaitjalousequej’expliquedavantageàVickyqu’àelle
combienmonpèrememanque.C’estprobablementpourquoijen’aipaschangémonmotdepasse
immédiatementaprèsavoirdécouvertqu’ellelisaitmesmails.D’unecertainemanière,cettejalousie
mefaisaitplaisir.
C’est juste que parfois, c’est bizarre, mais il est plus facile de parler à des personnes qu’on
connaîtàpeine.
NousnousarrêtonsdevantlamaisondesDeladdo.PasdifficiledecomprendreoùhabiteJamie.
LamaisonàgauchedecelledesDeladdoestparfaitemententretenueetéclairéecommeunjourde
fête.J’aperçoisàl’intérieurunécrandetélévisionmuraletunchienquisautesurlecanapé;ilaboie
etsedémènecommeunfouparcequenousstationnonsdevantsonterritoire.
LamaisonàdroitedecelledesDeladdoestpetiteetenmauvaisétat.Lapelouseestgrilléevoire
chauve aux endroits où l’herbe refuse de pousser. Les volets marron pendent sur leurs gonds, la
peintureblanchequisedétachedelafaçadeettombesurlesbuissonsàmoitiésecsressembleàdela
neige sale. Les gouttières débordent de feuilles et de branches mortes qui semblent pousser sur la
maison,maisonquin’estpaséclairéeetsemblevide.
Jamieaeudix-huitanscetété.Enthéorie,iln’estplusobligédevivreici.Et,étantdonnéceque
sonpèreafaitquandilaétéarrêté,j’aidumalàcroirequ’ilpuisseavoirenvied’habiteraveclui.
Mais je serais prête à parier que Jamie n’est pas du genre à laisser son père seul à moins d’y être
obligé.
Jamiepeutêtreloyalàl’excès.
Quepenseraitsamèredecettenuitquesonpèreluiafaitpasserderrièrelesbarreaux?
J’aivusonpèredeloinaurestaurant,àThanksgiving.Ilsemblaitplusdésireuxderegarderle
matchdefootquedeparleravecsonfils.Jenesaispasgrand-chosedelui—ilestflic,ilaunpeu
pétélesplombsàunmomentdonnésibienqueJamieadûallervivrechezlesDeladdoquelquesmois
—,jepréfèrenepasypenserparcequeçamerenddingue,moiaussi.
J’en sais encore moins sur sa mère. Je sais seulement qu’elle n’habitait pas avec Jamie et son
père parce qu’elle vivait dans une sorte d’institut près de Boston. Je sais aussi qu’elle était morte
depuispeulorsqueJamies’estfaitvirerdel’équipedehockey.
C’estl’époqueoùilestdevenul’undespatientsdemamère.
Eh oui, j’ai la chance d’être la fille d’une psychologue pour ados qui suit elle-même une
thérapie.Pasétonnantquej’éviteàtoutprixlesconversationsavecelle.
ÇamerenddinguequemamèreensachedavantagequemoisurJamie.Ilestvraiqu’àl’heure
actuelle j’éprouverais la même chose envers toute personne ayant pu parler avec Jamie cet été : la
caissièredusupermarché,lesgarsquionttravailléàlavoirieaveclui,sonagentdeprobation.
Regina.
—Qu’est-cequejefaisdelacouverture?demandeConradendétachantsaceinture.
Tracyn’apasletempsderépondrequelaportedesDeladdos’ouvre.Unefemmeregardedans
notre direction. Sa main hésite près de la poignée de la moustiquaire, comme si elle se demandait
quoi faire. Elle met l’autre main en visière pour se protéger de la lumière qui éclaire le perron et
mieuxnousvoir.
—Merde,marmonneConrad.
Il passe une main dans ses cheveux et regarde sa chemise et son pantalon fichus à l’aspect
vaguementtieanddye.
—Laisse-lalà,répondTracy.
Sansajouterunmot,Conraddescenddelavoiture,claqueviolemmentlaportièreetsedirige
vers sa maison. J’ai l’impression qu’il se transforme physiquement sous mes yeux comme s’il
essayaitdedevenirinvisible.Ilbaisselatêteetregardeparterre,tiresachemisepourcacherleplus
possible son pantalon, puis capitule et fourre ses mains dans ses poches. La femme lui ouvre la
moustiquaire,ilpassedecôtépournepaslatoucheretpournepasqu’elleletouche.Elleluiposeune
question,ilsecouelatêteavecvéhémence,commesic’étaitunequestiondevieoudemort,touten
s’éloignant.Elleleregardemonterlesmarchesdeuxàdeuxpuis,quandiladisparu,seretournevers
nous.Ellelèveencoreunemainpourseprotégerdelalumièreetnousadresseunpetitsaluthésitant
avantderefermerdoucementlaporte.
3
Expier(v.):racheterunefaute.
(voiraussi:Jamie…s’excusant?)
***
—Mattestunsadiquecomplet,meditTracy.
Jefeinslastupéfaction.
—Tracy!Nemedispasquetuasenfinouvertlemanueldevocabulairequejet’aidonnél’an
dernier?
Ellelèvelesyeuxauciel.
—Maisc’estvrai,quoi.
Je pourrais lui rappeler que j’ai passé presque toute l’année de Troisième à lui dire que Matt
étaitdevenuunabrutisadique,maisçasepassesibienentreTracyetmoiencemomentquejeveux
surtoutéviterles«jetel’avaisbiendit».Mêmesij’aiunetrèsgrosseenviedeledire.
TracysortdesondressingunpantalondesportsuperdouxetunT-shirtbleu—ellesaitqueje
l’adore—qu’ellemetend.
—Tiens.Etn’oubliepasl’après-shampooingsansrinçage.Riendepirequelechlorepourles
cheveux.LescheveuxdeMattmefaisaienttoujourspenseràdelapaille.
—Beurk.
J’enlèveleT-shirtdesoie.Jesaisqu’ilestfichu—ondiraitdupolystyrèneautoucher.Jenel’ai
pasplustôtretiréqueTracyl’emportedanslasalledebainspourlesoumettreàunritueldelavage
spécialàl’aided’unelessivepourlingedélicat—j’ignoraisqueçaexistait—conditionnéedansun
flaconnoirenformedecorset.
—JesuisvraimentdésoléepourtonT-shirt.
Jelasuisentraînantlespieds.Jedétestesasalledebains.J’évitetoujoursd’yallerparcequ’elle
estentièrementgarniedemiroirs—onnepeutlittéralementpaséviterdesevoirenface,àmoins
d’êtresousladouche.Or,meregarderdansunmiroirn’estpascequejepréfère.Cetété,j’aimême
retiré celui qui garnissait l’intérieur de mon placard parce que je n’arrêtais pas d’observer mon
visageetmescheveux,aucasoùilschangeraient—enfin!—enmieux.
Etbiensûr,jen’aiconstatéaucunchangement.
Tracy, au contraire, possède ce que Caron appellerait « une saine estime de soi ». Elle vérifie
continuellementsonaspectdanslemiroirpours’assurerquelatenuequ’elleacomposéefonctionne
sous tous les angles et que sa coiffure et son maquillage produisent un effet optimal. Quand je la
regardefaire,jenemedispas«Mameilleureamieestvaniteuse»,commejelepensaisautrefois,
mais plutôt « Qu’est-ce que ça fait d’avoir plaisir à se voir dans un miroir ? ». Evidemment, je ne
m’attendspasàvoirunedéessequandjemeregarde,maisildoityavoirunjustemilieuentre«Je
suistropbelle»et«Jesuistropmoche»,non?
Sûrement.
—Net’inquiètepaspourceT-shirt,mefaitTracy.
Ellelepromènedansl’eauendécrivantdes8.
Jesensmalheureusementqu’elleditcelauniquementpourmemettreàl’aise.Jesaisquec’est
terriblepourellequeceT-shirtaitétéabîméavantmêmequ’ellel’aitportéunefois.
—Jet’enachèteunautres’ilestfichu,compris?
— Oui, oui. S’il est fichu, c’est Matt qui m’en achètera un autre. Il achètera aussi un nouveau
pantalonàConrad.
—Ehbenbonnechance.
—Jepourraislemenacerd’appelersamère.Ellem’aimebien.Jesuissûrequ’elleseraitravie
d’apprendrequ’ilatentédenoyerunfreshmanjustepours’amuser.
EllesortleT-shirtdulavabo,lerenifleetleremetàtremper.
—Lechantagemarcherapeut-être.Sinon,çamedonneraaumoinsl’occasiond’apprendreàses
parents qu’il couche et qu’en guise de contraception, il dit aux filles « C’est ton problème, pas le
mien».
JeregardeTracydanslemiroir.
—Tunem’aspasditquevousaviezutiliséunpréservatif?
Tracysoupire.Nousavonsdéjàeulamêmeconversationàmaintesreprisesl’andernier,quand
Mattlaharcelaitpourqu’elleprennelapiluleetquemoijelaharcelaispourqu’ellel’obligeàutiliser
unpréservatif.
—Si.Onl’afait,Rose.Maisuniquementparcequej’enavaisapporté.Mattnepensaitqu’àlui.Il
étaitvraimentsansintérêt.Crois-moi,tupeuxêtrecontented’êtreencorevierge.
Elledésigneunflaconposéauborddelabaignoire—elleadevinéquejen’ypensaisdéjàplus.
—N’oubliepasl’après-shampooingsansrinçage.
Elle ferme la porte derrière elle, me laissant seule au milieu des miroirs, en soutien-gorge et
danslepantacourtamplequejeluiaiempruntépourlasoirée—impossibledecasermescuissesde
coureusedanssesjeansslim,mêmeenm’oignantpréalablementd’huiledefriture.Jemetournevers
lerideaudedoucheetretiremesvêtementsmouillésenessayantdenepasapercevoirmonrefletdans
un miroir. Je n’ai pas envie de voir mon corps nu dans la glace alors que je me demande s’il est
normalquejesoisencorevierge…
J’aiquinzeansetjesuisenSeconde—ilnedevraitpasêtresiétonnantqueçaquejen’aipas
encore eu de relation sexuelle, non ? Mais bizarrement, lorsque Tracy fait remarquer que je suis
encorevierge—cequiarrivefréquemmentdepuisqu’elleacouchéavecMatt—,çamefaitundrôle
d’effet.
Lorsquel’eauestsuffisammentchaude,jemeplantesouslejetdixbonnesminutespoursentirla
chaleur me pénétrer. Je n’ai pas eu aussi chaud depuis que Jamie m’a sortie de la piscine, avec sa
mainquimebrûlaitlapeauetsesyeuxquilançaientpratiquementdesflammes.
Est-ilfurieuxcontremoi?C’estpourtantluiquim’aplantée,commejemelerépètesanscesse!
Alorspourquoiest-ilaussienrogne?
Caron dit que je dois cesser de m’imaginer que tout est ma faute. Généralement, elle me
demandeensuitesij’ail’impressionquemonpèreestmortparmafaute.Mamèreatoujoursl’airsur
lepointdevomirquandonenarrivelà.
J’éteinsladoucheetmesèche,toujoursàl’abriderrièrelerideau.J’enfilelepantalondesport,
leT-shirt,etfuislesmiroirsleplusvitepossible.
Installéeparterre,TracyéplucheminutieusementVogue,unmarqueurdansunemain,unblocde
Post-it dans l’autre. Je m’assieds près d’elle et, m’attelant à un vieux numéro de Elle, arrache
soigneusementlespagesqueTracyacornées.
J’ignoretotalementpourquoielleveutconservercespagesplutôtqued’autres,parcequetous
les mannequins et toutes les tenues se ressemblent. Mais, comme Tracy me l’a expliqué en détail
lorsque j’ai commencé à l’aider dans ce travail, chaque tenue est une œuvre d’art unique méritant
qu’on l’étudie. Devant mon scepticisme, Tracy m’a rappelé le monologue de Meryl Streep dans Le
Diables’habilleenPrada,oùelleclouelebecd’AnneHathaway,laquelles’estmoquéed’ungroupe
de rédactrices en chef qui tentaient de décrire le ton de bleu exact d’une ceinture. Je sais de quel
monologueellevoulaitparler—ilm’adonnél’impressionquelamodeestuneformed’art.Jene
l’avaisjamaisenvisagéesouscetangleauparavant.
Toutenjouantlesassistantes,jejetteuncoupd’œilautourdemoi.Ilyaunan,j’auraisétéassise
sursontapisorangeetTracy,installéedanssonfauteuilpoire,m’auraitdemandésielledevaitoupas
coucher avec Matt. Aujourd’hui, le tapis à franges a laissé place à un tapis noir décoré de lignes
grisesquidoiventprobablementreprésenterdesfleurs,etdeuxfauteuilsenplastiquetransparentont
remplacélapoire.Etcequenousfaisonsaunsens—dumoinspourTracy.
Honnêtement,jenesaismêmepascequenoussommesentraindefaire.
Tracyacouvertlesmursdesachambredepagesdemagazinesetdephotosdeblogs,maisne
s’est pas contentée de les coller avec du scotch, comme on le voit dans la plupart des chambres de
filles.Ellelesfixeàl’aidedepetitsaimantssurunmurentièrementenduitdepeinturemagnétique,les
déplacetouslesjoursetlescouvredePost-itdedifférentescouleurs.Parfoiselleécritunmotouune
phrasesurlePost-itcomme«Bulle!»ou«Cielbleu»;parfoiselleyinscritjustedeslettres.
Sijeluidemandecequ’ellefait,ellemerépondjustequejelesauraibientôt.
Nousnesommespascenséesnouscacherdeschosescetteannée,maisellesemblesiheureuse
quandjeluiparledesonprojetquejedécidedenepasluirappelercetterègle.
—Alors,Peterareprislescours?
Tracyselève,disparaîtdanslasalledebainsetrevientavecl’après-shampooingquej’aioublié
d’appliquersurmescheveux.
Jehochelatêtesansriendire.
—Ilaretrouvésa—comments’appelle-t-elle?Cettetoxicohyperfriquée?
Tracy, qui en pince pour mon frère depuis son plus jeune âge, sait parfaitement comment
s’appellelapetiteamiedePeter.Maiselleserefuseàprononcersonnom.Ilm’arriveparfoisdene
paspouvoirnonplus.
—Ouais,ilaretrouvésonAmanda.
Je lui prends le flacon et verse un peu d’après-shampooing dans mes mains. Super. Ça sent la
tomatefraîchementcueillie.
—Elledevaitavoirhâtedelefairereplongerdansladéfonce.
Cesmotssonnentbizarrementdansmabouche—pourunefoulederaisons.
J’aidumalàimaginerPeterdéfoncé.Jen’auraisjamaiscruquemonfrèreseraitdugenreàse
droguerjusteparcequesapetiteamielefaisait.
Caronditquelesraisonspourlesquelleslesgenssedroguentsont«souventtrèscomplexes».
Ça fait partie des choses qui déclenchent automatiquement un hochement de tête chez ma mère.
MamanetCaronseconnaissenttrèsbien—ellesonttravaillédanslemêmecabinet—etjemesens
généralementenminoritéquandCaronparleetquemamanhochelatêtecommeunpantinàtoutce
qu’elledit.MaislorsqueCaronévoque«lacomplexitédesmotifspourlesquelsPeterfaitusagede
stupéfiants»,làmamandevientmuetteetregardeparterre.
Moijenepensepasquecesoit«complexe».Jepensequ’illefaituniquementparcequ’Amanda
leluidemandeetqu’ilchercheàl’impressionnerparcequ’iln’ajamaiseudepetiteamieaussijolie.
Alaréflexion,iln’amêmejamaiseudepetiteamietoutcourt.
—Alors,commentvaPeter?Tuluiasparlé?
Tracynem’apasreposélaquestiontoutdesuiteafinqu’elleparaisseplusanodinequ’ellen’est
enréalité.Jesecouelatête.
—Maistuvasl’appeler,non?Pourprendredesesnouvelles?
—Unjour.
—Tuestoujoursfurieuse,c’estça?
J’opineduchef.
—Tuferaispeut-êtremieuxdet’inquiéter…
—Ettoi,tuferaispeut-êtremieuxdel’appelertoi-mêmesitutienstellementàluiparler,luidisjepourlataquiner.
—Cen’estpasquejetienneàluiparler,dit-elleprécipitamment.C’estjustequejem’inquiète.
Ellemefixedesonregardleplusgrave.
—Tudevraist’inquiéteraussi.
Environunesemaineavantlarentrée,PeteretAmandanousontrenduvisite.Ilsavaienttravaillé
pendant l’été dans un motel sur l’île de Martha’s Vineyard, et la première chose que j’ai remarqué
c’estqu’ilsnesemblaientpasavoirprislesoleildutout.Quelintérêtya-t-ilàsecoltineruneclientèle
prétentieuseetexigeantedansunhôteldeMartha’sVineyardsil’onnevapasàlaplage?
Ensuite,j’aipenséqu’ilsavaientpeut-êtreétéparticulièrementscrupuleuxsurlacrèmesolaire.
Amandameparaissaitvraimentdugenreàcultiverlestylecachetd’aspirine.
Maiscelan’expliquaitpaslespochessouslesyeux.
C’était la première fois que maman et moi rencontrions Amanda et j’attendais ce jour avec
impatience. J’étais encore furieuse qu’elle ait invité Peter chez elle pour Thanksgiving sachant que
c’étaitnotrepremierThanksgivingsanspapa.QuandPeteravaitappelépournousl’annoncer,jelui
avaiscarrémentraccrochéaunez.
Amanda et Peter sont donc arrivés dans la décapotable Mercedes gris métallisé que le père
d’Amanda—égalementpsy,d’ailleurs—luiadonnéequandils’estachetéunenouvellevoiture.On
auraitditqu’ilsnes’étaientpasdouchésdepuisdessemaines.Quandj’enaitouchéunmotàmaman,
ellem’aréponduquec’étaittypiquedesétudiants.Commequoi,unefoishorsdunidfamilial,ilsse
rebellaientcontrelesrèglesd’hygièneinculquéesparlesparents…
Amanda est vraiment jolie — rien à redire de ce côté-là, bien que Tracy la trouve maigre au
pointquesatêteparaissetropgrossepoursoncorps.Elleportedesvêtementsamplesstylemiséreux,
mais trop beaux, si bien qu’on voit tout de suite qu’elle a de l’argent. Elle a de très longs cheveux
blonds,desyeuxvertsetressembleàunchatendormilorsqu’ellesourit.
Ouàunchatdéfoncé.
Pendantquelquesjoursaprèsleurarrivée,j’aivraimentcruqu’ilsavaienttravaillédur,etPeter
était trop épuisé pour discuter. C’est à peine s’il a daigné remarquer ma présence jusqu’à ce qu’il
m’annoncequ’ilmedonnaitsonancieniPhoneparcequeAmandaluienavaitoffertunautre.C’était
letroisièmejourdeleurvisite.
Nepasseparlerentrefrèresetsœurs,c’estpeut-êtrenormalpourcertains,maispaspournous.
Peteretmoiavonstoujoursététrèsproches.Ilveillaitsurmoietsemontraitmêmegentilavecmoi
en public. C’était peut-être parce que nous avions quatre ans de différence — nous ne nous
intéressionspasauxjouetsl’undel’autrequandnousétionspetits,niauxamisl’undel’autreplus
tard.
Jepouvaisvenirluidemanderconseildanspratiquementn’importequellesituation.Quandilest
arrivé avec Amanda, j’avais prévu de lui expliquer combien j’étais inquiète de retourner à Union
High après avoir compromis l’avenir de Regina, et que j’avais besoin de vraies « stratégies
d’ajustement », au lieu de celles que Caron et maman m’inventaient en thérapie. A les entendre, je
devaisexpliqueràReginacombiensaconduitem’avaitblesséeenutilisantlaphrasesuivante(remplir
lestrousaveclesexpressionsadéquates):«Regina,jemesuissentie[trou]lorsquetum’as[trou].»
Laseuleetuniquefoisoùj’airipendantuneséancedethérapie,c’estquandjemesuisimaginée
entraindedireçaàRegina.
Bref,jenerisquaispasdedemanderconseilàPeteràproposdequoiquecesoitquandj’aivu
l’énorme complexe de supériorité qu’il se trimballait. En me donnant son stupide iPhone, il m’a
mêmetapotélatêteenm’appelant«petite».EtAmandam’asouribizarrement,d’unairtriste,enme
disantquej’étais«vraimenttropchou».
— Peter, qu’est-ce que ça fait d’avoir une petite sœur ? Regarde comme elle est adorable. Ça
doitêtregénial!
Elleaditçadevantmoi,aveclavoixqu’onprendgénéralementpourparlerd’unchiotoud’un
bébé.
Biensûr,jesaismaintenantqu’ilsétaienttouslesdeuxdéfoncésàcemoment-là.Laseulechose
quej’ignore,c’estcequ’ilsprenaientendehorsdel’herbe.
C’estbienladernièrechosedontj’aieenviedeparler.
—Alors,est-cequeJamiet’aaumoinsditbonsoir,toutàl’heure?reprendTracy.
Non,correction:l’avant-dernièrechosedontj’aieenviedeparler.
Jesecouelatêtesansrépondre.Tracysepenchepourremettrel’albumdeFeistqu’ellen’arrête
pasd’écouterdepuisquejeluiaiditdel’acheteretellenemeposeplusdequestions.
***
Voilàplusd’uneheurequejesuisallongéesurlelitd’appointdanslachambredeTracyetque
j’essaietouslestrucsquejeconnaispourm’endormirquand,soudain,j’entendsquelquechose.
Audébut,jenereconnaismêmepascebruit.
Puisçamerevient:c’estmontéléphonequivibre.
Quelqu’unm’appelle.
Jeconsultel’heure.Ilest1heuredumatin.
JeregardeTracy,quis’estendormieentroissecondesàpeuprèsetaunsommeildeplomb.Elle
estK.-O.
Jechercheàtâtonsmonportablequi,àforcedevibrerdeplusenplusfort,asautédutapis,fait
desbondssurleparquet,etvaprobablementréveillertoutelamaison.
Jel’empoigne.Uneangoissefamilièremeprendàlagorge.Moncœurcommenceàavoirdes
ratés,j’ailesoufflecourt.Enthéorie,lorsqu’onreconnaîtlessymptômesd’unecrisedepanique,on
estcensélesdominerplusoumoinsetlescontrôler.Jenemaîtrisepasencorecetart,maisdumoins
une partie de mon cerveau continue-t-elle de fonctionner rationnellement tandis que mes voies
respiratoiresessaientdesefermer.Aulieudecrier«Est-cequejevaismourir?»,jesuiscapablede
medemander«Pourquoicelaseproduit-ilmaintenant?»,questionbeaucoupplusconstructive—en
apparence.
Caron dirait… Oublions un peu Caron. J’en ai marre de l’entendre sans arrêt en mon for
intérieur. C’est comme si elle s’était infiltrée dans ma tête pour y installer tout une panoplie de
réponses automatiques à des situations données. Je n’ai pas besoin qu’elle m’explique pourquoi je
suisauborddelacrised’angoisse—jesaisdéjàpourquoi.C’estparcequelorsquequelqu’unvous
appelleà1heuredumatin,c’estforcémentparcequequelquechosevamal.Vraiment,horriblement
mal.
Tout ce que je sais, c’est que si Peter me laisse seule avec Kathleen, je ne le lui pardonnerai
jamais.
Jetentederespireràfond,j’échoue,etregardel’écrandemontéléphone.
Iln’affichepas«BostonMassGeneralHospital».
Iln’affichepas«Maman».
Ilaffiche«Jamie».
Jeclignedesyeux.Jerêve.
Cen’estpaspossible.Si?
—Allô?
Jechuchote,lavoixcasséeetenrouéeparmanqued’air.
Aprèsunsilence…
—Salut.
Dèsquej’entendssavoix,jesensdenouveausesmainssurmesbras.Leurchaleurremontedans
mon cou, sur mon visage, sous mes cheveux. Elle dissipe la crispation de ma gorge et de mes
poumonsettoutsembles’ouvrirpouraccueillircettesensationquisecommuniqueàtoutmoncorps.
—Salut,réussis-jeàdire.
—Çava,aprèscequet’afaitHallis?
—Je…
J’essaiedeparaîtreaussicalmequepossible,maisjesuisgênéequ’ilm’aitvuelorsqu’onm’a
pousséedanslapiscine,furieusequ’ilnem’aitpasdonnédenouvelles—etsiheureusedeluiparler
que c’est à peine si je peux formuler une phrase ! Je ne sais pas par où commencer. Je devrais
certainementluiraccrocheraunez.Maisvoilàplusdedeuxmoisquej’attendsqu’ilm’appelle…
Ilyadeschosesquej’aibesoindesavoir.
—Tupeuxdescendre?medemande-t-il.
—Maintenant?Mais…où?
—Dehors.
—Jenesuispaschezmoi.
—Jesais.
—Tu…comment?
—Rose.
—Jenepeuxpas…
—S’ilteplaît.
Waouh ! C’est la première fois que j’entends Jamie dire « s’il te plaît ». Mon estomac fait un
petitbond.C’estdifficilededirenonàJamieForta.Quantàluidirenonquandildit«s’ilteplaît»…
Jemedemandesiuneseulefilleadéjàréussi.Mêmesij’estimequ’iln’apasàm’appelerà1heuredu
matinniàmedemanderdemeleveretdesortirjusteparcequ’ilaenviedemevoir,jemelèveet
enfilemeschaussuresmouillées.Çam’énervequ’ilaitcepouvoirsurmoi.
Maisc’estaussitrèsexaltant.Ou…j’ignorecommentondit.Excitant,peut-être.
Ouais,excitant.
Jesais,c’estnul.
Maiscestrucsexcitantssontnouveauxpourmoietjetrouveçaplutôtirrésistible.
—D’accord,jevaisessayer,luidis-je.
Maisiladéjàraccroché,commes’ilsavaitquedansdeuxsecondesjeseraienroute.
Qu’est-cequimeprend?J’aivucommentiladéfenduReginacesoir.Indiscutablement,ilya
encorequelquechoseentreeux,quoiqu’enpenseetendiseAnthonyParrina.MaisJamiem’aaussi
défendue,moi.
Jedoisluiparler.Afindemettreleschosesaupointunefoispourtoutes.
Eh oui, c’est comme ça avec Jamie Forta. Il suffit d’une bonne conversation et soudain tout
devientclaircommedel’eauderoche.
Parfaitement.
Jesaisqu’ilmeserafaciledequitterlachambredeTracysanslaréveiller,maiscommentvaisje faire pour tromper la vigilance de ses parents ? Tracy le fait souvent, mais je ne connais pas sa
technique. Si je me fais pincer, je peux toujours essayer de dire que je souffre de somnambulisme
depuislamortdemonpère.Personnenemettramaparoleendoute.
Papanonplusnedisaitpastoujourslavérité—alorspourquoileferais-je?
Auboutdedeuxpas,jecomprendsquejen’auraispasdûremettretoutdesuitemeschaussures.
Nonseulementellesfontdubruitsurleparquet,maisenplusellessonttellementimbibéesd’eauque
mespiedss’yenfoncentavecd’étrangesbruitsdesuccion.Jeretiredoncmeschaussures,lesposepar
terreetgagnelecouloirsurlapointedespieds.
Laported’entréeestaubasdel’escalier.Jem’accrocheàlarampeetdescendsprudemmenten
évitantlepluspossiblelecentredesmarches,aucasoùellesgrinceraient.Arrivéeenbassansavoir
faitunbruit,jedécouvreunvoyantvertalluméprèsdelaporte.
Lesystèmed’alarme.
Ilfutuntempsoùlecodedel’alarmeétaitladatedenaissancedeTracy—2907.Maisilapeutêtrechangé.Etsijecomposelemauvaiscodeenessayantdeneutraliserl’alarme,risque-t-elledese
déclencher?
Montéléphonevibredansmamainetjefrôlelacrisecardiaque.J’arrêtelavibrationetregarde
l’écran.C’estuntextodeTracyquidit«2907».
Jesouris.
Tracyn’estpastrèsfandeJamie—etsansdoutenedort-ellepasaussiprofondémentquejele
croyais—etpourtantellem’aide.Jesuissûrequ’ellen’apaseubesoinderegarderparlafenêtre
poursavoirquim’aappelée.
Jecomposelecode,jesors,jevérifiequelaportenevapasseverrouillerderrièremoi…etje
levois.Del’autrecôtédelarue,adosséàsavoitureverte,ilm’attend.
Ilestcanon.
Moipas.
Je suis nu-pieds en pantalon de sport et en T-shirt, autrement dit en pyjama. J’ignore à quoi
ressemblentmescheveuxetjenesuispasmaquilléeparcequej’aieffacétoutletravaild’artistede
Tracyilyadeuxheuresàl’aidedesoncoûteuxdémaquillant.
Etalors?demandeunepetitevoixdansmatête.Cen’estpastonpetitami.
Ilpourraitl’être—quiteditlecontraire?rétorqueuneautrevoix.
Nesoispasstupide.Ilnet’apasdonnésignedeviedetoutl’été.Oublie-le.Tun’auraismême
pasdûdescendre.
Pourquoies-tutoujoursaussinégative?C’estnul.
Commesideuxvoixcontradictoiresnesuffisaientpas,celledeCarons’enmêlepourmedirede
nepaslesécouteretd’être«présentedansl’instant».
Çam’ennuiedelereconnaître,maisc’estunbonconseil.
Mes pieds me portent jusqu’à Jamie et je me retrouve devant lui. Il m’observe de ses
magnifiquesyeuxnoisetteparsemésdepetitestachesdorées.Jetrouveaufonddemoisuffisamment
d’assurance pour me taire, pour ne pas meubler le silence. Il m’a appelée et m’a demandé de
descendre—c’estàluideparlerlepremier.
Je le regarde bien en face, les bras croisés. Le silence s’étire et se prolonge. Il commence à
paraîtreunpeumalàl’aise.C’estplutôtagréable.
—Merci—d’avoiraidéConradtoutàl’heure,dit-ilenfin.
Jemetaistoujours.Jecroisquec’estlapremièrefoisquej’ailedessusavecJamie.Depuisle
début.
—Ecoute,Rose,jesuisdésolé,ajoute-t-il.
Ilyatantderemordsdanssavoixquejesuisàdeuxdoigtsdeluidirequecen’estpasgraveet
qu’ilnedoitpass’inquiéter.
Maisjeluidis:
—Pourquoin’as-tupasappelé?
—Tuaseumonmot?
—Celuioùtudisquetun’espasceluiqu’ilmefaut?Quetuesdifférent?Celui-là?
Je parle d’un ton hostile. Jamie regarde un instant par terre puis lève les yeux vers le ciel
nocturne.
—Oui,dit-ilensefermant.
Jeneveuxpasqu’ilfasseça—jedétestequandilserefermeetdisparaît,mêmes’ilestlàdevant
vous — sans qu’il soit possible de le faire revenir. J’ai attendu ce moment trop longtemps. Je
m’obligeàdéposerlesarmes.
—Tusaisbienqu’Angelomel’aremis,dis-jeaussicalmementetnormalementquepossible.
—C’estpourçaquejen’aipasappelé.
Jesecouelatêteetmerapprochepourmettreleschosesaupoint.
— Si tu ne m’aimes pas, Jamie, tu n’as qu’à le dire. Pas besoin de parler par énigme et de
m’écrirequecen’estpasàcausedemoimaisdetoi.
Mevoilàdenouveauhostile.Mavoixtrahitplusdecolèreetderessentimentquejenevoudrais.
Maisjenepeuxpaslafermer.Pasmaintenant.
—Quiaditquejenet’aimaispas?
—Toi.Tum’asenvoyéunmotquin’expliquaitriendutout,ensuitetum’asignoréetoutl’été.Et
toutàl’heure,tunem’asmêmepasditbonjour.Tum’astiréedelapiscinemaistuavaisl’airfurieux.
Tunem’asmêmepasadressélaparolepar-dessuslemarché.Alorsçaveutdirequetunem’aimes
pas.Etmême,plusexactement,quetunemerespectespas.Etsitun’aspasderespectpourmoi,je
n’aipasdetempsàperdreavectoi.
Lesvoixquisechamaillaientdansmatêteenontlebeccloué.JeviensenfindedireàJamiece
que je pense depuis des mois, et c’est vraiment bon de voir qu’il ne s’attendait pas à cela de cette
chèrepetiteRosequiesttoujourssigentilleaveclui.Ehbien,sache-le,JamieForta,cettechèrepetite
RoseaétéremplacéeparlanouvelleRose,laquellenevapasselaisserfaire.
Iln’yapasqueJamiequiexisteenversion2.0.
Jevaisfaireunesortiethéâtrale,partirsansajouterunmotmais,aumomentoùjemeretourne
pour le faire, Jamie me saisit par le bras et me tourne face à lui. Il se rapproche, ne laissant que
quelques centimètres entre nous. D’une façon aussi étrange qu’excitante, cela ne m’intimide même
pas.
J’aimelaversion2.0.
—J’étaisfurieuxcontreHallis—àcausedecequ’ilfaisaitàConrad—etparcequ’ont’avait
pousséedanslapiscine.
Jevoisbienqu’ilditlavérité,maispasentièrement.Quelquechosed’autresecacheaufondde
son regard, mais je me rends compte brusquement que je suis trop fière pour lui demander ce que
c’est.S’ilveutjouerlessolitairesetlesmystérieux,grandbienluifasse.
—Oh!tuétaisfurieuxpourmoi?Maisqu’est-cequetuesaujuste?Mongardeducorps?Mon
petitamidontjen’ailedroitdeparleràpersonne?Décide-toi,Jamie,etcessedemebalader.
Ilparaîtaussimeurtriquesijel’avaisgiflé—puissoudain,seslèvresseposentsurlesmiennes
siviolemmentetsivitequej’enailesoufflecoupé.Sonbaiserserépercutedanstoutmoncorpsen
unenanoseconde.Ilmesaisitparlesbrasetmeplaquedosàlavoitureenmesoulevantpratiquement
du sol. Je suis collée contre la portière sous son corps, sa langue caresse mes lèvres et s’introduit
entreelles.Ondiraitqu’ilattendcemomentdepuisaussilongtempsquemoi.
Maiscelanepeutpasêtrelecas.
Jenesuisqu’unefillepleined’illusionsquienpincepourungarçonqui…quiestentrainde
l’embrassercommes’ilenallaitdesavie.
Ilm’entouredesesbras,quimeparaissentdifférentsdeladernièrefoisqu’ons’estembrassés
— il n’est pas seulement plus musclé, mais ferme et… inébranlable, comme un mur de briques. Il
glisseunemaindansmescheveux,l’autredescenddansmondos.Jemesenslittéralementdéfaillir
commeunestupideprincessedecontedefées.Autrefois,j’auraisadorémesentirdéfaillirettomber
enpâmoisonmais,làmaintenant,çaénervefortementRoseversion2.0.
Iln’estpasquestionqueJamierecommence.Qu’ilsepointecommeunefleur,prennelepouvoir
sur mon corps le temps d’un baiser et disparaisse. Je pense à ce que Conrad a dit — que Jamie
débarquequandçaluichanteetembrasseunefillejustepourpouvoircontinueràjoueravecelle.
Est-cequec’estcequ’ilestentraindefairemaintenant?
Jesuissurlepointdelestopperquandlamainquiestdansmondosatteintl’ourletdemonTshirt, passe par-dessous et se pose sur ma peau à des endroits qu’il n’a jamais touchés. Ma tête se
renverse contre la voiture et tout mon corps se met à vibrer. Nous nous figeons simultanément en
prenant conscience que je ne porte pas de soutien-gorge. Je ne sais pas si c’est une bonne ou une
mauvaisenouvellepourungarçon—quedoit-ilpenserd’unefillequineportepasdesoutien-gorge
alorsqu’ellel’embrasseàpleinebouchecontresavoitureenpleinenuit?Certaineschoses?Riendu
tout?
Lentement — tandis que mon corps est pratiquement en transe et le supplie de me caresser
partoutoùiln’estpascensélefaire—ildéplacesamainverslebasdemondos,lelongdemataille,
sepencheenavantetenfouitsatêtedansmoncou.Ildégagetoujourscettebonneodeurdepropre
maisuneautreodeurestvenues’yajouter—uneodeurquin’appartientqu’àlui,j’imagine.Lorsqu’il
reculeetcessedem’écraserdesonpoids,jerelèvelatêteetouvrelesyeux.Jesuisessoufflée,mais
je constate qu’il l’est un peu aussi — et quand mes yeux se posent sur le devant de son jeans, je
comprendspourquoi…
Jerougisd’embarrasetn’encroispasmesyeux.Aprèstoutletempsquej’aipasséàmedire
qu’il n’y avait rien entre nous, que ce n’était que le fruit de mon imagination, il s’avère que je me
trompais.
Jamieestaussiexcitédem’avoirembrasséequemoidel’avoirembrassé.
Je sens comme une bouffée de… quoi ? De pouvoir ? Mais ce sentiment se perd dans la
confusion et la crainte. Que dois-je faire maintenant ? Suis-je censée faire quelque chose pour
soulagerson…problème?Suis-jeuneallumeusesijenelefaispas?Ounesuis-jeobligéedefaire
quelquechosequesijesuisvraimentsapetiteamie?Etdanscecas…quedois-jefaireaujuste?
Minute—iln’yapasd’obligationdanscedomaine,non?Nedoit-onpasfaireseulementles
chosesaveclesquellesonsesentàl’aise,unpointc’esttout?
C’est ce que Mme Maso nous a seriné tout au long de l’année dernière. Cela paraissait très
intelligibleencoursd’hygièneetsanté.Celameparaîtmoinsclairmaintenant.
Je me rends compte que je fixe le jeans de Jamie depuis trop longtemps pour faire comme si
monregards’étaitposélàaccidentellement.
Jem’obligeàleregarderenfaceetm’attendsàlevoirgênéoupenaud,maisilsoutientmon
regardsansbroncher,commesitoutcequisepassaitétaitparfaitementnormal.Cequiestlecas,je
suppose.Maisjenevoispascommentceschoses-làpourraientmeparaîtrenormalesunjour.Pour
moi,c’estmêmecarrémenteffrayant.
Ilsepasseunemaindanslescheveuxetsecouelatêtecommesi,encoreunefois,ilvenaitde
fairequelquechosequ’iln’auraitpasdû.Rose2.0pètelesplombs:
—Laisse-moideviner:tuleregrettesdéjà,c’estça?C’étaitjusteuneerreur?
Ilsecouelatête.
—Alorsquoi?
Ceschauds-froidsmerendentdingue.
—Jenevoulaispasfaireça…
—Tefatiguepas,Jamie.Tun’aspasbesoindem’expliquer…
—Si.Ilyauntasdetrucsquejedoist’expliquer,dit-ilenmeregardantaufonddesyeux.
S’ilestconscientdemedevoirdesexplications,c’estdéjàça.Macolèrecommenceàretomber.
Mais qu’est-ce qu’il a fichu tout l’été ? Lui a-t-il fallu des mois pour formuler ces fameuses
explicationsqu’ilseditprêtàmefournir?Macolèreenfledenouveau.Etquandbienmême?Toutle
monde n’est pas capable d’exprimer ses sentiments. Il faut parfois savoir être indulgent avec les
autres.Macolèreestaupointmort,ellehésiteentredeuxattitudes.Soudain,jetrouvelasituation…
drôle.Etjeletaquine.
— Tu viens de me dire que tu allais m’expliquer quelque chose ? Sérieux ? Tu veux dire que
JamieFortavaenfinmedonnerdevraiesexplications?
Après un instant d’apparente confusion, un petit sourire apparaît sur son visage et je sens un
changement.Jenesauraisl’expliquerdemanièreclaire.C’estcommesinousn’avionsjamaisétéà
égalité,parcequ’ilm’étaitsupérieur.Maislasituationvientd’évolueretjenesuisplusaussiloinde
luiqueça.Noussommespresque—maispascomplètement—aumêmeniveau.
End’autrestermes,Jamien’apastouteslescartesenmain.J’enaiaussiquelques-unes.Etj’aime
ça.
—Samediprochain,medit-il.
Samediprochain.Samediprochain?Genre,samedisoir?
—Resto,ajouteJamie.
L’an dernier nous avons eu des rendez-vous clandestins dans sa voiture en divers endroits, à
l’abridesregards.Maisjamaisnousnenoussommesvusenpublic.
Jejouelastupéfaction.
—Tuacceptesqu’onsevoieenpublic?Surtout,n’enparlonsàpersonneounousrisquonsde
nousretrouvertouslesdeuxderrièrelesbarreauxcettefois.
Son sourire s’épanouit et il finit par rire — de ce rire magnifique et sensuel qui me paraît
toujours une récompense. J’en ai pratiquement la tête qui tourne. Je comprends soudain que Jamie
aime que je me moque de lui. Voilà pourquoi je me sens plus à égalité avec lui : parce que je le
taquine.
— Je n’en crois pas mes oreilles, dis-je. Jamie Forta et moi allons sortir officiellement
ensemble.
—Tun’espasobligéedediretoutletempsJamieForta,Rose.
— Bien sûr que si. Dans une telle occasion, alors que tu me promets des explications et
m’annonces une sortie officielle, je dois m’adresser à toi par ton nom complet. Les circonstances
l’exigent.
Son sourire me donne envie de monter avec lui dans sa voiture et de le suivre n’importe où.
C’estunpeuintimidantd’éprouvercelapourquelqu’un.Onsedemandesionpourraitfairequelque
chosedontonn’apasvraimentenvie,ouqu’onnedevraitpasfaire.Jenel’aipasvuetneluiaipas
parlé depuis des mois, et voilà qu’après un baiser et quelques instants de colère, je suis prête à ce
qu’ilreposesesmainssurmapeaunue.Parcequec’étaitextraordinaire.C’était…total.
Maisenbref,malgrétoutcequej’éprouve,jenemonteraipasenvoitureaveclui.Pourquoi?
Est-ce seulement parce qu’il est tard, que je dors chez ma copine et que je ne veux pas avoir de
problèmes avec ses parents — ou qu’elle ait des problèmes avec ses parents ? Ou est-ce que j’ai
vraimentassezderespectpourmoi-mêmepournepaspartirenvoitureenpleinenuitavecungarçon
quines’estpasdonnélapeinedem’appelerdetoutl’été?
Jemedécolledelavoiturepourluimontrer—etmemontrer—quejenemonteraipasàbord.
—Jet’appelle,dit-il.
—Jelecroiraiquandjeleverrai,répondRose2.0.
Je passe devant lui drapée dans ma hardiesse, même si ce que je viens de dire ne signifie pas
grand-chose — au sens strict, je ne peux pas voir quelqu’un m’appeler. Mais je m’en moque. Je
regardepar-dessusmonépaule:Jamiesourittoujoursetmeregardecommes’ilmedécouvraitsous
unautrejour.Unjournouveau.Etilaimecequ’ilvoit.
Ceregardàluiseulvalaitlargementlapeinedesouffrirtoutl’été.
4
Exhumer(v.):déterrer;produire.
(voiraussi:sefairecuisinerchezlapsy.)
***
—Rose,est-cequetucomprendscequiposeproblème?
Le problème ? C’est que c’est samedi matin et que je devrais être en train de manger des
pancakesavecmameilleureamieetdeluiracontercequis’estpasséavecJamiecettenuit,aulieu
d’êtreallongéesurlecanapéd’unepsyencompagniedemamèrepouruneséancedethérapie.C’est
cequej’aimeraisrépondre.Maisonm’adéjàavertiequ’iln’yavaitpasdeplacepourlessarcasmes,
ici.
Le bureau de Caron est plus joli que celui de ma mère. Le canapé est plus moelleux, les
mouchoirsenpapierplusdouxetlavuesurlejardinplusintéressante.Lapiècesentunpeulechien
mouillé,cequinemedérangepasparcequej’aimeleschiens.Celadit,jen’aijamaisvulechiende
Caron. Je l’ai déjà entendu renifler derrière la porte de temps en temps, c’est tout. Et si c’était un
simpleenregistrementetsil’odeurprovenaitd’unencensbizarre?Allezsavoir:mamèreditqueles
thérapeutes inventent toutes sortes d’astuces pour mettre leurs clients à l’aise. Même les couleurs
neutressontétudiées:ellessontcenséesaiderlespatientsàresterconcentrés.
Personnellement,laseulechosequimedéplaisedanslebureaunoir,marronetcrèmedeCaron,
c’estcequis’ypasse.Cequis’ypassetouslessamedis—parfoisplussouvent,selonleniveaude
dramedomestique—depuislemoisdejuin.
—Leproblème?dis-je,pouressayerdeleurfairecroirequej’écouteunminimum.
—Ladifficulté,mefaitCaron.
Elleinsistesurlemotdifficultécommesij’avaisbesoind’unsynonymepourproblème.Sielle
pensequejenesaisispaslesensdumot«problème»—alorsquejesuissimplementatterréequ’on
enrevienneencoreàcettehistoire—,ilestclairqu’elleaoubliémonpère,qu’elleapourtantbien
connu. Nous ne savions pas parler, Peter et moi, que papa nous montrait déjà des cartes de
vocabulaireillustrées!
Caronetmamèrepourraientêtresœurs.Ellessonttoutesdeuxgrandesetmaigres,trèsbrunes
avecdesyeuxbleuclair,etportentdesvêtementsquejeconsidèredésormaiscommedesvêtements
depsy—destonsdeterreassortisàladécorationdubureau,rehaussésd’uncollieroud’unfoulard
decouleurvive.C’estpeut-êtreunesorted’uniforme.Toutesdeuxontdeslunettesenécaille—celles
de ma mère sont souvent posées sur son crâne, où elles font office de serre-tête, mais Caron a
toujourslessiennessurlenez.Cequilesdifférenciecesdernierstemps,jediraisquec’estleurtype
d’énergie.Caronestcalme,mamèreal’aircomplètementsurlesnerfs,commesiellesedonnaitun
maldechienpourtoutgardersouscontrôle.Moi,parexemple.
—Est-cequetucomprendspourquoicesiteàlamémoiredetonpèreposeproblèmeàtamère?
Pourquoielleveutquetulesupprimes?
Je sais que je suis censée répondre oui — n’avons-nous pas ressassé le sujet tout l’été ? Je
pourraisdireouiparceque,dansl’absolu,jecomprendsleproblème.J’aiexposépubliquementma
vieprivéesanslapermissiondemamèreetpubliédesphotosdefamilleoùfigurepapa.Cequejene
comprends pas, c’est pourquoi ce site en l’honneur de mon père l’énerve autant. Je pensais qu’elle
seraitcontentedevoirtouteslesphotosquej’aiscannées,lescitationsquej’aiinséréesetlasection
«Lemotdujour»consacréeauxmotsqu’ilpréférait.
Maisellen’apasétécontente.Elleaétéfurieuse.Etlorsqu’elleacomprisquejem’enmoquais
etque,siellevoulaitsupprimercesite,elleallaitdevoirsedébrouillertouteseule,ç’aétél’enfer.
A mon avis, ce qui effraie le plus maman dans ce site, c’est qu’il invite tout un chacun à
s’exprimer.J’administrelesiteetpeuxlemodifier,maisjenepeuxpasmemêlerdecequidisentles
gens.Or,ils’avèrequedesgenstrèsdiversconnaissaientpapaetontdeschosesàdiresurlui.Celane
plaîtpasàmaman,parcequ’ellenepeutpascontrôlercequ’ilsécrivent.
Maisc’estprécisémentlaraisonpourlaquellecesitemeplaîtàmoi,naturellement.
—Rose,es-tutoujoursavecnous?medemandeCaron.
Ellemelaissegénéralementtroissecondesderéflexionavantd’émettreuncommentairerelatif
àmonmanqued’attention.
Jerépondsparunmensonge:
—Non,jecroisquejenecomprendspas.
— Le problème, Rose, dit ma mère avec une patience affichée signifiant l’impatience que lui
inspire cette conversation, c’est que tu as fait cela dans mon dos alors que je t’avais justement
demandédenepaslefaireetquetuyasmêléPeterenutilisantsacartebancaire.
—Pouvez-vousexpliqueràRosecequevousavezéprouvéquandvousl’avezdécouvert?
—Trahie.Jemesuissentietrahieàunmomentoùj’étaistrèsvulnérable.
J’aienviedeleverlesyeuxauciel,maisj’imaginequeceseraitencore«trahirmamèredansun
moment où elle est vulnérable ». Non que je sois insensible à ce qu’elle éprouve, mais je trouve
ridiculeslesraisonspourlesquellesellesesentcommeça.
Est-cequecelarevientàdirequejesuisinsensibleàcequ’elleéprouve?Jenesaispas.
— Cela m’a aussi effrayée, poursuit ma mère. Beaucoup de gens sont prêts à exploiter la
douleur d’autrui. Et Rose est maintenant en relation avec des personnes dont elle n’avait jamais
entenduparleretquiprétendentavoirconnusonpère.C’estdangereuxàplusd’untitre,ycompris
émotionnellement.
—Pouvez-vousexpliqueràRosecequevousentendezparlà?
« Retournons à la brèche, mes amis, retournons » — comme l’écrivait Shakespeare pour dire
«C’estrepartipouruntour».
—Rosealancécesitelejouranniversairedelamortdesonpère,enjuin.Enquelquesheures,il
y avait déjà près de cinquante messages sur lui. Certains gentils, d’autres bizarres, d’autres encore
venaient de personnes n’ayant visiblement pas connu Alonso mais qui avaient besoin de se sentir
importantesetdesemêlerdesavie.Toutcelaauraitétéextrêmementperturbantetdouloureuxpour
n’importe qui, et d’autant plus pour une adolescente qui a perdu son père. Rose n’a pas quitté sa
chambreduranttroisjours.
Cen’estpasentièrementexact:jel’aiquittéepourallerauxtoilettesetpourmangerunpeu.
—Jelisaislesmessagesetrépondaisauxexpéditeurs,dis-je.Jenevoispasoùestleproblème.
— Tu ne faisais pas que cela, Rose. Tu subissais un choc émotionnel dû à toutes ces
informationsquinereflétaientpasàtesyeuxlapersonnequetucroyaisavoirconnue…
—Kathleen,intervientCarond’unevoixparticulière.
C’est un code dont elle est convenue avec ma mère. Chaque fois que Caron l’appelle par son
prénomdecettefaçon,mamèreprendunaircoupableetsetait.
Jecommuniqueavecdesgensdontnousignorionsqu’ilsconnaissaientpapa,etalors?Untype
qu’ilconnaissaitdepuisdisonsdeuxjoursenIrakalaisséunmessagedisantqu’ilsavaientprisune
bière ensemble et qu’il pouvait dire que « c’était un homme, un vrai ». Et alors ? Pourquoi cette
informationserait-ellemoinsvalablequel’anecdoteoùjeracontelejouroùilm’amontrépourla
premièrefoissonOxfordEnglishDictionaryenvingtvolumes?
CommentKathleenetmoiensommes-nousarrivéeslà?C’estcommesitoutallaitbienetque
tout avait mal tourné d’un seul coup. L’an dernier, pour mon anniversaire, on a eu une grande
conversation et j’avais l’impression que tout allait bien se passer entre nous. Elle s’est excusée de
m’avoir«abandonnéeàmonchagrin»,m’aditqu’elleavaitbesoindesefaireaideretm’ademandé
sij’accepteraisdevenirenthérapieavecelle.J’aiditquej’allaisréfléchir.
Erreur fatale ! Deux mois plus tard, j’ai lancé le site sur mon père et, comme je refusais de
prendre une douche après être restée plusieurs jours scotchée devant mon ordinateur, elle m’a
pratiquementempoignéeparmescheveuxsalespourmetraînerchezCaron.
—Rose,qu’éprouves-tulorsquetuentendstamèreparlerdesonsentimentdetrahisonetdeses
craintespourtoi?
Elle m’a déjà posé cette question, mais je n’ai pas dû donner de réponse satisfaisante. Je vais
peut-êtreessayerdeluidirelavérité,cettefois.
—Çamecontrarie.
Réponsetrèsdifférentedemonhabituel«Çamemetmalàl’aise».
Caronhausselessourcils.
—Celatecontrarie?répètelentementmamère.
—Jenecomprendspaspourquoiilfauttoujoursenparler.Çacommenceàêtrecontrariant.
—Sinousenparlonsencore,c’estparcequeturefusesdesupprimercesite,etcebienquetu
n’arrives pas à m’expliquer pourquoi tu continues de t’en occuper alors qu’il est évident que les
contactsquetuasaveccesgenstebouleversent.
Cesgens.ElleveutdireVicky.
J’aieuunmaildeVickycematin.Ellevoulaitmerappelerdebienm’amuserpendantcedernier
week-endavantlarentréedemardi.Vickyprenddemesnouvellesdetempsentemps,m’envoiedes
citationsoudesimagesqu’elleascannées—elleaentreprisdescannertouteslesphotosqu’ellea
prisesavantd’avoirunecaméranumérique.Ellenem’envoiequedesphotosrigolotesd’elle,genre
photosd’Halloweenoudefêtes,lorsqu’ellesefaitdescoiffuresdélirantes.VickyvitauTexas,elleest
coiffeuse. C’est pourquoi elle a une grande expérience de la coiffure volumineuse. Chaque fois
qu’ellem’envoieuncliché,c’estlacoiffurelaplusénormequej’aiejamaisvue.Quandjeluiaidit
quej’avaislescheveuxlespluslamentables,lesplusplats,lesplusraidesetlesplusarchidéprimants
de toute l’histoire de l’humanité, elle m’a répondu que je devais rappliquer au Texas pour qu’elle
voieça.
«Quandj’auraisfinidem’enoccuper,machérie,tunetereconnaîtraspas»,m’a-t-elleécrit.
Vicky a élevé seule son fils — le sergent Travis — et sa fille. Une « bonne chrétienne
célibataire»,voilàcommentellesedécrit.Ellenem’ajamaisparlédupèredesesenfants,maisj’ai
lu une lettre adressée à son fils par le père de Travis qu’elle a mise sur le site. Elle ne parle
pratiquementpasdesafille.J’aicommel’impressionqu’ellesneseparlentpasbeaucoup.Maiselle
adoreparlerdeTravisetsesmailsseterminenttoujourspar«Tonpapaveillesurtoicommemon
Travisveillesurmoi.Dieutebénisse,machérie».
J’aireçuuneéducationagnostique,limiteathée,maislorsqueVickym’écritDieutebénisse,ma
chérie, j’ai l’impression d’être protégée de toutes les choses horribles qui me passent par la tête.
QuandVickyditqu’ellepriepourmoi,jelecrois,etmêmesijenesuispasconvaincuequ’ilexiste
undieuquifasseattentionànous,j’aimequ’ellem’écrivecelaparcequejesaisqu’ellecroitvraiment
àsonexistence.
Naturellement,jenepeuxpasdiretoutçaàmamère.
—Celanemebouleversepasd’êtreencontactaveccesgens.D’ailleurs,pourquoiest-cequetu
détestesautantVicky?
Kathleensoupire,commesielleétaitlapersonnelapluslassedumonde.
—Jenelaconnaismêmepas,Rose.J’aiseulementl’impressionquetuluiapportesplusqu’elle
net’apporte.Etfranchement,c’estdetoiquetudevraisprendresoinencemoment,pasdequelqu’un
d’autre.
—Rose,as-tul’impressiondeprendresoindeVicky?medemandeCaron.
Mamèreluilanceunregardacéré.Caron,jedoisledire,gardelesyeuxtournésversmoietne
réagitpasauxrayonsmortelsqueKathleendardesurelle.
— On s’écrit juste des trucs. Elle m’envoie des photos de ses coiffures délirantes. Est-ce que
c’estça,prendresoindequelqu’un:s’envoyerdesmails?
— Oui, quand elle te donne des détails intimes sur la manière dont elle se débrouille pour
supporterlamortdesonfils,intervientmamère.
Elleparaîtjalouseetprotectriceenmêmetemps.
—Vickyestuneadulte.Ellenedevraitpasdéchargersessentimentssuruneenfantsousprétexte
deluivenirenaide.
—Jenesuisplusuneenfant,Kathleen.
Jeportelamainàmabouche.Jenevoulaispasl’appeler«Kathleen»àvoixhaute.Dumoinsje
n’enavaispasl’intentionconsciente.Ellevamalleprendre,c’estsûr.
Sonvisagepassepartouteslescouleursetj’ail’impressionquedelavapeurvaluisortirparles
oreilles,maiselles’efforcederestermaîtressed’elle-même.Jemesensvraimentmalàl’aise.Jene
l’aipasfaitexprès.C’estsortitoutseul.
Je ne saurais dire exactement pourquoi, mais ça doit faire mal de s’entendre appeler par son
prénomparsonenfant.
Celadit,pourquoidevrais-jem’inquiéterdecequ’elleéprouve?
Aunomdelagentillesselaplusélémentaire,ditunedemesvoixintérieures.
Caronobservemamèrepourvoirsiellesouhaiteréagiràcequivientdesepasser.Lorsqu’il
devientévidentquemamèredécidedepasseroutre,Caronreprend.
—Est-cequetutrouvesfaciledeparleràVickydetessentiments,Rose?
Jen’aimepasêtreobligéedeparlerdeVickyici,commesic’étaitunproblème.
—Jen’yaipasréfléchi.Jeluiécris,c’esttout.Ellemeposedesquestions,jeluiréponds,etje
luiposed’autresquestions.Jenevoispasoùestlemal.C’estjusteunefemmetristedontlefilsest
mort.Etmoijesuisuneado«déprimée»dontlepèreestmort.
Mamèrefermelesyeuxettrituresonalliance.
—Jetepriedenepasparlerdetonpèredecettefaçon.
—Commentveux-tuquejedise?Ilestmort,alorsjedoisbiendirequ’ilestmort.Onn’estpas
icipourdireàhautevoixtoutcequ’onveut?
—C’estlamanièredonttuledis,Rose.Tuledisd’unemanièreirrespectueuseetdefaçonàme
choqueretàmeblesser.Etjesaispourquoitufaiscela…
—Kathleen,reditCaron,avecunpeuplusdeforcequetoutàl’heure.
Cettefois,c’estmamèrequilèvelesyeuxauciel,cequejetrouveplutôtdrôle.Jecroisqu’elle
enamarrequeCaronluidisecequ’ellealedroitdedireoupas.Ellefixelejardinàtraverslavitre,
l’air…désespéré.
Jemetourned’uncoupversCaron:
— Pourquoi est-ce que vous l’empêchez de s’exprimer alors que nous sommes censées tout
dire?
Mamèremeregarde.
—Tamèreaparfoisdumalàsecomporterenpatiente,desortequevousn’êtespastoutàfaità
égalité…
— Rose, dis-moi simplement pourquoi tu tiens tant à maintenir ce site alors que cela te fait
courirlerisquedepartirenvrilleàtoutmoment?
Mamèreacoupélaparoleàsacollègue,n’aimantvisiblementpasladirectionqu’elleprenait.
L’ombred’unecontrariétépassesurlevisagedeCaron.
Jesaisquemamèreetelleontl’impressionquejeleurcachedeschoses,maisjen’aipasencore
trouvé la manière de leur expliquer ce qui se passe. Par exemple, si je réponds « J’ai parfois
l’impressionquecesiteestmonseullienavecpapa»,Kathleenrisquedemedemanderpourquoielle
n’est pas pour moi un lien avec papa. Je ne sais comment répondre à cela sans la blesser. Et puis,
quandjeconcevaislesite,j’aimaisl’idéedemerelierdirectement à mon père, sans passer par ma
mère ni par personne. Et quand je l’ai lancé et que des gens ont commencé à y laisser des
commentaires,c’estdevenumamanièrepréféréedepenseràlui.Maisjenepeuxvraimentpasdire
ça.
Jedonnedonclaréponselaplusfacile.
—Jetiensàconservercesiteparcequ’ilmepermetd’apprendredeschosesquej’ignoraissur
papa.
Mamèreesttellementoutréequ’ellepeutàpeineresterassise.
—Quepeuventbient’apprendresurtonpèredespersonnesquileconnaissaientàpeine?
Jerépliquedutacautac:
—Jenesaispas,moi:parexemplequ’ilallaitresterenIrakuneannéeentière.
Sacolèresemueenchoc.Ellesecouelatêteets’adresseàCaron.
—Vousvoyez?C’estexactementlegenred’informationquiabesoind’uncontexte.
—Kathleen,vousexcluezRosedelaconversation.C’estàellequ’ilfautledire,pasàmoi.
Mamancontempleleplafondquelquesinstantsavantdesetournerversmoiens’exprimanttrès
calmement.
—Quit’aditcela?
—Pastoi.Nilui,jemarmonne.Ilm’avaitditqu’iln’yresteraitquesixmois.
— Il n’a pas eu le temps de te le dire, lâche maman, les yeux pleins de larmes. Il a pris cette
décisionjusteavantqueçan’arrive.Quit’enaparlé?
—Undestypesquitravaillaientaveclui.Ilm’aécritqu’ilavaitétécontentquepapas’engageà
rester plus longtemps, parce que les parties d’échecs avec lui étaient une des rares choses qui lui
rendaientl’existencesupportablelà-bas.
Mamanrecommenceàsecouerlatête.
— Il pensait que ça valait le coup financièrement, Rose. Les adultes doivent prendre en
considérationtoutessortesdefacteursaumomentdeprendreunedécision.
Jesaisquemamèresesentcoupabled’avoirencouragémonpèreàacceptercecontratenIrak.
Jesaisaussiqu’ellel’afaitparcequ’ilavaitperdusaplaced’ingénieur,queleboulotenIrakétaittrès
bien payé et qu’elle paniquait à cause des frais universitaires. Il serait bon, judicieux, et même
généreuxdemapartd’abandonnerlesujet.
Mais je ne peux pas. Impossible. Je dois remuer le couteau dans la plaie. Je dois même l’y
enfoncerjusqu’àlagarde.
—Quipensaitça?Luioutoi?
Leslarmesaccumuléesdanssesyeuxsemettentàcoulersursesjoues.Elleselève,tirelebasde
sa jupe droite marron et arrange son chemisier pêche. C’est la tenue sur laquelle Tracy la
complimente toujours et celle qu’elle porte quand elle a besoin d’un coup de pouce pour se sentir
bien.
—Jevaisfaireunepause,annonce-t-elleàCaron.Jereviens.
Elle prend un mouchoir en papier dans la boîte au bout de la table de verre chargée de beaux
livressurlaphotographie.
Si ma mère n’était pas psy, je suis presque sûre que Caron ne la laisserait pas faire. Elle
l’obligeraitàresterdanslapièce.
Laporteserefermederrièreelleetjemesensignoble.Etais-jevraimentobligéedeluiposer
cettequestion?
Oui,tuétaisvraimentobligée.Sinontuneluienauraisjamaisparlé.C’estclair.
Caron m’adresse un petit sourire triste et note brièvement quelque chose sur son bloc-notes
jaune.
—Alors,c’estlarentréemardi,dit-elleaprèsunsilence.
Jehochelatête.
—Qu’est-cequeçat’inspire?
Jehausselesépaules.
—Celat’inquiètederevoirReginaaprèscesvacances?
Ça m’étonne que Caron me pose cette question. Elle enfreint les règles en parlant de Regina
pendantunethérapiefamilialeetalorsqueKathleenestsortie.
—Pasvraiment.
Caronpenchelatêtedecôtépourmontrersonétonnement.Ladernièrefois,ellearéussiàme
faireadmettrequej’étaisnerveuseàl’idéederevoirRegina.
—Jel’aiplusoumoinsrevue,déjà.
—Tul’asplusoumoinsrevue?Queveux-tudireparlà?
—Dansunesoirée.
—Tuesalléeàunesoirée?C’étaitcomment?
Elleal’airplutôtcontente,mêmesielles’efforcederesterneutre.
—Onm’apousséedanslapiscine.
Caronm’observesoigneusement,commesiellemesoupçonnaitdenepasdirelavérité.
—C’estReginaquit’apoussée?
—Non,c’estMatt.L’exdeTracy.
—Celaadûtemettretrèsencolère.As-turéussiàcontrôlertaréaction?
Cettequestionmemetmalàl’aise.Ellemedemandesij’aisumemaîtriserlorsd’unesoirée.Je
nepeuxpasluienvouloir,jesuppose,étantdonnélamanièredontj’aiagresséReginal’andernier
lorsdessélectionsd’athlétisme.Malgrétousmesefforts,jesuisdevenueunedecesados«fêlées»,à
problèmes,quejevoisfréquenterlecabinetdemamèredepuistoujours.Ilfautappelerunchatun
chat.
—Tuaseuenviedelefrapper?
—Vousn’enauriezpaseuenvieàmaplace?
Caronsefendd’unsourire.
—Maistunel’aspasfait?
—J’auraisadoréleboxer—pourdemultiplesraisons—maisils’estpasséd’autreschosesau
mêmemoment.
Caronhochelatête,l’airimpressionné.Ya-t-ilvraimentdequoi?
—Deschosesplusimportantes?
—Legangdesnageursessayaitdetuerquelqu’un.
Ellehausseunsourcil.
—Ausenspropreduterme?
Elleparaîtsincèrementinquiète.Jesecouelatête.
—IlsessayaientlittéralementdenoyerunnageurdeTroisième.
—Etpourquelleraison?
—Parcequ’ilssonttarés,jeluirépondsdutacautac.
—Dequisecomposele«gangdesnageurs»?
Cetteconversationcommenceàressemblerétrangementàunpiège.
—Touslesnageursdel’équipe.
Je rechigne à donner des noms. Non que je souhaite protéger ces ordures, mais je ne balance
plus—jemelesuispromis.Jenevaisplusrapporterauxadultes.Point.
Maispourquoiest-cequejemeretrouvetoujoursdanslerôledecelleauprèsdequilesadultes
viennentserenseigner?
C’est le moment que choisit ma mère pour nous rejoindre. Ses yeux gonflés contredisent
totalement le sourire artificiel plaqué sur son visage. Je vois bien qu’elle a essayé d’arranger son
maquillageetadéclaréforfaitparcequec’étaitencorepire.
Leproblèmeaveclespeauxcommelanôtre,c’estqu’ilsuffitd’unrienpourqu’ellesrougissent
ouqu’apparaissentdesplaquesrouges.
—Kathleen,nousparlionsdelamanièredontRoseparvenaitàsecontrôler.
Mamèrenousregardetouràtour,commesiellesedoutaitquequelquechoseluiéchappe.
—Alors,Rose,as-tueudescrisesd’angoisseoudecolèrerécemment?
—Ellesouffremaintenantd’insomnies,ditmamère.
Je déteste quand elle répond à ma place ! D’ailleurs c’est faux. Mon problème, ce n’est pas
l’insomnie, mais les choses horribles et épouvantables que je ne peux pas m’empêcher d’imaginer
quandj’aiuneinsomnie.
J’aidumalàéteindremoncerveau.
Monpèredisaittoujourscelaquandjeluidemandaispourquoiilavaitl’airsifatiguélematin.
«J’aidumalàéteindremoncerveauquandjeveuxdormir.Ilcontinueàmouliner,mêmequandje
voudrais le mettre en veille. » Je lui demandais : « Tu as eu une insomnie ? » Il répondait en
parcourantlesgrostitresdujournallocal:«Jediraisplutôtquec’estl’insomniequim’aeu.»
Jen’aicomprisquerécemmentcequ’ilvoulaitdire.Jepassemaintenantlamoitiédemesnuitsà
fixer le plafond en essayant de repousser les visions violentes qui surgissent dans ma tête. Mais au
lieudeledireàCaron,jefixelesespadrillesqueTracym’afaitacheterpourl’été.Jepréfèredeloin
contemplermesespadrillesplutôtquedeparleràCarondemonimaginationquidébloque.
— Ces insomnies étaient mineures l’an dernier, mais elles ont empiré depuis l’anniversaire,
poursuitmamère.Avantcettedate,Rosefaisaitbeaucoupdeprogrès.
J’ignoraisqu’onsurveillaitmesprogrès.Maisc’estévident.Quandonaunemèrepsy,n’est-on
pasconstammentsoussurveillance?
—Rose,ilnousrestequelquesminutes.Peux-tunousdirecequitepasseparlatêtequandtune
dorspas?
—Juste…destrucs.
Mamèrepiaffe,jelesens.Elledétestelesréponsesvagues.
—Peux-tuexpliciter«trucs»?medemandeCaronsanscondescendanceapparente.
Cen’estpaspourautantquejevaisluirépondre.J’ignored’oùviennentcesimagesetcequiles
provoque.Jepenseàquelquechosedenormalquis’estproduitdanslajournée—genretraverserla
rue pour aller au drugstore — et soudain un camion énorme apparaît et me percute de plein fouet.
Sang,viscèresetmembressectionnéspartout.
Maissijedisunechosepareille,jesuiscondamnéeàconsultertouslesjoursjusqu’aubac.
—Est-cequ’ellepourraitrépondreàlaquestionquej’aiposéeavantqu’ellesorte?dis-je.
Avecsemble-t-ilunsoupçonderépugnance,Caronsetourneversmamère.
—Kathleen?Pouvez-vousrépondreàlaquestiondeRose?
Ellelefait.Sanscriergare.
—C’esttonpèrequiapriscettedécision.
Jevoisàsonvisagequ’illuiencoûtedemeledire—commesielletrahissaitpapa.
Cequimeprouvequ’elleditvrai.
—Papam’avaitpromisqu’ilreviendraitauboutdesixmois.Ilm’avaitditqu’ilseraitderetour
avantquej’entreaulycée.
Ma mère regarde son alliance et se remet à la tripoter. Puis elle relève la tête, et son visage
exprimeuntelchagrinquej’arrêtederespirer.
—Tonpèrem’aannoncéques’ilsignaitpoursixmoissupplémentaires,ilauraitdroitàunetrès
grosseprime.Ilm’ademandécequej’enpensaisetjeluiaiditdefairecommeilvoudrait.Ilm’a
réponduqu’ildécidaitderesterpournotrebienàtous.
Jelavoisretireretenfilersonalliance,d’unemainnerveuse,machinalement.
—Jepensequejusque-là,ils’étaitsenti…plutôtensécuritélà-bas.
C’est terminé pour moi. Mon cerveau refuse d’entendre cela et j’ai officiellement terminé la
séancepouraujourd’hui.Jesorsmontéléphoneetfaissemblantdeleconsulterpournepasavoirà
réagiràcequemamèrevientdedire.
—Nouspouvonsparlerdeladécisiondetonpèrelaprochainefois,Rose.
J’entendsàpeinelavoixdeCaron.J’ail’impressionqu’ellesattendenttoutesdeuxuneréaction
demapart,maisjenepeuxpaslesregarder.C’estau-dessusdemesforces.
Mamèresebaissepourprendresonsacàmainpuisselève.
—Merci,Caron.
D’habitude,quandelleremerciesacollègue,ondiraitqu’ellevientdepasserunmomentgénial
et qu’elle est ravie de ce que nous avons accompli ensemble. Mais aujourd’hui, elle paraît juste
vaincueetépuisée.Pourdebon.
—CommentvaPeter?luidemandeCaronàvoixbasse.
Commesijenepouvaispasl’entendre,puisquejecontempleunécrantactile!Ducoindel’œil,
je vois ma mère me jeter un regard en douce pour vérifier si je fais attention à elles, puis secouer
brièvementlatêteàl’intentiondeCaron.
Celle-cinousouvrelaporteetmamanetmoisortonssansnousregarder.
Unefoisdanslavoiture,mamèrecontemplelacléqu’elletientàlamain.
—Qu’est-cequ’ilya?
Ellemeregardeetjevoismesyeux.Jen’avaisjamaisremarquéquenousavionsexactementles
mêmes.«Bleulin,incrustésdepetitesfleursblanches»,commedisaitmonpèreenparlantdesmiens.
Disait-illamêmechoseàmamère?
— Il voulait te le dire lui-même. Après sa disparition, je n’ai vu aucune raison de t’en parler
parcequecelan’avaitplusd’importance.Jeregrettequetuaieseul’impressionquejet’avaismenti.
C’est pas grave. C’est ce que j’ai envie de lui dire. Parfois, c’est étonnant comme certaines
chosesquiparaissentfacilesàdiresontdifficilesàsortir.Jenesuispasvraimentencolèrecontreelle
maintenantmais,jenesaispaspourquoi,j’aienviedelafairemarinerencoreunpeu.
Jen’ensuispastrèsfière,j’avoue.
—Ecoute,Rose,jechangedesujetetjenevoudraispasquetutesentesenporte-à-faux,mais
as-tudesnouvellesdetonfrère?
Jesecouelatête.
—Non.Maisçanefaitpassilongtempsqu’ilestparti,maman.
Elleréfléchituninstantpuismetlecontact.J’aimeraisluimentirmaisjen’aipasdenouvellede
Peter.Aucune.
Ilyaunanetdemi,nousétionsquatre.Aujourd’hui,ondiraitqu’ilneresteplusquemamanet
moi—deuxrescapéestellementemmêléesdansnosviesrespectivesquenoussommesobligéesde
suivreunethérapiepourdéfairelesnœuds.
Commesiellelisaitdansmespensées,ellemepresselamain.
—Çavaaller,Rose.
Saufqu’elleenparaîtaussipeuconvaincuequemoi…
5
Potentiel (n. m.) : possibilités ; capacité à devenir quelque
chosedebien.
(voiraussi:jourdelarentréeenclassedeSeconde.)
***
Quandj’étaispetite,larentréeétaitunjourplutôtsympa.Toutétaitneuf.Onprenaitunnouveau
départ avec des vêtements neufs, des stylos et des crayons neufs, des cahiers immaculés, des
professeursqu’onneconnaissaitpas—untasdechosesallaientarriver,maisriennes’étaitencore
produit.
Ce matin, en me préparant, j’éprouve la même excitation grisante. C’est l’heure de l’ardoise
vierge,lemomentdeseréinventer.RoseZarellichangedepeauettoutlemondevavoirémergerun
beaupapillon—unpapillonquimélangesesmétaphores,maisunpapillonquandmême.Finilafille
bizarreetunpeutimidequifaitlatêteettraîneuncord’harmoniedansunétuiàlapoignéeduquel
pendentseschaussuresdesport.Bienvenueàlafilleimprévisiblemaisfascinante,dotéed’unevoix
sublime, de nombreux amis très cool — voire d’un petit ami en classe de Terminale — et qui va
décrocherlepremierrôledanslacomédiemusicale.Bon,cen’estpeut-êtrepascellequis’habillele
mieux,maissameilleureamieestlafillelaplusfashiondetoutUnionHigh,doncquelquechosede
coolrejaillitnécessairementsurelle.Etbon,peut-êtrequ’elles’estméchammentbattueavecRegina
Deladdo l’année dernière, à cause de Jamie Forta, mais son père est mort en Irak et tout le monde
devraitêtregentilavecellepourcetteraison,non?
Aufait,cen’estpascettefillequis’estretrouvéedanslapiscineàlasoiréedeMikeDarren?
Jerispresque.Mêmequandjemefaisdesfilmssurcequelesgensdisentdemoi,ilfautqueje
soisnégative.Personnenefaitça!Aquoibonsefairedesfilmss’ilsdoiventseterminermal?
Jedescendsdanslacuisineoùmamère,quiestdéjàdanssoncabinetavecunpatient,m’alaissé
untoastaubeurredecacahuèteetunmot:
«Bonnerentrée!»
Quandj’allaisàl’écoleélémentaireetquemamèreemballaitencoremondéjeuner,ellecollait
desautocollantssurmesserviettesenpapieretyglissaitdesmots.Jem’obligeaisàattendrel’heure
du déjeuner pour lire son message et découvrir l’autocollant qu’elle avait choisi pour moi. C’était
monmomentpréférédelajournée.
Tracyklaxonnedehorsetjemesenstoutélectrisée.Terminé,lestrajetsàpied—mameilleure
amieasaproprevoiture.
Jepassemonnouveausacendaimsurmonépaule—Tracym’afaitpromettredeneplusjamais
utiliserdesacàdos—etlarejoinsavecl’impressiond’êtreplusâgée,àcausedecesacquejesens
sousmonbras.Tracym’examinedelatêteauxpiedsetvalided’unhochementdetêtelatenuedont
noussommesconvenueshiersoir.Jusque-là,monannéedeSecondecommenceplutôtbien.
Cinqminutesplustard,aufeurougedevantlelycée,cetteimpressioncommenceàsedissiper.
L’énormebâtimentquisedressedevantnousmeparaîtmoinsinoffensifquecetété,quandjepassais
devantpourallerchezGap.Ilparaîtmassifetmêmeunpeuhostile,sitantestquecesoitpossible.
Redirigetespensées,medis-je—c’estlatechniquequem’aenseignéeCaronpourgérerl’angoisse.
Concentre-toisurunechosesimpleetagréable.
IlyaunevieillechansondePattyGriffinquejetravailledepuisquelquetemps.Elles’intitule
«Moses»etc’estlepremiertitredesonpremieralbum.Jecroisquec’estlaplusbellechansonque
j’aie jamais entendue. Je l’ai chantée hier soir, alors que j’aurais dû travailler pour l’audition
d’AnythingGoes.Quandjelachante,çaneressemblepasdutoutàcequefaitPattyetçam’énerve,
alorsjemecontentedechanterenchœuravecelle.C’estdrôlecommeçam’estfaciledechanteren
chœur.J’entendsunedeuxièmevoixdansmatêteetçasortparmabouche.Etçasonnebien.
Quand je chante, je perds toute notion du temps — je peux y passer une heure en ayant
l’impressionden’yavoirpasséquecinqminutes.
J’adore.
LefeupasseauvertetTracytourneàdroite,puisàgauchepourallersegarersurleparking
communaulycéeetaucentrecommercialoùlesélèvesontledroitdestationner.Quelsserontmes
professeurscetteannée?Tiens,ondiraitquej’airéorientémespenséesavecsuccès.
Ilfaudraquejem’ensouvienne.
Noustournonssurleparkingenquêted’uneplace—lapremièresonnerievaretentirdansdix
minutesenvironetleparkingestplusrempliqued’habitude.Etanttoujoursvenueàl’écoleàpied,je
ne me suis jamais trouvée sur ce parking avant la première sonnerie. Je découvre un spectacle
fascinant.
Personnenerentredanslelycée.Toutlemondeattendladeuxièmesonnerie,apparemment.Côté
filles,onsecoiffe,onsemaquille,oncomparesesvêtementsetonenvoiedestextostoutenfeignant
de ne pas observer les garçons. Les garçons, quant à eux, mangent ou lancent des ballons — ou
n’importe quel objet faisant office de ballon — tout en feignant de ne pas observer les filles.
Visiblement,ilssemoquentd’avoirlevisagecouvertdesueuretdesauréolessurleurmaillotavant
mêmed’êtreentrésdanslehall.Ilssecroientcraquantsquandmême.
Ça doit être bien d’être un garçon — ils n’ont pas l’air aussi facilement gênés que les filles.
L’autresoir,parexemple,Jamien’avaitpasl’airlemoinsembarrassédumondedeban…euh,d’être
excitéparcequ’onvenaitdes’embrasser.
JedétournelatêtepourqueTracynemevoiepasrougir.
Je dois avouer qu’un des meilleurs côtés de la rentrée, cette année, c’est que je vais
probablementvoirJamieaumoinsunefoisparjour.Peut-êtreplus,seloncequisepasserasamedi
prochainlorsquenousdîneronsensemble.
Lorsquenoussortironsensemble.
Jenedoispasm’emballer:nousnesortonspasensemble.Personnen’aparlédesortir.
Tracy se gare à un emplacement qui semble être le dernier disponible et je descends de la
voiture. On dirait la plus belle journée de septembre de tous les temps et j’entrevois de nouveau la
lueur de nouvelles possibilités — des choses positives pourraient arriver cette année. Un autoradio
joue Radiohead à fond et le soleil se reflète si violemment sur les toits des voitures que chaque
individu semble vibrer au rythme de la musique dans sa bulle de lumière. J’ai l’impression que je
pourraispeut-être—j’aibienditpeut-être—devenirquelquechosecetteannée.
Roseversion2.0.
—Tracy!Rosie!Hé,lesfilles!
LesglapissementsdeStéphanietranspercentlevacarmequirègnesurleparking.Tracyetmoi
n’avonspasvuStéphaniedel’été—elleadûpassertroismoisàlafermedesonpère,dansl’Illinois,
àcausedecequis’estpasséàlafêtedebienvenue,l’andernier.Surlemoment,samèreculpabilisait
tellement d’avoir divorcé qu’elle n’a pas vraiment puni sa fille d’avoir bu au point de perdre
connaissanceetdeseretrouveràl’hôpital.Maisl’étévenu,elleluiafaitsesvalisesetl’aenvoyée
tenir compagnie aux cochons et aux vaches. Stéphanie était terrorisée à l’idée de retourner là-bas ;
elledisaitqu’iln’yavaitrienàfairenipersonneavecquinerienfaire.
Ilsuffitdelaregarderpourcomprendrecequ’elleafaitdesonété:elleagrandi,s’estépanouie
etaembelli.Vraimentbeaucoup.
Tracyestaussistupéfaitequemoi,maiselle,aumoins,glapitdeplaisirenchœurenrevoyant
notreamieaprèsdelongsmoisdeséparation.Moi,jeresteplantéelà,bouchebée,àmedirequ’une
autredemescopinesestàsontourdevenuesijoliequec’estunmiraclequ’elleaccepted’êtrevueen
macompagniesurleparking,lejourdelarentrée.Jeferaismieuxdemefondredansledécoraulieu
deluirépondre.Jenousrendraisserviceàtouteslesdeux.
—Ah,là,là,lesfilles!
Stéphanienousserredanssesbrasenmêmetemps,Tracyetmoi.Jeluiarriveàpeineaumenton.
—Cequevousm’avezmanqué!
—Steph!Faisvoirunpeu!Tuessuperbe!ditTracy.
Ellereculed’unpaspourmieuxadmirerl’amazonepulpeuseetsûred’ellequiremplacenotre
copinemenueetmaladivementtimided’autrefois.
—Qu’est-cequetonpèret’afaitmangerlà-bas?Tuessupergrande,ondiraituntopmodèle!
—Oh!c’estjustelestalons.
Steph se retourne et soulève une jambe derrière elle pour nous montrer les chaussures
incroyablesqu’elleaauxpieds.
—Jenesuisquandmêmepasaussigrande.
Enseretournantfaceànous,elles’affaissesurelle-mêmepourparaîtremoinsgrande.Elleest
comme ça, Steph — prête à se mettre physiquement dans une position inconfortable pour que les
autresnesoientpasmalàl’aise.
—Oùest-cequetuastrouvécescompensées?Ondiraitquetesjambesfonttroismètres!
TracytournemaintenantautourdeStéphaniecommedanslesémissionsderelooking,quandle
candidatrévèlesamégatransformation.
—Arrête,ditStéphanie.
Ellerougittellementquesonvisageseconfondavecsescheveuxrouxflamboyant.
—Lescompenséesentoilesontidéalesàcettepériodedel’année.C’estunegrandemarque?
Tout en parlant, Tracy sort son iPhone et prend des photos des chaussures de Stéphanie.
L’intéressée paraît intriguée et m’interroge du regard. Je me contente de hausser les épaules ; je
voudraisnepasregretterdeporterdesballerinesdanslesquellesmespiedsontl’airdedeuxpéniches
doubles.Jeporteaussidesleggings,passuperquandonestpetiteavecdescuissesdesprinteuse.
EtsiTracym’avaitchoisiunetenuecommesic’étaitpourelle,enoubliantdetenircomptede
nosdifférencesmorphologiquesradicales?
—Steph,commenttuasfaitpoursortirdecheztoiavecceschaussures?Mamèrenetolérerait
mêmepasquej’aielesmêmesdansmonplacard.
Stéphanieluijetteunregardcomplice.
—Mamèreachangédeboulot.Ellepartavantmoietrentreaprèsmoi,doncjepeuxm’habiller
commejeveux!Enfait,ceschaussuressontàelle—ellemetueraitsiellesavaitquejelesaimises.
Maisonfaitlamêmepointuremaintenant!C’estgénial!Vousdevriezveniràlamaisonundeces
jours,onfouilleraitdanssonplacard!
Tracy est verte d’envie ou pas loin. Selon elle, la mère de Stéphanie est une des rares dont la
garde-robesoitdigned’uneexplorationenrègle.
Lasonneriedulycéeretentitetnousnousébranlonsenhordeversl’entréeprincipale,entraînés
parlaforcegravitationnelled’unenouvelleannéescolaire.Lelycéemefaitpenserauxsanglesdans
les films d’horreur : vous êtes ficelés avec et vous avez beau vous débattre, vous avancez
inexorablementverslasciecirculairequivavousdécouperenmorceaux.
Et voilà… Il y a cinq minutes, le parking était une oasis d’impatience, de potentiel et de
possibilités, et crac, maintenant je vois des carnages à la scie circulaire. Qu’est-ce qui a bien pu se
passerencore?
—Alors,quoideneuf,lesfilles?Vousêtessuperminces,superbellesetsuperbronzées.Vous
avezpassétoutl’étéàlaplageouquoi?Jesuistropjalouse.Iln’yaaucunendroitsympapournager
près de la ferme — il n’y a aucun endroit sympa tout court ! Il y a des trous d’eau mais, bon, pas
l’océanniriendanslegenre.Etlesgarçons—oh,la,là!Vousn’encroiriezpasvosyeux.Ilsont
beausedoucherets’aspergerd’eaudetoilette,ilssententtoujourslefoin.Parcontre,jepeuxvous
direqu’ilssontrudementbienfichus,danslesuddel’Illinois!
Stéphanierigoleetrejettesescheveuxenarrièred’unemanièrequiluiattirelesregardsenvieux
d’unepom-pomgirl.Cettedernièrelajaugeduregard;elledoitsedemanders’ilfautluiproposer
de participer aux sélections qui auront lieu ce soir. Ce serait le comble, non ? Les pom-pom girls
mettantlegrappinsurStéphanieaumomentmêmeoùjesensTracyprêteàabandonnerlespom-pom
girls.
—Commentvatamère,Rosie?EtPeter?
Alorsquejetented’élaboreruneréponsesimpleàcesquestionscompliquées,MikeDarrenet
MattHallissortentd’unevoituredesportblancheflambantneuvequisembleappartenirausecond.Ils
arborent tous deux leur insolence habituelle jusqu’au moment où Mike aperçoit Stéphanie et
s’emmêlelespieds.Ilserattrapeàlaportièreetlaregardebouchebéeavantdeseressaisir.
Stéphanie panique aussitôt et attrape une mèche de ses longs cheveux roux qu’elle entortille
autourdesondoigt.Cegesteestpratiquementlaseulechosequejereconnaissechezlapersonneque
j’ai devant moi — la Stéphanie que je connaissais il y a encore quelques mois a complètement
disparu.
Mikeessaiededissimulersasurpriseetsagêne.
—Yo,Trainer,quoideneuf?Çafaitunbailqu’ont’apasvue.C’étaitcomment,l’Iowa?
—Hum,l’Illinois.C’étaitbien.Ettoi,tuaspassédebonnesvacances?
—Ah,ouais,géniales.Tuasmanquéunesoiréegéniale,l’autrejour.
CommesilasoiréedesnageursetlanoyademanquéedeConradétaientlesmomentspharesde
l’été…JemedemandevraimentcommentStéphanieapusortiravecMike—etcommentTracyapu
sortiravecMatt.
—Ouais,unetuerie.Roses’estbienmarrée,ajouteMatt.
SonregardestscotchéauxinterminablesjambesnuesdeStéphanie.Prèsdemoi,Tracylâcheun
soupird’agacement.
—T’aimesça,t’éclaterdansl’eau,heinRose?continue-t-il.
—TuasnagépendantlasoiréeRosie?demandeStéphanie.
Mattestécrouléderire.Stéphaniesetourneversmoiavecunregardimplorant:ellesaitqu’elle
vientdetomberdanslepiègesanssavoirexactementlequel.Mikeal’airdesedemanders’ildoitrire
avecMattouprendrelepartideStéphanie.
J’entraînemacopineàl’écartpourluiexpliquercequis’estpassélorsdelasoirée.C’estlàque
j’aperçois la voiture de Jamie. Il trouve une place que nous n’avions pas vue près du lycée — ou
alors,quisaits’iln’yavaitpasunquelconquepanneau«réservé».Jamie,ReginaetConradsortent
delavoiture.Conradpasseunebesaceenbandoulière,s’éloigned’euxleplusvitepossibleetrejoint
lelycéetoutseul.J’aidelapeinepourlui.J’imaginecequeçadoitêtred’arrivertoutseulaulycéele
jour de la rentrée de Troisième, surtout après ce qui s’est passé vendredi soir. Mais ma tristesse
disparaîtquandjesongeàtoutcequ’aditConraddanslavoituredeTracy.
J’observeReginapourvoirsiellevarattrapersonfrère,maisellerestetoutprèsdeJamie.Ilsse
dirigentverslelycée,siprèsl’undel’autrequ’ellepourraittoutaussibienluitenirlamain.
Jedoismerappelerquec’estmoiquiairendez-vousavecJamiesamedisoir.
MaisquimeditqueReginan’aurapasrendez-vousavecluijustelaveille?
Commes’ilsentaitmonregard,Jamietournelatêteetsurvoleleparking.Sesyeuxseposentsur
moi,illèvelatêteetm’adresseundemi-sourire.Jenesaispassijedoisluidiresalutouluifaire
signe,maisjemanquel’occasiondelefairecarilseretourneavantquejemesoisdécidée.
QueficheRose2.0quandj’aibesoind’elle?
—Sansdéc’,Rose,t’estoujoursàfondsurcenase?Ildevaitpaspasserlebacl’andernier?fait
Matt.
—Çat’ennuieraitd’attendrel’heuredudéjeunerpourfairetonabruti?répliqueTracy.Allons-y,
lesfilles.
NouslasuivonsetplantonslàMattetMike.
—Hé,Steph,criecedernier,mercipourtouslesmailsetlestextosquetum’asenvoyéscetété.
Stéphanierougitjusqu’auxoreilles,cequinel’empêchepasderépondre.
—Merciaussi.Toi,tusaisvraimentparlerauxfilles.
Elletermineparunmagnifiquemouvementdecheveuxquimetunpointfinalàlaconversation
tandisqueTracyetmoitâchonsdesuivrelesgrandspasqu’ellefaitmalgrésestalonsvertigineux.
—Alors,qu’est-cequej’ailoupécetété?reprendStéphanieensouriant.Vafalloirquevousme
mettiezaujusavantlasonnerie.
J’aipassél’étéàimaginerdesscèneshorriblesjusquetarddanslanuit,àmemorfondreàcause
deJamieFortaetàmedonnerunmalfoupourmaintenirmonniveaudeséductiontoutjustemoyen.Je
neledispasàhautevoix,naturellement,etTracyentamelerécitdesonété.Unemaréedelycéens
noushappeetnousemporteversl’entréedubâtiment,quenouslevoulionsounon.
***
Toutsegâteavantmêmeledébutdupremiercours.
Tracy,Stéphanieetmoisommesassisesl’uneàcôtédel’autreensalled’anglais.RobertetHolly
entrent.Hollymehèlepar-dessuslesconversationstrèsbruyantesdesautres.
—Rose!Lesauditionsapprochent!Tuesprête?
Je secoue vigoureusement la tête pour indiquer que non, finalement, je ne suis pas prête.
Tellement pas prête que ce n’est même pas drôle. Je chante peut-être sans arrêt « Moses » à
l’intervalle entre les cours, mais la musique de Patty Griffin ne relève pas vraiment du théâtre
musical. Je ne sais pas encore les seize premières mesures de mon air préféré dans la comédie
musicaleetjen’aipasregardélavidéoqueleprofdethéâtreamiseenlignepourqu’onpuissese
familiariseravecquelquespasdebaseavantl’audition.
Bref,jen’aipascesséderepousserlemomentdemepréparer.J’imaginesansdoutequejevais
mepointeràl’auditionencomptantsurmoninspiration…
Cequin’estpasvraimentlemeilleurmoyend’atteindremonobjectif.
Hollyestentraindedirequ’elleestpersuadéequejevaisbrillerquandMattetMikeentrentdans
lasalle.Cederniers’engouffredanslapremièreplacelibreensedonnantunmaldechienpourne
pas regarder Stéphanie. Matt s’arrête net en apercevant Holly. Robert s’aperçoit que Matt a aperçu
Holly,sepencheaussitôtpar-dessussonbureaupourprendrelebrasdecelle-ci,quiestassisejuste
devant lui, et l’attirer doucement vers lui. Holly, qui ignore totalement ce qui se passe, se met à
expliqueràRobertqu’ilfautmefairetravailleraprèslescourspourqueje«fasseunmalheur»à
l’audition.Robertopineducheftoutenlaguidantversunsiègeàcôtédelui,oùilfaitécranentreelle
etMatt,quilaregardetoujourscommes’ilallaitlamanger.
—Quiestcettefille?medemandeTracy.
—Holly,lapetiteamiedeRobert.
Tracyenrestebouchebéeetnefaitaucuneffortpourcachersonétonnement.
—Tuplaisantes,j’espère?D’oùest-cequ’ellesort?
Jerépondsengrommelant.
—EllevientdeLosAngeles.SonpèreestacteurdecinémaetenseigneàYale.Robertetellese
sontrencontréssurlespectacledecetété.Elleestsympa.
—Bon,jecroisquetupeuxluidireadieu.
TracymetaquineenfaisantallusionaufaitqueRobertmedemandedesortiravecluidepuisla
Sixième.
—Jalouse?
Jesuisjalouse,oui,maispaspourlesraisonsqu’elleimagine…
Holly a des cheveux parfaits, une peau parfaite, un visage parfait, un corps parfait. Je parie
qu’ellen’estpasenrognecontrelesmiroirs,elle.Jepariequ’ellenepensemêmepasauxmiroirs.La
viedoitêtretrèsdifférentelorsqu’onressembleàHollyTaylor.OuàStéphanieTrainer.
Une flopée de téléphones portables se met à sonner et à vibrer simultanément. Des gens
farfouillentdansleurssacsàmainouàdospourfairetaireleurengin—qu’ilssontcenséslaisser
dansleurcasierpendantlescours.Matt,toujoursplantéàl’entréedelasalle,réussitenfinàarracher
sonregardd’Hollypourconsultersontéléphone.Enrelevantlesyeux,ilfaitunedrôledefigureetse
tourneversTracyd’unairinterloqué.
QuandilsontcommencéàsortirensembleenQuatrième,Mattlaregardaitavecadoration.L’an
dernier,ils’estmisàlaregardercommeunparasitedontiln’arrivaitpasàsedébarrasser.Quandils
ontrompu,ilacessédelaregardertoutcourt.Maislà,illaregarded’unairdur,commes’ildevait
luidirequelquechosesanssavoircomments’yprendre.
Ilyaunje-ne-sais-quoidansl’expressiondesonvisagequim’inquiètetrèssérieusementpour
Tracy.ImpossiblequeMattéprouvesubitementdesregretsàproposdecequiestarrivél’andernier.
Ilsepassequelquechosed’autre—quelquechosed’explosif.
C’estça,lefantastiquepotentieldujourdelarentrée.
Kristin—déjàentenuepourl’entraînementdespom-pomgirls,laqueue-de-chevalmontéesur
ressortetleregardpaniqué—rejointTracyàpetitsbondsetposesoniPhonesursonbureau.
—J’aipenséqu’ilfallaitquetusaches…
Ses yeux furètent dans la salle, enveloppant tous ceux qui sont en train de consulter leur
téléphoneportable.JemetrompeouelleestembêtéedemontreràTracycequ’elleluimontre?
Mattrentrelatêteets’assiedaufonddelasalle.J’aicommeundébutdenausée.Tracyregarde
letéléphonedeKristinetsefige.
Par-dessussonépaule,j’aperçoisunephotopostéesurunepageFacebook.C’estlaphotod’une
listedenomsécritesuruneportedetoilettesetlaphotoestendated’aujourd’hui.Justesousladate,
onlit:«Topdessalopesd’UnionHigh».
Suivent dix noms. Tracy, qui n’a couché qu’avec un seul garçon de toute sa vie — lequel est
actuellementassisaufonddelaclasseetsegardebiendecroiserunseulregard—estentêtedeliste.
Jefaisdéfilerlapagepourvoirquienestl’auteur.C’estlevirtuosedeYouTube,celuiquiavait
postélavidéohumiliantedeladanseinitiatiquedeTracyetKristinaprèslafêtededébutd’annéel’an
dernier. Il a aussi capté en vidéo ce que je considérais à l’époque comme un des moments les plus
glorieuxdemonexistence:laracléequej’aiinfligéeàReginalejourdessélectionsd’athlétisme.
LevirtuosedeYouTubedoitêtreunefille,carlalégendedelaphotodit:«3 e ét., WC filles
porteno2».
Amoinsqu’ilnes’agissed’ungarçonsuffisammentdiscretpours’introduiredanslestoilettes
desfilles,cequifaitfrémir.
Je trouve assez ironique que le virtuose de YouTube ait besoin d’une page Facebook pour
s’exprimer.Acroirequetouslesréseauxsociauxnenaissentpaségauxentreeux.Cequim’intrigue
aussi,c’estquequelqu’unaitpuavoirletempsd’écriresuruneportedeWCetdepublierlaphoto
surFacebookalorsquelescoursn’ontmêmepascommencé.
—Tuviensauditionnerquandmême,hein?s’inquièteKristinàvoixbasse.
Tracyalesyeuxrivésautéléphone.
—Onavraimentbesoindetoi.
CommeTracynerépondtoujourspas,Kristinsoupire.
—C’estjusteunelistepourrie.Çaneveutriendire.
Tracysetourneversmoi,labouchelégèremententrouverte,avantderépondre:
—Kristin,pourquoitumelamontressiçaneveutriendire?
Kristinsemetsurladéfensive.
—Ben,commejeteledisais,j’aipenséqu’ilfallaitquetusaches.
—C’estvraimentsupergentildetapart.EtLena,elleaaussipenséqu’ilfallaitquejelesache?
Kristinreprendsontéléphoned’unaircoupable,tournelestalonsets’abatsurunechaised’un
mouvementthéâtral.
—Allez,viensàl’audition,Trace.Onabesoindetoi.Tuesnotremeilleuredanseuse.
TracyseretournelentementsursachaiseetfixeMattdesonregardleplusméprisant.Cequime
surprend, c’est qu’il a vraiment l’air désolé. Tracy revient vers moi mais, au moment où elle
s’apprêteàmedirequelquechose,lasonnerieretentitetM.Camberfaitsonentrée.
Chaqueannée,aumoinsdeuxoutroisfilles—etparfoisungarçon—ontdesennuispouravoir
écrit des lettres d’amour à M. Camber pour la Saint-Valentin. C’est devenu une sorte de tradition à
UnionHigh.L’andernier,ilenareçutrois,dontunelettresignéedeMmeMaso—unfaux,biensûr.
Toutlemondevoudraitqu’ilssortentensembleparcequ’ilssonttouslesdeuxcanonsetferaient
unbeaucouple.
Afin de maintenir une certaine distance, Camber se comporte généralement comme un vrai
pisse-froidquineselaissejamaisalleràbavarderouàsemontreramical.Ilrentredirectementdans
levifdusujet—pasdediscoursdebienvenue,pasde«Çavaêtreuneannéegéniale,lesenfants»,
rien.Toutenécrivantsonnomautableau,ilattaquedirectement.
— Si vous oubliez de laisser votre téléphone portable dans votre casier, donnez-le-moi
immédiatement. Sinon, considérez-vous en retenue à la seconde où il sonnera. J’ai bien dit à la
seconde.
Cambersetournepourprendreunepiledelivressursonbureau.Tracysetourneversmoiles
yeux écarquillés. Ça va ? fais-je en silence. Elle me répond sur le même mode : Et toi ? De mon
regardlepluséloquent,jeluifaispartdemaconfusion.Ellememontresondosetlèveundoigt.Puis
medésigneenlevantdeuxdoigts.
D’abord,jen’ycomprendsrien.Puis,dansundéchirantéclairdelucidité,jesaisis.
Quiestnuméro2au«Topdessalopes»d’UnionHigh?
Moi.
Camberposebruyammentunlivresurmonbureau.Ils’intituleTandisquej’agonise.
Montéléphone—quej’aioubliédemettreenmodesilencieuxparcequec’estlapremièrefois
que je viens au lycée avec — émet un bip au fond de mon sac, sûrement parce que ma mère m’a
envoyéuntextoenplusdupetitmotqu’ellem’alaissécematinpourmesouhaiterunebonnerentrée.
Cambercherchelefautifdesyeuxetparaîtsurprisdeconstaterquejesuislaseuleàafficherune
minecoupable.
—Vouscommencezenbeauté,mademoiselleZarelli.Nousnousverronsaprèslescourspourla
premièreretenuedel’année.Contentdevousrevoir.
Merci.C’esttellementgéniald’êtreici.
***
Lesretenuesdurentthéoriquementtroisquartsd’heure.Alafinducours,Camberbranditmon
téléphoneetmedemande—àmoi,laseuledesesélèvesquiaieréussiàécoperd’uneretenuelejour
mêmedelarentrée—pourquoij’aiapporté«cetrucidiot»enclasse.Jeluirépondsquejen’avais
pas de portable avant et que je ne suis donc pas habituée aux règles d’Union High là-dessus. Il me
rendl’appareiletm’annoncequejepeuxpartir.
—Onm’aditdubiendevous,mademoiselleZarelli.
Ilparleenmodepète-sec,aucasoùjem’imagineraisqu’ilchercheàêtresympaavecmoi.
—J’espèrequ’ilétaitfondé.Ademain.
C’est la chose la plus gentille que l’on m’aura dite aujourd’hui, vu que les abrutis les plus
notoiresdulycée—saufMatt—m’onttraitéede«Salopeno 2»àdenombreusesreprisesaucours
de la journée. Matt est resté bizarrement silencieux et s’est efforcé de ne pas croiser le regard de
Tracynilemien.Cequi,d’aprèsmoi,signifiequesapetiteamieLenaestàl’originedecetteliste.
Kristin n’a pas tort, en fait : ce n’est jamais qu’une liste. Il y en a de semblables dans tous les
lycéesetellesreflètentrarementlaréalité.Généralement,ellessontl’œuvredefillesquiessaientde
compromettrelaréputationd’autresfillesoudebriseruncoupleenfaisantcroireàungarçonquesa
petite amie se tape l’équipe de foot au grand complet. Je préfère ne pas m’attarder sur la
discriminationsexuelleenlamatière.Lesmecsontledroitdefairetoutcequ’ilsveulentmaisune
fillepeutsefairetraiterdesalopepour—dansmoncas—unsimplebaiser.
JesuissûrequeLenam’ainscritesurcettelisteàcausedetoutletortquej’aifaitàRegina.Elle
devraitplutôtmeremercier:c’estgrâceàmoiqu’elleestcapitainedespom-pomgirlscetteannée.
Sansmoi,elleseraitencoresimpledanseuse.
Çacraintd’êtresurcetteliste.Mevoilàdéjàaffubléed’unsurnomquipourraitmecolleràla
peautoutlerestedel’année.Maisfranchement,aprèsavoirétésurnommée«Balance911»lamoitié
del’annéedernièreetavoirvuécritcesurnomsurtouteslestablesquej’occupais,çanemefaitpas
grand-chosedem’entendreappeler«Salopeno 2»detempsentempsdanslescouloirs.
Mais«Salopeno 1»,c’estbeaucoupplusgraveapparemment.
Tracyagardélatêtehautetoutelajournéeetignorélerefrain«Numéroun!Numéroun!»qui
lasuitdanslescouloirs.Jel’ainéanmoinsaccompagnéeplusieursfoisauxtoilettesoùelleapleuré.
Etlorsquej’aivoululuidirequecettelisteétaitsansimportance,elleaflippéetm’adit:
—Tupensesquec’estsansimportanceparcequetun’ascouchéavecpersonne.Situl’avaisfait,
tuseraisbeaucoupplusperturbée,crois-moi.
J’ignore si elle dit vrai. Peut-être que oui ou peut-être que je vois les choses différemment à
cause de ce qui m’est arrivé l’an dernier. Quoi qu’il en soit, j’ai décidé de la fermer le reste de la
journée.Jen’aimêmepassautédejoiequandellem’aannoncéqu’aprèsça,pourrienaumondeelle
neseremettraitauxpom-pomgirls.
JerallumemontéléphoneenquittantlaclassedeM.Camber.Tracym’alaisséuntextopourme
dire de la rejoindre à sa voiture si je veux qu’elle me ramène après ma retenue. Dans l’escalier, à
traverslabaievitrée,j’aperçoislesterrainsdesportpar-delàlestoitsdesvoituresdesprofs.L’équipe
de cross fait des tours de stade pour s’échauffer. Je devrais peut-être me trouver parmi eux. C’est
peut-êtrecequemonpèreauraitvoulu,d’autantquejen’aipasétésélectionnéel’andernier.
Jemesensunpeucoupabled’avoircessédecourir.PuisjesongeaumailqueVickym’aécrit
pourmesouhaiterunebonnerentrée.
Soiscequetuveuxêtre,pascequelesautresveulentquetusois.
Enlelisant,j’aipenséquec’étaitjustedesconseilsàlanoixpiquéssurunecarteHallmark.Mais
je commence à voir ce qu’elle voulait dire. Continuer à faire des choses même si on n’en a plus
envie,justepourfaireplaisiràcertainespersonnes,c’estlasolutiondefacilité.
Les terrains de sport vert émeraude m’hypnotisent. On les croirait faits pour figurer dans un
film sur le lycée idéal. Les individus qui les fréquentent vivent une vie de lycéen idéale, avec les
tenues de leur équipe qui leur vont idéalement. Ils sont exactement où ils sont censés être et font
exactementcequ’ilssontcensésfaire.Etmoi?Jeviensd’écoperdemapremièreheuredecolleet
figuresurlalistedessalopes.Qu’est-cequejesuiscenséefaireexactement?
Chanter.
Maisunechanteusequichanteuniquementquandpersonnenepeutl’entendreest-ellevraiment
unechanteuse?
Jedescendsl’escalieretouvrelaportejusteàtempspourapercevoirJamieetReginatraverser
leparkingdesprofspourrejoindreceluiducentrecommercial—ensemble,unefoisdeplus.J’enai
franchementmarre:jen’aiaucunenouvelledeluidepuisqu’ils’estpointédevantchezTracy.
Cesderniersjours,j’aifailliluienvoyeruntextodesdizainesdefois.Maisj’aifaitdesefforts
déments pour penser à autre chose et ne pas lui écrire. Si Jamie veut m’emmener quelque part, il
faudraqu’ilm’appelleetm’expliquecequ’ilaprévu.
Ils s’arrêtent de marcher et se tournent l’un vers l’autre. Autrefois, quand je voyais Jamie et
Regina ensemble, j’étais tellement jalouse que ma vue se brouillait. Maintenant, je suis toujours
jalouse,maisquelquechoseachangé.ParcequequelquechoseachangéchezRegina.Elleal’air…
vaincuouquelquechosedecegenre.Ellecontinueàpourrirlaviedesautresetàlesintimider,mais
jevoisbienqu’ilyauntrucquinevapas.
Au début, j’ai l’impression que Jamie et Regina sont en train de rire et je m’apprête à partir.
Maisilsnerientpas—ilssedisputent.
Jem’aperçoisaussid’autrechose:jenesuispaslaseuleàlesobserver.
ConradesttellementabsorbéparcequisepasseentreJamieetsasœurqu’ilnevoitpasqueje
suisàtroismètresdeluietleregardelesregarder.Ils’accroupitetserongeunongle.Desbribesde
leurconversationnousparviennent.Justeunmotçàetlà—pasassezpourcomprendredequoiils
parlent.
Reginas’envaaubeaumilieud’unephrasedeJamie,traverseleparkingàgrandspas,sedirige
vers le centre commercial et le plante là. Il serre les poings et regarde la voiture la plus proche
commes’ilallaitsedéfoulerdessus.Peut-êtrequ’AnthonyattendReginaaucentrecommercialetque
c’estcequirendJamiefoudejalousie.
Maisçanepeutpasêtreça—cequejevoisn’estpasdelajalousie.J’attendspourvoirs’ilvase
lancer à sa poursuite mais, au lieu de monter vers le centre commercial, il part en direction des
terrains de sport. Je sais qu’il ne va pas s’entraîner car il a été officiellement banni de toutes les
équipessportivesd’UnionHighilyadeuxans.J’ignoretotalementoùilva.
JeregardeConrad.C’estJamiequ’ilobserve,pasRegina.Jem’attendsàcequ’illesuive,peutêtrepourluiservirquelquesinjures,maisilnebougepasdesaplacejusqu’àcequeJamiesoithors
devue.Alors,ilselèveets’adosseàlavoiturederrièrelaquelleilsecachait.Ilfermelesyeux,baisse
latête,inspireprofondément,puiss’avancedansmadirection,verslapiscine.Jemebaisse,ilpasse
prèsdemoisansmevoir.
Conradn’estpluslemêmequelorsqu’ilcrânaitetcrachaitsonveninàl’arrièredelavoiturede
Tracy,l’autresoir.IlporteunjeansetunT-shirtbleuetdesConverserouges.Rienquipuisseattirer
sur lui une attention quelconque, comme ses mocassins de marque. Et il a l’air si triste que j’en ai
presquedelapeine.
Il se demande peut-être ce qui va se passer quand il va arriver en retard pour le premier
entraînementdelarentrée.Franchement,çam’impressionneassezqu’ilyaille.Asaplace,jecrois
quejen’enauraispaseulecourageaprèscequis’estpasséàlasoirée.
Quelles étaient les relations de Jamie avec lui lorsqu’il vivait chez les Deladdo ? Conrad était
énervécontreluil’autresoir,maisJamieavaitl’airdenepass’inquiéter,commes’ilsavaitqueça
allaitpasser.Peut-êtrequeJamieestunesortedegrandfrèrepourConradetqueConradestdégoûté
queJamieetReginanesoientplusensemble.
UnefoisConradhorsdevue,jedécideenunclind’œilderattraperJamie.
—Jamie!
Je suis essoufflée parce que je cours, ce que j’ai cessé de faire depuis le printemps. Il se
retourne,l’airfurieux,puissonvisagesedétendunpeuetilmesourit.Vraiment.Lesoleilradieux
soulignelesrefletsdorésdesesyeuxetdesescheveux.Jevoudraisgravercetteimagedeluidansma
mémoirepourpouvoirlaregarderquandj’enaienvie.
—Salut,dit-il.
—Salut.JevoulaistesouhaiterunebonnerentréeenTerminale.
—Merci.
Ilparaîtunpeusurpris,commes’iln’avaitpassongéquec’étaitsadernièreannée.
Sonregardparcourtmonvisage,ilm’observe,etcelamerappellecequej’airessentiquandil
m’aplaquéecontresavoiturepourm’embrasser.Jesecouelatêtepourdissipercettepensée.Jene
voudraispasqu’ilpuissedeviner,rienqu’enmeregardant,quejesongeàlachoselaplussexyqui
mesoitarrivéejusqu’àprésent.
—Euh,jet’aivuavecReginatoutàl’heure.Onauraitditquevousvousdisputiez.
Ilnerépondpasimmédiatement.
—Onparlait,c’esttout.
—Je…jen’airienentendu,sic’estcequetuveuxsavoir.
Ilnemeditpassic’estcequ’ilveutsavoir.
Ilestpeut-êtretempsd’employerlamanièredirecteavecJamieForta.
—Qu’est-cequisepasseavecelle?
Montéléphoneémetunbipdansmonsac.
—Désolée…
Jelesorsetconsulterapidementl’écran.C’estTracy.
FoKeJteParl.
Jefourreleportabledansmonsac.Jamieregardeautourdeluicommes’ilnevoulaitpasqu’on
puissenousentendre.Jebaisselavoix.
—Tun’espasobligédemerépondremaintenant,situneveuxpas.Tupeuxmelediresamedi.
Jemedonneraisdesgifles.Jenevoulaissurtoutpasparlerdesamedi.Maintenant,j’ail’airde
vouloirleluirappeler.Oudechercheràensavoirdavantage.
—Ecoute,Rose…jedoistravaillersamedi.
Madéceptionesttellementgrandequ’ellem’oppresse.Est-cequejedoisfairecommesijem’en
fichais,commes’ilnemelaissaitpastomber,unefoisdeplus?Jesongeàtoutecette«démarchede
franchise » que j’apprends en psychothérapie. Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à la mettre en
applicationmaintenant?Jeprendsl’airaussiinnocentquejepeux.
—Tutravailles?
—Oui.Jesuisobligédetravaillerpresquetouslessoirspendantuncertaintemps.Maisjevais
bientôtavoirunvendrediouunsamedisoirlibre.
Jeregardemespieds,serrésdansmesballerines.Sij’avaismismesboots,jesuissûrequetout
çaneseraitpasarrivé.Jemejuredeneplusjamaisportermesballerines.LamaindeJamierentre
dansmonchampvisuel.Jesenssesdoigtschaudsmeprendrelementonetmereleverlatête.
—Jedoisrembourseràmonpèremesfraisd’arrestation.
Est-cequemamèrem’obligeraitàlesremboursersijemeretrouvaisdevantlestribunauxpour
uneraisonouuneautre?Qu’est-cequiarriveraitsij’embrassaisJamiejustemaintenant?Cesdeux
penséesn’ontmanifestementaucunlienentreelles.Moncerveauestdevenudifficileàgérerdepuis
quej’aidespicotementsàl’endroitoùJamiemetouche…
—Désolé.
—Waouh,deuxexcuseslemêmejour!
Jetentederetrouvermacrâneriedel’autresoir,maisj’aidumalenpleinjour.J’ail’impression
queçaneviendrapas.
—Maisfranchement,jen’aijamaisvraimentcruquenousallionssortirensemble.
—Laisse-moiseulementquelquessemaines.
Montéléphoneémetunnouveaubip.
—Ilfautquej’yaille.
Unepartiedemoivoudraitravalercettephrase—leséchangesavecJamiesontsuffisamment
rarespourquejen’aiepasenvied’ymettrefindemoi-même.Maisl’autrepartiedemoi-mêmeest
trèsfièredemoi.
Jamiehochelatête.
—Aplus,Rose.
Jelequittepourqu’ilnemequittepaslepremieret,toutengrimpantlacôteversleparkingdes
élèves,jem’obligeàcompterjusqu’àtrenteavantdemeretourner.JevoisJamielongerleboutdela
pisted’athlétisme,oùReginaetmoinoussommesaffrontéesl’andernier.Grâceàlui,jen’aipasété
renvoyée.Grâceàelle,j’aidescicatricessurlesavant-brasetlestibias.
J’arriveàlavoituredeTracy,maisellen’yestpas.Jeluienvoieuntexto.
@lavoiture
Puis je m’assieds sur le capot. En l’attendant, je sélectionne « Photos » sur mon téléphone —
pourcalmermoncerveau,lequeltentedecomprendrecequivientdesepasser.J’aidéjàdétruitprès
delamoitiédesphotosdemonfrère.Audébut,jeregardaisvraimentchaquecliché;maintenant,je
mecontentedelessurvoler.
Supprimer,supprimer,supprimer.
Aumomentdedétruirela503ephoto,jem’arrête.Qu’est-cequej’aisouslesyeuxexactement?
Surcettephoto,PeteretAmandasontinstallésl’unenfacedel’autredevantunetablebasse.Ils
tiennentchacununepaille,commes’ilsallaientboireensembledanslemêmeverre.Saufqu’iln’ya
pasdeverreetquelespaillessontmoitiépluscourtesquedespaillesnormales.Onnevoitpasbien
cequ’ilsfont—lebrasd’uneautrepersonnecacheàmoitiéleursvisages—maisilsuffitd’avoirvu
desfilmspourreconstituerletableau.
Obsédéeparcetteimage,j’appellePetersuruncoupdetête.J’aivraimentpeur,jesuisinquiète,
j’aibesoind’entendresavoix.Jelaissesonner,sonner,sonneret,justeavantledéclenchementdela
messagerie,Amandarépond.
—Salut,Rosa,c’estAmanda!Commenttuvas?
Pendantqu’elles’excite,j’entendsmonfrère,derrière,luidirequ’elles’esttrompéedeprénom.
—Oh!désolée,Rose.Qu’est-cequisepasse,mapuce?
Ce que je peux détester cette fille ! Je m’efforce de ne pas éprouver de haine, mais je la hais
vraiment.
—Jepourraisparleràmonfrère?
—Ilpeutpasvraimentparlerpourl’instant.
—Ilestjusteàcôtédetoi.Jel’entends.
Le son me parvient étouffé, comme si Amanda avait posé sa main dessus. Je les entends rire,
puis elle me le passe. C’est bizarre d’entendre la voix de Peter en ne lui ayant pas parlé depuis
longtemps.
—Salut,Rosie.
Soudain, je ne trouve pas comment lui parler de cette photo. Je voudrais, mais les mots ne
viennentpas.Etsijel’avaismalinterprétéeetmeridiculisaistotalement?
Derrièrelui,Amandachantesurunechansonquimeparvientbrouillée.Ilvasansdirequ’elle
chantefaux.
—Commentçava?medemandePeter.
Ils’exprimelentement,commes’ilfaisaitdeseffortspouravoirunevoixnormale.Lesonestde
nouveauétoufféquelquesinstants,puisj’entendsmonfrèresoufflerendisant«Merci,bébé».Ilfume
quelquechose.
Jelâchen’importequoi,fautedemieux.
—C’étaitlarentrée.
—Ahoui,c’estvrai.Super.Amanda,c’étaitlarentréedeRosieaujourd’hui.
Amandarépondparundeces«Oh»attendrisquim’énervent.
—Commentçasepasse?
—Euh…c’estterminé.Çava.
—Cool.
Pourquoiest-cequej’aibesoindecouragepourabordercesujetavecmonfrère?Qu’est-ceque
mon père attendrait de moi ? Que je dise les choses simplement, que je demande à Peter ce qui se
passe.JesuissurlepointdelefairequandTracysurgitdevantmoiensautillant,toutexcitée.Jene
comprendspassajoievuquejel’aivuepleurerplusieursfoisaujourd’hui.
—T’appellesqui?medemande-t-elle.
—Peter.
Elleouvredegrandsyeux,m’arracheletéléphonedesmainsavantquej’aiepufaireungesteet
semetàglapir.
—Peter?C’estTracy!
J’entendsmonfrèrerire,cequifaitrireTracy.
—Situsavais,ç’aétéunerentréedefolie.Tunedevinerasjamaiscequis’estpassé.
Elleritd’unechosequeluiditPeter,s’éloignedequelquespasetl’écouteentournantenrondet
enjouantavecsescheveux.Puisellelèvelesyeuxversmoi.
—Jen’ymanqueraipas,jetepromets.Maiselleestsage.Tun’asplusbesoindet’inquiéterpour
elle — ni pour moi. Nous sommes sophomores, maintenant. Sauf qu’on s’est retrouvées toutes les
deuxsurlatoplistedessalopesdulycéeaujourd’hui.
Jememetsàhurler:
—Tracy,pourquoiest-cequetuluiasdit?
Ellepoursuitsansmêmemerépondre.
— Non, tout va bien, parce que j’ai une arme secrète. Mais je ne peux pas t’en parler. Tu la
découvrirastrèsbientôt.D’accord…d’accord,salut,Peter.
Ellemerendenfinmontéléphone.
—Euh…Peter?
Iln’yapluspersonne.
—Oh!désolée,Rose.Tuvoulaisencoreluiparler?Jecroyaisquevousaviezterminé.
Je devrais le rappeler et lui parler de cette fichue photo, mais je n’y arrive pas. J’en suis
incapable.Qu’est-cequejeluidirais?Qu’est-cequ’ilmerépondrait?
Ets’ilmedisaitlavérité—cequim’étonnerait—,qu’est-cequejeferais?
J’enparleraisàmamère?
J’enparleraisàTracy?
Jenevoudraispasqu’elleaitmauvaiseopiniondelui.
Jenevoudraispasavoirmauvaiseopiniondelui.
Tracymemetsontéléphonesouslenezetmemontrequelquechosesurl’écran.Ondiraitun
sitedemode.Letitredit«Topdesstylés».Endessous,unephotohyperglamourdeTracyquejen’ai
jamaisvue.
—Qu’est-cequec’est?
—C’estcequetum’asaidéeàcréer.Etcequivalancermacarrièredanslamode.
6
Muse(n.f.):personnedéclenchantl’inspirationartistique.
(voiraussi:HollyTaylor,poursafinesse.)
***
— Soyez les bienvenues aux auditions pour Anything Goes, jeunes gens. Je sais que vous êtes
survoltés, mais si vous pouviez la mettre un peu en sourdine, nous pourrions commencer et être
rentrésàtempspourGlee.
Commepersonnenesetait,M.Donnellyreprend.
—D’accord,lesjeunes.«Lamettreunpeuensourdine»étaituneuphémismepour«Fermez-la
maintenant»!
Çamarche:toutlemondesetait.Stéphanieesttellementnerveusequ’elleentremble.Ellem’a
rejointeauxcasiersaprèslaseptièmeheuredecoursendisant:
—Jecroisquejevaistenterl’audition!Jepeuxyalleravectoi?
Ensuite,ellen’alittéralementpascessédeparlerunesecondejusqu’àl’auditorium.Là,elles’est
pour ainsi dire renfermée dans sa coquille, et c’est alors qu’elle a commencé à trembler. Son
tremblementmeparvientàtraversmonfauteuil—c’estdire!Jeluipresselamainpourlacalmer,
maisellefixeM.Donnellycommesic’étaituntueurensérie.
J’ignorais totalement qu’elle avait l’intention d’auditionner. Je ne sais même pas si elle sait
chanter.D’ailleurs,déjà,jenesaispassimoijesaischanter.
Enfin,jepensequejesais.Maissijesuislaseuleàlepenser…
Non.Jesaischanter.Jelesais.
D’ailleurs,jesuisarchi-prête.J’airegardéunevidéodepasdeclaquettes.J’aiarrêtédechanter
« Moses » en boucle et j’ai travaillé mes seize mesures de « Be Italian » — dans Nine — pas
seulementsousladouchemaisdevantlemiroir.J’aiarrêtéquandj’aicomprisquemesrelationsavec
lesmiroirsrisquaientd’empirer.
Peut-onavoirl’airnormalquandonchante?Amoinsquelaquestionàseposersoitplutôt:estilnormald’avoirl’airbizarrequandonchante?
Grâce à Holly, qui m’a coachée par e-mail — sûrement parce que Robert lui a dit qu’elle ne
devaitpasgaspillersonprécieuxtempsdepréparationàsedéplacerpours’occuperdemoi—,j’ai
mêmeunechansondesecours,justeaucasoùonmerappelleraitlejourmêmepourmedemanderde
présenterautrechose.D’aprèsHolly,çaarrivesouvent.
Bon,çaluiarrivepeut-êtresouventàelle,maisçan’arrivepasnécessairementsouventàmoi,
parexemple.
Enfin,pourêtrevraimenthonnêteavecmoi-même,jediraisquejechanteplutôtbien.Etqueje
mesensplutôtbien.
Curieusement,c’estunpeugrâceàlalistedessalopes.
LeprojetsecretdeTracyn’estplusunsecretetc’estvraimentgénial.C’estunblogsurlamode
qu’elle voulait initialement baptiser « Très Chic/Tracy ». Mais après l’apparition de la liste des
salopes,aulieuderetournerpleurerencoreunefoisdanslestoilettes,Tracyaeuuneidéebrillante.
Elleestalléevoirleprofdemarketingpourluidemanderdesconseilsenrelationspubliques.Leprof
lui a expliqué que la meilleure chose à faire lorsqu’on était victimes d’insinuations de ce genre,
c’étaitde«saisirlaballeaubond»et«d’écriresoi-mêmelasuitedel’histoire».LorsqueTracyluia
parlédesonprojetdesiteinternet,leprofl’aaidéeàtrouverlenomde«Topdesstylés»,quiestun
jeudemotssur«Topdessalopes».
Ceblogestfabuleux.Tracyphotographiedesgensdontelleaimelestenuesaulycéeetexplique
comment chaque élément qui les compose contribue à l’effet d’ensemble. Ensuite, elle utilise les
photosscannéessurdesmagazinespourmontrerenquoichaqueélémentdelatenueestunbonchoix.
Parexemple,laphotodeStéphanieestplacéeenregardd’unephotodeVoguesurlaquelleunmodèle
porte des chaussures hyper chères qui ressemblent à celle de Steph. Tracy utilise le travail de
photographesetdestylistesprofessionnelspourmontreràquelpointsesamisontl’instinctpointuen
matièredemode.Çatientdugénie.
Je l’ai aidée pour la partie technique et lui ai dit qu’elle devait mentionner les crédits photos,
dire où elle s’était procuré chaque cliché et donner le nom du photographe pour éviter les ennuis.
C’estainsiquemonnomapparaîtsurlesiteentantque«Directriceéditoriale,conceptrice».
TracyaannoncélelancementdesonsitesurFacebook,Twitteretpare-mailàtoutelaclasse.A
larubrique«Objet»,elleaécrit:«LaSalopeno 1voussignalel’existenced’unenouvelleliste.»Je
l’aiaidéeàréécriresonmessageenajoutantdesmotschoisissusceptiblesderenvoyerlaplupartdes
élèvesàDictionary.com.Voicilaversiondéfinitivedumessage:
LancementduTopdesstylés,unsiteconçupoursaluerlesensdelamodedesplusdouésenlamatière,mais
aussipourrappelerauxindividuspourvusd’uncerveauqu’iln’yapasqueleslistesdesalopesdanslavie.Il
y a la mode, l’art, la beauté, la personnalité et la manière de l’exprimer ! Chaque jour, le Top des stylés
mettraenlumièreceuxetcellesquiincarnentl’allure,l’éclat,l’originalité.Quisaitsivousn’yfigurerezpas
unjour?
Des questions ? Contactez-moi par e-mail. Mais ne me demandez pas de vous mettre sur ce site. Sachez
découvrirleoulafashionistaquiestenvousetjesauraivoustrouver.
Lesmessagesdehaineresterontsansréponse.
N’attendezplus,cliquezicipourdécouvrirletoutpremierTopdesStylés.
BienvenueàUnionHighversionchic!
***
La première livraison de Top des Stylés montrait Stéphanie dans ses chaussures sublimes et
HollyetRobertvêtusdenoirdelatêteauxpieds.Foliechezlesinternautes.
En quelques heures, les commentaires ont afflué. Des gens disaient à Tracy qu’elle devait
absolument les regarder le lendemain parce qu’ils allaient porter une tenue fabuleuse. Même le
virtuosedeYouTubeluiaécrit:«Fais-moisavoirquandtuserasprêtepourtonpremierdéfilé:je
connaisdumonde.»
Pasunseulmailmesquinouméchant—etpasuneallusionàlalisteinfamante.Pasuneseule.
Commesiellen’avaitjamaisexisté.
Tracyvenaitdefaireuncoupderelationspubliquesgrandiose.Enunenuit,elleétaitpasséedu
statutdesalopeno 1dulycéeàceluidefillecélèbreetarchi-cool.Désormais,desélèvesdePremière
etdeTerminaleluidisentbonjourdanslescouloirsjustepourqu’elleremarqueleurtenue.Jesuis
fièred’avoirjouéunrôlemodestedanscesuccès.
Donc, voilà pourquoi je me sens plutôt bien aujourd’hui. On pourrait même dire que je suis
prêteàcasserlabaraque.
M.Donnellyclaquedanssesmainsetreprendlaparole.
—Trèsbien,jeunesgens!Nouscommenceronsparlechant,ensuiteceseralacomédieetpour
finirladanse.
Ilconsultesesnotesetglissesonstyloderrièresonoreille.
—MitchellKlein.Prêt?
Mitchell monte sur la scène où il chante un bout d’une chanson extraite d’Anything Goes. Elle
s’intitule«It’sDelovely».Jepaniqueaussitôt:c’estmachansondesecours.Jemeretournedansmon
fauteuil pour regarder Holly. Les auditions l’excitent tellement qu’elle saute pratiquement dans son
fauteuil.Ellemefaitunpetitsignedelamainetlèvelesdeuxpouces.Sesdentsblanchesétincellent
commedansunepubpourduchewing-gum.
Acôtéd’elle,Robert,avachidanssonfauteuil,uneécharperougeautourducoup,fixeMitchell
Kleincommesisesyeuxétaientdespointeurslasers.Ilmejetteunregardd’unefractiondeseconde
etm’adresseunpetitsignedetête.PuisilseconcentredenouveausurMitchell,quis’avèreavoirune
plusjolievoixquejenel’auraiscru.
Alafindesonair,Mitchell,l’airtrèscontentdelui,décocheunregardgoguenardàRoberten
retournants’asseoir.J’entendspratiquementmonamigrincerdesdentstandisqu’ilboitunegorgée
desaboissonénergisante.Ilresserresonécharpeetjem’aperçoissoudainquejenel’aipasvufumer
uneseulefoisdepuislarentrée.Iladûarrêter.
C’estdrôle.Jenel’auraisjamaiscrucapabled’arrêterpourquoiquecesoit.Nipourquiquece
soit.
Après plusieurs candidats qui n’atteignent pas la seizième mesure — parce qu’ils rigolent,
perdentlamesureousontmortsdetrouilleetrestentmuetsdevanttoutlemonde,M.Donnellylance:
—StéphanieTrainer.
Unsilencetombesurlasalle.Stéphanieselève,trèstopmodèledansseschaussuresàplateau.
Ses cheveux roux brillent, elle rougit nerveusement. Sa démarche est mal assurée parce que ses
jambestremblent,maiselles’arrêtepourrespirerprofondémentet,instantanément,sedébarrassede
sontrac.Littéralementàvue.Commesielleavaitdécidéqu’elledevaitcesserd’êtrenerveuseetque
son stress s’était envolé. Je vois alors s’avancer une créature hyper confiante en elle dans sa tenue
super mignonne très croisière maritime — ce qui est précisément le cadre où se déroule Anything
Goes.
JecontemplemonjeancoupéetmonT-shirtFeist.Jen’aipasmistoutesleschancesdemoncôté
aveccetaccoutrement…AmoinsqueM.Donnellysoitunfandecettechanteuse.
Stéphanie grimpe sur la scène, s’éclaircit la voix et, sans se présenter ni même laisser
M.Donnellyluidemander«Qu’est-cequetuvasnouschanteraujourd’hui?»,elleselancedansune
repriseacappellade«Mine»,deTaylorSwift.
Etc’estsuperbe.
Complètement,étonnammentsuperbe.Ellen’imitepasdutoutTaylorSwift—bienaucontraire.
Ellenechercheàimiterpersonneets’approprielachanson.Jesuissûrequ’onl’entendjusquedansla
rueoudumoinsàl’extérieurdel’auditorium.Elleparaîtsiheureuse,sinaturelle,queM.Donnelly
oublie de l’arrêter après les seize premières mesures et qu’elle chante le refrain une seconde fois.
Quandellesetait,toutl’auditoriums’enflammecommesilavraieTaylorSwiftétaitsurscène.
Elle regagne son fauteuil après avoir tapé dans les mains de presque tout le monde sur son
passage.Jemepencheverselle.
—Jenesavaispasquetuchantaisaussibien!
—Moinonplus!
Elleritetrejettesescheveuxsursesépaules.
Jedoisfairedeseffortsintensespournepasenvouloiràmacopinedes’êtremétamorphoséeen
déesse durant l’été, tandis que j’aidais les habitants d’Union à choisir entre les coupes normale,
ajustéeouflottantepourleursjeans.
Lorsquelesapplaudissementsretombent,M.Donnellyappellejoyeusement:
—HollyTaylor,enscènes’ilteplaît.
Holly se lève d’un bond, parfaite dans sa robe à fleurs et ses bottines boutonnées jusqu’aux
genoux.Ellemontesurscèneetseprésentecommesielleavaitfaitçatoutesavie.
— Bonjour tout le monde ! Je m’appelle Holly Taylor, je suis nouvelle ici. Je viens de Los
Angeles.Aujourd’hui,jevaisvousinterpréter«AllThroughtheNight » de Cole Porter, un air que
chantelepersonnagedeHopedanscettecomédiemusicale.J’espèrequ’ilvousplaira,c’estundemes
préférés.
Holly se met à chanter cette célèbre ballade et, naturellement, elle a une voix de sirène.
M. Donnelly se redresse sur son siège, l’œil brillant, sans doute ravi d’avoir déniché non pas une
maisdeuxexcellenteschanteusesdanslapremièredemi-heured’audition.
Holly va se rasseoir, Robert l’entoure de son bras, l’embrasse sur la joue et sourit à la
cantonade,tellementrayonnantdefiertéqueç’enestgênant.
Qu’est-cequeçafaitd’avoirunpetitamiquivousconsidèrecommelahuitièmemerveilledu
monde?
JevaisdevoirchanteraprèsStéphanieetHolly.Génial!Jeplaisante:horrible…
Jegagnelascèneettoutsemetàdébloquer.Mavisionpériphériquesetrouble,j’ail’impression
quejevaisvomir.Hollym’aditqu’encasdetrac,ilfallaits’imaginerqu’onchantaittoutseuldanssa
chambre.Maisjesuisvictimed’unecrisedepanique,jevoislebalcons’effondrersurtouslesgens
assisendessousetlesréduireenbouilliedecartilageetdesang.Jesecouelatêtepourchassercette
visionetj’entendsM.Donnellymedemander:
—Quevas-tunouschanteraujourd’hui,Rose?
Jetrouvelaforcedeluirépondre.
—Ah,«Nine».Excellentchoix.Vas-ydèsquetutesensprête.
Personne ne pense vraiment « dès que tu te sens prête » en le disant, parce que si j’attendais
d’êtreprête,jenebougeraispasd’icijusqu’àlafindemesjours.
Jeregardeenbas,aucasoùmescamaradesdeclasseseraienttoujoursécraséssouslebalcon,
puisj’entamelachanson.Commejel’aiprisetrophaut,jedoisrecommencer.
—Çasonnebien,Rose.Prendstontemps.
Jerecommenceplusbas,jechantequelquessecondes,puisj’aiuntroudanslesparoles.
JelèvelesyeuxetaperçoisHolly.Sonsourireestfigé,commesielleessayaitderesterpositive
toutenétanteffondrée,aufond.Ellearticulelesparolesensilenceàmonintention,maismonregard
estattiréparRobert,quineveutmêmepasregarder.Ilfixeleplafonddel’auditorium.M.Donnelly
medonnelesparolesetmedemandederecommencer.Jechantemonairsansavoirlamoindreidée
decequeçadonnenidelajustesse.
M.Donnellysourit.
—Merci,Rose.
Jen’arrivepasàinterprétersonintonation.Aulieudedescendredanslasallecommelesgens
normaux, je sors par les coulisses et me retrouve dans le couloir. Tant pis si j’ai laissé toutes mes
affairesdansl’auditorium.Çan’apasd’importancecar,detoutemanière,j’ail’intentiondechanger
d’identitéetdequitterlaville.
Commentai-jepucroirequej’avaisunavenirdanslechant?Ilestclairquejen’enaiaucun.
Parcequejesuisnulle.
Jemelaisseglisserlelongdumuretm’assiedsparterre,lesmainssurlesoreillespournepas
entendrelesautrescandidats.Jefermelesyeux.
Jerestelàjenesaiscombiendetempsjusqu’àcequequelqu’unmetapesurl’épaule.J’ouvreles
yeux.MmeMasoestdeboutdevantmoi.
MmeMasoalapeaumateetdesyeuxbrunset,siTracylepouvait,ellelamettraitsurleTopdes
Styléstouslesjours.
—Tutelèvesouc’estmoiquim’assieds?
Faute de réponse de ma part, elle s’assied à côté de moi. Elle tient un paquet d’affiches
proclamant « Union High, pas d’excuses à l’intolérance ! » en lettres rouge sang. En dessous :
«Réuniondesélèveslundi,présencerequise.Présentez-vousàl’auditoriumavecvotreclasse.»
Jemerenseigne.
—Qu’est-cequec’est?
—TuétaisàlasoiréechezMikeDarren,jecrois?
JedécrocheuninstantenentendantRobertchanterunextraitdeMyFairLady.Ilchantedetout
son cœur — pas question que Mitchell Klein donne la réplique à Holly. Il ne fait pas de quartier.
J’admire.
—Oui,j’étaisàcettesoirée.
—Ilparaîtquetut’esretrouvéedanslapiscine.
—C’étaittropdrôle,dis-jeaussisèchementquejepeux.
—Dis-moiunpeucequetufaisici,danscecouloir.
—J’airatémonauditionpourlacomédiemusicaleetjen’aipasenviederetournerlà-dedans.
Aumoinsjesuisfranche…
—Tuessûredel’avoirratée?
—Oui.
—Tun’enaspasl’aircertaine.
—J’aidûm’yprendreàtroisfois,alorsj’endéduisquej’aiéténulle.
— Rose, veux-tu que je te dise ce qui m’a frappée chez toi depuis que je te connais ? Tu es
méchante—avectoi-même.
Jesensqu’ellealesyeuxposéssurmoimaisjenesuispasprêteàcroisersonregard.
—Tuesquelqu’unpourquichaquemotcompte,ilmesemble.Penseàtouslestermesnégatifs
quetuasemployésenparlantdetoidepuisledébutdecettebrèveconversation.
Jesoupire.
—J’ail’impressiond’entendrelapsydemamère.
MmeMasosaisitaussitôtlaperche.
—Ehbien,j’espèrequ’elles’occupeaussidetoi.
Jehausselesépaules.
— Arrête d’être toxique envers toi-même, Rose. Cela peut être aussi destructeur à long terme
quel’usagedestupéfiants,l’anorexie,l’automutilationou…tuveuxquejecontinue?
Jesecouelatête.
—Non,j’aipigé.
—Bien.
Elleselève,brossel’arrièredesonjeansetbrandituneaffiche.
—Ecoute,lelycéeenquêtesurcequis’estpassélorsdecettesoirée,enpartieparcequeConrad
Deladdo—quiestapparemmentundesmeilleurssportifsquecelycéeaitcomptésdepuisdesannées
— a démissionné de l’équipe de natation et refuse de dire pourquoi. Comme c’est toi qui t’es
retrouvéedanslapiscineaveclui,ilsepourraitquetuteretrouvesdanslebureaudelaproviseure.
Simpleavertissement,vu?
Quelledélicieusesurprise!Jen’aipasbavardéavecMmeChen,laproviseure,depuisledernier
scandaleauquelj’aiétémêlée.Jemelanguis,franchement.
—Retournelà-dedansterminertonaudition,Rose.Mêmesituasl’impressiondel’avoirratée,
tupourrasaumoinsdirequetuesalléejusqu’aubout.
Mme Maso scotche une affiche au-dessus de ma tête, me touche l’épaule, puis disparaît dans
l’escalier.Lebruitdesesbootssabotsrésonnedanslecouloir.Jelaregardes’éloignerensongeant
qu’ellemedonnetoujoursd’excellentsconseils—quejeneveuxjamaissuivre.
Je suis en train de me demander comment récupérer mon sac dans l’auditorium en me
débrouillant pour ne voir personne quand la porte du plateau s’ouvre. Holly se penche dans
l’ouverture.
—Rose!onvacommencerlesscènesparlées.Grouille-toi!
Jesecouelatête.
—Jeneretournepaslà-dedans.
Hollysortdanslecouloiretlaporteserefermesansbruitderrièreelle.Ellemetendunemain
pourm’aideràmerelever.
—T’asdûrecommencer,etalors?C’étaitsuper.Tavoixesttropcool—pascommelesautres,
tuvois?Unpeucomme…jenesaispas.
Hollyréfléchit,lesyeuxauplafond,enfaisanttournersesbraceletsautourdesonbras.
—Unpeucommelesrockeusesd’avant,ouquelquechosedanslegenre.
Etvoilà.
Onvientdemecomplimentersurmavoix.
C’estlapremièrefois.
Jenevoispasexactementcequ’Hollyveutdire,maiscecomplimentvientd’êtrelancé,libéré
dansl’univers.Jelesenscirculerenmoi,sedilaterpourremplirtouslesvidesdontjenesavaisque
fairedernièrement.Jesuistellementabsorbéeparcettesensationquej’enoubliederemercierHolly
et de prendre la main qu’elle me tend. Elle se méprend sur ma réaction et s’agenouille devant moi
avecuncraquementducuirdesesbottes.
—Qu’est-cequetuas?
Elleposesamainsurmonbras.Leslarmesmemontentauxyeux.Ellesmontentaussiauxsiens,
juste parce que j’ai les larmes aux yeux. Elle rit, peut-être un peu gênée de pleurer avec moi sans
savoirexactementpourquoinouspleurons.Jenesaispascommentluidirequ’ellevientdemedire
quelquechosedefabuleuxalorsellecroitnaturellementquequelquechosenevapas.
—Rose…C’estàcause…euh…d’ungarçon?
Ellemeposelaquestiond’unemanièrebizarre,commesielleconnaissaitdéjàlaréponsemais
cherchait à savoir si je vais lui dire la vérité. Alors, au lieu d’essayer de lui expliquer qu’elle, une
vraiechanteuse,vientdemetraiterdevraiechanteuse,jehochelatête.C’estplusfacilequed’essayer
d’exprimercequej’éprouveencemomentprécis.
Hollyouvredegrandsyeuxronds,pleinsdelarmesetdeculpabilité.
—C’estRobby?
Non,non,nonetnon.Jesaisdéjàexactementcequ’afait«Robby»,jen’aipasbesoindelelui
demander.Maisjeleluidemandequandmême.
—Qu’est-cequ’ilt’aracontésurmoi?
— Eh bien, je ne voudrais pas te mettre mal à l’aise, mais Robby m’a dit que tu étais, hum,
amoureusedeluimaisqu’ilteconsidéraitplutôtcommeunepetitesœur.Alorsjevoudraissavoirsi
celatedérangequenoussoyonsensemble.J’espèrevraimentquenon,Rose,parcequejet’aimebien,
tusais.Maissiçatemetmalàl’aisedenousvoirensembleoudemeparler…
Jelèveunemainpourl’arrêter.
—Cen’estpasRobert.
Çan’ajamaisétéRobert.Jevoudraisdirelecontrairejustepourluifairedumalàlui,maisj’ai
unemeilleureidée.Jevaism’entenirlàpourl’instant.Robertpaiera—cher—plustardpours’être
servi de moi afin de paraître plus désirable aux yeux de sa petite amie. Un jour, peut-être, quand
l’occasions’enprésentera,j’expliqueraiàHollyavecquelmenteurpathologiqueellesort.
C’estvraimentcharmantdeteconduireainsienverslegarçonquit’asoutenueàl’enterrement
detonpèreetlafillequivientdetedonneruneidentité,ditunepetitevoixdansmatête.
Jeluidisdelaboucler.
Laportedescoulissess’ouvredenouveauetM.Donnellypasselatête.
—Prêtespourlesscènes,lesfilles?Ilesttempsdejouer.
IlregardeHollyavecgourmandise.
—Noussommesprêtes,monsieurDonnelly.
Hollyseredressed’unbondetmetendlamainunesecondefois.Jelasaisis,ellemetireavec
uneforcesurprenantepourunefilleaussimenue.Est-cequeçavautvraimentlapeine,quandonaune
voixde«rockeused’avant»,depasserjusqu’auboutlesauditionspourunecomédiemusicale?Je
n’aipasletempsdetrouverlaréponsecardéjàHollymetraînejusquedansl’auditoriumetlaporte
serefermederrièrenousavecunbruitsecetthéâtral.
***
Le lendemain matin, Conrad m’attend devant mon casier avant l’appel. Aussitôt, j’ai
l’impression que mon estomac se transforme en nœud marin — un nœud très compliqué. Je sais à
quel point il ne m’aime pas et je suis sûre que, quoi qu’il ait à me dire, ça va mal se passer. C’est
agaçantd’avoirpeurdeparleràunfreshman,maisConradn’estpasseulementunfreshman.C’estun
freshmandouédesaptitudesàl’affrontementpropresauxDeladdo.
—Jesensqu’onvas’amuser,mefaitTracy.
EllebranditsontéléphoneetprendConradenphoto,sansprêterattentionauxétudiantsquinous
entourentenfeignantdenepasposerpourellealorsqu’ilsnefontriend’autre.Sansexagérer,Tracy
doitprendreunecinquantainedeclichésentrelemomentoùellesortd’unesalledecoursetceluioù
elleentredanslaprochaine,passageparlecasiercompris.Maintenant,quandnouspassonsdansles
couloirs,Tracytracesoncheminparobjectifinterposéenprenantdesphotossansinterruption,sans
jamaisbousculerpersonnepuisqueleflothumains’ouvredevantelle.Elleestpasséemaîtressedans
l’artdetraverserunefouleenattirantl’attentionsurelle,sanscroiserunseulregard,toutenrestant
polieetcharmante.
Çadoitêtreundon.
Commenousapprochonsdemoncasier,Conrads’endétacheetsetourneversmoicommes’il
allait nous incendier. Je m’attends presque à ce qu’il sorte un pistolet de sa ceinture. Heureusement
pourmoi,ilsecontentedecroiserlesbras.
—C’estvousquiavezfaitça?
— Bonjour, Conrad ! persifle Tracy. Tu vas bien ? Oui, Tracy, je vais bien, je te remercie.
Contentdetevoir.Aufait,mercidem’avoirraccompagnéaprèslasoiréeilyaquelquessemaines—
jet’ensuisvraimentreconnaissant.
ConradobserveTracycinqbonnessecondes.
—T’asfini?
—Jepenseavoirétéclaire.
—C’estvousquiavezfaitça?
Conradnousregardetouràtour,Tracyetmoi.
—Faitquoi?
Jetendslebraspourcomposerlecodedemoncasier.Conraddésignedumentonl’affichede
Mme Maso annonçant la réunion sur la tolérance. Au même moment, mon casier s’ouvre et deux
manuelstombentàmespieds.Voilàcequec’estquedecommencersajournéeparuneconversation
avecunDeladdo.
—Situveuxsavoirsinousavonsparléàquelqu’undecequit’estarrivédurantcettesoirée,la
réponseestnon,luirétorqueTracy.
Jeramassemeslivresetleséchangecontreceuxdontj’aibesoin.Enclaquantlaportedemon
casier,jeconstatequeConradattendtoujourscequej’aiàluidire.Ilparaîttrèsmaigreetadescernes
souslesyeux.
Tracyexaminelesvêtementsqu’ilporteetjem’aperçoissoudainqu’ilachangéd’allure.Iln’a
pas enfilé l’ensemble jeans/T-shirt/baskets qu’il avait mis le jour de la rentrée. Sa tenue ressemble
plutôtàcellequ’ilportaitpourlasoirée:unpolobleuaucolredressé,unjeansrougemoulantetces
fameuxmocassinspourlesquelsTracys’inquiétaittant.
—Adresse-toiàMmeMasosituveuxdesprécisionssurcetteréunion.C’estellequil’organise,
dis-jeenfin.
—Commenttulesais?
—Jel’aivuecollercesafficheshier.
—Ellet’aditquelquechose?
Conradestsipressantquejereculed’unpas.
—Hé,lesfilles!
Kristinarriveensautillantversnouscommesinousétionssesmeilleuresamies.Elleporteun
chemisier à fleurs cool et un jeans très foncé avec des coutures blanches. C’est la première fois
depuisplusd’unanquejelavoishabilléeautrementqu’enpom-pomgirl—exceptélecostumede
féedémoniaquequ’elleportaitl’andernierpourHalloween.Elles’arrêtepiledevantnous,poseune
mainsurseshanchesetreculelégèrementdevantl’objectifdeTracy,pouravoirl’airplusmincesur
laphoto.
Tracyparaîttoutexcitéed’admiration.
—Oh!joli,Kristin.C’estunchemisierRodarte?
Kristin hausse les épaules, Tracy regarde l’étiquette dans son encolure et lui tourne autour en
changeantl’angledesontéléphonepourprendredifférentsclichés.JedoisreconnaîtrequeTracyn’a
pasdepréférencepourcertainsmodèles.Sielleaimelatenue,ellephotographie,quellequesoitla
personne.Celadit,jenel’aipasencorevuephotographierLenaouMatt…
Conradmepoussel’épauled’uncoupsec.
—Resteconcentrée.Est-cequ’ellet’aditquelquechose?
Son attitude est totalement odieuse, comme si nous n’étions là que pour son service. Mais,
bizarrement,jesuisunpeuimpressionnée.Ilessaied’assumercequiluiarrive,contrairementàmoi
l’andernier.
Conradnefaitjamaiscequej’aiprévu.
—Elleaditquedesrumeurscirculaientsurcettesoirée…
Ilmecoupelaparoleavantquej’aieterminé.
—Jevoisbienàtatêtequ’ellen’apasseulement…
Jel’interrompsàmontour.
—Tuveuxsavoiroupas?
Quelques élèves se retournent pour voir ce qui se passe. Conrad dévisage ces camarades qui
nousobserventet,l’espaced’uneseconde,jerevoislepetitgarçonqu’ilestredevenulorsquesamère
a ouvert la porte et attendu qu’il rentre en se demandant pourquoi son fils revenait si tôt et trempé
comme une soupe alors qu’il était censé s’amuser dans une soirée. Conrad marmonne des excuses
puism’indiqued’ungestebrusquequejepeuxpoursuivre.
—MmeChenveutdécouvrircequis’estpassélorsdecettesoiréeparcequetuasquittél’équipe
denatation.
J’hésiteunesecondeavantd’ajouter:
—Alorsqu’onditquetueslemeilleursportifqu’ilyaiteudanscetteécoledepuislongtemps.
Je reconnais cette expression sur le visage de Conrad. J’ai dû faire la même tête quand Holly
m’aditquejechantaiscommeunerockeuse.
Ça peut vraiment vous retourner durant quelques instants si vous n’êtes pas habitué aux
compliments.
—P…,dit-il—àsesmocassins.
C’est le moment que choisit Tracy pour s’éloigner de Kristin et prendre une autre photo de
Conrad.Ilseretourneaussitôt.
—Qu’est-cequetufiches?
—C’estpourleTopdesStylés—dit-ellecommesic’étaitévident.Tuesvraimentstylé,Conrad,
quetul’admettesounon.J’aimeraismettretaphoto…
—Non.Pasquestion.Oublie.
—Ceseraitunexcellentmoyenderedorerton…
Lasonnerie,suiviedubruitdescasiersrefermésàl’unisson,couvresesderniersmots,cequi
n’estpasplusmalcarConradétaitsurlepointdepiquerunecrise.
—Toi,pasunmotàlaproviseuresi…
Conradaperçoitquelqu’underrièremoietmepoussepourpasser.Ilm’écartecarrémentdeson
chemindureversdelamain.
—Tuaseumontexto?
Je me retourne afin de voir pour qui Conrad me laisse choir en plein milieu d’une phrase et
Jamieestlà.Jenel’avaispasvudanssavestemilitairedepuisleprintempsdernier.J’adorecetteveste
surlui—j’aimeraisenfouillertouteslespochesàlarecherched’indicessursoncompte.Mêmes’il
n’estpasdedans.
Maisceseraitbienaussi,évidemment…
—Oui,mec,marmonneConrad.Qu’est-cequisepasse?
Jamie semble perplexe. Juste au moment où Conrad me tire de côté pour continuer cette
conversation en privé avec lui, Jamie m’aperçoit et m’adresse un clin d’œil. Je suis prise au
dépourvu.Jetâchedepasserenmode2.0etluirendssonclind’œil,cequia)n’estpascequ’onest
censéfairequandonestledestinataired’unclind’œiletb)faitcarrémentnulquandonnesaitpas
fairelesclinsd’œil.Etjenesaispas,jeviensdeledécouvrir.
Je cligne lamentablement des deux yeux. Heureusement, Jamie ne le voit pas car il est déjà en
pleineconversationavecConrad,quitapedudoigtl’affichedeMmeMaso.
—Cegarçonestvraimentgrossier,ditTracy.
Elleouvresoncasieretglissesontéléphonedansl’étuichicimpriméléopardqu’elleafixéau
dosdelaporte.
—C’estjustequ’ilflippe.
—Cen’estpasuneraisonpourêtregrossier.
Elle vérifie son maquillage dans le miroir installé au-dessus de l’étui, claque la porte de son
casier,glissesonbrassouslemienetm’entraîneverslasallequandJamiem’appelle.
—Rose,attendsuneseconde!
JemeretourneàtempspourvoirlacolèremonterauvisagedeConrad.Ilmedécocheunregard
écœuré,frappelecasiersituéderrièrelatêtedeJamie,lanceun«merciquandmême»ets’éloigneà
grandspas.Jamiesepasseunemaindanslescheveuxcommes’iln’ycomprenaitplusrien.Puisil
s’approchedemoi.
Tracymelibèrelebras.
—Tuvaspeut-êtreenfinsavoirquandSaGrandeurpeutt’accorderunmoment,mechuchote-telle.
PuisellesedirigeverslasalledeCamber,cequejedevraisfaireaussisijeneveuxpasqu’ilme
colleuneautreretenue.
—Salut,faitJamie.
—Salut.
Archi-lamentable.
—Jet’accompagne.
Nousavançonsdanslecouloiretjemesensrougir.Cen’estpascommesionsetenaitlamainet
puis,personnenenousregarde,maisc’estlapremièrefoisqu’onmevoitavecluidanslelycée.
Je dois faire comme si de rien n’était si je ne veux pas passer pour la pire crétine de tous les
temps.Jeposeunequestion.
—Conradadesproblèmes?
—Jecroisquecetteréunionaétéorganiséepourlui.
—Qu’est-cequ’ilcomptefaire?
Jamie secoue la tête et hausse les épaules. Il s’engage dans l’escalier conduisant au deuxième
étageetjelesuis.
—Jecroyais…jecroyaisqueConradnet’aimaitpasvraimentouqu’ilétaitencolèrecontretoi.
—Conradesttoujoursencolèrecontremoi.
—Maisilt’envoiequandmêmedestextosquandilabesoindequelquechose?
—Oui.
—Veinard!
Jamienerépondpas.
NoussommesarrivésdevantlasalledeCamber.Jen’aipourtantpasditàJamiequelétaitmon
prochaincours.Ilsetourneversmoiavecunvisagesisérieuxquej’ignoretotalementcequ’ilvame
dire.
—Jesuisderepossamedi.
—Vraiment?
—Tueslibre?
—Oui!
Jamiesefendd’undemi-sourire.
—Tun’aspasbesoindeconsultertonagendanirien?
—Euh…oui.Biensûr.Jeconsultemonagendaetjetetiensaucourant.
J’essaie de faire passer mon embarras pour de la crânerie, ce qui est aussi difficile que de
clignerdel’œilquandonn’apasl’habitude.LadernièresonnerieretentitetM.Cambers’approchede
laporte.
—MonsieurForta,dit-ilenguisedesalut.
Ilnousregardetouràtour.
—Salut,m’sieurCamber.
—Prêtpourtoutàl’heure?demandeCamberd’unairentendu.
Jamieopineduchef.
—Oui.
—Bien.Vousvousjoignezànous,Rose?
JedoisfaireunedrôledetêteparcequeCamberajoute:
—Oui,mademoiselleZarelli,jenesuispaslapropriétéexclusivedessophomores. J’enseigne
aussiàd’autresélèves.
Ilmedévisagepar-dessusseslunettespoursoulignersonpropos.
Depuisquelquetemps,jenourrisdessoupçonsquantauxlunettesdeCamber.Jecroisqu’ilne
les porte que pour paraître moins séduisant aux yeux de ses élèves. Si l’on en juge par le groupe
d’étudiantes seniors sexy qui viennent de passer en lui adressant un petit signe de la main — ne
récoltant pour seule réaction qu’une moue renfrognée qui a déclenché chez elles rires et grands
mouvements de cheveux —, j’ai l’impression qu’il va falloir plus que des lunettes pour paraître
moinsséduisant.
—Allezvousasseoir,Rose,dit-ild’untonplusimpérieux.
Jamies’enretourneversl’escalier.
—Envoie-moiuntextopoursamedi,melance-t-ilpar-dessussonépaule.
Camber hausse un sourcil à mon intention et je rougis si violemment que j’ai l’impression
d’avoirprisuncoupdesoleil.
Jepénètredanslaclassetoutenruminantlaréponselamentablequej’aifaiteàJamie.Autantlui
avouerquejen’aipasdeviesociale,quejesuistoujourslibre,quejevégèteàlamaisonenattendant
qu’ilm’appelle.
Maisjesuistropexcitéepourquemanullitémechagrinevraiment.
Legrandmomentestenfinarrivé.
Toutvaêtredit.
Samedi.
7
Superflu (adj.) : qui n’est pas nécessaire, pas utile, pas
essentiel.
(voiraussi:moi,RoseZarelli.)
***
Etre assise en face de Jamie au Morton’s a quelque chose de surréaliste et ce pour plusieurs
raisons. D’abord, c’est un rendez-vous — enfin je crois. Ça, c’est le plus bizarre. Deuxièmement,
nousavonsrendez-vousdansunendroitpublic,autrementditlesgenspeuventnousvoirensemble.
Troisièmement,nousavonspourserveurRobert—vraimenttropauxpetitssoins—,cequin’était
pascenséarriverparcequ’auxdernièresnouvelles,ilavaitétérenvoyéaprèsquesonpatrons’estfait
épinglerpouravoiremployédesmineursetdessans-papiersqu’ilpayaitaunoir.
Maisleplussurréalistedetout,c’estquec’estlasoiréequej’attendaisdepuissilongtemps.Je
vaisenfinpourvoirposerdesquestionsàJamie,surRegina,surcequis’estpassédurantl’étéetsur
nous.
Sinousilya.
Jemanqueunpeude…confiance,jecrois.J’aidumalàtrouvermesmots.Probablementparce
queJamieestencoreplussilencieuxqued’habitude.
C’estpeut-êtremafaute.
Jeluiaiditqu’iln’avaitpasbesoindevenirmechercheretj’aidemandéàTracydemedéposer
aurestaurant.Celan’avaitrienàvoiraveclui—simplement,jenevoulaispasavoiraffaireàmaman.
Ellesaitdepuisuncertaintempsquej’aimebienJamie,maismesrapportsavecelleensontàunstade
critique actuellement, pas au stade à moitié satisfaisant où ils en étaient lorsqu’elle m’a autorisée à
alleraubaldesjuniors.Al’époque,elleétaitsiheureusequ’onsereparle,elleetmoi,qu’ellen’apas
osé dire non, d’autant que je sortais de la fameuse bagarre et me trouvais donc dans un « état
émotionnelprécaire»,sijemerappellesestermesexacts.
Cesoir,jeneluiaipasvraimentmenti.JeluiaiditquejepassaislanuitchezTracy,cequiestla
vérité—jedoisallerchezellepourl’aideràremodelerlesiteduTopdesStylés.
Seulement,jesorsavecJamieavant.
Pourlemoment,mestentativesdeconversationontdonnédesdialoguesdetroisphrases—dont
deuxdemoi—surledébutdel’annéescolaireetlebeautempsqu’ilfaitdepuislarentrée.C’esttout
justesilaréponsedeJamie,composéed’unseulmot,peutêtreconsidéréecommeunephrase.J’ai
doncprovisoirementabandonnélaconversationetjefaissemblantdenepasleregarder,toutenme
demandantsijedoism’excuserousimplementmetaire.
Robert interrompt sans cesse ce processus de prise de décision en venant remplir nos verres
d’eau,vérifierlacorbeilledepain,prendrenotrecommande,vérifiernotrecommande,etéchanger
un couteau parfaitement propre contre un autre moins propre, ce qui lui permettra de revenir pour
procéderàunnouveléchange.
Ce n’est jamais désagréable de regarder Jamie. Il est vraiment très beau ce soir dans cette
chemise vert foncé assortie à ses yeux noisette. Mais je ne suis pas venue pour me contenter de le
regarder.Jesuisvenuepourluiparler.
Rose 2.0 me secoue et me dit de me remuer — excuse-toi ou pose-lui une question mais fais
quelquechose.
—TuterappellesThanksgiving,l’andernier,quandjesuisvenueiciavecmamèreetqu’ont’a
vu?
Ilhochelatête.
—Petervenaitdemedirequ’ilt’avaitdemandédeveillersurmoi.
Robertarriveavecnoshamburgers.
—Ilnevousmanquerien?
Ils’adresseàJamie,quisecouelatête,puissetourneversmoi.
—Toutvabien?
On dirait un enquêteur dans un film en noir et blanc, s’adressant à une jeune fille en détresse
qu’ilfautsauverdel’hommequil’accompagne.
—Jetelediraiquandj’auraisenfinpugoûterça.
J’essaiedefairepasserlemessagequeoui,jesorsavecJamieFortademonpleingréetqueoui,
j’aimeraisqu’ilaitl’amabilitédenouslaissermaintenant.
Robert nous débarrasse enfin de sa présence et Jamie mord dans son hamburger. Tout en
mâchant, il déboutonne les poignets de sa chemise et retrousse ses manches, comme s’il allait
s’attaqueràunetâchedifficile.
—C’estàcemoment-làquetuasdécouvertquejeconnaissaistamère.
Je me fige, mon hamburger à mi-chemin de ma bouche. Du coin de l’œil, j’aperçois Robert
deboutprèsdubar,quinousobserve.Sansfaireattentionàlui,jereposemonhamburgersansavoir
mordudedans.Qu’est-cequejevaisbienpouvoirrépondreàJamiesansfairedebourde?
—C’estcequetusouhaitaism’expliquercesoir?Pourquelleraisontuconnaismamère?
Jamiesepasseunemaindanslescheveuxetfixelatablequelquesinstants.
—Oui.Enfinnon.Jevoulaisteparlerdelamienne.
J’attendslasuitequelquesinstants.
—Cemotquejet’aiécrit,quandjedisaisquejesuisdifférent.Jefaisaisréférenceàelle.
Le volume sonore dans le restaurant augmente à chaque seconde car des clients affluent pour
regarder un match. J’ai du mal à suivre Jamie à cause du bruit et dois combler les trous. Quand il
parle,ilyaparfoisdegrandsblancsjusteàl’endroitoùildevraityavoirdesinformations.
—Alorsc’estàcausedetamèrequetues«différent»?
Il saisit sa fourchette et l’appuie sur la nappe, dessinant un motif à base de petits trous, tandis
qu’ilréfléchitàcequ’ilvadire.
—Elleétaitmalade.Ilyadeschosesquin’allaientpaschezelle.
L’an dernier, le soir de la Saint-Valentin, Jamie et moi nous sommes retrouvés assis dans sa
voiture au golf. Là, il m’a dit que sa mère était morte dans une sorte d’institut. Il n’a jamais rien
ajouté.Al’époque,ilm’aparuévidentqu’ilnelesouhaitaitpasetjeneluiaipasposédequestions.
Maismaintenant,jemedisquejesuispeut-êtrecenséeenposer,pourqu’ilsachequejesuisprêteàce
qu’ilm’enparle.
Jeresteaussiimmobilequepossible,depeurquelemoindremouvementn’enrayeleprocessus.
—Quelleschoses?
Ilappuieunpeuplusfortsurlanappeavecsafourchette,latourneà90°,etrecommence.
— Elle entendait des voix, ce genre de trucs. Avec le temps, elle s’est mise à faire des choses
bizarres.C’estpourçaquemonpèrel’aenvoyéelà-bas.Ilcroyaitqu’elleallaittenterquelquechose.
Contremoi.C’estçaquimerenddifférent.Différentdesautrespersonnes.Commetoi.
Ilfaitpivotersafourchetteencoreunefois.Enbaissantleregard,jem’aperçoisqu’iladessiné
unepetitemaisonenpointillésurlanappe.Lapremièrefoisquenousnoussommesparlé,ildessinait
lamaisondesesrêvesaudosdesoncahier.Jeregardaissesmainsetlestrouvaistrèsbelles.Ellesle
sonttoujours,celan’apaschangé.Cequiachangé,c’estlamanièredontJamiesevoit,àmonavis.
—Tucroisquec’esttoiquin’espasnormal?Sérieux?
Ilmeregardebienenface,commepourmedéfierdedirelecontraire.
—Tusais,iln’yariendenormalchezmoi,Jamie.Jesuismêmecarrémentbizarre…
—Jenevoulaispasparlerdecettenormalité-là.
Robertapparaîtetregardemonhamburgerintactdansmonassiette.
—Ilyaunproblèmeaveccequ’ont’aservi?
Jesecouelatête.Peut-êtrequ’ilvadisparaîtresijeneluiadressepaslaparole.Aprèsunelongue
pause,ilreprend,commeàcontrecœur.
—Tuasbienchanté,hier.
IlsetourneversJamie.
—Ellet’aparlédesonaudition?
Ondiraitqu’ill’accusedequelquechose,denepasconnaîtreundétailsuperimportantsurmoi.
Jamieleregardecommes’iltombaitd’uneautreplanète.
J’essaie de l’envoyer promener poliment. Je parle enfin — enfin — avec Jamie. Et je n’ai
vraimentpasenviedediscuterdecomédiemusicale.
—Robert,noussommesenpleinediscussion.
Jamieselève.
—Jereviens.
Je voudrais étrangler Robert. A croire qu’il a compris que Jamie et moi étions parvenus à un
momentcrucialetqu’ilestarrivéjusteàcemoment-làpourtoutgâcher.Ilremplitmonverred’eau
pourlaseptièmefoisets’affaire.N’ayantaucundésirdelemettreàl’aise,jenelèvepaslesyeuxsur
lui.
—Rose,qu’est-cequetufabriques?mechuchoteRobert.IlvoittoujoursRegina.Jelescroise
sansarrêtensemble.
J’aienviedetaperungrandcoupsurlatableaveclacrucheetderépandretoutel’eau,bienque
jesoiscenséeexerceruncontrôlestrictsurmespulsionsviolentes,commediraitCaron.
—Pourquoias-tumentiàHollyenluidisantquej’étaisamoureusedetoi?
Et bing. Il contemple l’intérieur du pichet en faisant tourner les glaçons. Un instant, je me dis
qu’ilvaessayerdenierouderépondreparuneblague.Amoinsqu’iln’aittravaillésurlemensonge
commemoijetravaillesurmespulsionsviolentes.
—Jenesaispas,avoue-t-il.
—Unepetiteamiecommeelle,onn’enrencontrepastouslesjours…
—Non,sansblague?
—Dis-le-luioujelefaisàtaplace.
Robertpanique.
—Luidirequoi?
— Que je n’ai jamais été amoureuse de toi et que tu as du mal à dire la vérité quand elle ne
correspondpasaumondetelquetuvoudraisqu’ilsoit.
Robertpointesonregardbleusurmoi.
—Danslemondetelquejevoudraisqu’ilsoit,tusorsavecquelqu’unquin’apasdéjàunepetite
amie.
—Ilsnesortentplusensemble,Robert.
—Alorsqu’est-cequ’ellefaittoujoursaveclui?
—Pourrais-tu…
Jamierevientdestoilettes.
—S’ilteplaît,Robert,laisse-noustranquilles.
—Jenevoudraispasqu’ilt’arrivedumal,Rosie.
Ilnem’apaséchappéqueRobertnem’apasappeléeRosiedepuislongtemps.Maisçanechange
rienàmonenviequ’ilnousfichelapaix.
—Va-t’en.Allez.
Robert remplit le verre de Jamie, tellement qu’il sera impossible d’y boire sans renverser de
l’eaupartout.Jamiearriveetseplanteprèsdesachaise,attendantqueRoberts’enaille.
—Demande-luideteparlerdel’audition,luifaitRobert.
Jamiem’interrogeduregardetjesecouelatêtepourluifairecomprendrequeçanevautpasla
peined’enparler.Carcelan’envautpaslapeinedanslecontextedeladiscussiondecesoir.
Robertresteplantélà.
—Tutravaillesicilégalement?luidemandeJamie.
Sansunmot,Roberts’éloigneavecsonpichetpourallerremplird’autresverres,ailleurs.Jamie
leregardepuiss’assied.
—Alorstuaspasséuneaudition?
—Oui…Jepensequejel’airatée.
J’essaie de chasser l’horrible souvenir de l’audition de danse. Apparemment, visionner une
vidéodepasdedansenepermetpasd’exécutercespascommeparmiraclelorsd’uneaudition.Qui
l’eûtcru?
—Qu’est-cequec’était?
—Justeunecomédiemusicaleaulycée.Bon…
Commentenrevenirausujetdetoutàl’heure?
—Tuesunechanteuse?
Sonregardpétilledesurpriseetunsourirespontanéilluminesonvisage.Jedoismecontenirà
fondpournepasluidireàquelpointilestbeau.
—Euh,sijesuis…?HollyTaylorditqueoui.C’estlapetiteamiedeRobertetsonpèreestun
véritable acteur, alors elle doit s’y connaître. Elle dit que j’ai une voix comme les rockeuses à
l’ancienne.
Çamegênedeleluidire,maisçaparaîtplusréelquandonleditàhautevoix.
—Jesuisunechanteuse,oui.
C’estcommesic’étaitvraimaintenantquejel’aiditetjemesensdifférente—dedixpourcent.
Peut-êtremêmedequinze.
—C’estcool,Rose.
Jevoislasurprises’éteindredanssesyeux,remplacéeparlatristesse.Jen’ycomprendsrien.
Lesgensquisontaubarlancentdeshourras—uneéquipevientdemarquerunpoint—etlebruit
atteint un volume assourdissant. Jamie se retourne vers l’écran de télévision, mais je ne crois pas
qu’ils’intéressevraimentaumatch.
—Jamie,jepeuxteposerunequestion?
Ilseretourne,prendsonverreetréussitàyboiresansrienrenverser.J’ail’estomacenboule.Je
melance.
—C’estquoiledealentreReginaettoi?
J’ai posé la question aussi candidement que possible, sans colère, ni jalousie, ni jugement. Je
veuxseulementsavoirlavérité.
Ilmerépondcommes’ilattendaitàcequejelaluipose.
—Rien.
—Vraiment?
—EllesortavecParrina.Tulesais.
Uneombrepassesursonvisage.
—Elleettoin’êtespas…
Ilsecouelatête.
—Conradm’aditquevousaviezsuivilescoursd’étéensembleetque…tu…
—Quejequoi?
Ilparaîtvaguementamuséàl’idéed’apprendrecequeConradm’adit.
—Quetuvoulaislarécupérer.
—Ilsefichedetoi,c’esttout.
—Alorsc’estfaux?
—Oui.
—Etelle,est-cequ’ellechercheàterécupérer?
Ilhausselesépaulescommesic’étaitlamêmechose.
—EllesortavecAnthonyjustepourtemettreenrogne,non?
Jamieparaîtsurpris—iln’apeut-êtrejamaisimaginéquejepuisseconsacrerautantdetempsà
devinerlesmotivationsdeReginaquelessiennes—maisjesuislancéeetjenevaispasm’arrêter.
—Jamie,qu’est-cequ’Anthonyt’aditlorsdecefameuxmatchdehockey?
Voilàunechosequilemetencolère.Aïe.Ilserrelamâchoireàs’enfaireéclaterlesdents.
—Quelquechosesurmamère.Çadevaitfaireunmoisqu’elleétaitpartie.J’aipétéunplomb.
Jesongeàcemoment,quim’atoujoursparuexcitant.J’ignorecequeçarévèlesurmoi.Jamie
volantsurlaglaceverslesbuts,Anthonysurlestalons.Soudain,Jamieseretourne,lèvesonclubde
hockey et frappe Anthony sur la nuque. Anthony s’effondre, s’étalant dans le cercle rouge dessiné
danslaglaceaucentreduterrain.J’entendsencorelecoupdesiffletetl’arbitreexpulsantJamie.Ila
falluporterAnthony,quiestpartipourl’hôpitalenambulance.J’aiappriscejour-làquedesjoueurs
dehockeyprofessionnelsontdéjàététuésparuncoupcommecelui-là.Lorsqu’ilestdonnénonpas
par accident mais avec l’intention de blesser, on est exclu du match — et, dans le cas de Jamie, de
l’équipe.
—Parrinaestuneordure.
—Pourquoiest-cequ’ellesortavecluialors?
Jamieseremetàfairedesempreintesdefourchettedanslanappe.
—Jenesaispas.Maisjedoislessurveiller.
Çam’énerveden’yriencomprendre.
—Aprèscequ’ellet’afait,pourquoitut’occupesd’elle?
—J’aiunedetteenverslesDeladdo.
—Parcequ’ilst’ontaccueillichezeux?
Jamiesepencheversmoi.
—Jevaistedireunechosequidoitresterentrenous.
Il parle si bas que je l’entends à peine à cause du bruit au bar. Il attend, le temps que je
comprennequejenedoisrépéteràpersonnecequ’ilvamedire.
—M.DeladdoafrappéConrad,Reginaetleurmère.L’étédernier.Jel’aiobligéàarrêter.
Quoi?D’uncoupd’unseul,lasituationestcomplètementrenversée.
Jefermelesyeux.
JevoisConradetReginabattusparunhommesansvisage.
Je vois Jamie lever son club pour frapper Anthony, Anthony attraper Regina, Conrad poussé
danslapiscine.
Jevoismonpèreallongédansledésert,brisécommeunmiroirqu’onauraitjetédehaut.
Pourfinir,jevoisunefillecourirsurlapisteetsautersuruneautrefille,qu’ellejetteparterre
detoutessesforces.
C’estmoi.Jel’aifait.J’aifaitçaàunefillequesonpèrebat.
Moiaussij’aicetteviolenceenmoi.
JerepoussemonassietteetvoismamainglissersurlatablepourtouchercelledeJamie.
—Commentas-tufaitpourqu’ilarrête?
Comment a-t-il pu avoir le dessus sur un homme adulte — un homme violent — et le faire
quittersafamille?
—J’aipointéunpistoletsurlui.
—Tu…
J’aiunblocage,jen’arrivepasàfinirmaphrase.
—Ilcherchaitunprétextepourpartir.Çan’apasétédifficile.
—Unpistolet?
Jerestebouchebéecommeuneidiote.
—Celuidemonpère.
—Ilestaucourant?
—C’estluiquimel’adonnéquandjeluiaiditcequisepassaitchezlesvoisins.
—Tonpèret’adonnéson…?Il…Ilétaitchargé?
—Jenesaispas.
Untasdedétailsmedonnentlachairdepoule,parexemplelefaitquelepèredeJamieluiprête
sonarme,chargée ou pas. Mais bizarrement, je n’ai pas la chair de poule en songeant que Jamie a
tenuquelqu’unenjoueavecunpistolet.Ilal’airdeculpabilisertellementquej’aienviedeleprendre
dansmesbras,là,enpleinrestaurant.
C’estcetteculpabilitéquifaitquetouteslespiècesdupuzzleDeladdotrouventenfinleurplace.
—Jamie,c’estpourçaquetupensesavoirunedetteenverseux?Tuastort,tusais.Tuleures
venuenaide…
Ilmecoupelaparolesansmêmemeregarder.
—Tuméritesquelqu’undedisponible.Cen’estpasmoncas.Paspourl’instant.
Jeretiremamaininstinctivement.Aussitôtlecontactrompu,ilreculesachaiseetcroiselesbras
enscrutantmonvisage.
—Jetiensàtoi.Jetiensàcequetulesaches.
L’ennui, c’est que j’ai imaginé cette version des événements autant de fois que la version
contraire,parcequedanslesvisionsquim’assaillent,monimaginationnevapastoujoursdansmon
sens.Jem’imaginaisgérercerejetavecmaturité,grâce,etc.Maisjamaisjen’auraisimaginéquece
momentviendraitàlafindecequejeprenaispournotrepremierrendez-vousofficiel.
Jedislapremièrechosequimevientàl’esprit,bienquecesoitpitoyable.
—Tupréfèresquej’attende?
Jamiehésiteunedemi-seconde.
—Non,Rose.
Robert se ramène et claque la note sur la table sans même nous demander si nous prenons un
dessert.
—Bonnesoirée,dit-ilavantdepartir.
Aucundenousdeuxneleregarde.
Jamieattend,maisjen’airienàrépondreàcequ’ilvientdedire.
Alorsilcessed’attendreetprendlanote.
***
—Combiend’entrevoussavent-ilsquiestMatthewShepard?
Lundi matin. Mme Maso, archi-sérieuse, debout sur la scène de l’auditorium à côté de la
proviseure, s’adresse à tout le lycée. D’autres membres du corps éducatif sont assis, solennels,
derrièrelatribune.Surlecôtédelascènesontinstalléesdespersonnesquejeneconnaispas—et
unequejeconnais:Caron.
Génial.Lapsydemamèrefaitdel’espionnagepourlecomptedel’administrationdulycée.Ce
doitêtrepourcelaqu’ellem’aposéautantdequestionssurlasoirée.Vivelesecretprofessionnel.
J’aifaillil’appelerhier.Elledittoujoursquejepeuxl’appelern’importequand,nuitetjour,et
hier,pourlapremièrefois,j’aisongéàlefaire.J’aifaitunrêvechezTracyaprèsmonnon-rendezvousavecJamie.Çaacommencécommelerêvecinématographiquesurmonpère,celuioùjesuis
assise dans un cinéma et le regarde sur l’écran. Ça commence toujours bien, puis il explose. Mais
cettefois-ci,iln’apassauté.ParcequeJamieétaitlàavecsonpistoletettiraitsurmonpère. Cette
imagem’apoursuivietoutelajournée.
Laseulechosequim’aaidée,c’estdechanter—jefermaislesyeuxetjemelaissaisemporter.
Jemesuisdoncinstalléesousladoucheetj’aichantéàmecasserlavoixjusqu’àcequemamère
frappeàlaporteenmedisantquec’étaitmélodieux,maisqu’ilétaittempsdefermerlerobinet.
Sijen’aipasappeléCaron,c’étaitparcequejenevoulaispasluiparlerdemonrêvenidecequi
s’estpasséavecJamie,surtoutlemomentoùilm’aditqu’ilnevoulaitpassortiravecmoi.Ouqu’il
nepouvaitpas,jenesaisplus.Est-cequeçachangequelquechose,d’ailleurs?
—UnionHigh,vousêtesréveillés?
Mme Maso est en mode attaque. C’est ce que je dis quand elle sort ses super-pouvoirs pour
capter l’attention d’une bande d’ados et leur inculquer quelque chose d’important, voire de
déterminantpourleurexistence.Ellemefaitunpeupenseràunerockeuselorsqu’elleestcommeça.
Mais tout le monde somnole. Les cours n’ont pas encore commencé et les élèves n’ont
probablementpasencoreprisleurcafénileurpetitpain.Ilsontenviedetoutsaufd’entendreparler
d’untypequelconqueetjesaisquel’ardeurdeMmeMasoredoubledevantl’indifférencegénérale.Si
nousnenousdécidonspasàl’écouter,ellevatrouverlemoyendemettretoutlemondeenretenueet
denouscollerdesdevoirssupplémentaires.
Ellenouscontempleencoreuninstantpuis,commel’agitationgénéraleretombe,elleprendune
télécommande et appuie sur un bouton. Sur l’écran au-dessus de la scène, apparaît une photo d’un
jeunehommeblondvêtud’unpull.Ilalesyeuxclairs,unsemblantdesourireetsetientdeboutdevant
unefenêtre.Elleseretournepourleregarder.
—UnionHigh,jevousprésenteMatthewShepard.
Mêmedufonddel’auditorium,oùjesuisassiseaveclesautresélèvesdemaclassed’appel—à
peuprèstousceuxdontlenomdefamillecommencepar«z»—jevoisqueMmeMasoestémue
devantcettephoto.
Un mouvement près d’une des portes latérales de l’auditorium attire mon attention. J’aperçois
Conrad accompagné d’un enseignant qui le tient par l’épaule, comme s’il craignait que Conrad ne
s’enfuie brusquement. Le prof le conduit jusqu’à un fauteuil libre et l’oblige à s’asseoir. C’est
seulementunefoisassisqueConradlèvelesyeuxetaperçoitMatthewShepardsurl’écran.Jesenssa
paniquemalgrélesdeuxrangéesquinousséparent.
— Si vous ignorez qui est Matthew Shepard, c’est que vous rêvassez pendant les cours
d’instruction civique. Récemment, le président des Etats-Unis a signé une loi capitale sur les droits
civiques portant le nom de ce jeune homme. Cette loi fait de toute agression liée à l’orientation
sexuelle,ausexeouàl’identitésexuelleuncrimefédéral.
ElleappuiedenouveausurleboutonetlaphotodeMatthewShepardlaisseplaceàuneclôture
ornéedefleursdansunebelleprairiehivernale.
— Toutefois, afin que nous soyons tous sur la même longueur d’onde, je partirai du principe
quevousl’ignorezetjevaisvousdiredeuxoutroischosessurlui.MatthewShepardétaitâgéde21
ans. Il étudiait à l’université du Wyoming et se destinait à l’étude des sciences politiques et tout
particulièrementdesdroitsdel’homme.
Elle attend quelques instants avant de continuer, pour être sûre que nous avons digéré
l’information.
—En1998,ilaétéenlevédansunbar,battuettorturéparcequ’ilétaithomosexuel.Sesdeux
agresseurs—desjeunesgensquiavaientsensiblementlemêmeâge—l’ontattachéàlaclôtureque
vous voyez là et l’ont abandonné, blessé et perdant son sang, dans un froid glacial. Matthew a été
découvertdix-huitheuresplustard.Sonvisageetsoncrâneétaienttellementendommagésqu’ilétait
méconnaissable.Ilestmortquelquesjoursplustardàl’hôpital.C’estaujourd’huil’anniversairedesa
mort.
MmeMasoseretourneversnousetl’ondiraitqu’ellecroiseleregarddechacundesétudiants
présentsdansl’auditorium.
— Et maintenant, pourquoi est-ce que je vous ennuie avec cette histoire par une belle matinée
d’octobre,unmoisaprèslarentrée?
Lesilenceesttelquej’entendsmonproprepouls.
—MadameChen,laproviseure,l’équipeéducativeetmoi-mêmesommesextrêmementinquiets.
Nous avons l’impression de n’avoir pas fait notre travail, de n’être pas allés assez loin dans notre
tâche éducative. Car si nous l’avions fait, vous auriez entendu parler de Matthew Shepard. Vous
sauriezcequesontlescrimesdehaine.Vousconnaîtriezlesensdumottolérance.Etvousn’auriez
paspermisqu’undevoscamaradesorganisedurantl’étéunesoiréeaucoursdelaquelleunélèvea
ététraitédepédé,depédale,d’homo,etjetédansunepiscineàplusieursreprises,dontunefoisalors
qu’il s’étouffait à cause de l’eau qu’on lui avait fait ingurgiter de force à l’aide d’un tuyau
d’arrosage!
Mme Maso souligne son propos d’un coup de poing sur son pupitre. Il n’y a plus le moindre
signed’agitation.Jecroismêmequepluspersonnenerespire.Conrads’enfonceencoreunpeuplus
danssonfauteuil.
— Je ne saurais dire à quel point vous m’avez tous déçue. Mais les adultes qui s’occupent de
vousm’ontégalementdéçue,ycomprisceuxquisontprésentsicicematin.Sinousavionsfaitnotre
travail,vousvousseriezopposésàcesagissementsrépréhensibles.D’aprèscequej’aicompris,une
seuleélève—uneseuled’entrevous—aessayédeluiportersecoursetonl’ajetéedanslapiscine
pouravoirfaitungeste.
Quelques têtes se retournent et une envie familière de disparaître dans le sol me prend. Mais
cette fois, contrairement à l’an dernier, quand on m’a citée pour avoir, paraît-il, sauvé la vie de
Stéphanie,j’aienviededisparaîtreparcequej’aihonte.
Jenesuispasfièredecequej’aifait,parcequejeneprenaispasladéfensedequiconque.Jene
cherchaispasàéviteruncrimedehaine.Enfait,jenecomprenaismêmepasquecequiétaitentrain
deseproduirepuissepasserpouruncrimedehaine.Parconséquent,jen’airienfaitquientredansle
contextequ’évoqueMmeMaso.
J’aijusteessayéd’empêcherConrad—présentementinvisibleàforcedes’enfoncerdansson
fauteuil—desenoyer.
—Réfléchissez-ybien,tous.Quivoulez-vousdevenir?Voulez-vousdevenirdeslâchesquiont
tellement peur des gens différents, qui sont tellement étroits d’esprit et minables qu’ils attaquent
quandilsontpeur?Est-cecequenousvousenseignonsici?Parcequesic’estlecas,nousavons
lamentablementéchouéetvouspouveznousentenirpourresponsables!
MmeMasoalaissélemicroetnoushurledessusdepuisleborddelascène,penchéeenavant
commesielleallaitplongerdanslafouleetnoussecouerpournousremettrelesidéesenplace.
— Bien. Suis-je en train d’établir une comparaison entre le fait de jeter un camarade de lycée
danslapiscineetdeletraiterd’homoetlecrimehorribleperpétrécontreMatthewShepard?
Elleréfléchituninstant.
—Non,cen’estpaslamêmechose.Maiscelarelèved’unemêmedémarche.Unedémarchede
haine. Et vous savez quoi ? Un tas de choses horribles relèvent des actes de haine, notamment un
crimedontvousavezpeut-êtreentenduparlerdansvoscoursd’histoiresurlaguerredeSécessionet
quisenommelelynchage.Toutesceschosesdontnousparlonsaujourd’huiontdespointscommuns.
Ellecliqueunetroisièmefoisetunevieillephotoennoiretblanc,montrantunhommependuà
un arbre, apparaît. Des étudiants poussent des cris étouffés. Ils n’ont pas l’habitude de voir des
preuves de lynchage, sauf dans les manuels, sous forme de photos trop petites pour montrer
l’expressiondeterreuroudesouffrancesurlevisagedumort.LaphotodeMmeMasodoitmesurer
deuxmètresdehautetmontredesdétailsimpitoyables:lescheveuxdel’hommedépassantsoussa
têteronde,sesmainsliéessiétroitementquelacordepénètredanssachair,labeautéatrocedestaches
delumièressurletroncdel’arbresoutenantlependu,latachesursonpantalon.
Cecriétouffécollectifpousselaproviseureàseretournerpourvoircequiapparaîtàl’écran.
Elle jette un regard exaspéré à Mme Maso, lui reprend la télécommande et éteint le projecteur.
MmeMason’estpascontente,maisellereculedequelquespasetlaisselaplaceàlaproviseure.
—Merci,MmeMaso,denousavoiréclairés.
Elle parle au micro d’un ton sec, comme si elle rédigeait déjà mentalement des lettres de
réponseauxparentsmécontents.
— Revenons-en à ce qui se passe aujourd’hui à Union High. Voici les faits, les enfants. Cette
soiréeaeulieuavantlarentréeetnes’estpasdérouléedansl’enceintedulycée.Nousn’avonsdonc
aucunrecours.Elleconstituenéanmoinsuneexcellenteoccasiondedébatsurlatolérance.Cedébatse
déroulerapubliquement—lorsderéunionsouencours—etenprivé,dansmonbureau.Aucours
desprochainsjours,certainsd’entrevousmerendrontvisiteafinquejepuissemieuxcomprendrece
qui s’est passé durant cette soirée et que nous fassions en sorte que rien de semblable ne se
reproduise,compris?
Elleconsultesamontre,échangequelquesmotsavecsonadjointetreprend.
—MonsieurDonnellyaimeraitfaireuneannonceavantquenousenterminions.
M.Donnellys’avancelentementverslatribune,commes’ilcherchaitàgagnerdutempsavant
deprendrelaparole.Unefoisenplace,ilnousregardetousensilence.
—Bonjouràtous.J’aiuneannonceenrapportaveccequinousoccupecematin.Enl’honneur
decetengagementpourlatolérancequenousprenonsicietdelanouvelleloifédérale,l’œuvreque
nous jouerons au printemps sera The Laramie Project, une pièce basée sur des interviews de
personnes ayant connu Matthew Shepard. C’est une pièce magnifique et difficile, qui pose des
questionsduresetquimesembletoutindiquéeétantdonnélamissionquenousvenonsdenousfixer.
Surunplanpluspersonnel…
Ilsetaitunbrefinstantetsoupiredanslemicro.
—J’aimoi-mêmesouffertdel’intoléranceetj’aimeraisinvitertousceuxquiontsouffertdela
discriminationouduharcèlementenraisondeleurorientationsexuelleàvenirenparleravecmoi
quandbonleurplaira.Merci.
M.Donnellys’éloignedelatribune,ignorantlesquelquesregardssurprisducorpsenseignant,
tandisquelesmurmuresenflentdansl’auditorium.Soudain,ilsepencheverslemicro.
—J’allaisoublier.Ladistributiond’AnythingGoesestaffichéesurletableauprèsdelasallede
spectacle.
C’estàpeinesijesaisiscequ’ilvientdedireàproposdeladistribution,niqu’ilvientderévéler
sonhomosexualitédevanttoutlelycée,tantlatêtemetourne.Ai-jeététémoind’uncrimedehaine?
Ai-jetortdenepasenparler?Jenepensaispasquecesoitsigrave—jepensaisnaturellementque
Conradcouraitundanger,maisjen’avaispascomprislagravitédudanger.
Stop. J’ai juré de ne plus me mettre dans une situation embarrassante cette année en allant
dénoncerquelqu’unchezlaproviseure.Mêmesicequelqu’uns’appelleMattHallis.
Lesmurmuresenflentdeplusenpluscarlesélèvessententquelaséancevaêtrelevée.Faut-il
quej’aillevoirladistributionavantmonpremiercoursoudois-jeattendrequ’onmedisequijoue
quoi,puisquejesuiscertaineden’avoirdécrochéaucunrôle?
Ceseraitsympademapartd’allervoirladistributionavecmescopinesetdelesféliciter.
Maisai-jevraimentenvied’êtresympaaujourd’hui?
Je ne me concentre pas sur le vrai problème, je ne me pose pas la bonne question, qui est la
suivante:vais-jefairecequemedictemondevoiraujourd’hui?Etest-cequejesaisseulementen
quoiilconsiste?
Laproviseureretourneàlatribune.
—Allezsuivrevotrepremiercoursdelajournée,quisetermineraàl’heurehabituelle.Etmerci
pourvotreexceptionnelleattention!
Elletermineencriantavecunepointedesarcasme,carlemurmures’estmuéenvacarme:
—Lecorpslycéenn’écouteplus,c’estofficiel.
JemelèveetchercheConradduregard.Ilfautquejelevoieavantqu’onletraînedanslebureau
deMmeChen.J’aibesoindesavoircequ’ilveutquejediseounedisepas.Maisiladéjàdisparu.
Ce lycée craint vraiment. Ils ne comprennent donc pas qu’ils rendent la situation encore plus
difficilepourConradenorganisantcegenredepublicité?D’abord,mêmesipersonnen’aprononcé
son nom, tout le monde sait que Mme Maso et Mme Chen faisaient allusion à lui. Ensuite, ils
s’imaginent vraiment que le gang des nageurs va présenter des excuses à Conrad et le supplier de
rejoindreleuréquipe?Ilsrisquentplutôtdes’enprendreencoreplusàluipourleuravoirattirédes
ennuis,oui!
Débile.Lesadultesontparfoisdesréactionsdébilesdanscegenredecirconstances.Ilsdevraient
êtrecapablesderésoudrecesproblèmesmieuxqueça.
Je jette mon sac sur mon épaule et quitte l’auditorium avec le reste du troupeau juste à temps
pour voir Jamie. Il lève le menton pour me saluer et, bien que soulagée de voir que nous ne nous
ignorons pas, j’ai du mal à sourire. Il m’indique une direction et j’aperçois Conrad se glissant par
uneportedonnantsurlacour.Jamies’élancederrièreluimaisadumalàfendrelafouledesélèves.
Noussommesentraînésdansdesdirectionsdifférentesetildisparaîtavantquej’aiedécidésijevais
lesuivreounon.
Nous avons à peine parlé entre le Morton’s et la maison de Tracy. J’étais trop troublée, je ne
comprenais pas exactement ce qui venait de se passer. C’est seulement plus tard, allongée sur le lit
gigognedeTracy,tandisquejel’écoutaisdormirdusommeilpaisibled’unecélébritédelycée,que
j’aicommencéàyvoirclairdanstoutcequ’ilm’avaitditetcomprisquecelanetenaitpas debout.
JamieestimeavoirunedetteenverslesDeladdoetadécidédelesfairepasseravanttoutlereste.Mais
pourcombiendetemps?Pourtoujours?
Etpourquoisesent-ilcoupableenversM.Deladdo,étantdonnécequecedernierinfligeaitàsa
femmeetàsesenfants?S’illeurfaisaitdumal,nesont-ilspasmieuxsanslui?
Quelquechosem’échappe,maisquoi?
J’arrive au tableau d’affichage près de la salle de spectacle, où Stéphanie et Holly sautent sur
place en se tenant les mains tandis que Robert, un large sourire sur le visage, s’entretient avec un
Mitchell Klein à la triste mine. En me voyant, Holly et Stéphanie cessent brusquement de sauter et
perdentlesourire,cequim’apprendtoutcequejevoulaissavoir.Jeleurfaissigneenleuradressant
mesfélicitationsavectoutelasincéritéquejepeuxtrouveretm’approchedutableautoutensachant
quejen’yfigurepas.
A cause de l’attroupement, je mets un certain temps à atteindre le panneau d’affichage. Là, je
constate qu’Holly, Stéphanie et Robert ont les premiers rôles et que Mitchell a un rôle de gangster
courtmaisamusant.Enarrivantaubasdelaliste,j’aiunepetitesurprise.Monnomestlà.
RoseZarelli:passagèreno3
Audébut,jeneressensrien.Puis,jemedis:bon,l’essentielc’estdeparticiper,non?Puisvient
l’écœurement.Jevérifielaliste—suis-jebienlano 3?
Oui,c’estbiença.
Jeconsultelesnomsdespassagersno 1et2.Ilsnemedisentrien,cequisignifieprobablement
que je vais jouer les sous-fifres avec des freshmen. J’en rougis d’indignation au moment précis où
unevoixs’adresseàmoi.
—Rose,voulez-vousmesuivre,jevousprie?Jevousferaiunbilletderetard.
Jemeretournetandisquelafoules’écartedelaproviseure,quimefaitsigned’ungestedela
main.
8
Révélation(n.):brusqueaccèsàlaconnaissance.
(voiraussi:l’avenirs’éclaireunpeu.)
***
Lebureaudelaproviseurearboreunedécorationsurlethèmeautomnal,assortieàsamoquette
d’unorangevifaffreux.Desguirlandesdefaussesfeuillesmortespendentduplafond,despotironset
des calebasses occupent toutes les surfaces planes. La proviseure elle-même porte en broche une
sorcièreclignotanteenplastiquesurunblazerrouillequeTracytrouveraitdecirconstance.Mêmesi
nous sommes à plus de deux semaines d’Halloween, il y a déjà sur son bureau un chaudron en
plastique noir plein de bonbons dans lequel sont fichées, telles des pierres tombales, des sucettes
FrankensteinetDraculaemballéesindividuellement.Lorsquelaproviseureprendlapetiteloucheen
métalreliéeauchaudronpourseservir,unesinistremusiqued’Halloweenretentit.
—Tuveuxdesbonbons,Rose?
—Nonmerci.Jamaisavant9heuresdumatin,dis-jeavecunevoixd’emprunt.
J’essaiedeplaisanter,maisjesuisnerveuseetmaréponsesembleplutôtimpolie,commesije
luidisaisqu’ellenedevraitpasmangerdeconfiseries,mêmesiellenepèsequecinquantekilostoute
mouilléeetasûrementbesoind’ingurgiterdescaloriescarelledépensechaquejourplusd’énergieà
elleseulequetoutUnionHigh.
—Lepetitdéjeunerdeschampions!
Souriante,ellevidelecontenudelalouchedanssamain.
—Alors,Rose,commentsepassecetteannéedesophomorejusqu’àprésent?
—Bien.
—Tuviensdedécrocherunrôledanslacomédiemusicale?
—Pasvraiment.
MmeChenpenchelatêtedecôté,perplexe.
—Pasvraiment?
—Jejouelapassagèreno 3.Cen’estpasgrand-chose.
Ellehochelatêted’unairsongeur.
—Beaucoupd’élèvesn’ontrieneudutout,tusais.
Jehausselesépaules.
— Tu n’as jamais entendu dire qu’il n’y avait pas de petits rôles mais seulement des petits
acteurs?
Jehochelatêteenm’efforçantdenepasleverlesyeuxauciel.
— Je n’en crois rien pour ma part, mais je crois au mérite, par contre. Cette année, c’est la
passagèreno 3,l’anprochainceserapeut-êtrelerôledeMaria,dansWestSideStory.Lebruitcourt
danslelycéequetupossèdesunevoixplutôtpuissante.
Non—quoi?Est-cequeM.Donnellyluiaditça?Est-cequec’estvrai?
Jecroisquec’estladeuxièmefoisqu’onmetraitedechanteuse.
—Bien,trêvedebavardages.
MmeChenpuiseunepoignéedebonbonsàmêmelechaudronsansutiliserlapetitelouche.
—Tusaispourquoijedésireteparler?
La dernière fois que j’ai été convoquée dans le bureau de la proviseure, c’était après que j’ai
appelélessecourslorsdelasoiréedebienvenueetquelevirtuosedeYouTubeapostésurlenetune
vidéodel’épreuveinitiatiquedeTracyetdeKristinparlespom-pomgirls.Ilsembleraitquejedoive
êtreconvoquéeunefoisparandanscebureauparcequel’initiationdequelqu’unamaltourné…
L’Interphonedelaproviseuresonneavantquej’aieréponduàsaquestion.
—Madamelaproviseure,ConradDeladdoestarrivé.
Laproviseurereposesesbonbonssursonimmensebureauetenfonceleboutondel’Interphone.
—Merci.Dites-luiquejesuisàluidansdeuxminutes.
Ellesecaleenarrièredanssonfauteuiletattendmaréponse.
—Jesupposequevousvoulezmeparlerdecettesoirée.
Elleacquiesce.
—Tueslaseuleàavoirfaitungestesecourable.
—Cen’estpasexact.
—Voilàquiestnouveau.Quid’autreestintervenu?
—JamieForta.
—JamieForta…Ehbien,voilàquiestencourageant.
Elle note quelque chose dans le coin de son calendrier géant et je comprends que je viens
d’offriràJamieuneconvocationdanslebureaudelaproviseure.
—Alors,es-tuprêteàmeracontercequis’estpasséetquienétaitl’instigateur?
—Jenevousdiraipasquiafaitça.
—Ecoute,Rose…
—Cen’estpaspourmoiquejem’inquiète.
Laproviseuresemetàbaladerlesbonbonssursoncalendrieretendisposeunsurchaquejour
dumois.
—Situmedisaissimplementcequis’estpassé,pourl’instant?
Pendantplusieursminutes,jeluiracontecequej’aivuenarrivantàlasoiréeetcommentj’ai
atterridanslapiscine.Maisjesuissûredenerienluiapprendredenouveau.Quandj’aiterminé,elle
prendletempsdedisposerledernierbonbonsurlecalendrieravantd’appuyersurleboutondeson
Interphone.
—Pouvez-vousm’envoyerConrad,s’ilvousplaît?
Naturellement.Nousdevionsenarriverlà.J’espèrequ’elleneserapastropdéçueenconstatant
queConradnemevoitpascommeunealliée,quoiquej’aiepufairepourluilorsdecettesoirée.
Laportes’ouvre,Conradentreethésiteenmevoyant.Ilaunregardnoiràfairepeur.
—Conrad,mercidenousavoirrejointes.Assieds-toi.JedemandaisàRosecommentelles’était
retrouvéedanslapiscinelorsdelasoiréedel’équipedenatation.
Conrad ne dit rien. Il ne réagit même pas à ce que la proviseure vient de dire. Il s’assied
lentement.
—Pourrais-tunousdirecommenttut’estoi-mêmeretrouvédanscettepiscine?
Conradcroiselesbrasetévitesoigneusementdeprononcermonnom.
— Si elle vous a dit comment elle s’y était retrouvée, vous savez déjà comment je m’y suis
retrouvé.
— J’aimerais l’entendre de ta bouche. J’aimerais également savoir pour quelle raison tu as
quittél’équipedenatation.
Conrad fixe la moquette orange. Pour une raison inconnue, la sinistre petite musique
d’Halloween se met à jouer alors que personne n’a touché à la louche. Mme Chen soulève le
chaudronettournel’interrupteur.
—Iln’estpasfaciled’intégrercetteéquipe,Conrad,etl’entraîneurprétendquetuesdéjàl’unde
sesmeilleurséléments.Pourquoiveux-tuabandonneruneplacesichèrementacquise?
Aprèsunsilencepénible,laproviseuresepencheenavantdanssonfauteuil,jointlesmainssur
soncalendriersansdérangersesbonbonsetnousregardetouràtour,Conradetmoi.
—Cetincident—cequis’estpassélorsdecettesoirée—vousdépassetouslesdeux.C’estplus
importantquevosinquiétudesquantàcequ’onvapenserdevoussivousm’enparlez.Jesuisbien
conscientedemettrebeaucoupdepressionsurvosépaules,maisjeveuxquetouslesélèvesd’Union
Highsesententensécuritédanslelycéeetjenepeuxpasyarriversansvous.
Conradlèvelesyeuxetrépondd’unevoixglaciale.
—Biensûrquesi.
Laproviseurelèveunsourciletlefixedesonregardleplusimpérieux.
—Pardon?
—Vousn’avezpasbesoinquejevousdisequim’atraitédepédaleparcequepeuimportequil’a
fait,l’importantc’estjustequequelqu’unl’afait.Etaufait,puisqu’onparledetoutlemonde,dela
sécuritédesélèvesd’UnionHighengénéral,vousavezpenséàmasécuritéenparticulier?
MmeChensembleunpeudéconcertéedevoirqueConradn’adhèrepasàsonappelaudevoirau
nom du bien général et change de tactique à vue. Lentement, elle se lève, contourne son bureau et
vient s’y adosser de sorte qu’elle n’est qu’à une vingtaine de centimètres devant nous. Bien qu’elle
mesureàpeine1,55m,ellenousdominedetoutesahauteuret,malgrésasorcièreclignotante,elle
esttrèsintimidante.
— Conrad, sache que dans une telle situation, il est utile de parler aux coupables, punition ou
pas.
—Utilepourqui?
Conrad se lève si brusquement que Mme Chen et moi-même sursautons. La proviseure est
parfaitementimmobile;elleessaieprobablementdejugersielleaaffaireàunélèvevéritablement
violentoujustemomentanémenttrèsénervé.
— Utile à tous. Y compris à toi-même. Et maintenant j’aimerais que tu prennes le temps de
réfléchiràtoutcelaetquetureviennesmevoirdemain.Tuesdispensédecourspourlerestedela
journée.
Conrad ne comprend pas — on dirait qu’il attend la suite, mais comme rien ne vient, il
empoignesabesacenoire,lapasseenbandoulièreetsortprécipitamment.
Laproviseureseretourneversmoi.J’aidéjàlecœurquicogne—êtreàcôtédeConrad,c’està
peuprèscommeseretrouverenprésenced’unebombeetdesedemandersielleaétécorrectement
désamorcée.Etcen’estpasleregardlaserdeMmeChenquivam’aideràmecalmer.
—Ceseraitbienquetumedisesquiétaitlemeneur.J’aimapetiteidée,maislaconfirmation
d’unepersonneayantassistéauxfaitsmefaciliteraitbeaucouplatâche.
—Çan’arrangerarien,jemarmonne.
— Je sais que l’année dernière a été difficile pour toi. Je ne veux pas minimiser ce que tu as
vécu,maiscequiarriveàConradestduharcèlementd’untoutautreordre.Celaprouvel’existence
d’ungraveproblème.Tupeuxnousaideràrésoudreceproblème.
Marésolutionfaiblit.Jetentedemedéfendre.
—Çaseretourneracontremoi.Etcontrelui.
—Ilfautparfoisprendredesrisquespourlebiendetous.Parfois,lebesoinmoraldenepasse
taireestplusfortquelesintérêtspersonnels.Jesaisquetuascelaentoi.Quetuleveuillesounon,tu
faistondevoirmêmequandc’estdifficile,Rose.
L’Interphonebourdonnedenouveau.
—MmeMasoestarrivée.
Laproviseurefermelesyeuxetprenduneprofondeinspiration,commesiellevivaitlajournée
lapluséprouvantedesonexistence.Ellerepassederrièresonbureau,serassieddanssonfauteuilet
appuiesurleboutondel’Interphone.
—Dites-luiquejem’occupede…quejesuisàelledansuninstant.
Puisellemefixedenouveau.Jemesensdevenirtouterouge.
—Ilfautquetumefassesconfiance,Rose.
Jenerépondspasmaisjen’arrivepasàdétournermonregard.
—Alors,c’estMattHallis?demande-t-elletoutbas,commesilesmursavaientdesoreilles.
Je regarde le plafond en pensant à la réunion de tout à l’heure et aux crimes de haine. Cette
clôturesurlaphoto.Conrad,quicomptepourJamie.
Jehochelatête,brièvement,sanscroiserleregarddeMmeChen,commesicelamedédouanait
d’unecertainemanière.
Sansmontreraucuneréaction,celle-cimeremercie.
—Mercid’êtrevenuemevoir,Rose.
Commesij’avaiseulechoix!
Elleselèveetm’ouvrelaporte.MmeMasoestjustederrière,lesbrascroisés.MmeChenlafait
entrercommesic’étaituneélèveconvoquéepouravoirétéinsolenteunefoisdeplus.
En passant près de moi, Mme Maso me tapote l’épaule. Elle a deviné que j’avais balancé sans
quepersonneneleluidise.
***
—Rose,tudoistefondre,compris?Tavoixdoitsefondredansl’ensemble.Parpitié!
C’estlatroisièmefoisqueM.Donnellyinterromptlarépétitionparcequejen’arrivepasà«me
fondre».
Maisqu’est-cequeçasignifie?
Assis sur des chaises, sur la scène, nous sommes en train d’apprendre un morceau très
compliqué à plusieurs voix où les personnages chantent des choses différentes en même temps. Je
n’ai pas de difficulté à me lancer au bon moment ni à entendre ma partie et, au début, avant le
problèmede«fonte»,jemesuisbienamusée.C’estcoold’êtresurscèneetderegarderdanslasalle
—mêmevide—enchantantunmorceauàquatreoucinqvoixtandisquelepianistejoueàpleintube.
Quand on est à ce point immergé dans la musique, c’est comme si plus rien au monde n’avait
d’importance,saufcequisepasseicietmaintenant.
Exceptéquandonn’arrivepasàsefondre.
Cequiestmoncas,apparemment.
—Encoreunefois,àpartirdurefrain!crieM.Donnelly.
Ilsetourneversmoietajouteenaparté:
—RoseZarelli,sers-toidetesoreilles!
Ildonneledépartaupianisteetjedécidedefaireduplay-backcettefois-ci,justepourvoirs’il
entendbiencequ’ilcroitentendre.Commentpeut-ilrepérerquejemetrompeaumilieudetoutesces
voix?
Ilnousarrêtedenouveauetmemontredudoigt.
—Tun’aspaschanté.
Tout le monde est énervé d’avoir passé les vingt dernières minutes sur ce passage. J’ai
l’impressionquelespassagersno 1et2ontenviedemetaperdessus.
—Est-cequetucomprendscequejeveuxdirequandjetedemandedetefondre?
JesecouelatêteetM.Donnellyempoignesonpupitrecommes’ilallaitdéfaillirenmejetantun
regardexaspéré.
—Lesenfants,quandvousnecomprenezpascequejevousraconte,dites-le!Iln’yapasde
honte à poser des questions — les répétitions, c’est fait pour ça. Qui peut expliquer à Rose ce que
signifiesefondre?
MitchellKleinestleseulàleverlamain—tiens,ondiraitquejenesuispaslaseuleànepas
comprendre.
—Sefondre,c’estveilleràcequesavoixformeuntouthomogèneaveclesautres,afinqu’elle
neressortepas.
— Mitchell Klein, merci du fond du cœur ! C’est exact. Rose, tu possèdes une voix
extraordinaire et c’est très bien. Mais dans un morceau comme celui-ci, toutes les voix doivent
concouriràformerunsonhomogène.Siuneseuleressort,l’équilibredumorceauestcompromiset
lepublicécouteuneseulevoixaulieud’écoutertoutlemorceau.Desquestions?
Jenevoudraispasencorepasserpouruneidiote,maisilmemanquedesinformations.Etvula
manièredontlesautresmeregardent,ondiraitquetoutlemondeaenviequejelesobtienne.
—Alorscommentfait-on?
—C’estuneexcellentequestion.
M.Donnellyportelesmainsàsonoreilleettiredessusfurieusement.
—Ilfautécouter.Ecouterautourdetoietessayerdes’ajusterauvolume.Essayerdet’intégrer.
O.K.?
J’acquiesce,commesic’étaitcompréhensible.
—Encoreunefois!
M. Donnelly paraît tout joyeux, comme si le problème était définitivement résolu. Il donne le
départaupianisteetnouschantons.J’écouteaussiattentivementquepossibleettented’imiterl’alto
quichanteàcôtédemoi—savoixestmoinspuissantequelamienne,pluscalme.
M.Donnellynenousinterromptpas.
Si j’ai bien compris, il faut essayer de chanter comme quelqu’un d’autre pour se fondre dans
l’ensemble?
Sitelestlecas,c’estparfait—car,dernièrement,jemedemandesijenedevraispasdevenir
carrémentquelqu’und’autre.Sij’étaisuneautre,jepourraispeut-être,disons,avoirlegarçonquime
plaît, ne pas balancer quand la proviseure m’interroge, être castée pour un bon rôle et chanter
correctement.
Alafindumorceau,M.Donnellyreprendlaparole.
— Bien, les enfants. Rentrez chez vous, apprenez vos notes et votre texte ! Il ne suffit pas de
connaître la musique. Vous devez aussi connaître les paroles ! Si vous ne le savez pas par cœur la
semaineprochaine,jevousmassacre.
Ilplaisante.
—Rose,viensmevoirs’ilteplaît.
Génial.Jeprendsmonsacetlerejoins.
—Ecoute,jesaisquetuasl’impressionquejem’acharnesurtoi,etquelqueparttuasraison.Tu
asunejolievoix—justeunpeutropcontemporainepourl’œuvre.Tuvoiscequejeveuxdire?
—Vousvoulezdirequ’ellen’estpasadaptéeàcespectacle.
—Non,pasdutout.Jenet’auraispaschoisiesiellen’étaitpasadaptée.Ilfautseulementquetu
la refrènes. Laisse-la s’épanouir dans les phrases solo des autres morceaux. Mais cet ensemble est
basésurl’équilibredesvoix.Tuvasfinirparcomprendre.
Il me tapote l’épaule pour me rassurer, mais j’ai plutôt l’impression que je ne comprendrai
jamaisetquejevaisgâcherlespectacle.
C’estbienplusagréabledechanterseule.Mêmesibiensûronnepeutpaschanteràplusieurs
voixdanscecas.Logique.
Jegagnemoncasiertoutenenfilantmonpull.Moinsd’uneminuteplustard,Hollyarriveavec
Robert.
Jen’aipasvraimentenviedeluiparlermaintenant.Jesaisqu’ellecherchejusteàmeréconforter
maisjenesuispasd’humeuràentendresescommentairespositifssurmavoixalorsquejemesuis
faitreprendrependantunedemi-heuredevanttouslesautres.
Et je n’ai vraiment pas envie de me retrouver en présence de Robert. Depuis l’épisode du
Morton’s,ilmefixependantlesrépétitions.Etlà,deboutprèsd’Holly,ilaunairimplorant,comme
s’ilredoutaitquejedévoilelavéritésurluiàsacopined’uninstantàl’autre.
J’aidûluidonnerl’impressionquej’étaisprêteàlefaire.
—Onvasefaireunepizzaaveclescopains.Tuveuxvenir?medemandeHolly.
—Merci,maisjedoisrentrerpourbûcher.Jepassemontestd’entrée1àlafacdemain.
—Tupassesdéjàtonexamend’entrée?Onestcenséslepassermaintenant?
—Non,jelepassejustepourm’entraîner.Jeveuxobtenirunebourseauméritel’anprochain.
—C’estpasbête,mefait-elleavecunsourire.Maistuessûrequetuneveuxpasvenir?Juste
pourunepetitepartdepizza?
—Jeviendrailaprochainefois,promis.Maisjepensequelatrouped’AnythingGoesseraravie
desepasserdemavoixextraordinaireunpetitmoment.
—Rose,net’inquiètepaspourcettehistoire.M.Donnellyn’apasarrêtédem’embêterpourle
mêmemotifdurantlesrépétitionsdeDamnYankees.
AlamanièredontRobertlaregardebrusquementcommesielleétaitdevenuefolle,jedevine
qu’ellevientd’inventercetteanecdotepourmefaireplaisir.
—C’estjustequetavoixesttropcorséepourlechœur.Etc’estpourçaque,laprochainefois,tu
aurasunpremierrôle!Doncc’estunebonnechose!
J’enaimarred’entendremavoixqualifiéede«corsée»,«d’extraordinaire»etde«typée».Au
début,j’aipriscesqualificatifspourdescompliments.Maintenant,jesaisqu’ilssontsynonymesde
«bizarre»,d’«agaçante»etd’«excessive».Jesensmontermacolèreàcausedelagênequim’aété
infligéeenrépétition,etcen’estpasbonpourmoi.Quandjesuisencolèreparcequej’aihonte,des
choseshorriblessortentdemabouchemalgrémoi.
Commecelle-ci:
—Iln’yaurapasdeprochainefois.Lacomédiemusicale,c’estnul.
HollyetRobertsursautentcommesijevenaisdelesélectrocuter.
—Qu…qu’est-cequetuveuxdire?
Hollysemblesipeinéequej’ail’impressiond’avoirditlachoselaplusblessantequej’auraispu
trouver.
Croyez-vousqueçam’aideraitàm’entenirlà?Quenenni.
—Jetrouvelachorégraphieetlestyledechanttotalementartificielsetlamusiquemetapesur
lesystème.Elleesttotalementgnangnan.
Bon,cen’estpascomplètementvrai.Jelepenseenpartie,d’accord,maisj’aimebienladanse,
mêmesil’apprentissagerépétitifdespasmerenddingue.Etpuisj’adorechanteràl’intervalle.Même
sur une musique gnangnan, je me régale. Mais je n’ai pas envie de le reconnaître devant mes deux
interlocuteursmaintenant.
Hollyouvredegrandsyeuxmarronpleinsd’excuse.
—Oh!Rose,jesuisdésolée.Jepensaisvraimentquetuaimeraisparticiperàcespectacle.C’est
pourcelaquejetenaisàcequetulefasses.
—Cen’estpassigrave.J’aimebienvousregarder,Stéphanieettoi—vousêtessupertoutesles
deux.
Hollyjetteuncoupd’œilàRobert.Ilneluiapaséchappéquejen’aipasincluscedernierdans
malistedesinterprètessuper.
Celan’apasdûéchapperàRobertnonplus.
Alors, parce que je suis déjà en mode désagréable, j’ajoute une dernière remarque pour faire
bonnemesure.
—Jetrouveseulementcespectaclemauvais.
Et voilà. J’ai réussi à les offenser aussi profondément qu’il était humainement possible de le
faire.
Aprèsunsilenceabasourdidedeuxdestroispersonnesaveclesquellesjevaisdevoirjouerce
spectaclequejetrouvemauvais,Robertrépondd’unevoixglaciale:
— Premièrement, la musique est de Cole Porter — je ne vois pas comment elle pourrait être
mauvaise. Deuxièmement, tu verrais peut-être les choses différemment si tu avais un premier rôle.
Maistoutlemonden’apasl’étoffed’unpremierrôle.
—Robert!s’écrieHolly.
C’estprobablementlapremièrefoisqu’ellelevoitdireuneméchanceté.
Moiaussi,quandj’ysonge.
Leslarmesmemontentauxyeuxparsurprise.J’aientièrementméritécequ’ilvientdedire,mais
cen’estpaspourautantplusfacileàentendre.
—Réfléchisbienavantdetecomporterdemanièreinfecteavecmoi.
Mavoixestcalmeetjehausselessourcilspourluirappelerqu’àtoutinstantjepeuxrévélerà
Hollyqu’illuiamenti.Ilvireaurougevif.
—JeteretrouvechezCavallo’s,Hol.
Ilpartsansmêmetournerlatêtedansmadirection.Hollyleregardes’éloigner,puissetourne
versmoi.Sonregardexprimelaperplexité,maisaussiunsentimentquejen’aijamaisobservéchez
elle:lasuspicion.
Ellem’observe,immobile,puisparled’unevoixdure:
—Jenecomprendspascequivientdesepasser.Vousvousêtesdisputés,Robertettoi?
Je dois savoir ce que je vais faire et pourquoi avant de dire quoi que ce soit. Je ne veux pas
compromettrelarelationdeRobertetd’Holly—ilyaquelquechosedevraietdemignonentreeux.
Ilsontdelachance.
Donc,enfait,jejouejustelesgarces.
—Jesuisdemauvaispoil,Holly.C’esttout.
Ellebaisselesyeuxverssonpullrétrotoutmousseuxetprendletempsdeboutonnerundeses
petitsboutonsenformedecœur.
—Rose,tuessûrequeçaneteposepasdeproblèmequejesorteavecRobert?
—Oui!
Jeluisaisislebraspouraccentuermonpropos.
—Aucunproblème.Vraiment.Vousallezbienensemble.Jeregrettecequej’aidit.Peux-tului
direquejeregrette?
—Viensavecmoi,tuleluidirastoi-même.Luiaussiadesexcusesàtefaire.Iln’auraitpasdû
direcequ’ilt’adit.
—Cen’estpasgrave.Je…Ilétaitencolère.Maisjeviendrailaprochainefois.Promis.
Hollysepencheetmeprendbrièvementdanssesbras.Sesbraceletstintent.Quandelleseretire,
jevoislesoupçondanssonregardetregrettedenepasluiavoirditlavérité.
—Bonnechancepourdemain.Tumedirascommentc’est,d’accord?J’aimeraissavoiràquoi
ressemblentcestests.
Avec un petit signe d’adieu, elle s’éloigne dans le couloir. Je prends mes affaires dans mon
casieretconsultemamessageriedansl’espoirqueTracym’aitlaisséuntextopourmeproposerde
me ramener. Mais je n’ai pas de message et c’est un soulagement, tout compte fait. J’ai besoin de
marcher—ilyatropdepagailledansmatête.
Je sors du bâtiment. La nuit tombe déjà. Ça sent l’automne. Les feuilles des érables, rouge et
orangevif,ressortentsurlecielpresqueviolet.Çamedonnedesregretsdenepassavoirpeindre.La
peintureest-elleplusfacilequelechant?
Monpèredisaitquetoutcequiestfacilen’estpasintéressant.J’imaginequetouslespèresdu
monde ont dit cela à leur enfant à un moment donné. Je n’avais pas vraiment compris ce que cela
signifiaitauparavant.Maintenant,ilmesemblequesi.
Quand j’ai décidé de devenir chanteuse, l’an dernier, je n’imaginais pas que ce serait si
compliqué.Oudérangeant.J’aitoujourscruqueleplusdifficileétaitdetrouversavoieetque,une
fois qu’on l’avait trouvée, tout marchait comme sur des roulettes parce que, quand on est fait pour
quelquechose,çanepeutpasêtredifficile,non?
Jen’aipeut-êtreriencomprisauconceptdedestin…
Acausedecesapprofondissementsphilosophiques,etparcequ’ilfaitpresquenuit,jemanquede
passerprèsdeReginaetd’Anthonysanslesvoir.Reginaestadosséeaumur,Anthonyappuiesesbras
departetd’autred’elle,commes’ilnevoulaitpasqu’elles’échappe.Elletournelatêted’uncôté,illa
suitetl’obligeàl’embrasser.Reginaalesbrasdansledosets’appuiedessus.Anthonyetellenese
touchentqueparleslèvres.Ilesttellementcostaudqu’ondiraitHulkàcôtéd’elle.
C’est la première fois que je vois Regina depuis que Jamie m’a parlé de son père, et elle me
paraît…différente.Dumoinsjepensequemoijelavoisdifféremment.
Auparavant, quand je la regardais, j’avais peur. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser aux
choses horribles qu’elle m’avait dites et faites, et au plaisir qu’elle prenait à me faire souffrir.
Maintenant,quandjelaregarde,jepenseàsonpèreentraindelafrapper.
Qu’avouludireJamieexactementquandiladitquesonpèrel’avaitfrappée?Illuiadonnéune
gifle?Uncoupdepoing?Ilalancédestrucssurelle?
Qu’est-cequeçafaitd’avoirunpèrepareil?
Etqu’est-cequeçafaitdevoirsonex-petitami—dontonesttoujoursamoureuse—pointer
une arme sur lui, le menacer, l’obliger à partir ? Qu’a-t-elle éprouvé quand Jamie l’a fait ? Est-ce
qu’ellevoulaitquesonpèreparteparcequ’illuifaisaitdumal,ouest-cequ’ellevoulaitqu’ilreste
parcequec’estsonpère?
Jesenscommeunepetitedéchargedansmacolonnevertébralechaquefoisquej’imagineJamie
aveccettearme.Ilmeparaîtimpossiblequ’ilaitpuprendreunrevolver,lepointersurunadulteetlui
donnerdesordres.
Est-cequ’ilaeupeurquandill’afait?
Etquelgenredepère—quelgenredeflic—faut-ilêtrepourdonnersonarmeàsonfilsetlui
diredefaireuntrucpareil?
Je regarde Anthony et Regina encore un instant et j’ai une sensation sinistre. J’accélère le pas
afind’êtreloinquandilsreprendrontdel’air.
En arrivant à la maison, je referme la porte et gagne directement ma chambre en faisant le
moinsdebruitpossible.Levoyantestalluméau-dessusdelaportedubureaudemamère—soitelle
est avec un patient, soit elle s’occupe de sa paperasse. Mon téléphone sonne alors que je monte
l’escalier et je serre mon sac contre moi pour en étouffer le bruit. Je ne veux pas être obligée de
parleràmamèremaintenant.
Unefoisensécuritédansmachambre,jefouillemonsacenquêtedemonportableetdécouvre
untextodeTracy.Ellem’annoncequ’ellem’envoielaprochaineéditiondesStyléspare-mail.Entant
quedirectriceéditoriale,jeconsultesespublicationsavantleurmiseenligne.Maisellenemelaisse
pas vraiment le temps de le faire : elle m’envoie sans arrêt des textos et des e-mails marqués
«urgent»etjesuiscenséelaissertombercequejefaispourm’occuperdesonblog!
J’ouvre mon ordinateur portable mais, au lieu de consulter mes mails, j’ouvre mon
enregistrementd’AnythingGoesdansuneproductiondeBroadwayetessaiedemefondre,commedit
M.Donnelly.J’ignoretotalementsij’yarriveoupas.Toutcequejesais,c’estquejemeconcentre
tellementpournepaschanteràmamanièrequejesuiscomplètementfigée,quejebougeàpeineles
lèvresetquejen’inspiremêmepasàfond,desortequ’aufinalj’aimalàlagorge.
Sefondrenepeutquandmêmepassignifier«retenirsonsouffleetsefairemal»!
J’éteins la musique et ouvre mon placard pour chercher des pulls. Au dos de la porte de mon
placardestfixélemiroirquej’avaisretirécetétémaisquej’aidûréinstalleràlarentréepourdes
raisonsévidentes.IlestpartiellementcachéparlesvieuxsacsàdosqueTracyneveutplusmevoir
utiliseretdesvestesqu’elletrouvetropgrandespourmoi—letoutaccrochéàdescrochetsbleuvif
quemonpèreafixéspourm’aideràavoirunechambrenette.Maisj’arriveencoreàmevoirdansle
miroir,aumilieudetouscestrucsquipendent.
Au lieu de refermer la porte et de fuir mon reflet comme je le fais d’habitude, je me plante
devantetregardepourdebon.C’estbizarre.Sijesuisdéçuequandjemeregarde,cen’estpasparce
quejen’aimepascequejevois.Jen’aimepasça,c’estvrai,maiscequimedérange,c’estqueceque
jevoisdanslemiroirnecorrespondpasàcequejevoisdansmatête.Dansmatête,jesuisplusjolie
quedanslavraievie.C’estpourquoi,quandjevoiscequejevoisdanslemiroir,jemesensunpeu
trahie.J’aiaussil’impressiondedevenirdingue.Oùai-jepêchécetteimagedemoiquej’aidansla
têtesicen’estdanslemiroir?
JesongeàHollyetStéphanie,tellementjoliesqu’onseretournesurellesdanslescouloirsdu
lycée.JepenseàTracy,lareined’UnionHigh—plusenvueavecsonTopdesStylésqu’ellenel’a
jamaisétéentantquepom-pomgirl.JesongeaussiàlaquestiondeConrad—quejemesuisaussi
posée:qu’est-cequeJamieavuenmoi?
Je sais qu’il a vu quelque chose — et le voit peut-être encore. Il a quand même dit que je lui
plaisais.Mais…cen’estpaslemoment?Jepensequ’ilvoulaitdirequejen’yétaispourrien.Sauf
quec’estdifficiledepenserquejen’ysuispourrien.
Robert me disait toujours que j’étais jolie, mais il est clair qu’il a changé d’avis… Soit il ne
savaitpascequ’ildisait,soitilignoraitlesensdecetteépithètejusqu’àcequ’ilrencontreHolly.Mon
pèreaussidisaittoujoursquej’étaisjolie.Maisilledisaitpeut-êtreuniquementpourquejemesente
bien dans ma peau. N’est-ce pas ce que font les parents pour leurs enfants — les mettre en valeur
mêmes’ilsneleméritentpas?
Je referme mon placard et m’oblige à consulter mes e-mails. Il y a celui de Tracy —
«URGENT!»—etunmessageavecpiècejointedeVicky.
Ilyaunautremessage,m’avertissantd’unnouveaucommentairesurlesitedédiéàmonpère.
Jesuistrèsexcitée—voilàlongtempsqu’iln’yapaseudenouveaucommentairesurmonsite.
Maisencliquantsurlelien,jetombesurdeslignesdecodesincompréhensibles.C’estlapremière
fois que ça se produit. Suis-je victime d’un hacker ? J’entre mon code administrateur et détruis le
message.
Çam’énervequepersonnenepostedecommentairesurlesitedepapa.Est-cequetoutlemonde
l’aoublié?Onfaittoutunfoinpourlepremieranniversaire,etensuitelaviecontinue,j’imagine.
Quand j’ouvre le message de Vicky, la chanson « Monster Mash » retentit à fond dans les
enceintesetunephotos’ouvre.C’estVickyavecunecoiffuredémesurée,unfauxgraindebeautéaudessusdeslèvresetdeslunettesyeuxdechat.Souslaphoto,unmessage:
JemepréparepourHalloween.Ettoi,enquoitutedéguises,machérie?
Jeréponds:
JenefêtepasHalloweencetteannée.Jemetrouvedéjàassezdinguecommeça.Maistuessuperbe!
J’envoie.
J’ouvreensuitelemaildeTracy.C’estungrosarticle—ellel’annoncedepuisdesjourssurson
site.Elleymontresestroiscréateurspréférésetlestroisélèveslesplusfashiondulycéeportantdes
tenues que Tracy juge être dans l’esprit de ses créateurs préférés. Je regarde les photos de Kristin,
d’Holly et d’une jolie freshwoman à qui je n’ai jamais adressé la parole — et soudain je me rends
comptequejen’aijamaisfigurédansleTopdesStylés.
Pasuneseulefois.
Tousnosamisyontparuaumoinsunefois,sicen’estdeuxoutroisfoisouplus,etTracyellemêmeyestsansarrêt.Maisjen’aijamaiseucethonneur.PasmêmeenportantdestenuesqueTracy
avaitchoisieselle-même.
Peut-êtrel’explicationtient-elledavantageàmonvisage—etàmonstatutàUnionHigh—qu’à
mestenues.
J’ouvre le programme pour l’examen d’entrée en fac et essaie de me concentrer sur un test
d’entraînement,maisj’aitropdechosesentête.
Zutpourl’exam!Jenepasseraipascefichutestdemain.
Jem’affalesurmonlit,saisismontéléphoneetenfilemoncasqueaudio.J’écouteAdele—quia
unevoixvraimentunique—etlà,j’aicequ’onpourraitappelerunerévélation.
Leschanteusesd’opérasn’ontpasbesoindesefondre.
Lesrockeusesn’ontpasbesoindesefondre.
Etquandj’auraiterminécettefichuecomédiemusicale,jen’enauraiplusbesoinnonplus.
1.LesjeunesAméricainspassentuntestdeniveauaulycée;ilestprisencomptepourl’attributiondesboursesaumériteetpourl’entréedanscertainesuniversités.
L’HIVER
 
9
Représailles(n.f.):riposte.
(voiraussi:lasurprisedeConrad.)
***
—DirkTaylor?
Ma mère rougit jusqu’à la racine des cheveux. Elle tente maladroitement de jongler avec son
manteau posé sur son bras et son sac accroché à son épaule tandis que le père d’Holly lui serre la
main,parédesonsourireàmégawattsintégrés.
Mamèresecouelatête,incrédule.
—Jen’auraisjamaisimaginévousrencontrerlorsd’unepremièredespectacleaulycée.Jesuis
unegrandefandevosfilms.
Aquelsfilmsfait-elleallusion?JenecroispasavoirdéjàvulevisagedeDirkTaylordansun
film,moi.
Ilmerappellepeut-êtrevaguementquelquechose,d’accord.Cedoitêtreundecesacteursqui
récoltentdespetitsrôlesdansdenombreuxfilmsdesortequ’ilparaîtfamiliersansqu’onpuisseciter
uneseuleproductiondanslaquelleilajoué.
—VousauriezvraimentdûêtrerécompensépourRaininSpring.OupourGettingOutGood.Ou
pourtouslesfilmsdanslesquelsvousavezéténominé,s’extasiemamère.
Bon,j’avoue:lesfemmesdel’âgedemamèrepeuventciterdesfilmsdanslesquelsilajoué.
Aufait,elleabienditnominé?CetypeaéténominéauxOscars?
—Regardetamère,meglisseTracy.Commeellerougit—c’esttropmignon!Quellechance
qu’elleportejustementsatenuepréférée.
Dirk Taylor, l’œil bleu, cinégénique et perçant, enveloppe d’un regard admiratif ma mère,
mouléedanssajupecrayon.Personnellement,j’auraispréféréqu’ellechoisisseuneautretenue…
—Voushabitezici?
Ma mère semble vraiment intriguée qu’une star de cinéma habite une ville comme Union. Je
notequ’ilneluiapaslâchélamainetqu’ellenefaitrienpourlaretirer.Acôtédesonpère,Holly—
chargée du plus gros bouquet de fleurs que j’aie jamais vu — remarque la réaction de ma mère et
m’adresseunsourirecomplicequim’affole.
—Monpèreetmoiavonsemménagécetété,madameZarelli.Ilenseignel’artdramatiqueàla
YaleDramaSchool,cetteannée.
—Ehbien,letalentdoitêtrehéréditaire,Holly.Taprestationaétéextraordinaire.Quellevoix
ravissante!
Ma mère complimente Holly sur sa prestation alors qu’elle ne m’a pas dit un mot sur la
mienne…Est-cemafautesilapassagèreno 3n’avaitquedeuxphrasesensolo?Iln’yapasdepetits
rôles,seulementdespetitsacteurs…Maisbiensûr.
Il est vrai qu’elle n’a pas eu le temps de dire quoi que ce soit avant d’être court-circuitée par
BeurkTaylorqui,soitditenpassant,neluiatoujourspaslâchélamain.
—Hollyestgéniale,hein?
C’estRobert,quisortdelalogedesgarçons,sonécharperougesoigneusementenrouléeautour
ducou,commes’ilpouvaitattraperfroiddanslecouloir.Tracydégainesontéléphoneetprendune
photo.
Jeluiglisseunmot.
—Tuplaisantes?
Maisellesecouesolennellementlatête.
—Jecroisquec’estducachemiretroisfils.
— Robert ! s’écrie ma mère. J’ignorais que tu étais aussi doué ! Tu as été tout simplement
éblouissant!
Cen’estpasfaux.Robertestassezstupéfiantdanslespectacle.Ilal’airtellementheureuxque
j’ail’impressionqu’ilvaexploser.
—Merci,madameZarelli.
Ils’inclinedevantmamère,quinem’atoujoursriendit.
DirklâcheenfinlamaindemamanpourserrercelledeRobert.
—Belleperformance,mongarçon.
Robertluirépondd’unevoixprofondeenluiserrantlamainleplusvirilementqu’ilpeut.
—Merci,Dirk…
Commes’ilappelaitmonsieurl’acteurparsonprénomdepuisdesannées!
—…maisjen’yseraisjamaisarrivésansmapartenaire.
IlembrasseHollysurlajoue.Mamèrelesobserveunesecondedetrop,puissetourneversmoi.
Elle a toujours aimé Robert, malgré sa tendance au mensonge. Elle devait espérer qu’il
changeraitunjouretquenousfinirionsparsortirensemble.Aprésent,elledoitsedirequej’ailaissé
passermachance,j’ensuissûre.Parceque,bienévidemment,jenepeuxpasprétendrerivaliseravec
lafilledeDirkTaylor.
—Tut’estrèsbiendébrouillée,medit-elleenfin.
Ellem’entoured’unbrasetmeserrecontreelle.
—J’aieul’impressionquetut’amusaisvraiment.
—Pasdespectacleréussisansdebonssecondsrôles,approuveDirk.
Unebrèveseconde,souslesrayonsdesoncharme,jemesenstoutechose,toutexaltée…Jeme
sens quelqu’un. Mais je sais qu’il joue la comédie et je refuse de tomber dans le piège comme les
quelquesmèresdefamillequinousentourentmaintenant,cherchantàsemêlerdelaconversationet
nousserrantdesiprèsquejemesensoppressée.
— Tu as très bien dansé, poursuit Dirk. Et tu as un grand sens de l’harmonie et une voix
remarquablementpuissante.J’aipuladistinguerdanstouslesmorceaux.
Bonjourlefondu.
Hollys’enmêle.
—Monpèreveutdirequetuassuperbienchanté.
Dirkparaîtsurpris.
— Evidemment que c’est ce que je veux dire ! C’est exceptionnel une voix pareille. Pourquoi
chercherait-elleàressemblerauxautres?
Je ne cherche pas à chanter comme les autres, Beurk. Et dès que cette comédie musicale sera
terminée,jen’essaieraiplusjamaisd’êtrebêtement«commelesautres».
—MonsieurTaylor?Unephoto,s’ilvousplaît?
C’estunreporterduUnionChronicle.Onadûl’avertirdelaprésencedesTaylor;jenepense
pasqueleChroniclesesoitdéjàintéresséàlapremièred’unecomédiemusicaleàUnionHigh…
—Ehbien,c’estmafillequiestlavedettecesoir,alorsjenepréfèrepas.
Dirk paraît étrangement fier de lui, alors qu’il vient seulement de décliner une photo dans le
journald’unepetitebourgade.
—Encompagniedevotrefille,alors?
Lejournalisteinsiste:ilrisquedemanquerleplusgrosscooplocaldepuisprobablementvingt
ans.
—C’estbon,papa,çanemedérangepas,ditHollytoutbas.
Dirkparaîtinquiet.
—Tuenessûre,machérie?
—Jet’assure.
Unelueurdedéceptionpassedansleregardd’Holly,maisDirknel’aperçoitpas,occupéqu’il
estàchercherlalumière.
Il n’est pas le seul, d’ailleurs. Robert se tourne vers l’appareil photo comme un missile à tête
chercheuse,sanspercevoirquesapetiteamien’apeut-êtrepasenvied’êtrephotographiéeentantque
« fille de Dirk Taylor » — alors qu’elle vient d’interpréter brillamment un premier rôle dans une
comédiemusicale.
—Bien,allons-y,déclareDirk.
Ma mère et moi nous écartons et le photographe s’approche. Dirk entoure Holly de son bras.
Hollylèvelamainpourdégagersesbeauxcheveuxcoincéssouslebrasdesonpèreet,soudain,je
revoismonpèremedisantquej’avaisdelachanced’avoirlescheveuxdemamèreetpaslessiens,
commemonfrère.
Monpèreauraitétéheureuxdemevoirjouerlapassagèreno 3,quelsquesoientmessentiments
àl’égarddecespectacle.Sitouts’étaitpassécommeprévu,ilseraitderetouràprésent,etmamèreet
luibavarderaientavecDirkTaylorcommedesgensquiaccueillentunnouveauvenudanslequartier.
AulieuqueDirks’adresseàmamèrecommeunhommequilatrouvetrèsappétissantedanssa
jupecrayon.
Pendantquelephotographeseprépare,Dirklèveunemainenl’air.
— Kathleen, Rose, venez nous rejoindre. La photo sera plus belle si vous l’honorez de votre
présence.
Ilesttrèsfort—Hollyetluiontlesmêmesmanièresélégantes.Maisavecunpeud’attention,on
voitlecalculquisecachederrière.
Aprèss’êtrefaiteencoreunpeuprierparDirk,mamèresejointàlaphoto.Jeresteenmarge,
bienqueTracymepousseenavantenmechuchotantjenesaisquoisurunechanceunique.Dirkattire
mamèreplusprèsetpasseunbrasautourdesataille.Ellerougit,cequilefaitrire.Robertseplace
entreHollyetDirk,lesbrasautourdeleursépaules.Hollyaffichesonsourireidéalmais,aufuretà
mesure que la foule devient plus nombreuse et compacte et que de plus en plus de téléphones
portables sortent des poches et des sacs à main, son sourire commence à sonner faux. Je n’ai pas
l’habitudedelavoircommeça,ellequiparaîttoujourssiàl’aise.
DirkTaylorestunidiotcomplet.Ilneserendabsolumentpascomptedecequ’éprouvesafille
encetinstant.Ilestbientropoccupéàpenseràlui.
Jem’écarteetmedirigeverslalogepourallercherchermesaffaires.
—Maisc’estRoseZarelli!Commentçava,p’titeesquimaude?
Je me retourne et, même si j’aurais reconnu sa voix entre mille, c’est à peine si je reconnais
Angelo,complètementtransforméparrapportàl’andernier.
AngeloestlemeilleuramideJamie.Ilm’appelle«p’titeesquimaude»parcequelapremière
fois qu’on s’est vus en étude, au début de l’année dernière, je portais un pull alors qu’il faisait
quelquechosecomme30°Cdehors.
Ilmefaisaitvraimentpeur,audépart.Onauraitditqu’ilavaitplusdevingtans;ilavaitdelongs
cheveuxgrasetportaitchaquejourleT-shirtd’ungroupedemetalimprégnéd’Axe.Jusqu’aujouroù
il s’est pointé vêtu d’un T-shirt de Neko Case — la meilleure auteure-interprète de tous les temps.
Toutachangé.Ons’estmisàparlermusique.J’aidécouvertqu’iljouaitdansungroupenomméFuck
This Shit — qu’il a rebaptisé FTS quand il a compris qu’il décrocherait plus de contrats si le mot
Fuckn’apparaissaitpassurlesflyers—etnoussommesdevenusamis.
Après le bac, Angelo et son groupe ont effectué une tournée de six mois qu’ils ont organisée
eux-mêmes.Leslongscheveuxgrasontdisparu.Iln’yapasdeT-shirtdegroupesoussonblousonde
cuirnoirtrèsclasse.Ilporteunjeansbleu-noir,desDocMartens,unpullgrisferméparuneénorme
fermeture Eclair devant. Etant donné que la dernière fois que je l’ai vu, il portait un smoking une
tailletroppetitepourluietn’avaitpaslavésescheveuxdepuisunesemaine,jediraisquelaviede
musicienluiréussit.
Ilmeserrecontreluienmesoulevantdusoletmefaitvirevolterautourdelui.Jeriscomme
unefolle,mêmesilatêtemetournejusqu’àlanausée.Angelom’amanqué.
Lorsqu’ilmereposeenfin,ildoitmetenirquelquessecondespourquejenem’écrasepascontre
lemur.Monvertigenem’empêchepasd’apercevoirJamiepassantlaporte,auboutducouloir,près
delalogedesfilles.
Chaquefoisquejelevoisaprèsêtrerestéeunmomentsanslecroiser,j’ail’impressiondeme
retrouver en Cinquième, quand je le regardais jouer au hockey sans pouvoir détacher mes yeux de
lui.Maisj’éprouvequelquechosed’autreaujourd’hui,enplusdel’excitationetdel’attirance,etje
comprendscequec’estenuneseconde.
C’estdelapeur.
Jen’aipaspeurdelui,j’aipeurpourlui.
JemefaisdusoucipourJamie.J’ignoretantdechosessursavieetsurcequ’ilafaitpourles
Deladdo.
—Bienjoué,Rose.
Avantquej’aieeuletempsdedireouf,ilestlàdevantmoi,ilsepenche,m’embrassesurlajoue
etjerespirecetteodeurdeproprequej’adore.Jetendslesbrasmaisilsedégageaumomentoùjeles
passeautourdesoncou.Nousnousfigeonstouslesdeux,puisnousnousdégageonsetreculons.Je
remarquequ’ilasontéléphoneàlamainetletourneetretournesanscesse.
—Ouais,bienjoué!
Angelomedonneunetapedansledosetsourit.Puisilserapprocheetmefaitàvoixhaute:
—Mais…lacomédiemusicale?Pitié,chantedansungroupe!
—Quoi?Vraiment?Tucroisqueje…
LafoulerassembléeautourdesTaylorritd’unechosequeDirkvientdedire.JamieetAngelo
regardentderrièremoicequisepasse.
—Hé,c’estlemec…lemecquijouedans…cetruc,ditAngelo.Qu’est-cequ’ilficheici?
—C’estlepèred’Holly.
Angelomeregardesanscomprendre.
—Holly,labrune,quijouaitdanslacomédiemusicale.
—Ahoui.Plutôtmignonne.
Angeloditçacommes’ilétaitlepremieràfairecetteobservation…
—Maisoùestlarouquine?Elle,c’estcarrémentunebombe.
IlcherchedesyeuxStéphanie,quiestsûrementencoredanslaloge.Sansrire.Personnenemet
autant de temps à se changer. C’est son premier rôle et elle maîtrise déjà l’art de faire languir son
public.
—Steph,tuveuxdire?
Il est évident qu’Angelo ne connaît le nom d’aucun interprète. Ça m’étonnerait qu’il lise le
programme.
—Tunetesouvienspasd’elle,l’andernier?
Angelosembleperplexepuisatterritbrusquement.
—C’étaitSteph?
Desflashss’allument.
—Tamèreconnaîtcetype?medemandeJamie.
Jemetourneversmamère.Dirklatienttoujoursfermementparlataille.Illuiditquelquechose
enparticulier,ellerit.
A vrai dire, je n’ai pas vu ma mère s’amuser depuis longtemps. C’est pourquoi une partie de
moi-mêmeseréjouitpourelle.Maiselleestterrasséeparl’autrepartiedemoi-même,cellequiest
très contrariée de voir que ma mère — comme toutes les autres femmes présentes — gobe la
comédiequejouelepèred’Holly.
Commentpeut-elleêtresensibleàceringard?
Jemeretournepourneplusvoirça.
—Non,ellevientjustedefairesaconnaissance.Et,vouslesgarçons,qu’est-cequevousfaites
là?
— Comment ça, qu’est-ce qu’on fait là ? On est venus te voir ! T’as déchiré grave dans ton
uniquephrasesolo.
Jelèvelesyeuxauciel.
—Deuxphrases,Angelo.J’enavaisdeux.
—Sérieux!Tescordesvocales,c’estunetuerie!Ettum’avaiscachéça.
—AngeloMartinez?
Tracys’extirpedelamassedesfansentourantlesTaylor.
—Nemedispasj’aidevantmoiAngeloMartinez?
—Yo,Trace,topelà!
Angelo,toutsourire,lèveunemainpourtaperdanscelledeTracy.
—Hé,oùestpasséetajoliepetitetenuedepom-pomgirl?
—Jeneportepluscegenredetextiles.
Tracytapedanslamaind’Angelo,puistouchelagrossefermetureEclairquiornesonpull.
—Ducalme,Trace,fautm’inviteràdînerd’abord.
Amusé,illaregardebaisseretremonterlafermeture.
Ellenel’entendmêmepas.
— Je peux prendre une photo ? Je prépare une édition spéciale avant/après pour le Top des
Stylés.Tuserasparfait,sijeretrouvedesphotosdetoiaveclescheveuxquetuavaisl’andernier.
Angeloparaîtàlafoisvexéetsurpris.
—Mescheveuxdel’andernierétaienttop!Qu’est-cequec’est,le«TopdesStylés»?
—Tusorsjamaisledimancheouquoi?
Tracysortsontéléphonepourluimontrersonsiteinternetetmeglisseunregardsignifiantque
jedevraisprofiterdel’occasionpourparleràJamieensemi-privé.
Comme je ne sais plus où j’en suis depuis la dernière conversation que j’ai eue avec lui, je
n’arrêtepasdesoûlerTracyavecça.EllemedemandetoujourspourquoiJamieetmoinesortonspas
ensemblesinotrerendez-vouss’estbienpassé—commejeleluiaidit…JeluirépondsqueJamie
pensequecen’estpaslemomentetellemefaitremarquerqueçademandedeséclaircissements:que
veut-ildireexactement?
Jenepeuxpasluiavouerquej’aidéjàobtenudeséclaircissements.Unefoisdeplus,mevoilà
dans une situation qui m’oblige à lui dissimuler quelque chose, alors que nous sommes censées ne
plusriennouscacher.
MaisJamiem’ademandédeneparleràpersonnedecequ’afaitM.Deladdo,etjeneparlerai
pas.
L’an dernier, pour Thanksgiving, maman et moi sommes allées déjeuner chez Tracy avec
Stéphanie et sa mère. Avant le repas, autour de la table — magnifiquement dressée par la mère de
Tracy, décoratrice d’intérieur, avec cristaux et porcelaine et un centre de table composé de feuilles
d’érablesdesonjardin—,Tracyaditlesgrâces.
Généralement,çamerendnerveusequedesgensfassentdestrucsreligieuxparcequenous,on
n’enfaitjamaisàlamaison,maisTracydisantlesgrâces,çapeutaller.M.Gerrennousademandéà
toutes de penser à une chose dont nous étions reconnaissants, une chose sans laquelle la vie nous
paraîtrait impensable, et j’ai tout de suite pensé à Jamie. Puis je me suis demandé : si Jamie est la
premièrepersonneàlaquellejepense,alorspourquoiest-cequejegardemesdistancesavecluijuste
parcequ’ilditquejeledois?Jepourraispeut-êtrel’aider!
—Rose?
Jamiesouritmaisalesyeuxfatigués.Iltournesontéléphonedeplusenplusvitedanssamain.
D’accord.Ilattendunappel.ProbablementdeRegina.
—Tuasbienchantétoutàl’heure.
Je le prends à la légère. C’est gênant de s’entendre dire qu’on a été bonne alors qu’on a juste
chantédanslechœur.Franchement,quiregardelechœur?
—Qu’est-cequ’ilya?Tunemecroispas?
Jehausselesépaules.
—C’estgentildemedireçamais,tusais,j’aijusteuntoutpetitrôle.
—Oui,maisjet’aibienentendue.
Jemanquedeluidirequeçasignifiequej’aimalchanté.Aulieudecela,jemerapprochedelui
etmepositionnedefaçonàcequepersonnenepuisseentendrecequejevaisluidire.
—Jen’arrêtepasdepenseràcequetum’asdit,Jamie.
Il scrute l’espace derrière moi, puis plante ses yeux dans les miens — une manière de
m’autoriseràpoursuivre,j’imagine.
—Est-ceque…est-cequetuaseupeur?Quandtul’asfait?
Sonregardparaîts’adoucirunpeu,maisilnerépondpas.
—C’estjusteque…jem’inquiètepourtoi,etàcausedecequetuasfait.Tunedevraispeut-être
pasresteraussiprochedesDeladdo…
—Çavamalpoureux.
—Commentest-cequeçapourraitallerplusmalqu’avantquetufassescequetuasfait?
—Net’inquiètepaspour…
Son téléphone sonne et il s’écarte de moi comme s’il avait reçu une décharge électrique. Il
m’adresseungestedelamainenguised’excusetoutenécoutant.Angeloleconsulteduregard,Jamie
hochelatêteetluifaitsignedevenir.Ilrempochesontéléphone.
—Ilfautquej’yaille.Tuasétésuper,Rose.
— Ouais, man, t’as été géniale, renchérit Angelo. Hé, Trace, si tu me mets genre top modèle
no 1surtonblog,préviensmonagentpare-mail.Ilteréclamerases10%.
Angeloadresseunclind’œilàTracyets’éloignedanslecouloiravecJamie.J’aiunmauvais
pressentimentquantàcequ’ilss’apprêtentàfaire.Untrèsmauvaispressentiment.
Avantdefranchirlaporte,Angelomecriedeloin:
—Hé,Rose!Ditàlarouquinequ’elleestsupercanon.Dis-luiqu’onpeutmevoirsurletrucde
Tracy,d’ac’?Etdonne-luimonnumérodetéléphone!
Ilsdisparaissentparlaporte.
—Oùest-cequ’ilsvont?demandeTracy.
Je secoue la tête. Au début, je trouvais excitant que Jamie disparaisse sans répondre à mes
questions. Ensuite, ça a commencé à m’énerver. Mais ce soir, ça me fait carrément peur. Jamie et
Angeloontunplan,etjeparieraisn’importequoiquec’estenrapportavecReginaetAnthony.
— Les filles ? appelle ma mère. Les Taylor nous invitent à prendre un dessert chez Morton’s.
Vousvenez?
Ellemeregarde;ilestévidentqu’elleaimeraitquejediseoui.
LaperspectivederegarderDirkTaylorsefaireprendreenphotojustepourgonflersonegoet
impressionnermamère,tandisqueRoberts’incrusteàsoncôtém’écœuretellementquej’aienviede
vomirsur-le-champ.J’aienviededirenon,maisTracymedonneuncoupdecoudedanslescôteset
répondàmaplace.
—Avecgrandplaisir,madameZarelli.Merci,monsieurTaylor.
Elleredoubledegrâcepourcompensermaminerenfrognée.
— On va juste chercher les affaires de Rose et on vous rejoint chez Morton’s dans quelques
minutes.Viens,Rose.
Jen’aipaseuletempsd’enplacerune.Ellen’apasbesoindemedire:«Tamèrealedroitde
s’amuserunpeu.Nesoispasinfecte»,c’estcommesijel’entendais.
Robert resserre son écharpe autour de son cou, boutonne sa veste et prend dans sa main la
moufle d’Holly. Dirk ramasse cérémonieusement le gant de cuir que ma mère a fait tomber et
l’accompagnejusqu’àlasortie—enlatenantparlecoude—danslafroidenuitdedécembre.Jen’ai
jamais vu d’autre homme que mon père prendre le bras de ma mère. Je dois me retenir d’envoyer
DirkTaylors’étalersurletrottoirgeléenluidisantquemamèrealecœurbriséetn’asurtoutpas
besoinqu’unestardecinémaluitournelatêtealorsquelapertedemonpèreluiavisiblementtroublé
l’espritaupointqu’ellenedistinguepluslafictiondelaréalité!
Simonpèrelavoyaitencemoment,queferait-il?Quedirait-il?
Est-cequ’illavoitencemoment?
J’espèrequenon,çavautmieuxpourlui.
Leslarmesmemontentauxyeux,maisTracypassesonbrassouslemien.
—Tamèreestunegrandefille.Ellepeutsedébrouiller.
Ahvraiment?Tantmieuxsielleaumoinsyarrive.
***
—C’esttoiquiluiasditqu’onviendrait,Trace.Pasmoi.Jen’aijamaisditquej’iraisprendreun
dessertavecBeurkTaylor.
Tracys’arrêteaufeurouge,àlasortieduparking.
—Rosie,arrête.Iln’estpassihorriblequeça.
J’aperçoislacaravanedesvoituressedirigeantversMorton’s,àunpâtédemaisons.Soudain,je
saisquejen’iraipas.Mêmesijedoispourcelasauterd’unevoitureenmarche.
—Passihorriblequeça?Ilesttellementfauxqueç’enestgênant!
—Jeletrouveplutôtcharmant,moi.
Evidemment,parcequetupensesàl’effetqu’ilvaproduiresurtonblog.J’écrasestupidementle
tapisdesolquifaitdesbossessousmespiedspourl’aplatir,mêmesijesaisquedesmagazinesse
terrentendessous.
—Rosie,tamèreauradelapeinesitun’yvaspas.
— Monsieur Hollywood la réconfortera. Oh ! non… Tu crois qu’il a appelé sa fille Holly à
causede…Hollywood?Ceseraittroppitoyable.
—Onn’aqu’àresterseulementquelquesminutes,ensuiteonpartira.
—Trace,jerefusederegardermamèreflirteravecceconnard.
Tracysetait—cegrosmotadûlasurprendredansmabouche.J’emploierarementdesgros
mots:monpèrenousainculquéqu’ilexistaittoujoursuntermeplusjuste,plusexpressifquelesgros
mots—maisjedoisreconnaîtrequeçafaitdubienparfois.Etsivousenusezavecparcimonie,ça
frappevraimentvosinterlocuteurs.
Aprèsunsilence,Tracyrépondaveccecalmeexaspérantqu’ellemaîtrisedepuisquelquesmois.
—Cen’estpastamèrequiflirteaveclui.C’estDirkTaylorquiflirteavecelle.
—Ahoui?Ilfautêtredeuxpourflirter.
—Tuveuxquejetedise,Rosie?Tuteconduisenégoïste.
C’estcommesiellevenaitdemegifler.
—C’estmoiquimeconduisenégoïste?Monpèreestmortdepuisunanetdemi.Çafaitdix-huit
moisàpeine!Etvoilàdéjàqu’elle…qu’elle…
Jenepeuxpasterminermaphrase,sinonjevaispleurer.
D’habitude,quandjepasseenmodeirrationnelàproposdemamère—ouenmodelarmesà
causedemonpère—,Tracychercheàm’aider,elleestgentilleettrouvelesmotsqu’ilfaut.
Maispascesoir.
— Voilà déjà qu’elle quoi, Rose ? Qu’elle parle à un homme ? Qu’elle le laisse ramasser
quelquechosequ’elleafaittomber?Qu’ellevaaurestaurantmangerundessertavecluietungroupe
depersonnes?
—Qu’ellesefaitprendreenphotoavecluiquilatientparlataille,pourquetoutlemondesoit
aucourant!
Jem’emparedel’iPodplantédanslasonodelavoitureetfaisdéfilerlestitres.
Willow…Sugarland…NeonTrees…
LesgoûtsmusicauxdeTracymerendentdingues,parfois.
Ke$ha…EnriqueIglesias…
EminemenduoavecRihanna.Parfait.
Rien de tel qu’Eminem quand on a les nerfs. Sa violence déferle dans les enceintes et vous
descenddanslagorge.Onensentpresquelegoût.Ondiraittoujoursqu’ilvafrapper.J’aimeça.
Voilàlegenredechanteurquejeveuxêtre—pasunechoristedébilechantant«la,la,la»en
chœurdansunecomédiemusicale.
Question:est-cequ’onpeutchanterlesrapsd’Eminemquandonestunefille?
Jemontelevolumesifortquej’ail’impressionquemes oreilles vont saigner. Tracy le règle
depuisleboutonplacésursonvolant,maislelaisseassezfort.
Alorsqu’elleestsurlepointdesortirduparkingentournantàdroitepourallerchezMorton’s
—etquej’étudielamanièrelamoinsdangereusedemejeterd’unevoitureenmarche—,cellede
Jamiefiledevantnousdansladirectionopposée.
Jemepenchepoursuivresesfeuxarrière.Sansmêmequej’aieditunmot,Tracymeregarde,
incrédule.
—Tuplaisantes,j’espère?
—Allez:tuveuxsavoiroùilsallaient.
— Premièrement, c’est toi qui veux savoir où ils vont. Je m’en moque totalement.
Deuxièmement…
Unevoitureklaxonnederrièrenous,parcequenousnedémarronspasaufeuvert.
Jemens.
—Situlessuispourdécouvriroùilsvont,jevaischezMorton’s!
—Jepréfèrenepasmeretrouverdansleursparages,Rosie.
—Qu’est-cequec’estcensévouloirdire?
Je n’aime pas ces insinuations tendant à dire que Jamie et Angelo préparent forcément un
mauvaiscoup,parcequ’ilssontcequ’ilssont.Mêmesijesaisque,cettefois-ci,Tracyaraisonetque
nousdevrionsresteràl’écart.
Lavoitureklaxonneunedeuxièmefois,avecplusd’insistance.
—Ilsontdéjàétéarrêtésaumoinsunefoischacun.Voilàcequec’estcensévouloirdire.
—Cinqminutes.Ensuite,Morton’s.
Tracysoupireavecemphase,commesijeluidemandaislalune.Puisellemetsonclignotantà
gaucheetlaPriusdémarre.
Je me calme, l’éventualité d’un dessert chez Morton’s s’éloignant progressivement dans le
rétroviseur.
Je reprends l’iPod, monte le volume et me cale au fond du fauteuil tandis que la voix la plus
furibardedelaplanètemetranspercelacervelle.Caronditquejenedoispasmecomplairedansla
colèresansessayerdelacomprendre.
Caronpeutallersefairef…
Noussuivonslesgarçonsdanslesbeauxquartiers.Tracyaseulementl’airennuyéeetcontrariée.
Elleestsurlepointdedirequ’ellearrêtelapoursuitequandnoustournonsdanslepâtédemaisons
de…MattHallis.
C’estlàqueçadevientintéressant.
JamieetAngelosegarentdevantlamaisondeMatt.C’estunebelledemeuredestylecolonial.
Elleestimmense.Ilyadeslampesblanchesdanslespins,departetd’autredelaported’entrée,et
desguirlandessuspenduesau-dessusduportique.OnaperçoitunénormesapindeNoëlàtraversune
desfenêtres;seslumièrescoloréessereflètentsurlecapotdelavoituredesportblanchedeMatt,
garée dans l’allée. Il y a plusieurs autres voitures que je reconnais plus ou moins — on dirait que
l’équipedenatationpasselasoiréechezMatt.
Sansunmot,TracyéteintsespharesetnousrestonsaupointmortdanslaPriussilencieuse,près
de l’angle de la rue, à quelques maisons de là. Je m’enfonce un peu plus bas dans mon fauteuil en
voyantJamieetAngelodescendredevoiture.Maisilsnenousvoientpas:ilsregardentquelqu’unqui
sortavecunsacàdosdelahaieséparantlapropriétédesHallisdecelledesvoisins.
LestroisgarçonsdiscutentquelquesinstantsetJamielèvelesmainsenl’airensecouantlatête,
commes’iln’étaitpasd’accord.Angeloetluireculent,tandisqueletroisièmegarçonposesonsacà
dosparterreetfouilleàl’intérieur.Lorsqu’ilserelèveetsortdel’ombre,l’éclairagepublicrévèle…
Conrad,munid’unebombedepeinture.
Il secoue vigoureusement l’aérosol et fait signe à Jamie et Angelo. Jamie croise les bras et
regardeparterre,puisseretournelentementverslamaison.Angeloquantàluisetourneverslarue.
Ondiraitqu’ilsmontentlagarde.
C’estexactementcequ’ilsfont,ainsiquejelecomprendsquandConradretirelebouchondela
bombe—etsemetàrepeindrelavoituredeMatt.
—Oh!non…,faitTracy.Cettefois,ilsvontletuer.Pourdebon.
NoussommestroploinpourvoircequefaitConradmaiscedoitêtreraffiné,carilprenddu
temps. Un minibus débouche dans la rue. Conrad se cache derrière la voiture de Matt, tandis
qu’AngeloallumeunecigaretteetfaitminedediscuteravecJamie.Leminibuspassé,Conradjaillit
desacachette,sortdesonsacunedeuxièmebombedepeintureetlesgarçonsreprennentleurposte.
Conradgrimpesurlecapotpourtaguerletoit.Ilsepencheenavant,couchésurlepare-brise,pour
nerienoublier.L’éclairagepublictombesursonsweatnoir,sacapucherabattuesursatête,sonbras
quis’agitefrénétiquement.C’estungraffeurfurieuxquiessaiedefinirsonœuvreavantdesefaire
prendre.
Sontravailterminé,ilsauteparterreetfourretoutsonmatérieldanssonsac.Ilfonceversla
voituredeJamie,aveccedernieretAngelo,puiss’arrête,retourneencourantàlavoituredeMatt,
grimpesurlecapotetsautedessusjusqu’àcequel’alarmesedéclenche.
Jamie et Angelo restent interdits, puis courent jusqu’à leur voiture. Jamie démarre en criant
quelque chose par la fenêtre à Conrad, qui descend de la voiture de Matt. Il est à peine monté dans
celledeJamiequecelui-ciaccélère.Danslevirage,jevoisConradessayerdefermersaportièresans
tombersurlachaussée.
—Vas-y,Trace.
Mavoixestàpeineaudible.
EnpassantrapidementdevantchezMatt,feuxéteints,nousdistinguons—engrandescapitales
noiressurlecapot,letoitetlesflancsdelavoituredesportautrefoisimmaculée,lesmots«pédale»,
«pédé»et«homo».
10
Novice(n.etadj.):débutant.
(voiraussi:ilyaundébutàtout.)
***
—Rose,peux-tupasserlevinàDirk,s’ilteplaît?
Jepréféreraisleverserdirectementsurlabellenappeblanchedemamèreetleregarders’étaler
commeunetachedesangdansunfilmdegangsters.Maisjemeretiensdegâcherledînerquema
mère — elle sourit en permanence depuis qu’elle a rencontré M. Hollywood — prépare depuis
plusieursjours.
Elle a invité les Taylor chez nous pour le 24 décembre, sous prétexte de faire œuvre de bon
voisinage.
— Ils ne doivent pas encore connaître grand monde à Union et ce serait peut-être bien qu’ils
passentcettefêteavecdenouvellesconnaissances.
Voilà son explication, comme si la moitié de l’université de Yale ne s’était pas proposée pour
passercejourdefêteavecunestardecinéma.
Maisnousavonsunechanceinouïe:c’estl’invitationdemamanqueDirkaacceptée.
JesoulèvedonclabouteilleetessaiedelapasseràDirk,assisàmadroite.Robert—quisemble
désormaisfairepartiedelafamilleTayloretlessuitpartout—estassisàladroitedeDirk.Ilpassele
brasdevantlui,manquerenverserunebougieaupassageetmeprendlabouteilledesmains.Ilsert
Dirkcar,bienévidemment,ilesthorsdequestionquecedernierseservelui-même.
Danslesalon,lastationiPodjoue«JingleBells».
Si je n’étais pas aussi fatiguée, je serais encore plus contrariée. Mais je suis restée éveillée la
moitié de la nuit ; j’avais peur, j’étais démoralisée, énervée et furieuse — peur pour Conrad qui,
d’aprèscequej’aidécouvertsurinternetà3heuresdumatin,pourraitbienavoircommisuncrime
auxyeuxdelaloi;démoraliséeàcausedeJamie,quinem’apasrappeléealorsquejeluiailaissé
deux messages disant que je savais ce qui s’était passé et que je voulais lui parler ; énervée que
personnen’aitpostédenouveaucommentaireoudemessagedepuisdessemainessurlesitedepapa;
etfurieusecontremonfrère,quin’atoujourspasappelénienvoyéd’e-mailpournousdires’ilallait
sedonnerlapeinederentrerpourNoël.
Uneseuledecesraisonssuffiraitàmeteniréveillée.Lesquatreréuniesmerendentpratiquement
dingue.J’ail’impressionquejevaism’effondrersurlatable.Oupeut-êtreendessous.
— Rose, fait Dirk de sa voix de baryton qui me donne des démangeaisons, est-ce que tu
t’intéressesaucinéma?
J’envisage de répondre non, histoire de faire avorter la conversation. Mais voyant que Robert
relèvelatêted’unairpaniqué,j’aisoudainenviededécouvriroùDirkveutenvenir.
Jerépondsnégligemmentenétouffantunbâillementtotalementspontanéquitombeàpic.
—J’aimebienlesfilms.
Holly me répond, parfaite dans son pull rouge foncé à manches gigot que Tracy
photographieraitsur-le-champ:
— Oh ! Rose, il faut vraiment que tu viennes à notre ciné-club ! C’est une super idée ! Vous
aussi,madameZarelli!C’esttellementchouette!
—Holly,jet’enprie,appelle-moiKathleen.
Mamèresouritd’unairgêné.Etpourcause.Çadoitluifairetoutdrôled’entendresonnomde
femmemariéealorsqu’elleainvitéàdînerunautrehommequepapa.
Combiendetempsencorejevaispouvoirsupportertoutça?Jebâilleunesecondefois.
— Excellente idée ! Kathleen, il faut que vous veniez, Rose et vous. Tous les jeudi soirs, mes
étudiantsetmoiregardonsunfilmprimé,suivid’undébat.
Dirkmesouritavecespoir,commes’iltenaitvraimentàcequejevienneàsonciné-clubet,à
causedesoncharismedébordant,jemanquetomberdanslepanneau.Maisjeconnaislefonddesa
pensée:sijeviens,mamèreviendraprobablementaussi.Alors,ilauraunprétexteenorpourpasser
encoreplusdetempsavecelle.
Robert,quantàlui,sembletotalementpaniquéàl’idéequejepuissevenirauciné-club.Dansun
instantd’égarementdûàl’espritdeNoël,jememetsàsaplaceetj’aipitiédelui.AveclesTaylor,
Robert a ce qui se rapproche le plus d’une famille comme il n’en a plus depuis longtemps. Il veut
sûrementéviteràtoutprixquequelqu’uns’enmêle,quelqu’unquipourraittoutdétruire.
Heureusement pour lui, mon désir de tenir ma mère à distance de Dirk est beaucoup plus fort
quemondésirdemevengerdesmensongesdeRobertsurmoi.
—Qu’enpenses-tu,Rose?medemandeDirk.
—Onregarderaitdesfilmsdevous?
J’essaiedeposerlaquestionaussiinnocemmentquepossible.Mamèrem’adresseleregardle
plussévèrequ’ellepeutlancersansquecelanesevoietrop,maisDirksemetàrire.
—Sinousneregardionsquelesfilmsprimésdanslesquelsj’aijoué,Rose,leciné-clubaurait
ferméaprèslapremièreséance!
—C’estfaux,papa.TuasjouédansdesfilmsquiontremportédesOscars,desBAFTAetdes
Palmesd’Or.
Hollyregardesonpère;ellerayonneetparaîtsincèrementfièredelui.
Je ne l’ai jamais vue le regarder ainsi. Je suis surprise parce que je croyais que sa carrière à
Hollywood n’était qu’une légende. Dirk entoure sa fille de son bras, la serre contre lui — et le
chagrinmesubmerge.
Jen’aipaséprouvéceladepuisunmoment.L’occasionnes’estpasprésentée.Quandjepenseà
papa,desimageshorriblessurgissentgénéralementdansmatête,contrelesquellesjedoislutter.C’est
pourquoij’évitedepensertropsouventàlui.Maisladisparitiondel’hommequidevraitêtreassisà
côtédemoiàtable—àlaplacequ’occupeDirkTaylor—mecauseunchagrinquimenacedeme
submergerdevanttoutlemonde.
Jemelèvedetableaumomentprécisoùl’onentenduneclétournerdanslaserruredel’entrée.
Mamèresefige.Jelavoisdressermentalementl’inventairedelafamilleetcomprendrequ’une
seule personne est susceptible d’entrer avec sa clé en cette veille de Noël. L’espoir illumine son
visage.
J’arriveàlaporteenvironcinqsecondesavantelle,justeàtempspourvoirPeterplantélà;on
diraitqu’iln’arienmangédepuisdesmois.
Tracyl’accompagne,elleal’airnerveuse.
Jen’encroispasmesyeux.QuefaitTracyici?AvecPeter?
—Peter!
Mamèreparaîtheureuse,furieuse,etinquièteàlafois.
—JoyeuxNoël,maman.
Petersepenchepourlaserrerdanssesbras.Ilalesmêmescernesnoirssouslesyeuxquel’été
dernier,maisaumoinsiln’apasleregardvitreux.Ilestmêmeétonnammentclair.
Par-dessusl’épauledemaman,quineveutpaslelâcher,Peterscrutemonvisagecommejeviens
descruterlesien.
—Salut,Rosie.Tuasl’airdedormirdebout.
Ma tête va exploser. De quel droit me parle-t-il ainsi alors qu’il m’ignore depuis le mois de
septembre?JemetourneversTracysansluirépondre.
—Ettoi,qu’est-cequetufaislà?
Jemesuisexpriméeavecplusdecolèrequeprévu.Tracyparaîtdéconcertée.
—Je…j’étaisvenuetedireunmotetjesuistombéesurPeterdevantcheztoi.
Monfrèrelaregardeavecunpetitsourire.
—Contentdetevoir,Trace.
Quoi?Moi,j’ail’airdedormirdeboutmaiselle,ilestcontentdelavoir?
LavoixdeDirkretentitderrièrenous.
—Bonjourtoutlemonde.TudoisêtrePeter.J’aibeaucoupentenduparlerdetoi.
Iltendlebrasaumilieudenotresympathiquepetitgroupepouroffrirsavirilepoignéedemain.
PeterserrelamaindeDirk,passantdelaconfusionàlasurprisevialalucidité,avantderevenir
àlaconfusion.
—Euh,salut.
Quelorateur!
— Peter, je te présente Dirk Taylor. Sa fille Holly et lui sont installés depuis peu à Union et
dînentavecnouscesoir.Hollyestdanslaclassedetasœur.
Mamèrenementionnepaslevolet«stardecinéma».
—Nousallionsmangerledessert.Vousvenez,touslesdeux?
Mamèreparlecommesidire«touslesdeux»pourdésignerPeteretTracyétaitlachoselaplus
normaledumonde.
—Enfait,m’man,ilfautquejeteparle.Atoiaussi,Rose.
— Kathleen, nous allons débarrasser la table et préparer le dessert. Prenez votre temps. Ravi
d’avoirfaittaconnaissance,Peter.
—Pareillement,monsieurTaylor.
Monfrèreal’airlégèrementimpressionné.
Beurk,beurketre-beurk!
—Allons,déshabille-toi,ditmamère.
Peterretiresonbonnet,sachevelurerebellesedresse;iln’ajamaisautantressembléàpapa.Je
reculed’unpas.Mamèreéprouvelamêmechose:jelevoisàlamanièredontellelefixeavantde
prendresonbonnetetsonmanteau.
Cen’estpasunemauvaisechosequ’undétailvienneluirappelerpapaalorsqueDirkTaylorfait
lavaisselledanslacuisinecommes’ilétaitchezlui.
Tracy,toujoursplantéeàcôtédePeter,sebalanced’unpiedsurl’autre.Leshautstalonsdeses
bottesclaquentsurlesol,salongueécharpeàrayuresestimpeccablementnouéeautourdesoncou.
—J’étaisvenuedeparlerdequelquechose,Rose.Maisjet’appelleraiplustard.
Ellehésite.Visiblement,ellen’apasenviedepartir.
—NonTrace,cen’estpasgênant.
Peterluisouritet,soudain,jecomprendsqueTracysaitdéjàdequoiPeterveutnousparler.
Jemerendscomptequelepincementàl’estomacquejeressensdepuisquej’aiouvertlaporte
estunpincementdejalousie.
J’ai déjà été en colère contre ma meilleure amie, elle m’a déjà fait du mal, mais là c’est pire.
Bienpire.
Nousgagnonstouslesquatrelesalon,mamèretotalementinconscientequemonfrèreestsurle
pointdel’anéantir.
—M’man,ilfautquej’arrêtemesétudesunsemestre,annoncePeteravantmêmedes’asseoir.
Lesouriredemamères’efface,maisellesereprendtrèsvite.
—Non,cen’estpasunebonneidée.Tuasbesoind’unestructureencemoment.
Jemeretiensderire.Aquellestructurefait-elleallusionexactement?Lastructurequiconsisteà
fairelafêtelesoiretàdormirencours?Lastructurequiconsisteàconsommerdesdroguesdures
avecsapetiteamie?Quellestructure?
—Jen’ai…paslechoix,répondPeter.
Mamèren’apasl’airdecomprendre.Moisi.J’attendsdevoirsimonfrèrevadévelopperson
propos,maisilesttroptrouillard,alorsjem’enmêle.
—Cequ’ilveutdire,m’man,c’estqu’ils’estfaitvirerdelafac.
—Pasdutout,s’énervePeter.Onm’asimplementdemandédeprendreunsemestresabbatique.
—Pourquoi?
—Parcequ’ilfaitlafêteaulieud’étudier.
Jen’aipaspumeretenir.
—Rose,cessederépondreàlaplacedetonfrère.
—Vas-y,Peter.Dis-luiquejemetrompe.
Jen’aipaslecouragederegardermamère.
Pendantuninstant,j’ail’impressionquePetervam’insulter,maisilsecouelatêtelentement.
—Tunetetrompespas.
Mamères’enprendàmoi.
—Rose,tum’asmenti!
C’estmonfrèrequivientdesefairevirerdelafacetc’estcontremoiqu’elleestencolère?
Outragée,jebondisducanapé.
—Moi,j’aimenti?Qu’est-cequetu…Commentpeux-tu…
—Tumeracontesdepuisdesmoisquetun’aspasdenouvellesdetonfrère!
—Ellen’enapaseu,madameZarelli.Jelesais.
Çamemethorsdemoid’entendrelavoixdeTracyenpleineconversationfamiliale.
—Qu’est-cequetufaisici,d’abord?
C’estsortitoutseul.
—Elleprendtadéfense,intervientPeter.Nefaispastapétasse!
—Peter!s’écriemamère.
Lastardecinémamaisonpasselatêteparlaporte.
—Kathleen?Toutvabien?
Il la regarde avec une mimique particulièrement inquiète qu’il a dû perfectionner des années
devantlemiroir.
Horriblementgênée,mamèredéglutitavecpeineetsourit.
—Çava,Dirk.Nousréglonsjusteunpetitproblème.J’arrivedansuneminute.
Avecuneautremimiqueexécutéeàlaperfection—desympathie,cettefois—,Dirkdisparaît
danslacuisine,oùilsemblequ’HollyetRobertsoiententrainderemplirlelave-vaisselle.
Lafatigueetlaragem’attaquentlesnerfs—toutmeparaîtsurréaliste.Monregardtombesur
montéléphone,posésurlatablebasseoùjel’aiposépourpasseràtable.
—Situn’aspaseudenouvellesdePeter,commentsais-tucequis’estpassé?
Simonfrèrenem’avaitpastraitéedepétasse,jeneseraispassipresséedemontreràmamance
qu’ilyasurletéléphone.
Maisilm’atraitéedepétasse.
JeprendsdoncmonportableetconstatequeTracym’alaissétroismessages.Jevaisdirectement
aux photos, m’assieds à côté de ma mère et lui montre l’unique photo de mon frère que j’aie
conservée.Ellepâlit.
Peter,reconnaissantsonancieniPhone,sursaute.
—Qu’est-cequetufais?
Ilmesaisitlamainetretourneletéléphonepourvoircequejemontreàmamère.
C’est la photo d’Amanda et lui penchés au-dessus d’une table de café, munis de ces drôles de
paillestropcourtes.
Silence.Toutlemondedigèrecequisepasse.
Peters’assieddel’autrecôtédemamèreenmepoignardantduregard.
—Jet’avaisdemandéd’effacermesphotos.
—Pourquoim’as-tudonnétontéléphoneavecçadedans?
Mamèreportelesmainsàsaboucheetfermelesyeux.
— Tout va s’arranger, m’man. Je ne dois pas y retourner pendant un moment, mais ils me
reprendrontaprès.Net’inquiètepas.
—Quejenem’inquiètepas?
Ellem’arracheletéléphonedesmainsetmetlaphotosouslenezdePeter.
—Tutedrogues?
Peterleprendàlarigolade.
—C’estlafac,m’man.Soispasridicule.
J’explose.
—Nelatraitepasderidicule!Tucroisqu’onn’apascomprisquandtuesvenul’étédernier?
Tusorsaveccettejunkiedepuis…
—Cen’estpasune…Enfin,Rosie!J’oublieparfoisquetuesencoreunegamine.Vadonnerun
coupdemaindanslacuisine,d’accord?J’aibesoindeparlerseulàseulavecmaman.
Jebous.Lavapeurmesortlittéralementdesoreilles.
— Une gamine ? Ce n’est pourtant pas moi qui prends des p… de drogues juste pour
impressionnerunefillequiestcarrémentau-dessusdemesmoyens!
—Rose!
Mamèren’apasl’habitudedem’entendrelâchercegenredebombesverbales.
—Noussommesle24décembre,ajoute-t-elle.
Jenevoispaslerapport.
Pilepoilàcemoment-là,laplaylistdeschantsdeNoëlreprendà«JingleBells».
PeterregardeTracy,quiselève,commesielleavaitreçuunordretélépathique.
—Ilfautquejeteparle,Rosie.S’ilteplaît.
Sans lui répondre, je reprends mon téléphone et regagne ma chambre d’un pas irrité. J’ai
comprisquePeteravaitrecrutémameilleureamiepourl’aideràannoncerlanouvelleetqu’elleest
de son côté. Tracy me suit et s’arrête au seuil de ma chambre, l’air coupable. Je me retiens de lui
claquerlaporteaunez.
—Commentes-tuaucourant?TuasparléavecPeterderrièremondos?
—Jesuisvenueparcequetunerépondaispasautéléphone.
Elleparlelentement,commesij’allaisl’interrompreàtoutmoment.
— Quand je suis arrivée devant chez toi, Peter descendait de voiture. On a parlé quelques
instants.
Elle n’a répondu à aucune de mes questions. Elle ne m’a pas non plus demandé d’arrêter ma
parano,cequ’ellefaitd’habitudequandellevoitquejem’emballe.
—Qu’est-cequ’ilt’adit?Maistuespeut-êtretenueausecret?j’ajoute,ironique.
—Ilm’aditquelepèred’Amandal’avaitsortiedelafacpourl’envoyerendésintoxicationet
avaitditaudirecteurquePeteravaitbesoindesefairesoigneraussi.
Jemedétourneetfrappeleclavierdemonordinateurpourlesortirdesonétatdeveille—je
ferais n’importe quoi pour qu’elle se taise. Ma boîte e-mails s’allume et un nouveau message de
Vickyapparaît,intitulé«Desrennesquidéchirent!!!!».Jecliquedessusetdécouvreunephotode
Vicky coiffée d’immenses bois de rennes en peluche. Ils sortent d’une masse de boucles géantes
empiléesn’importecommentsursatête.Lemessagenecomptequedeuxlignes:
Essayédepostersurtonsite.Ilabuguésousuneavalanchedevœux?
Non,monsiten’estpasenpanne?Jecomposel’URLetils’affiche.
—Rose,s’impatienteTracy.Mattm’aappelée.
J’essaietoujoursdecomprendrepourquoiVickypensequemonsiteabuguéquandlesparoles
deTracyparviennentàmoncerveau.Mattn’apastrente-sixraisonsd’appelerTracyaujourd’hui. Et
cen’estpaspourluisouhaiterunjoyeuxNoël.
—Ilnousavues?
—Jenesaispas.Maisilm’achargéededireàConradqu’ilétaitunhommemort.
—Commentest-cequ’ilsaitquec’estConrad?
Tracyinclinelatête.
—C’estcommesic’étaitsigné.
LaportedelachambredePeterclaque.Tracyetmoisursautons.Elletournelatêteverslaporte
fermée.
—Lesfilles!Ledessertestservi!
Mamèreaunevoixtendue,parcequ’elleessaie,devantsoninvitécélèbre,defairecommesi
son fils ne venait pas de revenir d’une université prestigieuse pour lui annoncer qu’il s’était fait
renvoyerpourusagedestupéfiants.
—Ondevraitappelerlapolice,ditTracy.
—Çaneserviraitqu’àfairearrêterConradetàattirerdesennuisàJamieetàAngelo.
—Conradneserapasarrêté,pasquandilleurparleradelasoirée.
— Ça ne marche pas comme ça ! Vandaliser une voiture comme il l’a fait ? C’est considéré
commeundélit.Peuimportesonmobile.
—Lesfilles?
Mamèresembleplusdésespéréed’uncran.
Matêtetrembledefatigue—jenepeuxpasredescendre.Pasmaintenant.
—Dis-luidecommencersansmoi.JevaisappelerJamieetluidirequeMattestaucourant.
Tracys’apprêteàdiscutermaisjel’interromps.
—VavoircommentvaPeter.
Jecèdeenfinàl’enviedeclaquermaporte.
—Sympa,Rose,faitTracydanslecouloir.
J’entendssestalonsclaquerdansl’escalier.Elleditquelquechoseàmamère.Laported’entrée
s’ouvreetsereferme.
Ondiraitqu’ellen’aplusenviededessert.
Aumomentoùjeprendsmontéléphone,lenomdeVickys’affichecommeappelentrant.
—Rosalita!JoyeuxNoël,magrande!Y’adelaneigeparchezvous?
J’adore parler avec Vicky. Je n’ai pas besoin de parler, la plupart du temps, d’ailleurs, parce
qu’elleaassezdechosesàdirepourdeux.
—Salut,Vicky.Non,pasdeneigepourl’instant.
—Tuaseumonderniermessage?
—Belleramure!
Jem’assiedssurmonlitpuistombeenarrièreetm’enfoncedansmacouette.Ondiraitl’endroit
leplusconfortabledumonde.
—Jemesuisdonnéunmaldechien.Jel’aifabriquéerienquepourtoi.
—Merci,Vicky.
—Çava,machérie?Ondiraitquet’asleblues?
—Lesjoursdefête…Tusaiscequec’est.
— Oh ! ma chérie, les jours de fête sont parfois plus toxiques qu’une poêlée de serpents à
sonnettes.Dis-moi,qu’est-cequisepasseavectonsite?Jen’aipasréussiàposter.J’aieuunmessage
d’erreur.
—Iln’yapaseudenouveaucommentairedepuislongtemps.Toutlemondeoublie…
—Sûrementpas,machérie.Impossible.Appellelesupporttechnique.Explique-leurcequineva
pas.Maiscrois-moi,personnen’aoubliétonpère.
Elleapeut-êtreraison…C’estpeut-êtreunsimpleproblèmetechnique.Peut-êtrequelesiteest
tombéenpanneàcaused’unexcèsdecommentaires.Maisjesaisbienqueçan’arrivequequandune
célébrité disparaît, que les gens deviennent dingues et écrivent des messages pour dire combien ils
aimaientcettepersonnequ’ilsn’ontjamaisrencontrée.
CombiendemessagesarriveraientsurlesitedeDirk—quej’aivisitéà4heuresdumatin—
s’ilmourait?Probablementplusquesurlesitedemonpère.Simonpèreavaitétéacteurdecinéma
au lieu d’être ingénieur, le nombre de visites sur le site dédié à sa mémoire serait certainement
supérieur.
Etmamèrenes’intéresseraitprobablementpasàunautrehomme.
—Tuestoujourslà,machérie?
—Oui,excuse-moiVicky.
—Tonpapatemanque?
—Oui.Ettoi,Travistemanque?
—Touslesjours.Touslesjours.Maisçavaaller,magrande,dis-toibiença.Mêmequandona
l’impressiondereculer,letempsn’arrêtepasd’avanceretguérittout.
J’entendsdumondederrièreelle—quelqu’unremuedescasseroles.
—Ilfautquej’arrangemesboisetquejem’occupedemesinvités.PasseunbonNoëlavecta
maman,compris?Etn’oubliepasquetonpapaluimanqueàelleaussi.Dieutebénisse,machérie.
Jeraccroche.Jen’arrivepasàdécollerdemonlit.Jerestelà,àécouterleschantsdeNoëlqui
montentdurez-de-chaussée,lecliquetisdesfourchettessurlesassiettesàdessert,Peterquitéléphone
danssachambre,probablementpourdireàAmandaquemamèreetmoisommesdesidiotes.Dirkdit
quelquechose,Hollysemetàrire,maisjen’entendspasmamère.J’essaiedemel’imaginerfaisant
bonnefigureets’occupantdesesinvitésalorsqu’elledoitêtrehorriblementgênéequ’aucundeses
enfantsnesedonnelapeinededescendrepourledessert.
Pourfairepreuvedematuritéetd’espritdeNoël,jedevraisdescendrel’aider—às’occuperde
sesinvités,àdébarrasserlatable,àfairelavaisselleaprèsleurdépart.
C’estcequemonpèresouhaiteraitquejefasse—mêmesielleenpincepourunautrehomme.
Telleestladernièrepenséequitraversemonespritavantquemesyeuxnesefermentsansme
demandermonavis.
***
Jemeréveilleensursaut.
J’aioubliéd’appelerJamie.
Jesautesurmontéléphone.Ilest2heuresdumatin.Troptardpourappeler.
Maisils’agitpeut-êtred’uncasd’urgence.
Jevaisluienvoyeruntexto.J’écris:
MattaappeléTracy.Ilsaitquec’estConrad.
Mesdoigtshésitentau-dessusdelatouche«envoyer»puisj’appuie.
J’observemontéléphonependantuneminute,pourvoirs’ilsepassequelquechose.Commeil
nesepasserien,jegagnelasalledebainssurlapointedespiedspourmebrosserlesdentsetme
débarrasser d’un arrière-goût de repas de Noël qui a mal tourné. En pleine action, j’entends mon
téléphonebiper.
JemeprécipitedansmachambreenbavantdudentifricesurmonT-shirt.
Laréponsedit:
Tudorspas?
Pasvraiment.
Jepeuxvenir?
Nousyrevoilà.
Jeregardemontéléphone,histoiredevérifierquejenemesuispastrompéesurl’heure.
Pasd’erreur.Ilest2h13.
Jamiereprend.
Dehors?
Alaportedederrière.
Quinze minutes plus tard, après avoir tenté de sauver le maquillage avec lequel je me suis
endormieetchangémonT-shirtdécorédedentifrice,j’entendsunevoituresegarerdevantlamaison.
J’entrouvrelerideauetaperçoisJamie.Jepenseàladernièrefoisquejel’aivuenpleinenuit;j’ai
unebouledanslagorge.
Pasquestionqueçasereproduise.
Jesorsdanslecouloir.J’ignoresijevaisyarriver—l’escalierestjusteàcôtédelachambrede
mamèreetjen’aijamaisremarqués’ilcraquaitounon.J’entamemadescentesurlapointedespieds
etdécouvreavecjoiequecetescalierestpratiquementmuetcomparéàceluideTracy.
Jem’arrêteuninstantpourécouter,aucasoùquelqu’und’autreseraitdebout,maislamaisonest
silencieuse. Je traverse le salon et la cuisine pour atteindre la porte arrière. Il est là, sous un ciel
constellédesétoileslesplusbrillantesquej’aiejamaisvues,danssonblousonmilitaire,sansgantsni
bonnetalorsqu’ildoitfairemoinssixdehors.Ondiraitqu’iln’apasfroid.
Prudemment,sansfairedebruit,jedéverrouillelaporteetlatiensouverte.Ilnebougepas.
—Jepeuxentrer?
—Oui,fais-jeenchuchotant.Ilfautseulementnepasfairedebruit.
Ilnebougetoujourspas.
—Qu’est-cequ’ilya?
—Jeneveuxpasquetuaiesdesennuis.
—C’estbon.
—Passitudoismefaireentrerparlaportedederrière.
L’airfroids’engouffreparlaporteouverteetjefrissonne.
—C’estjustequemamèren’aimeraitpastevoirici.
—C’estpourçaquetun’aspasvouluquejeviennetechercher?
Ilmefautuninstantpourcomprendrequ’ilparledenotrerendez-vousaurestaurant.
Jememetsàsaplaceetmerendscomptequec’estladeuxièmefoisquejenelelaissepasvenir
chezmoi«normalement».
Jel’aifroissé.
Mais théoriquement, il ne devrait même pas être là. C’est bien lui qui m’a dit que je méritais
mieuxquelui?
Jem’obligeàleregarderdroitdanslesyeux.
—Jen’aipasvouluquetupassesmechercherparcequej’ignoraissinoussortionsensemble.
Etils’estavéréquenon.
Ilnepeutpasmecontredire,malheureusementpourmoi.
Jamie semble avoir quelque chose à ajouter, mais il se tait. Il franchit le seuil prudemment,
commes’ils’attendaitàcequ’unealarmesedéclenche.Jeleprécèdedanslehalletdanslachaleurde
lacuisine.
Ilregardelepolothermiquequej’aienfiléetquinevapasdutoutaveclechemisiernoiretles
collantsdelaineimprimésquejeportaispourledîner.Pourunefois,jem’enmoquecomplètement.
—Tuesencorehabillée.Jecroyaisquetuessayaisdedormir.
—Jemesuisassoupieunmomenttouthabillée.
Je sors deux verres du placard et les remplis d’eau. Je me retourne pour lui en donner un. Il
m’étudie avec tant d’attention que je dois regarder ailleurs. Quand Jamie me fixe ainsi, j’éprouve
assezvitedelagêne.J’aimeraisêtreplusjoliepourlui.J’aimeraisqu’ilaitunbeauvisageàregarder
aulieudumien.
Jenesuispasdecesfillesquiseplaignentsanscessed’êtrelaidesauprèsdeleurscopines.C’est
vrai,jen’aimepaslesmiroirsetjesaisquemesmeilleuresamiessontplusjoliesquemoi,maisce
n’estpasuneobsessionchezmoicommechezcertaines.
MaisquandJamieFortameregarde,jevoudraisêtrebelledetoutmonêtre.
Jepenseàmesyeuxcernés.
—Jen’aipasdormilanuitdernière.Jecroisquec’estpareilcettenuit.
Noussommescôteàcôteprèsduplandetravail.Ilposesonverresansboireunegorgée.Letictacdel’horlogemuraleponctuenotresilence.Seulelalampedelacuisinièreestalluméeetjeneveux
pas allumer de lumière vive. Je tends le bras pour brancher la guirlande de Noël que ma mère a
installéeau-dessusdel’évier.Lacuisines’éclaireunpeu.
—Pourquoiest-cequetun’arrivespasàdormir?
—Jen’arrêtepasdepenser.
—Aquoi?
— A tout. Peter est rentré ce soir. Il s’est fait virer de la fac parce qu’il se droguait. Je m’en
doutaisplusoumoins.
—Tamèrelesavait?
—Jecroisqu’ellelesavaitsansvouloirlesavoir,pourainsidire.
—Tuesinquiète?
—Jesuisfurieusecontrelui,plutôt!
Je me moque de ce que je dis. Une des choses que j’aime dans les conversations avec Jamie,
c’est que rien n’est grave avec lui, rien ne lui fait peur. Il reste calme, il ne s’énerve pas. J’ai
l’impressionquejepeuxtoutluidire.
Par-dessus son épaule, il regarde la guirlande de Noël qui est derrière nous au-dessus de nos
têtes. Il tend le bras et ajuste une des lampes, qui clignote bizarrement. Elle se remet à fonctionner
normalement.
—Bon,commejeteledisais,Mattestaucourant.
Ilhochelatête,commes’iln’étaitpassurpris.
—Jamie,tusavaiscequeConradallaitfairel’autresoir?
—Iladitqu’ilavaitbesoind’aide.Maisilnem’aditpourquoiqu’unefoissurplace.
—J’aieul’impressionquetuessayaisdel’endissuader.
Avecunpetitsourire,Jamierepousseunemèchedecheveuxquimetombesurlevisage.Jene
m’yattendaispas.Ilmetoucheàpeineduboutdesdoigtsmaisjesensexactementquelcheminila
tracésurmapeau,commesisesdoigtsrepassaientencoreetencore.
—Tum’espionnesmaintenant?
Jerougislégèrement.
—Qu’est-cequetufaisaislà?
—Jet’aisuivi.
—Pourquoi?
—Jetel’aidit:jem’inquiète.Pourtoi.
Ilm’observed’unregarddistant,commes’ilmejaugeaitdeloin.Ilyabeaucoupdesilencedans
lesconversationsavecJamie.Parfoisparcequ’ilréfléchitàlamanièrededirequelquechose.Parfois
parcequ’iln’arienàdire.Leseulmoyendeconnaîtrelaraisondesonsilence,c’estd’attendre.
—Jem’inquiètepourtoi,dit-ilenfin.
Ces mots sonnent bizarrement dans sa bouche, comme s’il ne les avait jamais employés
auparavant.
Jamiemeprendmonverredesmainsetleposesurleplandetravailprèsdelui.Puisilseplante
devantmoi,lesmainsposéesdepartetd’autredemoisurcemêmeplandetravail.Ilestsiprèsqueje
peuxvoirlespaillettesdoréesdanssesyeuxnoisetteetsentirleparfumdedécembrequiémanede
sonblouson.
Unpicotementmechatouilleleventre,j’aidumalàrespirer.
Commes’yprend-il?Commentpeut-ilprovoquercetteréactionchezmoitroisminutesaprès
sonarrivéeetalorsqu’ilnemetouchemêmepas?Alorsqu’ilsecontente…d’êtrelui-même?
Jecroisquelaquestioncontientlaréponse.
J’essaiedeparler,maisj’ailabouchetoutesèche.Jedéglutisavecpeineetessaiedenouveau.
—Pourquoiest-cequetut’inquiètespourmoi?
—Tuestriste.Pastoujours,maissouvent.
Est-cequ’ilditvrai?
Au début de l’année, j’avais des projets, des projets pour devenir vraiment quelqu’un, pour
trouvermavoie,avoirdesamis,êtreappréciée,avoirdumordant—êtreRose2.0.J’étaiscontente.
Maisj’ail’impressionquec’étaittroppourmoi.
TracyasonTopdesStylés;Stéphanien’adésormaisbesoindepersonnepourêtrelafillelaplus
populairedulycée;RobertetHollyontunepassionpourlespectacleetformentunjolicouple.Et
moidanstoutça?
Lacomédiemusicalen’étantfinalementpasmontruc,jenesaisplusquefairedemonenviede
chanter.J’aiinvestibeaucoupdetravaildanslesitedédiéàmonpère,maisilnesepasseplusrien.Et
jen’aimêmepaspassél’examd’entréeenfac,contrairementàcequej’avaisprévu.Bref,jen’aipas
avancé.
Non.Jenepeuxpasdireça.Alorsqu’ilnedevraitpasêtrelàpourtoutuntasderaisons,Jamie
estdansmacuisineenpleinenuitetmeregardeaufonddesyeuxenmedisantqu’ils’inquiètepour
moiparcequejesuissouventtriste.
Cen’estpasrien—c’estmêmeplusqueça.
—Jamie,jepeuxteposerunequestion?
—Oui.
Sesyeuxerrentsurmonvisageets’arrêtentsurmabouche.Jesensmesjouess’échauffer.
—Pourquoiest-cequetutesenscoupableausujetdeM.Deladdo,aprèscequ’ilafait?
—Ilsn’ontpluspersonne,maintenant.Acausedecequej’aifait.
Jen’arrivepasàadhéreràsalogique.
—Pasàcausedecequetuasfait.Acausedecequeluiafait.
Jamiehausselesépaules,sansquejepuissesavoirs’ilnecomprendpasmafaçondevoiroùs’il
n’estpasd’accord.
—Jecroyaisqueleschosess’arrangeraientsijel’obligeaisàpartir.
—Aumoins,maintenant,ilneleurfaitplusdemal.
— Mais c’est pire. Regina avec Anthony, les ennuis de Conrad. Mme Deladdo ne sort plus de
chezelle.
—Tuveuxdire,plusdutout?
Jamiesecouelentementlatête.
—Qu’est-cequetuluiasditquandtu…tenaislepistolet?
—Jeluiaiditquejesavais.Etqu’ildevaitpartir.
—Etill’afait.
—Cemecestunepoulemouillée.
Jamieregardesesgrosseschaussuresmontantes.
— Je le savais depuis longtemps. Regina m’avait fait promettre de ne rien tenter. Je n’aurais
jamaisdûl’écouter.
—Pourquoiest-cequeçaaduréaussilongtemps?
—Lesmecscommeluifrappentseulementoùçanesevoitpas.
—Alorscommentest-cequetul’assu?
Ilnerépondpasimmédiatement.
—J’aivusesmarques.
JedevraiséprouverdelasympathiepourRegina,pasuneextrêmejalousie,maisc’esttropdur
pourmoidelesimaginerensemble.
Jem’écartedeluipourprendremonverre,mêmesijenesuispasenétatd’avalerquoiquece
soit—maisilnebougepassesbras.Jesuispriseaupiège.
—Rose.
J’inspireprofondémentet,renonçantàmadiversionminable,j’affrontesonregard.
—C’étaitilyalongtemps,dit-il.
Ilsepencheversmoietm’embrasseavectantdedouceurquej’arrêtederespirer.
Audébut,seulesseslèvresmetouchent.Jemedisquejepeuxmedégager,trouverunmoyen
d’échapperàcebaiserquinedevraitpasêtre.
Puisilmeprenddanssesbrasetc’estplusfortquemoi.
C’est à la fois merveilleux et atroce d’embrasser un garçon qui a le pouvoir de vous faire
fondre en un clin d’œil. C’est excitant de se sentir incapable de résister quand il vous touche mais,
d’unautrecôté,çacraintplutôtd’êtreesclavedecetteattirance.D’unseulcoup,onvaàl’encontrede
décisionsqu’oncroyaitavoirprisesetl’onfaitexactementcequ’onsaitqu’onnedevraitpasfaire.
C’est une des nombreuses choses que je ne saisis pas encore dans l’attirance. Pourquoi est-il
impossibledeprendredebonnesdécisionsquandonestattiréparquelqu’un?
Ce baiser n’est pas comme les précédents. Il n’est pas incontrôlé, osé, fiévreux. Il est doux et
suave,tièdeetinoffensif.
Cequilerendencoreplusdangereux.
Sanstambournitrompette,Jamieglissesesbellesmainschaudessousmonchemisieretlespose
sur ma peau. Qu’est-ce que je croyais ? Qu’une voix allait m’annoncer par haut-parleur que Jamie
allaitpasserpourlapremièrefoisàl’étapeno 2?Sesmainseffleurentlebasdemonsoutien-gorge
puis,sanstransition,encaressentletissu.
—Çava?
Ilmurmurecontremeslèvresetj’ail’impressionquesavoixsortlittéralementdemoi.
Jehochelatête,ayantperdul’usagedelaparole,tandisquesesmainsglissentsurmonsoutiengorgeetpassentderrièremondospourenchercherl’agrafe.Toutvasivitequejedoism’appuyer
contreleplandetravailpournepasm’effondrerparterre.
Il dégrafe mon soutien-gorge comme si de rien n’était, comme s’il l’avait fait des milliers de
fois,etjemeraidisuninstant.Jecroyaisl’étapeno 2beaucouppluslongueetcomprenantnotamment
descontactsàtraverslesvêtements,avantquelesditsvêtementsnesoientretirésoudégrafésoujene
saisquoi.
Jamie sent mon hésitation et garde ses mains derrière mon dos, pour me donner le temps de
changerd’avis.Voyantquecen’estpaslecas,illeslaisseglissersurmoncôtéfacepourdécouvrirce
qu’ilvientdedénuder.
Etsoudain,jemefichequ’ilaitdéjàdégrafédesmilliersdesoutien-gorgesavantlemien.Iln’y
apasdemotspourdirecombienc’estmerveilleuxquandquelqu’unqu’onaime,quelqu’undonton
estamoureuse,vouscaresseainsi.
Amoureuse. Est-ce que c’est de l’amour ? Est-ce que l’amour et l’attirance font ressentir les
mêmeschoses?Commentfait-onpourlesdistinguer?
Minute.Cen’estpaslabonnequestion.Labonnequestionc’est:qu’est-cequiestentraindese
passerlà,maintenant,siJamieetmoinesortonspasensemble?
Pourquoiest-cequejeluipermetsça?
—Jamie…
Ilm’embrassedanslecou.Sespoucesdécriventdescerclesauxendroitssensiblesetj’aidumal
àparler.J’ailatêterenversée,lesyeuxfermés.Jen’arrivepasàlesrouvrir.
—Pourquoiest-cequetufaisça?
Sesmainss’immobilisent,maisrestentoùellessont.Ilaunpetitrire—jesenssonsouffledans
moncou.
—Jedoismalm’yprendre.
Jem’obligeàrouvrirlesyeuxetàleregarder.
—Non,c’est…C’esttrès…Tuessi…
J’ailesoufflecourt.Jen’arrivepasàfinirmaphrase.
LesmainsdeJamieredescendentetsortentdemonchemisier.Illesreposedepartetd’autrede
moisurleplandetravail,sansmeregarder.
—Cequejeveuxdire,c’estquejecroyais…Tuasdit…Est-cequequelquechoseachangé?
—Non,Rose.Rienn’achangé.Jesuisdésolé…
Jeposelesmainssursontorsepourl’interrompre.
—Non,s’ilteplaît.Çavamedonnerl’impressionquenous…n’aurionspasdû.Jepenseque
nous n’aurions pas dû — mais ce n’était pas une erreur. Ça n’avait pas l’air d’une erreur, si ? Pas
pourmoi.
Jamies’approchedemoietm’embrassesurlecrâne.
—Pasétonnantquetun’arrivespasàdormir,dit-ildansmescheveux.
Gênée de la bosse que doit former mon soutien-gorge dégrafé sous mon chemisier, je le
rattache. Jamie reste là, parfaitement immobile contre moi, comme s’il n’avait pas l’intention de
bouger.
Puisils’écarteetsortdesonblousonungrosrouleaudepapierattachéparunrubanrouge.Il
meletend.
Jeleprendsenhésitant.
—Pourmoi?
Ilhochelatête.
—JoyeuxNoël.
Uncadeau.Ilm’aapportéuncadeau.Jeletiensentremesmains.Jeneveuxpasl’ouvrir.Ilest
parfaitcommeça.
Auboutd’uneminute,iltiresurlerubanenplaisantant.
—Ças’ouvrecommeça.
Le ruban se desserre, le rouleau se déroule et s’avère être une vieille partition. Sur la
couverture,jelis:
—Panofka,L’Artdechanter,24vocalisespoursoprano.
Jel’ouvre.SurlapagedegardesedétachelenomdeSylvieDurand,écritenpetiteslettresbien
dessinées.Endessous,unedatequiremonteàvingtansetdesannotationscomme:
«Bienarticulerlephrasé»,«Travailleravecuneencyclopédiesurlatête»,«Intérioriser
lapulsation».
C’est un manuel d’exercices vocaux classés par difficulté croissante et annotés de traits de
respirationetdephrasé.Quelqu’unlesatravaillésavecacharnement.
Jenesuispassoprano,maisjem’enmoque—c’estquandmêmeunbeaucadeau.
Jamielefeuilletteàl’enversjusqu’àlapagedegardeoùj’aivulesannotations.
—Mamèreaussiétaitchanteuse.
JeregardelenomdeSylvieDurandpendantdixbonnessecondesavantdepiger.
—Attends,c’est…c’estlemanueldetamère?
—Oui.Elleprenaitdescoursquandj’étaispetit.
—Jenepeuxpas…
—Si,tupeux.
—Jamie,ellevoudraitsûrementquetu…
—Ellevoudraitqu’unechanteuselegarde.
Ilmeleprenddesmainsetleposederrièremoisurleplandetravail,pourquejenepuissepas
le lui rendre. Je suis sur le point de lui dire que je ne suis pas une chanteuse comme elle semble
l’avoirété,maisjemeravise.
Jesuisunechanteuse,jelesens.Luiaussi.
Pourunequelconqueraisonobscure,instinctive,jesaisqu’ilestimportantdedirecesmots,d’y
croireetdemerépéterqu’ilsreflètentlaréalité.
Toutensepenchantversmoipourm’embrassersurlajoue,Jamiemeprendlamainetjesens
sonpoucecaressermapaume.Seslèvress’attardentunmoment,jesenssonsoufflesurmajoue.Puis
ilsedirigeverslasortie.
—Jamie…
J’attrape la manche de son blouson pour l’arrêter. J’ignore combien il possède d’objets ayant
appartenuàsamèreetjepensevraimentquejenedevraispasavoircemanuelquiportesonécriture,
sesannotationsetsespensées.Maisjesaisquelorsquequelqu’unfaitungestecommeceluiqueJamie
vientdefaire,onestcenséaccepter—onestobligé.
Moiaussijeveuxluidonnerquelquechose.
Mesdoigtsglissentlelongdesamancheetjeretrouvesamain.
—Jevoulaisjustetedirequepersonnenem’ajamais…faitça.Cequetuviensdefaire.
Lasurprisesursonvisagecèdebientôtlaplaceauregret,puisilfermelesyeuxetbaisselatête.
Pasvraimentlaréactionquej’espérais.Jevoulaisjustequ’ilcomprennecombiencelacomptepour
moi—combienilcomptepourmoi.
—Mais,qu’est-cequetuas?
Ilcherchequelquesinstants.
—Jenepensaispas…J’auraisdû…
J’attendslasuite;ellenevientpas.
Bienquedenombreuxdétailsconcernantledésirm’échappentencore,ilyaunechosequeje
sais:dèsqu’onparlecaresses,ilsuffitd’unesecondepourmalinterpréterleschosesetsombrerdans
laconfusion.
—Çam’abeaucoupplu.
Jeledisàvoixbasseetjemesensrougirenentendantcesquelquesmotssimplesetinnocents.
Aprèsuninstant,ilportemamainàsaboucheetl’embrasse.
Jamie sort et disparaît dans la nuit. Debout dans la cuisine silencieuse, j’écoute le tic-tac de
l’horloge,jegravedansmamémoirecequej’aiéprouvéensentantlesmainsdeJamieseposeràun
endroitdemoncorpsqu’aucungarçonn’ajamaistouché.
J’ail’impressiond’êtreàlui.
11
Conflagration (n.f.) : incendie de grande envergure ;
brasier.
(voiraussi:lapsychothérapieavecmamèreetmonfrère.)
***
—Tun’avaispasledroit!
—J’enavaisparfaitementledroit:tuesmineure!
Caronsembleperplexedevantlaviolencedeladisputequinousoppose,mamèreetmoi.Peter
esttellementenfoncédansledivanqu’ilfaitcorpsavec.Latêterenverséesurlescoussinsmoelleux,
ilfixeleplafondenfaisantcommes’iln’étaitpaslà.
LanouvelleannéedémarretrèsfortchezlesZarelli.
Comme l’avait suggéré Vicky, j’ai appelé l’hébergeur de mon site internet pour lui dire que
j’avais reçu un message bizarre, ne contenant que des codes, et aucun commentaire depuis très
longtemps.Lafemmequej’aieueautéléphonem’asuggéréd’enparleràmamère,etj’aidécouvert
cequis’étaitpassé.
— Tu leur as menti en prétendant avoir dix-huit ans quand tu as pris la carte bancaire de ton
frèrepourcréercesite…
—Jenel’aipasprise,ilmel’aprêtée!
—…etquandjeleuraiditquetuavaismentisurtonâge,ilsm’ontditquejepouvaisfermer
complètement ce site. Je me suis toutefois contentée de fermer la rubrique « commentaires ». Tu
devraist’estimerheureusequecesiteexisteencore.
Jedoisavoirunetêtedefurie.Jesuissûrequemesyeuxsontécarlatesetquemeslarmesetma
morvedégoulinentsurmonvisage.Caronm’observeattentivement;ellehésiteprobablementàme
demandersijelutteencemoment-mêmecontredespulsionsviolentes.
Oui,Caron,effectivement.Jelutteactuellementcontreledésirdesauterpar-dessustajolietable
basse—d’unbondd’unseul—etd’étranglermamèresurtonjolicanapé.
C’esttoutjustesijepeuxresterassise.
Jereniflebruyamment.Peterprendlaboîtedemouchoirsenpapierposéesurlatableetmela
lancesansriendire.
Jel’attrape,prendsunmouchoiretm’essuielevisage.
—Aquoisertunsiteàlamémoiredequelqu’unsipersonnenepeutylaisserdecommentaire,
Kathleen?
—Rose,tamèret’adéjàditqu’ellenedialogueraitpasavectoisitul’appelaisparsonprénom.
Ets’iln’yapasdedialogue,nousn’avonsrienàfaireici.
—Tantmieux.
—Etes-vousdecetavis,Kathleen?
—Jesuisd’avisquenousdevonsparlerd’uncertainnombredechoses.
MamèreneregardeniPeternimoiendisantcela.Caronhochelatête.Apparemment,ellesont
préétabliunprogrammepourcetteséance.
—Rose,souhaites-tuajouterautrechoseàproposdecesite?
—Oui.Parexemple,pourquoiest-cequ’onnerespectepasmavieprivée?Pourquoiest-ceque
mamèresurveilletoutcequejefais?Etpourquoiest-cequ’ellepsychoteàproposd’unechosequi
medonnel’impressiond’êtreencontactavecmonpère?Dumoins,quimedonnaitcetteimpression
àl’époqueoùdesgenspouvaientylaisserdescommentaires!
Jejettemonmouchoirdanslapoubelleavectoutelaforceapplicableàunmouchoirenpapier
trempé.
—Nousreviendronsàceproblèmedesiteinternetenfindeséance,déclareCaron.
Mamèreacquiesceencoreunefois,puislissesajupe.
— Nous devons parler de la reprise de tes études l’année prochaine, Peter. Ton directeur des
études dit que si tu suis un programme de désintoxication, trouves un emploi à temps partiel et
démontresquetuesfiable,ilteréintégreravolontiers.
—J’yretourneraipas,annoncePeterauplafond.
—Pardon?
Mamansembleabasourdie.
—Tunem’aspasdemandémonavis.Tuasjustesupposéquejevoulaisyretourner.
Notremèresecrispe.
— Tu as raison. Je l’ai supposé. Et tu sais pourquoi ? Parce que c’est une chance d’avoir été
admisdanscetteuniversité.
Petersortsontrousseaudesapocheetjoueavecundécapsuleuraccrochéàsonporte-clés.
—Jen’yairienapprisdutout.
Fauted’allerencours.
—Peter,jecroisquetamèreveutdirequ’êtreadmisàTuftsestuneaubaineincroyableetquetu
doist’estimerheureuxd’avoirunesecondechance.
Mamansecoueunpeutropvigoureusementlechef.Elleseramasseavantl’attaque.Elleadûs’y
préparerpendantdesjours.
— En effet, mais il y a autre chose : la famille a investi dans tes études. Si tu ne veux pas les
poursuivre,alorsrembourse.
Petersemetàlancersontrousseauenl’air.
—Toutestquestiond’argentavectoi.
Là,ils’enprendautalond’Achilledenotremère.
A-t-ilviséjuste?Ellen’enmontrerien.
—Oui,c’esteffectivementunequestiond’argent.Ils’agitdel’argentquejet’avaisdonnépour
vivrependantquetuétaiscenséétudier,etquetuasdépenséendrogueetenalcool.C’estuneattitude
irrespectueuse et autodestructrice et je n’ai pas besoin d’assister à ça, ta sœur non plus. Par
conséquent,tufaiscequiétaitprévuoutuquitteslamaison.
Peter rattrape son trousseau et se fige, la main en l’air, comme s’il essayait de savoir si elle
parlesérieusementounon.Sonregardpassedemamanàmoi.Jemetourneverselle.
—Nememêlepasàça.Jememoqueéperdumentdecequ’ilpeutfaire.
— Vraiment ? Tu t’en moques éperdument ? Alors pourquoi ai-je reçu un message de ta
proviseurenousfixantunrendez-vouslundimatinparcequ’elleestinquiètepourtoi?
Moncerveaumoulineàtoutevitesse.
Lasoiréedugangdesnageurs?
CequeConradafaitàlavoituredeMatt?
MattamassacréConrad?Amaconnaissance,non,iln’aencorerienfaitàConrad.
J’ignore l’objet de ce rendez-vous, mais je sais une chose : je n’ai vraiment pas envie de me
retrouverdanslebureaudelaproviseureavecmamère.C’estdéjàassezhorriblededevoiryaller
seule.
Ellesirotelethéàlamenthequ’elles’estpréparéquandelleétaitdanslasalled’attente.Quelque
chosesursonvisagemeditqu’elleavaitplanifiécetteembuscade.
—Coupbas.
—Quelcoupbas?
Ellejouelesinnocentes.J’ail’impressiondemedisputeravecTracy,pasavecmamère!
—Tusaistrèsbien.
—Rose,demandeCaron.Tun’étaispasaucourantdecerendez-vous?
J’acquiesce. Caron regarde ma mère, laquelle éprouve soudain le besoin d’aller chercher de
l’eaupoursonthédanslabouilloirehigh-techsituéeàl’autreboutdelapièce.
—Kathleen,nedeviez-vouspasparlerdecerendez-vousàRoseavantlaséanced’aujourd’hui?
Mamèreregardesatasseseremplird’eauchaude.
—J’aidûoublier.
Caronhausselessourcils.
—Vousrendez-vouscomptequecen’estpascedontnousétionsconvenues?
Jem’exclame,indignée:
—Çacraintcesséancesquevousfaitesentrevous.Çaluidonneunavantage.
Mamèreregagnelecanapé.
— Je ne t’ai jamais empêchée de m’accompagner toutes les semaines au lieu de venir une
semainesurdeux.
—Kathleen,cesséancesnedoiventpassetransformerenrèglementdecompte.
Monfrèrejubiledevoirnotremèresefairetancerparsapsy.
—J’enprendsbonnenote,ditmaman.
Caronattend.
—Rose,jeteprésentemesexcuses,ajoute-t-elleàcontrecœur.
Jevoisbienqueçal’agacededevoirmeprésenterdesexcusesalorsqu’ellealesentimentque
j’aiaccumulédestortsenverselledernièrement.
Crois-moi,cesentimentestréciproque,Kathleen.
—Revenonsànosmoutons,suggèreCaron.
—Peter,tuasjusqu’àdemainpourprendreunedécision,déclaremamère.
Monfrèrereprendsonpetitexerciceavecsesclés,commes’ils’enmoquaitroyalement.
—Souhaitez-vousparlerd’autrechose?demandeCaron.
Sur le visage de ma mère, la confiance cède la place à la crainte, et je comprends que nous
allonsaborderlevraimotifdenotreprésenceiciaujourd’hui.
—J’aimeraisparlerdeDirk.DirkTaylor.
Commesiquelqu’unignoraitquiestDirk!
Moncœuraunà-coup.Peterratesesclés,quitombentbruyammentsurlatablebasse.
—Poursuivez,l’encourageCaron.
Mamères’éclaircitlavoix.
—Dirketmoinoussommesliésd’amitié…
—Pasd’amitié,dis-je.
—Laisse-laterminer.
A la douceur de Caron, je devine que ma mère va nous annoncer quelque chose qui va me
déplairesouverainement.
—Ilm’ainvitéeàdîner.J’aiaccepté…
—C’estpasvrai,jelâche.
—…etnoussortonsensemblelasemaineprochaine.
Mamèreretientsonsouffleetmeregardeaveccrainte,commesielles’attendaitàcequejedise
quelquechosed’horrible.
Depuisquandmamères’attend-elleàcequejeluifassedumal?
Probablementdepuisquej’aicommencéàluifairedumal…
—C’estun…rendez-vous?
—Oui.
—Mais…etpapa?
Jen’aiplusqu’unmincefiletdevoix.Leslarmesquejeretiensmebrûlentlagorge.
Mamèresefrottelefront,commesielleavaitmalàlatête.
—Machérie,j’aimetonpèreetjel’aimeraitoujours.Cen’estpasundînerquiychangeraquoi
quecesoit.
—MaisDirkest…Ilest…
Jen’arrivepasàtrouverlesmotspourexprimermaconfusion.
Mamèrenedevrait-ellepasrechercherplutôtdeshommescommepapa?Siellesortavecun
hommetotalementdifférent,çasignifiequ’ellen’aimaitpasvraimentpapa,ouquoi?
J’arriveàfinirmaphrase:
—Iln’estpasdutoutcommepapa.
—Etalors?faitPeter.
—Est-cequeçaveutdire…
—Oh!grandisunpeu,Rose.
Notremèresecrispeunpeuplus.
—Peter!
—TusorsavecDirk,etalors?Jenevoispasoùestleproblème.Papaestmort.
Je me remets à pleurer. Ma mère se tourne brusquement et saisit le bras de mon frère, qui se
redressevivement,commes’ils’attendaitàdevoirseprotégerd’uneagressionphysique.
—Tusaiscequim’inquiètelepluscetteannée?C’estquetuesdevenuméchant.
Mamères’exprimed’unevoixmordantequejeneluiconnaissaispas.
Peter se dégage et se rassied, les bras croisés, essayant de cacher le fait qu’il a besoin d’un
instantpours’enremettre.
JenedétestaispasDirkjusqu’àprésent.Maintenant,si.C’estsafautesinousenarrivonslà.
—Qu’est-cequitecontrarie,Rose?medemandedoucementCaron.
—Ilvientjustedemourir.
Jem’essuielevisagedureversdelamain.
—Çafaitdeuxansqu’ilestmort,ditPeter.
—Unanetdemi,corrigemamère.
— Pourquoi est-ce que tu fais ça ? Parce que Dirk est acteur de cinéma et que papa était
seulementingénieur?
Mamèreal’airdésemparé,commesielles’étaitpréparéeàtoutentendresaufça.
—Jesuistrèsfièredetonpère,desonintelligenceetdufaitqu’ilessayaitd’aiderlesIrakiensà
reconstruireleurpays.Qu’ilsoitingénieuretqueDirksoitacteurn’arienàvoirlà-dedans.
—C’estfaux!
Lorsqu’ildevientévidentquemamèrenevapasmerépondre,Caronprendlaparole.
—Rose,onnefaitpassondeuildelamêmemanièreselonsonâge.Undeuilpeutpousserun
adulteàfairelebilandesonexistenceetàvouloirvivreletempsqu’illuiresteaussiintensémentque
possible. Chez des gens plus jeunes, un deuil peut susciter un sentiment d’abandon. As-tu peur que
Dirkt’enlèvetamaman?
Moncerveaumeditque,étantdonnécequej’éprouveencemomentpourmamère,tantmieux
si Dirk me l’enlève — mon père penserait probablement la même chose. Mais les larmes qui
dégoulinentsurmesjouesnetiennentpaslemêmediscours.
—Siellealedroitdevivre«intensément»ensortantavecquelqu’unquin’estpasmonpère,
alorsjedevraisavoirledroitd’avoirmonsiteinternet.
J’entends ma mère renifler. Elle se penche pour prendre un mouchoir en papier dans la boîte
poséedevantmoi.
—Jepensequeteséchangesaveccespersonnessurcesitetemaintiennentdansunétatdedeuil
permanentetquetun’arrivespast’endétacher,dit-elle.
—Jen’aipasenviedem’endétacher.
J’aiconsciencedemavoixquipartdanslesaigusmaisn’essaiepasdelemasquer.Jepaniqueà
l’idéedemedétacherdemonpère.C’estàtraversledeuilquejeleconnaisàprésent.Sijen’éprouve
plus de tristesse en pensant à lui, il va s’éloigner et s’évanouir à l’arrière-plan de ma vie, qui
continuerasanslui.Commes’iln’avaitjamaisexisté.
—Jen’aipasenviedemedétacherdelui.
—Tonpèreettonchagrinsontdeuxchosesdifférentes,ditmamère.
Mon cerveau passe en mode incompatibilité. Comment puis-je garder mon père présent si je
n’éprouvepaslechagrindesamort?
Mamèresemouche.
—Jeveuxquetutesouviennesdelui,maisjeneveuxpasquesamortenvahissetavie.Etj’ai
l’impression que c’est ce qui se passe quand tu consultes ce site sans arrêt pour voir s’il y a de
nouveauxcommentaires.Etsiquelqu’unpostaitdenouveauuncommentairequitebouleverseetque
tunequittesplustachambredetroisjours,encoreunefois?
Ducoindel’œil,jevoisquePetermeregarde.
— Ce n’était pas la même chose. Depuis quelques mois, les commentaires ne concernent plus
vraimentpapamaisdesgroupesd’entraide,cegenredetrucs.
Toutendisantcela,jemerendscompteque,malgrémoninsistanceàvouloirconservercesite,
ilachangédebutàmoninsu.Letempsapasséetilestdevenuautrechose,sansmapermission.
C’estpeut-êtrepareilaveclechagrin,qu’onleveuilleounon.
—Jeteproposeunmarché,ditmamère.Jeréactiveledépôtdecommentairessituretiresla
photo.
Peterseredressetoutàfaitetn’essaieplusdedissimulersonintérêt.
—Quellephoto?
Quand j’ai mis la photo de mes parents se disant au revoir le jour où mon père est parti,
j’ignoraisqueçaposeraitproblème.Jen’enavaisaucuneidée.Maisquandjerepenseàcettephoto
maintenant,jecomprendspourquoimamèreestdanscetétat.Monpère,sesbagagesàsespieds,se
tient près d’une voiture noire qui doit l’emmener à l’aéroport. Ma mère se dirige vers lui pour le
prendredanssesbras.Onnevoitpassonvisagemais,enobservantattentivementlesbrasqu’elletend
verslui,ondiraitqu’elleveutleretenir,l’empêcherdepartir.Monpèreal’airinfinimenttriste.Ilest
évidentqu’iln’apasenviedes’enaller.
—Laphotooùtonpèreetmoinousdisonsaurevoir.
JevoisbienquePetersaitdequellephotoils’agit.
—Pourquoituveuxqu’ellelaretire?
Mamèreprendsontempsavantderépondre.
—Parcequ’ellemontre,tropclairement,quenouscommettonsuneerreur.Iln’apasenviede
partir.Jen’aipasenviequ’ilparte.Maisilpartmalgrétout,parcequec’estcequenousavonsdécidé
etquenousnevoulonspasdérogerànotreplan.
Elleparlecommesilascènesedéroulaitauprésent,devantcheznous,dansl’allée.Ellesecoue
latêteetrepliesesmainssursesgenoux.
—Voussemblezencolère,observeCaron.
—Iln’auraitjamaisdûyaller.
Peteretmoinousregardons,surprisdel’entendredireleschosesaussibrutalement.
—C’estcequereprésentecettephotopourvous?
Mamèreacquiesce.
—C’étaitnotredernièrechancedechangerd’avis.
—Onauraitdûdirequelquechose,mefaitPeter.
Mamèrefermelesyeux.
—Silesenfantsn’ontpasleurpartdanscegenrededécision,c’estpourunebonneraison.
—Maisonsavaitquec’étaitunefolie,onenavaitparlé.
Peters’enroueetdoits’éclaircirlavoix.
—Monchéri,cen’étaitpasàtoidedirequoicesoit.
J’interviensàmontour.
—Maissi…
Mamèrerouvrelesyeux.
—Peuimporteles«si».
—Achèvetaphrase,meditCaron.
Mamèrebaisselatêteetattend.
—MaissiPeteretmoiavionsditàpapaqu’onsavaitqu’ilnedevaitpasyaller?
Mamèresecouelatête,maisjevoisbienl’interrogationdanssonregard.
Aprèsunsilence,Caronreprend:
—Ilyaquelquesmois,Rose,tuauraisditquec’étaitlafautedetamèresitonpèreétaitpartien
Irak.Aujourd’hui,ondiraitquePeterettoipensezquec’estvotrefauteàvous,quevousauriezpu
empêcherquecelaseproduise.
—Sivotrepèreetmoinepouvionspasarrêtercequenousavionsdéclenché,vousnepouviez
foutrementpasnonplus.
Pardon?Cen’estpastouslesjoursquemèredit«foutrement».Ondiraitqu’elleestconvaincue
d’avoirraison,qu’iln’yavaitaucunmoyendechangerleschoses.
Maisdurantlesilencequisuit,jeparieraisquenousimaginonstouslestroisl’universtelqu’il
seraitsiPeteretmoiavionsouvertlesyeuxànosparents.Lorsquenousnoussommesréunistousles
quatre dans le salon, la veille du départ de papa, il aurait suffi de dire : « On préfère ne pas faire
d’étudessupérieuresplutôtquepapaailleenIrakpourpayerlesfraisd’inscription.»
Danscetuniversoùpapaestvivant,noussommesréunistouslesquatre,pourquelquesinstants.
***
L’ancien manuel de vocalises de la mère de Jamie contient beaucoup plus de notes et de dates
quejenecroyais.
J’utilisemonapplication«clavier»pourdéchiffrerlamélodiedechaquevocaliseet,àchaque
pagequejetourne,leportraitdecettefemmeseprécise.Audébut,lesnotesmanuscritessontjuste
desrappelsdechosesàfaireens’exerçant.Maisellesprennentuntourpluspersonnelverslemilieu
durecueil.Surunepage,elleaécrit:
Parfois,chantermefatiguetellementquej’enpleurerais.
Suruneautre:
Toutestsibruyantqu’ilestpresqueimpossibled’entendre.
Verslafin,unenotedit:
Ilpleureencore.Encoreetencore.C’estsansfin.Toutestsansfin.
Jamiea-t-illucesnoteset,sioui,qu’ena-t-ilpensé?
Jereviensaudébutdurecueiletmemetsàchanterlapremièrevocalise,cellequejeconnaisle
mieux pour l’instant. Je la chante une octave plus bas et j’ai du mal — je vois bien que je n’ai ni
l’entraînementniladisciplinepourbienlachanter.Maisc’estnéanmoinsagréable;j’ail’impression
defaireuneffortphysique,d’exercermesmuscles.
Jesursauteparcequ’onafrappéàmaporte.Sanssavoirpourquoi,jerefermelemanueletle
cachedansletiroirdemonbureau.J’ouvrelaporte.C’estPeter.
—Qu’est-cequetuchantaisàl’instant?
—Unevocalise.
Je me sens bizarrement gênée, comme s’il m’avait surprise en train de faire quelque chose
d’interdit.
—Onauraitditduclassique.
—Jecroisquec’estduclassique,oui.
Commeiln’ajouterien,jevaism’asseoirsurmonlit.Ilhésitesurleseuiltoutenregardantà
l’intérieurdemachambre.Iln’yapasmislespiedsdepuisdesmois.Sonregardtombesurmonvieil
exemplairecornédeJulesCésar,deShakespeare,quejedoislirepourlecoursdeCamber.
—Tuconnaisladéfinitiondu«défauttragique»?
Jeleregardeetluirépondsavectoutel’ironiedontjesuiscapable:
—Traitdecaractèreprovoquantlapertedupersonnage.
Peter a un petit rire. Il est toujours maigre, il a les yeux cernés et ne s’est pas rasé depuis un
moment,maissonétatn’estpasaussialarmantquel’étédernier.
— Camber vous a donné un devoir dans lequel vous devez identifier votre propre défaut
tragique,c’estça?
—Hmm.Oui.
—Alors,quelestletien?
Ilsetrouvequej’yaibeaucoupréfléchiaujourd’hui.Aussitôtrentréedechezlapsy,j’airetiréla
photo de mon site internet. Je me sentais horriblement mal de l’avoir choisie depuis que ma mère
nousavaitexpliquécequ’ellereprésentaitpourelle.J’ignoraiscequeluiinspiraitcettephoto,maisje
l’auraisprobablementdevinésij’avaisréfléchideuxsecondes.
Jemedemandesimondéfauttragiquen’estpasl’insensibilité,finalement.
Sur mon bureau, le logiciel de construction de site internet est encore affiché sur mon
ordinateur. L’emplacement de la nouvelle photo est vide pour l’instant. Les contours clignotent
discrètement,commepourmerappelerqu’iln’yatoujoursrienetquejedoisprendreunedécision.
Unedeplus.
—Jen’aipasencoredéterminémondéfauttragique.Letien,c’estquoi?
—Jem’ensouvienspas.
Ildoitmentir,luiaussi.
—Jepeuxentrer?
Ilenaenvie?Çam’étonne.
—D’accord.
Jemecalecontrematêtedelit.
C’est bizarre de voir Peter dans ma chambre. Il s’assied au bureau et regarde l’écran de mon
ordinateur.Sansriendemander,ilsemetàparcourirlapage,àvisiterlesite.Jenedisrienparceque
c’estlapremièrefoisquejelevoissurferdessus.J’ignores’ill’adéjàfait.Audébut,quandjeluiai
annoncéquej’allaislecréer,ilnevoulaitpasyêtremêlé.J’aiétéplutôtétonnéequ’ilacceptedeme
prêtersacartebancairepourquejepuissepayer,d’ailleurs.
—Tum’aidesàchoisirunenouvellephoto?
Ilnerépondpas.Jemelèvedemonlitetpasselebraspar-dessussonépaulepourcliquersur
mondossierdephotos.Unephotodepapas’affichepleinécran.Peterpoussemamainetcliquesurla
paged’accueil.
Papadisparaît.
Çam’énerveraitsijenecomprenaispasquePetern’arrivetoujourspasàregarderdesphotos
depapa.
Il fait défiler la page jusqu’en bas et découvre tous les liens vers les sites consacrés aux
personnesmortesenmêmetempsquepapa.LepremierestceluidufilsdeVicky.Ilcliqueetlapage
d’accueildusitesurTraviss’affiche.
—C’estlefilsdecettefemme?Celleavecquimamanneveutpasquetusoisamie?
—Oui.Vicky.
Je repasse le bras par-dessus Peter pour retourner dans mon dossier de photos. Mon frère
détourneleregarddèsquel’imagedepaparéapparaît.Jecliquesurledossier«Vicky»etaffichesa
photodeNoël.
—Elleesttexane.
Commesicelaexpliquaitlaramurequ’elleasurlatête…
Peteragranditlaphoto,commepourvoirsonvisagedeplusprès.Toutenregardant,ilreprend:
— De quoi parlait maman quand elle a dit que tu n’avais pas quitté ta chambre de trois jours
aprèsladateanniversaire?
Ilsemblelégèrementinquiet.Quelquechoseenmoiserelâche,justeunpeu.
—Cen’estrien.Jelisaislescommentaireslaisséspardesgensetj’essayaisderépondreàtout
lemonde.Çam’aprisbeaucoupdetemps.
—Quelgenredecommentaires?
JefermelaphotodeVickyetretournesurlapaged’accueil.Petersemetàlirelescommentaires
postésdepuisjuin.
Quandjerepenseàcetanniversaire,toutmesembleconfus,maispasconfusgenre«affreux».Il
m’afallubeaucoupdetempspourdécidercequej’allaisrépondreàcesgens—jevoulaistrouverles
motsjustes.C’estpourquoijemesuiscouchéesupertardetm’ysuisremiseaprèsuneheureoudeux
desommeil.
Pendanttroisjours,ç’aétécommeuneavalanche.Jerépondaisàquelquespersonnes,jedormais
unpetitpeuet,quandjemeréveillais,j’avaisquinzemessagesdequinzeautrespersonnes.Jen’aurais
jamaiscruquepapaaitautantd’amisetvoilàque,d’uncoup,ilsétaientcinquanteàmeraconterdes
chosesquej’ignorais.
—Lecommentairedontelleparlait,celuiquit’aperturbée,c’estlequel?
Jelesfaisdéfilerettrouvelemaildutypequim’aditqu’ilavaitétécontentquandpapaluiavait
annoncé son intention de rester en Irak six mois de plus. Je l’indique du doigt à Peter, qui lit en
silence.
—Ilallaitrester?
—Mamanditqu’iln’apaseuletempsdenousenparlerparcequ’ilapriscettedécisionjuste
avantdemourir.
Peter ne fait aucun commentaire. Il se contente de faire défiler la page et lit plusieurs
commentaires.
—Tun’asjamaisvisitélesite?C’esttoiquil’aspayé,pourtant—cequiterendaussicoupable
quemoiauxyeuxdemaman.
—Jenesavaispasqu’elleallaitpiquerunecriseparcequejet’avaisprêtémacarte.Ettoi?
Jesecouelatête.
—Jecroyaisqu’elleaimaitbiencesite…
—Pourquoielles’énerveautantàcausedecequis’estpassépendantcestroisjours?
Jem’accoudeaubureauàcôtédemonfrère.
— Parce que je ne faisais plus ce qu’elle me demandait. Genre, je ne voulais pas quitter mon
ordinateurpourmedoucherousortir.
—Tumangeais?
—Unpetitpeu.
—Elledétestequ’onnemangepas.
Jetiresurlecôtédesaceinture.Ildoityavoirsixouseptcentimètresentreletissudesonjeans
etsapeau.
—Oui,jesais,jesais.
Jeprendsmonordinateuretm’allongeàplatventresurmonlitavec.
—Alors,qu’est-cequetuvasdireàmaman,demain?
Petersepencheenarrièresurmonfauteuiletsemetàpivoter.
—Aucuneidée.
—EtAmanda,qu’est-cequ’elleenpense?
Ilposesespiedssurlesolpours’arrêterdetourner.
—Amanda?Onarompuquandelleaquittélafac.
—Tul’asplaquée?
Peterfrottesabarbenaissante,l’airgêné.
—Sonabrutidepèreestvenuaucampus,l’atraînéehorsdesachambreetl’afaitmonterde
force en voiture sans même lui laisser faire ses valises. Ensuite j’ai reçu un texto. En moins d’une
heure,jesuispassédustatutd’amourdesavieàceluidemec«complètementtoxique».
J’entendsencoreAmandaavecsavoixfaussementdouce,direàPeterquejesuis«mignonne»
etluidemandercequeçafaitd’avoirunepetitesœur,toutenlevantversluisesgrandsyeuxinjectés
desang.
—Ellet’atraitédemec«toxique»?Quellenulle,cettefille.
Peterregardeparterreavecunpetitdemi-sourire.
—Tuluiasrépondu?
—Elleavaitdéconnectésonportable.Sûrementdeuxsecondesaprèsm’avoirenvoyécetexto.
—Elletemanque?
Ilhésite.
—Parfois.
J’aimeraisenfoncerAmandaencoreplus.MaissiCaronm’aapprisunechosedepuisleretour
dePeter,c’estbienqueleseulresponsabledesaddictionsdePeter,c’estluietluiseul.
Passûrquemonfrèresoitdecetavis.
—Tuvastefairedésintoxiquer,alors?
—C’estcequejedevraisfaired’aprèstoi?
Iln’estpasagressif—ondiraitqu’ilveutvraimentconnaîtremonavis.
—C’estmieuxquedetefairevirerdelamaison.
Peterhausselessourcilscommes’ilendoutait,puisseremetàtournoyersurmachaise.
Je baisse les yeux vers mon ordinateur et affiche l’écran de photos de papa. Je le tourne vers
monfrèreetlancelediaporama.Jen’aipasbesoindelevoir,jeleconnaisparcœur.
Peterneveutpasregarder,jelevoisbien.Maismalgréçailnepeutpasendétacherlesyeux.Je
devinequellephotoilregardeàl’expressiondesonvisage,quichangeàintervallerégulier—jesuis
sûred’avoirlesmêmesmimiquesquandjemepassecediaporama.
A la fin du défilement, il se lève et vient s’asseoir au bord de mon lit. Il me montre la photo
encore affichée, la dernière du diaporama. C’est la première photo que papa nous a envoyée après
sonarrivéeenIrak.Ilsouritàl’objectif,sacarted’identitéplastifiéeautourducou.
—Celle-là.
Jen’auraispaseul’idéedechoisircelle-ci,parcequ’ellenereprésentepasvraimentpapa.Mais
ellemontrebiencequ’ilétait,c’estvrai:uningénieurenIrak.Jelafaisglisserdansl’encadréetelle
s’affichesurlapaged’accueil.C’estunbonchoix.Bienmeilleurquelaphotodujourdesondépart.
Peterregardel’écranethochelatête.
—Ilfautquetuaillesencurededésintox,Peter.Jeveuxquetulefasses.
—Jevaislefaire.
Ilparledoucement,sansquitterdesyeuxl’écran.
—Tutedébrouillesbien,Rose.
—Qu’est-cequetuveuxdire?
—Quandtuchantais.Çasonnaitbien.Tunet’enrendspascompte?
—Euh…pasvraiment.
—Benjeteledis.Tudevraiscontinuer.
Peterselève.Aumomentdesortirdemachambre,ilmesourit.Etpourlapremièrefoisdepuis
unan,jereconnaismonfrère.
12
Torride(adj.):chaudetmoite;brûlant.
(voir aussi : le bureau de la proviseure, le bal de la SaintValentin.)
***
LebureaudeMmeChenestunvraisauna,mêmequandiln’estpasbondécommeaujourd’hui.
Lesradiateursanciensquiéquipentlelycée—oncroiraitqu’ilsdatentdelarévolutionindustrielle—
claquentetsifflent,enprésagedusupplicequinousattend.Lescœursenpapiercartonnéannonçantla
Saint-Valentin dégoulinent littéralement des murs tant ils sont chargés d’humidité. Tout le monde
transpire,maisMattHallisplusquenoustousréunis.
Jesorsmontéléphonedansl’intentiond’envoyeruntextoàTracypourluidirecombienc’est
drôle de voir Matt terrorisé, mais je me ravise. Je ne peux pas lui envoyer de texto alors que j’ai
décidédel’ignorerpourlapunirdem’avoirmenti.Lasemainedernière,ellem’aenfinavouéque
PeterluiavaitenvoyéuntextopourluidemanderdelerejoindredevantcheznouslaveilledeNoël.Il
voulaitqu’ellel’aideànousannoncerlanouvelledesonrenvoi.J’aiditàPeterdenepasutiliserles
amisdesautres.Ilm’aréponduquej’étaisidiote.
Donc,pasdetextoàTracyconcernantMatt.Tantmieux.D’ailleurs,jenepeuxpasmedélecter
pleinementdesessouffrancespourl’instant,carj’aimoi-mêmetroppeur.
Conradetsamèresontassisd’uncôtédubureaudelaproviseure.Est-cevraimentlapremière
foisdepuiscetétéqueMmeDeladdosortdechezelle?Mamèreetmoisommesassisesdevantle
bureau, Matt et son père sur le côté, et Mme Maso et M. Donnelly sont derrière moi. En me
retournant, je découvre que Mme Maso tient un paquet de prospectus appelant à rejoindre le club
GSA1.
Vu les visages sombres qui m’entourent, ça m’étonnerait que cette réunion ait pour objet la
créationdececlubaulycée…
LepèredeMattnetientpasenplace—iln’arrêtepasdeselevercommeunressortetdesortir
sonBlackBerry.Chaquefois,lesommetdesoncrânetouchelescœursenplastiquerougependusau
plafond.Illeschassed’ungestesansmêmeregardercequec’est.
Est-ilaussihomophobequesonfilsouest-cequeMattl’estdevenutoutseul?
M. Hallis se calme enfin quand la porte s’ouvre et qu’apparaît l’officier Webster. L’officier
Websteretmoinousconnaissonsdepuisl’andernier.C’estluiquim’asauvéedelalapidationquand
sescollèguesetluiontconfisqué,grâceàmoi,toutl’alcooldelasoiréedebienvenue.
Ilsalueàlacantonadeavantdemesaluerenparticulier—j’enaidelachance!
—Çava,Rose?Contentdeterevoir.
Puisils’adossecontrelaporte,commepourempêcherquiconquedes’échapper.
Mamèresetourneversmoicommepourmedire:«Tuvasdevoirm’expliquerçaplustard.»
Je ne peux pas lui en vouloir de s’alarmer qu’un officier de police appelle sa fille par son
prénom.Ellenes’estpasencorehabituéeaufaitquesonfils—quidevraitêtreendeuxièmeannéede
fac—selèvetouslesmatinsà7h30poursuivreunprogrammededésintoxicationàl’hôpital…
—Merciàtousd’êtrevenus,déclarelaproviseure.Noussommeslàenraisond’unproblème
qui pourrait valoir à Matt Hallis et Conrad Deladdo d’être inculpés. Mais je suis sûre que nous
pouvonséviterd’enarriverlàsitoutlemondeymetdelabonnevolontécesoir.
Elleparaîts’adresseràM.Hallisenprononçantcettedernièrephrase.
—Jem’inquiètesurtoutdelapunitionquevousproposezàlaplacedespoursuites,dit-il.
IlregardeConrad.
MmeDeladdoregardetouràtourM.Hallisetsonfils.
—Excusez-moimaisjenecomprendspas.Ques’agit-ildepunir?
Ellesembles’excuserdenepasêtreaucourantdel’actualité.
—Vousnesavezpas?
M.Hallisn’enrevientpas.Ilsepencheenavantsursonsiègeetlecuirnoirdeseschaussures
ciréescraque.MmeDeladdoreculelégèrementsursonsiège.
LaproviseuresouritàConradd’unairrassurant.
—Etantdonnéquelesadolescentsnedisentpastoujourstoutàleursparents,jevaiscommencer
parlecommencement.
MmeDeladdohochelatêteenserrantsavestebleufoncéautourd’elle,commes’ilnefaisaitpas
unechaleurtropicale.Conrads’enfoncesursachaiseenmefoudroyantduregardcommes’ilétait
persuadéquecetteréunionalieuàcausedemoietnondufaitqu’ilapratiquementsignésesactesde
vandalisme sur la voiture de Matt et que la proviseure est suffisamment intelligente pour faire les
déductionsquis’imposent.
—Lorsd’unesoiréeorganiséeparl’équipedenatationchezMikeDarrenaumoisd’août,avant
la rentrée, Matt et d’autres membres de l’équipe ont bizuté Conrad en lui faisant subir une sorte
d’épreuve initiatique. Cette épreuve comprenait des insultes homophobes et des actes de violence.
VoyantqueConrad,qu’onavaitjetédanslapiscine,nefaisaitpassurfaceimmédiatement,Roses’est
inquiétée.Mattl’aégalementpousséedanslapiscine.JamieFortaaaidéRoseetConradàsortirde
l’eau.
Mamèremedemandeconfirmationduregard,maisj’ailesyeuxfixéssurlabonbonnièredela
proviseure, remplie de petits cœurs roses. Depuis mon siège, il me semble que l’un d’eux porte
l’inscription«Mordez-moi».Non.Est-cepossible?
— Quelques semaines après la rentrée, j’ai appris que Conrad s’était retiré de l’équipe de
natation,sansquejepuisseétablirpourquelleraison.
Laproviseures’adresseàMmeDeladdo,maintenantsipâlequej’aipeurqu’ellen’entombepar
terre.
—Nousavonsréunitouslesélèvesàl’initiativedeMmeMasoetdeM.Donnellyafindeleur
expliquercequ’estlatolérance.
—Deslycéensnedevraient-ilspasdéjàsavoircequ’estlatolérance?demandeM.Hallis.
Ilconsultesamontrepourindiquerqu’àsonavisonpourraitavancerunpeuplusvite.Ilnevoit
pascombiencettequestionestironiquedanssabouche.
J’aitrèsenviedeluioffrirlecœur«Mordez-moi».
—Unpetitrappeldetempsentempsn’ajamaisfaitdemalàpersonne,répondMmeChenavant
desetournerversnous.Endécembre,l’officierWebster—quej’avaistenuinformédetouscesfaits
—m’aavertiequeM.Hallisavaitappelélapolicepourseplaindrequequelqu’unavaittaguéleterme
«pédé»etautresgrossièretéssynonymessurlavoituredesonfils,lequelétaitpratiquementsûrque
Conrad en était l’auteur. M. Hallis, l’officier Webster et moi-même nous sommes rencontrés le
lendemain,cequim’apermisd’apprendreàM.Halliscequis’étaitpasséentrecesdeuxjeunesgens
avantlarentrée.
LaproviseurepoursuitenregardantConradavecinsistance.
—M.Hallisagentimentacceptéderetirersaplainteàconditionqu’unaccordsatisfaisantpuisse
êtretrouvéaprèslesvacancesetquenouspuissionsorganiserlaréuniond’aujourd’hui.
AlamanièredontlepèredeMattdévisagelaproviseure,jedevinequ’ellenes’estpascontentée
de lui raconter ce qui s’était passé entre Conrad et Matt pour qu’il accepte de retirer gentiment sa
plainte. Elle a dû lui dire que, s’il ne la laissait pas gérer cet incident à sa manière, Matt aurait de
sérieuxennuisaveclaloi,grâceàtouslestémoinsquis’étaientprésentésaprèslasoirée.
Touslestémoins—c’est-à-diremoi,bienentendu.
Ma mère et Mme Deladdo paraissent abasourdies par ces nouvelles. M. Hallis semble
uniquementpréoccupéd’accélérerunpeulemouvement.
— En d’autres termes, Mme Deladdo, je ne porte pas plainte contre votre fils s’il me paie la
nouvellepeinturedelavoiture.
— Auriez-vous contre ce garçon des preuves dont je n’ai pas eu connaissance ? demande
l’officierWebster.
M.Hallisl’ignore.
— Madame la proviseure, je vous en prie. J’ai été plus que patient. Venons-en au fait et
finissons-en.
—Conrad?faitlaproviseure.
D’abord,jecroisqueConradvanier,malgrélaprésenced’unofficierdepolicedanslapièce.Il
devraitpeut-être,s’iln’yavaitsamère.Elles’adresseàlui,àpeineaudiblepar-dessuslesifflement
duradiateur.
—Corrado,c’esttoi?
Conradhochelatête.
Quil’eûtcru?LamamandeConradestsontendond’Achille.
—Bien,ditlaproviseure.Conrad,pourrais-tuexpliqueràtoutlemondecequit’apousséàagir
commetul’asfait?
—J’aipasvraimentenviederevenirlà-dessus.
—Ilseraitpourtantdanstonintérêtdelefaire.
Conradsetortillesursonsiège.
— Les mecs de l’équipe de natation ont décrété que j’étais gay. Comme je ne les contredisais
pas,ilsm’ontfaitch…
—Corrado!
— Désolé, m’man. Ils m’ont harcelé lors de la soirée de l’équipe. Ensuite, l’entraînement est
devenuuncauchemar.Mattmemenaçaittouslesjours.Alorsjeluiaifaitplaisir,jesuisparti.Ensuite
j’aitaguésavoiture.Etjemesuisrarementautantamusé.
Personnen’oseintervenir.PasmêmeM.Hallis,plongédansl’observationdeseschaussuresqui
craquent.
—Jenesuispasgay,déclareMatt.
—Ças’appelledel’ironie,répliqueConrad.Consulteledico.
Laproviseuresetourneversmoi.
—Rose,peux-tunousdirecequis’estpassélorsdecettesoirée?
Sûrement pas ! J’ai déjà eu suffisamment d’ennuis avec Matt et Conrad et, très franchement,
j’apprécieraisquemonexistenceetlaleursoientunpeumoinsliées.Or,cen’estpascequirisque
d’arriversij’expliquecequis’estpassédevanttouscesadultes.
—Conradapratiquementtoutdit.
Mamèremetouchelebras.
—J’aimeraisentendretaversion.
Jelaregardeetpenseàlamanièredontellem’adéfenduecontrePeterchezlapsy,malgrétoutes
leshorreursquejeluiavaisdites.
Jeluidoisbiença.
—Alasoirée,Mattetlerestedugangdesnageurs…
—Lequoi?faitM.Hallis.
Jemesensdevenirtouterouge.
—Oh!euh,le gang des nageurs. C’est comme ça qu’on appelle l’équipe de natation d’Union
High.
M.Hallisregardesonfilscommes’iln’encroyaitpassesoreilles.Matt,déjàmuetd’embarras,
secontentedehausserlesépaules.Jepoursuisd’unevoixaussineutrequepossible.
—IlsonttraitéConraddenomshomophobes,luiontlancédesgobeletsdebièreàlatête,ont
projetédel’eaudanssaboucheàl’aided’untuyaud’arrosage,ontfaitensortequ’ils’étouffeetl’ont
jetédanslapiscine.Adeuxreprises.
Mme Deladdo laisse échapper un petit sanglot. Conrad lève les yeux au ciel mais lui prend
néanmoinslamain.
—Matt,lerécitdeRoseest-ilexact?demandeMmeChen.
Je m’attends presque à ce qu’il déclare qu’il ne parlera qu’en présence de son avocat, mais il
acquiesce.
—IlsetrouvequejesuispersuadéequeMattetConradonttouslesdeuxlacapacitéd’exercer
une influence positive sur les autres élèves du lycée, chacun à sa manière. Au lieu de les renvoyer,
mêmeprovisoirement—cequel’établissementseraitparfaitementendroitdefaireenl’occurrence
—,j’aienviedeleurdemanderderéparercequ’ilsontfait.Voicidonccequejepropose,siM.Hallis
etMmeDeladdosontd’accord.ConradaunanpourrembourseràlafamilleHallislesdommages
causés à cette voiture, grâce à l’argent qu’il touchera en aidant la police à effacer des graffitis.
M.Hallisadéjàacceptécemodededédommagement.
—EtlapunitiondeMatt?s’écrieMmeDeladdodetoutessesfaiblesforces.
—Mattestprivédesportpourlerestedel’année.
Matt,écarlate,bonditdesonsiège.
—Attendez!Cen’estpas…
Sonpèrelerassieddeforceetlerembarrefroidement.
—Tul’asbiencherché.
Mattseprendlatêteentrelesmainsetsemetàgrondercommeunanimalblessé.Deslarmes
coulententresesdoigtssurlamoquetteorange.MmeChenattendpatiemmentquelebruitcessepour
continuer.
—L’officierWebsteretmoi-mêmepensonsqu’ilestimportantquecesgarçonsfassentquelque
choseensemble.Acettefin,monsieurDonnelly,notreprofesseurd’artdramatique,auneexcellente
idée.MonsieurDonnelly,voulez-vousnousenfairepart,jevousprie?
Leprofselève.
—Auprintemps,letoutnouveauclubGSAdulycéeetlesclassesd’artdramatiqueproposeront
uneproductiondeTheLaramieProject,enl’honneurdelaloiMatthewShepardetdanslecadredu
chantierannueldulycéesurlatolérance.
Ilménageunepausedramatique,puissembleserendrecomptequel’endroitneseprêtepasaux
effetsthéâtrauxetreprendprécipitamment:
—MattetConradjoueronttouslesdeuxunrôledanslapièce.
Mattredresseviolemmentlatête.
—QuiestceMatthewShepard?demandetoutbasMmeDeladdoàConrad.
—Toutàl’heure,m’man.
—Pasquestionquejejouedansunepièce,déclareMatt.
—Tupréfèressansdouteêtrerenvoyé?claironneMmeChen.
—Pasdutout,répondM.Hallisàlaplacedesonfils.
—Formidable.Bien,toutest-ilréglé?Quelqu’una-t-ildesquestions?
Enl’absencederéponse,laproviseuresouritetclaquedanssesmains.
—Noustenonsnotresolution.
***
—Yo,yo,yo,UnionHigh,quoideneuf?JoyeuseSaint-Valentin!AngeloMartinez,aliasDJ
Motormouth,estderetour!Vousêtesprêts?Cesoirondansepourlatoléranceetilvafalloirmettre
lefeu!Etavantdecommencer,uneovationpourlabelleStéphanie,là-bas!
Les hourras s’élèvent, Stéphanie rit en rejetant sa magnifique chevelure rousse et fait signe à
Angelo. Il porte la main à son cœur comme frappé par une crise cardiaque, puis lance la chanson
«DJGotUsFallin’Inlove»deUsheretPitbull.
Jen’encroispasmesoreilles,ausenspropre.CetypeétaitunepublicitévivantepourMetallica
et Nirvana — sauf le jour où il a débarqué vêtu d’un T-shirt Neko Case. Mais il doit savoir à quel
publicilaaffairecarpresquetoutlemondedanslegymnasesuitStéphaniesurlapistededanseen
criant de joie et commence à se trémousser. Si Stéphanie est populaire comme sophomore, je
n’imaginemêmepascequeçavaêtrel’annéedubac.Lamoitiédesgarçonsdulycéelasupplientde
sortiraveceux.L’autremoitiéattendqu’HollyouvrelesyeuxetplaqueRobert.
Deslettresenplastiquede1,50mdehautcomposantlemot«tolérance»sontsuspenduesaudessusdenostêtes,prèsd’unebanderoleannonçant:
«AveclesoutienduBureaudesElèvesd’UnionHighetduTopdesStylés»
Jenevoispasvraimentlerapportaveclatolérance,maisonn’estpasautoriséàvenirencouple
—onestcensévenirseulouavecdesamis.Onn’avenduquedesentréessimples,pasderemisepour
lescouples.EtquandlebureaudesélèvesaengagéAngelocommeDJ,ilsluiontfaitpromettredene
passerqu’unseulslowdetoutelasoirée.
L’idée, c’est d’organiser une Saint-Valentin sympa pour tous, et pas seulement pour les
amoureux. Bel effort, mais les couples de lycéens ne peuvent pas rester séparés longtemps… J’en
voisdéjàtroisquisefrottentl’uncontrel’autreendansantleslow,mêmesilachansonestrapideet
quetoutlemondes’agitefrénétiquementautourd’eux.
Sil’ondansepourlatolérance,est-cequ’onnedevraitpastolérerlescouplesdetoutessortesau
lieudefairecommes’iln’yavaitpasdecouples?
Politiquebizarremiseàpart,legymnaseadel’allure.Lebureaudesélèvesafaitdesonmieux
pour le transformer en discothèque. Il a installé une rampe de projecteurs et une énorme boule à
facettesquitourneenjetantdestachesdelumièresurlesmursetlesol.Despetitestablesrougesstyle
cabaret, surmontées de petites lampes et entourées de chaises en plastique de la même couleur sont
disposéesautourdelapiste.Maismalgrétoutcerouge,iln’yapasuncœuràl’horizon.
Jen’avaispasprévudevenir,maisStéphanie,quiestdevenuemembredubureaudesélèves,m’a
suppliéeendisantqueTracy,elleetmoipasserionsunesupersoirée.Stéphaniesemetenquatrepour
nousréconcilier,Tracyetmoi.SinousavonstravaillétouteslesdeuxsurleTopdesStylés,nil’uneni
l’autren’afaitamendehonorableàproposdu24décembre.Jesaisqu’ellepensequejeluidoisdes
excusespourluiavoirparlécommejel’aifait,maisj’estimequ’ellem’endoitpour…avoirétécelle
versquiPeters’esttourné.Aulieudesetournerversmoi.
Jen’aijamaisditquej’étaisrationnelle.
StéphanieetTracysontpasséesmeprendrejusteaumomentoùPeterrevenaitdesontravailau
magasindevidéoquidoitfermerd’unjouràl’autre.Ilétaithorribleàvoir,maisTracyluiaditque
sonpullétaitgénialetqu’ellevoulaitlephotographierpourleTopdesStylés.
Grossier mensonge : elle veut une photo de lui pour son usage personnel, afin de pouvoir le
regarderàtoutmoment.
Çam’intriguetoujoursqu’ellenem’aitpasphotographiéeuneseulefoispoursonblog,même
quand elle m’avait habillée elle-même. Si Peter paraît sur son blog avant moi, je n’adresse plus
jamaislaparoleàTracy,jelejure.
C’est bizarre. Tracy en a toujours pincé pour Peter mais quelque chose a changé. Maintenant,
elleal’airdecroirevraimentqu’ilpourraitcraquerpourelle.
Cedoitêtreça,laconfianceensoi.
Jedevraismeréjouirqu’elleaitsuffisammentconfianceenellepourcroirequ’ungarçonqui
estàlafacpuisses’intéresseràelle.Maisc’estunpeudifficileparcequelegarçonquiestàlafacest
toutdemêmemonfrère.
Le flash de l’appareil photo numérique super sophistiqué de Tracy bombarde à tout va et
m’éblouit,etavecmoipresquetoutlemondedanslegymnase.Stéphanieestoccupéeàvérifiersitout
vabienaveclesbénévolesdelabilletterie.Jedécided’allerfaireunpetitcoucouàAngelo.
Equipédelunettesdesoleiletd’uncasqueaudioavecmicro,Angelosedéhanchesurplacesans
quitterdesyeuxsonordinateurportable,tellementcouvertd’entaillesetderayuresqu’onpréférerait
lelaissermourirenpaix.Jen’aijamaisvuAngeloaussiheureux.
—P’titeesquimaude!
Monsurnomrésonnedanstoutlegymnase,parcequ’ilaoubliéquesonmicroétaitallumé.Les
gens se retournent, l’air intrigué, Angelo les remercie en levant les pouces, comme s’il l’avait fait
exprès. Il éteint son micro, pose son casque autour de son cou et me tend la main pour que je tape
dedans.
—J’aiunemontagnededaubeàpassercesoir.T’esenbeauté,p’titeesquimaude!
Stéphaniem’aprêtélarobecache-cœurrougequ’elleportaitl’andernier.Samèreneveutplus
qu’ellesorteavec—elleatellementgrandiqu’elleesttropmini.Evidemment,moi,ellemecouvre
lesgenoux.
Angeloremetsoncasqueetsemetàparler,avantdeserappelerqu’iln’apasrallumésonmicro.
Ilsouritetrecommence.
—UnionHigh,cesoironparled’amour.Amourettolérance,O.K.?Etonycroit.EcoutezKaty,
ellesaitdequoielleparle.
Illancelachanson«Firework».J’éclatederire.
—KatyPerry?Sérieux?
Jen’airiencontrelamusiquepop—enfait,plusdelamoitiédelamusiquequej’aisurmon
téléphonedoitêtredelapop—maisc’estunchocdevoirAngeloenpasser.
—Hein?
Ilsoulèveuncôtédesoncasquepourentendrecequejedis.
—Depuisquandest-cequetuaimesKatyPerry?
— Ecoute, p’tite esquimaude, la bonne musique, c’est la bonne musique. Les genres, c’est du
bidon.
Ilsouritenmeregardantpar-dessusseslunettesdesoleil.
—Enplus,t’esobligédepasserdestubessituveuxfaireDJ.Maist’inquiètepas—j’aidesbons
trucspourtoutàl’heure.Çavadéchirergrave.
Ilretourneàsonécrantoutenfrappantlatableenrythme.Jenemesuispasencoreremisedesa
métamorphose. La seule trace d’Angelo Martinez tel que je l’ai connu, c’est le cambouis sous les
onglesquiluirestedesonboulotaugaragedesonpère.
Je me retourne vers la foule en transe. Stéphanie est au cœur de l’action. Autour d’elle, des
garçonsfontcercleetlaregardentdanser.Kristinetquelquesautrespom-pomgirlsfendentlafoule
lesbraschargésd’œilletsqu’elleslivrentàleursdestinatairesafinderécolterdel’argentpourleur
équipe. Kristin s’arrête devant Stéphanie et lui remet pratiquement tout son chargement. Stéphanie
prendcebouquetgéantdanssesbrasensouriantetessaiedecontinueràdanseravec.
Ceuxquinesavent—ouneveulent—pasdansertraînentenpériphériedelasalleavecleurs
amis habituels et se moquent de tout le monde. M. Camber et Mme Maso sont assis sous une
banderole « Tolérance pour tous » derrière une table couverte de brochures que personne n’ose
consulterdevantlesautres:
« Club GSA d’Union High », « Relations sexuelles non protégées, attention danger », « La
maltraitance,çacraint»,«Boissonsénergisantesetalcool,lemélangequitue».
Une ovation s’élève quand Kristin s’approche ostensiblement de M. Camber avec une botte de
fleurspourlerituelannuel.Angelostoppelamusique,laremplaceparuneffetsonoreévoquantune
voiturequifreinebrusquementetannonced’unevoixchantante,entraînantsurchaquesyllabe:
—MonsieurCamber,c’estlaSaint-Valentin!
Tout le monde fait « Oooooh ! ». Kristin tente de remettre les fleurs à M. Camber. Comme il
refusepolimentdelestoucher,ellelesdéposesurlatableoùsontlesbrochures.Elles’éloigne,puis
s’arrêteenlisantlacartequiaccompagnel’uniquefleurqu’elleagardée.Elleretournesursespas,
donnelafleuràMmeMasoetc’estl’hystériedanslegymnase.
—Oh!MmeMaso,vousnouslisezlacarteàhautevoix?faitAngeloaumicro.
Ellesecouelatêteethurle:
— Tu as intérêt à remettre la musique, Angelo. Je peux encore changer ta note et annuler ton
diplôme.
Angeloluisourit.
— O.K., Union. Ecoutez-moi ça. On va reculer dans le temps. C’est pour Rose Zarelli. P’tite
esquimaude,jeteprésenteTheRunaways.CherieCurrie,c’estdela«CherryBomb»!
Jen’aiaucuneidéedecedontilparle.Jemefigecartouslesregardssontbraquéssurmoi—
quandçam’arrive,cen’estgénéralementpasbonsigneetj’aid’abordenviedem’enfuiroudeme
cacher.MaisStéphaniehurleunénorme«Rosiiiiie»etAngelolancelachanson.
D’abord, personne ne danse. On dirait une vieille chanson très simple, comme si on l’avait
enregistréedansungarage.Lachanteusechantedanslegraveetjen’arrivepasàsavoirsic’estune
filleouungarçon.Puisellesemetàhurleretquandarrivelepremierrefrain,lescorpssedéchaînent
surlapistededanse.
Toutlemondepoussedescrisperçantsquandlachanteusegeintpendantlesolodeguitareau
milieu de la chanson. Je regarde M. Camber et Mme Maso, pensant qu’Angelo va avoir des
problèmes,maisMmeMasolitàhautevoixlacartedeM.Camber,quiestentrainderire.Nil’unni
l’autrenesembles’inquiéterdecequelegymnasevientd’exploseràcaused’unechansonintitulée
«CherryBomb».
Soudain,Stéphaniefendlecercledefousquil’entoureetcourtversmoi.Dansuncri,ellelance
en l’air toute sa gerbe d’œillets rouges, qui retombent sur moi, cascade de pétales et de messages
d’amourqu’ellen’amêmepasouverts.C’estcommeuncouronnement.
Stéphaniemeprendparlebras,sauteenl’airetm’entraîneavecelletandisqu’ellefaitvolerses
cheveux.Angelolaregardecommes’iln’avaitjamaisrienvud’aussibeau.Jenepeuxplusm’arrêter
derire.Angelomemontredudoigtcommesijedevaistirerunenseignementdetoutça.
Stéphaniechanteàtue-tête.Elleaunebellevoix,maiscettevoixnevapasaveccettemusique.
Elle a une… jolie voix. Trop jolie pour ça. Je me mets à chanter, juste pour entendre la différence
entrenosdeuxvoix.Lamiennen’ariendejoli,comparéeàcelledeStéphanie—elleaquelquechose
d’écorchéetderêche,d’énervéetderauque.
Commecellede«CherryBomb».
Lachansonsetermine.Jemeretourneenhurlant«CherryBomb»àl’adressed’Angelo,quime
sourit.
—Tuvoiscequejevoulaisdire?
Il me parle dans le micro comme s’il conversait avec moi au lieu de faire le DJ dans un bal
lycéen.
—EtlesRunaways,c’estseulementundébut!VoiciKimGordonetlesSiouxieSioux…
Unevoixl’interpelledanslegymnasesoudainprivédemusique.
—Eh,mec,passedestrucsqu’onconnaît!
—Ouais,pasdestrucsdusiècledernier!ajouteunautre.
Aussitôt, Angelo lance « Raise Your Glass », de Pink, et la masse satisfaite se remet à sauter
partout.Pink,c’estcool,maisjel’entendsàpeine:lesRunawayschantentencoredansmatête.
Jenesuispasfaitepourchanterdel’opéra.Nidescomédiesmusicales.
Jesuisfaitepourchanterdansungroupe.
Jenem’étaisdoncpastrompée.
Stéphaniereplongedanslamêléesurlachansonsuivante.Alorsqu’ellen’arrêtepasdesauter
depuisplusieursminutes,ellenetranspirepas.J’aimeraissavoirpourquoi.Demoncôté,jedégouline
complètement. Je décide de m’en moquer et m’apprête à demander à Angelo de repasser « Cherry
Bomb»quandj’aperçoisJamieàcôtédelui.
Jesuistellementexcitéequemonpremierréflexeestdem’élancerversluidetoutesmesforces,
deluiprendrelevisageetdel’embrassercommesic’étaitlafindumonde.
Maismoncôtépratiquel’emporte.Ilnefautpasqu’ilmevoiedanscetétat,surtoutaprèscequi
s’estpasséladernièrefoisqu’ons’estretrouvésensemble.Ilpourraitêtredégoûtéetneplusjamais
vouloirmetoucher.
Je me précipite vers les toilettes. L’adrénaline court dans mes veines et la playlist de mon
cerveauestbloquéesur«CherryBomb».Enouvrantlaporte,jetombesurMmeMasodansunerobe
pulldorée.Ellevérifiequepersonnenefaitdeschosesprohibéesdanslesboxes.
—Coucou!
Ellesursaute.J’arracheunelongueurdeservietteenpapierquivacertainementmelaisserdes
rougeurs sur le visage et je me plante devant le miroir pour m’éponger. Et là, j’aperçois une fille
dansunétatdejoieindescriptible.Jenemereconnaispasimmédiatement.
—Rose!
MmeMasorépondàmonsalutd’unairàlafoisravietinquiet.Ellenem’ajamaisvueainsi—
elledoitsedemandersij’aiprisquelquechose…
Jeluirépondsenchantantetentournoyantparcequec’estplusfortquemoi.
—Cherrybomb!
MmeMasorit—heureusementpourmoi.
—C’estçaquejedoischanter,dis-jeàmonreflet.Fini,les«tra-la-la»,finiles«Oh-oh»!Fini
lacomédiemusicale!
MmeMasosecouelatêteenmevoyanttournersurmoi-mêmeenagitantlesbrasau-dessusde
matête.
—Dites,madameMaso,quandest-cequevoussortezavecM.Camber?
Jeplaqueunemainsurmabouche.Lemessagevientd’arriveràmoncerveauviamesoreilles.
L’adrénalineadeseffetscatastrophiquessurlecontrôledemonimpulsivité.
—Jenet’auraisjamaiscruedugenreàpropagerdesrumeurs,dit-elle,lesourireauxyeux.Ne
restepastroplongtempsicitouteseuleàsautercommeça.
—J’adorevotrerobe!dis-jeaumomentoùlaporteserefermederrièreelle.
J’épongetoutelasueurquejepeux,puisabandonneenconstatantqu’elleréapparaîtaussivite…
probablementparcequejen’arrêtepasdedanser.
Etalors?Qu’est-cequeçapeutfaire?
Ledestinm’adonnérendez-vousdanslegymnased’UnionHigh.
Je retourne en courant dans la salle et j’aperçois Jamie, toujours debout à côté d’Angelo. Les
mainsdanslespochesdesavestemilitairekaki,ilregardelafoule.
La tête toujours pleine de « Cherry Bomb », je prends sa main et l’entraîne sur la piste. Il est
tellement surpris qu’il n’essaie même pas de résister. Je sens une goutte de sueur couler sur mon
visage — elle emporte probablement avec elle ce qui reste de mon maquillage — mais je m’en
moque.Jememetsàdanser.Ilmeregardemedésarticuleruninstantensouriant,puissemetàdanser.
Etjedoisdirequ’ilsaitdanser.
Ilnesemordpasleslèvresetnebranditpaslepoingcommelefontlaplupartdesautres—il
danse.Etc’est…sexy.Jem’arrêtepresquedebougerpourpouvoirleregardersansêtredistraitepar
autrechose.
Toutautourdemoi,toutlemondes’évertueàs’exciter.Lespom-pomgirlsfontdessandwichs
aveclessportifs:unefillesemetentredeuxgarçonsetfrottesaminijupecontreceluidedevantet
celuidederrière…LescouplesquiontdécidéquelaSaint-Valentinseraitromantiquecontinuentde
danserleslowlittéralementcollésl’unàl’autre.
Maisl’événementleplussexydelasoiréesedérouledevantmoi.Cen’estnispectaculaire,ni
voyant.C’estjuste…Jamie.
Jerepenseàcemomentdanslacuisine,le24décembre,àcequis’estpasséentrenouscesoirlà. La manière dont il s’est excusé, parce qu’il s’y serait pris autrement s’il avait su que je n’avais
jamais fait ça avant. Je le regarde bouger et j’ai cette sensation bizarre que j’éprouve chaque fois
qu’ilmetouche—alorsmêmequ’ilnemetouchepasencemoment—etjemedisquecequis’est
passé dans la cuisine était probablement le maximum que je puisse gérer. Si nous étions allés plus
loin,j’auraisprobablementprispeur.
Onveutdavantage,onveuttout,puisonapeur.C’estvraimentétrange.
Jamiemeprendlamainetlaretientquelquessecondes,pourmefairecomprendrequejedois
ralentir.Jesaisislemessage,ilm’attireunpeuplusprès.Ilattendquejeralentisseencoreunpeuet
m’attiretoujoursplusprès.J’aienviedeprendremesjambesàmoncou.Ladistancequinoussépare
diminue,jesensqu’ilregarde,observecequenousfaisons,commentnousbougeonsensemble.C’est
commes’ilvoyaitàtraversmaroberouge,commes’ilpouvaitvoirmoncorps.
Commes’illecomprenaitmieuxquemoi.
Alorsqu’ils’apprêteàm’attirertoutcontrelui,j’aperçoisConrad.Ilestadosséaumurprèsde
lasortie.D’abord,jecroisqu’ilm’observe,maiscen’estpasmoiqu’ilfixe,c’estJamie.Ilsedétache
dumuretsedirigeversnous.
Jelevoisarriver—pasJamie.MaisjesuisaussisurprisequeluiquandConradleprendpar
l’épaule et le tire en arrière. Jamie trébuche, reprend son équilibre et se retourne, prêt à se battre,
surprisdedécouvrirquiestlà.
IlattrapemollementConradparsavesteetletoised’unairdubitatif.
—Qu’est-cequiteprend?
—Non:toi,qu’est-cequiteprend?
Quelsensdelarepartie!C’estalorsquejecomprendsqueConradabu.S’iln’étaitpassoûl,lui,
lemaîtredel’insulte,auraittrouvémieuxcommeréponse.
Jamie regarde autour de lui, pour voir si aucun prof n’a remarqué que Conrad tenait à peine
debout.Jevoisbienqu’ilessaiedetrouverunmoyendelefairesortirdugymnase.
IlpassenégligemmentunbrasautourdesépaulesdeConradetessaiedel’obligeràseretourner.
—Onyva.
Jen’encroispasmesoreilles.
—Quoi…tuveuxdéjàpartir?Onaàpeinedansé!
JamieattrapeConradparlamain,cettefois.
Cedernierreculed’unpas,lesmainsenl’air.
—Tunepeuxpasrestericisituasbu,insisteJamie.
—Hé!Jeveuxdanseravectoi!
MaisJamienem’écoutepas.Conradluihurleauvisage.Jesensl’odeurdel’alcoold’oùjesuis.
MmeMasoetM.Camberlèventlenezpourvoircequisepasse.
—Conrad,tais-toioutuvasattirerdesennuisàJamie,luidis-je.
Conradalesyeuxquibrillent.
— Y’en a toujours que pour Jamie. Tout le monde veut Jamie. Ça doit être dur d’être Jamie.
Maispasautantqued’êtretoi.
Jel’avaisvuevenir,celle-là.
—Qu’est-cequet’ascontrelesDeladdo,hein?L’anderniert’esalléechialerchezlaproviseure
àcausedeReginaetcetteannéet’esalléechialeràcausedemoi.
—Jen’aipasditunmotdeMattHallis!
Je hurle, sachant que ce que je dis est vrai au sens strict du terme — mais seulement au sens
strict.
—Benvoyons.C’estpourçaqu’ons’esttousretrouvésdanslebureaudeChen.
Illèvelesyeuxaucielavantdeconclure:
—Tusaisquetuesterneetprévisible?
—Est-cequetuaspenséunesecondeàJamiequandtuluiasdemandédet’accompagnerchez
Matt?Ets’ils’étaitfaitarrêterunedeuxièmefois?
Jeparleavechargnepourl’obligeràreculer.
—Tun’esqu’unégoïste.
Camberselèveetsedirigeversnous.
—Allons-y,ditJamie.
—Tucomprendsrienderiensurmoi.Tunecomprendsrienderiensurrien.
—Tun’espassidifficileàcomprendre,Conrad.
—Vas-y,dis-moiuntrucquet’ascompris.
—J’aicomprispourquoituavaistoujoursétéinfectavecmoi.
—Infect!railleConrad.T’osespasdireunenfoiré?Çatefaitpeur?
—Rose,m’avertitJamie,unœilsurCamber.
Jem’acharne.Jem’enveux,sachantcequejesaisdelaviedeConrad,maisjem’acharnequand
même.
— Au début, j’ai cru que tu me détestais parce que j’avais pris Jamie à Regina. Mais
maintenant…
J’hésite.Lesmotsquejem’apprêteàprononcerdéclenchentdesalarmesanti-aériennesdansma
tête.J’essaiedemeretenir—j’essaievraiment.Maisc’estplusfortquemoi.
—Alors?Discequet’allaisdire!
—Maintenantjesaisquec’estparcequejetel’aiprisàtoi.
Touché. En plein dans le mille, même. Je n’étais pas vraiment sûre de moi, mais je sais
maintenantquej’aivujusteetqueConradétaitpersuadéquepersonnen’avaitpercésonsecret.
Jamiefermelesyeuxcommes’ilregrettaitdenepaspouvoirremonterdedixsecondesdansle
tempsetm’empêcherdeledire.
Ilsavait.Jamielesavaitdéjà.
C’est la première fois que je vois Conrad sans voix. Il oscille d’un côté et de l’autre, puis se
tourneverslasortie.Camberluiditqu’ilnepourrapasrevenirs’ilsort,maisConradpassedevantlui
encoupdevent.Camberobservesadémarcheetluiemboîtelepas.
LeregarddeJamies’assombrit,unmurs’abaisseentrenous.
—Jedétestelamanièredontilmeparleetdontilteparle.
Jeprendsl’airplusencolèrequejenelesuisparcequej’aihontedecequejeviensdefaire.
Maisj’enairasleboldeConrad—jen’arrivepasàm’endéfairedepuislesoiroùjel’aivusurle
plongeoir.
Sympa,cerendez-vousavecledestin.
—Savieestpourrieencemoment,ditJamie.
—Lamienneaussi.
—Arrête…
IlestclairqueJamienecomprendpasmonmanquedecompassion.
Moinonpluspourêtrehonnête.
JamieselanceàlapoursuitedeConrad.Dois-jelesuivre?Luiprésenterdesexcuses?
Est-cequeJamiedevraitmeprésenterdesexcuses?
C’est ce que je me demande tout en le regardant s’éloigner de moi une fois de plus — après
s’êtrerapprochéetm’avoircaressée—pours’occuperd’unDeladdo.
C’estofficiel,lebaldelatoléranceestterminépourmoi.
Stéphaniedansedetoutsoncœurdevantlatabled’AngelomaisjenevoisTracynullepart.Je
prendsmonmanteauetl’enfile,mêmesijetranspire—jeneveuxplusvoirmarobecouleurSaintValentin.
Je gagne le couloir, où un photographe était installé tout à l’heure. Peut-être Tracy est-elle en
traindeprendresespropresclichés.Maislephotographeapliébagage.
Un silence un peu étrange règne dans le couloir, où seuls sont allumés les blocs « sortie de
secours»,maisj’aperçoisquelqu’unaufond.J’avancedequelquespas,pourvoir,etreconnaisTracy
adosséeauxcasiers—encompagnied’ungarçon.
Jereconnaissonpetitrirespécialflirtqu’elleperfectionnedepuisdeuxansettournelestalons
avecl’intentionderentrerseule.
C’estalorsquej’entendslavoixdePeter.
Jecomprendsmaintenantpourquoi,depuisquelquetemps,Tracysemblecertained’intéresserles
étudiantsdelafac.
Jemeretourneverseuxetresteimmobile.J’écoute,jeveuxêtresûred’entendrecequejecrois
d’entendre.Puisjem’avancedanslecouloir.J’arriveàquelquespasd’eux,danslalumièrerougede
lasortiedesecours.Tracym’aperçoitetsedécompose.Uninstant,mêmePetersemblesouslechoc
demevoirlà.
—Bandedesalesmenteurs.
—Rose,onn’apas…,commenceTracy.
—Attends-moilà,luiditPeter.
Ilal’airtrèsénervé,soudain.
—Rose,qu’est-cequeturacontes?Onnet’ajamaismentisurquoiquecesoit.
— Vous sortez ensemble et vous ne me l’avez pas dit. C’est ce que j’appelle un bon gros
mensonge.
—Çaneteregardepas!
—Ahnon?
Tracyal’aird’unebicheparalyséeparlalumièredesphares.
—Rosie,jetejurequ’onnes’estpasvusdepuisle24décembre.C’estlapremièrefoiscesoir.
—Jesuisvraimenttropbête.Vousmedégoûtez.
—Çaneteferaitpasdemaldegrandirunpeu,grondePeter.
Tandisquejem’éloigneàgrandspas,montéléphonesemetàvibrer.Jeletireviolemmentde
mapocheenarrachantmadoublureetdécouvreuntextodeVicky.
EncetteSaint-Valentin,jetesouhaiteunehistoired’amourgrandecommeleTexas.Veux-tubientedépêcher
d’embrasserquelqu’un!
1.LesclubsGSA(GayStraightAlliance)sontdesclubsréunissantdesétudiantshétérosexuels,homosexuelsettranssexuels.Ilsontpourbutdefavoriserl’entraide
entreétudiantsdetoutesorientationssexuellesetlaluttecontrel’homophobie.
LEPRINTEMPS
 
13
Véracité(n.f.):sincérité,vérité.
(voir aussi : quand on a appris ou dit quelque chose, on ne
peutpasfairecommesionnel’avaitpasditoupasappris.)
***
C’estlepremierjourduprintempsetilneige.
MamèreetDirkTaylorsontsortisensembletroisfois.Aumoins.
Mameilleureamiemepréfèremonfrère.Monfrèremepréfèremameilleureamie.Jesaispas
laquelledecesdeuxpertesm’affecteleplus.
Jamiemedétesteàcausedecequej’aiditàConrad.Franchement,jenecomprendstoujourspas
pourquoijel’aidit.
Normalement,jedevraisêtrefollederageàcausedetoutça.
Maisaujourd’hui…çava.
Laneigem’estégale.JenesuispasfurieusecontreKathleenetDirk.Jemefichedecequefont
PeteretTracy.
Parcequeaujourd’hui,aprèslescours,j’auditionnepourlenouveaugrouped’Angelo.
Jesuisprêteàaffrontermondestin.
Je dois m’y reprendre à trois fois pour ouvrir mon casier. J’aimerais pouvoir dire que c’est
parcequemesmainstremblentsouslapousséed’endorphineconsécutiveaucoursdesport—ona
faitdusprint—maisjen’arrivepasàmerappelerlacombinaisondemoncadenas,alorsquejedois
l’avoircomposéedesmilliersdefois.
Jesuisnerveuse.
Maisc’estunebonnenervosité.Jeconnais«CherryBomb»enlong,enlargeetentravers.Je
pourraislechanterendormant.Jelechanteprobablementendormant.
Pourfairemonéducation,Angelom’aenvoyédesMP3demorceauxpunkdelagrandeépoque.
Son groupe s’est dissout. Le chanteur a signé chez une maison de disques, pas les autres membres.
Angeloditqu’ils’enmoqueparcequecetypeétaitunloser,maisjesaisqu’ilesttrèsvexé.Donc,il
estentraindeformerunnouveaugroupeetchercheune«chanteuseavecuneméchantevoix»parce
qu’ilena«saclaquedesmecs».
Ilpensequejepourraisêtrecettechanteuse.
Moiaussi,jepensequejepourraisl’être.
Au début, il ne m’envoyait que des MP3 de chanteuses, mais maintenant il m’envoie aussi des
chanteurs.BadBrains,SocialDistortion,BlackFlag,TheDeadKennedys,TheSexPistols,TheClash.
Jusqu’à présent, c’est Peter qui formait mes goûts musicaux — Amy Winehouse, Snoop Dog, Led
Zeppelin—maiscen’estrienàcôtéd’Angelo.Peternedoitpasconnaîtrelamoitiédecesgroupes.
Trèsfranchement,ilm’arrivedenepassavoirquefairedestrucsquem’envoieAngelo.Jene
saispasquoientireroucommentm’yprendrepourchantercommeeux.Ilsnemeplaisentpastous.
Mais ils ont la rage et les chanteurs enragés m’hallucinent. Je descends au sous-sol et chante à me
casserlavoixpendantuneheureavantdemecoucher.C’estcommesiquelqu’unouvraitlesommet
de mon crâne pour que toute la hargne qu’il contient se dissipe dans l’atmosphère. Quand j’ai
terminé,jesuistellementapaiséequejepourraism’endormirsur-le-champsijelevoulais,etjen’ai
pratiquementplusdevisionshorribles.
Adieu,insomnies.Dégagez,imagessanglantes.Dubalai,bandedenases.
La sonnerie de fin de cours retentit alors que je suis à peine rhabillée. J’ai tellement transpiré
pendantlesprintquej’aidûprendreunedoucheet,bienquej’aieveilléànepasrecevoird’eausurla
figure,jedoisencoreretouchermonmaquillage.Jevaisarrivervraimentenretardenfrançais.J’ai
entendulahordequitterlescasiersentraînantlespiedspourlederniercoursdelajournée.J’attrape
monsacetmeprécipiteverslemiroir.
Lafillequimeregardeal’œilcernéd’eye-lineretlescilschargésdemascara,unepetitefrange
courteirrégulièrequ’elles’estfaitelaveilleavecdesciseauxcrantésetunemèchebleue.
Ilvasansdirequelamèredecettefilleapiquéunecrisecematin.
J’aiditàmamanquelebleupartiraitaulavageetquemafrangeallaitrepousser.Elleafaitun
effortpoursecalmer—jel’aipratiquementvuecompterjusqu’àdix—puism’aregardéedelatête
auxpieds.Jeluiaiditquejem’étaisinspiréed’ExeneCervenka.
Je m’attendais à ce qu’elle me demande de quoi il s’agissait, mais elle a hoché la tête — se
pourrait-ilqu’elleconnaisseExeneCervenka?—etjel’aivueprendreladécisiondeneriendireà
proposdemescollantsnoirstroués,desDocMartensetdelaroberétroquej’aiempruntéesàHolly.
J’aichangéd’apparence.J’aichangé.
JepariequeTracyvavouloirmemettresurleTopdesStylésaujourd’hui.
Maisjenel’yautoriseraipas.
ÇanevapassimalqueçaentreTracyetmoi.C’estplutôtcommesinotrerelationétaitenpause
depuislaSaint-Valentin.Peteretmoinousadressonsàpeinelaparole,cequiétaitdéjààpeuprèsle
casdepuissonretour,sauflesoiroùilestvenudansmachambre.
JedoisreconnaîtrequeTracymemanque—peut-êtreplusquePeter,parcequ’ilmemanquait
déjà depuis longtemps et que je m’y étais habituée. Mais je n’ai pas envie de la voir. J’ignore
commentleschosessontcenséessepassermaintenant.SijedisquelquechoseàTracy,est-cequ’elle
vaautomatiquementlerapporteràPeter?Est-cequePeterluiditdestrucssurmoi,destrucsqueje
neluidiraisjamaisàelle?
Elleadûcomprendrecarellenem’envoiepluslaTopdesStylésList. Très franchement, c’est
unesortedesoulagementdeneplustravaillerpourelle.
Quandj’ypense,jemedisquejedevraisêtrecontentepoureux.TracyatoujoursaiméPeter,
Petertraverseladeuxièmepériodelaplusdifficiledesavie.Ilabesoindequelqu’unetTracypeutlui
apportercequemamannepeutpas.Ouneveutpas.
Jevoudraisvraimentavoiruneattitudematureetêtrecontentepoureux.Maisjenepeuxpas.Pas
pourl’instant.
Alorsquejerectifiemoneye-linerenespérantqueM.Levertnedirarienpourquelquesminutes
deretard—dumomentquejeluiexpliquelesraisonsdemonretarddansunfrançaisimpeccable—,
laclassesuivanteentredanslesvestiaires.
JereconnaislavoixdeLena.
—Elleestnoireavecundostrès,trèséchancré—jevaisêtreobligéedememettredudoublefacepourqu’onnevoiepasmesfesses.Etlatienne?
—Jenel’aipasencore.MaisAnthonym’aimeenrouge.
C’estRegina,aussienthousiastequesielleparlaitdelalitièreduchat.
Ellesarriventenvuedesmiroirsets’arrêtentnetenmevoyant.Lenaobservemafrangeendents
descie.
—Tusaisqu’ilyadesprofessionnelspourcouperlescheveux?Ilsfontaussilescolorations.
Jenerépondspas.Ellepoursuit,sansfaireaucuneffortpourcachersondégoût.
—Pourquoiest-cequetuescommeça?
Reginaneditrienetmefixeduregard.
—Pouruneaudition.
—T’auditionnespourunspectacledemonstres?
Satisfaitedesarepartie,Lenachercheduregardl’approbationdeRegina.
—C’estunspectacledemonstresàelleseule,faitRegina.
Dans le miroir, je la vois se diriger vers les casiers. Lena la suit comme un chien docile.
D’autresfillesarrivent,aperçoiventReginaetdécidentdeprendreuncasierdansuneautrerangée.
—Regarde,elleestcommeça.
Lena montre quelque chose à Regina sur l’écran de son téléphone. Regina le regarde à peine.
Voyantquejelesobserve,Lenamedemandesuruntonfaussementinnocent:
—Tuvasaubaldefind’année?
Reginaritsèchement.Feignantdenepasl’avoirentendue,jecherchedudémaquillantaufondde
monsac,pourretirerlemascaraquiacoulésousmesyeux.Lenajettesontéléphonedanssoncasier,
retiresonpull—elleporteunsoutien-gorgepush-upquiluifaitdesseinsénormes—etsecoueses
cheveuxcommesiellejouaitdansunfilm.
—Onsepartagelalimousine?demandeLenaàRegina.
Sansréfléchir,jemeretournebrusquementetm’adresseàRegina.
—Attends.Anthonyettoiallezaubaldefind’annéeavecLenaetMatt?
C’estbienlapremièrefoisquej’adresselaparoleàReginaavantqu’elleattaquedirect.
Asontour,ellefaitcellequin’entendpas.
—AprèstoutcequeMattafaitàtonfrère?
Reginaretiresesboots.
Jemesurprendsàpoursuivre.
—Tutesouviensdelui,j’espère?Conrad?
Lenalèveostensiblementlesyeuxauciel.
—Toutlemondesefaitbizuterpourentrerdansuneéquipe.Conradavraimentexagéré.Toi
aussid’ailleurs.
—Jen’aifaitqu’aidertonfrèreàsortirdelapiscine.Jen’airienexagérédutout.
Lenarajustesonsoutien-gorge,commesiellen’étaitpassatisfaitedel’effetproduit.
— Tout le monde sait que tu es allée balancer Matt à Chen. Tu ne peux rien cacher à la
proviseure.
Je regarde Regina pour voir si elle va se lancer, mais elle se change avec une étrange
application.ElleestpudiquecomparéeàLenaquiretiresonleggingetsepavanedevantlemiroiren
petiteculotteetsoutien-gorgededentelle,enfeignantdenepasremarquerqu’onlaremarque.
Regina,elle,noustourneledospourretirersonjeans.
Je me retourne vers le miroir pour finir d’effacer les coulures de mascara et arranger mes
mèches.Jenevoudraispasavoirl’airdefuirdevantReginaetLena.Jeremetsmonmascaraetmon
démaquillantdansmonsacetm’apprêteàsortirquandReginaretiresonpull.
Lesmarquessursondossontestompées.Avraidire,jenelesauraispeut-êtrepasremarquées
sans l’affreux éclairage fluo — sûrement étudié pour que les élèves ne passent pas leur temps à
s’admireraulieudesedépêcherd’allerencours.Maisici,jenepeuxpasnepaslesvoir.Ellessont
grandes.Delagrosseurd’unpoing,jedirais.
C’estàsedemandercequ’ellecachesursoncôtéface.
Lenaenestàl’afterdubaldefind’année.Est-cequ’ilvautmieuxlouerunbungalowoujuste
alleràl’hôtelcommel’andernier?Remarquantmonimmobilité,ellesetourneversmoipuissuitla
directiondemonregard.Ellen’aqueletempsd’entrevoirledosdeRegina,quienfilesonmaillotde
sportetenextraitsescheveuxblonds.
Lena ouvre de grands yeux et ne peut s’empêcher de se retourner vers moi, pour avoir
confirmationquenousavonsbienvulamêmechose.Nousnousregardonsunlonginstant,essayant
decomprendrecequepensel’autre,detrouverquefaire.
Lena se décide avant moi. Elle se retourne et reprend son bavardage où elle l’avait laissé,
racontantqu’ellepourrapeut-êtreextorqueràsesparentslalocationd’unbungalowsurlaplage.Je
n’aipassarapidité.QuandReginaaperçoitmonvisage,ellecomprendimmédiatementcequej’aivu.
Oucroisavoirvu.
—Anthonyaimequandçafaitmal.
—Quandquoifaitmal?
—Lesexe.Tuconnais?
Elleaprissafaussevoixdepetitefille.Elleestenmodegarceetvafairelemaximumpourque
lasituationseretournecontremoi.Jemeprépareàencaisser.
— T’as intérêt à piger vite si tu cours toujours après Jamie. Parce qu’il a des exigences. Ma
premièrefoisc’étaitaveclui,quandilhabitaitcheznous.Jerecommenceraissanshésiter.
J’ai envie de me boucher les oreilles — je ne veux pas parler de ça avec elle. Je ne veux pas
connaîtrelesdétails.Jeneveuxpassavoircommentc’était.Jeneveuxpasenentendreparlerdutout.
Jeneveuxpaspouvoirmedirequ’ellesaitbeaucoupmieuxquemoicomments’yprendreavecun
garçon—avecJamie—etquejesuisincapabledelaconcurrencersurceterrain.
Jerepenseàlamanièredontjel’aifrappéesurlestadel’andernier.
Respire.
Reginasaitexactementcommentmemettrehorsdemoi—ellel’atoujourssu.Sonfrèreetelle
sonttrèsfortsàcejeu-là.Ilsdoiventtenirceladeleurpère.Jemesuisdéjàretrouvéeenprésencede
MmeDeladdoetjenevoispascommentelleleurauraitapprisl’artdedétruireautrui.
Regina,unsourirefigésurlevisage,attendquejedisequelquechose.
Commentpeut-onàlafoisdétesterquelqu’unàcepointetavoirpitiédelui?Matêtevaéclater
souslapressiondecesdeuxforcesantagonistes.
—Pourquoiest-cequetutienstantàm’éloignerdeJamie?
Je pose la question aussi calmement que possible, en essayant de ne pas serrer les poings. Je
veuxleluientendredire—jeveuxjustequ’ellem’avouequ’elleesttoujoursamoureusedelui.
Ellejettesonsacdanssoncasieretenclaquelaporte.
—Parcequet’esbidon,Rose.
Cen’estpasdutoutceàquoijem’attendais.
—Tupeuxpréciser?
Elleprendtoutsontempspourcomposerlacombinaisonducadenas,puisramassesonsweatet
seretourneversmoi.
—TuserasjamaisavecJamie.Tuperdraspeut-êtretonpucelageaveclui,tusortiraspeut-être
avecluipourfaireenragertesparents…
Mesparents?Lagarce.Ellesaitparfaitementquemonpèreestmort.
—…maistupartiras,parcequetupensesqu’Unionn’estpasassezbienpourtoi.Tupensesque
Jamienonplus,d’ailleurs.
Sesparolesseglissentsousmapeaucommedeséclatsdeverre.
Sivitequejen’aimêmepasletempsdem’enrendrecompte.
Lasonneriededébutdecoursretentit.
Lenaregagnelasalledesportenmejetantuncoupd’œilindéchiffrable.
Reginaluiemboîtelepasencrachantunedernièreremarque:
—Tunevauxvraimentpasmieuxquenous.
Savoixestduremaissonregardesttriste—unvraichagrinnonfeint.
Ellenecroitpasunmotdecequ’ellevientdedire.
Laportedelasallesereferme.Jerestefigée,essayantdemeressaisir,d’arrêterdetremblerde
confusion,depeuretderagecommec’esttoujourslecasaprèsuneconversationavecRegina.
Seséclatsdemotsmebrûlentsouslapeau.
Je bondis — je n’ai jamais été aussi en retard en cours — non sans entrevoir au passage une
mèchebleuedanslemiroir.
J’aifaillinepasmereconnaître.
***
Laneiges’engouffreentremoncoletmoncoudénudé.Surleparkingglissant,j’attendsAngelo
quiaquinzeminutesderetard.Jen’aiprisnibonnet,nimanteau,niécharpeparcequeçan’allaitpas
avecmatenue.
Jesuisfrigorifiée.
Mon cerveau tourne en boucle depuis le cours de français sans que je puisse le débloquer. Je
revoislesmarquesdeRegina.PuisjepenseàJamie,quiavucesmarquesdesesyeuxetdetrèsprès;
JamiehabitantchezlesDeladdo;Reginaperdantsavirginitéaveclui.Ensuite,jem’imaginefaisantla
mêmechose.Aveclui.Etjepenseàcequeceladoitfaired’avoirpartagéçaavecquelqu’unetdevoir
ensuite ce quelqu’un avec quelqu’un d’autre. Alors je comprends pourquoi Regina a voulu faire
souffrirJamieensortantavecAnthony.
AnthonymeramèneauxmarquesdansledosdeRegina,etainsidesuite.
C’estAnthonyquiluiafaitcesmarques.Forcément.
Je me rappelle la manière dont il l’a attrapée à la soirée du gang des nageurs, si fort que son
brasestdevenutoutblanc.J’aieuenvied’ôtersessalespattesdeRegina.J’aieuenvied’aidercette
fillesanssavoirpourquoi.
Jesavaisquequelquechosen’allaitpas.
Jamieest-ilaucourant?Est-cepourcelaqu’ilestsiprotecteurenverselle?
Ilnepeutpasêtreaucourant.IlauraitréglésoncompteàAnthonydepuislongtempss’ilétaitau
courant.
Bref,est-cequejedoisenparler?
Sij’enparleàJamie,ilvas’enprendreàAnthonyetilsrisquentdes’entretuer—littéralement.
Etsijemetrompais?SiReginadisaitlavéritéetsiAnthonyetellefaisaientdeschoses—j’ignore
totalementlesquelles—quiseterminentpardesbleus?Alorsj’auraisl’aird’uneparfaiteidiote.
Est-cequec’estpossible?Desgensfontvraimentcegenredetrucs?
Mais si je ne me trompe pas et n’en parle pas à Jamie, Anthony continuera à battre Regina et
Regina continuera à le laisser faire… Pourquoi ? Parce qu’elle n’est pas très futée ? Parce qu’elle
croitlemériter?Parcequ’elleneconnaîtriend’autre?
Leproblème,c’estquejemesuispromisaudébutdel’annéedeneplusmemêlerdeshistoires
desautresetdemetaire.JesuisdéjàrevenueunefoissurmapromessepourConrad.
Est-ce que je dois vraiment quelque chose à Regina après tout ce qu’elle m’a fait et vu la
manièredontellemetraite?
Jeshootedansunemontagnedeneigefondueenfaisantvolerdespetitsmorceauxdeglacesale.
Pourquoiest-cequejemeretrouvetoujoursavecdesinformationsqued’autrespersonnesdevraient
avoir,desinformationsquejenepeuxpasleurcommuniquersansprovoquerunecatastrophe?
Jeneveuxpaspenseràtoutcelamaintenant.Jedoispenseràl’audition,àtoutelamusiqueque
j’écoute depuis des semaines, au fait que c’est peut-être mon unique chance de devenir le genre de
chanteusequejeveuxêtre.
JechasseReginademespensées.
Jecherchel’inspirationdanslecieldemarsleplusdémoralisantetleplusgrisquej’aiejamais
vu,quandlavoituredeJamies’arrêteàcôtédemoi.
Ilsepenchepourmeparlerparlafenêtredupassager.
—Angelom’ademandédeteprendre.
Onm’aditunjourqu’ungarçonnepouvaitpasêtrequalifiéde«joli»,çafaitpasviril—les
fillessontjolies,lesgarçonssontbeaux.Jamieestvraimentbeauetmignonettout.Maisilestaussi
joli,craquant,toutcequevousvoulez,mêmequandilestfurieuxcontremoi.
Est-ce que mon nouveau look le surprend ? Il n’en montre rien. Dans les coulisses de mes
pensées,enplusdetouteslesautreschosesqu’ilyaentreluietmoi,jesuisdéçuequ’ilnediserien,
qu’ilneremarquepaslechangement.
—OùestAngelo?
—Encoreauboulot.Tuesprête?
Jesuisgelée.Jenedésirerientantquedemonterdanslavoitureetprofiterduchauffage,mais
non,jenesuispasprête.Jesuisénervée,perdueetjepanique.Jenem’attendaispasàlevoir.Jen’ai
pasd’explicationàluifournirconcernantcequej’aiditàConradlesoirdelaSaint-Valentin.Jene
peuxriendiresurReginaparcequejenesuispassûredecequej’aivuetneveuxpaspasserpour
unedemeuréeouuneidiote.
Moncerveaus’emmêle.
Jamiesepencheunpeuplusetouvrelaportedupassagerdel’intérieur.
—Ilfautqu’onparle.
Je me suis sentie bien avec cette coiffure et cette tenue toute la journée mais, à l’instant où la
portière se referme, j’ai l’impression d’être un imposteur, comme si je portais un déguisement.
Tandisquenoussortonsduparking,j’abaisselepare-soleilpourmeregarderdanslepetitmiroiret
merappeleràquoijeressembleaujourd’hui,quijesuisàprésent.
Ilnem’apaséchappéquejemesuisregardéedanslemiroirplussouventaucoursdesdernières
vingt-quatreheuresqu’aucoursdesdeuxdernièresannées.Monrefletnemedérangeplus—enfait,
jenepeuxplusm’empêcherdemeregarder.Peut-êtrequej’aimeenfincequejevoisdanslaglace.
Oualorspeut-êtrequejenedétestepluscequejevois.
Serait-ce un exemple de double négation avec effet d’insistance ? Il faudra que je pose la
questionàCamber.
Toutenregardantmonreflet,jesensqueJamiem’observe.Jel’ignoreetrabatslepare-soleil.
Mesdoigtssontraidisetrougisparlefroidcarjen’ainigantsnipoches.Jelessensàpeine,mais
celanem’empêchepasdelesenfilerdanslestrousdemescollantspourlesagrandir.
—T’asétévraimentignoble,meditJamie.
Jerougis.Jetiretropfortsurmoncollantetdeuxtrousdetaillemoyenneserejoignent,formant
untrougéant.Jetiresurmarobepourlecacher.
—Tuesfurieuxcontremoi?
—Ouais,onpeutdireçacommeça.
Ça m’énerve d’avoir fait quelque chose qui fait qu’il ne m’aime pas. Mais quelque chose me
retientdem’excuser.
—Alors,qu’est-cequis’estpasséaprèsvotredépart?dis-je,commesijem’enmoquais.
—Jel’airamenéchezlui.
—Tul’asramenéchezluidansl’étatoùilétait?
—MmeDeladdoenavud’autres.
—CommentvousavezfaitpourpasserdevantCamber?
—Camber,çava.
Commesicetteréponseexpliquaittout!Tandisqu’ilattendaufeurouge,Jamieessuieleparebriseembuéàl’aidedesamanche.Puisils’adosseàsaportièreetmeregardejusqu’àcequejen’en
puisseplus.
—Jel’aiditparcequec’estvrai.Tulesaistrèsbien.
—Etalors?
Il a l’air vraiment étonné. Comme s’il ne comprenait pas en quoi le fait que Conrad soit
amoureuxdeluiétaitimportant!
Lefeupasseauvert.
Ilredémarre.
Etjecomprendsquecen’estpasimportant.Paslemoinsdumonde.
Quelqu’unaimequelqu’unquinel’aimepas.Cesontdeschosesquiarrivent—sûrementtoutle
tempsquandons’appelleJamieForta.Pasdequoienfaireunemontagne.
Alorspourquoiai-jecruqu’ilfallaitenfaireunemontagne?ParcequeConradestgay?Parce
queJamienel’estpas?
Quelestmonproblème?
Quelle que soit la réponse à cette question, une chose est claire : Jamie est une meilleure
personnequemoi.
C’estpeut-êtrecequeReginaaessayédemedire,aufond.
Jemesenssoudainsurladéfensive.
—Conradétaitignoble.Jevoulaisluiclouerlebec.
—Félicitations!Tuasréussibrillamment!Ilnem’apasadressélaparoledepuis.
—Commeça,tuvaspeut-êtrepouvoirt’occuperdetavieaulieudet’occuperdesDeladdo.
J’aiàpeinegrommelécesmotsquejerevoisReginasouslalumièrecrueduvestiaire.
—Jepeuxallumerlaradio?
—Tuneveuxplusmeparlernonplus,c’estça?
Jem’écartedeluietdessinedespointssurlabuéedemavitre.Plusjetracedepoints,mieuxje
voisl’extérieur.Uneversionpointillisted’Uniondéfilesousmesyeux,oùseconfondentlesnuages
defumée,laneigefondue,lesruesetlesbâtiments.Jen’aijamaisvraimentréfléchiàUnion,essayé
desavoirsic’étaitunbonouunmauvaisendroit.C’estUnion,voilàtout.C’estvrai,jevaislequitter
unjour—j’aitoujourspenséquemavieétaitailleursetquejedevaisalleràsarecherche.
Mais je ne suis pas la seule. Je parierais que les personnes qui quittent Union sont plus
nombreusesquecellesquiyrestent.Qu’est-cequilesdifférencie?Qu’est-cequipousseunepersonne
àpartiretuneautreàpasserlerestedesavieici?L’undecesdeuxchoixvaut-ilmieuxquel’autre?
Est-cequejemecroistropbienpourcetteville?TropbienpourJamie?
Jevaisàlafacaprèslelycée.J’ignorecequeveutfaireJamie—ilnelesaitpeut-êtrepasluimême.
Quelleimportance?
—Jet’avaisjamaisvuecommeça.
Unesoudainepousséedehontemedonnelanausée.
—Biensûrquesi,l’andernier,quandtum’asempêchéedefrapperRegina.
J’avais vraiment envie de lui faire mal. Mais elle aussi voulait me faire du mal, par tous les
moyensimaginables.Celajustifiait-ilmaconduite?
J’observemondessinsurlavitre.
—Tuasperdutonpucelageavecelle?
Jamiemettellementdetempsàrépondrequejemedemandesij’aiposélaquestionàhautevoix
ousijel’airêvée.
—Pourquoitumeposescettequestion?
—Aujourd’hui,ellem’aditqu’elleavaitperdulesienavectoi,quandtuhabitaischezelle.
Jamieal’airabasourdi,commes’iln’enrevenaitpasqu’ellem’aitditça.
—C’estlàquetuastoutdécouvert?Poursonpère?
Alamanièredontilremuelamâchoire,jevoisbienqu’ilestencolère,maisj’ignoresic’est
contremoioucontreelle.
—Etpourquoielleteracontedestrucspareils?
Amontourd’êtreencolère.Çam’énervequ’ilpuissemeposerunequestionpareille.
—Parcequ’ellemedéteste,Jamie,etqu’elleestamoureusedetoi,exactementcommeConrad!
Pendantqu’onyest,peut-êtrequeMmeDeladdol’estaussi!
Jamie tourne brusquement à droite. Je m’accroche à ma ceinture de sécurité de peur d’être
projetée sur lui. Il se gare derrière un immeuble isolé et se met au point mort. Puis il me regarde
longuement,d’unairdur.
—TunesaisriendeMmeDeladdonidecequ’elleafaitpourmoi.
Super.UnautremystèrechezlesDeladdo.
— Tu me le diras peut-être un jour. Sinon, Regina me le dira la prochaine fois qu’elle aura
besoind’utilisercequ’ellesaitsurtoicontremoi.
Jamie se frotte le visage à deux mains comme pour effacer cette conversation, puis croise les
bras.
—Ont’ajamaisditquet’étaispénible?
Jesuisatterrée.
—Moi?C’estmoiquisuispénible?C’esttoiquim’embrasses,m’invitesaurestaurantpourme
dire qu’on ne peut pas sortir ensemble et puis qui viens chez moi et me caresse et m’embrasse —
encoreunefois!
Danslesilence,laneigesemueenneigefonduequifouettel’extérieurdelavoitureetrebondit
surlecapot.Jamiepousseunlongsoupiretsepasseunemaindanslescheveux.
—J’aiperdumonpucelageàtreizeans.
Cette information déclenche dans mon corps une bouffée de chaleur si violente que j’en ai le
vertige.Ondiraitqu’ilfaitsoixantedegrésdansl’habitacle.
—Treizeans?
—Hmm,hmm.
—Avecqui?
—Unefilledansunesoirée.Elleétaitdéfoncée.Onl’étaittous.
—Tuétaisdans…Tuavais…Mais…
Jenesaisquellequestionposerenpremier.Jenepeuxpasimaginerunmondeoùlesgarçonsde
treizeanssedroguentdansdessoiréesetcouchentavecdesfilles.
Çaprouvel’étenduedemonignorance.
—Elleavaitquelâge?
—Dix-septans.
—Cen’estpas…illégal?
—Probablement.
—Ettuétaisdéfoncé?Atreizeans?
—Oui,fait-il,catégorique,commes’ilvoulaitquejecessemesquestions.
Et ça marche. Je suis réduite au silence. La jalousie, le désir et l’admiration se disputent les
faveurs de mon cerveau. J’essaie d’imaginer Jamie Forta à treize ans, ayant pris de la drogue et
couchantavecunefillededix-septans.
Atreizeans,jecollectionnaislesautocollantsdechevaux…
Mon silence s’éternise tellement que Jamie se tourne un peu vers moi pour mieux voir mon
visage.
—Çat’aplu?
C’estlaseulequestionquitraversemoncerveauconfus.
—Non.Çan’avaitriendeplaisant.
Ces mots ne me disent rien de ce qu’il en pense, mais ils me donnent envie de lui prendre la
mainetdesentirlachaleurdesapeausurlamienne.
—Commenttut’esretrouvédanscettesoirée?
Ilhausselesépaules,commes’ilnesavaitplus.
—J’étaisbeaucouplivréàmoi-même,àl’époque.J’aifaitpasmaldetrucsquejen’auraispas
dû.
—Tuas…couchédepuis?
J’attendssaréponseavecunmélanged’appréhensionetd’impatience.
—Ouais,j’aipasarrêté,fait-ilavecunpetitsourire.
Jesuistropintriguéeparsonhistoirehallucinantepourêtregênéequ’ilmetaquine.
—Çateplaît?
C’estàcemomentprécisqueJamieremarquemonchangementd’allure.Ilmeregardedelatête
auxpieds,observantmafrange,mamèchebleue,marobe,mescollants,meschaussuresmontantes.
Je ne sais pas si ça lui plaît — son visage est complètement indéchiffrable. Mais quand son regard
croisedenouveaulemien,ileffleuremescheveuxbleus.
—Parfois.
Çaluiplaît.Parfois.
Mon estomac fait un petit bond. J’ai envie d’ouvrir la vitre pour respirer et laisser la neige
fondue s’écraser sur mon visage. Ma tête tourne au contact de ses doigts, j’ai envie de fermer les
yeux.
—Quand,parexemple?
—Quandc’estquelqu’unquicomptepourmoi.
—Etilyabeaucoupdepersonnesquicomptentpourtoi?
—Non.
—Reginacomptait?
Ilrépondsanshésiter.
—Oui.
JesongesoudainqueJamieestpeut-êtreleseultypequiaitétégentilavecelle.
Detoutesavie.
—Est-cequejecomptepourtoi?
Samainchaudeglissejusqu’àmanuqueets’ypose.
—Atonavis,Rose?
Laneigefonduetombeplusdrue,lebruitestplusfort.
— Tu te rappelles la cuisine, la veille de Noël, et devant chez Tracy avant la rentrée, et l’an
dernier—laSaint-Valentinetlasoiréed’accueil?
Ilacquiesce.
—Pourquoitudisparaistoujoursaprès?
Ilmeregardecommesij’étaiscenséeconnaîtrelaréponse.
Soudain, je me demande si Regina lui a déjà parlé de cette théorie qu’elle a sur moi, selon
laquellejemetrouvetropbienpourluietnem’attacheraisjamaisvraimentàlui.
—Etsijetedisaisque…jet’aime?
Voilàcequisortdemabouche.
Les beaux yeux noisette de Jamie se plantent dans les miens et il se fige — je crois qu’il ne
respire même plus. Puis sa main quitte lentement ma nuque, il détourne légèrement la tête sans
détacher ses yeux des miens, comme s’il n’était pas sûr d’avoir bien entendu, mais comme si — à
supposerqu’ilaitbienentenducequ’ilcroitavoirentendu—ilmecroyaitvraimenttrèsdérangée.
—Tumeregardescommesij’étaisfolle.
—Ehbien…
—Nedispasquetunelesavaispas.
Jamie se détourne de moi et pose les mains sur le volant comme s’il voulait fuir cette
conversationavantquejen’ajoutequoiquecesoit.
—Arrête,Rose.
—Quej’arrêtequoi?
—Toutvachangerbientôt.Çanevautpaslecoup.
—Pourtoi?
—Pourtoi.Tunem’aimespas,Rose.Crois-moi.
Mespoumonssevidentd’uncoup.
Sontéléphonevibre,ilplongeunemaindanssapocheetrépond.
—Oui…Oui,onarrive.
J’entendslavoixd’Angelo,sanspouvoirdistinguercequ’ildit.
—D’accord.
Jamie fourre son téléphone dans sa poche, regarde par-dessus son épaule pour faire marche
arrièreets’engagedansl’artèreprincipalecommesinousnevenionspasdeparlerd’amour.
Commesijeneluiavaisjamaisriendit.
14
Indiscret (adj.) : fouineur ; qui se mêle des affaires des
autres.
(voiraussi:mamère…etmoi—ehoui!)
***
Mamèremijotequelquechosepourmonanniversaire.
Samedimatin,ellemeremetsacartebancaireendisant:
—Vaaucentrecommercialt’acheterunerobe.Quelquechosequiteplaise.
Elleajouteavecunsouriremalicieux:
—Ontetrouvebienenbleu.Çafaitressortirtesyeux.
J’essaie d’en savoir davantage, mais elle ne lâche rien. Tout en marchant vers le centre
commercial,jesongeàappelerTracypourl’inviteràpartagercemomentdemaviesansprécédent
oùjedétienslacartebancairedemamèreaveclapermissiondem’achetercequejeveux.Maisje
n’appellepasTracy.
Maintenant que je ne collabore plus au Top des Stylés, je dois me connecter sur internet pour
voirquielleamissursonblog.Cematin,j’yjetteunœiletjelis:
TopdesStylés:spécialuniversité!
Bienentendu,Peterestlemodèledujour,cequejetrouveplutôtironiqueétantdonnéqu’ilest
actuellement exclu de la fac. En outre, Tracy a triché : elle l’a habillé et a pris des fausses photos
spontanées.Jelesaisparcequ’ilal’aird’unmannequindechezJ.Crewalorsqu’ilestinconcevable
quemonfrèrepuisseouveuilleressembleràunmodèledechezJ.Crewsansinterventionextérieure.
Enarrivantàlagaleriemarchande,jemepromèneparmimesboutiqueshabituelles,maisjen’y
voisquedesvêtementsnormaux,ordinaires,ennuyeux—trèsUnion.Ilyaencoreuneboutiqueque
je peux essayer, tout au bout du centre commercial. Elle s’appelle Tried & True. On y vend des
vêtements vintage où des vêtements neufs de style vintage. J’y suis allée une fois quand j’étais en
Quatrième — je n’y ai rien vu qui me plaise, mais à l’époque je ne portais quasiment que des
leggingsetdessweat-shirts.
DanslavitrinedeTried&True,unmannequinestvêtud’unerobeminiàpaillettes,delongues
botteslacéesetdecollantsàmailletoiled’araignée.Lemannequinalesbrastatouésdetêtesdemort,
duvernisfuchsiaauxonglesetdufardàpaupièresbleu.Unmicroestdisposédevantetsesbrassont
orientésdetellefaçonqu’onladiraitprêteàprendrelemicropourchanter.
Est-cequejepourraisporterçapourchanteraveclegrouped’Angelo?Aconditionqu’ilme
prenne,évidemment.
Monauditionnes’estpastrèsbienpassée.Enfait,ç’aétéhorrible,même.J’aiessayédechanter
«CherryBomb»untasdefois,maisjen’arrivaispasàchantercommelevoulaitAngelo.Iln’arrêtait
pasd’arrêterlesmusicienspourvenirmedonnerdesconseils,maisjenepigeaispaslestylequ’il
recherchait.
—Elleest,genre,dangereuse—complètementdéjantée.Elleexplose!Ellecrame!
Quandilavaitfinidehurler,legroupereprenaitl’intro,etainsidesuite.
J’aicommencéàmesentirmaletj’aichantéencoreplusmal.Ilafalluqu’Angelomedemande
sijemesentaisbienpourquejemerendecomptequenon.
JevenaisdedireàJamiequejel’aimais.J’ignoraisquej’allaisleluidireetjenesuispassûre
deleluiavoirditpourdebonnesraisons,maisjel’aidit.
C’étaitlapremièrefoisquejeledisaisàquelqu’un.
Ilm’aréponduquejenel’aimaispas,qu’ilnevalaitpaslecoup.
Jecroisqueçam’amiseenétatdechoc.
Alafindel’audition—oupeut-êtrequandAngeloetlegroupen’enpouvaientplus—,Angelo
m’areconduitechezmoi.
Ens’arrêtantdansl’allée,ilm’aadministréunedesesfameusesbourradesdansl’épaule.
—Benalors,qu’est-cequit’aspris,p’titeesquimaude?
Je lui ai tout raconté — ou presque. Regina me racontant qu’elle avait perdu sa virginité avec
Jamie;moidisantàJamiequejel’aimais;Jamiemedisantqu’ilnefallaitpas.
JeneluiaipasparlédesmarquesdeRegina.
Cen’étaitpaslapremièrefoisquejepleuraisdevantAngelo,maisc’estlapremièrefoisqu’ila
suquoifaire.
—Ecoute,p’titeesquimaude,m’a-t-ilditenregardantautourdelui,commes’ilcraignaitdese
fairepincer.Jenepeuxpasvraimentenparler.Maisjepeuxtedireunechose:quandunefilleditçaà
Forta,peuimportequ’ilsoitamoureuxd’elleoupas,gameover.Ilpeutpasgérer.
Ensuite,ilm’apratiquementéjectéedesavoiturecommes’ilenavaittropdit.Tandisquejeme
dirigeais vers la porte, il m’a conseillé de regarder sur YouTube Cherie Curry chantant « Cherry
Bomb » au moins quarante fois, parce qu’il voulait me refaire passer l’audition dans quelques
semaines.
Je n’ai pas tout de suite compris qu’il m’accordait une seconde chance. Tout en essuyant mon
mascaraetenmemouchant,jeluiaipromisquej’allaisassurerlaprochainefois.
Je le pensais vraiment. Aussi mal que ce soit passée cette audition, elle m’a permis de
comprendre exactement quoi faire la prochaine fois. Cette révélation était en moi, limpide et
inébranlable.Ellechassaitlagêne,lahonte,ledoute,pourlaisserplaceàunpland’action.
Enarrivantchezmoi,j’aiappeléVickypourluidirecequej’avaisditàJamieetcequ’Angelo
m’avaitraconté.Ellem’atoutdesuitedemandésiJamieetmoiavionscouchéensemblecommeelle
m’auraitdemandésijel’appelaissouvent!J’airéponduquenonetellem’afait:
—Ecouteunbonconseil.C’estunefillequis’estfaitculbuteràquinzeansquiteledonne.La
plupartdesfillesperdentleurvirginitéavecungarçonquisefiched’ellescommedel’anquarante.
Elleslefontpourharponnerlegarçon,puisseretrouventchocolatquandcemêmegarçonpasseàla
suivante. Avant de faire quoi que ce soit, demande-toi si tu peux faire totalement confiance à ce
garçon,situpeuxluiconfiertoncorpsettoncœur.Etnetrichepasavectoi-même.
LaréponsedeVickyétaitunpeuhorssujetmaisjen’aipasarrêtédepenseràcequ’ellem’avait
dit.JeconfieraimoncorpsàJamiesanshésiter—jemesenscomplètementensécuritéquandilme
touche.Maisjenepeuxprobablementpasconfiermoncœuràquelqu’unquimeditquejenedevrais
pasl’aimer,mêmesijeluifaistotalementconfiancephysiquement.
Nesachantqu’endéduire,jemetsçadecôté.
LaportedeTried&Trueestouverte;àl’intérieur,desenceinteshurlentduSleighBells.J’entre
et commence à fouiner dans les rayons pleins de robes superbes. La boutique est organisée par
couleurs:ilyaunrayonrouge,unrayonnoir,unrayonvert…
Jemedirigeverslerayonbleu—jedoisbiencelaàmamèrepuisqu’ellem’aconfiésacarte
bancaire. Je passe les robes en revue en me demandant laquelle m’irait le mieux quand une voix
m’interpelle.
—Jepeuxvousaider?
JesuisaussisurprisedevoirReginaqu’elledemevoir.
Ellepâlit.
—Qu’est-cequetufaisici?
Elles’exprimecommesij’allaisavoirdesennuis.
—Je…Tutravaillesici?
Ellememontresonbadge«Tried&True»etcroiselesbras.Ellemeregardesalementmais
semble nerveuse — elle veut que je quitte la boutique genre immédiatement. Elle porte une robe
rouge des années 1950, un cardigan assorti orné de boutons bijoux et un chignon banane. J’ai
l’impressiondedébarquerdansununiversparallèle.
—Jechercheunerobe.Unerobebleue.
Elle me montre le portant que j’avais commencé à inspecter, puis retour au comptoir sans
ajouterunmot.
Je commence par la première robe, que je pousse à droite. Je pousse aussi la seconde. A la
cinquièmerobe,jemerendscomptequejen’aiaucuneidéedecequejecherche.
Jemeretrouveaucomptoir,plantéedevantRegina,sansavoirréfléchi.
Elledécoredessacsdepapiercraftdutampondelaboutique.Jenedisrien,jelaregarde.Ce
n’estpasunetactique.Jenesaisvraimentpasquoidireniquoifaire,maisjesuislàetjelaregarde.
Uninstant,ellemeregardeaussietj’ail’impressionqu’ellevadirequelquechosedevraiment
important.Maisellesebaissejustepourmonterlesondelamusique.
—T’esvraimentbizarre.
Jeresteplantéelà,attendantqu’ellem’envoieaudiable.J’ail’impressionqueçadureuneheure.
J’ignoreoùj’aitrouvélecouragedeveniricilatoiser,maisjel’aitrouvé.
Enfin,elles’arrête,poseviolemmentletamponetmetdel’encresurlecomptoir.
—P…c’estpastesaffaires.
Ilyadelacolèredanssesmots,pasdanssavoix.
Ellefuitmonregard.
Jecomprendsalorsquej’aivujusteàproposd’Anthony.
Ellesoulèveunebrasséedevêtementsàplacerenrayonetmeplantelà.Jeretourneausecteur
bleuetmeremetsàregarderlesrobes.J’entrouveunesansmanchesenmousselinebleunuit;lajupe
estplissée,l’encolureestmontanteetboutonnéedevant,avecunsuperbedécolletéovalederrière.Je
ladécrocheetlamontreàRegina,quisetientaussiloinquepossibledemoi,dansleslimitesdela
boutique.
—Jepeuxl’essayer?
—Tegênepas,merépond-ellesansleverlesyeux.
J’entredanslacabined’essayageetmedéshabille.
Jenesaispascequej’essaiedefairemaisceseraitplusfacilesijepouvaisdireàReginaqueje
suis au courant pour son père — elle ne pourrait plus m’envoyer promener. Seulement elle serait
peut-êtreencoreplusfurieused’apprendrequejesaisquelquechosed’aussiintimesurelle,quelque
chosequeJamieétaitcensénedireàpersonne.Quelquechosequichangeraitl’imagedepestequ’elle
cultive.
C’estvraiquec’estunepeste.Maispeut-êtrepasavectoutlemonde,j’imagine.
Est-ellefurieusecontresonpère?J’ignorecommentréagissentlesvictimesdeviolences—en
veulent-ellesàceuxquilesmaltraitent?Oucelavient-ilaprès,longtempsaprèsladisparitiondeces
derniers?
Quelestlepirepourelle?Envouloiràsonpèreouquesonpèreluimanque?
Direquejemecroyaispauméedepuisquej’enveuxàmonpère!
Caron m’a cuisinée la semaine dernière à propos de la colère que j’éprouve envers lui. J’ai
reconnuquejeluienvoulaisdeneplusêtrelà,denepasavoirtrouvédemeilleurmoyendegagner
del’argentqued’allerenIrak,denepasm’avoiravertiequ’ilallaitresterpluslongtempslà-bas.Je
n’ai pas avancé mes autres raisons. Je ne vois pas comment lui expliquer que je lui en veux de
m’avoirtoujoursditquej’étaisjolie,parcequejesaisqu’ilneledisaitquepourmeréconforter.
QuandjepenseàRegina,jetrouveidiotd’envouloiràmonpèrepourquoiquecesoit.
J’enfilelarobebleueparlatête.Elletombesurmoicommesielleétaitfaitesurmesure.Ellene
ressembleàriendetoutcequej’aipuavoirjusque-làetilmesuffitdemevoirdanslemiroirpour
savoirquejevaislaprendre.
Je me rhabille et sors de la cabine. Regina est retournée derrière le comptoir. Elle regarde la
galerieàtraverslavitrine.Jenecroispasqu’ellem’aitentenduesortirdelacabine,bienqu’elleait
baissélamusique.
Jeposelarobesurlecomptoir,sorslacartebancaireetattends.
Sansmeregarder,elleprendlarobeetscanneleprix.
—Parles-enàJamie,dis-je.
Jelaregardepliersoigneusementlarobeentroisetl’envelopperdepapierdesoie.Elleprend
tout son temps pour fixer le papier de soie à l’aide d’une étiquette du magasin, puis prend la carte
bancaire.
—Situleconnaissaisunpeu,tusauraiscequiarriverait.
Ellepassemacarteetnousattendonsquelatransactionsefasse.Lamachinesemetàvrombir,à
gargouiller,etimprimelereçu.
—Jesuissûrequ’ilpréféreraitquetuluienparlesplutôtquetul’empêchesdesebattre.
Reginaarrachelereçuetleposesurlecomptoir,ainsiqu’unstylo,pourquejesigne.Jesigne,
séparelesdeuxexemplaires,prendslemienetluitendslacopie.
Ellenelaprendpas.
Jelaposesurlecomptoir.
—Ilenadéjàfaitassez.
Nousnousregardons.Jesaisqu’elleessaiededevinercequejesais.Jenelarenseignepas.
—S’ilteplaît,tudoislefaire.
Sonregards’allume.
—Tun’aspasàmedictermaconduite.Jenesaispascequetucrois,maisresteendehorsde
toutçaetferme-la.J’aipasbesoindetoi.
Elleprendlarobepliéeetlaglissedansunsacfraîchementtamponné,qu’ellepousseversmoi
surlecomptoir.
—Anthonyatortdefaireça,dis-je.
LesyeuxdeReginas’emplissentdelarmesetellesembleencoreplusfurieuse.
—Qu’est-cequeçapeuttefaire?
Ellemetourneledos,feignantdes’occuperdevantl’ordinateurtoutenessuyantfurieusement
leslarmesquicoulentsursonvisage.
—Va-t’en.
Jeprendslesacetm’apprêteàpartir.Jem’arrêtenetenvoyantConradàl’entréedelaboutique.
Depuiscombiendetempsest-illà?Jel’ignore,maisilnousregardetouràtour,Reginaetmoi,l’air
perplexe,inquietetpeut-êtremêmeeffrayé.
—Qu’est-cequetuvoulaisdire?
C’estlapremièrefoisqueConradm’adresselaparolesanscolèreapparente.
Reginaseretournebrusquementenentendantlavoixdesonfrère.Sonregardsebraquesurmoi
etellesefige.Elleattenddevoircequejevaisfaire.
J’attendsdevoircequejevaisfaire.
—Ils’estpasséquelquechose?medemandeConrad.
Jeleregarde.JelerevoislesoirdelaSaint-Valentin,sonamourpourJamiedévoiléparmoiau
grandjour,pourlemeilleuretpourlepire…JevoisTracyseservantdelalisteinfamantepourcréer
sonTopdesStylés…Jemevoisessayantdefondremavoixdanscellesdesautresetcomprenantque
peut-êtrejenedevraispas,ounepeuxpas,ouneveuxpas.
Etj’aialorscequipourraitbienêtreunerévélation.
Parfoisonveuts’entraideretl’onseretrouvemêléauxaffairesdesunsetdesautres;parfoison
reste en dehors de leurs affaires et on les laisse se débrouiller tout seuls. C’est toujours bien de
proposersonaide,maistouteaiden’estpasbonneàprendre.
Je continuerai à dire à Regina que je sais ce que fait Anthony, que ce n’est pas bien et qu’elle
peut se faire aider. Mais elle m’a demandé de ne pas m’en mêler et je respecterai son vœu. Je ne
parlerai ni à son frère ni à personne. C’est à elle d’en parler à quelqu’un. Si elle ne le fait pas, ne
risque-t-ellepasdeseretrouverdanslamêmesituationplustardavecunautregarçon?
JenerépondspasàConrad.Maisjeluidistoutdemêmequelquechose.
—Excuse-moi,Conrad,pourcequej’aiditaubal.
Conradsemblesidéréetencoreplusperplexequ’avant.Jequittelaboutiquemuniedemabelle
robe,laissantlesDeladdoentreeux.
***
Chaquefoisqu’undesserveursensmokingfranchitlaportebattante,j’aiunaperçudescuisines
rutilantesdurestaurant.Unchefmunid’unegrandepocheàdouillesfaçonneladernièrefleursurun
énorme gâteau au chocolat posé sur une table en inox, tandis qu’un commis choisit l’emplacement
idéalpourchacunedemesseizebougies.
J’aurais pu me passer des quatre premiers plats du menu choisi par Dirk et me contenter du
gâteau d’anniversaire — le consommé de canard et le foie gras ne sont pas vraiment mon truc,
encoreque,pourêtrefranche,jenesachepasexactementcequec’est.MaisaprèsavoirassistéàThe
LaramieProject,j’aidécidédememontrerpolie,reconnaissante,etd’allerdanslesensducourant
pourlasoirée,mêmesicelaimpliquedepassermasoiréed’anniversaireavecKathleen,Dirk,Holly
etRobert.
Ma mère revient des toilettes. Dirk se lève de table pour lui tirer sa chaise, ignorant l’hôtesse
écerveléequiseprécipitechaquefoisqu’ilabesoindequelquechose.Elleausédetouslesprétextes
imaginablespourvenirànotretabledepuisnotrearrivéeetjevoisbienqueDirkestagacé.Mamère,
quantàelle,remarqueàpeinecettefilleempressée.Elleesttotalementauxangesquecettesoiréeait
bienlieu.
Je pense qu’elle tenait à organiser quelque chose de spécial pour marquer cet anniversaire,
sachant que j’ai fêté mes quatorze ans devant la télé avec elle et mes quinze ans à pleurer dans la
cuisineavecelle—toutenmeremettantd’unemononucléose.Maisjemesuisénervéeendécouvrant
que son plan secret — aller voir Holly et Robert dans The Laramie Project en compagnie de Dirk
avantd’allerdîneràNewHaven—étaitenréalitéleplandeDirk.
Je dois reconnaître que ce dernier a eu une idée de génie car il est pratiquement impossible
d’êtreencoreénervéaprèsavoirvuTheLaramieProject.
Lapièceestbelleetpoignante.ElleparledesgensquiontconnuMatthewShepardàLaramie,y
comprisceuxquil’onttuéetceuxquionttentédelesauver.Elleparleduchangementquis’estopéré
eneuxaprèslamortdeMatthew,delamanièredontilsontchangédepointdevuesurtoutessortesde
choses.Enfait,c’estlegenredepiècequivousdonneenvied’êtremeilleurenverslesautres.Jedirais
quecettepiècedonnedurecul.Jenepensepasqu’onpuissesortird’unereprésentationdecettepièce
en croyant encore que les disputes idiotes qu’on peut avoir avec ses amis ou ses frères et sœurs
vaillentlecoup.JeparieraisqueDirks’estditquecelapourraitêtreutileàmamère.
Noteimportante:Dirkn’estpasidiot.
Toutlemondeabienjoué.Hollyétaitravissante,commetoujours,etRobertafaitdel’excellent
boulot.Même Matt n’était pas mauvais — il a dit ses répliques au bon moment et n’a pas saboté la
pièce,cequiestplutôtsurprenant.IlsembleraitqueM.Donnellyfassedesmiracles.
Maisc’estConradquis’estavérélavedettedelasoirée.Chaqueacteurjouaitplusieursrôlesetil
s’estmétamorphosémieuxqu’aucunautrepourinterprétersesdifférentspersonnages.Lemomentle
plusépoustouflantaétéceluioùiljouaitunmédecinurgentiste.Ilavaitunmonologuetrèsdifficile
danslequelildécrivaitl’aspectdeMatthewàsonarrivéeàl’hôpital.Conradl’ainterprétédefaçon
magistrale.J’aieudesfrissons,passeulementàcausedelapièceoudel’interprétationdeConrad,
maisparcequ’unacteurétaitentraindenaîtresousnosyeux.Ilatrouvésavoieetaétéparfait.
C’estbienlapremièrefoisquejesuisjalousedeConradDeladdo.
Alafindelapièce,j’avaisl’impressiond’êtrealléeàLaramieetd’avoirparléavecceuxquiont
connuMatthewShepard.Aprèsledernierrappel,ilyaeuundébataucoursduquellesacteursont
réponduàdesquestionsetM.Donnellyaexpliquécequec’estd’accepterlesautrescommeilssont.
Je crois que la moitié des spectateurs reniflaient, quand ils n’essuyaient pas carrément des
larmes.
Pendant que nous attendions Robert et Holly, j’ai regardé Conrad recevoir des félicitations. Il
semblaitmétamorphosé—ilsemblaitheureux.
— L’écriture est vraiment très intéressante, fait Dirk en remplissant le verre de ma mère. Que
penses-tudutexte,Rose?
La porte des cuisines s’ouvre encore une fois. Cette fois, j’aperçois une personne munie de
vraiesfleursqu’elleplaceentrelesbougies.
—J’aitrouvétrèshabiledefaireparlerdifférentspersonnagesquines’adressentpasforcément
lesunsauxautres.C’estcommesilesrépliquesserépondaientsansquelespersonnagesconversent
ensemble.
Mamèresourit,commesimoncommentairel’impressionnait.
—Maisest-cequetuasétéémue?Est-cequelamiseenscèneafonctionné?
—Papa,legrondeHolly.Onn’estpasencours.C’estl’anniversairedeRose.
—Excuse-moi,Rose.
Dirkm’offresonfameuxsourire,celuiquiluipermetd’obtenirpratiquementn’importequoi.Je
croisbienquel’hôtessefofolledéfailleàl’autreboutdelasalle.
—Non,iln’yapasdemal,luidis-je.C’estvrai,lapiècem’aémue.Lesacteursaussi.Surtout
Conrad.Onnecroiraitpasqu’iljouepourlapremièrefois.
—Conradestvraimentbon,ditHolly.Ilatravailléplusdurquetouslesautresauxrépétitions.
Robertluilaisseàpeineletempsdefinirsaphrase.
—Ilabeaucoupprogresséaufildesrépétitions.Ilafallubeaucoupl’aider.
—Maisiln’avaitjamaisjouéauparavant,expliqueHolly.Jepensequ’ilestdoué.Tunecrois
pas,papa?
—Ilabeaucoup…
—Iln’estpasdouédutout,railleRobert.
Dirkleregardeavecsurprise.Iln’avisiblementpasl’habitudequ’onluicoupelaparole.
—Arrête,glisseHollyàRobert.
Luinerépondpas.
Jelesobservetouràtour.Toutnevapaspourlemieuxdanslemeilleurdesmondes,finalement.
—Qu’entends-tupar«doué»,Holly?reprendDirk.
Ellen’apasletempsderépondrecardixgarçonsencostumeapparaissent,encerclentlatableet
entament une version a cappella de « Happy Birthday » tous en chœur. Pendant qu’ils chantent, le
serveurapportel’énormegâteau,couvertdevraiesrosesetderosesensucre,oùbrûlentdescierges
magiques.Lechantterminé,jemepenche,soufflemesbougiesettoutlerestaurantapplaudit.
—Merci,lesgarçons.Mercid’êtrevenuscesoir,ditDirkauxchanteurs.
Ilselèvepourleurserrerlamainetquelquesflashsfusentdanslasalle.Ilcomplimentel’undes
plusjeunes.
—Bellevoix,Cal.Calestundemesétudiantsenpremièreannée,explique-t-il.
—Merci,monsieur.
Calestauxanges.SonregardbifurqueversHollyetilenoubliedelâcherlamaindeDirk.
—Rose?meditmamère,pourmerappelerlapolitesse.
Jemelèveetm’inclinelégèrementdevantlegroupe.
—Oh!Mercibeaucoup.C’étaittrèsbeau.
Mêmesileschantsacappellamedonnentenviedem’arracherlescheveux,jedoisdirequece
n’estpasdésagréablederecevoirlasérénaded’ungrouped’étudiantsencostume.Calmesourit,puis
sonregardretourneversHolly.
—Salut,Holly.
—Salut,Cal.C’étaitexcellent.Mercid’êtrevenuchanterpourmonamie.
BienqueCalsoitsupermignonavecsescheveuxblondsébouriffésetsesyeuxvertsquibrillent,
Hollys’adresseàluientouteinnocence.MaisRobertnelevoitpasdecetœil-là.
Tandis que Dirk raccompagne les chanteurs et que ma mère se lance dans une discussion
stratégique avec le maître d’hôtel sur la manière dont il convient de découper l’énorme gâteau,
RobertsetourneversHolly.
—Depuisquandtuconnaiscegarçon?
—Ilestenpremièreannéedanslaclassedepapa,commeill’adit.
—Çan’expliquepaspourquoituleconnais.
Elleleregardepar-dessous,commesisapatienceétaitàrudeépreuve.
—Tun’espasbienplacéactuellementpourm’accuserdeflirteravecquelqu’und’autre.
Robertprenduneprofondeinspiration.
—Désolé.
Commeelleneréagitpasàsesexcuses,ilajoute:
—Combiendetempsest-cequetuvasencoreêtrefâchéecontremoi?
—Jenesaispas.Jedevraispeut-êtredemanderàRosecombiendetempsjedoislerester.
LesyeuxclairsdeRobertjettentdesflammes.
—Vas-y,dis-lui.
—D’accord,répondHollyd’untontranchant.
Ellesetourneversmoi.
—Robertm’aavouéquec’étaitluiquienpinçaitpourtoil’andernier,etnonl’inverse.
—Iltel’adit?
Ilafiniparleluidire.Jenepeuxpascachermasurprise.
—Rose,pourquoinemel’as-tupasdit?
Hollyparaîtblessée.Jemesenshorriblementmal.
—Je…euh…ilm’asembléquec’étaitàRobertdetel’expliqueretjeleluiaidit.Jel’aifait,
Holly,jet’assure.
Je pourrais ajouter que Robert m’a demandé de garder le silence, mais je crois qu’il est déjà
suffisammentdanslepétrin.
Jereprends:
—Ilm’asembléquecen’étaitpasàmoidedirequelquechose.
Ma mère va dire au revoir aux chanteurs à l’entrée du restaurant, tandis que le maître d’hôtel
commenceàdécouperlegâteauetàmettrelecouvertpoursix.
Six?
—Entoutcas,jecomprendspourquoiilestparfoisbizarreavectoi.Tuluiaspréféréquelqu’un
d’autre.
Robertn’écouteplus.IlfixeDirk,quiapasséunbrasautourdesépaulesdeCaletditàmamère
quelquechosed’apparemmentflatteursursonélève.OndiraitqueRobertétudielameilleuremanière
d’assassinerCal.
—Non,Holly,cen’estpastoutàfait…
—Tuveuxsortiraveccetétudiant?interromptRobert.Sic’estcequetuveux,vas-y.
Holly regarde Robert, puis se retourne pour voir Dirk qui discute avec Cal. Lentement, très
lentement,elleseretourneversRobert.
—Vraiment?raille-t-elle.
C’estlapremièrefoisquejelavoisencolère.Soitditenpassant,elleestaussijoliefurieuseque
contente.
—Oui,netegênepas,insisteRobert.
Jevoudraisrattrapercesmotsetlesluifourrerdanslagorge.
Ilnesaitpascequ’ilfait.
Hollyprendlentementsapochetteargentéeàpaillettesetselèveaumomentmêmeoùleserveur
poseuneassiettedevantelle.Ellerejointsonpère,luiglisseunmotetsort.
Dirketmamèrenesaventpastropcommentréagir.Calsi.Sansperdreuneseconde,ilselance
surlespasd’Holly.
Robert s’élance dans le restaurant avant que je puisse lui dire qu’il se conduit comme un
imbécile. Dirk l’arrête dans son élan, le confie à ma mère — qui s’entretient toujours avec les
chanteurs — et part rattraper Cal et Holly. Ma mère renvoie Robert à table, peut-être pour lui
épargner les regards goguenards des étudiants, qui ne comprennent pas ce qu’une beauté comme
Hollyfaitavecunlycéensophomore.
Robertserassiedlourdementetcollesonfrontdanssesmains.
—Désoléd’avoirgâchétondînerd’anniversaire.
Leserveurdéposedevantmoiunepartdecedivingâteau.
—Robert?
—Oui?
—Qu’est-cequetufaislà?
Ilrelèvelatête.
—Qu’est-cequetuveuxdire?
—Pourquoiest-cequetuécoutesDirketmamère?
Aprèsuninstant,ilselèveets’élance.Puisrevient.
—Rosie,jesuisdésolé,je…
—Oui,jesais,jesais.Vas-y.
Ilneselefaitpasdiredeuxfois.
Jeregardemapartdegâteauauchocolatdécoréd’unevraieroseetyplantemafourchette.Ai-je
le droit de commencer la première quand personne d’autre n’est à table puisque que c’est mon
anniversaire?
—Trèsbellerobe,Rose.
Jelèvelesyeux.Jamieestlà,àcôtédemoi,encostume.
Unvraicostume.
C’est un costume noir et il lui va parfaitement. Il porte aussi une cravate. Ses cheveux sont
encoremouillésdeladouche.Ilporteunpetitpaquetfin,bienemballédansdupapierkraftetdécoré
d’un nœud en ficelle, sur lequel il a écrit mon prénom en capitales de son écriture soignée. Je me
retiensdeletoucherpourvérifierqu’ilnes’agitpasd’unedemesvisions.
—Tamèrem’ainvité.Jenepouvaispasarriveràtempspourlapièceoupourledîner,mais
elleaditquejepouvaisvenirpourledessert.
Le maître d’hôtel, surgi de nulle part, se matérialise muni d’une chaise supplémentaire qu’il
installeenfacedusixièmesetdetable.
—Ma…mère?
Commenta-t-ellepenséàl’appeler?JeneluiaipasparlédeJamiedepuisdesmois!
Jamietirelachaisevoisinedelamienneets’assied.
—Seizeans,hein?
—Ondirait.
—Toutvabien?
Il regarde l’accueil, où ma mère est en pleine conversation avec Dirk, lequel vient juste de
revenir.
—UnepetitescèneentreRobertetHolly.
Jamiehochelatête.
—Commentétaitlapièce?
J’hésite. Dois-je parler de Conrad ? Je suis sûre que Jamie aimerait savoir. Etant donné que
Conradneluiadressepluslaparole—grâceàmoi—,jeluidoisaumoinsça.
—C’étaitextraordinaire.GrâceàConrad.Ilaétégénial.Vraiment,vraimentgénial.
—Ahoui?
Jamieparaîtcarrémentsurpris.Etfier.Jecomprendsalors,commejenel’avaisjamaisfait,ce
queJamieessaiedemefairecomprendredepuisunan.
Conradestcommeunfrèrepourlui.
EtReginacommeunesœur.
Ilfautquejelemetteaucourant.Sijeneluidisrienetqu’ilarrivequelquechoseàRegina,ilne
m’adresseraplusjamaislaparole.
—Alorscommeça,iljouebien?faitJamie,songeur.
—Oui.Ilavaitunmonologuequiafaitpleurertoutlemonde.
Jamieexploremonvisageduregard.
—Jen’aimepasentendredirequetuaspleuré.
Là,onneparleplusdelapièce.
—Cesontdeschosesquiarrivent.
Je m’imagine Angelo lui racontant comment j’ai chialé dans sa voiture après avoir
complètementraté«CherryBomb».J’inspireprofondémentetmelance.
—Jesuisdésoléedet’avoirditcequejet’aiditl’autrejour.Aproposdemessentiments.
—Nesoispasdésolée,Rose.
—Si,jelesuis.Jesaisquenousnesommespas…
Jen’arrivepasàfinirmaphrase.
—Tuasbienfaitdemeledire.
—J’aibienvuqueçatemettaitmalàl’aise.
Jamiemecontempleuninstantdesesbeauxyeuxnoisettepailletésd’or,puismetendsonpaquet
—quej’avaiscomplètementoublié—etsepenchepourchuchoteràmonoreille.
—Tuestrèsbelle.
Moncœurs’arrêtedansmapoitrine.JamieselèvepoursaluerDirketmamère,deretoursans
HollyniRobert.Jesais,sansouvriraucundemescadeaux,quejeviensderecevoirleplusbeaude
ceuxdontjepouvaisrêverpourmesseizeans.
MamèresouritetprendlamaindeJamieentrelessiennes.
—Jamie,jeteprésenteDirkTaylor.
—Enchanté,faitDirkenserrantlamaindeJamie.Contentquevousayezpunousrejoindre.
—Mercidem’avoirinvité.
Tandis que Jamie s’assied, Dirk me glisse un clin d’œil approbateur. Ma mère croise mon
regardetjenepuism’empêcherdeluisourire.Jen’arrivepasàcroirecequ’elleafaitpourmoi.
Jecomprendsmaintenantpourquoiellem’aenvoyéem’acheterunerobe,unerobebleue,pour
êtreexacte.
—Jepensequenousdevrionscommencer,dit-elle.
Unemanièrediscrètedenousfairecomprendrequ’HollyetRobertenontprobablementpourun
moment.
Si quelqu’un m’avait annoncé il y a deux ans que je fêterais mes seize ans dans un restaurant
élégantavecmamèreetunestardecinéma,jel’auraistraitédefou.Sicequelqu’unm’avaitditque
JamieFortaseraitassisàcôtédemoi,sublimedanssoncostume,etferaitpolimentlaconversationà
ma mère et à la star de cinéma en question, j’aurais dit que ce quelqu’un était carrément bon à
enfermer.
—Veux-tuouvrirquelquescadeauxmaintenant?demandemamère.
Ilyauntasdepaquetsjolimentemballésaucentredelatable,maisc’estceluiquej’aientreles
mainsquim’intéresseleplus.
—Jevaiscommencerparcelui-ci.
Jetirel’extrémitédelaficelle.Lepaquetesttrèsléger,commes’ilétaitvide.Jeglissemondoigt
sous l’adhésif, jette le papier et aperçois un morceau de carton léger. Je remarque un coin abîmé,
reconnaislacouvertured’uncahieretcomprendscequej’aientrelesmains.
Je retourne le carton. C’est la magnifique maison que dessinait Jamie dans la salle d’étude le
jouroùnousnoussommesparlépourlapremièrefois,l’andernier.Jeluiaiditquejelatrouvais
belle.Ilaterminésondessin.Lamaisonestbeaucoupplusgrande,laforêtquil’entoureplusfournie,
etilaajoutéuneinscription.
Joyeux16ans,Rose.Jet’embrasse.Jamie.
Jet’embrasse.Jamie.
—Qu’est-cequec’est?demandemamère.
Jeluimontreledessin.
—Jamie,c’esttonœuvre?demande-t-elle,commesielleparlaitàunartiste.
Ilhochelatête.
—Tuasunréeltalent.C’estmagnifique.
—Queldessinimpressionnant,mongarçon.Tuasdéjàsongéàfaireuneécoled’architecture?
DeuxièmenoteimportanteconcernantDirk:ilsaitencouragerlesgens.Etdemanièresincère.
JesourisàJamie.
—Tuvois?Iln’yapasquemoiquilepense.
JamieremercieDirketmamèremaisnemeregardepas.Ilseconcentresurlesucragedeson
café. Je le laisse tranquille, prends ma fourchette et découpe une bouchée parfaite de gâteau au
chocolatnoirsanstoucheràmavraieroserouge.Jem’apprêteàlegoûter—quandJamiemeprend
lamainsouslatable.
15
Carnage (n. m.) : assaut violent, brutal, avec effusion de
sang.
(voiraussi:l’inévitableseproduit.)
***
—Rose…
J’entendsclaquerlestalonsdeTracydanslecouloir.Jefeinsdenepasl’avoirentendueàcause
dubruitquejefaisenouvrantbrutalementmoncasier.
—Rose!
Jevérifiemacoiffure.Sonvisageapparaîtderrièremoidanslemiroir.
—Jepeuxteparleruneminute?
Jeprendsencorequelquessecondespourvérifiermamèchebleueavantdeprendremesaffaires
etdefermerviolemmentmoncasier.Jemeretourne.
Tracy n’a plus l’air d’une lycéenne. Elle s’habille comme quelqu’un qui travaille dans un
magazinedemode,cequiestunpeulecasfinalement.LeTopdesStylésestsuivipardesgensd’un
peupartout,passeulementàUnion.Jecroisqu’ilyamêmedesjournalistesdeNewYorkparmises
abonnés.D’aprèsStéphanie,lesparentsdeTracysontsifiersqu’ilsontembauchéunprofessionnel
pourconstruirelesite.
Tracyestlancée.Déjà.
Cequinel’empêchepasd’avoirl’airnerveuxàl’idéedemeparler.
—J’aimebientescheveux.
Elleexamineautomatiquementmatenue.Aujourd’hui,jerepasseuneauditionpourlegroupeet
porte un jeans noir lacéré avec des épingles de nourrice aux coutures et pratiquement tous les
braceletsquej’aiputrouverchezmoi.Hollym’aprêtéunhautimprimécamouflagequidénudeles
épaulesetm’aaidéeàmemaquillerdanslestoilettescematinavantlepremiercours—montrait
d’eye-linerestdoncnettementplusréussiqueladernièrefois.
J’aidelachancequ’Hollyaitbienvoulum’aider.
Après mon dîner d’anniversaire, je l’ai appelée pour lui présenter des excuses. Holly étant ce
qu’elleest,ellem’aditdenepasm’enfaireetqueRobertn’auraitpasdûmemêleràça.Jeluiaidit
qu’àl’évidenceRobertétaitfouamoureuxd’elleetque,s’ilétaitparfoisidiot,c’étaitvraimentunbon
garçon.
Ellem’aannoncéalorsqu’ilsfaisaienttouslesdeux«unepause».
Robert doit se terrer quelque part dans une pièce obscure et s’arracher les cheveux en se
balançantd’avantenarrièreetenessayantdecomprendrecommentilapugâcherlachancedesavie.
Ilfautquejel’appellepourprendredesesnouvelles.
—Tufaisquelquechosemaintenant?medemandeTracy.
—Jerepasseuneauditionpourlegrouped’Angelo.
—Ah,d’accord.
Elleparaîtunpeudéçue.
—Chenm’ademandédefairelapromotiondubaldefind’annéesurleTopdesStylés.Ilfaut
doncquejemetrouveunerobeavantdemainsoir.
J’attends,pourvoirenquoicelameconcerne.
— Hum, Peter me rejoint sur le parking, on va faire des emplettes. J’ai pensé que tu pourrais
veniravecnous.Onpourraitpeut-êtres’offrirunepizzaaprès?
—Désolée.Peuxpas.
Mêmemoi,jetrouvemavoixglaciale.
—Uneautrefoispeut-être…
Tracys’apprêteàpartir.
Faisquelquechosepourelle,meconseilleunepetitevoix.
—Jevaisauparking…
Tracyseretourne.
—…onyvaensemble?
Unsourireilluminesonvisage.
Noussortons.C’estunaprès-mididemaiidéal.J’essaiedesavoircequej’aienviedeluidire.
—Çamefaittoutdrôle,dis-jepourcommencer.
—Jesais.
Ellemeconnaîtsibienquejepeuxmepermettredecommencerparlemilieudelaconversation.
—Pourquoiest-cequevousnemel’avezpasdit?
—Çanes’estvraimentpaspassécommetulecrois.
—D’accord,alorscommentças’estpassé?
— Il m’a envoyé un texto en décembre parce qu’il avait besoin d’aide. Il avait peur de vous
annoncerlanouvelle,àtamèreetàtoi.Ilpensaitqueceseraitplusfacilesij’étaislà.Ilm’ademandé
de ne pas t’en parler parce qu’il savait que ça te ferait de la peine qu’il ne t’ait pas appelée la
première.Maisj’aipenséquetuauraisaiméquejel’aide.Alorsj’aiditd’accord.
—Donc,entreNoëletlaSaint-Valentin…?
—Rien,Rosie.Jetepromets.Onajustediscutésouventautéléphone.Ilétaitmalheureuxetavait
l’impressionden’avoirpersonneàquiparler,alorsilm’appelait.
Pourunefois,c’estTracyquirougit.
—Tusaisquej’enaitoujourspincépourlui.Aforcedeluiparlersouvent,c’estdevenu…pire.
Etpuis,commejen’enpouvaisplus,jeluiaiditdemerejoindreaprèslebaldelaSaint-Valentin.Et
jel’aiembrassé.J’étaissupergênéequetunousaiessurpris,Rose.Peteraussi.
—Ilétaitgêné?
Masurprise…surprendTracy.
—Ilnetel’apasdit?
Jesoupire.
—Ilseconduitcommes’iln’avaitrienàsereprocher.
Tracysembleperplexemaisn’avanceaucuneexplication.
—Tuvois?C’estpourcelaquec’estbizarre.Tudétiensbeaucoupd’informationssurcequise
passe,maistunepeuxrienmedireàcausedelui.
—Jeveuxêtretameilleureamie,jeveuxaussiêtrelapetiteamiedePeter.Commentest-ceque
jedoism’yprendre?
Nousnousdirigeonsverslacollineensilence.
DesfillesdulycéehèlentTracypourluidirequ’elleseraobligéedelesphotographierdemain
soir, parce qu’elles porteront ceci ou cela pour le bal. Celles qui veulent devenir modèles se sont
même mises à offrir à Tracy des petits cadeaux quand elle met leur photo sur son site, pour la
remercierdeleurfournirdequoicompléterleurbook.
Ça me paraît toujours bizarre que Tracy soit l’objet de ce genre d’attention, mais elle gère
commeunepro.
Jesuisfièred’elle.
Jedevraispeut-êtreleluidire.
—Jesuisfièredetoi.
Tracyréfléchitàdeuxfois,commesiellenecomprenaitpasdequoijeveuxparler.
—Tonsite.Toutcequetuenasfait.Touscesgensquitesuivent.Tupourrastravailleroùtu
voudrasquandtuquitterasUnion.C’estsuper.
Tracysourit.
—Jecroisquec’estlachoselaplusgentillequetum’aiesjamaisdite.
—C’estvrai.LeTopdesStylésestuntrucextraordinaire.
—Tuseraisprêteàretravaillerdessus?Lerédactionnelesthorriblesanstoi.
—Seulementsituymetsmaphotoaumoinsunefois.
Jefaiscellequiplaisante,maisTracymeperceàjour.Elleprendl’appareilphotoqu’elleporte
désormaisenpermanenceautourducouetmeprendenphotoavantmêmequejesoisprête.
—Attends…
— Tu sais quoi, Rosie ? Avant, tu portais tout ce que je te disais de mettre et tu étais bien, je
t’assure. Grâce à moi. Mais je n’ai jamais eu l’impression que tu avais trouvé ton propre style —
jusqu’àaujourd’hui.J’adorecesmèchesbleues.J’aimeraispouvoirdirequej’enaieul’idée,maisje
nepeuxpas.
Ellememitrailletandisquenousnousengageonsdanslamontée.
—Tupeuxarrêter,maintenant.Çamegêne.
Tracyritetabaissesonappareilphoto.
—Alors,moncadeaud’anniversairet’aplu?
Jerevoismonanniversaireaurestaurant,lescadeauxempiléssurlatable.Jenemerappellepas
enavoirreçuundelapartdeTracy.
—Tum’asoffertquelquechose?
—Tunecroisquandmêmepasquetamèreaeul’idéed’inviterJamietouteseule?
J’attrapesamainpourqu’elles’arrêted’avancer.
—Attends?C’esttoi?C’esttoiquiasfaitça?
— Peter et moi. Elle nous a invités. Nous lui avons dit que tu préférerais voir Jamie et elle a
comprisquenousavionsraison.
Ma température monte d’un cran. Je repense à Jamie debout à côté de moi, en costume, un
cadeauàlamain.
—Oh!Trace…
—Hollym’aditquetuportaisunerobesublime.Ilfautquejelavoie.
—Oui.Jamiem’aditquej’étaistrèsbelle.C’estleplusbeaucadeaud’anniversairedetoutema
vie.
Tracysourit.
—Jet’enprie,Rosie.
Elle me serre dans ses bras. Je comprends soudain qu’entre nous rien ne sera jamais plus
commeavantqu’ellesorteavecmonfrère.Maiscen’estpeut-êtrepasunemauvaisechose.
Enarrivantausommetdelacolline,unvacarmeépouvantableparvientànosoreilles.Ungrand
attroupementfaitcercleautourde…quoi?Enapprochant,j’aperçoisdespoingsquivolent.
Soudain,Stéphaniecourtdansnotredirection,aussivitequeleluipermettentsessabotsàhauts
talons,encriantquelquechosed’inaudible.Elles’arrêteetfaitsignedenousdépêcher.Jenemesuis
pasencoreélancéequejetranspiredéjà.
Jemefrayeunpassagedanslecercle.JamieetAnthonysontausol,accrochésl’unàl’autre.Le
nezd’Anthonypisselesang,Jamieàunœilenflé,maisilscontinuenttousdeuxàsefrappercomme
silecombatnedevaits’arrêterqu’àlamortd’undesdeux.
Enlevantlesyeux,j’aperçoisAngelodel’autrecôtéducercle,l’œilrivésurJamie.Ondirait
qu’ilmeurtd’envied’yallermaisqu’ilseretient.
Donc,Jamieadûluidiredenepass’enmêler.
Donc,c’estJamiequiacommencé.
Donc,Jamiesait.
Conrad et Regina sont près d’Angelo, Regina pleure. Je ne l’ai vue pleurer qu’une seule fois
avantnotrerencontreàlaboutique,etjen’auraisjamaiscrulavoirpleurerencore.Maisellesanglote
pour de bon et Conrad est pratiquement obligé de la soutenir. Il me regarde — je n’arrive pas à
déchiffrerl’expressiondesonvisage.Lena,quientoureaussiRegina,sembleterrifiée.Nosregards
secroisentau-dessusdelamêléeetjecomprendsexactementcequis’estpassé.
LenaatoutditàJamie.Luia-t-elleditaussiquejesavais?
Dois-jevraimentmeposerlaquestion?
Anthony reprend le dessus, se positionne sur Jamie et lui assène un bon coup dans l’estomac.
Jamieparvientàlerepousseretàserelever.
Soudain, deux autres garçons d’Union High entrent dans le cercle et attrapent Jamie parderrière.
Lafoulecrieàl’injustice.Angeloamaintenantunebonneexcusepours’enmêler.Ilsemetà
frapperAnthony.Undescopainsd’AnthonylâcheJamiepours’occuperd’Angelo.Soudain,Peterse
frayeunpassagedanslecercle.
Il attrape Anthony grâce à une prise au cou et le tire en arrière. Jamie fait tomber le copain
d’Anthonyetlesrejoint,lespoingsserrés,levisageensang,débordantderage.Peteroffreledosà
Jamiepourqu’ilnepuissepasfrapperAnthony.
—Çasuffit,mec,çasuffit!
Peterestessouffléparl’effort.Ilestplusvieux,maisAnthonyestpluscostaud.Etpendantque
Peter échangeait ses impressions avec d’autres accros des salles obscures, Anthony faisait de la
muscuavecsescopainshockeyeurs.
JamieignorePeteretn’aaucunmalàluifairelâcherAnthony.Petertrébuche,puisseretourne
vivementpourneutraliserlescopainsd’AnthonytandisqueJamieetAnthonyremettentça.
JamieassèneuncoupviolentàAnthony,quis’effondreparterre.Celui-ciserelèveuneseconde
plustardetcharge.IlparvientàplaquerJamiecontreunevoitureenstationnementetluiassènecoup
surcoup.OndiraitqueJamienesedéfendplusetjem’aperçoisqu’iln’yvoitriencarl’undeses
yeuxenflésestcomplètementferméetl’autren’estpasbrillantnonplus.
Conradadûs’enapercevoiraussicarillâcheReginapoursejetersurAnthonyetl’empêcherde
frapperencore.Ilretientlebrasd’AnthonysuffisammentlongtempspourqueJamieglisseparterre.
—Maisqu’est-cequ’ilsepasseici?Arrêtezimmédiatement!
M. Camber arrive en courant. Tout le monde se disperse et disparaît dans les voitures et les
boutiques.M.Cambers’adresseàAnthony,quiessaiedesedébarrasserdeConrad.
—Toi!Mets-toiprèsdecettevoitureetnebougepas.Conrad,lâche-leetmets-toilà.Zarelli!
Ils’adresseàmonfrère.
—Surveille-le!
M.Cambers’accroupitprèsdeJamieetregardesonvisagetuméfié.
—Çavamalfinirpourtoi,Forta.
Ilparaîtfurieuxdedéception.
Jamien’apasl’airdel’entendre.IlfixeRegina,quisanglotetoujours.
—Salope!Salope!hurleReginaens’adressantàmoi.
J’ouvrelabouchepourluirépondrequejen’airienfait,maisCamberseremetàhurler.
—J’exigedesexplications—immédiatement!
—Fortaestpascontentquejesorteavecsonex.
Anthonyaunedrôledevoix,àcausedesonnezcassé.Toutledevantdesonmaillotestcouvert
desangetdemorve.
—Est-ceexact?demandeCamberàJamie.
JamietournesonœilàmoitiéouvertversLena,puiss’arrêtesurmoi.
Cen’estpaspossible.Celanepeutpasseterminercommeça.
—Ilfautm’aiderunpeu,Jamie,oujenepeuxpast’aider,ditCamber.
Jamiecrachedusangparterreetneditrien.
TandisqueCamberinsiste,Lenatentedefiler.Jelaretiensparlebras.
—Tuleluiasdit?
Ellesedégage.
—Evidemment,quejeluiaidit.C’estquoitonproblème?
Sa réponse sarcastique est plus que je ne peux supporter sur le moment. Je la relâche, elle
disparaît.
Lesambulanciersetlesflicsarriventsimultanémentettoutsepassetrèsvite.RobertPasseo—
quijouaitautrefoisauhockeyavecPeteretJamieetàquij’aieuaffairepasmoinsdedeuxfoisl’an
dernier—sautehorsdel’ambulance,ouvrelehaillonarrièreetattrapesacaisserouge.
—Hé,Zarelli!dit-ilàmonfrère.
CommesivoirdeuxtypesensangparterreétaitplusbanalquedevoirmonfrèreàUnion.
—Commeaubonvieuxtemps,hein?Viveleshockeyeurs.
Ilexaminelevisaged’Anthonyetluifourredescompressesdanslenezpourstopperlesang.
Anthonygrimacededouleur.Bobbyluirepousselefront.
—Situveuxqueças’arrêtedesaigner,gardelatêteenarrière.
Enluiprenantlepouls,ilm’aperçoit.
—Rose!Çaalors,deuxZarellipourleprixd’un.Tiens,soisgentille,apportecettepochede
glaceàForta.Ilfautcasserleblocpourqueçarefroidisse.
Je prends le bloc, le plie plusieurs fois dans les deux sens et commence à sentir le froid sous
mesdoigts.Ilpénètredansmesveinesetgagnetoutmoncorps.Jetrouvelecouragedefairedeuxpas
endirectiondeJamie,maissonœilfurieuxmepétrifiesurplace.
Jen’auraisjamaiscruqu’ilmeregarderaitunjourainsi.
—Jeluiaiditdet’enparler,dis-jeenessayantdem’exprimernormalement.Jeluiaiditquetu
devaissavoir.Elleaditquecen’étaitpasàmoi…
Jamienesedonnepaslapeinedemerépondre.Jevoislemurtomberentrenous.Iln’estpluslà.
Laradiodel’officierWebstercrépite.Cedernierrejointsonvéhiculeetdécrochel’appareilpar
lafenêtreouverte.Aprèsquelquessecondes,ilmonteàbordenfermantsaportièreetsafenêtreafin
qu’onnepuissepasentendrelaconversation.
Jamiel’observe.QuandWebstersortdesavoitureuneminuteplustard,ilvients’accroupirprès
delui.Jesuistoujourspétrifiéeàquelquespasdelà,monblocdeglaceàlamain.
—Tonpèreveutquejet’amèneauposte.
Jenepeuxpascroirequecelarecommence,encoreàcausedeRegina!Cen’estpaspossible.
Conradessaiedel’obligeràpartir,maisellenebougepas.Ellerépèteenboucle:
—Jesuisdésolée,Jamie.Jesuisdésolée.
Maisjecroisqu’ilnel’entendpasnonplus.
Webster lui tend la main et l’aide à se relever. Mais lorsqu’il rejoint son véhicule et ouvre la
portièrepourqueJamieygrimpe,Jamienelesuitpas.
—Jamie,dis-jesanssavoirquoiajouter.
Celan’apasd’importancecarils’approcheetmedit:
—Toi,jeneteconnaispas.
Puisilquitteleparking.
Personne ne sait quoi faire. L’officier Webster regarde Camber, qui semble livrer un combat
intérieuretfinitparhélerJamie.
—Forta,situt’envas,tupeuxdireadieuàtonbac!
MaisJamies’éloignetoujours.Iltourneledosàl’officierWebster,àCamber,àUnionHigh,à
moi.
Jecroisquejevaism’évanouir.Enfait,c’estcequisepasse.
Angelomeprendlebras,quelqu’unattrapemonautrebras—c’estPeter.Ilsmeportentaucoin
delarueetmefontasseoir.
LavoixdePetermeparvient,commelointaine.
—Çavaaller,Rose.Jamievas’ensortir.Iln’estpasgravementblessé.
—Ouais,t’inquiètepaspourlui.Ilpeuts’occuperdeluitoutseul,tusais.Detoutemanière,il
s’enfiched’avoirlebac.
Là,c’estAngelo.
Ilsnesaventpas.Ilsignorentcequej’aifait.
Tracy surgit soudain devant moi. Elle fouille dans son sac et en sort des mouchoirs. Alors
seulement,tandisqu’ellerepoussemescheveuxetessuiel’eyelineretlemascaraquicoulentsurmon
visage,jecomprendsquejepleure.
***
—Un,deux,trois,quatre!
Legroupeattaque«CherryBomb».
Je ferme les yeux. Je tiens le micro à deux mains, si fort que mes doigts sont exsangues. La
musique remonte en vibrant dans mes bras, dans mon cou, dans mon cerveau, dont elle prend le
contrôle,effaçanttoutlereste.Iln’yaplusquelaguitare,labasse,labatterie—etpuismoi.
Jenepensepasauparking…
Je ne pense pas à Angelo et Stéphanie me portant dans la voiture où je m’effondre sur la
banquette…
JenepensepasàJamie…
Parcequeça,cequisepasseicietmaintenant,estàmoi.Celam’appartient.
Jecommencepresqueàvoixbasse,commeCherie,parcequec’estbaspourmavoix,maisàla
quatrièmephrase,jemonted’uneoctave,piledansmatessiture,etjefonceverslerefrainavecune
forcedontjenemesavaispascapable.
Jedétachelemicrodesonpiedetmemetsàsauter—jenetiensplusenplace.Ducoindel’œil,
jevoisAngelohocherviolemmentlatêteenmesure.Sesyeuxsontpresquerévulséspendantlesolo.
J’attaquelerefrainsuivantenpercutantAngelo.
Lamélodiemonted’undemi-ton.Jenechanteplus,jehurledanslatonalité.Jefaistournoyerle
micro en grondant, comme Cherie, ce qui fait sourire Angelo. Vers la fin de chanson, je suis à
genouxetfrappelesoldetoutesmesforcesavecmespoings.Lachansonsetermine,jetombeàla
renverse.Matêteheurtelesol,mesjambessontrepliéessousmoi,mesbrassontencroix.
Jesuisàboutdesouffle.Mesmainsmefontmal,j’ailagorgeàvif.Jesuisclaquée.
C’estgénial.
Personneneditrien.
PuisStéphaniepousseuncri.Ellesautedel’endroitoùelleétaitassiseparterreethurlecomme
unepossédée.
—Rosie!C’étaitgénial!Tuescarrémentincroyable!
Ellemerejointensautillant,mesoulèvedusoletmeprenddanssesbras.Nousmanquonsde
tomberpuis,toujoursenhurlant,ellesejettesurAngelo,luiprendlevisageetlecouvredebaisers.
—Tuesungénie!Elleestparfaite!
Jem’accrocheaupieddumicropourretrouvermonéquilibre.Jesuispliéeendeuxetn’aipas
encorereprismonsouffle.Angeloposesaguitaresurl’ampli,merejointetmetendlamainpourque
jetope.Jetendslamienne.
—C’estçaquejevoulaisdire,Rose.
Ilm’étouffeàsontourenmeserrantdanssesbras—çanedoitpasledérangerquejedégouline
desueur.
Celanemedérangepasnonplus,pourunefois.
—Attendsici,ajoute-t-il.
Ilfaitsigneaurestedugroupedelerejoindredanslapiècevoisine.Stéphaniesautilletoujours
d’excitation.
—Oh!tuvasêtreprise.Rosie!Aucunedesautresfillesquiontauditionnén’aétéaussicool!
Jedoisparaîtremalassuréesurmesjambescarelleajoutesubitement:
—Oh!viens.Viensici,assieds-toi.
Ellemeprendlamain,reposelemicrosursonpiedetmetraînejusqu’aufutonmiteuxinstallé
dansuncoindelasallederépétition.Jem’effondre,moitiésurlefuton,moitiéparterre.
Stéphaniemedévisage:
—Est-cequec’étaitaussigénialqueçaenavaitl’air?
—C’étaitcomme…jenesaismêmepas.Commeunecrised’euphorie.
—Tuassoif?Tuveuxdel’eauouquelquechose?
—Oui,merci,Steph.
Elleseprécipiteverslefrigogrincheuxinstallédansunautreangledelasalle.Pendantqu’elle
fouilleparmilesboîtesdepizzamoisies,jesorsmontéléphone.
J’aiunemontagned’appelsenabsence.Maisaucunn’estceluiquej’espère.
Jen’aipaslaforced’écouterlesmessages.Jefermelesyeuxetmerecroquevillesurlefuton.
Là,jen’aipluslaforcederepousserlesimagesduvisagetuméfiédeJamieetsesderniersmots
semettentàrésonnerdansmatête.
Jel’aiperdupourdeboncettefois.J’aifaitcequ’ilnefallaitpasetjel’aidéfinitivementperdu.
As-tuvraimentfaitcequ’ilnefallaitpas?Jamielepense,maistoi,lepenses-tu?
Non.Jenelepensepas.
Jen’aipasfaitcequeJamieauraitvouluquejefasse,maiscen’estpasuneerreurpourautant.
Monsacestàcôtédemoi,parterre.J’yglisselamainsansmêmeregarderettâtelemorceaude
cartonquejetransporteavecmoidepuismonanniversaire.Jelecaresseetsenslescreuxqu’yafaits
Jamie en appuyant fort pour écrire : « Je t’embrasse. Jamie. » Ses mains sont gravées dans ma
cervelle…leuraspect,leurtoucher,lamanièredontellesm’ontcaressée.
S’ilmedonneunechancedeluiexpliquerquej’aicrufairecequ’ilfallait,toutpeutpeut-être
s’arranger.
Ets’ilnet’accordepascettechance?
S’ilnem’accordepascettechance…ilm’auraperdue.
Quelque chose en moi se détache, quelque chose de dur, d’étouffant, d’effrayant. Ce quelque
choses’effondre,s’émietteetdisparaît.
Ilm’auraperdue.
Jenem’aperçoispasimmédiatementqu’Angeloestaccroupidevantmoietessaiedecaptermon
attention. En observant son visage, je remarque un bleu sur sa pommette — il a dû prendre un
mauvais coup dans la bagarre tout à l’heure. Je me redresse sans avoir aucune idée de la durée de
monmomentd’absence.
—Qu’est-cequet’endit,Rose?T’asenviededevenirrockeuse?
Ilmetendlamain.
Pourlapremièrefoisdemavie,jesaisexactementcedontj’aienvie,aveclaplusgrandeclarté.
J’acceptelamaind’Angeloetlelaissemerelever.
—Oui,j’enaienvie.
Angelosourit.
—Génial,p’titeesquimaude,adjugé.Bienvenuedanslegroupe.Oncommenceàrépéterdemain
soir.
Cen’estpascommesiriendeschosesterriblesdetoutàl’heurenes’étaitproduit.Maisilya
quelquechoseenplus,quelquechosedebiendistinctdetoutcela.Unechoseplusfortequeledésir,la
confusionetlapeur,plusfortequelesactesdeviolenceaveuglesounon,plusfortequel’amourque
j’éprouvepourJamieForta.
C’estmoi.Voilàcequejeveux.Voilàquijesuis.
Jel’aienfintrouvé.
TITREORIGINAL:CONFESSIONSOFANALMOST-GIRLFRIEND
Traductionfrançaise:FLORENCEGUILLEMAT-SZARVAS
DARKISS®estunemarquedéposéeparlegroupeHarlequin
Levisueldecouvertureestreproduitavecl’autorisationde:
HARLEQUINBOOKSS.A.
Réalisationgraphiquecouverture:C.GRASSET
Tousdroitsréservés.
©2013,LouiseRozett.
©2014,HarlequinS.A.
ISBN978-2-2803-2548-6
Tousdroitsréservés,ycomprisledroitdereproductiondetoutoupartiedel’ouvrage,sousquelqueformequecesoit.Celivreestpubliéavecl’autorisationde
HARLEQUINBOOKSS.A.Cetteœuvreestuneœuvredefiction.Lesnomspropres,lespersonnages,leslieux,lesintrigues,sontsoitlefruitdel’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des entreprises, des
événementsoudeslieux,seraitunepurecoïncidence.HARLEQUIN,ainsiqueHetlelogoenformedelosange,appartiennentàHarlequinEnterprisesLimited
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Loino49-956du16juillet1949surlespublicationsdestinéesàlajeunesse.
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