Confidences 2 - e
Transcription
Confidences 2 - e
Al’occasionduquinzièmeanniversairedelamortdeMatthewShepard. PourMatthewShepard,TylerClementietlesjeunesdumondeentierquiessayentseulementd’être eux-mêmes. L’ÉTÉ 1 Homophobe(n.):personnehostileàl’homosexualité. (voir aussi : le gang des nageurs et la moitié des élèves d’UnionHigh.) *** —Saute,pédale,saute! Etvoilà,c’estlafindel’été. Symboliquement,dumoins. Çanefaitpasuneminutequejesuisarrivéeàcettefêteet,déjà,c’estlatyranniedugangdes nageurs. J’étouffe. Comme si je n’avais pas eu de pause estivale pour digérer mon année de freshwoman1. Evidemment, on ne peut pas vraiment parler de « pause » quand on a passé l’été à plier des vêtements chez Gap et à consulter une psychothérapeute. Avec sa mère. Pour expliquer qu’on a parfaitementledroitd’éditerdanssondosunsiteinternetenhommageàsonpère. Lequelestmort. D’oùleterme«hommage». —Allez,pédé,vas-y! Touslesclansd’UnionHighsontreprésentéscesoir,danslejardindeMikeDarren,maisilest clairqu’ils’agitd’unefêteinitiatiquepourl’équipedenatation.Tandis que Mike se pavane tout en vérifiant le niveau de bière dans les immenses gobelets en plastique rouge — remis à l’entrée exclusivement aux plus jolies des freshwomen lors de leur passage entre les haies éclairées aux torches—,MattHallisetlerestedugangdesnageurssetiennentalignésauborddelapiscinetelun pelotond’exécution.Unfreshmanenpolorougeetjeanblancretroussé,nu-piedsdanssesmocassins, estdeboutsurleplongeoir.Ilreculedevanteuxets’approchedeplusenplusduboutduplongeoiren regardantl’eauàintervallerégulier.Soudain,Mattlèvesolennellementlebras.Etiltirelepremier coup:ilbalancesongobeletdebièresurlenouveau. C’estsafaçondemontrercesfameusesqualitésdechefquil’ontfaitélirecapitainedel’équipe denatationbienqu’ilnesoitquesophomore2. Mattestunsportifaffreusementdouéauquelsesparentsontpayédescoursdemuscutoutl’été. Alorssonlancerdegobeletestimpeccableetexécutéavecuneénergiededingue.Labièregiclesur les cheveux blonds du freshman, qui manque en tomber à la renverse. Le liquide dégouline sur ses joues, son nez, son cou, mouille sa chemise bien repassée. Il vacille sous l’impact et le plongeoir oscille.C’estsûr,ilvatomber—avecsesmocassinsetlereste—danslebassinenformedeharicot qu’illuminent des projecteurs installés juste sous la surface de l’eau. Mais non, il tend les bras latéralement pour retrouver l’équilibre et je comprends à son visage soulagé qu’il pense être sorti victorieuxdel’épreuve,quelebizutagen’étaitpassiterriblequeça,enfindecompte. Sauf que le soulagement est de courte durée. Alors qu’il baisse lentement les bras et défie le peloton en avançant d’un pas, les sous-fifres de Matt suivent l’exemple de leur chef et prennent le relais.Ilslèventleursverres… —Sauteoucrève,pédé!hurleMattencoreunefois. Sa diction est empâtée à cause de l’alcool, ce qui lui donne l’air encore moins intelligent que d’habitude — et ce n’est pas peu dire. Les gobelets percutent le freshman. Une vraie tuerie. Il chancelle, recule, essaie de gérer la bière qui lui coule dans les yeux et la bouche. Cette fois c’est mort.Iltrébucheettombeàlarenversedansl’eau. Un cri de victoire monte du gang tandis que les mocassins viennent flotter à la surface de la piscine. Aumêmemoment,ironiedusort,lasonojoue«Takeitoff3»deKe$ha. Acôtédemoi,Tracyregardesonex-petitamiparaderetrécolterdestapesdanslamain.Voilà exactement le genre de soirées dans lesquelles Matt a passé l’été précédent, avant son année de freshman.C’estsansdoutecequiexpliquepourquoiilestdevenuunparfaitsalaudalorsqu’ilétaitun typesympaenQuatrième,pourtant. —Nonmaistupeuxmedirecequ’onestvenuesfaireici?melanceTracy. J’observemameilleureamie.Ilyaunan,elleneparlaitquedesahâtedeparticiperàcesfêtes enuniformedepom-pomgirlavecsonpetitaminageur.Aujourd’hui,elleesthabilléecommeune personnenormale—d’accord,unepersonnenormaletrèsfashion—etnesaitmêmepluspourquoi elleaeuenviedeveniràcettesoirée. Jesuisextrêmementfièred’elle. — On est venues se montrer à la plus grande soirée de l’été pour entamer notre année de sophomorelatêtehautemardiprochain.C’esttoiquil’asdit,jeluiréplique. —Quelleidéedébile! Le freshman se hisse hors de la piscine sans que personne ne l’aide. Il frissonne dans ses vêtementstrempés,etj’imaginequ’ilhésiteentrerépliquer,partirouallersechercherunebièreen faisantcommesitoutétaitcool.Lesgensontfaitlevideautourdelui:àcroirequ’enqualitédecible du gang des nageurs il est contagieux. Il prend une serviette sur une console en rotin et essaie d’épongersachemise. —Ilachoisilemauvaisbord,danstouslessensduterme,commenteTracy.Enfin,jeneveux pasdirequ’onchoisitd’êtregay,s’empresse-t-elled’ajouter. EllerépètecequenousamarteléMmeMaso,notreprofd’hygièneetsantédel’andernier,au risquedesefairelyncherenprésentantcommeunfaitavérécequecertainespersonnesconsidèrent comme une simple fable sur l’homosexualité. Est-ce que Mme Maso serait la seule enseignante d’UnionHighsoucieusedenousfournirdesinformationsutiles—autrementditexactes? Matt titube et embrasse Lena, la nouvelle capitaine des pom-pom girls, avec laquelle il a abondammentcouchél’andernier.Cequinel’empêchaitpasdesedirepuceaupourpousserTracy— sapetiteamieàl’époque—àsauterlepasaveclui. Cequ’elleafiniparfaire. Jeluijetteuncoupd’œilàladérobée.Qu’est-cequeçaluifaitdevoirMattetLenas’afficher devantlamoitiédulycée?Enfait,ellenelesregardemêmepas.Elleobservelefreshmanpenchéau borddubassin,munid’unedeceslonguesépuisettesquiserventànettoyerlespiscines.Ilattrapeses chaussuresetlessorttoutesdégoulinantes. —Lechlorevabousillerlecuir.Hé,ceseraitpasdesGucci? Ma modeuse de copine sait bien que je suis incapable de distinguer un mocassin Gucci d’une savate.JesuissurlepointdeleluirappelermaisKristinsurgitdevantnous,vêtuedesonuniforme.Et avecsespomponsàlamain. —Tracy!Tunepeuxpasabandonner!Onn’yarriverajamaissanstoi! Kristin,laseulefreshwomanendehorsdeTracyàavoirintégré«labande»l’andernier,aune voixdecauchemar!Pourlagrandefêted’Halloweenchezmacopine,elleétaitdéguiséeenunesorte deféemaléfique,avecd’horriblespetitesailesdansledos.Parfaitpourelle. —MaintenantqueReginaavraimentquittélabande…,poursuitKristin. Elle tourne son regard vers moi, comme si c’était ma faute si Regina Deladdo a fait de mon année scolaire un enfer sur terre et a été virée de la bande alors qu’elle était censée succéder à la capitaine! Devenircapitainedescheerleadersaurait-ilétél’apogéedesacarrièredelycéenne?Voirede son existence ? Je tente d’éprouver de la sympathie pour Regina, vraiment — en vain. Comment éprouver autre chose qu’une profonde antipathie à l’égard de quelqu’un qui a passé la moitié de l’annéeàécrire«Balance911»surmescasiersetlestablesoùjem’asseyaisencoursaprèsquej’ai tirélasonnetted’alarmelorsd’uneafterdebal? Reginaauraitmieuxfaitd’écrire«Voleusedepetitami»,puisquetelleétaitlavéritableraison desonanimositéàmonégard.Nonquejeleluiaiepiqué,enfait:ilmeplaît,voilàtoutcequ’elle peutmereprocher.Etpendantunbrefinstant,ilm’apourainsidiresembléquejeluiplaisaisaussi. Maisc’étaitjusteuneillusionstupidedemapart.JeneplaispasàJamieForta. Pourquoiensuis-jesicertaine?Deuxsignesquinetrompentpas.1:jenel’aipasvuetneluiai pasparlédetoutl’été—pasdepuisqueReginal’afaitarrêterlesoiroùildevaitvenirmechercher pouralleraubaldesjuniors. La dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles, c’était sous forme d’un motquem’aremissonamiAngeloetquidisait: «Rose,commejetel’aidit,jenesuispasceluiqu’iltefaut.Jesuishors-norme,différent.Croismoi,etprendssoindetoi.» Cequineveutstrictementriendire. 2 : Jamie est devenu mon ami uniquement parce que Peter, mon frère, le lui a demandé. Peter partaitétudieràl’universitéets’inquiétaitpourmoi—àmoinsquecenesoitpourmamère.Bref,il souhaitaitquequelqu’ungardeunœilsurmoi.CedontJamies’estchargé. D’accord,c’estvrai,ons’estembrassés. Mais je répète : Jamie n’est pas mon petit ami. Son message est très clair sur ce point, me semble-t-il. Maiscommentappelle-t-onalorsungarçonquiromptavecuneautrefillepourvousinviterau bal?Quipassel’annéeentièreàveillersurvous?Quivousdonneleplusfantastiquepremierbaiser detoutel’Histoiredubaiser? Jerevoischaquesecondedecebaisercommesijevisionnaisunfilm.C’étaitsurleparkingle soirdubalderentrée.IlétaitlecavalierdeRegina,j’étaisvenueavecRobert(onseconnaîtdepuisle collège).PourtantJamieetmoinousnoussommesretrouvésassisdanslamêmevoitureetilm’aem- bra-ssée,cejuniorpourquij’enpincedepuislapremièrefoisquejel’aivujouerauhockey,quand j’étaisenCinquième. Çaaétéunmomentmagique. C’estaussilaseulechosepositivequimesoitarrivéedepuisquemonpèreestmort,justeavant monentréeàUnionHigh. Jamiememanque.Ilm’amanquétoutl’été,mêmesij’aiessayédeluttercontrecesentimentde vide.Aquoibonregretterquelqu’unquivousditbrutdedécoffragequ’iln’estpasfaitpourvous? —Tuvienscetteannée?insisteKristin,légèrementhystérique,auprèsdeTracy. OncroiraitquelafindumondevaseproduiresielleéchoueàrecruterTracy… —Nousvoulonsquetusoisnotrechorégraphe!Ceseraitgénial!Jeveuxdirequel’andernier, c’étaitunpeunul.Maiscetteannéeonvavraimentdanseretçavaêtrecarrémentchaud! Kristins’exprimecommesilachorégraphieétaitunconceptnovateurpouruneéquipedepompomgirls… — Vous n’avez pas besoin de moi, lui répond Tracy. Ce n’est pas comme si on faisait de la compétition. Même avec un chorégraphe, on ne fera jamais que sautiller dans des tenues en synthétiquebasdegamme. Kristinfaitlatête.Elleparaîtgravementoffenséed’entendredireque«sesfilles»secontentent desautiller. — C’est quoi ton problème, Trace ? C’est parce que Lena sort avec Matt ? Ils sortent juste ensemble,tusais.Cen’estpascommesiLenaétaitsapetiteamieavecunPetunAmajuscules. Kristinsoulignesonexplicationdeguillemetsqu’elledessineenl’aird’untraitdepompons.J’ai justeenviedelesluiarracheretdelesjeterdanslapiscine. Ai-jeesquissécemouvement?Non?Toujoursest-ilqueTracymeregardedetravers.Onaeu de nombreuses discussions ensemble au sujet de ma position anti-cheerleaders. Ça m’a au moins rappelé que toutes les pom-pom girls ne sont pas comme Regina. Il y a des filles gentilles et intelligentes qui faisaient partie de l’équipe l’an dernier, des filles comme Tracy. Je la comprends parfaitement, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que, en général, les pom-pom girls sont nulles.EtqueKristinetmoi,onneserajamaiscopines. Je reconnais que ce point de vue indique peut-être chez moi un défaut de caractère, mais j’assume. Kristinreprendd’unevoixfausseetsucrée. —Viens,Trace.Allonsdiscuterenprivéuneminute,d’accord?Dechosesofficielles,ajoute-telle,agressive,àmonintention. Ellepassesonbrassousceluidemonamie,quisetourneversmoietlèvelesyeuxaucieltandis queKristinl’entraînesansménagementverslepatioenbalançanténergiquementsonépaissequeuede-cheval blonde. Je porte machinalement les mains à mes cheveux, égaux à eux-mêmes — ils tombenttristementsurmesépaules,raides,platsetd’unbrunterne. Jesorsl’ancieniPhonedemonfrère,qu’ilm’adonnéavantderetourneràl’université,mêmesi jen’aipasdemessage—laseulepersonnequim’aitappeléeouenvoyéuntextodepuisquejel’ai, c’est Tracy. Sans compter ma mère, évidemment. Mais s’il y a une chose que je sais, c’est que ces appareilspermettentd’avoirl’airoccupéquandonesttotalementdésœuvré. D’habitude, quand j’essaie d’avoir l’air occupé, je clique sur l’application vocabulaire et je révise pour l’examen d’entrée à la fac, qui a lieu dans six semaines. Cette année, c’est seulement l’examen blanc, en fait, mais je veux assurer un max pour montrer à ma mère que je suis capable d’obtenir une bourse et d’aller à l’université — même si elle n’a pas encore touché l’argent de la policed’assurancequel’employeurdemonpèreluiapromis…maisneluiatoujourspasversépour une raison inconnue. Toutefois, l’idée de me faire pincer en train de réviser pour un quelconque examen dans une soirée me paraît insoutenable. Je clique donc sur « Photos » pour continuer d’effacertoutescellesquePeteralaisséessurl’appareil,commej’aicommencéàlefaire. Audébut,j’étaiscontrariéequemamèreinsisteauprèsdemonfrèrepourqu’ilmedonneson vieiliPhone—quienavudetouteslescouleurs—aulieudemelaisserenacheterunneufavecmon argent. Mais la première fois que je l’ai branché sur mon ordinateur portable, quand une boîte de dialogues’estouvertepourmedemandersijevoulaiseffacertoutcequ’ilcontenait,jemesuisrendu compte que le téléphone de mon frère contenait de multiples informations sur sa vie qu’il ne partageaitplusavecmoidepuisqu’ilfréquentaitl’universitéetavaitunepetiteamie. Ilyaencoreplusdehuitcentsphotossursontéléphoneetj’aidécidédelesregarderuneàune avantdeleseffacerpourystockerlesmiennes.J’espèreainsimefaireuneidéedelagravitédesa situation. Jusqu’à présent, ces photos m’ont permis d’apprendre qu’il fume et boit beaucoup — et photographiedesamisquifumentetboiventbeaucoup.Riendetrèssurprenant,ensomme. Jevisionnedixphotosd’amisdePeters’amusantdansunesoirée,beaucoupplusquemoidans lamienne.Soudain,jelèvelatêteetvoisdesêtreshumainsautourdemoiquiseparlent.Jemesens débileseuleavecmonportableetdécided’allermechercherquelquechoseàboire. Je bouscule des freshwomen qui restent agglutinées pour se prémunir des nageurs qui rôdent commedesrequins,etj’atteinsuneglacièrerempliedesodasetdediversesboissonsinterditesaux gensdenotreâge.IlmefautunebonneminutepourtrouverunCocalightenfouisouslaglace.Jene senspresqueplusmesdoigts. —TuneveuxpasplutôtunevodkaRedBull,Rose? Je mets une bonne seconde à reconnaître Robert, probablement parce qu’il n’a jamais eu l’air aussi heureux depuis quatre ans que je le connais. Peut-être aussi parce qu’il a laissé pousser ses cheveuxetal’airplutôt…pluscool.Amoinsquecenesoitparcequ’ildonnelebrasàunedesplus joliesfillesquej’aiejamaisvuesetquecettefilleluisourit.Enleregardantcommesic’étaitundieu. —Holly,jeteprésenteRoseZarelli.Rose,jeteprésenteHollyTaylor.EllearrivedeL.A. Jeremetsàplustardl’observationapprofondiedelajolienouvellecardeuxautresdétailsm’ont frappéechezRobert:ilm’appelleRoseaulieudeRosie—surnomqu’ilmedonnaitdepuisquenous noussommesconnusenSixième—etilsirotesaboissoncommes’ilétaitinvitéàuncocktaildans uncountryclubrupinetnonàunesoiréebièredansunjardin. N’y tenant plus, j’examine Holly. Je sais que ça fait coincé de serrer la main dans une soirée commecelle-cimais,intimidéepartantdebeauté,jeluitendslamaincommeuneméganulle.Holly m’imite gracieusement et ne bronche même pas au contact de ma main, qui est gelée et mouillée depuismonexpéditionCocalightenterrearctique. Nonseulementelleestjoliemaiselleadelaclasse.PasétonnantqueRobertsouriecommeun bêta. —Salut!dit-elle. Ses dents sont d’un blanc surprenant, aveuglant, presque. Je me persuade aussitôt qu’il y a du vertd’épinardcoincédanslesmiennes. —Jeviensd’arriveràUnion.Monpèreestprofd’artdramatiqueàYale. Une réponse me vient aussitôt à l’esprit : « Moi j’habite Union depuis longtemps. Mon père a exploséenIrak.»Réponsequisertdebande-sonàdesimagesdefilmd’horreurcontrelesquellesje n’arriveplusàlutterdepuisquelquetemps. —Salut!fais-jeavecunentrainexcessifpourchasserdemoncerveaucesimagesdecarnage. Je devrais ajouter quelque chose qui renseignerait Holly sur mon compte, mais je ne vois vraimentpasquoiluidire. Sûrementpasquelquechosesurmonpère.Riendetelpourtuerlaconversationqued’annoncer àvotreinterlocuteurquevotrepèreaététuéenIrakparunebombeartisanale. Ils’avèrequ’Hollyadelongscheveuxbruns,impeccables,particulièrementépais,qu’ondirait lissésparuncoiffeur.Elleadegrandsyeuxmarron,nesemblepasmaquilléeetsouritdetoutesses dents.Elleportebeaucoupdebijouxquitintentlorsqu’ellebougeetelleestsimenuequej’arrêtede respirerpourparaîtreunetailledemoins. —Roseest…l’amiedontjet’aiparlé,ajouteRobertd’unairentendu,enmarquantunelégère hésitationavantlemot«amie». Hollyhochelatête.Qu’est-cequ’ilabienpuluidire?«J’aicruêtreamoureuxdeRoseàune époque»?Ou«Rosem’atraitécommeunchienl’andernier»?Ouencore«Rose,lafilledontle pèreestmort»? —Hollyetmoiétionspartenairesdanslapiècequiclôturaitlecoursd’artdramatiquecetété, expliqueRobert.L’acteurprincipalquisortavecl’actriceprincipale,c’esttropcliché,non? Illuisouritetplanteunbaisersurleboutdesonnezparfait. SiRobertn’étaitpaslàdevantmoi,àtenirHollyenlacée,jenecroiraispasqu’ellepuisseêtresa petite amie. Pour commencer, Robert a du mal à dire la vérité — il préfère ce qu’il invente à la réalité.Deuxièmement,HollyTaylorsembleau-dessusdesesmoyens.Maisvraimenttrès au-dessus. Etpourtantilssontlà,enlacés,collésmême,commeunvraipetitcouple. — Tu as vu le spectacle, Rose ? Robby était le meilleur Joe de tous les temps dans Damn Yankees. Elleleregardeetrayonnelittéralement. —EtHollylaLolalaplussexy,renchéritRobert. Illuisouritcommes’iln’yavaitqu’elleaumonde. J’hésiteentrel’irritationquej’éprouveàentendreHollyl’appeler«Robby»etmahontequand jesongeauxlonguesheuresquej’aipassées,audébutdel’été,àrêverdurôledeLola.Auprintemps, après que ma mère m’a emmenée voir l’opéra la Bohême, j’ai décidé de devenir chanteuse. Pas chanteuse d’opéra, bien que j’aie découvert cet été, quand j’étais seule à la maison, que je pouvais chanter très fort. Juste… chanteuse. D’une catégorie quelconque. J’ai donc envisagé d’auditionner pour la comédie musicale montée au lycée durant l’été. Je voulais le rôle de Lola — une garce en roberougeettalonshauts—,jevoulaischanteravecmestripesafinquetoutlemondemeregarde autrement.Maismaintenantquejesuisenfacedecellequiavraimentjouélerôle,jemesenssoudain si honteuse que j’ai envie de quitter la soirée. Comment ai-je pu être aussi bête ? Lola est belle et sexy;c’estunpersonnagequipeutséduiren’importequietobtenirtoutcequ’elleveut.Songrandair s’intituled’ailleurs«ToutcequeLolaveutellel’obtient». Moiquinepeuxmêmepasobtenirdugarçonquimeplaîtqu’ilmerappelle… DevantHollyTaylor,dansunetenuequemameilleureamiem’achoisiedanssapropregarderobe,jenecomprendsquetropclairementquejenesuispasLola. —Lepèred’Hollyestacteurdethéâtre,detélévisionetdecinéma,ditRobert,visiblementfier d’avoirdit«cinéma»aulieude«films».Jesuissûrequetul’asdéjàvu. Hollyparaîtgênéeetchangerapidementdesujet. —Est-cequetujoues,Rose? —Rosefaitdelacourse.Ellejoueaussiducord’harmonie,répondaussitôtRobert. Commesij’étaisunepetitegaminequiabesoind’êtrevalorisée! Ilm’emm… — En fait, je ne joue pas du cor d’harmonie cette année. Je vais auditionner pour la comédie musicale,dis-jeàHolly. Robertselivrealorsàunjeudemimiquesdigned’unOscar.Enquelquessecondes,ilpassede lasurpriseàlajoiefeinteavectouteslesétapesintermédiaires:stupéfaction,agacement,inquiétude. J’aicommel’impressiond’avoirmarquéunpoint. J’imaginequ’onpourraitmetaxerdemesquinerie. —Tuvasauditionner?C’estgénial!faitHolly.Onserapeut-êtretouspris.C’estpourAnything Goes.Tuesaucourant?Tupourraispeut-êtrejouerRenoSweeney!Tusaisfairedesclaquettes? C’est le meilleur rôle. Le rôle de Hope est génial aussi. Et il y a aussi cette fille drôle… comment s’appelle-t-elle?Cellequiaungrandnuméro,tusais,bébé? C’estàcemoment-là,alorsqu’HollysetourneversRobert,quej’aperçoisRegina.Elleestavec AnthonyParrina,lejoueurdehockeybaraquéavecquiellesortjustepourfaireenragerJamie.Un instant,jecrainsuneriposte.Puismacraintelaisseplaceà…lahonte. QuandReginaafaitarrêterJamie,j’aidécidéd’avouerenfinàMmeChen,laproviseure,que c’était elle l’auteur des graffitis contre moi. La proviseure a personnellement empêché Regina et Anthonyd’entreraubaldepromotion.J’aientenduReginapiquerunecrisedanssarobemoulanteà paillettes bleues et ses talons de douze centimètres — sa coiffure s’en est même effondrée. Vu la quantitédelaquequ’ellesemet,ç’adûêtreépique.Elleaétérenvoyéetemporairement,interditede pom-pomgirls,aratélesexamensdefind’annéeetadûsuivrelescoursd’étépourpouvoirobtenir sondiplômecetteannée. J’aieulabananependantdesheuresenpensantàsadisgrâce.Puisjemesuistrouvéelamentable, commesij’étaisalléerapporteràlaproviseure.C’estcequej’avaisfait,d’ailleurs,non? Reginasetourneversmoietmonpremierréflexeestdedégainermonportablestylejeréponds à un appel très important. Mais ma réaction n’a aucune importance car elle ne me remarque même pas.Ellefixelefreshmanquiestmaintenantcolléaumursouslaforcedujetd’eauquedirigesurlui legangdesnageurs—sousprétexte,biensûr,d’enleverlechloredesesvêtements. Anthonys’esclaffesibruyammentquecertainsdesnageursseretournentpourvoirquifaittant debruit.Dumêmecoup,ilsaperçoiventReginaetreculent,commepoursedésolidariserdecequiest entraindesepasser,terrifiésàl’idéed’affrontercelle-ci.Maiselle,elleestpétrifiée,levisagefigé. —Tuenveux,Rose?medemandeHolly. Elletend…sonjointàRobertetexhalelafumée,quiformeuneespècedehaloau-dessusdesa tête.JedécidedenepasrappeleràRobertquesabelle-mèrel’amenacédeleflanquerdéfinitivement àlaportes’ilsentaitl’herbeenrentrantchezlui. RobertprendunetaffeetrendlejointàHolly,sansmeleproposer,naturellement. —Rosen’estpascommeça,dit-ilavecunclind’œilcondescendant. J’aienviedelefrapper.J’ysongemêmesérieusement—bienqueCaron,lapsydemamère, m’ait expliqué que je devais commencer à détourner mes instincts violents pour les rediriger vers «uneciblepositive»—quandsoudainuncrijaillitdelafoule. Matt a pris le tuyau d’arrosage des mains de ses coéquipiers pour le diriger en plein sur la figuredufreshman.Celui-citousse,cracheettentededégagersonvisagedujetpourrespirer.Mais Matts’avanceinexorablementversluietapprochedeplusenplusletuyaudesabouche,commes’il voulaitl’yenfoncer. Soudain, le visage de Regina se décompose, elle rejoint Matt en deux pas, le repousse et lui arracheletuyaudesmains.Ellelejettecarrémentparterre.Arrosées,lesfreshwomenagglutinéestout autour se dispersent et poussent des cris perçants — en portant les mains à leurs cheveux pour les protéger.Mattatterritsurlederrière,avecl’airdesedemandercequivientdesepasser. —Quic’estcettefille?demandeHolly,sesgrandsyeuxdéjàrougisparl’herbe. —Rosedevraitpouvoirterenseigner,n’est-cepas,Rose?ditsèchementRobert. Matt ramasse le tuyau, se relève comme il peut, manque tomber dans la piscine et arrose ses propreschaussuresparmégarde. — Conrad, tu comptes vraiment laisser ta sœur se mêler de ton initiation ? dit-il en fixant Regina. Sasœur?Lesouffre-douleurdelasoiréeestlefrèredeRegina? Mattsetourneverscedernier. Conradneditrien. AlorsMattdirigelejetsurlui. ReginaveutsejetersurMattmaisAnthonyl’attrapeparlesbrasetl’obligeàfairedemi-tour.Il l’entraîneàl’écartsansqu’ellepiqueunecrise;inexpressive,lecorpsmou,ellel’écoutetandisqu’il luiparleàl’oreilleavecunregarddur. CommentReginapeut-ellesedétournerainsidesonfrèrealorsquelegangdesnageursesten traindelenoyer?Siquelqu’unpeutleurtenirtête,c’estbienelle!Qu’est-cequ’illuiprend? MattetdeuxdesessbiresattrapentConradetlejettentdanslapiscine,bienqu’ilsoitentrainde s’étouffer. Dès que ce dernier se retrouve dans l’eau, Matt lance un « Pédé ! » final avant de se désintéresserdeluietdes’éloigner.Sessous-fifresdécérébrésseglissentdanssonsillage. HollyinterrogeRobertduregard. —C’estquoicettehomophobie?C’esttoujourscommeçadansl’Est? —C’estunespécialitélocale,luirépondRobert.Allons-nous-end’ici. —Mais…onnedevraitpasfairequelquechose?reprend-elle,tournéeverslapiscine. —Onfiniraitdansl’eaucommelui,ettuestropdéfoncéepournager,chérie. Je frise le haut-le-cœur pour plusieurs raisons, la moindre n’étant pas que Robert appelle sa petiteamie«chérie»commelesstarsdecinémadesannées1940. —Cemecfaitdelanatation,ajoute-t-il.Jesuissûrqu’ilpeutremonteràlasurfacesansnotre aide. —D’accord,faitHolly,hésitante. JesuissonregardetconstatequeConradnefaitaucuneffortpournager—ilnefaitmêmerien. Ilselaissecouler. —Aplus,Rose,ditRobert. IlprendHollyparlamain—maistientencoresonverredansl’autre. —Attends,tunevaspasconduiretoutdesuite,j’espère? Unbrefinstant,j’aidevantmoil’ancienRobert,celuiquiquêtaittoujoursmonapprobation,bien quejenelaluidonnejamais.MaislenouveauRobertreprendaussitôtledessus. —C’estHollyquiconduitlaMustangvintagecesoir. JeregardetouràtourHolly,quiparaîtdenouveaugênée,etRobert. —Jevois:elleesttropdéfoncéepournager,maispaspourconduire. —C’estbon,ditHolly.Onpeuttrèsbienrentrerchezmoiàpied. Ellejetteunderniercoupd’œilendirectiondelapiscine. —C’étaitcooldefairetaconnaissance,Rose!Onsevoitaulycéemardi. Robertl’entraînedanslacohuequisemoqueroyalementdufaitqueConradDeladdoestentrain desenoyer«desonpleingré». Cela dit, la noyade volontaire n’est pas une réaction surprenante lors d’une première participationàunesoiréed’UnionHigh… Jedevraisfairequelquechose. L’ennui, c’est qu’après l’année qui vient de s’écouler, je tiens à faire profil bas et je ne veux surtoutpasêtreunesecondefoiscellequigâchelasoirée. D’ailleurs,Conradn’estpasvraimententraindesenoyer,ilfaitjustel’idiot. Non? Jeregardelapiscine.Jenelevoisplusd’oùjemetrouve. J’attendsunesecondequ’ilremonteàlasurface.Puisuneautre. Rien. Je m’approche du bord de la piscine. Conrad coule toujours, comme s’il était entraîné vers le fond par un courant. Il lève les yeux vers moi et il me semble que nos regards se croisent. Puis il fermelespaupières. Je m’agenouille au bord de la piscine et tends le bras pour l’attraper, mais je ne peux pas l’atteindre,naturellement.Jemepencheunpeuplusetl’inévitableseproduitalors. Del’autrecôtédelapiscine,Tracyhurlemonnommaisilesttroptard.Quelqu’unmepousse surl’épauleetjetombelatêtelapremièredansl’eaubleueilluminée. Mapremièrepenséeestqueç’enestfiniduT-shirtdesoie—nettoyageàsecuniquement—que Tracym’aprêtéenmefaisantpratiquementsignerdemonsanguncontratselonlequeliln’arriverait rienàcevêtement. Masecondepenséeestquejenem’étaispasrenducomptedecombienlebruitdelasoiréeme donnaitmalàlatêteavantdemeretrouversousl’eau.Toutestpaisibleici—lamusiqueetlescris sont couverts par le battement de mon cœur et du sang qui gronde dans mes veines. Tout baigne. D’accord,c’estnulcommejeudemots. Je ne me suis pas sentie aussi calme depuis un an. Peu après la mort de mon père, j’ai eu des passesbizarresquemamèreappellepolimentdescrisesd’angoisse—descrisesderage,oui,sivous voulezmonavis.Ellesontpresquetotalementdisparumaintenantmais,parfois,sanscriergare,alors quejefaisquelquechosedeparfaitementbanal,desimageshorriblementviolentessurgissentdevant mesyeux.Jen’aiaucuncontrôledessus. Ici,sousl’eau,j’ail’impressionquecelanepeutplusm’arriver.Jedevraispeut-êtrevivredans unepiscine… Conradsemblepenserlamêmechose.Ilparaîtaussisurlepointdedevenirvioletparmanque d’oxygène… Je nage vers le fond et lui saisis le bras. Il se dégage violemment et me fait un geste obscène avecledoigt. Bonjourlapaixaquatique. Qu’est-cequejeluiaifait? J’attrapesonbrasetletiredetoutesmesforces.Conradlutteunesecondepuiscapitule.Lorsque nous faisons surface, un attroupement au bord de la piscine regarde Tracy engueuler Matt — c’est évidemmentluiquim’apoussée.Jen’aipasbesoindemerepasserl’incidentpourlesavoir. —…etdelessortirdelapiscine,elleetcefreshman,oujet’yjettemoi-même! Des « Oh » moqueurs fusent de l’assistance. Trop ivre pour répliquer quoi que ce soit, Matt obéit,s’approchedubordentitubantetsepencheversConrad.Cederniersehissehorsdelapiscine pourlasecondefoisenuneheurequandquelqu’unpousseMatt,quis’étale,alorsqu’iltendlamainà Conrad.Celui-cilèvelesyeuxetlaisseéchapperunpetitrireentreamusementetdégoût. —Vaaidertapetiteamiequiseprendpourunesauveteuseetfous-moilapaix. Jetentedecomprendrequiestla«petiteamiequiseprendpourunesauveteuse»etpourquoi elle a besoin d’aide, quand soudain je me sens hissée hors de la piscine et déposée sur le bord — dégoulinante,lemascaraquibave,dansmonT-shirtdesoieetmonpantacourtblancprobablement transparents.Lecontactdecettemainchaudesurmesbrasm’estfamilieretjecomprendsaussitôtà quielleappartient.Mais,bienquej’aieespérétoutl’étélerevoir,ilmefautencoreuninstantavantde pouvoirleverlesyeuxverslevisagefurieuxmaisbeauàtomberdeJamieForta. 1..AuxEtats-Unis,letermefreshman/freshwomandésigneunélèvedepremièreannéedelycée,cequicorrespondraitàlaclassedeTroisièmeenFrance. 2..AuxEtats-Unis,letermesophomoredésigneunélèvedesecondeannéedelycée,cequicorrespondraitàlaclassedeSecondeenFrance. 3..«Takeitoff»signifiedéshabille-toi. 2 Dissidence(n.m.):révolte;division;rébellion. (voiraussi:étatgénéralliéaufaitd’êtreàUnion.) *** C’estbizarredeseretrouverdansl’allée,lorsd’unesoiréebière,trempéeetenrouléedansune immenseserviette,etdeparler—oupas,lecaséchéant—aveclegarçonàquil’onplaît—oupeutêtrepas—,qu’onn’apasvudepuisdesmois,etquisetrouvelui-mêmeàcôtédevotrepireennemie, qui est peut-être — ou peut-être pas — sa petite amie. Ajoutez-y la victime mouillée d’un bizutage façon Union High tournant comme un lion en cage et quelques badauds, et c’est carrément le spectacleassuré. J’aidesfrissons.J’attendsTracy,quiestpartiecherchernosaffairesavantdemereconduireàla maison. Jamie Forta est à côté de moi, complètement… changé. Il est bronzé, ses bras sont super sculptés,etsescheveuxblondfoncéontprisdesrefletsdorés—ondiraitqu’ilapassétoutl’étéàla plage.Ilest…trèsbeau. J’avaisimaginétoutessortesdescénariospourlejouroùjelereverraisenfin,maisjen’avais paspenséqu’ilm’ignoreraitcommeillefaitdepuisplusieursminutes.Maiscommentai-jepucroire qu’ilenseraitautrement,puisquec’estcequ’ilafaittoutl’été?(Maisça,jel’aidéjàdit.) Depuisqu’ilapasséunenuitderrièrelesbarreauxaupostedepoliceetn’apasétéautoriséà reveniraulycéepourterminerl’année,ilnerépondplusàmesappels.Auboutdequelquessemaines, j’ai commencé à me dire qu’il n’était qu’un mirage. J’arrivais presque à m’en convaincre, puis je repensais au baiser. Ce baiser était la chose la plus réelle du monde — je ne vois pas comment j’auraispul’imaginer. Ce qui m’amène à me demander encore une fois pourquoi il ne m’a pas rappelée. Ça m’exaspère. Maismalgrémapeine,mafureurettoutcequejeressens,Jamieestsuperbeetjenepeuxpas m’empêcherdeleregarder. Regina non plus, d’ailleurs. Anthony Parrina vient juste de le remarquer alors qu’il remontait l’allée,uncasierdebièressurl’épaule. Etiln’apasl’aircontentdutout. AnthonyposelecasieretenlaceReginad’unbraspossessif. —Tiens,t’espasenchaînécesoir,letaulard?lance-t-ilàJamie.Ahoui,c’estvrai:lestravaux forcés,c’estseulementlajournéepourlesmineurs.Jet’aiaperçuunefoissurlaroutedanstongilet orange;jet’aiklaxonnémaistum’aspasfaitsigne. Anthonyprendunairpeiné.Jenesaispassicequ’iladitestvrai,carJamieresteimpénétrable. Sonpèreestflic—unflicquialaissésonfilspasserunenuitderrièrelesbarreauxpourluidonner uneleçon—etjeneseraispasétonnéequ’ilsesoitdébrouillépourquelestravauxd’intérêtgénéral auxquelsaétécondamnéJamieconsistentàboucherdesnids-de-pouleenpleinsoleiltoutl’été. Je regarde Regina. Elle continue de fixer intensément Jamie, comme si elle voulait lui faire passer un message, mais ce dernier observe Anthony. J’ignore si Jamie et Regina ont parlé de ce qu’elleluiafait—maisilssontvoisins,alorsjemedoutedelaréponse… —Hé,t’asrienàdire,Forta?ledéfieAnthony. Jamie et Anthony ont un différend en suspens. Jamie jouait dans l’équipe de hockey d’Union avecmonfrèrejusqu’àcequ’ilsefassevirerdel’équipependantlegrandmatchcontreWestUnion pouravoirfrappéAnthonysurlanuqueavecsonclub.J’yétaisetj’aitoujourspenséquec’étaitune riposteàuneinsulte.Maismaintenant,jecommenceàpenserqu’ils’agissaitdequelquechosedeplus grave. Enoutre,AnthonysortavecRegina,chezquiJamieavécuetquiest…quoi?Uneamie?Une filleavecquiilestsorti? Dontilaétéamoureux? Jamiesetournelentementverselleetnedétachesonregardd’Anthonyqu’àladernièreseconde. Il croise celui de Regina et paraît profondément inquiet. Comment peut-il avoir l’air aussi inquiet pourelleaprèscequ’elleluiafait?Qu’est-cequisepasse,àlafin? —Toutvabien?luidemande-t-ilàvoixbasse,commes’ilsétaientseulsdansl’allée. Reginareprendsonairbizarreetfermétandisqu’Anthonyresserresonétreinteetsouritcomme legagnantd’untrophée. Anthonyestunabruticomplet. JamiesetourneensuiteversConrad,quifaitlescentpasdanssonjeansretrousséquidégouline toujours. —Conrad? Ils’arrête. —Toi,p…,tumeparlespas. —N’insultepasJamie,l’avertitRegina. C’estlapremièrefoisdelasoiréequejel’entendsparler. — C’est ça, Regina. Défends le mec qui te traite comme une m… Il faut que je t’appelle «maman»? Conradfrissonnedanssachemisetrempéequidégoulineentraînéesrosesursonjeansblanc. Sonregards’arrêtesurAnthonyetj’espèrequ’ilvalafermer,çavaudraitmieuxpourlui.Jenesais pas si c’est de l’eau ou des larmes qui mouillent son visage, mais l’effet d’ensemble est le même : avec sa chemise sanguinolente et son visage barré de traînées toutes humides, il a l’air légèrement paumé. —Ramène-lecheztoi,ditJamieàRegina. —Tusaisquoi,Forta?intervientAnthony.T’asplusàluidirecequ’elledoitfaire. Jamiefaitunpasendirectiond’Anthony. —Ettoi? —Arrêtedefairecommesitut’enfaisaispournous,Jamie,lanceConrad. —Jet’aiditderesterpoli,faitRegina. —Allons,lesenfants,nem’obligezpasàvouspunirdansvoschambres,reprendAnthony,l’air soudainlasetcontrarié.Jeteramènecheztoi.Essaiedepasmouillerl’intérieurdemavoiture. —T’imaginepasquejevaismonterdanstavoiture.T’esencorepluspourriqueJamie. —Conrad,arrêtedeparlerdeJamiecommeça… —Pourquoiest-cequetudéfendsForta?rugitAnthony. Jeconnaislaréponse.Parcequ’ellel’aime. Maisellenevapasledireàsonnouveaucopain! Regina retourne à son mutisme. D’un geste brusque, Anthony la saisit par le bras — suffisammentfortpourqu’ilvireaublanc—etill’obligeàseretournerfaceàlui.Unbrefinstant, c’estbizarre,j’aienviedel’obligeràlalâcher. —Fiche-luilapaix,grondeJamie. —Vatefaire,Forta,luirépliqueAnthony. IlfaitunpasversJamie,letorsebombé,lesyeuxlançantdeséclairs. Jamie ne bronche pas. Je songe soudain que quelqu’un qui vient d’accomplir des travaux d’intérêtgénéralaprobablementintérêtànepasavoird’autresembrouilles.Jedevraism’interposer, commeJamiel’afaitentreReginaetmoil’andernier.MaisvulafaçondontAnthonytientRegina, j’ai comme l’impression que la présence d’une fille entre lui et la personne qu’il veut frapper ne seraitpasvraimentdissuasive…Alorsjemecontentedelancerlapremièrechosequimepasseparla tête. —Conrad,tachemisevatachertonpantalon. ToutlemondesetourneversmoitandisqueConradbaisselesyeuxverslesdégâts.Lestraînées rougessetransformentennapperosesursonpantalonblanc. —Trèssymbolique,dit-il. —Tracyetmoi,onpeuttereconduirecheztoisituveuxlelaveravantqu’ilsoitfichu. Lelaver?Jeparledelessiveenunmomentpareil?Qu’est-cequimeprend? Conradmerépondavecmépris: — C’est à cause de toi que tout a foiré, dit-il en désignant Regina, Jamie et Anthony d’un air dégoûté.Jepréfèreencorerentreràpied. —Attendsuneminute,luifaitAnthony.Qu’est-cequeturacontes?Acausedequiest-cequetout afoiré? Conradmedésignedumenton. —Elle. Anthonymemontredudoigt,lesyeuxluisortentpratiquementdelatête. —C’estellelapetitefreshwomandeForta?Lafillequiestalléebaverchezlaproviseure? Ondiraitqu’ilsedemandes’ildoitrireoumecasserlafigure.Enmonforintérieur,jeluifais remarquer que je ne suis plus freshwoman mais sophomore, comme cela se produit généralement lorsqu’onaréussisesexamens.Maisjesuisextrêmementgênéeetj’ailesjetons.Jamaisjen’aurais imaginéquejemeretrouveraisunjourfaceàfaceavecleredoutablejoueurvedettedel’équipede hockeyd’UnionHigh—etquejedevraisrépondredel’avoirfaitéjecterdubaldepromoalorsqu’il s’étaitdonnéunmaldechienpourenfilerunsmokingàlaplacedesespatins. Jamieviendra-t-ilàmonsecourssiAnthonydécidedemetuersurplace? Tracyarriveavecnossacsjusteàcemoment-là.Sauvée. —Mattvientdefaireunmalaise! ElleaviselepantalonteintenrosedeConradetfaitlagrimace. —C’étaitpasunMarcJacobs? Puis,regardantlevisagedel’intéressé: —Çava? Illadévisagecommesielleétaitidioteetjemerendscomptequej’espéraisqu’illuisourieavec reconnaissanceetlaremerciedesasollicitude.D’accord,c’étaitnaïfdemapart. —Atonavis? J’aimerais dire à Conrad que je sais ce que c’est d’être pris pour cible. Sauf que là c’est différent.J’aiembrassélegarçonqu’ilnefallaitpas.Conrad,lui,estjustecoupabled’avoirétéluimêmelorsd’unesoiréeentrenageurs—équipedontilestcenséfairepartie. —Quelqu’unteramène?demandeTracy. —Pourquoiest-cequetoutlemondemeposecettequestion?s’énerveConrad. —Probablementparcequepersonnen’aenviedeterepêcherencoredanslapiscine. —Entoutcas,jenemontepasaveceux. IlfaitallusionàJamieetAnthony,quisefonttoujoursface,àquelquescentimètresseulement l’undel’autre. C’estàlafoistrèsexcitantdevoirJamiecommeça—bizarre,non?—,attristantparcequ’il prendladéfensed’uneautrefille,etterribleparcequel’annéescolairen’apasencorecommencéet qu’ilestdéjàdansunesituationquipourraitluiattirerdegravesennuis. —Parfait.Jeteramène,ditTracy. Personne ne bouge. Tracy jette un regard circulaire à notre charmante petite assemblée puis revientàJamie.Ellesemblesurprise—sansdouteagréablement—parJamieversion2.0,revueet corrigée. Elle va sûrement m’en parler plus tard. Elle n’a pas dû le remarquer près de la piscine, occupéequ’elleétaitàengueulerMatt.Elles’adresseàmoisansdétacherlesyeuxdeJamie: —Tuviensavecmoi,Rose,ou…? Jamiesedétourned’Anthonyetsonregardcroiselemienpourladeuxièmefoisdelasoirée— ouplutôtpourladeuxièmefoisdepuislemoisdejuin.Riendansl’expressiondesonvisageneme permetdedireoùnousensommes,luietmoi. Cequiachangéendehorsdesonphysique. —Euh…,fais-jeavecéloquence JamiesetourneversRegina. —Appelle-moisituasbesoindemoi. Il toise une dernière fois Anthony, en prenant tout son temps, et ce dernier découvre les dents pourfairecroirequ’ilsourit.Jamiedescendl’allée.Reginaleregardepartiravecunjenesaisquoi dedésespérédansleregard,commesiellemouraitd’enviedes’enalleraveclui.Anthonyramassesa caissedebières,passeunbrasautourdesépaulesdeRegina,etemmèneletoutendirectiondelafête. Jamiemontedanssavoiture,claquelaportesuffisammentfortpourdéclencherl’alarmedu4x4 garéderrièreets’éloigne. Jeregardesespharesarrièredisparaîtreauloin. Lapremièrefoisquejesuismontéedanssavieillevoitureverte,c’étaitl’andernier,lejouroùil m’aramenéeàlamaison,troisjoursaprèslarentrée.Ill’afaituniquementparcequePeterluiavait demandé de veiller sur moi, mais je ne le savais pas encore et j’ai pensé que, peut-être, éventuellement, Jamie Forta me trouvait mignonne ou quelque chose de ce style. C’était assez terrifiant,d’ailleurs.J’aijacassécommeuneidiotependanttoutletrajet. Quandj’aiconstatéqu’ilconnaissaitmonadressealorsquejenelaluiavaispasindiquée,j’aieu unesensationbizarreauniveaudel’estomac.J’étaissinerveusedemeretrouverassiseprèsdelui que je n’arrivais plus à m’exprimer correctement, mais j’ai tout de même mémorisé tout ce que je pouvaisdecetrajet.Savoituresentaitlaforêtaprèslapluie.Ilavaitdûmettreunecouchedepolish surlecapot,etlesoleils’yreflétaitsiviolemmentqueçafaisaitmalauxyeux.Lessiègesetlesoldu véhiculeétaientd’unepropretéparfaite.Al’évidence,Jamieaimaitsavoiture. Aveclerecul,jeparieraismêmequ’ilaimedavantagesavoiturequelaplupartdesgensqu’il connaît… Illapréfèrepeut-êtreauxhumains. Entoutcas,ill’aimeplusquemoi. *** —J’aidéjàditquejenemonteraipasavecelle. DevantlaPriusrougedeTracyquesonpèreluiaofferteenjuilletpoursesseizeans,Conrad me montre du doigt. Tracy lève les yeux au ciel et se penche à l’intérieur pour débarrasser la banquettearrièredessaletésquil’encombrent.Ellen’apprécieraitpasquejetraitesesmagazinesde « saletés », mais ils ont servi de coussins et de paillassons, certaines pages sont froissées, pliées, cornées,doncc’estcequej’appelleraisdessaletés.L’andernier,iln’yenavaitquepourTeenVogue mais,cetteannée,TracylitVogueetElle,plusInStyledetempsàautre«parcequetoutlemonden’est pashautecouture». Grâceàtoutelaculturegénéralequejedoisingurgiterpourmonexamend’entréeenfac,j’ai subrepticement appris deux ou trois choses sur la mode et tous les termes qui vont avec. Je dois reconnaître qu’il y a parfois des lacunes dans mon vocabulaire technique. Mon père — un vrai dictionnaire ambulant — n’aurait pas aimé ça. Mais le fait que j’aie installé une application axée «révisions»surmontéléphonem’auraitlargementrachetéeàsesyeux,j’ensuissûre. Tracys’extirpedelavoiturepourdéposerlesmagazinesdanslecoffre. — Conrad, Rose s’est retrouvée dans la piscine parce qu’elle voulait te venir en aide. Tu pourraispeut-êtreessayerdeluienêtreunpeureconnaissant.Assieds-toi. Elleluidésignelabanquettearrière,presqueentièrementpropre,etquelquesnumérosdeGQlui échappentdesmains. —Aufait,j’adoreteschaussures.Bourre-lesd’essuie-toutenarrivantcheztoi,pourqu’ellesne sedéformentpasenséchant.C’estdesGucci,hein?Ettonpantalon,MarcJacobs,c’estbiença? Conradlèvelesyeuxauciel. —Arrêtedeparlerdemesvêtements.C’estgênant. Tracyprendunairchoqué,commesiellenepouvaitconcevoirqueConradn’aiepasenviede parlermode.C’estmoinsunequestiondestéréotypesquedenature:Tracyatendanceàoublierque toutlemonden’apaslemêmeamour,lamêmepassionqu’ellepourlamode.Savisiondumondeest totalementfausséeparcequ’elleaime.C’estcequis’estpassél’andernieraveclespom-pomgirls.Et avecMatt,malheureusement. Mattl’aplaquéeaprèsqu’elleluiaoffertsavirginité—etc’estlameilleurechosequiluisoit arrivée.Enfinpeut-êtrepaslameilleure.Çaamêmeétéatroce.Mais,lorsqu’elleadûreconnaîtreque Mattétaitdevenuunloser,elles’estenfinrenducomptequ’ellepassaittropdetempsàsedemander cequelui—etlerestedumonde—pensaitd’elle.Elles’estjuréquecelanesereproduiraitpaset n’a pas dévié depuis. Son obsession pour la mode ne se limite pas à lire des magazines pour être belle. Tracy veut devenir créatrice un jour, ou rédactrice en chef dans un magazine de mode ou… autre chose. D’après elle, sa formation a d’ores et déjà commencé. Elle lit tous les magazines de modequ’ellepeut,suitunevingtainedeblogsetpasseplusdetempssurLookbookquelaplupartdes geeksn’enconsacrentàCallofDuty17,voireversionplusrécentes’ilyena. Jel’envie.Elleatrouvésonbutdanslavieetenestdéjààlisterlesmoyensdel’atteindre. Finalement,quandj’ypense,jen’aipastellementderetardparrapportàelle—dumoinspour cequiestdesavoirquelestmonbut.Ilnemanqueplusqu’à…m’ymettre. Quand j’envisageais d’auditionner pour Damn Yankees, je m’entraînais devant un miroir… ce quim’apermisdedécouvrirquej’étaishorribleàvoirquandjechantais.LorsqueCaron,lapsyde ma mère, m’a demandé pourquoi je n’avais pas passé l’audition, dont je lui avais parlé, je me suis contentéedehausserlesépaules.Alors,elleadécrétéquej’étaisdépressive. Génial, non ? Mais la grande psy n’avait pas tort sur toute la ligne. C’est vrai que j’étais très enthousiasteàl’idéed’auditionner.C’estvraiaussiquej’aiétédéçue—demoi-même—lorsqueje me suis dégonflée. C’est pourquoi j’irai à l’audition pour Anything Goes, même si j’ai l’air d’une follequandjechante. ConradregardelesnumérosdeGQtombésparterre. —Qu’est-cequetufichesavectoutescesconneries? —J’adorelamode,répondTracy,l’airunpeuvexé. Elleramasselesmagazines,lesdéposesursapileetjetteletoutdanssoncoffre.Del’énormekit d’urgence que son père a acheté — il contient suffisamment de matériel pour résister à plusieurs catastrophessimultanées—ellesortunecouverturequ’elletendàConrad. —Tiens. Conrads’enveloppededansets’installesurlabanquettearrière,nonsansm’avoirjetéunautre saleregard.Tracyclaquelecoffreets’installeauvolant.J’aiàpeinebouclémaceinturepar-dessus maserviettemouilléequeConradattaque: —Alors,c’estparculpabilitéquet’asvoulumetirerdufonddelapiscine? Tracylefixeduregarddanslerétroviseur. —Siquelqu’undoitsesentircoupable,c’esttasœur.C’estellequis’estconduitecommeune follefurieusel’andernier. —Cen’estpascequ’onm’adit,marmonneConrad. —Ilexistetoujoursdeuxversionsd’unehistoire,dis-je. —D’accord,alorsécoutonstaversion.Commentquelqu’uncommetoiapupiquersonpetitami àmasœur? LaquestiondeConradrésonnedansmesoreillestandisquej’éteinslaclimquimarcheàfond depuis que Tracy a enclenché le bouton « power ». Je claque des dents parce que je suis encore trempée. J’espère que ma mère n’est pas restée debout pour m’attendre. Si je dois lui expliquer comment je me suis retrouvée tout habillée dans une piscine lors de cette soirée, elle est capable d’attraperletéléphoneetappelerCaronpourluidemanderunrendez-vousd’urgenceenpleinenuit. Elleestcommeça,Kathleen. Jeviensd’appeler—mentalement—mamèreparsonprénom,Kathleen,et,sansquejesache troppourquoi,jemesensmieux.Moins«déprimée»,pourainsidire. —Allô?faitConrad,quiattendtoujoursuneréponse. Sij’étaisquelqu’und’autre,jeverraislàuneoccasion,commeCaronaimeappelerlessituations compliquées.Uneoccasiondedévoilermaversiondel’histoireouquelquechosedanslegenre. Maisenfait,c’estjustehorribled’entendreConradposeràsamanièrelaquestionquej’aipassé unebonnepartiedel’étéàmeposer:qu’est-cequ’ungarçonaussimignonqueJamieFortapeutbien metrouver? — Je pense que la question à se poser est plutôt : comment est-ce que tu t’es retrouvé dans la piscineetpourquoil’équipedenatationcherchaitàtenoyer?intervientTracy. — Pitié, j’ai vu la vidéo de ton initiation sur YouTube l’an dernier, quand tu te prenais pour Beyonceensoutien-gorge,surunparkinggeléaprèslebalderentrée.J’aipasbesoindet’expliquer. Tracy n’avait pas prévu cette riposte. Conrad lui rend la monnaie de sa pièce et elle n’a pas l’habitude. —Dansersurunparkingestunechose,échapperdepeuàlamortenestuneautre,tunecrois pas?luidis-je. —EtrehétéroàUnionestunechoseetêtrecommejesuisàUnionenestuneautre,tunecrois pas? Conradaditçaavecunepetitevoixaiguëquineressemblepasdutoutàlamienne. Ilsoupire,plusagacéqu’abattu,etreprendpourTracy: —Tonexs’enestprisàmoiparcequ’ilfaitdanssonfrocàl’idéequejepuisseleregarderà poildanslesvestiaires.P…,bonjourlespréjugés! Tracynerépondpas.Moinonplus.MmeMasoneseraitpascontentedenousvoirapporteraussi peu de soutien à quelqu’un qui vient juste de nous avouer son homosexualité. Même s’il l’a fait de manièreàcequ’onsesenteaussibêtesquepossible. Conradseméprendsurnotresilence. —Jesuisgay,explique-t-il,exaspéré. —Onlesait,répondTracy,glaciale. — Non ? Ne me dis pas que quelqu’un à Union est capable de repérer les gays ? Enfin, si quelqu’unenestcapable,c’estforcémentlafillequitraînedesvieuxnumérosdeGQetdeVoguedans soncoffre.Sansrire,toutestsiprévisibleàUnion. Conrads’avachitsurlabanquetteetenfoncesesgenouxdansledossierdemonsiège. —Bon,Rose—c’estbientonprénom?—tusorsavecJamieouc’estjustequ’iltelajouebeau ténébreuxinsaisissable,commed’hab’,qu’ilsepointedetempsentempsettefaituntrucsexyjuste pourtetenirenhaleinejusqu’àlaprochainefois? Tracyetmoi,onenalebeccloué—maispaspourlamêmeraison.Monamien’estsûrement pasétonnéequejen’arrivepasàmoucherConrad.Enrevanche,ellemanquerarementderepartie.Ce quimesurprendaussi,c’estlacapacitédeConradàappuyertoutdesuitelàoùçafaitmal.C’estun donchezlui!ÇadoitêtredanslesgènesdesDeladdo. Soudain,lacolèremeprend.Certes,Conradvientd’êtrehumiliédevanttoutUnionHigh,mais ce n’est pas une raison pour qu’il s’en prenne à moi, surtout alors que j’ai plongé pour lui, tout habillée, dans une piscine. D’accord, on m’a poussée. Mais si j’étais assez près du bord pour y tomber,c’estbienparcequej’étaisprêteàplonger,non? Lesarcasmen’estpasvraimentspontanéchezmoi,maisilm’envientjustementuntoutficelé.Je prendsmarespirationetjemelance: — J’ignore totalement ce qui se passe avec Jamie, pour la bonne raison que nous ne nous sommes pas parlé depuis que ta folle de sœur l’a fait arrêter parce qu’il avait commis le crime répugnantd’inviterquelqu’uncommemoiaubaldefind’année. Tracyquittelaroutedesyeuxuninstantetmejetteunregard.Elleestàdeuxdoigtsdemefaire unsignedevictoire.JesenslesgenouxdeConrads’enfoncerdansmondos. —Alorscommeça,Jamienet’apasappeléeuneseulefoisdetoutl’été?Aprèst’avoirplantée pourlebal? Illaisseencoreéchappercepetitriresombrequisembleapparteniràquelqu’undeplusâgé. — P… C’est raide. Il faut dire qu’il était occupé à courir après Regina pendant les cours de rattrapagecetété. Conradmarqueunepause,parfaitementconscientqu’ilvientdem’apprendrequelquechose. — Evidemment, Regina était occupée avec ce c… d’Anthony, juste pour rendre Jamie jaloux. «Oh!latoileenchevêtréequenoustissons.»C’estduShakespeare,non?Jecroisbienquec’estdu Shakespeare. Jelecorrige,feignantden’êtreaucunementtroubléealorsquemoncerveauestenébullition. —C’estdeSirWalterScott. Donc, Jamie m’a évitée tout l’été et Regina l’a fait tourner en bourrique. Formidable. Enfin, maintenantaumoinsjesaispourquoiilneveutpasentendreparlerdemoi.Apparemment,ilfautle fairejeterenprisonpourgagnersoncœur.Jetâcheraidem’ensouvenir. Mais que vient faire Anthony Parrina dans l’histoire ? Si Regina veut reconquérir Jamie et si JamieveutreconquérirRegina,quefait-elleencoreaveccecrétind’Anthony? Celamedépassetellementquecen’estmêmepasdrôle. —Jevaisoù?s’impatienteTracy. —TuprendsHilljusqu’àBarryettutournesàgauche.Mamaisonestaumilieudelarue.Justeà côtédecelledesForta,préciseConradàdessein. Nous nous taisons tous trois, ce qui est plutôt un soulagement. Nous quittons le quartier chic d’Union, avec ses grandes maisons entourées de pelouses verdoyantes et de clôtures impeccables, pourlequartiervoisin,avecsesmaisonspluspetitesetd’aspectvariable.Nouspassonsdevantune maisonrecouvertedemétalsombre.Au-dessusdelaporteflotteundrapeauaméricain,etlabannière « Soutenons nos troupes » tendue sous les fenêtres paraît presque fluorescente tant il y a de projecteursbraquésdessus.S’iln’yavaitpasConrad,jedemanderaisàTracydes’arrêterpourqueje puisseprendreunephotoetl’envoyeràVicky;elleaimepostersursonsitedesphotosdebannières similairesprisesdanstoutlepays. Kathleendétestequejeledise,maisVickyestuneamie.Sonfils,lesergentTravisRamos,est unedespersonnestuéesenmêmetempsquemonpèredansl’explosiondesonconvoi.J’aidécouvert cesiteàlamémoiredeTravisàl’automnedernieretcelam’adonnél’idée—aprèsuncertaintemps —decommencermoiaussiunsitepourmonpère.Unenuitquejen’arrivaispasàdormir,j’ailaissé un commentaire sur le site de Travis, expliquant qui j’étais et demandant des conseils pour lancer monpropresiteetsavoirsijedevaislefaire.C’estainsiquej’aifaitlaconnaissancedeVicky. Ellearéponduàmone-mailaussitôt,enmecitantdenombreusesraisonspourlesquellesunsite à la mémoire d’un disparu est une excellente manière de lui rendre hommage. C’est elle qui m’a suggérédelancercesitepourl’anniversairedesamort,unanaprèsl’explosion.C’estencoreelle quiacontactélesmembresdesalistedediffusionpourleurannoncerqu’ilexistaitenfinunsitedédié à Alfonso Zarelli. C’est ainsi que je me suis retrouvée avec des tonnes de commentaires pour cet anniversaire—etquej’aidécouvertquemonpèreavaitdécidéderesterunanenIrak,alorsqu’il m’avaitpromisderevenirauboutdesixmois. Ces commentaires m’ont un peu obsédée pendant plusieurs jours, mais Vicky et moi avons échangébeaucoupdemailsetellem’aaidée.Ellecomprenaitcequejevivais. Le lendemain de l’anniversaire, ma mère est venue dans ma chambre et m’a fait une scène à proposdeVickyendisantquejenedevaispasdépensermes«ressourcesémotionnelles»pourune femme adulte en état de deuil. J’ai tout de suite compris que ma mère avait lu mes mails — ce qui n’étaitpasdifficilepuisquec’estellequiaouvertmoncomptelorsquej’étaisaucollègeetquejen’ai jamaischangélemotdepasse.Jen’enavaisjamaiséprouvélebesoin… Cettesemaine-là,j’aieudroitàdeuxséanceschezlapsyaulieud’une. Trèshonnêtement,jecroisquemamèreétaitjalousequej’expliquedavantageàVickyqu’àelle combienmonpèrememanque.C’estprobablementpourquoijen’aipaschangémonmotdepasse immédiatementaprèsavoirdécouvertqu’ellelisaitmesmails.D’unecertainemanière,cettejalousie mefaisaitplaisir. C’est juste que parfois, c’est bizarre, mais il est plus facile de parler à des personnes qu’on connaîtàpeine. NousnousarrêtonsdevantlamaisondesDeladdo.PasdifficiledecomprendreoùhabiteJamie. LamaisonàgauchedecelledesDeladdoestparfaitemententretenueetéclairéecommeunjourde fête.J’aperçoisàl’intérieurunécrandetélévisionmuraletunchienquisautesurlecanapé;ilaboie etsedémènecommeunfouparcequenousstationnonsdevantsonterritoire. LamaisonàdroitedecelledesDeladdoestpetiteetenmauvaisétat.Lapelouseestgrilléevoire chauve aux endroits où l’herbe refuse de pousser. Les volets marron pendent sur leurs gonds, la peintureblanchequisedétachedelafaçadeettombesurlesbuissonsàmoitiésecsressembleàdela neige sale. Les gouttières débordent de feuilles et de branches mortes qui semblent pousser sur la maison,maisonquin’estpaséclairéeetsemblevide. Jamieaeudix-huitanscetété.Enthéorie,iln’estplusobligédevivreici.Et,étantdonnéceque sonpèreafaitquandilaétéarrêté,j’aidumalàcroirequ’ilpuisseavoirenvied’habiteraveclui. Mais je serais prête à parier que Jamie n’est pas du genre à laisser son père seul à moins d’y être obligé. Jamiepeutêtreloyalàl’excès. Quepenseraitsamèredecettenuitquesonpèreluiafaitpasserderrièrelesbarreaux? J’aivusonpèredeloinaurestaurant,àThanksgiving.Ilsemblaitplusdésireuxderegarderle matchdefootquedeparleravecsonfils.Jenesaispasgrand-chosedelui—ilestflic,ilaunpeu pétélesplombsàunmomentdonnésibienqueJamieadûallervivrechezlesDeladdoquelquesmois —,jepréfèrenepasypenserparcequeçamerenddingue,moiaussi. J’en sais encore moins sur sa mère. Je sais seulement qu’elle n’habitait pas avec Jamie et son père parce qu’elle vivait dans une sorte d’institut près de Boston. Je sais aussi qu’elle était morte depuispeulorsqueJamies’estfaitvirerdel’équipedehockey. C’estl’époqueoùilestdevenul’undespatientsdemamère. Eh oui, j’ai la chance d’être la fille d’une psychologue pour ados qui suit elle-même une thérapie.Pasétonnantquej’éviteàtoutprixlesconversationsavecelle. ÇamerenddinguequemamèreensachedavantagequemoisurJamie.Ilestvraiqu’àl’heure actuelle j’éprouverais la même chose envers toute personne ayant pu parler avec Jamie cet été : la caissièredusupermarché,lesgarsquionttravailléàlavoirieaveclui,sonagentdeprobation. Regina. —Qu’est-cequejefaisdelacouverture?demandeConradendétachantsaceinture. Tracyn’apasletempsderépondrequelaportedesDeladdos’ouvre.Unefemmeregardedans notre direction. Sa main hésite près de la poignée de la moustiquaire, comme si elle se demandait quoi faire. Elle met l’autre main en visière pour se protéger de la lumière qui éclaire le perron et mieuxnousvoir. —Merde,marmonneConrad. Il passe une main dans ses cheveux et regarde sa chemise et son pantalon fichus à l’aspect vaguementtieanddye. —Laisse-lalà,répondTracy. Sansajouterunmot,Conraddescenddelavoiture,claqueviolemmentlaportièreetsedirige vers sa maison. J’ai l’impression qu’il se transforme physiquement sous mes yeux comme s’il essayaitdedevenirinvisible.Ilbaisselatêteetregardeparterre,tiresachemisepourcacherleplus possible son pantalon, puis capitule et fourre ses mains dans ses poches. La femme lui ouvre la moustiquaire,ilpassedecôtépournepaslatoucheretpournepasqu’elleletouche.Elleluiposeune question,ilsecouelatêteavecvéhémence,commesic’étaitunequestiondevieoudemort,touten s’éloignant.Elleleregardemonterlesmarchesdeuxàdeuxpuis,quandiladisparu,seretournevers nous.Ellelèveencoreunemainpourseprotégerdelalumièreetnousadresseunpetitsaluthésitant avantderefermerdoucementlaporte. 3 Expier(v.):racheterunefaute. (voiraussi:Jamie…s’excusant?) *** —Mattestunsadiquecomplet,meditTracy. Jefeinslastupéfaction. —Tracy!Nemedispasquetuasenfinouvertlemanueldevocabulairequejet’aidonnél’an dernier? Ellelèvelesyeuxauciel. —Maisc’estvrai,quoi. Je pourrais lui rappeler que j’ai passé presque toute l’année de Troisième à lui dire que Matt étaitdevenuunabrutisadique,maisçasepassesibienentreTracyetmoiencemomentquejeveux surtoutéviterles«jetel’avaisbiendit».Mêmesij’aiunetrèsgrosseenviedeledire. TracysortdesondressingunpantalondesportsuperdouxetunT-shirtbleu—ellesaitqueje l’adore—qu’ellemetend. —Tiens.Etn’oubliepasl’après-shampooingsansrinçage.Riendepirequelechlorepourles cheveux.LescheveuxdeMattmefaisaienttoujourspenseràdelapaille. —Beurk. J’enlèveleT-shirtdesoie.Jesaisqu’ilestfichu—ondiraitdupolystyrèneautoucher.Jenel’ai pasplustôtretiréqueTracyl’emportedanslasalledebainspourlesoumettreàunritueldelavage spécialàl’aided’unelessivepourlingedélicat—j’ignoraisqueçaexistait—conditionnéedansun flaconnoirenformedecorset. —JesuisvraimentdésoléepourtonT-shirt. Jelasuisentraînantlespieds.Jedétestesasalledebains.J’évitetoujoursd’yallerparcequ’elle estentièrementgarniedemiroirs—onnepeutlittéralementpaséviterdesevoirenface,àmoins d’êtresousladouche.Or,meregarderdansunmiroirn’estpascequejepréfère.Cetété,j’aimême retiré celui qui garnissait l’intérieur de mon placard parce que je n’arrêtais pas d’observer mon visageetmescheveux,aucasoùilschangeraient—enfin!—enmieux. Etbiensûr,jen’aiconstatéaucunchangement. Tracy, au contraire, possède ce que Caron appellerait « une saine estime de soi ». Elle vérifie continuellementsonaspectdanslemiroirpours’assurerquelatenuequ’elleacomposéefonctionne sous tous les angles et que sa coiffure et son maquillage produisent un effet optimal. Quand je la regardefaire,jenemedispas«Mameilleureamieestvaniteuse»,commejelepensaisautrefois, mais plutôt « Qu’est-ce que ça fait d’avoir plaisir à se voir dans un miroir ? ». Evidemment, je ne m’attendspasàvoirunedéessequandjemeregarde,maisildoityavoirunjustemilieuentre«Je suistropbelle»et«Jesuistropmoche»,non? Sûrement. —Net’inquiètepaspourceT-shirt,mefaitTracy. Ellelepromènedansl’eauendécrivantdes8. Jesensmalheureusementqu’elleditcelauniquementpourmemettreàl’aise.Jesaisquec’est terriblepourellequeceT-shirtaitétéabîméavantmêmequ’ellel’aitportéunefois. —Jet’enachèteunautres’ilestfichu,compris? — Oui, oui. S’il est fichu, c’est Matt qui m’en achètera un autre. Il achètera aussi un nouveau pantalonàConrad. —Ehbenbonnechance. —Jepourraislemenacerd’appelersamère.Ellem’aimebien.Jesuissûrequ’elleseraitravie d’apprendrequ’ilatentédenoyerunfreshmanjustepours’amuser. EllesortleT-shirtdulavabo,lerenifleetleremetàtremper. —Lechantagemarcherapeut-être.Sinon,çamedonneraaumoinsl’occasiond’apprendreàses parents qu’il couche et qu’en guise de contraception, il dit aux filles « C’est ton problème, pas le mien». JeregardeTracydanslemiroir. —Tunem’aspasditquevousaviezutiliséunpréservatif? Tracysoupire.Nousavonsdéjàeulamêmeconversationàmaintesreprisesl’andernier,quand Mattlaharcelaitpourqu’elleprennelapiluleetquemoijelaharcelaispourqu’ellel’obligeàutiliser unpréservatif. —Si.Onl’afait,Rose.Maisuniquementparcequej’enavaisapporté.Mattnepensaitqu’àlui.Il étaitvraimentsansintérêt.Crois-moi,tupeuxêtrecontented’êtreencorevierge. Elledésigneunflaconposéauborddelabaignoire—elleadevinéquejen’ypensaisdéjàplus. —N’oubliepasl’après-shampooingsansrinçage. Elle ferme la porte derrière elle, me laissant seule au milieu des miroirs, en soutien-gorge et danslepantacourtamplequejeluiaiempruntépourlasoirée—impossibledecasermescuissesde coureusedanssesjeansslim,mêmeenm’oignantpréalablementd’huiledefriture.Jemetournevers lerideaudedoucheetretiremesvêtementsmouillésenessayantdenepasapercevoirmonrefletdans un miroir. Je n’ai pas envie de voir mon corps nu dans la glace alors que je me demande s’il est normalquejesoisencorevierge… J’aiquinzeansetjesuisenSeconde—ilnedevraitpasêtresiétonnantqueçaquejen’aipas encore eu de relation sexuelle, non ? Mais bizarrement, lorsque Tracy fait remarquer que je suis encorevierge—cequiarrivefréquemmentdepuisqu’elleacouchéavecMatt—,çamefaitundrôle d’effet. Lorsquel’eauestsuffisammentchaude,jemeplantesouslejetdixbonnesminutespoursentirla chaleur me pénétrer. Je n’ai pas eu aussi chaud depuis que Jamie m’a sortie de la piscine, avec sa mainquimebrûlaitlapeauetsesyeuxquilançaientpratiquementdesflammes. Est-ilfurieuxcontremoi?C’estpourtantluiquim’aplantée,commejemelerépètesanscesse! Alorspourquoiest-ilaussienrogne? Caron dit que je dois cesser de m’imaginer que tout est ma faute. Généralement, elle me demandeensuitesij’ail’impressionquemonpèreestmortparmafaute.Mamèreatoujoursl’airsur lepointdevomirquandonenarrivelà. J’éteinsladoucheetmesèche,toujoursàl’abriderrièrelerideau.J’enfilelepantalondesport, leT-shirt,etfuislesmiroirsleplusvitepossible. Installéeparterre,TracyéplucheminutieusementVogue,unmarqueurdansunemain,unblocde Post-it dans l’autre. Je m’assieds près d’elle et, m’attelant à un vieux numéro de Elle, arrache soigneusementlespagesqueTracyacornées. J’ignoretotalementpourquoielleveutconservercespagesplutôtqued’autres,parcequetous les mannequins et toutes les tenues se ressemblent. Mais, comme Tracy me l’a expliqué en détail lorsque j’ai commencé à l’aider dans ce travail, chaque tenue est une œuvre d’art unique méritant qu’on l’étudie. Devant mon scepticisme, Tracy m’a rappelé le monologue de Meryl Streep dans Le Diables’habilleenPrada,oùelleclouelebecd’AnneHathaway,laquelles’estmoquéed’ungroupe de rédactrices en chef qui tentaient de décrire le ton de bleu exact d’une ceinture. Je sais de quel monologueellevoulaitparler—ilm’adonnél’impressionquelamodeestuneformed’art.Jene l’avaisjamaisenvisagéesouscetangleauparavant. Toutenjouantlesassistantes,jejetteuncoupd’œilautourdemoi.Ilyaunan,j’auraisétéassise sursontapisorangeetTracy,installéedanssonfauteuilpoire,m’auraitdemandésielledevaitoupas coucher avec Matt. Aujourd’hui, le tapis à franges a laissé place à un tapis noir décoré de lignes grisesquidoiventprobablementreprésenterdesfleurs,etdeuxfauteuilsenplastiquetransparentont remplacélapoire.Etcequenousfaisonsaunsens—dumoinspourTracy. Honnêtement,jenesaismêmepascequenoussommesentraindefaire. Tracyacouvertlesmursdesachambredepagesdemagazinesetdephotosdeblogs,maisne s’est pas contentée de les coller avec du scotch, comme on le voit dans la plupart des chambres de filles.Ellelesfixeàl’aidedepetitsaimantssurunmurentièrementenduitdepeinturemagnétique,les déplacetouslesjoursetlescouvredePost-itdedifférentescouleurs.Parfoiselleécritunmotouune phrasesurlePost-itcomme«Bulle!»ou«Cielbleu»;parfoiselleyinscritjustedeslettres. Sijeluidemandecequ’ellefait,ellemerépondjustequejelesauraibientôt. Nousnesommespascenséesnouscacherdeschosescetteannée,maisellesemblesiheureuse quandjeluiparledesonprojetquejedécidedenepasluirappelercetterègle. —Alors,Peterareprislescours? Tracyselève,disparaîtdanslasalledebainsetrevientavecl’après-shampooingquej’aioublié d’appliquersurmescheveux. Jehochelatêtesansriendire. —Ilaretrouvésa—comments’appelle-t-elle?Cettetoxicohyperfriquée? Tracy, qui en pince pour mon frère depuis son plus jeune âge, sait parfaitement comment s’appellelapetiteamiedePeter.Maiselleserefuseàprononcersonnom.Ilm’arriveparfoisdene paspouvoirnonplus. —Ouais,ilaretrouvésonAmanda. Je lui prends le flacon et verse un peu d’après-shampooing dans mes mains. Super. Ça sent la tomatefraîchementcueillie. —Elledevaitavoirhâtedelefairereplongerdansladéfonce. Cesmotssonnentbizarrementdansmabouche—pourunefoulederaisons. J’aidumalàimaginerPeterdéfoncé.Jen’auraisjamaiscruquemonfrèreseraitdugenreàse droguerjusteparcequesapetiteamielefaisait. Caronditquelesraisonspourlesquelleslesgenssedroguentsont«souventtrèscomplexes». Ça fait partie des choses qui déclenchent automatiquement un hochement de tête chez ma mère. MamanetCaronseconnaissenttrèsbien—ellesonttravaillédanslemêmecabinet—etjemesens généralementenminoritéquandCaronparleetquemamanhochelatêtecommeunpantinàtoutce qu’elledit.MaislorsqueCaronévoque«lacomplexitédesmotifspourlesquelsPeterfaitusagede stupéfiants»,làmamandevientmuetteetregardeparterre. Moijenepensepasquecesoit«complexe».Jepensequ’illefaituniquementparcequ’Amanda leluidemandeetqu’ilchercheàl’impressionnerparcequ’iln’ajamaiseudepetiteamieaussijolie. Alaréflexion,iln’amêmejamaiseudepetiteamietoutcourt. —Alors,commentvaPeter?Tuluiasparlé? Tracynem’apasreposélaquestiontoutdesuiteafinqu’elleparaisseplusanodinequ’ellen’est enréalité.Jesecouelatête. —Maistuvasl’appeler,non?Pourprendredesesnouvelles? —Unjour. —Tuestoujoursfurieuse,c’estça? J’opineduchef. —Tuferaispeut-êtremieuxdet’inquiéter… —Ettoi,tuferaispeut-êtremieuxdel’appelertoi-mêmesitutienstellementàluiparler,luidisjepourlataquiner. —Cen’estpasquejetienneàluiparler,dit-elleprécipitamment.C’estjustequejem’inquiète. Ellemefixedesonregardleplusgrave. —Tudevraist’inquiéteraussi. Environunesemaineavantlarentrée,PeteretAmandanousontrenduvisite.Ilsavaienttravaillé pendant l’été dans un motel sur l’île de Martha’s Vineyard, et la première chose que j’ai remarqué c’estqu’ilsnesemblaientpasavoirprislesoleildutout.Quelintérêtya-t-ilàsecoltineruneclientèle prétentieuseetexigeantedansunhôteldeMartha’sVineyardsil’onnevapasàlaplage? Ensuite,j’aipenséqu’ilsavaientpeut-êtreétéparticulièrementscrupuleuxsurlacrèmesolaire. Amandameparaissaitvraimentdugenreàcultiverlestylecachetd’aspirine. Maiscelan’expliquaitpaslespochessouslesyeux. C’était la première fois que maman et moi rencontrions Amanda et j’attendais ce jour avec impatience. J’étais encore furieuse qu’elle ait invité Peter chez elle pour Thanksgiving sachant que c’étaitnotrepremierThanksgivingsanspapa.QuandPeteravaitappelépournousl’annoncer,jelui avaiscarrémentraccrochéaunez. Amanda et Peter sont donc arrivés dans la décapotable Mercedes gris métallisé que le père d’Amanda—égalementpsy,d’ailleurs—luiadonnéequandils’estachetéunenouvellevoiture.On auraitditqu’ilsnes’étaientpasdouchésdepuisdessemaines.Quandj’enaitouchéunmotàmaman, ellem’aréponduquec’étaittypiquedesétudiants.Commequoi,unefoishorsdunidfamilial,ilsse rebellaientcontrelesrèglesd’hygièneinculquéesparlesparents… Amanda est vraiment jolie — rien à redire de ce côté-là, bien que Tracy la trouve maigre au pointquesatêteparaissetropgrossepoursoncorps.Elleportedesvêtementsamplesstylemiséreux, mais trop beaux, si bien qu’on voit tout de suite qu’elle a de l’argent. Elle a de très longs cheveux blonds,desyeuxvertsetressembleàunchatendormilorsqu’ellesourit. Ouàunchatdéfoncé. Pendantquelquesjoursaprèsleurarrivée,j’aivraimentcruqu’ilsavaienttravaillédur,etPeter était trop épuisé pour discuter. C’est à peine s’il a daigné remarquer ma présence jusqu’à ce qu’il m’annoncequ’ilmedonnaitsonancieniPhoneparcequeAmandaluienavaitoffertunautre.C’était letroisièmejourdeleurvisite. Nepasseparlerentrefrèresetsœurs,c’estpeut-êtrenormalpourcertains,maispaspournous. Peteretmoiavonstoujoursététrèsproches.Ilveillaitsurmoietsemontraitmêmegentilavecmoi en public. C’était peut-être parce que nous avions quatre ans de différence — nous ne nous intéressionspasauxjouetsl’undel’autrequandnousétionspetits,niauxamisl’undel’autreplus tard. Jepouvaisvenirluidemanderconseildanspratiquementn’importequellesituation.Quandilest arrivé avec Amanda, j’avais prévu de lui expliquer combien j’étais inquiète de retourner à Union High après avoir compromis l’avenir de Regina, et que j’avais besoin de vraies « stratégies d’ajustement », au lieu de celles que Caron et maman m’inventaient en thérapie. A les entendre, je devaisexpliqueràReginacombiensaconduitem’avaitblesséeenutilisantlaphrasesuivante(remplir lestrousaveclesexpressionsadéquates):«Regina,jemesuissentie[trou]lorsquetum’as[trou].» Laseuleetuniquefoisoùj’airipendantuneséancedethérapie,c’estquandjemesuisimaginée entraindedireçaàRegina. Bref,jenerisquaispasdedemanderconseilàPeteràproposdequoiquecesoitquandj’aivu l’énorme complexe de supériorité qu’il se trimballait. En me donnant son stupide iPhone, il m’a mêmetapotélatêteenm’appelant«petite».EtAmandam’asouribizarrement,d’unairtriste,enme disantquej’étais«vraimenttropchou». — Peter, qu’est-ce que ça fait d’avoir une petite sœur ? Regarde comme elle est adorable. Ça doitêtregénial! Elleaditçadevantmoi,aveclavoixqu’onprendgénéralementpourparlerd’unchiotoud’un bébé. Biensûr,jesaismaintenantqu’ilsétaienttouslesdeuxdéfoncésàcemoment-là.Laseulechose quej’ignore,c’estcequ’ilsprenaientendehorsdel’herbe. C’estbienladernièrechosedontj’aieenviedeparler. —Alors,est-cequeJamiet’aaumoinsditbonsoir,toutàl’heure?reprendTracy. Non,correction:l’avant-dernièrechosedontj’aieenviedeparler. Jesecouelatêtesansrépondre.Tracysepenchepourremettrel’albumdeFeistqu’ellen’arrête pasd’écouterdepuisquejeluiaiditdel’acheteretellenemeposeplusdequestions. *** Voilàplusd’uneheurequejesuisallongéesurlelitd’appointdanslachambredeTracyetque j’essaietouslestrucsquejeconnaispourm’endormirquand,soudain,j’entendsquelquechose. Audébut,jenereconnaismêmepascebruit. Puisçamerevient:c’estmontéléphonequivibre. Quelqu’unm’appelle. Jeconsultel’heure.Ilest1heuredumatin. JeregardeTracy,quis’estendormieentroissecondesàpeuprèsetaunsommeildeplomb.Elle estK.-O. Jechercheàtâtonsmonportablequi,àforcedevibrerdeplusenplusfort,asautédutapis,fait desbondssurleparquet,etvaprobablementréveillertoutelamaison. Jel’empoigne.Uneangoissefamilièremeprendàlagorge.Moncœurcommenceàavoirdes ratés,j’ailesoufflecourt.Enthéorie,lorsqu’onreconnaîtlessymptômesd’unecrisedepanique,on estcensélesdominerplusoumoinsetlescontrôler.Jenemaîtrisepasencorecetart,maisdumoins une partie de mon cerveau continue-t-elle de fonctionner rationnellement tandis que mes voies respiratoiresessaientdesefermer.Aulieudecrier«Est-cequejevaismourir?»,jesuiscapablede medemander«Pourquoicelaseproduit-ilmaintenant?»,questionbeaucoupplusconstructive—en apparence. Caron dirait… Oublions un peu Caron. J’en ai marre de l’entendre sans arrêt en mon for intérieur. C’est comme si elle s’était infiltrée dans ma tête pour y installer tout une panoplie de réponses automatiques à des situations données. Je n’ai pas besoin qu’elle m’explique pourquoi je suisauborddelacrised’angoisse—jesaisdéjàpourquoi.C’estparcequelorsquequelqu’unvous appelleà1heuredumatin,c’estforcémentparcequequelquechosevamal.Vraiment,horriblement mal. Tout ce que je sais, c’est que si Peter me laisse seule avec Kathleen, je ne le lui pardonnerai jamais. Jetentederespireràfond,j’échoue,etregardel’écrandemontéléphone. Iln’affichepas«BostonMassGeneralHospital». Iln’affichepas«Maman». Ilaffiche«Jamie». Jeclignedesyeux.Jerêve. Cen’estpaspossible.Si? —Allô? Jechuchote,lavoixcasséeetenrouéeparmanqued’air. Aprèsunsilence… —Salut. Dèsquej’entendssavoix,jesensdenouveausesmainssurmesbras.Leurchaleurremontedans mon cou, sur mon visage, sous mes cheveux. Elle dissipe la crispation de ma gorge et de mes poumonsettoutsembles’ouvrirpouraccueillircettesensationquisecommuniqueàtoutmoncorps. —Salut,réussis-jeàdire. —Çava,aprèscequet’afaitHallis? —Je… J’essaiedeparaîtreaussicalmequepossible,maisjesuisgênéequ’ilm’aitvuelorsqu’onm’a pousséedanslapiscine,furieusequ’ilnem’aitpasdonnédenouvelles—etsiheureusedeluiparler que c’est à peine si je peux formuler une phrase ! Je ne sais pas par où commencer. Je devrais certainementluiraccrocheraunez.Maisvoilàplusdedeuxmoisquej’attendsqu’ilm’appelle… Ilyadeschosesquej’aibesoindesavoir. —Tupeuxdescendre?medemande-t-il. —Maintenant?Mais…où? —Dehors. —Jenesuispaschezmoi. —Jesais. —Tu…comment? —Rose. —Jenepeuxpas… —S’ilteplaît. Waouh ! C’est la première fois que j’entends Jamie dire « s’il te plaît ». Mon estomac fait un petitbond.C’estdifficilededirenonàJamieForta.Quantàluidirenonquandildit«s’ilteplaît»… Jemedemandesiuneseulefilleadéjàréussi.Mêmesij’estimequ’iln’apasàm’appelerà1heuredu matinniàmedemanderdemeleveretdesortirjusteparcequ’ilaenviedemevoir,jemelèveet enfilemeschaussuresmouillées.Çam’énervequ’ilaitcepouvoirsurmoi. Maisc’estaussitrèsexaltant.Ou…j’ignorecommentondit.Excitant,peut-être. Ouais,excitant. Jesais,c’estnul. Maiscestrucsexcitantssontnouveauxpourmoietjetrouveçaplutôtirrésistible. —D’accord,jevaisessayer,luidis-je. Maisiladéjàraccroché,commes’ilsavaitquedansdeuxsecondesjeseraienroute. Qu’est-cequimeprend?J’aivucommentiladéfenduReginacesoir.Indiscutablement,ilya encorequelquechoseentreeux,quoiqu’enpenseetendiseAnthonyParrina.MaisJamiem’aaussi défendue,moi. Jedoisluiparler.Afindemettreleschosesaupointunefoispourtoutes. Eh oui, c’est comme ça avec Jamie Forta. Il suffit d’une bonne conversation et soudain tout devientclaircommedel’eauderoche. Parfaitement. Jesaisqu’ilmeserafaciledequitterlachambredeTracysanslaréveiller,maiscommentvaisje faire pour tromper la vigilance de ses parents ? Tracy le fait souvent, mais je ne connais pas sa technique. Si je me fais pincer, je peux toujours essayer de dire que je souffre de somnambulisme depuislamortdemonpère.Personnenemettramaparoleendoute. Papanonplusnedisaitpastoujourslavérité—alorspourquoileferais-je? Auboutdedeuxpas,jecomprendsquejen’auraispasdûremettretoutdesuitemeschaussures. Nonseulementellesfontdubruitsurleparquet,maisenplusellessonttellementimbibéesd’eauque mespiedss’yenfoncentavecd’étrangesbruitsdesuccion.Jeretiredoncmeschaussures,lesposepar terreetgagnelecouloirsurlapointedespieds. Laported’entréeestaubasdel’escalier.Jem’accrocheàlarampeetdescendsprudemmenten évitantlepluspossiblelecentredesmarches,aucasoùellesgrinceraient.Arrivéeenbassansavoir faitunbruit,jedécouvreunvoyantvertalluméprèsdelaporte. Lesystèmed’alarme. Ilfutuntempsoùlecodedel’alarmeétaitladatedenaissancedeTracy—2907.Maisilapeutêtrechangé.Etsijecomposelemauvaiscodeenessayantdeneutraliserl’alarme,risque-t-elledese déclencher? Montéléphonevibredansmamainetjefrôlelacrisecardiaque.J’arrêtelavibrationetregarde l’écran.C’estuntextodeTracyquidit«2907». Jesouris. Tracyn’estpastrèsfandeJamie—etsansdoutenedort-ellepasaussiprofondémentquejele croyais—etpourtantellem’aide.Jesuissûrequ’ellen’apaseubesoinderegarderparlafenêtre poursavoirquim’aappelée. Jecomposelecode,jesors,jevérifiequelaportenevapasseverrouillerderrièremoi…etje levois.Del’autrecôtédelarue,adosséàsavoitureverte,ilm’attend. Ilestcanon. Moipas. Je suis nu-pieds en pantalon de sport et en T-shirt, autrement dit en pyjama. J’ignore à quoi ressemblentmescheveuxetjenesuispasmaquilléeparcequej’aieffacétoutletravaild’artistede Tracyilyadeuxheuresàl’aidedesoncoûteuxdémaquillant. Etalors?demandeunepetitevoixdansmatête.Cen’estpastonpetitami. Ilpourraitl’être—quiteditlecontraire?rétorqueuneautrevoix. Nesoispasstupide.Ilnet’apasdonnésignedeviedetoutl’été.Oublie-le.Tun’auraismême pasdûdescendre. Pourquoies-tutoujoursaussinégative?C’estnul. Commesideuxvoixcontradictoiresnesuffisaientpas,celledeCarons’enmêlepourmedirede nepaslesécouteretd’être«présentedansl’instant». Çam’ennuiedelereconnaître,maisc’estunbonconseil. Mes pieds me portent jusqu’à Jamie et je me retrouve devant lui. Il m’observe de ses magnifiquesyeuxnoisetteparsemésdepetitestachesdorées.Jetrouveaufonddemoisuffisamment d’assurance pour me taire, pour ne pas meubler le silence. Il m’a appelée et m’a demandé de descendre—c’estàluideparlerlepremier. Je le regarde bien en face, les bras croisés. Le silence s’étire et se prolonge. Il commence à paraîtreunpeumalàl’aise.C’estplutôtagréable. —Merci—d’avoiraidéConradtoutàl’heure,dit-ilenfin. Jemetaistoujours.Jecroisquec’estlapremièrefoisquej’ailedessusavecJamie.Depuisle début. —Ecoute,Rose,jesuisdésolé,ajoute-t-il. Ilyatantderemordsdanssavoixquejesuisàdeuxdoigtsdeluidirequecen’estpasgraveet qu’ilnedoitpass’inquiéter. Maisjeluidis: —Pourquoin’as-tupasappelé? —Tuaseumonmot? —Celuioùtudisquetun’espasceluiqu’ilmefaut?Quetuesdifférent?Celui-là? Je parle d’un ton hostile. Jamie regarde un instant par terre puis lève les yeux vers le ciel nocturne. —Oui,dit-ilensefermant. Jeneveuxpasqu’ilfasseça—jedétestequandilserefermeetdisparaît,mêmes’ilestlàdevant vous — sans qu’il soit possible de le faire revenir. J’ai attendu ce moment trop longtemps. Je m’obligeàdéposerlesarmes. —Tusaisbienqu’Angelomel’aremis,dis-jeaussicalmementetnormalementquepossible. —C’estpourçaquejen’aipasappelé. Jesecouelatêteetmerapprochepourmettreleschosesaupoint. — Si tu ne m’aimes pas, Jamie, tu n’as qu’à le dire. Pas besoin de parler par énigme et de m’écrirequecen’estpasàcausedemoimaisdetoi. Mevoilàdenouveauhostile.Mavoixtrahitplusdecolèreetderessentimentquejenevoudrais. Maisjenepeuxpaslafermer.Pasmaintenant. —Quiaditquejenet’aimaispas? —Toi.Tum’asenvoyéunmotquin’expliquaitriendutout,ensuitetum’asignoréetoutl’été.Et toutàl’heure,tunem’asmêmepasditbonjour.Tum’astiréedelapiscinemaistuavaisl’airfurieux. Tunem’asmêmepasadressélaparolepar-dessuslemarché.Alorsçaveutdirequetunem’aimes pas.Etmême,plusexactement,quetunemerespectespas.Etsitun’aspasderespectpourmoi,je n’aipasdetempsàperdreavectoi. Lesvoixquisechamaillaientdansmatêteenontlebeccloué.JeviensenfindedireàJamiece que je pense depuis des mois, et c’est vraiment bon de voir qu’il ne s’attendait pas à cela de cette chèrepetiteRosequiesttoujourssigentilleaveclui.Ehbien,sache-le,JamieForta,cettechèrepetite RoseaétéremplacéeparlanouvelleRose,laquellenevapasselaisserfaire. Iln’yapasqueJamiequiexisteenversion2.0. Jevaisfaireunesortiethéâtrale,partirsansajouterunmotmais,aumomentoùjemeretourne pour le faire, Jamie me saisit par le bras et me tourne face à lui. Il se rapproche, ne laissant que quelques centimètres entre nous. D’une façon aussi étrange qu’excitante, cela ne m’intimide même pas. J’aimelaversion2.0. —J’étaisfurieuxcontreHallis—àcausedecequ’ilfaisaitàConrad—etparcequ’ont’avait pousséedanslapiscine. Jevoisbienqu’ilditlavérité,maispasentièrement.Quelquechosed’autresecacheaufondde son regard, mais je me rends compte brusquement que je suis trop fière pour lui demander ce que c’est.S’ilveutjouerlessolitairesetlesmystérieux,grandbienluifasse. —Oh!tuétaisfurieuxpourmoi?Maisqu’est-cequetuesaujuste?Mongardeducorps?Mon petitamidontjen’ailedroitdeparleràpersonne?Décide-toi,Jamie,etcessedemebalader. Ilparaîtaussimeurtriquesijel’avaisgiflé—puissoudain,seslèvresseposentsurlesmiennes siviolemmentetsivitequej’enailesoufflecoupé.Sonbaiserserépercutedanstoutmoncorpsen unenanoseconde.Ilmesaisitparlesbrasetmeplaquedosàlavoitureenmesoulevantpratiquement du sol. Je suis collée contre la portière sous son corps, sa langue caresse mes lèvres et s’introduit entreelles.Ondiraitqu’ilattendcemomentdepuisaussilongtempsquemoi. Maiscelanepeutpasêtrelecas. Jenesuisqu’unefillepleined’illusionsquienpincepourungarçonqui…quiestentrainde l’embrassercommes’ilenallaitdesavie. Ilm’entouredesesbras,quimeparaissentdifférentsdeladernièrefoisqu’ons’estembrassés — il n’est pas seulement plus musclé, mais ferme et… inébranlable, comme un mur de briques. Il glisseunemaindansmescheveux,l’autredescenddansmondos.Jemesenslittéralementdéfaillir commeunestupideprincessedecontedefées.Autrefois,j’auraisadorémesentirdéfaillirettomber enpâmoisonmais,làmaintenant,çaénervefortementRoseversion2.0. Iln’estpasquestionqueJamierecommence.Qu’ilsepointecommeunefleur,prennelepouvoir sur mon corps le temps d’un baiser et disparaisse. Je pense à ce que Conrad a dit — que Jamie débarquequandçaluichanteetembrasseunefillejustepourpouvoircontinueràjoueravecelle. Est-cequec’estcequ’ilestentraindefairemaintenant? Jesuissurlepointdelestopperquandlamainquiestdansmondosatteintl’ourletdemonTshirt, passe par-dessous et se pose sur ma peau à des endroits qu’il n’a jamais touchés. Ma tête se renverse contre la voiture et tout mon corps se met à vibrer. Nous nous figeons simultanément en prenant conscience que je ne porte pas de soutien-gorge. Je ne sais pas si c’est une bonne ou une mauvaisenouvellepourungarçon—quedoit-ilpenserd’unefillequineportepasdesoutien-gorge alorsqu’ellel’embrasseàpleinebouchecontresavoitureenpleinenuit?Certaineschoses?Riendu tout? Lentement — tandis que mon corps est pratiquement en transe et le supplie de me caresser partoutoùiln’estpascensélefaire—ildéplacesamainverslebasdemondos,lelongdemataille, sepencheenavantetenfouitsatêtedansmoncou.Ildégagetoujourscettebonneodeurdepropre maisuneautreodeurestvenues’yajouter—uneodeurquin’appartientqu’àlui,j’imagine.Lorsqu’il reculeetcessedem’écraserdesonpoids,jerelèvelatêteetouvrelesyeux.Jesuisessoufflée,mais je constate qu’il l’est un peu aussi — et quand mes yeux se posent sur le devant de son jeans, je comprendspourquoi… Jerougisd’embarrasetn’encroispasmesyeux.Aprèstoutletempsquej’aipasséàmedire qu’il n’y avait rien entre nous, que ce n’était que le fruit de mon imagination, il s’avère que je me trompais. Jamieestaussiexcitédem’avoirembrasséequemoidel’avoirembrassé. Je sens comme une bouffée de… quoi ? De pouvoir ? Mais ce sentiment se perd dans la confusion et la crainte. Que dois-je faire maintenant ? Suis-je censée faire quelque chose pour soulagerson…problème?Suis-jeuneallumeusesijenelefaispas?Ounesuis-jeobligéedefaire quelquechosequesijesuisvraimentsapetiteamie?Etdanscecas…quedois-jefaireaujuste? Minute—iln’yapasd’obligationdanscedomaine,non?Nedoit-onpasfaireseulementles chosesaveclesquellesonsesentàl’aise,unpointc’esttout? C’est ce que Mme Maso nous a seriné tout au long de l’année dernière. Cela paraissait très intelligibleencoursd’hygièneetsanté.Celameparaîtmoinsclairmaintenant. Je me rends compte que je fixe le jeans de Jamie depuis trop longtemps pour faire comme si monregards’étaitposélàaccidentellement. Jem’obligeàleregarderenfaceetm’attendsàlevoirgênéoupenaud,maisilsoutientmon regardsansbroncher,commesitoutcequisepassaitétaitparfaitementnormal.Cequiestlecas,je suppose.Maisjenevoispascommentceschoses-làpourraientmeparaîtrenormalesunjour.Pour moi,c’estmêmecarrémenteffrayant. Ilsepasseunemaindanslescheveuxetsecouelatêtecommesi,encoreunefois,ilvenaitde fairequelquechosequ’iln’auraitpasdû.Rose2.0pètelesplombs: —Laisse-moideviner:tuleregrettesdéjà,c’estça?C’étaitjusteuneerreur? Ilsecouelatête. —Alorsquoi? Ceschauds-froidsmerendentdingue. —Jenevoulaispasfaireça… —Tefatiguepas,Jamie.Tun’aspasbesoindem’expliquer… —Si.Ilyauntasdetrucsquejedoist’expliquer,dit-ilenmeregardantaufonddesyeux. S’ilestconscientdemedevoirdesexplications,c’estdéjàça.Macolèrecommenceàretomber. Mais qu’est-ce qu’il a fichu tout l’été ? Lui a-t-il fallu des mois pour formuler ces fameuses explicationsqu’ilseditprêtàmefournir?Macolèreenfledenouveau.Etquandbienmême?Toutle monde n’est pas capable d’exprimer ses sentiments. Il faut parfois savoir être indulgent avec les autres.Macolèreestaupointmort,ellehésiteentredeuxattitudes.Soudain,jetrouvelasituation… drôle.Etjeletaquine. — Tu viens de me dire que tu allais m’expliquer quelque chose ? Sérieux ? Tu veux dire que JamieFortavaenfinmedonnerdevraiesexplications? Après un instant d’apparente confusion, un petit sourire apparaît sur son visage et je sens un changement.Jenesauraisl’expliquerdemanièreclaire.C’estcommesinousn’avionsjamaisétéà égalité,parcequ’ilm’étaitsupérieur.Maislasituationvientd’évolueretjenesuisplusaussiloinde luiqueça.Noussommespresque—maispascomplètement—aumêmeniveau. End’autrestermes,Jamien’apastouteslescartesenmain.J’enaiaussiquelques-unes.Etj’aime ça. —Samediprochain,medit-il. Samediprochain.Samediprochain?Genre,samedisoir? —Resto,ajouteJamie. L’an dernier nous avons eu des rendez-vous clandestins dans sa voiture en divers endroits, à l’abridesregards.Maisjamaisnousnenoussommesvusenpublic. Jejouelastupéfaction. —Tuacceptesqu’onsevoieenpublic?Surtout,n’enparlonsàpersonneounousrisquonsde nousretrouvertouslesdeuxderrièrelesbarreauxcettefois. Son sourire s’épanouit et il finit par rire — de ce rire magnifique et sensuel qui me paraît toujours une récompense. J’en ai pratiquement la tête qui tourne. Je comprends soudain que Jamie aime que je me moque de lui. Voilà pourquoi je me sens plus à égalité avec lui : parce que je le taquine. — Je n’en crois pas mes oreilles, dis-je. Jamie Forta et moi allons sortir officiellement ensemble. —Tun’espasobligéedediretoutletempsJamieForta,Rose. — Bien sûr que si. Dans une telle occasion, alors que tu me promets des explications et m’annonces une sortie officielle, je dois m’adresser à toi par ton nom complet. Les circonstances l’exigent. Son sourire me donne envie de monter avec lui dans sa voiture et de le suivre n’importe où. C’estunpeuintimidantd’éprouvercelapourquelqu’un.Onsedemandesionpourraitfairequelque chosedontonn’apasvraimentenvie,ouqu’onnedevraitpasfaire.Jenel’aipasvuetneluiaipas parlé depuis des mois, et voilà qu’après un baiser et quelques instants de colère, je suis prête à ce qu’ilreposesesmainssurmapeaunue.Parcequec’étaitextraordinaire.C’était…total. Maisenbref,malgrétoutcequej’éprouve,jenemonteraipasenvoitureaveclui.Pourquoi? Est-ce seulement parce qu’il est tard, que je dors chez ma copine et que je ne veux pas avoir de problèmes avec ses parents — ou qu’elle ait des problèmes avec ses parents ? Ou est-ce que j’ai vraimentassezderespectpourmoi-mêmepournepaspartirenvoitureenpleinenuitavecungarçon quines’estpasdonnélapeinedem’appelerdetoutl’été? Jemedécolledelavoiturepourluimontrer—etmemontrer—quejenemonteraipasàbord. —Jet’appelle,dit-il. —Jelecroiraiquandjeleverrai,répondRose2.0. Je passe devant lui drapée dans ma hardiesse, même si ce que je viens de dire ne signifie pas grand-chose — au sens strict, je ne peux pas voir quelqu’un m’appeler. Mais je m’en moque. Je regardepar-dessusmonépaule:Jamiesourittoujoursetmeregardecommes’ilmedécouvraitsous unautrejour.Unjournouveau.Etilaimecequ’ilvoit. Ceregardàluiseulvalaitlargementlapeinedesouffrirtoutl’été. 4 Exhumer(v.):déterrer;produire. (voiraussi:sefairecuisinerchezlapsy.) *** —Rose,est-cequetucomprendscequiposeproblème? Le problème ? C’est que c’est samedi matin et que je devrais être en train de manger des pancakesavecmameilleureamieetdeluiracontercequis’estpasséavecJamiecettenuit,aulieu d’êtreallongéesurlecanapéd’unepsyencompagniedemamèrepouruneséancedethérapie.C’est cequej’aimeraisrépondre.Maisonm’adéjàavertiequ’iln’yavaitpasdeplacepourlessarcasmes, ici. Le bureau de Caron est plus joli que celui de ma mère. Le canapé est plus moelleux, les mouchoirsenpapierplusdouxetlavuesurlejardinplusintéressante.Lapiècesentunpeulechien mouillé,cequinemedérangepasparcequej’aimeleschiens.Celadit,jen’aijamaisvulechiende Caron. Je l’ai déjà entendu renifler derrière la porte de temps en temps, c’est tout. Et si c’était un simpleenregistrementetsil’odeurprovenaitd’unencensbizarre?Allezsavoir:mamèreditqueles thérapeutes inventent toutes sortes d’astuces pour mettre leurs clients à l’aise. Même les couleurs neutressontétudiées:ellessontcenséesaiderlespatientsàresterconcentrés. Personnellement,laseulechosequimedéplaisedanslebureaunoir,marronetcrèmedeCaron, c’estcequis’ypasse.Cequis’ypassetouslessamedis—parfoisplussouvent,selonleniveaude dramedomestique—depuislemoisdejuin. —Leproblème?dis-je,pouressayerdeleurfairecroirequej’écouteunminimum. —Ladifficulté,mefaitCaron. Elleinsistesurlemotdifficultécommesij’avaisbesoind’unsynonymepourproblème.Sielle pensequejenesaisispaslesensdumot«problème»—alorsquejesuissimplementatterréequ’on enrevienneencoreàcettehistoire—,ilestclairqu’elleaoubliémonpère,qu’elleapourtantbien connu. Nous ne savions pas parler, Peter et moi, que papa nous montrait déjà des cartes de vocabulaireillustrées! Caronetmamèrepourraientêtresœurs.Ellessonttoutesdeuxgrandesetmaigres,trèsbrunes avecdesyeuxbleuclair,etportentdesvêtementsquejeconsidèredésormaiscommedesvêtements depsy—destonsdeterreassortisàladécorationdubureau,rehaussésd’uncollieroud’unfoulard decouleurvive.C’estpeut-êtreunesorted’uniforme.Toutesdeuxontdeslunettesenécaille—celles de ma mère sont souvent posées sur son crâne, où elles font office de serre-tête, mais Caron a toujourslessiennessurlenez.Cequilesdifférenciecesdernierstemps,jediraisquec’estleurtype d’énergie.Caronestcalme,mamèreal’aircomplètementsurlesnerfs,commesiellesedonnaitun maldechienpourtoutgardersouscontrôle.Moi,parexemple. —Est-cequetucomprendspourquoicesiteàlamémoiredetonpèreposeproblèmeàtamère? Pourquoielleveutquetulesupprimes? Je sais que je suis censée répondre oui — n’avons-nous pas ressassé le sujet tout l’été ? Je pourraisdireouiparceque,dansl’absolu,jecomprendsleproblème.J’aiexposépubliquementma vieprivéesanslapermissiondemamèreetpubliédesphotosdefamilleoùfigurepapa.Cequejene comprends pas, c’est pourquoi ce site en l’honneur de mon père l’énerve autant. Je pensais qu’elle seraitcontentedevoirtouteslesphotosquej’aiscannées,lescitationsquej’aiinséréesetlasection «Lemotdujour»consacréeauxmotsqu’ilpréférait. Maisellen’apasétécontente.Elleaétéfurieuse.Etlorsqu’elleacomprisquejem’enmoquais etque,siellevoulaitsupprimercesite,elleallaitdevoirsedébrouillertouteseule,ç’aétél’enfer. A mon avis, ce qui effraie le plus maman dans ce site, c’est qu’il invite tout un chacun à s’exprimer.J’administrelesiteetpeuxlemodifier,maisjenepeuxpasmemêlerdecequidisentles gens.Or,ils’avèrequedesgenstrèsdiversconnaissaientpapaetontdeschosesàdiresurlui.Celane plaîtpasàmaman,parcequ’ellenepeutpascontrôlercequ’ilsécrivent. Maisc’estprécisémentlaraisonpourlaquellecesitemeplaîtàmoi,naturellement. —Rose,es-tutoujoursavecnous?medemandeCaron. Ellemelaissegénéralementtroissecondesderéflexionavantd’émettreuncommentairerelatif àmonmanqued’attention. Jerépondsparunmensonge: —Non,jecroisquejenecomprendspas. — Le problème, Rose, dit ma mère avec une patience affichée signifiant l’impatience que lui inspire cette conversation, c’est que tu as fait cela dans mon dos alors que je t’avais justement demandédenepaslefaireetquetuyasmêléPeterenutilisantsacartebancaire. —Pouvez-vousexpliqueràRosecequevousavezéprouvéquandvousl’avezdécouvert? —Trahie.Jemesuissentietrahieàunmomentoùj’étaistrèsvulnérable. J’aienviedeleverlesyeuxauciel,maisj’imaginequeceseraitencore«trahirmamèredansun moment où elle est vulnérable ». Non que je sois insensible à ce qu’elle éprouve, mais je trouve ridiculeslesraisonspourlesquellesellesesentcommeça. Est-cequecelarevientàdirequejesuisinsensibleàcequ’elleéprouve?Jenesaispas. — Cela m’a aussi effrayée, poursuit ma mère. Beaucoup de gens sont prêts à exploiter la douleur d’autrui. Et Rose est maintenant en relation avec des personnes dont elle n’avait jamais entenduparleretquiprétendentavoirconnusonpère.C’estdangereuxàplusd’untitre,ycompris émotionnellement. —Pouvez-vousexpliqueràRosecequevousentendezparlà? « Retournons à la brèche, mes amis, retournons » — comme l’écrivait Shakespeare pour dire «C’estrepartipouruntour». —Rosealancécesitelejouranniversairedelamortdesonpère,enjuin.Enquelquesheures,il y avait déjà près de cinquante messages sur lui. Certains gentils, d’autres bizarres, d’autres encore venaient de personnes n’ayant visiblement pas connu Alonso mais qui avaient besoin de se sentir importantesetdesemêlerdesavie.Toutcelaauraitétéextrêmementperturbantetdouloureuxpour n’importe qui, et d’autant plus pour une adolescente qui a perdu son père. Rose n’a pas quitté sa chambreduranttroisjours. Cen’estpasentièrementexact:jel’aiquittéepourallerauxtoilettesetpourmangerunpeu. —Jelisaislesmessagesetrépondaisauxexpéditeurs,dis-je.Jenevoispasoùestleproblème. — Tu ne faisais pas que cela, Rose. Tu subissais un choc émotionnel dû à toutes ces informationsquinereflétaientpasàtesyeuxlapersonnequetucroyaisavoirconnue… —Kathleen,intervientCarond’unevoixparticulière. C’est un code dont elle est convenue avec ma mère. Chaque fois que Caron l’appelle par son prénomdecettefaçon,mamèreprendunaircoupableetsetait. Jecommuniqueavecdesgensdontnousignorionsqu’ilsconnaissaientpapa,etalors?Untype qu’ilconnaissaitdepuisdisonsdeuxjoursenIrakalaisséunmessagedisantqu’ilsavaientprisune bière ensemble et qu’il pouvait dire que « c’était un homme, un vrai ». Et alors ? Pourquoi cette informationserait-ellemoinsvalablequel’anecdoteoùjeracontelejouroùilm’amontrépourla premièrefoissonOxfordEnglishDictionaryenvingtvolumes? CommentKathleenetmoiensommes-nousarrivéeslà?C’estcommesitoutallaitbienetque tout avait mal tourné d’un seul coup. L’an dernier, pour mon anniversaire, on a eu une grande conversation et j’avais l’impression que tout allait bien se passer entre nous. Elle s’est excusée de m’avoir«abandonnéeàmonchagrin»,m’aditqu’elleavaitbesoindesefaireaideretm’ademandé sij’accepteraisdevenirenthérapieavecelle.J’aiditquej’allaisréfléchir. Erreur fatale ! Deux mois plus tard, j’ai lancé le site sur mon père et, comme je refusais de prendre une douche après être restée plusieurs jours scotchée devant mon ordinateur, elle m’a pratiquementempoignéeparmescheveuxsalespourmetraînerchezCaron. —Rose,qu’éprouves-tulorsquetuentendstamèreparlerdesonsentimentdetrahisonetdeses craintespourtoi? Elle m’a déjà posé cette question, mais je n’ai pas dû donner de réponse satisfaisante. Je vais peut-êtreessayerdeluidirelavérité,cettefois. —Çamecontrarie. Réponsetrèsdifférentedemonhabituel«Çamemetmalàl’aise». Caronhausselessourcils. —Celatecontrarie?répètelentementmamère. —Jenecomprendspaspourquoiilfauttoujoursenparler.Çacommenceàêtrecontrariant. —Sinousenparlonsencore,c’estparcequeturefusesdesupprimercesite,etcebienquetu n’arrives pas à m’expliquer pourquoi tu continues de t’en occuper alors qu’il est évident que les contactsquetuasaveccesgenstebouleversent. Cesgens.ElleveutdireVicky. J’aieuunmaildeVickycematin.Ellevoulaitmerappelerdebienm’amuserpendantcedernier week-endavantlarentréedemardi.Vickyprenddemesnouvellesdetempsentemps,m’envoiedes citationsoudesimagesqu’elleascannées—elleaentreprisdescannertouteslesphotosqu’ellea prisesavantd’avoirunecaméranumérique.Ellenem’envoiequedesphotosrigolotesd’elle,genre photosd’Halloweenoudefêtes,lorsqu’ellesefaitdescoiffuresdélirantes.VickyvitauTexas,elleest coiffeuse. C’est pourquoi elle a une grande expérience de la coiffure volumineuse. Chaque fois qu’ellem’envoieuncliché,c’estlacoiffurelaplusénormequej’aiejamaisvue.Quandjeluiaidit quej’avaislescheveuxlespluslamentables,lesplusplats,lesplusraidesetlesplusarchidéprimants de toute l’histoire de l’humanité, elle m’a répondu que je devais rappliquer au Texas pour qu’elle voieça. «Quandj’auraisfinidem’enoccuper,machérie,tunetereconnaîtraspas»,m’a-t-elleécrit. Vicky a élevé seule son fils — le sergent Travis — et sa fille. Une « bonne chrétienne célibataire»,voilàcommentellesedécrit.Ellenem’ajamaisparlédupèredesesenfants,maisj’ai lu une lettre adressée à son fils par le père de Travis qu’elle a mise sur le site. Elle ne parle pratiquementpasdesafille.J’aicommel’impressionqu’ellesneseparlentpasbeaucoup.Maiselle adoreparlerdeTravisetsesmailsseterminenttoujourspar«Tonpapaveillesurtoicommemon Travisveillesurmoi.Dieutebénisse,machérie». J’aireçuuneéducationagnostique,limiteathée,maislorsqueVickym’écritDieutebénisse,ma chérie, j’ai l’impression d’être protégée de toutes les choses horribles qui me passent par la tête. QuandVickyditqu’ellepriepourmoi,jelecrois,etmêmesijenesuispasconvaincuequ’ilexiste undieuquifasseattentionànous,j’aimequ’ellem’écrivecelaparcequejesaisqu’ellecroitvraiment àsonexistence. Naturellement,jenepeuxpasdiretoutçaàmamère. —Celanemebouleversepasd’êtreencontactaveccesgens.D’ailleurs,pourquoiest-cequetu détestesautantVicky? Kathleensoupire,commesielleétaitlapersonnelapluslassedumonde. —Jenelaconnaismêmepas,Rose.J’aiseulementl’impressionquetuluiapportesplusqu’elle net’apporte.Etfranchement,c’estdetoiquetudevraisprendresoinencemoment,pasdequelqu’un d’autre. —Rose,as-tul’impressiondeprendresoindeVicky?medemandeCaron. Mamèreluilanceunregardacéré.Caron,jedoisledire,gardelesyeuxtournésversmoietne réagitpasauxrayonsmortelsqueKathleendardesurelle. — On s’écrit juste des trucs. Elle m’envoie des photos de ses coiffures délirantes. Est-ce que c’estça,prendresoindequelqu’un:s’envoyerdesmails? — Oui, quand elle te donne des détails intimes sur la manière dont elle se débrouille pour supporterlamortdesonfils,intervientmamère. Elleparaîtjalouseetprotectriceenmêmetemps. —Vickyestuneadulte.Ellenedevraitpasdéchargersessentimentssuruneenfantsousprétexte deluivenirenaide. —Jenesuisplusuneenfant,Kathleen. Jeportelamainàmabouche.Jenevoulaispasl’appeler«Kathleen»àvoixhaute.Dumoinsje n’enavaispasl’intentionconsciente.Ellevamalleprendre,c’estsûr. Sonvisagepassepartouteslescouleursetj’ail’impressionquedelavapeurvaluisortirparles oreilles,maiselles’efforcederestermaîtressed’elle-même.Jemesensvraimentmalàl’aise.Jene l’aipasfaitexprès.C’estsortitoutseul. Je ne saurais dire exactement pourquoi, mais ça doit faire mal de s’entendre appeler par son prénomparsonenfant. Celadit,pourquoidevrais-jem’inquiéterdecequ’elleéprouve? Aunomdelagentillesselaplusélémentaire,ditunedemesvoixintérieures. Caronobservemamèrepourvoirsiellesouhaiteréagiràcequivientdesepasser.Lorsqu’il devientévidentquemamèredécidedepasseroutre,Caronreprend. —Est-cequetutrouvesfaciledeparleràVickydetessentiments,Rose? Jen’aimepasêtreobligéedeparlerdeVickyici,commesic’étaitunproblème. —Jen’yaipasréfléchi.Jeluiécris,c’esttout.Ellemeposedesquestions,jeluiréponds,etje luiposed’autresquestions.Jenevoispasoùestlemal.C’estjusteunefemmetristedontlefilsest mort.Etmoijesuisuneado«déprimée»dontlepèreestmort. Mamèrefermelesyeuxettrituresonalliance. —Jetepriedenepasparlerdetonpèredecettefaçon. —Commentveux-tuquejedise?Ilestmort,alorsjedoisbiendirequ’ilestmort.Onn’estpas icipourdireàhautevoixtoutcequ’onveut? —C’estlamanièredonttuledis,Rose.Tuledisd’unemanièreirrespectueuseetdefaçonàme choqueretàmeblesser.Etjesaispourquoitufaiscela… —Kathleen,reditCaron,avecunpeuplusdeforcequetoutàl’heure. Cettefois,c’estmamèrequilèvelesyeuxauciel,cequejetrouveplutôtdrôle.Jecroisqu’elle enamarrequeCaronluidisecequ’ellealedroitdedireoupas.Ellefixelejardinàtraverslavitre, l’air…désespéré. Jemetourned’uncoupversCaron: — Pourquoi est-ce que vous l’empêchez de s’exprimer alors que nous sommes censées tout dire? Mamèremeregarde. —Tamèreaparfoisdumalàsecomporterenpatiente,desortequevousn’êtespastoutàfaità égalité… — Rose, dis-moi simplement pourquoi tu tiens tant à maintenir ce site alors que cela te fait courirlerisquedepartirenvrilleàtoutmoment? Mamèreacoupélaparoleàsacollègue,n’aimantvisiblementpasladirectionqu’elleprenait. L’ombred’unecontrariétépassesurlevisagedeCaron. Jesaisquemamèreetelleontl’impressionquejeleurcachedeschoses,maisjen’aipasencore trouvé la manière de leur expliquer ce qui se passe. Par exemple, si je réponds « J’ai parfois l’impressionquecesiteestmonseullienavecpapa»,Kathleenrisquedemedemanderpourquoielle n’est pas pour moi un lien avec papa. Je ne sais comment répondre à cela sans la blesser. Et puis, quandjeconcevaislesite,j’aimaisl’idéedemerelierdirectement à mon père, sans passer par ma mère ni par personne. Et quand je l’ai lancé et que des gens ont commencé à y laisser des commentaires,c’estdevenumamanièrepréféréedepenseràlui.Maisjenepeuxvraimentpasdire ça. Jedonnedonclaréponselaplusfacile. —Jetiensàconservercesiteparcequ’ilmepermetd’apprendredeschosesquej’ignoraissur papa. Mamèreesttellementoutréequ’ellepeutàpeineresterassise. —Quepeuventbient’apprendresurtonpèredespersonnesquileconnaissaientàpeine? Jerépliquedutacautac: —Jenesaispas,moi:parexemplequ’ilallaitresterenIrakuneannéeentière. Sacolèresemueenchoc.Ellesecouelatêteets’adresseàCaron. —Vousvoyez?C’estexactementlegenred’informationquiabesoind’uncontexte. —Kathleen,vousexcluezRosedelaconversation.C’estàellequ’ilfautledire,pasàmoi. Mamancontempleleplafondquelquesinstantsavantdesetournerversmoiens’exprimanttrès calmement. —Quit’aditcela? —Pastoi.Nilui,jemarmonne.Ilm’avaitditqu’iln’yresteraitquesixmois. — Il n’a pas eu le temps de te le dire, lâche maman, les yeux pleins de larmes. Il a pris cette décisionjusteavantqueçan’arrive.Quit’enaparlé? —Undestypesquitravaillaientaveclui.Ilm’aécritqu’ilavaitétécontentquepapas’engageà rester plus longtemps, parce que les parties d’échecs avec lui étaient une des rares choses qui lui rendaientl’existencesupportablelà-bas. Mamanrecommenceàsecouerlatête. — Il pensait que ça valait le coup financièrement, Rose. Les adultes doivent prendre en considérationtoutessortesdefacteursaumomentdeprendreunedécision. Jesaisquemamèresesentcoupabled’avoirencouragémonpèreàacceptercecontratenIrak. Jesaisaussiqu’ellel’afaitparcequ’ilavaitperdusaplaced’ingénieur,queleboulotenIrakétaittrès bien payé et qu’elle paniquait à cause des frais universitaires. Il serait bon, judicieux, et même généreuxdemapartd’abandonnerlesujet. Mais je ne peux pas. Impossible. Je dois remuer le couteau dans la plaie. Je dois même l’y enfoncerjusqu’àlagarde. —Quipensaitça?Luioutoi? Leslarmesaccumuléesdanssesyeuxsemettentàcoulersursesjoues.Elleselève,tirelebasde sa jupe droite marron et arrange son chemisier pêche. C’est la tenue sur laquelle Tracy la complimente toujours et celle qu’elle porte quand elle a besoin d’un coup de pouce pour se sentir bien. —Jevaisfaireunepause,annonce-t-elleàCaron.Jereviens. Elle prend un mouchoir en papier dans la boîte au bout de la table de verre chargée de beaux livressurlaphotographie. Si ma mère n’était pas psy, je suis presque sûre que Caron ne la laisserait pas faire. Elle l’obligeraitàresterdanslapièce. Laporteserefermederrièreelleetjemesensignoble.Etais-jevraimentobligéedeluiposer cettequestion? Oui,tuétaisvraimentobligée.Sinontuneluienauraisjamaisparlé.C’estclair. Caron m’adresse un petit sourire triste et note brièvement quelque chose sur son bloc-notes jaune. —Alors,c’estlarentréemardi,dit-elleaprèsunsilence. Jehochelatête. —Qu’est-cequeçat’inspire? Jehausselesépaules. —Celat’inquiètederevoirReginaaprèscesvacances? Ça m’étonne que Caron me pose cette question. Elle enfreint les règles en parlant de Regina pendantunethérapiefamilialeetalorsqueKathleenestsortie. —Pasvraiment. Caronpenchelatêtedecôtépourmontrersonétonnement.Ladernièrefois,ellearéussiàme faireadmettrequej’étaisnerveuseàl’idéederevoirRegina. —Jel’aiplusoumoinsrevue,déjà. —Tul’asplusoumoinsrevue?Queveux-tudireparlà? —Dansunesoirée. —Tuesalléeàunesoirée?C’étaitcomment? Elleal’airplutôtcontente,mêmesielles’efforcederesterneutre. —Onm’apousséedanslapiscine. Caronm’observesoigneusement,commesiellemesoupçonnaitdenepasdirelavérité. —C’estReginaquit’apoussée? —Non,c’estMatt.L’exdeTracy. —Celaadûtemettretrèsencolère.As-turéussiàcontrôlertaréaction? Cettequestionmemetmalàl’aise.Ellemedemandesij’aisumemaîtriserlorsd’unesoirée.Je nepeuxpasluienvouloir,jesuppose,étantdonnélamanièredontj’aiagresséReginal’andernier lorsdessélectionsd’athlétisme.Malgrétousmesefforts,jesuisdevenueunedecesados«fêlées»,à problèmes,quejevoisfréquenterlecabinetdemamèredepuistoujours.Ilfautappelerunchatun chat. —Tuaseuenviedelefrapper? —Vousn’enauriezpaseuenvieàmaplace? Caronsefendd’unsourire. —Maistunel’aspasfait? —J’auraisadoréleboxer—pourdemultiplesraisons—maisils’estpasséd’autreschosesau mêmemoment. Caronhochelatête,l’airimpressionné.Ya-t-ilvraimentdequoi? —Deschosesplusimportantes? —Legangdesnageursessayaitdetuerquelqu’un. Ellehausseunsourcil. —Ausenspropreduterme? Elleparaîtsincèrementinquiète.Jesecouelatête. —IlsessayaientlittéralementdenoyerunnageurdeTroisième. —Etpourquelleraison? —Parcequ’ilssonttarés,jeluirépondsdutacautac. —Dequisecomposele«gangdesnageurs»? Cetteconversationcommenceàressemblerétrangementàunpiège. —Touslesnageursdel’équipe. Je rechigne à donner des noms. Non que je souhaite protéger ces ordures, mais je ne balance plus—jemelesuispromis.Jenevaisplusrapporterauxadultes.Point. Maispourquoiest-cequejemeretrouvetoujoursdanslerôledecelleauprèsdequilesadultes viennentserenseigner? C’est le moment que choisit ma mère pour nous rejoindre. Ses yeux gonflés contredisent totalement le sourire artificiel plaqué sur son visage. Je vois bien qu’elle a essayé d’arranger son maquillageetadéclaréforfaitparcequec’étaitencorepire. Leproblèmeaveclespeauxcommelanôtre,c’estqu’ilsuffitd’unrienpourqu’ellesrougissent ouqu’apparaissentdesplaquesrouges. —Kathleen,nousparlionsdelamanièredontRoseparvenaitàsecontrôler. Mamèrenousregardetouràtour,commesiellesedoutaitquequelquechoseluiéchappe. —Alors,Rose,as-tueudescrisesd’angoisseoudecolèrerécemment? —Ellesouffremaintenantd’insomnies,ditmamère. Je déteste quand elle répond à ma place ! D’ailleurs c’est faux. Mon problème, ce n’est pas l’insomnie, mais les choses horribles et épouvantables que je ne peux pas m’empêcher d’imaginer quandj’aiuneinsomnie. J’aidumalàéteindremoncerveau. Monpèredisaittoujourscelaquandjeluidemandaispourquoiilavaitl’airsifatiguélematin. «J’aidumalàéteindremoncerveauquandjeveuxdormir.Ilcontinueàmouliner,mêmequandje voudrais le mettre en veille. » Je lui demandais : « Tu as eu une insomnie ? » Il répondait en parcourantlesgrostitresdujournallocal:«Jediraisplutôtquec’estl’insomniequim’aeu.» Jen’aicomprisquerécemmentcequ’ilvoulaitdire.Jepassemaintenantlamoitiédemesnuitsà fixer le plafond en essayant de repousser les visions violentes qui surgissent dans ma tête. Mais au lieudeledireàCaron,jefixelesespadrillesqueTracym’afaitacheterpourl’été.Jepréfèredeloin contemplermesespadrillesplutôtquedeparleràCarondemonimaginationquidébloque. — Ces insomnies étaient mineures l’an dernier, mais elles ont empiré depuis l’anniversaire, poursuitmamère.Avantcettedate,Rosefaisaitbeaucoupdeprogrès. J’ignoraisqu’onsurveillaitmesprogrès.Maisc’estévident.Quandonaunemèrepsy,n’est-on pasconstammentsoussurveillance? —Rose,ilnousrestequelquesminutes.Peux-tunousdirecequitepasseparlatêtequandtune dorspas? —Juste…destrucs. Mamèrepiaffe,jelesens.Elledétestelesréponsesvagues. —Peux-tuexpliciter«trucs»?medemandeCaronsanscondescendanceapparente. Cen’estpaspourautantquejevaisluirépondre.J’ignored’oùviennentcesimagesetcequiles provoque.Jepenseàquelquechosedenormalquis’estproduitdanslajournée—genretraverserla rue pour aller au drugstore — et soudain un camion énorme apparaît et me percute de plein fouet. Sang,viscèresetmembressectionnéspartout. Maissijedisunechosepareille,jesuiscondamnéeàconsultertouslesjoursjusqu’aubac. —Est-cequ’ellepourraitrépondreàlaquestionquej’aiposéeavantqu’ellesorte?dis-je. Avecsemble-t-ilunsoupçonderépugnance,Caronsetourneversmamère. —Kathleen?Pouvez-vousrépondreàlaquestiondeRose? Ellelefait.Sanscriergare. —C’esttonpèrequiapriscettedécision. Jevoisàsonvisagequ’illuiencoûtedemeledire—commesielletrahissaitpapa. Cequimeprouvequ’elleditvrai. —Papam’avaitpromisqu’ilreviendraitauboutdesixmois.Ilm’avaitditqu’ilseraitderetour avantquej’entreaulycée. Ma mère regarde son alliance et se remet à la tripoter. Puis elle relève la tête, et son visage exprimeuntelchagrinquej’arrêtederespirer. —Tonpèrem’aannoncéques’ilsignaitpoursixmoissupplémentaires,ilauraitdroitàunetrès grosseprime.Ilm’ademandécequej’enpensaisetjeluiaiditdefairecommeilvoudrait.Ilm’a réponduqu’ildécidaitderesterpournotrebienàtous. Jelavoisretireretenfilersonalliance,d’unemainnerveuse,machinalement. —Jepensequejusque-là,ils’étaitsenti…plutôtensécuritélà-bas. C’est terminé pour moi. Mon cerveau refuse d’entendre cela et j’ai officiellement terminé la séancepouraujourd’hui.Jesorsmontéléphoneetfaissemblantdeleconsulterpournepasavoirà réagiràcequemamèrevientdedire. —Nouspouvonsparlerdeladécisiondetonpèrelaprochainefois,Rose. J’entendsàpeinelavoixdeCaron.J’ail’impressionqu’ellesattendenttoutesdeuxuneréaction demapart,maisjenepeuxpaslesregarder.C’estau-dessusdemesforces. Mamèresebaissepourprendresonsacàmainpuisselève. —Merci,Caron. D’habitude,quandelleremerciesacollègue,ondiraitqu’ellevientdepasserunmomentgénial et qu’elle est ravie de ce que nous avons accompli ensemble. Mais aujourd’hui, elle paraît juste vaincueetépuisée.Pourdebon. —CommentvaPeter?luidemandeCaronàvoixbasse. Commesijenepouvaispasl’entendre,puisquejecontempleunécrantactile!Ducoindel’œil, je vois ma mère me jeter un regard en douce pour vérifier si je fais attention à elles, puis secouer brièvementlatêteàl’intentiondeCaron. Celle-cinousouvrelaporteetmamanetmoisortonssansnousregarder. Unefoisdanslavoiture,mamèrecontemplelacléqu’elletientàlamain. —Qu’est-cequ’ilya? Ellemeregardeetjevoismesyeux.Jen’avaisjamaisremarquéquenousavionsexactementles mêmes.«Bleulin,incrustésdepetitesfleursblanches»,commedisaitmonpèreenparlantdesmiens. Disait-illamêmechoseàmamère? — Il voulait te le dire lui-même. Après sa disparition, je n’ai vu aucune raison de t’en parler parcequecelan’avaitplusd’importance.Jeregrettequetuaieseul’impressionquejet’avaismenti. C’est pas grave. C’est ce que j’ai envie de lui dire. Parfois, c’est étonnant comme certaines chosesquiparaissentfacilesàdiresontdifficilesàsortir.Jenesuispasvraimentencolèrecontreelle maintenantmais,jenesaispaspourquoi,j’aienviedelafairemarinerencoreunpeu. Jen’ensuispastrèsfière,j’avoue. —Ecoute,Rose,jechangedesujetetjenevoudraispasquetutesentesenporte-à-faux,mais as-tudesnouvellesdetonfrère? Jesecouelatête. —Non.Maisçanefaitpassilongtempsqu’ilestparti,maman. Elleréfléchituninstantpuismetlecontact.J’aimeraisluimentirmaisjen’aipasdenouvellede Peter.Aucune. Ilyaunanetdemi,nousétionsquatre.Aujourd’hui,ondiraitqu’ilneresteplusquemamanet moi—deuxrescapéestellementemmêléesdansnosviesrespectivesquenoussommesobligéesde suivreunethérapiepourdéfairelesnœuds. Commesiellelisaitdansmespensées,ellemepresselamain. —Çavaaller,Rose. Saufqu’elleenparaîtaussipeuconvaincuequemoi… 5 Potentiel (n. m.) : possibilités ; capacité à devenir quelque chosedebien. (voiraussi:jourdelarentréeenclassedeSeconde.) *** Quandj’étaispetite,larentréeétaitunjourplutôtsympa.Toutétaitneuf.Onprenaitunnouveau départ avec des vêtements neufs, des stylos et des crayons neufs, des cahiers immaculés, des professeursqu’onneconnaissaitpas—untasdechosesallaientarriver,maisriennes’étaitencore produit. Ce matin, en me préparant, j’éprouve la même excitation grisante. C’est l’heure de l’ardoise vierge,lemomentdeseréinventer.RoseZarellichangedepeauettoutlemondevavoirémergerun beaupapillon—unpapillonquimélangesesmétaphores,maisunpapillonquandmême.Finilafille bizarreetunpeutimidequifaitlatêteettraîneuncord’harmoniedansunétuiàlapoignéeduquel pendentseschaussuresdesport.Bienvenueàlafilleimprévisiblemaisfascinante,dotéed’unevoix sublime, de nombreux amis très cool — voire d’un petit ami en classe de Terminale — et qui va décrocherlepremierrôledanslacomédiemusicale.Bon,cen’estpeut-êtrepascellequis’habillele mieux,maissameilleureamieestlafillelaplusfashiondetoutUnionHigh,doncquelquechosede coolrejaillitnécessairementsurelle.Etbon,peut-êtrequ’elles’estméchammentbattueavecRegina Deladdo l’année dernière, à cause de Jamie Forta, mais son père est mort en Irak et tout le monde devraitêtregentilavecellepourcetteraison,non? Aufait,cen’estpascettefillequis’estretrouvéedanslapiscineàlasoiréedeMikeDarren? Jerispresque.Mêmequandjemefaisdesfilmssurcequelesgensdisentdemoi,ilfautqueje soisnégative.Personnenefaitça!Aquoibonsefairedesfilmss’ilsdoiventseterminermal? Jedescendsdanslacuisineoùmamère,quiestdéjàdanssoncabinetavecunpatient,m’alaissé untoastaubeurredecacahuèteetunmot: «Bonnerentrée!» Quandj’allaisàl’écoleélémentaireetquemamèreemballaitencoremondéjeuner,ellecollait desautocollantssurmesserviettesenpapieretyglissaitdesmots.Jem’obligeaisàattendrel’heure du déjeuner pour lire son message et découvrir l’autocollant qu’elle avait choisi pour moi. C’était monmomentpréférédelajournée. Tracyklaxonnedehorsetjemesenstoutélectrisée.Terminé,lestrajetsàpied—mameilleure amieasaproprevoiture. Jepassemonnouveausacendaimsurmonépaule—Tracym’afaitpromettredeneplusjamais utiliserdesacàdos—etlarejoinsavecl’impressiond’êtreplusâgée,àcausedecesacquejesens sousmonbras.Tracym’examinedelatêteauxpiedsetvalided’unhochementdetêtelatenuedont noussommesconvenueshiersoir.Jusque-là,monannéedeSecondecommenceplutôtbien. Cinqminutesplustard,aufeurougedevantlelycée,cetteimpressioncommenceàsedissiper. L’énormebâtimentquisedressedevantnousmeparaîtmoinsinoffensifquecetété,quandjepassais devantpourallerchezGap.Ilparaîtmassifetmêmeunpeuhostile,sitantestquecesoitpossible. Redirigetespensées,medis-je—c’estlatechniquequem’aenseignéeCaronpourgérerl’angoisse. Concentre-toisurunechosesimpleetagréable. IlyaunevieillechansondePattyGriffinquejetravailledepuisquelquetemps.Elles’intitule «Moses»etc’estlepremiertitredesonpremieralbum.Jecroisquec’estlaplusbellechansonque j’aie jamais entendue. Je l’ai chantée hier soir, alors que j’aurais dû travailler pour l’audition d’AnythingGoes.Quandjelachante,çaneressemblepasdutoutàcequefaitPattyetçam’énerve, alorsjemecontentedechanterenchœuravecelle.C’estdrôlecommeçam’estfaciledechanteren chœur.J’entendsunedeuxièmevoixdansmatêteetçasortparmabouche.Etçasonnebien. Quand je chante, je perds toute notion du temps — je peux y passer une heure en ayant l’impressionden’yavoirpasséquecinqminutes. J’adore. LefeupasseauvertetTracytourneàdroite,puisàgauchepourallersegarersurleparking communaulycéeetaucentrecommercialoùlesélèvesontledroitdestationner.Quelsserontmes professeurscetteannée?Tiens,ondiraitquej’airéorientémespenséesavecsuccès. Ilfaudraquejem’ensouvienne. Noustournonssurleparkingenquêted’uneplace—lapremièresonnerievaretentirdansdix minutesenvironetleparkingestplusrempliqued’habitude.Etanttoujoursvenueàl’écoleàpied,je ne me suis jamais trouvée sur ce parking avant la première sonnerie. Je découvre un spectacle fascinant. Personnenerentredanslelycée.Toutlemondeattendladeuxièmesonnerie,apparemment.Côté filles,onsecoiffe,onsemaquille,oncomparesesvêtementsetonenvoiedestextostoutenfeignant de ne pas observer les garçons. Les garçons, quant à eux, mangent ou lancent des ballons — ou n’importe quel objet faisant office de ballon — tout en feignant de ne pas observer les filles. Visiblement,ilssemoquentd’avoirlevisagecouvertdesueuretdesauréolessurleurmaillotavant mêmed’êtreentrésdanslehall.Ilssecroientcraquantsquandmême. Ça doit être bien d’être un garçon — ils n’ont pas l’air aussi facilement gênés que les filles. L’autresoir,parexemple,Jamien’avaitpasl’airlemoinsembarrassédumondedeban…euh,d’être excitéparcequ’onvenaitdes’embrasser. JedétournelatêtepourqueTracynemevoiepasrougir. Je dois avouer qu’un des meilleurs côtés de la rentrée, cette année, c’est que je vais probablementvoirJamieaumoinsunefoisparjour.Peut-êtreplus,seloncequisepasserasamedi prochainlorsquenousdîneronsensemble. Lorsquenoussortironsensemble. Jenedoispasm’emballer:nousnesortonspasensemble.Personnen’aparlédesortir. Tracy se gare à un emplacement qui semble être le dernier disponible et je descends de la voiture. On dirait la plus belle journée de septembre de tous les temps et j’entrevois de nouveau la lueur de nouvelles possibilités — des choses positives pourraient arriver cette année. Un autoradio joue Radiohead à fond et le soleil se reflète si violemment sur les toits des voitures que chaque individu semble vibrer au rythme de la musique dans sa bulle de lumière. J’ai l’impression que je pourraispeut-être—j’aibienditpeut-être—devenirquelquechosecetteannée. Roseversion2.0. —Tracy!Rosie!Hé,lesfilles! LesglapissementsdeStéphanietranspercentlevacarmequirègnesurleparking.Tracyetmoi n’avonspasvuStéphaniedel’été—elleadûpassertroismoisàlafermedesonpère,dansl’Illinois, àcausedecequis’estpasséàlafêtedebienvenue,l’andernier.Surlemoment,samèreculpabilisait tellement d’avoir divorcé qu’elle n’a pas vraiment puni sa fille d’avoir bu au point de perdre connaissanceetdeseretrouveràl’hôpital.Maisl’étévenu,elleluiafaitsesvalisesetl’aenvoyée tenir compagnie aux cochons et aux vaches. Stéphanie était terrorisée à l’idée de retourner là-bas ; elledisaitqu’iln’yavaitrienàfairenipersonneavecquinerienfaire. Ilsuffitdelaregarderpourcomprendrecequ’elleafaitdesonété:elleagrandi,s’estépanouie etaembelli.Vraimentbeaucoup. Tracyestaussistupéfaitequemoi,maiselle,aumoins,glapitdeplaisirenchœurenrevoyant notreamieaprèsdelongsmoisdeséparation.Moi,jeresteplantéelà,bouchebée,àmedirequ’une autredemescopinesestàsontourdevenuesijoliequec’estunmiraclequ’elleaccepted’êtrevueen macompagniesurleparking,lejourdelarentrée.Jeferaismieuxdemefondredansledécoraulieu deluirépondre.Jenousrendraisserviceàtouteslesdeux. —Ah,là,là,lesfilles! Stéphanienousserredanssesbrasenmêmetemps,Tracyetmoi.Jeluiarriveàpeineaumenton. —Cequevousm’avezmanqué! —Steph!Faisvoirunpeu!Tuessuperbe!ditTracy. Ellereculed’unpaspourmieuxadmirerl’amazonepulpeuseetsûred’ellequiremplacenotre copinemenueetmaladivementtimided’autrefois. —Qu’est-cequetonpèret’afaitmangerlà-bas?Tuessupergrande,ondiraituntopmodèle! —Oh!c’estjustelestalons. Steph se retourne et soulève une jambe derrière elle pour nous montrer les chaussures incroyablesqu’elleaauxpieds. —Jenesuisquandmêmepasaussigrande. Enseretournantfaceànous,elles’affaissesurelle-mêmepourparaîtremoinsgrande.Elleest comme ça, Steph — prête à se mettre physiquement dans une position inconfortable pour que les autresnesoientpasmalàl’aise. —Oùest-cequetuastrouvécescompensées?Ondiraitquetesjambesfonttroismètres! TracytournemaintenantautourdeStéphaniecommedanslesémissionsderelooking,quandle candidatrévèlesamégatransformation. —Arrête,ditStéphanie. Ellerougittellementquesonvisageseconfondavecsescheveuxrouxflamboyant. —Lescompenséesentoilesontidéalesàcettepériodedel’année.C’estunegrandemarque? Tout en parlant, Tracy sort son iPhone et prend des photos des chaussures de Stéphanie. L’intéressée paraît intriguée et m’interroge du regard. Je me contente de hausser les épaules ; je voudraisnepasregretterdeporterdesballerinesdanslesquellesmespiedsontl’airdedeuxpéniches doubles.Jeporteaussidesleggings,passuperquandonestpetiteavecdescuissesdesprinteuse. EtsiTracym’avaitchoisiunetenuecommesic’étaitpourelle,enoubliantdetenircomptede nosdifférencesmorphologiquesradicales? —Steph,commenttuasfaitpoursortirdecheztoiavecceschaussures?Mamèrenetolérerait mêmepasquej’aielesmêmesdansmonplacard. Stéphanieluijetteunregardcomplice. —Mamèreachangédeboulot.Ellepartavantmoietrentreaprèsmoi,doncjepeuxm’habiller commejeveux!Enfait,ceschaussuressontàelle—ellemetueraitsiellesavaitquejelesaimises. Maisonfaitlamêmepointuremaintenant!C’estgénial!Vousdevriezveniràlamaisonundeces jours,onfouilleraitdanssonplacard! Tracy est verte d’envie ou pas loin. Selon elle, la mère de Stéphanie est une des rares dont la garde-robesoitdigned’uneexplorationenrègle. Lasonneriedulycéeretentitetnousnousébranlonsenhordeversl’entréeprincipale,entraînés parlaforcegravitationnelled’unenouvelleannéescolaire.Lelycéemefaitpenserauxsanglesdans les films d’horreur : vous êtes ficelés avec et vous avez beau vous débattre, vous avancez inexorablementverslasciecirculairequivavousdécouperenmorceaux. Et voilà… Il y a cinq minutes, le parking était une oasis d’impatience, de potentiel et de possibilités, et crac, maintenant je vois des carnages à la scie circulaire. Qu’est-ce qui a bien pu se passerencore? —Alors,quoideneuf,lesfilles?Vousêtessuperminces,superbellesetsuperbronzées.Vous avezpassétoutl’étéàlaplageouquoi?Jesuistropjalouse.Iln’yaaucunendroitsympapournager près de la ferme — il n’y a aucun endroit sympa tout court ! Il y a des trous d’eau mais, bon, pas l’océanniriendanslegenre.Etlesgarçons—oh,la,là!Vousn’encroiriezpasvosyeux.Ilsont beausedoucherets’aspergerd’eaudetoilette,ilssententtoujourslefoin.Parcontre,jepeuxvous direqu’ilssontrudementbienfichus,danslesuddel’Illinois! Stéphanierigoleetrejettesescheveuxenarrièred’unemanièrequiluiattirelesregardsenvieux d’unepom-pomgirl.Cettedernièrelajaugeduregard;elledoitsedemanders’ilfautluiproposer de participer aux sélections qui auront lieu ce soir. Ce serait le comble, non ? Les pom-pom girls mettantlegrappinsurStéphanieaumomentmêmeoùjesensTracyprêteàabandonnerlespom-pom girls. —Commentvatamère,Rosie?EtPeter? Alorsquejetented’élaboreruneréponsesimpleàcesquestionscompliquées,MikeDarrenet MattHallissortentd’unevoituredesportblancheflambantneuvequisembleappartenirausecond.Ils arborent tous deux leur insolence habituelle jusqu’au moment où Mike aperçoit Stéphanie et s’emmêlelespieds.Ilserattrapeàlaportièreetlaregardebouchebéeavantdeseressaisir. Stéphanie panique aussitôt et attrape une mèche de ses longs cheveux roux qu’elle entortille autourdesondoigt.Cegesteestpratiquementlaseulechosequejereconnaissechezlapersonneque j’ai devant moi — la Stéphanie que je connaissais il y a encore quelques mois a complètement disparu. Mikeessaiededissimulersasurpriseetsagêne. —Yo,Trainer,quoideneuf?Çafaitunbailqu’ont’apasvue.C’étaitcomment,l’Iowa? —Hum,l’Illinois.C’étaitbien.Ettoi,tuaspassédebonnesvacances? —Ah,ouais,géniales.Tuasmanquéunesoiréegéniale,l’autrejour. CommesilasoiréedesnageursetlanoyademanquéedeConradétaientlesmomentspharesde l’été…JemedemandevraimentcommentStéphanieapusortiravecMike—etcommentTracyapu sortiravecMatt. —Ouais,unetuerie.Roses’estbienmarrée,ajouteMatt. SonregardestscotchéauxinterminablesjambesnuesdeStéphanie.Prèsdemoi,Tracylâcheun soupird’agacement. —T’aimesça,t’éclaterdansl’eau,heinRose?continue-t-il. —TuasnagépendantlasoiréeRosie?demandeStéphanie. Mattestécrouléderire.Stéphaniesetourneversmoiavecunregardimplorant:ellesaitqu’elle vientdetomberdanslepiègesanssavoirexactementlequel.Mikeal’airdesedemanders’ildoitrire avecMattouprendrelepartideStéphanie. J’entraînemacopineàl’écartpourluiexpliquercequis’estpassélorsdelasoirée.C’estlàque j’aperçois la voiture de Jamie. Il trouve une place que nous n’avions pas vue près du lycée — ou alors,quisaits’iln’yavaitpasunquelconquepanneau«réservé».Jamie,ReginaetConradsortent delavoiture.Conradpasseunebesaceenbandoulière,s’éloigned’euxleplusvitepossibleetrejoint lelycéetoutseul.J’aidelapeinepourlui.J’imaginecequeçadoitêtred’arrivertoutseulaulycéele jour de la rentrée de Troisième, surtout après ce qui s’est passé vendredi soir. Mais ma tristesse disparaîtquandjesongeàtoutcequ’aditConraddanslavoituredeTracy. J’observeReginapourvoirsiellevarattrapersonfrère,maisellerestetoutprèsdeJamie.Ilsse dirigentverslelycée,siprèsl’undel’autrequ’ellepourraittoutaussibienluitenirlamain. Jedoismerappelerquec’estmoiquiairendez-vousavecJamiesamedisoir. MaisquimeditqueReginan’aurapasrendez-vousavecluijustelaveille? Commes’ilsentaitmonregard,Jamietournelatêteetsurvoleleparking.Sesyeuxseposentsur moi,illèvelatêteetm’adresseundemi-sourire.Jenesaispassijedoisluidiresalutouluifaire signe,maisjemanquel’occasiondelefairecarilseretourneavantquejemesoisdécidée. QueficheRose2.0quandj’aibesoind’elle? —Sansdéc’,Rose,t’estoujoursàfondsurcenase?Ildevaitpaspasserlebacl’andernier?fait Matt. —Çat’ennuieraitd’attendrel’heuredudéjeunerpourfairetonabruti?répliqueTracy.Allons-y, lesfilles. NouslasuivonsetplantonslàMattetMike. —Hé,Steph,criecedernier,mercipourtouslesmailsetlestextosquetum’asenvoyéscetété. Stéphanierougitjusqu’auxoreilles,cequinel’empêchepasderépondre. —Merciaussi.Toi,tusaisvraimentparlerauxfilles. Elletermineparunmagnifiquemouvementdecheveuxquimetunpointfinalàlaconversation tandisqueTracyetmoitâchonsdesuivrelesgrandspasqu’ellefaitmalgrésestalonsvertigineux. —Alors,qu’est-cequej’ailoupécetété?reprendStéphanieensouriant.Vafalloirquevousme mettiezaujusavantlasonnerie. J’aipassél’étéàimaginerdesscèneshorriblesjusquetarddanslanuit,àmemorfondreàcause deJamieFortaetàmedonnerunmalfoupourmaintenirmonniveaudeséductiontoutjustemoyen.Je neledispasàhautevoix,naturellement,etTracyentamelerécitdesonété.Unemaréedelycéens noushappeetnousemporteversl’entréedubâtiment,quenouslevoulionsounon. *** Toutsegâteavantmêmeledébutdupremiercours. Tracy,Stéphanieetmoisommesassisesl’uneàcôtédel’autreensalled’anglais.RobertetHolly entrent.Hollymehèlepar-dessuslesconversationstrèsbruyantesdesautres. —Rose!Lesauditionsapprochent!Tuesprête? Je secoue vigoureusement la tête pour indiquer que non, finalement, je ne suis pas prête. Tellement pas prête que ce n’est même pas drôle. Je chante peut-être sans arrêt « Moses » à l’intervalle entre les cours, mais la musique de Patty Griffin ne relève pas vraiment du théâtre musical. Je ne sais pas encore les seize premières mesures de mon air préféré dans la comédie musicaleetjen’aipasregardélavidéoqueleprofdethéâtreamiseenlignepourqu’onpuissese familiariseravecquelquespasdebaseavantl’audition. Bref,jen’aipascesséderepousserlemomentdemepréparer.J’imaginesansdoutequejevais mepointeràl’auditionencomptantsurmoninspiration… Cequin’estpasvraimentlemeilleurmoyend’atteindremonobjectif. Hollyestentraindedirequ’elleestpersuadéequejevaisbrillerquandMattetMikeentrentdans lasalle.Cederniers’engouffredanslapremièreplacelibreensedonnantunmaldechienpourne pas regarder Stéphanie. Matt s’arrête net en apercevant Holly. Robert s’aperçoit que Matt a aperçu Holly,sepencheaussitôtpar-dessussonbureaupourprendrelebrasdecelle-ci,quiestassisejuste devant lui, et l’attirer doucement vers lui. Holly, qui ignore totalement ce qui se passe, se met à expliqueràRobertqu’ilfautmefairetravailleraprèslescourspourqueje«fasseunmalheur»à l’audition.Robertopineducheftoutenlaguidantversunsiègeàcôtédelui,oùilfaitécranentreelle etMatt,quilaregardetoujourscommes’ilallaitlamanger. —Quiestcettefille?medemandeTracy. —Holly,lapetiteamiedeRobert. Tracyenrestebouchebéeetnefaitaucuneffortpourcachersonétonnement. —Tuplaisantes,j’espère?D’oùest-cequ’ellesort? Jerépondsengrommelant. —EllevientdeLosAngeles.SonpèreestacteurdecinémaetenseigneàYale.Robertetellese sontrencontréssurlespectacledecetété.Elleestsympa. —Bon,jecroisquetupeuxluidireadieu. TracymetaquineenfaisantallusionaufaitqueRobertmedemandedesortiravecluidepuisla Sixième. —Jalouse? Jesuisjalouse,oui,maispaspourlesraisonsqu’elleimagine… Holly a des cheveux parfaits, une peau parfaite, un visage parfait, un corps parfait. Je parie qu’ellen’estpasenrognecontrelesmiroirs,elle.Jepariequ’ellenepensemêmepasauxmiroirs.La viedoitêtretrèsdifférentelorsqu’onressembleàHollyTaylor.OuàStéphanieTrainer. Une flopée de téléphones portables se met à sonner et à vibrer simultanément. Des gens farfouillentdansleurssacsàmainouàdospourfairetaireleurengin—qu’ilssontcenséslaisser dansleurcasierpendantlescours.Matt,toujoursplantéàl’entréedelasalle,réussitenfinàarracher sonregardd’Hollypourconsultersontéléphone.Enrelevantlesyeux,ilfaitunedrôledefigureetse tourneversTracyd’unairinterloqué. QuandilsontcommencéàsortirensembleenQuatrième,Mattlaregardaitavecadoration.L’an dernier,ils’estmisàlaregardercommeunparasitedontiln’arrivaitpasàsedébarrasser.Quandils ontrompu,ilacessédelaregardertoutcourt.Maislà,illaregarded’unairdur,commes’ildevait luidirequelquechosesanssavoircomments’yprendre. Ilyaunje-ne-sais-quoidansl’expressiondesonvisagequim’inquiètetrèssérieusementpour Tracy.ImpossiblequeMattéprouvesubitementdesregretsàproposdecequiestarrivél’andernier. Ilsepassequelquechosed’autre—quelquechosed’explosif. C’estça,lefantastiquepotentieldujourdelarentrée. Kristin—déjàentenuepourl’entraînementdespom-pomgirls,laqueue-de-chevalmontéesur ressortetleregardpaniqué—rejointTracyàpetitsbondsetposesoniPhonesursonbureau. —J’aipenséqu’ilfallaitquetusaches… Ses yeux furètent dans la salle, enveloppant tous ceux qui sont en train de consulter leur téléphoneportable.JemetrompeouelleestembêtéedemontreràTracycequ’elleluimontre? Mattrentrelatêteets’assiedaufonddelasalle.J’aicommeundébutdenausée.Tracyregarde letéléphonedeKristinetsefige. Par-dessussonépaule,j’aperçoisunephotopostéesurunepageFacebook.C’estlaphotod’une listedenomsécritesuruneportedetoilettesetlaphotoestendated’aujourd’hui.Justesousladate, onlit:«Topdessalopesd’UnionHigh». Suivent dix noms. Tracy, qui n’a couché qu’avec un seul garçon de toute sa vie — lequel est actuellementassisaufonddelaclasseetsegardebiendecroiserunseulregard—estentêtedeliste. Jefaisdéfilerlapagepourvoirquienestl’auteur.C’estlevirtuosedeYouTube,celuiquiavait postélavidéohumiliantedeladanseinitiatiquedeTracyetKristinaprèslafêtededébutd’annéel’an dernier. Il a aussi capté en vidéo ce que je considérais à l’époque comme un des moments les plus glorieuxdemonexistence:laracléequej’aiinfligéeàReginalejourdessélectionsd’athlétisme. LevirtuosedeYouTubedoitêtreunefille,carlalégendedelaphotodit:«3 e ét., WC filles porteno2». Amoinsqu’ilnes’agissed’ungarçonsuffisammentdiscretpours’introduiredanslestoilettes desfilles,cequifaitfrémir. Je trouve assez ironique que le virtuose de YouTube ait besoin d’une page Facebook pour s’exprimer.Acroirequetouslesréseauxsociauxnenaissentpaségauxentreeux.Cequim’intrigue aussi,c’estquequelqu’unaitpuavoirletempsd’écriresuruneportedeWCetdepublierlaphoto surFacebookalorsquelescoursn’ontmêmepascommencé. —Tuviensauditionnerquandmême,hein?s’inquièteKristinàvoixbasse. Tracyalesyeuxrivésautéléphone. —Onavraimentbesoindetoi. CommeTracynerépondtoujourspas,Kristinsoupire. —C’estjusteunelistepourrie.Çaneveutriendire. Tracysetourneversmoi,labouchelégèremententrouverte,avantderépondre: —Kristin,pourquoitumelamontressiçaneveutriendire? Kristinsemetsurladéfensive. —Ben,commejeteledisais,j’aipenséqu’ilfallaitquetusaches. —C’estvraimentsupergentildetapart.EtLena,elleaaussipenséqu’ilfallaitquejelesache? Kristinreprendsontéléphoned’unaircoupable,tournelestalonsets’abatsurunechaised’un mouvementthéâtral. —Allez,viensàl’audition,Trace.Onabesoindetoi.Tuesnotremeilleuredanseuse. TracyseretournelentementsursachaiseetfixeMattdesonregardleplusméprisant.Cequime surprend, c’est qu’il a vraiment l’air désolé. Tracy revient vers moi mais, au moment où elle s’apprêteàmedirequelquechose,lasonnerieretentitetM.Camberfaitsonentrée. Chaqueannée,aumoinsdeuxoutroisfilles—etparfoisungarçon—ontdesennuispouravoir écrit des lettres d’amour à M. Camber pour la Saint-Valentin. C’est devenu une sorte de tradition à UnionHigh.L’andernier,ilenareçutrois,dontunelettresignéedeMmeMaso—unfaux,biensûr. Toutlemondevoudraitqu’ilssortentensembleparcequ’ilssonttouslesdeuxcanonsetferaient unbeaucouple. Afin de maintenir une certaine distance, Camber se comporte généralement comme un vrai pisse-froidquineselaissejamaisalleràbavarderouàsemontreramical.Ilrentredirectementdans levifdusujet—pasdediscoursdebienvenue,pasde«Çavaêtreuneannéegéniale,lesenfants», rien.Toutenécrivantsonnomautableau,ilattaquedirectement. — Si vous oubliez de laisser votre téléphone portable dans votre casier, donnez-le-moi immédiatement. Sinon, considérez-vous en retenue à la seconde où il sonnera. J’ai bien dit à la seconde. Cambersetournepourprendreunepiledelivressursonbureau.Tracysetourneversmoiles yeux écarquillés. Ça va ? fais-je en silence. Elle me répond sur le même mode : Et toi ? De mon regardlepluséloquent,jeluifaispartdemaconfusion.Ellememontresondosetlèveundoigt.Puis medésigneenlevantdeuxdoigts. D’abord,jen’ycomprendsrien.Puis,dansundéchirantéclairdelucidité,jesaisis. Quiestnuméro2au«Topdessalopes»d’UnionHigh? Moi. Camberposebruyammentunlivresurmonbureau.Ils’intituleTandisquej’agonise. Montéléphone—quej’aioubliédemettreenmodesilencieuxparcequec’estlapremièrefois que je viens au lycée avec — émet un bip au fond de mon sac, sûrement parce que ma mère m’a envoyéuntextoenplusdupetitmotqu’ellem’alaissécematinpourmesouhaiterunebonnerentrée. Cambercherchelefautifdesyeuxetparaîtsurprisdeconstaterquejesuislaseuleàafficherune minecoupable. —Vouscommencezenbeauté,mademoiselleZarelli.Nousnousverronsaprèslescourspourla premièreretenuedel’année.Contentdevousrevoir. Merci.C’esttellementgéniald’êtreici. *** Lesretenuesdurentthéoriquementtroisquartsd’heure.Alafinducours,Camberbranditmon téléphoneetmedemande—àmoi,laseuledesesélèvesquiaieréussiàécoperd’uneretenuelejour mêmedelarentrée—pourquoij’aiapporté«cetrucidiot»enclasse.Jeluirépondsquejen’avais pas de portable avant et que je ne suis donc pas habituée aux règles d’Union High là-dessus. Il me rendl’appareiletm’annoncequejepeuxpartir. —Onm’aditdubiendevous,mademoiselleZarelli. Ilparleenmodepète-sec,aucasoùjem’imagineraisqu’ilchercheàêtresympaavecmoi. —J’espèrequ’ilétaitfondé.Ademain. C’est la chose la plus gentille que l’on m’aura dite aujourd’hui, vu que les abrutis les plus notoiresdulycée—saufMatt—m’onttraitéede«Salopeno 2»àdenombreusesreprisesaucours de la journée. Matt est resté bizarrement silencieux et s’est efforcé de ne pas croiser le regard de Tracynilemien.Cequi,d’aprèsmoi,signifiequesapetiteamieLenaestàl’originedecetteliste. Kristin n’a pas tort, en fait : ce n’est jamais qu’une liste. Il y en a de semblables dans tous les lycéesetellesreflètentrarementlaréalité.Généralement,ellessontl’œuvredefillesquiessaientde compromettrelaréputationd’autresfillesoudebriseruncoupleenfaisantcroireàungarçonquesa petite amie se tape l’équipe de foot au grand complet. Je préfère ne pas m’attarder sur la discriminationsexuelleenlamatière.Lesmecsontledroitdefairetoutcequ’ilsveulentmaisune fillepeutsefairetraiterdesalopepour—dansmoncas—unsimplebaiser. JesuissûrequeLenam’ainscritesurcettelisteàcausedetoutletortquej’aifaitàRegina.Elle devraitplutôtmeremercier:c’estgrâceàmoiqu’elleestcapitainedespom-pomgirlscetteannée. Sansmoi,elleseraitencoresimpledanseuse. Çacraintd’êtresurcetteliste.Mevoilàdéjàaffubléed’unsurnomquipourraitmecolleràla peautoutlerestedel’année.Maisfranchement,aprèsavoirétésurnommée«Balance911»lamoitié del’annéedernièreetavoirvuécritcesurnomsurtouteslestablesquej’occupais,çanemefaitpas grand-chosedem’entendreappeler«Salopeno 2»detempsentempsdanslescouloirs. Mais«Salopeno 1»,c’estbeaucoupplusgraveapparemment. Tracyagardélatêtehautetoutelajournéeetignorélerefrain«Numéroun!Numéroun!»qui lasuitdanslescouloirs.Jel’ainéanmoinsaccompagnéeplusieursfoisauxtoilettesoùelleapleuré. Etlorsquej’aivoululuidirequecettelisteétaitsansimportance,elleaflippéetm’adit: —Tupensesquec’estsansimportanceparcequetun’ascouchéavecpersonne.Situl’avaisfait, tuseraisbeaucoupplusperturbée,crois-moi. J’ignore si elle dit vrai. Peut-être que oui ou peut-être que je vois les choses différemment à cause de ce qui m’est arrivé l’an dernier. Quoi qu’il en soit, j’ai décidé de la fermer le reste de la journée.Jen’aimêmepassautédejoiequandellem’aannoncéqu’aprèsça,pourrienaumondeelle neseremettraitauxpom-pomgirls. JerallumemontéléphoneenquittantlaclassedeM.Camber.Tracym’alaisséuntextopourme dire de la rejoindre à sa voiture si je veux qu’elle me ramène après ma retenue. Dans l’escalier, à traverslabaievitrée,j’aperçoislesterrainsdesportpar-delàlestoitsdesvoituresdesprofs.L’équipe de cross fait des tours de stade pour s’échauffer. Je devrais peut-être me trouver parmi eux. C’est peut-êtrecequemonpèreauraitvoulu,d’autantquejen’aipasétésélectionnéel’andernier. Jemesensunpeucoupabled’avoircessédecourir.PuisjesongeaumailqueVickym’aécrit pourmesouhaiterunebonnerentrée. Soiscequetuveuxêtre,pascequelesautresveulentquetusois. Enlelisant,j’aipenséquec’étaitjustedesconseilsàlanoixpiquéssurunecarteHallmark.Mais je commence à voir ce qu’elle voulait dire. Continuer à faire des choses même si on n’en a plus envie,justepourfaireplaisiràcertainespersonnes,c’estlasolutiondefacilité. Les terrains de sport vert émeraude m’hypnotisent. On les croirait faits pour figurer dans un film sur le lycée idéal. Les individus qui les fréquentent vivent une vie de lycéen idéale, avec les tenues de leur équipe qui leur vont idéalement. Ils sont exactement où ils sont censés être et font exactementcequ’ilssontcensésfaire.Etmoi?Jeviensd’écoperdemapremièreheuredecolleet figuresurlalistedessalopes.Qu’est-cequejesuiscenséefaireexactement? Chanter. Maisunechanteusequichanteuniquementquandpersonnenepeutl’entendreest-ellevraiment unechanteuse? Jedescendsl’escalieretouvrelaportejusteàtempspourapercevoirJamieetReginatraverser leparkingdesprofspourrejoindreceluiducentrecommercial—ensemble,unefoisdeplus.J’enai franchementmarre:jen’aiaucunenouvelledeluidepuisqu’ils’estpointédevantchezTracy. Cesderniersjours,j’aifailliluienvoyeruntextodesdizainesdefois.Maisj’aifaitdesefforts déments pour penser à autre chose et ne pas lui écrire. Si Jamie veut m’emmener quelque part, il faudraqu’ilm’appelleetm’expliquecequ’ilaprévu. Ils s’arrêtent de marcher et se tournent l’un vers l’autre. Autrefois, quand je voyais Jamie et Regina ensemble, j’étais tellement jalouse que ma vue se brouillait. Maintenant, je suis toujours jalouse,maisquelquechoseachangé.ParcequequelquechoseachangéchezRegina.Elleal’air… vaincuouquelquechosedecegenre.Ellecontinueàpourrirlaviedesautresetàlesintimider,mais jevoisbienqu’ilyauntrucquinevapas. Au début, j’ai l’impression que Jamie et Regina sont en train de rire et je m’apprête à partir. Maisilsnerientpas—ilssedisputent. Jem’aperçoisaussid’autrechose:jenesuispaslaseuleàlesobserver. ConradesttellementabsorbéparcequisepasseentreJamieetsasœurqu’ilnevoitpasqueje suisàtroismètresdeluietleregardelesregarder.Ils’accroupitetserongeunongle.Desbribesde leurconversationnousparviennent.Justeunmotçàetlà—pasassezpourcomprendredequoiils parlent. Reginas’envaaubeaumilieud’unephrasedeJamie,traverseleparkingàgrandspas,sedirige vers le centre commercial et le plante là. Il serre les poings et regarde la voiture la plus proche commes’ilallaitsedéfoulerdessus.Peut-êtrequ’AnthonyattendReginaaucentrecommercialetque c’estcequirendJamiefoudejalousie. Maisçanepeutpasêtreça—cequejevoisn’estpasdelajalousie.J’attendspourvoirs’ilvase lancer à sa poursuite mais, au lieu de monter vers le centre commercial, il part en direction des terrains de sport. Je sais qu’il ne va pas s’entraîner car il a été officiellement banni de toutes les équipessportivesd’UnionHighilyadeuxans.J’ignoretotalementoùilva. JeregardeConrad.C’estJamiequ’ilobserve,pasRegina.Jem’attendsàcequ’illesuive,peutêtrepourluiservirquelquesinjures,maisilnebougepasdesaplacejusqu’àcequeJamiesoithors devue.Alors,ilselèveets’adosseàlavoiturederrièrelaquelleilsecachait.Ilfermelesyeux,baisse latête,inspireprofondément,puiss’avancedansmadirection,verslapiscine.Jemebaisse,ilpasse prèsdemoisansmevoir. Conradn’estpluslemêmequelorsqu’ilcrânaitetcrachaitsonveninàl’arrièredelavoiturede Tracy,l’autresoir.IlporteunjeansetunT-shirtbleuetdesConverserouges.Rienquipuisseattirer sur lui une attention quelconque, comme ses mocassins de marque. Et il a l’air si triste que j’en ai presquedelapeine. Il se demande peut-être ce qui va se passer quand il va arriver en retard pour le premier entraînementdelarentrée.Franchement,çam’impressionneassezqu’ilyaille.Asaplace,jecrois quejen’enauraispaseulecourageaprèscequis’estpasséàlasoirée. Quelles étaient les relations de Jamie avec lui lorsqu’il vivait chez les Deladdo ? Conrad était énervécontreluil’autresoir,maisJamieavaitl’airdenepass’inquiéter,commes’ilsavaitqueça allaitpasser.Peut-êtrequeJamieestunesortedegrandfrèrepourConradetqueConradestdégoûté queJamieetReginanesoientplusensemble. UnefoisConradhorsdevue,jedécideenunclind’œilderattraperJamie. —Jamie! Je suis essoufflée parce que je cours, ce que j’ai cessé de faire depuis le printemps. Il se retourne,l’airfurieux,puissonvisagesedétendunpeuetilmesourit.Vraiment.Lesoleilradieux soulignelesrefletsdorésdesesyeuxetdesescheveux.Jevoudraisgravercetteimagedeluidansma mémoirepourpouvoirlaregarderquandj’enaienvie. —Salut,dit-il. —Salut.JevoulaistesouhaiterunebonnerentréeenTerminale. —Merci. Ilparaîtunpeusurpris,commes’iln’avaitpassongéquec’étaitsadernièreannée. Sonregardparcourtmonvisage,ilm’observe,etcelamerappellecequej’airessentiquandil m’aplaquéecontresavoiturepourm’embrasser.Jesecouelatêtepourdissipercettepensée.Jene voudraispasqu’ilpuissedeviner,rienqu’enmeregardant,quejesongeàlachoselaplussexyqui mesoitarrivéejusqu’àprésent. —Euh,jet’aivuavecReginatoutàl’heure.Onauraitditquevousvousdisputiez. Ilnerépondpasimmédiatement. —Onparlait,c’esttout. —Je…jen’airienentendu,sic’estcequetuveuxsavoir. Ilnemeditpassic’estcequ’ilveutsavoir. Ilestpeut-êtretempsd’employerlamanièredirecteavecJamieForta. —Qu’est-cequisepasseavecelle? Montéléphoneémetunbipdansmonsac. —Désolée… Jelesorsetconsulterapidementl’écran.C’estTracy. FoKeJteParl. Jefourreleportabledansmonsac.Jamieregardeautourdeluicommes’ilnevoulaitpasqu’on puissenousentendre.Jebaisselavoix. —Tun’espasobligédemerépondremaintenant,situneveuxpas.Tupeuxmelediresamedi. Jemedonneraisdesgifles.Jenevoulaissurtoutpasparlerdesamedi.Maintenant,j’ail’airde vouloirleluirappeler.Oudechercheràensavoirdavantage. —Ecoute,Rose…jedoistravaillersamedi. Madéceptionesttellementgrandequ’ellem’oppresse.Est-cequejedoisfairecommesijem’en fichais,commes’ilnemelaissaitpastomber,unefoisdeplus?Jesongeàtoutecette«démarchede franchise » que j’apprends en psychothérapie. Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à la mettre en applicationmaintenant?Jeprendsl’airaussiinnocentquejepeux. —Tutravailles? —Oui.Jesuisobligédetravaillerpresquetouslessoirspendantuncertaintemps.Maisjevais bientôtavoirunvendrediouunsamedisoirlibre. Jeregardemespieds,serrésdansmesballerines.Sij’avaismismesboots,jesuissûrequetout çaneseraitpasarrivé.Jemejuredeneplusjamaisportermesballerines.LamaindeJamierentre dansmonchampvisuel.Jesenssesdoigtschaudsmeprendrelementonetmereleverlatête. —Jedoisrembourseràmonpèremesfraisd’arrestation. Est-cequemamèrem’obligeraitàlesremboursersijemeretrouvaisdevantlestribunauxpour uneraisonouuneautre?Qu’est-cequiarriveraitsij’embrassaisJamiejustemaintenant?Cesdeux penséesn’ontmanifestementaucunlienentreelles.Moncerveauestdevenudifficileàgérerdepuis quej’aidespicotementsàl’endroitoùJamiemetouche… —Désolé. —Waouh,deuxexcuseslemêmejour! Jetentederetrouvermacrâneriedel’autresoir,maisj’aidumalenpleinjour.J’ail’impression queçaneviendrapas. —Maisfranchement,jen’aijamaisvraimentcruquenousallionssortirensemble. —Laisse-moiseulementquelquessemaines. Montéléphoneémetunnouveaubip. —Ilfautquej’yaille. Unepartiedemoivoudraitravalercettephrase—leséchangesavecJamiesontsuffisamment rarespourquejen’aiepasenvied’ymettrefindemoi-même.Maisl’autrepartiedemoi-mêmeest trèsfièredemoi. Jamiehochelatête. —Aplus,Rose. Jelequittepourqu’ilnemequittepaslepremieret,toutengrimpantlacôteversleparkingdes élèves,jem’obligeàcompterjusqu’àtrenteavantdemeretourner.JevoisJamielongerleboutdela pisted’athlétisme,oùReginaetmoinoussommesaffrontéesl’andernier.Grâceàlui,jen’aipasété renvoyée.Grâceàelle,j’aidescicatricessurlesavant-brasetlestibias. J’arriveàlavoituredeTracy,maisellen’yestpas.Jeluienvoieuntexto. @lavoiture Puis je m’assieds sur le capot. En l’attendant, je sélectionne « Photos » sur mon téléphone — pourcalmermoncerveau,lequeltentedecomprendrecequivientdesepasser.J’aidéjàdétruitprès delamoitiédesphotosdemonfrère.Audébut,jeregardaisvraimentchaquecliché;maintenant,je mecontentedelessurvoler. Supprimer,supprimer,supprimer. Aumomentdedétruirela503ephoto,jem’arrête.Qu’est-cequej’aisouslesyeuxexactement? Surcettephoto,PeteretAmandasontinstallésl’unenfacedel’autredevantunetablebasse.Ils tiennentchacununepaille,commes’ilsallaientboireensembledanslemêmeverre.Saufqu’iln’ya pasdeverreetquelespaillessontmoitiépluscourtesquedespaillesnormales.Onnevoitpasbien cequ’ilsfont—lebrasd’uneautrepersonnecacheàmoitiéleursvisages—maisilsuffitd’avoirvu desfilmspourreconstituerletableau. Obsédéeparcetteimage,j’appellePetersuruncoupdetête.J’aivraimentpeur,jesuisinquiète, j’aibesoind’entendresavoix.Jelaissesonner,sonner,sonneret,justeavantledéclenchementdela messagerie,Amandarépond. —Salut,Rosa,c’estAmanda!Commenttuvas? Pendantqu’elles’excite,j’entendsmonfrère,derrière,luidirequ’elles’esttrompéedeprénom. —Oh!désolée,Rose.Qu’est-cequisepasse,mapuce? Ce que je peux détester cette fille ! Je m’efforce de ne pas éprouver de haine, mais je la hais vraiment. —Jepourraisparleràmonfrère? —Ilpeutpasvraimentparlerpourl’instant. —Ilestjusteàcôtédetoi.Jel’entends. Le son me parvient étouffé, comme si Amanda avait posé sa main dessus. Je les entends rire, puis elle me le passe. C’est bizarre d’entendre la voix de Peter en ne lui ayant pas parlé depuis longtemps. —Salut,Rosie. Soudain, je ne trouve pas comment lui parler de cette photo. Je voudrais, mais les mots ne viennentpas.Etsijel’avaismalinterprétéeetmeridiculisaistotalement? Derrièrelui,Amandachantesurunechansonquimeparvientbrouillée.Ilvasansdirequ’elle chantefaux. —Commentçava?medemandePeter. Ils’exprimelentement,commes’ilfaisaitdeseffortspouravoirunevoixnormale.Lesonestde nouveauétoufféquelquesinstants,puisj’entendsmonfrèresoufflerendisant«Merci,bébé».Ilfume quelquechose. Jelâchen’importequoi,fautedemieux. —C’étaitlarentrée. —Ahoui,c’estvrai.Super.Amanda,c’étaitlarentréedeRosieaujourd’hui. Amandarépondparundeces«Oh»attendrisquim’énervent. —Commentçasepasse? —Euh…c’estterminé.Çava. —Cool. Pourquoiest-cequej’aibesoindecouragepourabordercesujetavecmonfrère?Qu’est-ceque mon père attendrait de moi ? Que je dise les choses simplement, que je demande à Peter ce qui se passe.JesuissurlepointdelefairequandTracysurgitdevantmoiensautillant,toutexcitée.Jene comprendspassajoievuquejel’aivuepleurerplusieursfoisaujourd’hui. —T’appellesqui?medemande-t-elle. —Peter. Elleouvredegrandsyeux,m’arracheletéléphonedesmainsavantquej’aiepufaireungesteet semetàglapir. —Peter?C’estTracy! J’entendsmonfrèrerire,cequifaitrireTracy. —Situsavais,ç’aétéunerentréedefolie.Tunedevinerasjamaiscequis’estpassé. Elleritd’unechosequeluiditPeter,s’éloignedequelquespasetl’écouteentournantenrondet enjouantavecsescheveux.Puisellelèvelesyeuxversmoi. —Jen’ymanqueraipas,jetepromets.Maiselleestsage.Tun’asplusbesoindet’inquiéterpour elle — ni pour moi. Nous sommes sophomores, maintenant. Sauf qu’on s’est retrouvées toutes les deuxsurlatoplistedessalopesdulycéeaujourd’hui. Jememetsàhurler: —Tracy,pourquoiest-cequetuluiasdit? Ellepoursuitsansmêmemerépondre. — Non, tout va bien, parce que j’ai une arme secrète. Mais je ne peux pas t’en parler. Tu la découvrirastrèsbientôt.D’accord…d’accord,salut,Peter. Ellemerendenfinmontéléphone. —Euh…Peter? Iln’yapluspersonne. —Oh!désolée,Rose.Tuvoulaisencoreluiparler?Jecroyaisquevousaviezterminé. Je devrais le rappeler et lui parler de cette fichue photo, mais je n’y arrive pas. J’en suis incapable.Qu’est-cequejeluidirais?Qu’est-cequ’ilmerépondrait? Ets’ilmedisaitlavérité—cequim’étonnerait—,qu’est-cequejeferais? J’enparleraisàmamère? J’enparleraisàTracy? Jenevoudraispasqu’elleaitmauvaiseopiniondelui. Jenevoudraispasavoirmauvaiseopiniondelui. Tracymemetsontéléphonesouslenezetmemontrequelquechosesurl’écran.Ondiraitun sitedemode.Letitredit«Topdesstylés».Endessous,unephotohyperglamourdeTracyquejen’ai jamaisvue. —Qu’est-cequec’est? —C’estcequetum’asaidéeàcréer.Etcequivalancermacarrièredanslamode. 6 Muse(n.f.):personnedéclenchantl’inspirationartistique. (voiraussi:HollyTaylor,poursafinesse.) *** — Soyez les bienvenues aux auditions pour Anything Goes, jeunes gens. Je sais que vous êtes survoltés, mais si vous pouviez la mettre un peu en sourdine, nous pourrions commencer et être rentrésàtempspourGlee. Commepersonnenesetait,M.Donnellyreprend. —D’accord,lesjeunes.«Lamettreunpeuensourdine»étaituneuphémismepour«Fermez-la maintenant»! Çamarche:toutlemondesetait.Stéphanieesttellementnerveusequ’elleentremble.Ellem’a rejointeauxcasiersaprèslaseptièmeheuredecoursendisant: —Jecroisquejevaistenterl’audition!Jepeuxyalleravectoi? Ensuite,ellen’alittéralementpascessédeparlerunesecondejusqu’àl’auditorium.Là,elles’est pour ainsi dire renfermée dans sa coquille, et c’est alors qu’elle a commencé à trembler. Son tremblementmeparvientàtraversmonfauteuil—c’estdire!Jeluipresselamainpourlacalmer, maisellefixeM.Donnellycommesic’étaituntueurensérie. J’ignorais totalement qu’elle avait l’intention d’auditionner. Je ne sais même pas si elle sait chanter.D’ailleurs,déjà,jenesaispassimoijesaischanter. Enfin,jepensequejesais.Maissijesuislaseuleàlepenser… Non.Jesaischanter.Jelesais. D’ailleurs,jesuisarchi-prête.J’airegardéunevidéodepasdeclaquettes.J’aiarrêtédechanter « Moses » en boucle et j’ai travaillé mes seize mesures de « Be Italian » — dans Nine — pas seulementsousladouchemaisdevantlemiroir.J’aiarrêtéquandj’aicomprisquemesrelationsavec lesmiroirsrisquaientd’empirer. Peut-onavoirl’airnormalquandonchante?Amoinsquelaquestionàseposersoitplutôt:estilnormald’avoirl’airbizarrequandonchante? Grâce à Holly, qui m’a coachée par e-mail — sûrement parce que Robert lui a dit qu’elle ne devaitpasgaspillersonprécieuxtempsdepréparationàsedéplacerpours’occuperdemoi—,j’ai mêmeunechansondesecours,justeaucasoùonmerappelleraitlejourmêmepourmedemanderde présenterautrechose.D’aprèsHolly,çaarrivesouvent. Bon,çaluiarrivepeut-êtresouventàelle,maisçan’arrivepasnécessairementsouventàmoi, parexemple. Enfin,pourêtrevraimenthonnêteavecmoi-même,jediraisquejechanteplutôtbien.Etqueje mesensplutôtbien. Curieusement,c’estunpeugrâceàlalistedessalopes. LeprojetsecretdeTracyn’estplusunsecretetc’estvraimentgénial.C’estunblogsurlamode qu’elle voulait initialement baptiser « Très Chic/Tracy ». Mais après l’apparition de la liste des salopes,aulieuderetournerpleurerencoreunefoisdanslestoilettes,Tracyaeuuneidéebrillante. Elleestalléevoirleprofdemarketingpourluidemanderdesconseilsenrelationspubliques.Leprof lui a expliqué que la meilleure chose à faire lorsqu’on était victimes d’insinuations de ce genre, c’étaitde«saisirlaballeaubond»et«d’écriresoi-mêmelasuitedel’histoire».LorsqueTracyluia parlédesonprojetdesiteinternet,leprofl’aaidéeàtrouverlenomde«Topdesstylés»,quiestun jeudemotssur«Topdessalopes». Ceblogestfabuleux.Tracyphotographiedesgensdontelleaimelestenuesaulycéeetexplique comment chaque élément qui les compose contribue à l’effet d’ensemble. Ensuite, elle utilise les photosscannéessurdesmagazinespourmontrerenquoichaqueélémentdelatenueestunbonchoix. Parexemple,laphotodeStéphanieestplacéeenregardd’unephotodeVoguesurlaquelleunmodèle porte des chaussures hyper chères qui ressemblent à celle de Steph. Tracy utilise le travail de photographesetdestylistesprofessionnelspourmontreràquelpointsesamisontl’instinctpointuen matièredemode.Çatientdugénie. Je l’ai aidée pour la partie technique et lui ai dit qu’elle devait mentionner les crédits photos, dire où elle s’était procuré chaque cliché et donner le nom du photographe pour éviter les ennuis. C’estainsiquemonnomapparaîtsurlesiteentantque«Directriceéditoriale,conceptrice». TracyaannoncélelancementdesonsitesurFacebook,Twitteretpare-mailàtoutelaclasse.A larubrique«Objet»,elleaécrit:«LaSalopeno 1voussignalel’existenced’unenouvelleliste.»Je l’aiaidéeàréécriresonmessageenajoutantdesmotschoisissusceptiblesderenvoyerlaplupartdes élèvesàDictionary.com.Voicilaversiondéfinitivedumessage: LancementduTopdesstylés,unsiteconçupoursaluerlesensdelamodedesplusdouésenlamatière,mais aussipourrappelerauxindividuspourvusd’uncerveauqu’iln’yapasqueleslistesdesalopesdanslavie.Il y a la mode, l’art, la beauté, la personnalité et la manière de l’exprimer ! Chaque jour, le Top des stylés mettraenlumièreceuxetcellesquiincarnentl’allure,l’éclat,l’originalité.Quisaitsivousn’yfigurerezpas unjour? Des questions ? Contactez-moi par e-mail. Mais ne me demandez pas de vous mettre sur ce site. Sachez découvrirleoulafashionistaquiestenvousetjesauraivoustrouver. Lesmessagesdehaineresterontsansréponse. N’attendezplus,cliquezicipourdécouvrirletoutpremierTopdesStylés. BienvenueàUnionHighversionchic! *** La première livraison de Top des Stylés montrait Stéphanie dans ses chaussures sublimes et HollyetRobertvêtusdenoirdelatêteauxpieds.Foliechezlesinternautes. En quelques heures, les commentaires ont afflué. Des gens disaient à Tracy qu’elle devait absolument les regarder le lendemain parce qu’ils allaient porter une tenue fabuleuse. Même le virtuosedeYouTubeluiaécrit:«Fais-moisavoirquandtuserasprêtepourtonpremierdéfilé:je connaisdumonde.» Pasunseulmailmesquinouméchant—etpasuneallusionàlalisteinfamante.Pasuneseule. Commesiellen’avaitjamaisexisté. Tracyvenaitdefaireuncoupderelationspubliquesgrandiose.Enunenuit,elleétaitpasséedu statutdesalopeno 1dulycéeàceluidefillecélèbreetarchi-cool.Désormais,desélèvesdePremière etdeTerminaleluidisentbonjourdanslescouloirsjustepourqu’elleremarqueleurtenue.Jesuis fièred’avoirjouéunrôlemodestedanscesuccès. Donc, voilà pourquoi je me sens plutôt bien aujourd’hui. On pourrait même dire que je suis prêteàcasserlabaraque. M.Donnellyclaquedanssesmainsetreprendlaparole. —Trèsbien,jeunesgens!Nouscommenceronsparlechant,ensuiteceseralacomédieetpour finirladanse. Ilconsultesesnotesetglissesonstyloderrièresonoreille. —MitchellKlein.Prêt? Mitchell monte sur la scène où il chante un bout d’une chanson extraite d’Anything Goes. Elle s’intitule«It’sDelovely».Jepaniqueaussitôt:c’estmachansondesecours.Jemeretournedansmon fauteuil pour regarder Holly. Les auditions l’excitent tellement qu’elle saute pratiquement dans son fauteuil.Ellemefaitunpetitsignedelamainetlèvelesdeuxpouces.Sesdentsblanchesétincellent commedansunepubpourduchewing-gum. Acôtéd’elle,Robert,avachidanssonfauteuil,uneécharperougeautourducoup,fixeMitchell Kleincommesisesyeuxétaientdespointeurslasers.Ilmejetteunregardd’unefractiondeseconde etm’adresseunpetitsignedetête.PuisilseconcentredenouveausurMitchell,quis’avèreavoirune plusjolievoixquejenel’auraiscru. Alafindesonair,Mitchell,l’airtrèscontentdelui,décocheunregardgoguenardàRoberten retournants’asseoir.J’entendspratiquementmonamigrincerdesdentstandisqu’ilboitunegorgée desaboissonénergisante.Ilresserresonécharpeetjem’aperçoissoudainquejenel’aipasvufumer uneseulefoisdepuislarentrée.Iladûarrêter. C’estdrôle.Jenel’auraisjamaiscrucapabled’arrêterpourquoiquecesoit.Nipourquiquece soit. Après plusieurs candidats qui n’atteignent pas la seizième mesure — parce qu’ils rigolent, perdentlamesureousontmortsdetrouilleetrestentmuetsdevanttoutlemonde,M.Donnellylance: —StéphanieTrainer. Unsilencetombesurlasalle.Stéphanieselève,trèstopmodèledansseschaussuresàplateau. Ses cheveux roux brillent, elle rougit nerveusement. Sa démarche est mal assurée parce que ses jambestremblent,maiselles’arrêtepourrespirerprofondémentet,instantanément,sedébarrassede sontrac.Littéralementàvue.Commesielleavaitdécidéqu’elledevaitcesserd’êtrenerveuseetque son stress s’était envolé. Je vois alors s’avancer une créature hyper confiante en elle dans sa tenue super mignonne très croisière maritime — ce qui est précisément le cadre où se déroule Anything Goes. JecontemplemonjeancoupéetmonT-shirtFeist.Jen’aipasmistoutesleschancesdemoncôté aveccetaccoutrement…AmoinsqueM.Donnellysoitunfandecettechanteuse. Stéphanie grimpe sur la scène, s’éclaircit la voix et, sans se présenter ni même laisser M.Donnellyluidemander«Qu’est-cequetuvasnouschanteraujourd’hui?»,elleselancedansune repriseacappellade«Mine»,deTaylorSwift. Etc’estsuperbe. Complètement,étonnammentsuperbe.Ellen’imitepasdutoutTaylorSwift—bienaucontraire. Ellenechercheàimiterpersonneets’approprielachanson.Jesuissûrequ’onl’entendjusquedansla rueoudumoinsàl’extérieurdel’auditorium.Elleparaîtsiheureuse,sinaturelle,queM.Donnelly oublie de l’arrêter après les seize premières mesures et qu’elle chante le refrain une seconde fois. Quandellesetait,toutl’auditoriums’enflammecommesilavraieTaylorSwiftétaitsurscène. Elle regagne son fauteuil après avoir tapé dans les mains de presque tout le monde sur son passage.Jemepencheverselle. —Jenesavaispasquetuchantaisaussibien! —Moinonplus! Elleritetrejettesescheveuxsursesépaules. Jedoisfairedeseffortsintensespournepasenvouloiràmacopinedes’êtremétamorphoséeen déesse durant l’été, tandis que j’aidais les habitants d’Union à choisir entre les coupes normale, ajustéeouflottantepourleursjeans. Lorsquelesapplaudissementsretombent,M.Donnellyappellejoyeusement: —HollyTaylor,enscènes’ilteplaît. Holly se lève d’un bond, parfaite dans sa robe à fleurs et ses bottines boutonnées jusqu’aux genoux.Ellemontesurscèneetseprésentecommesielleavaitfaitçatoutesavie. — Bonjour tout le monde ! Je m’appelle Holly Taylor, je suis nouvelle ici. Je viens de Los Angeles.Aujourd’hui,jevaisvousinterpréter«AllThroughtheNight » de Cole Porter, un air que chantelepersonnagedeHopedanscettecomédiemusicale.J’espèrequ’ilvousplaira,c’estundemes préférés. Holly se met à chanter cette célèbre ballade et, naturellement, elle a une voix de sirène. M. Donnelly se redresse sur son siège, l’œil brillant, sans doute ravi d’avoir déniché non pas une maisdeuxexcellenteschanteusesdanslapremièredemi-heured’audition. Holly va se rasseoir, Robert l’entoure de son bras, l’embrasse sur la joue et sourit à la cantonade,tellementrayonnantdefiertéqueç’enestgênant. Qu’est-cequeçafaitd’avoirunpetitamiquivousconsidèrecommelahuitièmemerveilledu monde? JevaisdevoirchanteraprèsStéphanieetHolly.Génial!Jeplaisante:horrible… Jegagnelascèneettoutsemetàdébloquer.Mavisionpériphériquesetrouble,j’ail’impression quejevaisvomir.Hollym’aditqu’encasdetrac,ilfallaits’imaginerqu’onchantaittoutseuldanssa chambre.Maisjesuisvictimed’unecrisedepanique,jevoislebalcons’effondrersurtouslesgens assisendessousetlesréduireenbouilliedecartilageetdesang.Jesecouelatêtepourchassercette visionetj’entendsM.Donnellymedemander: —Quevas-tunouschanteraujourd’hui,Rose? Jetrouvelaforcedeluirépondre. —Ah,«Nine».Excellentchoix.Vas-ydèsquetutesensprête. Personne ne pense vraiment « dès que tu te sens prête » en le disant, parce que si j’attendais d’êtreprête,jenebougeraispasd’icijusqu’àlafindemesjours. Jeregardeenbas,aucasoùmescamaradesdeclasseseraienttoujoursécraséssouslebalcon, puisj’entamelachanson.Commejel’aiprisetrophaut,jedoisrecommencer. —Çasonnebien,Rose.Prendstontemps. Jerecommenceplusbas,jechantequelquessecondes,puisj’aiuntroudanslesparoles. JelèvelesyeuxetaperçoisHolly.Sonsourireestfigé,commesielleessayaitderesterpositive toutenétanteffondrée,aufond.Ellearticulelesparolesensilenceàmonintention,maismonregard estattiréparRobert,quineveutmêmepasregarder.Ilfixeleplafonddel’auditorium.M.Donnelly medonnelesparolesetmedemandederecommencer.Jechantemonairsansavoirlamoindreidée decequeçadonnenidelajustesse. M.Donnellysourit. —Merci,Rose. Jen’arrivepasàinterprétersonintonation.Aulieudedescendredanslasallecommelesgens normaux, je sors par les coulisses et me retrouve dans le couloir. Tant pis si j’ai laissé toutes mes affairesdansl’auditorium.Çan’apasd’importancecar,detoutemanière,j’ail’intentiondechanger d’identitéetdequitterlaville. Commentai-jepucroirequej’avaisunavenirdanslechant?Ilestclairquejen’enaiaucun. Parcequejesuisnulle. Jemelaisseglisserlelongdumuretm’assiedsparterre,lesmainssurlesoreillespournepas entendrelesautrescandidats.Jefermelesyeux. Jerestelàjenesaiscombiendetempsjusqu’àcequequelqu’unmetapesurl’épaule.J’ouvreles yeux.MmeMasoestdeboutdevantmoi. MmeMasoalapeaumateetdesyeuxbrunset,siTracylepouvait,ellelamettraitsurleTopdes Styléstouslesjours. —Tutelèvesouc’estmoiquim’assieds? Faute de réponse de ma part, elle s’assied à côté de moi. Elle tient un paquet d’affiches proclamant « Union High, pas d’excuses à l’intolérance ! » en lettres rouge sang. En dessous : «Réuniondesélèveslundi,présencerequise.Présentez-vousàl’auditoriumavecvotreclasse.» Jemerenseigne. —Qu’est-cequec’est? —TuétaisàlasoiréechezMikeDarren,jecrois? JedécrocheuninstantenentendantRobertchanterunextraitdeMyFairLady.Ilchantedetout son cœur — pas question que Mitchell Klein donne la réplique à Holly. Il ne fait pas de quartier. J’admire. —Oui,j’étaisàcettesoirée. —Ilparaîtquetut’esretrouvéedanslapiscine. —C’étaittropdrôle,dis-jeaussisèchementquejepeux. —Dis-moiunpeucequetufaisici,danscecouloir. —J’airatémonauditionpourlacomédiemusicaleetjen’aipasenviederetournerlà-dedans. Aumoinsjesuisfranche… —Tuessûredel’avoirratée? —Oui. —Tun’enaspasl’aircertaine. —J’aidûm’yprendreàtroisfois,alorsj’endéduisquej’aiéténulle. — Rose, veux-tu que je te dise ce qui m’a frappée chez toi depuis que je te connais ? Tu es méchante—avectoi-même. Jesensqu’ellealesyeuxposéssurmoimaisjenesuispasprêteàcroisersonregard. —Tuesquelqu’unpourquichaquemotcompte,ilmesemble.Penseàtouslestermesnégatifs quetuasemployésenparlantdetoidepuisledébutdecettebrèveconversation. Jesoupire. —J’ail’impressiond’entendrelapsydemamère. MmeMasosaisitaussitôtlaperche. —Ehbien,j’espèrequ’elles’occupeaussidetoi. Jehausselesépaules. — Arrête d’être toxique envers toi-même, Rose. Cela peut être aussi destructeur à long terme quel’usagedestupéfiants,l’anorexie,l’automutilationou…tuveuxquejecontinue? Jesecouelatête. —Non,j’aipigé. —Bien. Elleselève,brossel’arrièredesonjeansetbrandituneaffiche. —Ecoute,lelycéeenquêtesurcequis’estpassélorsdecettesoirée,enpartieparcequeConrad Deladdo—quiestapparemmentundesmeilleurssportifsquecelycéeaitcomptésdepuisdesannées — a démissionné de l’équipe de natation et refuse de dire pourquoi. Comme c’est toi qui t’es retrouvéedanslapiscineaveclui,ilsepourraitquetuteretrouvesdanslebureaudelaproviseure. Simpleavertissement,vu? Quelledélicieusesurprise!Jen’aipasbavardéavecMmeChen,laproviseure,depuisledernier scandaleauquelj’aiétémêlée.Jemelanguis,franchement. —Retournelà-dedansterminertonaudition,Rose.Mêmesituasl’impressiondel’avoirratée, tupourrasaumoinsdirequetuesalléejusqu’aubout. Mme Maso scotche une affiche au-dessus de ma tête, me touche l’épaule, puis disparaît dans l’escalier.Lebruitdesesbootssabotsrésonnedanslecouloir.Jelaregardes’éloignerensongeant qu’ellemedonnetoujoursd’excellentsconseils—quejeneveuxjamaissuivre. Je suis en train de me demander comment récupérer mon sac dans l’auditorium en me débrouillant pour ne voir personne quand la porte du plateau s’ouvre. Holly se penche dans l’ouverture. —Rose!onvacommencerlesscènesparlées.Grouille-toi! Jesecouelatête. —Jeneretournepaslà-dedans. Hollysortdanslecouloiretlaporteserefermesansbruitderrièreelle.Ellemetendunemain pourm’aideràmerelever. —T’asdûrecommencer,etalors?C’étaitsuper.Tavoixesttropcool—pascommelesautres, tuvois?Unpeucomme…jenesaispas. Hollyréfléchit,lesyeuxauplafond,enfaisanttournersesbraceletsautourdesonbras. —Unpeucommelesrockeusesd’avant,ouquelquechosedanslegenre. Etvoilà. Onvientdemecomplimentersurmavoix. C’estlapremièrefois. Jenevoispasexactementcequ’Hollyveutdire,maiscecomplimentvientd’êtrelancé,libéré dansl’univers.Jelesenscirculerenmoi,sedilaterpourremplirtouslesvidesdontjenesavaisque fairedernièrement.Jesuistellementabsorbéeparcettesensationquej’enoubliederemercierHolly et de prendre la main qu’elle me tend. Elle se méprend sur ma réaction et s’agenouille devant moi avecuncraquementducuirdesesbottes. —Qu’est-cequetuas? Elleposesamainsurmonbras.Leslarmesmemontentauxyeux.Ellesmontentaussiauxsiens, juste parce que j’ai les larmes aux yeux. Elle rit, peut-être un peu gênée de pleurer avec moi sans savoirexactementpourquoinouspleurons.Jenesaispascommentluidirequ’ellevientdemedire quelquechosedefabuleuxalorsellecroitnaturellementquequelquechosenevapas. —Rose…C’estàcause…euh…d’ungarçon? Ellemeposelaquestiond’unemanièrebizarre,commesielleconnaissaitdéjàlaréponsemais cherchait à savoir si je vais lui dire la vérité. Alors, au lieu d’essayer de lui expliquer qu’elle, une vraiechanteuse,vientdemetraiterdevraiechanteuse,jehochelatête.C’estplusfacilequed’essayer d’exprimercequej’éprouveencemomentprécis. Hollyouvredegrandsyeuxronds,pleinsdelarmesetdeculpabilité. —C’estRobby? Non,non,nonetnon.Jesaisdéjàexactementcequ’afait«Robby»,jen’aipasbesoindelelui demander.Maisjeleluidemandequandmême. —Qu’est-cequ’ilt’aracontésurmoi? — Eh bien, je ne voudrais pas te mettre mal à l’aise, mais Robby m’a dit que tu étais, hum, amoureusedeluimaisqu’ilteconsidéraitplutôtcommeunepetitesœur.Alorsjevoudraissavoirsi celatedérangequenoussoyonsensemble.J’espèrevraimentquenon,Rose,parcequejet’aimebien, tusais.Maissiçatemetmalàl’aisedenousvoirensembleoudemeparler… Jelèveunemainpourl’arrêter. —Cen’estpasRobert. Çan’ajamaisétéRobert.Jevoudraisdirelecontrairejustepourluifairedumalàlui,maisj’ai unemeilleureidée.Jevaism’entenirlàpourl’instant.Robertpaiera—cher—plustardpours’être servi de moi afin de paraître plus désirable aux yeux de sa petite amie. Un jour, peut-être, quand l’occasions’enprésentera,j’expliqueraiàHollyavecquelmenteurpathologiqueellesort. C’estvraimentcharmantdeteconduireainsienverslegarçonquit’asoutenueàl’enterrement detonpèreetlafillequivientdetedonneruneidentité,ditunepetitevoixdansmatête. Jeluidisdelaboucler. Laportedescoulissess’ouvredenouveauetM.Donnellypasselatête. —Prêtespourlesscènes,lesfilles?Ilesttempsdejouer. IlregardeHollyavecgourmandise. —Noussommesprêtes,monsieurDonnelly. Hollyseredressed’unbondetmetendlamainunesecondefois.Jelasaisis,ellemetireavec uneforcesurprenantepourunefilleaussimenue.Est-cequeçavautvraimentlapeine,quandonaune voixde«rockeused’avant»,depasserjusqu’auboutlesauditionspourunecomédiemusicale?Je n’aipasletempsdetrouverlaréponsecardéjàHollymetraînejusquedansl’auditoriumetlaporte serefermederrièrenousavecunbruitsecetthéâtral. *** Le lendemain matin, Conrad m’attend devant mon casier avant l’appel. Aussitôt, j’ai l’impression que mon estomac se transforme en nœud marin — un nœud très compliqué. Je sais à quel point il ne m’aime pas et je suis sûre que, quoi qu’il ait à me dire, ça va mal se passer. C’est agaçantd’avoirpeurdeparleràunfreshman,maisConradn’estpasseulementunfreshman.C’estun freshmandouédesaptitudesàl’affrontementpropresauxDeladdo. —Jesensqu’onvas’amuser,mefaitTracy. EllebranditsontéléphoneetprendConradenphoto,sansprêterattentionauxétudiantsquinous entourentenfeignantdenepasposerpourellealorsqu’ilsnefontriend’autre.Sansexagérer,Tracy doitprendreunecinquantainedeclichésentrelemomentoùellesortd’unesalledecoursetceluioù elleentredanslaprochaine,passageparlecasiercompris.Maintenant,quandnouspassonsdansles couloirs,Tracytracesoncheminparobjectifinterposéenprenantdesphotossansinterruption,sans jamaisbousculerpersonnepuisqueleflothumains’ouvredevantelle.Elleestpasséemaîtressedans l’artdetraverserunefouleenattirantl’attentionsurelle,sanscroiserunseulregard,toutenrestant polieetcharmante. Çadoitêtreundon. Commenousapprochonsdemoncasier,Conrads’endétacheetsetourneversmoicommes’il allait nous incendier. Je m’attends presque à ce qu’il sorte un pistolet de sa ceinture. Heureusement pourmoi,ilsecontentedecroiserlesbras. —C’estvousquiavezfaitça? — Bonjour, Conrad ! persifle Tracy. Tu vas bien ? Oui, Tracy, je vais bien, je te remercie. Contentdetevoir.Aufait,mercidem’avoirraccompagnéaprèslasoiréeilyaquelquessemaines— jet’ensuisvraimentreconnaissant. ConradobserveTracycinqbonnessecondes. —T’asfini? —Jepenseavoirétéclaire. —C’estvousquiavezfaitça? Conradnousregardetouràtour,Tracyetmoi. —Faitquoi? Jetendslebraspourcomposerlecodedemoncasier.Conraddésignedumentonl’affichede Mme Maso annonçant la réunion sur la tolérance. Au même moment, mon casier s’ouvre et deux manuelstombentàmespieds.Voilàcequec’estquedecommencersajournéeparuneconversation avecunDeladdo. —Situveuxsavoirsinousavonsparléàquelqu’undecequit’estarrivédurantcettesoirée,la réponseestnon,luirétorqueTracy. Jeramassemeslivresetleséchangecontreceuxdontj’aibesoin.Enclaquantlaportedemon casier,jeconstatequeConradattendtoujourscequej’aiàluidire.Ilparaîttrèsmaigreetadescernes souslesyeux. Tracyexaminelesvêtementsqu’ilporteetjem’aperçoissoudainqu’ilachangéd’allure.Iln’a pas enfilé l’ensemble jeans/T-shirt/baskets qu’il avait mis le jour de la rentrée. Sa tenue ressemble plutôtàcellequ’ilportaitpourlasoirée:unpolobleuaucolredressé,unjeansrougemoulantetces fameuxmocassinspourlesquelsTracys’inquiétaittant. —Adresse-toiàMmeMasosituveuxdesprécisionssurcetteréunion.C’estellequil’organise, dis-jeenfin. —Commenttulesais? —Jel’aivuecollercesafficheshier. —Ellet’aditquelquechose? Conradestsipressantquejereculed’unpas. —Hé,lesfilles! Kristinarriveensautillantversnouscommesinousétionssesmeilleuresamies.Elleporteun chemisier à fleurs cool et un jeans très foncé avec des coutures blanches. C’est la première fois depuisplusd’unanquejelavoishabilléeautrementqu’enpom-pomgirl—exceptélecostumede féedémoniaquequ’elleportaitl’andernierpourHalloween.Elles’arrêtepiledevantnous,poseune mainsurseshanchesetreculelégèrementdevantl’objectifdeTracy,pouravoirl’airplusmincesur laphoto. Tracyparaîttoutexcitéed’admiration. —Oh!joli,Kristin.C’estunchemisierRodarte? Kristin hausse les épaules, Tracy regarde l’étiquette dans son encolure et lui tourne autour en changeantl’angledesontéléphonepourprendredifférentsclichés.JedoisreconnaîtrequeTracyn’a pasdepréférencepourcertainsmodèles.Sielleaimelatenue,ellephotographie,quellequesoitla personne.Celadit,jenel’aipasencorevuephotographierLenaouMatt… Conradmepoussel’épauled’uncoupsec. —Resteconcentrée.Est-cequ’ellet’aditquelquechose? Son attitude est totalement odieuse, comme si nous n’étions là que pour son service. Mais, bizarrement,jesuisunpeuimpressionnée.Ilessaied’assumercequiluiarrive,contrairementàmoi l’andernier. Conradnefaitjamaiscequej’aiprévu. —Elleaditquedesrumeurscirculaientsurcettesoirée… Ilmecoupelaparoleavantquej’aieterminé. —Jevoisbienàtatêtequ’ellen’apasseulement… Jel’interrompsàmontour. —Tuveuxsavoiroupas? Quelques élèves se retournent pour voir ce qui se passe. Conrad dévisage ces camarades qui nousobserventet,l’espaced’uneseconde,jerevoislepetitgarçonqu’ilestredevenulorsquesamère a ouvert la porte et attendu qu’il rentre en se demandant pourquoi son fils revenait si tôt et trempé comme une soupe alors qu’il était censé s’amuser dans une soirée. Conrad marmonne des excuses puism’indiqued’ungestebrusquequejepeuxpoursuivre. —MmeChenveutdécouvrircequis’estpassélorsdecettesoiréeparcequetuasquittél’équipe denatation. J’hésiteunesecondeavantd’ajouter: —Alorsqu’onditquetueslemeilleursportifqu’ilyaiteudanscetteécoledepuislongtemps. Je reconnais cette expression sur le visage de Conrad. J’ai dû faire la même tête quand Holly m’aditquejechantaiscommeunerockeuse. Ça peut vraiment vous retourner durant quelques instants si vous n’êtes pas habitué aux compliments. —P…,dit-il—àsesmocassins. C’est le moment que choisit Tracy pour s’éloigner de Kristin et prendre une autre photo de Conrad.Ilseretourneaussitôt. —Qu’est-cequetufiches? —C’estpourleTopdesStylés—dit-ellecommesic’étaitévident.Tuesvraimentstylé,Conrad, quetul’admettesounon.J’aimeraismettretaphoto… —Non.Pasquestion.Oublie. —Ceseraitunexcellentmoyenderedorerton… Lasonnerie,suiviedubruitdescasiersrefermésàl’unisson,couvresesderniersmots,cequi n’estpasplusmalcarConradétaitsurlepointdepiquerunecrise. —Toi,pasunmotàlaproviseuresi… Conradaperçoitquelqu’underrièremoietmepoussepourpasser.Ilm’écartecarrémentdeson chemindureversdelamain. —Tuaseumontexto? Je me retourne afin de voir pour qui Conrad me laisse choir en plein milieu d’une phrase et Jamieestlà.Jenel’avaispasvudanssavestemilitairedepuisleprintempsdernier.J’adorecetteveste surlui—j’aimeraisenfouillertouteslespochesàlarecherched’indicessursoncompte.Mêmes’il n’estpasdedans. Maisceseraitbienaussi,évidemment… —Oui,mec,marmonneConrad.Qu’est-cequisepasse? Jamie semble perplexe. Juste au moment où Conrad me tire de côté pour continuer cette conversation en privé avec lui, Jamie m’aperçoit et m’adresse un clin d’œil. Je suis prise au dépourvu.Jetâchedepasserenmode2.0etluirendssonclind’œil,cequia)n’estpascequ’onest censéfairequandonestledestinataired’unclind’œiletb)faitcarrémentnulquandonnesaitpas fairelesclinsd’œil.Etjenesaispas,jeviensdeledécouvrir. Je cligne lamentablement des deux yeux. Heureusement, Jamie ne le voit pas car il est déjà en pleineconversationavecConrad,quitapedudoigtl’affichedeMmeMaso. —Cegarçonestvraimentgrossier,ditTracy. Elleouvresoncasieretglissesontéléphonedansl’étuichicimpriméléopardqu’elleafixéau dosdelaporte. —C’estjustequ’ilflippe. —Cen’estpasuneraisonpourêtregrossier. Elle vérifie son maquillage dans le miroir installé au-dessus de l’étui, claque la porte de son casier,glissesonbrassouslemienetm’entraîneverslasallequandJamiem’appelle. —Rose,attendsuneseconde! JemeretourneàtempspourvoirlacolèremonterauvisagedeConrad.Ilmedécocheunregard écœuré,frappelecasiersituéderrièrelatêtedeJamie,lanceun«merciquandmême»ets’éloigneà grandspas.Jamiesepasseunemaindanslescheveuxcommes’iln’ycomprenaitplusrien.Puisil s’approchedemoi. Tracymelibèrelebras. —Tuvaspeut-êtreenfinsavoirquandSaGrandeurpeutt’accorderunmoment,mechuchote-telle. PuisellesedirigeverslasalledeCamber,cequejedevraisfaireaussisijeneveuxpasqu’ilme colleuneautreretenue. —Salut,faitJamie. —Salut. Archi-lamentable. —Jet’accompagne. Nousavançonsdanslecouloiretjemesensrougir.Cen’estpascommesionsetenaitlamainet puis,personnenenousregarde,maisc’estlapremièrefoisqu’onmevoitavecluidanslelycée. Je dois faire comme si de rien n’était si je ne veux pas passer pour la pire crétine de tous les temps.Jeposeunequestion. —Conradadesproblèmes? —Jecroisquecetteréunionaétéorganiséepourlui. —Qu’est-cequ’ilcomptefaire? Jamie secoue la tête et hausse les épaules. Il s’engage dans l’escalier conduisant au deuxième étageetjelesuis. —Jecroyais…jecroyaisqueConradnet’aimaitpasvraimentouqu’ilétaitencolèrecontretoi. —Conradesttoujoursencolèrecontremoi. —Maisilt’envoiequandmêmedestextosquandilabesoindequelquechose? —Oui. —Veinard! Jamienerépondpas. NoussommesarrivésdevantlasalledeCamber.Jen’aipourtantpasditàJamiequelétaitmon prochaincours.Ilsetourneversmoiavecunvisagesisérieuxquej’ignoretotalementcequ’ilvame dire. —Jesuisderepossamedi. —Vraiment? —Tueslibre? —Oui! Jamiesefendd’undemi-sourire. —Tun’aspasbesoindeconsultertonagendanirien? —Euh…oui.Biensûr.Jeconsultemonagendaetjetetiensaucourant. J’essaie de faire passer mon embarras pour de la crânerie, ce qui est aussi difficile que de clignerdel’œilquandonn’apasl’habitude.LadernièresonnerieretentitetM.Cambers’approchede laporte. —MonsieurForta,dit-ilenguisedesalut. Ilnousregardetouràtour. —Salut,m’sieurCamber. —Prêtpourtoutàl’heure?demandeCamberd’unairentendu. Jamieopineduchef. —Oui. —Bien.Vousvousjoignezànous,Rose? JedoisfaireunedrôledetêteparcequeCamberajoute: —Oui,mademoiselleZarelli,jenesuispaslapropriétéexclusivedessophomores. J’enseigne aussiàd’autresélèves. Ilmedévisagepar-dessusseslunettespoursoulignersonpropos. Depuisquelquetemps,jenourrisdessoupçonsquantauxlunettesdeCamber.Jecroisqu’ilne les porte que pour paraître moins séduisant aux yeux de ses élèves. Si l’on en juge par le groupe d’étudiantes seniors sexy qui viennent de passer en lui adressant un petit signe de la main — ne récoltant pour seule réaction qu’une moue renfrognée qui a déclenché chez elles rires et grands mouvements de cheveux —, j’ai l’impression qu’il va falloir plus que des lunettes pour paraître moinsséduisant. —Allezvousasseoir,Rose,dit-ild’untonplusimpérieux. Jamies’enretourneversl’escalier. —Envoie-moiuntextopoursamedi,melance-t-ilpar-dessussonépaule. Camber hausse un sourcil à mon intention et je rougis si violemment que j’ai l’impression d’avoirprisuncoupdesoleil. Jepénètredanslaclassetoutenruminantlaréponselamentablequej’aifaiteàJamie.Autantlui avouerquejen’aipasdeviesociale,quejesuistoujourslibre,quejevégèteàlamaisonenattendant qu’ilm’appelle. Maisjesuistropexcitéepourquemanullitémechagrinevraiment. Legrandmomentestenfinarrivé. Toutvaêtredit. Samedi. 7 Superflu (adj.) : qui n’est pas nécessaire, pas utile, pas essentiel. (voiraussi:moi,RoseZarelli.) *** Etre assise en face de Jamie au Morton’s a quelque chose de surréaliste et ce pour plusieurs raisons. D’abord, c’est un rendez-vous — enfin je crois. Ça, c’est le plus bizarre. Deuxièmement, nousavonsrendez-vousdansunendroitpublic,autrementditlesgenspeuventnousvoirensemble. Troisièmement,nousavonspourserveurRobert—vraimenttropauxpetitssoins—,cequin’était pascenséarriverparcequ’auxdernièresnouvelles,ilavaitétérenvoyéaprèsquesonpatrons’estfait épinglerpouravoiremployédesmineursetdessans-papiersqu’ilpayaitaunoir. Maisleplussurréalistedetout,c’estquec’estlasoiréequej’attendaisdepuissilongtemps.Je vaisenfinpourvoirposerdesquestionsàJamie,surRegina,surcequis’estpassédurantl’étéetsur nous. Sinousilya. Jemanqueunpeude…confiance,jecrois.J’aidumalàtrouvermesmots.Probablementparce queJamieestencoreplussilencieuxqued’habitude. C’estpeut-êtremafaute. Jeluiaiditqu’iln’avaitpasbesoindevenirmechercheretj’aidemandéàTracydemedéposer aurestaurant.Celan’avaitrienàvoiraveclui—simplement,jenevoulaispasavoiraffaireàmaman. Ellesaitdepuisuncertaintempsquej’aimebienJamie,maismesrapportsavecelleensontàunstade critique actuellement, pas au stade à moitié satisfaisant où ils en étaient lorsqu’elle m’a autorisée à alleraubaldesjuniors.Al’époque,elleétaitsiheureusequ’onsereparle,elleetmoi,qu’ellen’apas osé dire non, d’autant que je sortais de la fameuse bagarre et me trouvais donc dans un « état émotionnelprécaire»,sijemerappellesestermesexacts. Cesoir,jeneluiaipasvraimentmenti.JeluiaiditquejepassaislanuitchezTracy,cequiestla vérité—jedoisallerchezellepourl’aideràremodelerlesiteduTopdesStylés. Seulement,jesorsavecJamieavant. Pourlemoment,mestentativesdeconversationontdonnédesdialoguesdetroisphrases—dont deuxdemoi—surledébutdel’annéescolaireetlebeautempsqu’ilfaitdepuislarentrée.C’esttout justesilaréponsedeJamie,composéed’unseulmot,peutêtreconsidéréecommeunephrase.J’ai doncprovisoirementabandonnélaconversationetjefaissemblantdenepasleregarder,toutenme demandantsijedoism’excuserousimplementmetaire. Robert interrompt sans cesse ce processus de prise de décision en venant remplir nos verres d’eau,vérifierlacorbeilledepain,prendrenotrecommande,vérifiernotrecommande,etéchanger un couteau parfaitement propre contre un autre moins propre, ce qui lui permettra de revenir pour procéderàunnouveléchange. Ce n’est jamais désagréable de regarder Jamie. Il est vraiment très beau ce soir dans cette chemise vert foncé assortie à ses yeux noisette. Mais je ne suis pas venue pour me contenter de le regarder.Jesuisvenuepourluiparler. Rose 2.0 me secoue et me dit de me remuer — excuse-toi ou pose-lui une question mais fais quelquechose. —TuterappellesThanksgiving,l’andernier,quandjesuisvenueiciavecmamèreetqu’ont’a vu? Ilhochelatête. —Petervenaitdemedirequ’ilt’avaitdemandédeveillersurmoi. Robertarriveavecnoshamburgers. —Ilnevousmanquerien? Ils’adresseàJamie,quisecouelatête,puissetourneversmoi. —Toutvabien? On dirait un enquêteur dans un film en noir et blanc, s’adressant à une jeune fille en détresse qu’ilfautsauverdel’hommequil’accompagne. —Jetelediraiquandj’auraisenfinpugoûterça. J’essaiedefairepasserlemessagequeoui,jesorsavecJamieFortademonpleingréetqueoui, j’aimeraisqu’ilaitl’amabilitédenouslaissermaintenant. Robert nous débarrasse enfin de sa présence et Jamie mord dans son hamburger. Tout en mâchant, il déboutonne les poignets de sa chemise et retrousse ses manches, comme s’il allait s’attaqueràunetâchedifficile. —C’estàcemoment-làquetuasdécouvertquejeconnaissaistamère. Je me fige, mon hamburger à mi-chemin de ma bouche. Du coin de l’œil, j’aperçois Robert deboutprèsdubar,quinousobserve.Sansfaireattentionàlui,jereposemonhamburgersansavoir mordudedans.Qu’est-cequejevaisbienpouvoirrépondreàJamiesansfairedebourde? —C’estcequetusouhaitaism’expliquercesoir?Pourquelleraisontuconnaismamère? Jamiesepasseunemaindanslescheveuxetfixelatablequelquesinstants. —Oui.Enfinnon.Jevoulaisteparlerdelamienne. J’attendslasuitequelquesinstants. —Cemotquejet’aiécrit,quandjedisaisquejesuisdifférent.Jefaisaisréférenceàelle. Le volume sonore dans le restaurant augmente à chaque seconde car des clients affluent pour regarder un match. J’ai du mal à suivre Jamie à cause du bruit et dois combler les trous. Quand il parle,ilyaparfoisdegrandsblancsjusteàl’endroitoùildevraityavoirdesinformations. —Alorsc’estàcausedetamèrequetues«différent»? Il saisit sa fourchette et l’appuie sur la nappe, dessinant un motif à base de petits trous, tandis qu’ilréfléchitàcequ’ilvadire. —Elleétaitmalade.Ilyadeschosesquin’allaientpaschezelle. L’an dernier, le soir de la Saint-Valentin, Jamie et moi nous sommes retrouvés assis dans sa voiture au golf. Là, il m’a dit que sa mère était morte dans une sorte d’institut. Il n’a jamais rien ajouté.Al’époque,ilm’aparuévidentqu’ilnelesouhaitaitpasetjeneluiaipasposédequestions. Maismaintenant,jemedisquejesuispeut-êtrecenséeenposer,pourqu’ilsachequejesuisprêteàce qu’ilm’enparle. Jeresteaussiimmobilequepossible,depeurquelemoindremouvementn’enrayeleprocessus. —Quelleschoses? Ilappuieunpeuplusfortsurlanappeavecsafourchette,latourneà90°,etrecommence. — Elle entendait des voix, ce genre de trucs. Avec le temps, elle s’est mise à faire des choses bizarres.C’estpourçaquemonpèrel’aenvoyéelà-bas.Ilcroyaitqu’elleallaittenterquelquechose. Contremoi.C’estçaquimerenddifférent.Différentdesautrespersonnes.Commetoi. Ilfaitpivotersafourchetteencoreunefois.Enbaissantleregard,jem’aperçoisqu’iladessiné unepetitemaisonenpointillésurlanappe.Lapremièrefoisquenousnoussommesparlé,ildessinait lamaisondesesrêvesaudosdesoncahier.Jeregardaissesmainsetlestrouvaistrèsbelles.Ellesle sonttoujours,celan’apaschangé.Cequiachangé,c’estlamanièredontJamiesevoit,àmonavis. —Tucroisquec’esttoiquin’espasnormal?Sérieux? Ilmeregardebienenface,commepourmedéfierdedirelecontraire. —Tusais,iln’yariendenormalchezmoi,Jamie.Jesuismêmecarrémentbizarre… —Jenevoulaispasparlerdecettenormalité-là. Robertapparaîtetregardemonhamburgerintactdansmonassiette. —Ilyaunproblèmeaveccequ’ont’aservi? Jesecouelatête.Peut-êtrequ’ilvadisparaîtresijeneluiadressepaslaparole.Aprèsunelongue pause,ilreprend,commeàcontrecœur. —Tuasbienchanté,hier. IlsetourneversJamie. —Ellet’aparlédesonaudition? Ondiraitqu’ill’accusedequelquechose,denepasconnaîtreundétailsuperimportantsurmoi. Jamieleregardecommes’iltombaitd’uneautreplanète. J’essaie de l’envoyer promener poliment. Je parle enfin — enfin — avec Jamie. Et je n’ai vraimentpasenviedediscuterdecomédiemusicale. —Robert,noussommesenpleinediscussion. Jamieselève. —Jereviens. Je voudrais étrangler Robert. A croire qu’il a compris que Jamie et moi étions parvenus à un momentcrucialetqu’ilestarrivéjusteàcemoment-làpourtoutgâcher.Ilremplitmonverred’eau pourlaseptièmefoisets’affaire.N’ayantaucundésirdelemettreàl’aise,jenelèvepaslesyeuxsur lui. —Rose,qu’est-cequetufabriques?mechuchoteRobert.IlvoittoujoursRegina.Jelescroise sansarrêtensemble. J’aienviedetaperungrandcoupsurlatableaveclacrucheetderépandretoutel’eau,bienque jesoiscenséeexerceruncontrôlestrictsurmespulsionsviolentes,commediraitCaron. —Pourquoias-tumentiàHollyenluidisantquej’étaisamoureusedetoi? Et bing. Il contemple l’intérieur du pichet en faisant tourner les glaçons. Un instant, je me dis qu’ilvaessayerdenierouderépondreparuneblague.Amoinsqu’iln’aittravaillésurlemensonge commemoijetravaillesurmespulsionsviolentes. —Jenesaispas,avoue-t-il. —Unepetiteamiecommeelle,onn’enrencontrepastouslesjours… —Non,sansblague? —Dis-le-luioujelefaisàtaplace. Robertpanique. —Luidirequoi? — Que je n’ai jamais été amoureuse de toi et que tu as du mal à dire la vérité quand elle ne correspondpasaumondetelquetuvoudraisqu’ilsoit. Robertpointesonregardbleusurmoi. —Danslemondetelquejevoudraisqu’ilsoit,tusorsavecquelqu’unquin’apasdéjàunepetite amie. —Ilsnesortentplusensemble,Robert. —Alorsqu’est-cequ’ellefaittoujoursaveclui? —Pourrais-tu… Jamierevientdestoilettes. —S’ilteplaît,Robert,laisse-noustranquilles. —Jenevoudraispasqu’ilt’arrivedumal,Rosie. Ilnem’apaséchappéqueRobertnem’apasappeléeRosiedepuislongtemps.Maisçanechange rienàmonenviequ’ilnousfichelapaix. —Va-t’en.Allez. Robert remplit le verre de Jamie, tellement qu’il sera impossible d’y boire sans renverser de l’eaupartout.Jamiearriveetseplanteprèsdesachaise,attendantqueRoberts’enaille. —Demande-luideteparlerdel’audition,luifaitRobert. Jamiem’interrogeduregardetjesecouelatêtepourluifairecomprendrequeçanevautpasla peined’enparler.Carcelan’envautpaslapeinedanslecontextedeladiscussiondecesoir. Robertresteplantélà. —Tutravaillesicilégalement?luidemandeJamie. Sansunmot,Roberts’éloigneavecsonpichetpourallerremplird’autresverres,ailleurs.Jamie leregardepuiss’assied. —Alorstuaspasséuneaudition? —Oui…Jepensequejel’airatée. J’essaie de chasser l’horrible souvenir de l’audition de danse. Apparemment, visionner une vidéodepasdedansenepermetpasd’exécutercespascommeparmiraclelorsd’uneaudition.Qui l’eûtcru? —Qu’est-cequec’était? —Justeunecomédiemusicaleaulycée.Bon… Commentenrevenirausujetdetoutàl’heure? —Tuesunechanteuse? Sonregardpétilledesurpriseetunsourirespontanéilluminesonvisage.Jedoismecontenirà fondpournepasluidireàquelpointilestbeau. —Euh,sijesuis…?HollyTaylorditqueoui.C’estlapetiteamiedeRobertetsonpèreestun véritable acteur, alors elle doit s’y connaître. Elle dit que j’ai une voix comme les rockeuses à l’ancienne. Çamegênedeleluidire,maisçaparaîtplusréelquandonleditàhautevoix. —Jesuisunechanteuse,oui. C’estcommesic’étaitvraimaintenantquejel’aiditetjemesensdifférente—dedixpourcent. Peut-êtremêmedequinze. —C’estcool,Rose. Jevoislasurprises’éteindredanssesyeux,remplacéeparlatristesse.Jen’ycomprendsrien. Lesgensquisontaubarlancentdeshourras—uneéquipevientdemarquerunpoint—etlebruit atteint un volume assourdissant. Jamie se retourne vers l’écran de télévision, mais je ne crois pas qu’ils’intéressevraimentaumatch. —Jamie,jepeuxteposerunequestion? Ilseretourne,prendsonverreetréussitàyboiresansrienrenverser.J’ail’estomacenboule.Je melance. —C’estquoiledealentreReginaettoi? J’ai posé la question aussi candidement que possible, sans colère, ni jalousie, ni jugement. Je veuxseulementsavoirlavérité. Ilmerépondcommes’ilattendaitàcequejelaluipose. —Rien. —Vraiment? —EllesortavecParrina.Tulesais. Uneombrepassesursonvisage. —Elleettoin’êtespas… Ilsecouelatête. —Conradm’aditquevousaviezsuivilescoursd’étéensembleetque…tu… —Quejequoi? Ilparaîtvaguementamuséàl’idéed’apprendrecequeConradm’adit. —Quetuvoulaislarécupérer. —Ilsefichedetoi,c’esttout. —Alorsc’estfaux? —Oui. —Etelle,est-cequ’ellechercheàterécupérer? Ilhausselesépaulescommesic’étaitlamêmechose. —EllesortavecAnthonyjustepourtemettreenrogne,non? Jamieparaîtsurpris—iln’apeut-êtrejamaisimaginéquejepuisseconsacrerautantdetempsà devinerlesmotivationsdeReginaquelessiennes—maisjesuislancéeetjenevaispasm’arrêter. —Jamie,qu’est-cequ’Anthonyt’aditlorsdecefameuxmatchdehockey? Voilàunechosequilemetencolère.Aïe.Ilserrelamâchoireàs’enfaireéclaterlesdents. —Quelquechosesurmamère.Çadevaitfaireunmoisqu’elleétaitpartie.J’aipétéunplomb. Jesongeàcemoment,quim’atoujoursparuexcitant.J’ignorecequeçarévèlesurmoi.Jamie volantsurlaglaceverslesbuts,Anthonysurlestalons.Soudain,Jamieseretourne,lèvesonclubde hockey et frappe Anthony sur la nuque. Anthony s’effondre, s’étalant dans le cercle rouge dessiné danslaglaceaucentreduterrain.J’entendsencorelecoupdesiffletetl’arbitreexpulsantJamie.Ila falluporterAnthony,quiestpartipourl’hôpitalenambulance.J’aiappriscejour-làquedesjoueurs dehockeyprofessionnelsontdéjàététuésparuncoupcommecelui-là.Lorsqu’ilestdonnénonpas par accident mais avec l’intention de blesser, on est exclu du match — et, dans le cas de Jamie, de l’équipe. —Parrinaestuneordure. —Pourquoiest-cequ’ellesortavecluialors? Jamieseremetàfairedesempreintesdefourchettedanslanappe. —Jenesaispas.Maisjedoislessurveiller. Çam’énerveden’yriencomprendre. —Aprèscequ’ellet’afait,pourquoitut’occupesd’elle? —J’aiunedetteenverslesDeladdo. —Parcequ’ilst’ontaccueillichezeux? Jamiesepencheversmoi. —Jevaistedireunechosequidoitresterentrenous. Il parle si bas que je l’entends à peine à cause du bruit au bar. Il attend, le temps que je comprennequejenedoisrépéteràpersonnecequ’ilvamedire. —M.DeladdoafrappéConrad,Reginaetleurmère.L’étédernier.Jel’aiobligéàarrêter. Quoi?D’uncoupd’unseul,lasituationestcomplètementrenversée. Jefermelesyeux. JevoisConradetReginabattusparunhommesansvisage. Je vois Jamie lever son club pour frapper Anthony, Anthony attraper Regina, Conrad poussé danslapiscine. Jevoismonpèreallongédansledésert,brisécommeunmiroirqu’onauraitjetédehaut. Pourfinir,jevoisunefillecourirsurlapisteetsautersuruneautrefille,qu’ellejetteparterre detoutessesforces. C’estmoi.Jel’aifait.J’aifaitçaàunefillequesonpèrebat. Moiaussij’aicetteviolenceenmoi. JerepoussemonassietteetvoismamainglissersurlatablepourtouchercelledeJamie. —Commentas-tufaitpourqu’ilarrête? Comment a-t-il pu avoir le dessus sur un homme adulte — un homme violent — et le faire quittersafamille? —J’aipointéunpistoletsurlui. —Tu… J’aiunblocage,jen’arrivepasàfinirmaphrase. —Ilcherchaitunprétextepourpartir.Çan’apasétédifficile. —Unpistolet? Jerestebouchebéecommeuneidiote. —Celuidemonpère. —Ilestaucourant? —C’estluiquimel’adonnéquandjeluiaiditcequisepassaitchezlesvoisins. —Tonpèret’adonnéson…?Il…Ilétaitchargé? —Jenesaispas. Untasdedétailsmedonnentlachairdepoule,parexemplelefaitquelepèredeJamieluiprête sonarme,chargée ou pas. Mais bizarrement, je n’ai pas la chair de poule en songeant que Jamie a tenuquelqu’unenjoueavecunpistolet.Ilal’airdeculpabilisertellementquej’aienviedeleprendre dansmesbras,là,enpleinrestaurant. C’estcetteculpabilitéquifaitquetouteslespiècesdupuzzleDeladdotrouventenfinleurplace. —Jamie,c’estpourçaquetupensesavoirunedetteenverseux?Tuastort,tusais.Tuleures venuenaide… Ilmecoupelaparolesansmêmemeregarder. —Tuméritesquelqu’undedisponible.Cen’estpasmoncas.Paspourl’instant. Jeretiremamaininstinctivement.Aussitôtlecontactrompu,ilreculesachaiseetcroiselesbras enscrutantmonvisage. —Jetiensàtoi.Jetiensàcequetulesaches. L’ennui, c’est que j’ai imaginé cette version des événements autant de fois que la version contraire,parcequedanslesvisionsquim’assaillent,monimaginationnevapastoujoursdansmon sens.Jem’imaginaisgérercerejetavecmaturité,grâce,etc.Maisjamaisjen’auraisimaginéquece momentviendraitàlafindecequejeprenaispournotrepremierrendez-vousofficiel. Jedislapremièrechosequimevientàl’esprit,bienquecesoitpitoyable. —Tupréfèresquej’attende? Jamiehésiteunedemi-seconde. —Non,Rose. Robert se ramène et claque la note sur la table sans même nous demander si nous prenons un dessert. —Bonnesoirée,dit-ilavantdepartir. Aucundenousdeuxneleregarde. Jamieattend,maisjen’airienàrépondreàcequ’ilvientdedire. Alorsilcessed’attendreetprendlanote. *** —Combiend’entrevoussavent-ilsquiestMatthewShepard? Lundi matin. Mme Maso, archi-sérieuse, debout sur la scène de l’auditorium à côté de la proviseure, s’adresse à tout le lycée. D’autres membres du corps éducatif sont assis, solennels, derrièrelatribune.Surlecôtédelascènesontinstalléesdespersonnesquejeneconnaispas—et unequejeconnais:Caron. Génial.Lapsydemamèrefaitdel’espionnagepourlecomptedel’administrationdulycée.Ce doitêtrepourcelaqu’ellem’aposéautantdequestionssurlasoirée.Vivelesecretprofessionnel. J’aifaillil’appelerhier.Elledittoujoursquejepeuxl’appelern’importequand,nuitetjour,et hier,pourlapremièrefois,j’aisongéàlefaire.J’aifaitunrêvechezTracyaprèsmonnon-rendezvousavecJamie.Çaacommencécommelerêvecinématographiquesurmonpère,celuioùjesuis assise dans un cinéma et le regarde sur l’écran. Ça commence toujours bien, puis il explose. Mais cettefois-ci,iln’apassauté.ParcequeJamieétaitlàavecsonpistoletettiraitsurmonpère. Cette imagem’apoursuivietoutelajournée. Laseulechosequim’aaidée,c’estdechanter—jefermaislesyeuxetjemelaissaisemporter. Jemesuisdoncinstalléesousladoucheetj’aichantéàmecasserlavoixjusqu’àcequemamère frappeàlaporteenmedisantquec’étaitmélodieux,maisqu’ilétaittempsdefermerlerobinet. Sijen’aipasappeléCaron,c’étaitparcequejenevoulaispasluiparlerdemonrêvenidecequi s’estpasséavecJamie,surtoutlemomentoùilm’aditqu’ilnevoulaitpassortiravecmoi.Ouqu’il nepouvaitpas,jenesaisplus.Est-cequeçachangequelquechose,d’ailleurs? —UnionHigh,vousêtesréveillés? Mme Maso est en mode attaque. C’est ce que je dis quand elle sort ses super-pouvoirs pour capter l’attention d’une bande d’ados et leur inculquer quelque chose d’important, voire de déterminantpourleurexistence.Ellemefaitunpeupenseràunerockeuselorsqu’elleestcommeça. Mais tout le monde somnole. Les cours n’ont pas encore commencé et les élèves n’ont probablementpasencoreprisleurcafénileurpetitpain.Ilsontenviedetoutsaufd’entendreparler d’untypequelconqueetjesaisquel’ardeurdeMmeMasoredoubledevantl’indifférencegénérale.Si nousnenousdécidonspasàl’écouter,ellevatrouverlemoyendemettretoutlemondeenretenueet denouscollerdesdevoirssupplémentaires. Ellenouscontempleencoreuninstantpuis,commel’agitationgénéraleretombe,elleprendune télécommande et appuie sur un bouton. Sur l’écran au-dessus de la scène, apparaît une photo d’un jeunehommeblondvêtud’unpull.Ilalesyeuxclairs,unsemblantdesourireetsetientdeboutdevant unefenêtre.Elleseretournepourleregarder. —UnionHigh,jevousprésenteMatthewShepard. Mêmedufonddel’auditorium,oùjesuisassiseaveclesautresélèvesdemaclassed’appel—à peuprèstousceuxdontlenomdefamillecommencepar«z»—jevoisqueMmeMasoestémue devantcettephoto. Un mouvement près d’une des portes latérales de l’auditorium attire mon attention. J’aperçois Conrad accompagné d’un enseignant qui le tient par l’épaule, comme s’il craignait que Conrad ne s’enfuie brusquement. Le prof le conduit jusqu’à un fauteuil libre et l’oblige à s’asseoir. C’est seulementunefoisassisqueConradlèvelesyeuxetaperçoitMatthewShepardsurl’écran.Jesenssa paniquemalgrélesdeuxrangéesquinousséparent. — Si vous ignorez qui est Matthew Shepard, c’est que vous rêvassez pendant les cours d’instruction civique. Récemment, le président des Etats-Unis a signé une loi capitale sur les droits civiques portant le nom de ce jeune homme. Cette loi fait de toute agression liée à l’orientation sexuelle,ausexeouàl’identitésexuelleuncrimefédéral. ElleappuiedenouveausurleboutonetlaphotodeMatthewShepardlaisseplaceàuneclôture ornéedefleursdansunebelleprairiehivernale. — Toutefois, afin que nous soyons tous sur la même longueur d’onde, je partirai du principe quevousl’ignorezetjevaisvousdiredeuxoutroischosessurlui.MatthewShepardétaitâgéde21 ans. Il étudiait à l’université du Wyoming et se destinait à l’étude des sciences politiques et tout particulièrementdesdroitsdel’homme. Elle attend quelques instants avant de continuer, pour être sûre que nous avons digéré l’information. —En1998,ilaétéenlevédansunbar,battuettorturéparcequ’ilétaithomosexuel.Sesdeux agresseurs—desjeunesgensquiavaientsensiblementlemêmeâge—l’ontattachéàlaclôtureque vous voyez là et l’ont abandonné, blessé et perdant son sang, dans un froid glacial. Matthew a été découvertdix-huitheuresplustard.Sonvisageetsoncrâneétaienttellementendommagésqu’ilétait méconnaissable.Ilestmortquelquesjoursplustardàl’hôpital.C’estaujourd’huil’anniversairedesa mort. MmeMasoseretourneversnousetl’ondiraitqu’ellecroiseleregarddechacundesétudiants présentsdansl’auditorium. — Et maintenant, pourquoi est-ce que je vous ennuie avec cette histoire par une belle matinée d’octobre,unmoisaprèslarentrée? Lesilenceesttelquej’entendsmonproprepouls. —MadameChen,laproviseure,l’équipeéducativeetmoi-mêmesommesextrêmementinquiets. Nous avons l’impression de n’avoir pas fait notre travail, de n’être pas allés assez loin dans notre tâche éducative. Car si nous l’avions fait, vous auriez entendu parler de Matthew Shepard. Vous sauriezcequesontlescrimesdehaine.Vousconnaîtriezlesensdumottolérance.Etvousn’auriez paspermisqu’undevoscamaradesorganisedurantl’étéunesoiréeaucoursdelaquelleunélèvea ététraitédepédé,depédale,d’homo,etjetédansunepiscineàplusieursreprises,dontunefoisalors qu’il s’étouffait à cause de l’eau qu’on lui avait fait ingurgiter de force à l’aide d’un tuyau d’arrosage! Mme Maso souligne son propos d’un coup de poing sur son pupitre. Il n’y a plus le moindre signed’agitation.Jecroismêmequepluspersonnenerespire.Conrads’enfonceencoreunpeuplus danssonfauteuil. — Je ne saurais dire à quel point vous m’avez tous déçue. Mais les adultes qui s’occupent de vousm’ontégalementdéçue,ycomprisceuxquisontprésentsicicematin.Sinousavionsfaitnotre travail,vousvousseriezopposésàcesagissementsrépréhensibles.D’aprèscequej’aicompris,une seuleélève—uneseuled’entrevous—aessayédeluiportersecoursetonl’ajetéedanslapiscine pouravoirfaitungeste. Quelques têtes se retournent et une envie familière de disparaître dans le sol me prend. Mais cette fois, contrairement à l’an dernier, quand on m’a citée pour avoir, paraît-il, sauvé la vie de Stéphanie,j’aienviededisparaîtreparcequej’aihonte. Jenesuispasfièredecequej’aifait,parcequejeneprenaispasladéfensedequiconque.Jene cherchaispasàéviteruncrimedehaine.Enfait,jenecomprenaismêmepasquecequiétaitentrain deseproduirepuissepasserpouruncrimedehaine.Parconséquent,jen’airienfaitquientredansle contextequ’évoqueMmeMaso. J’aijusteessayéd’empêcherConrad—présentementinvisibleàforcedes’enfoncerdansson fauteuil—desenoyer. —Réfléchissez-ybien,tous.Quivoulez-vousdevenir?Voulez-vousdevenirdeslâchesquiont tellement peur des gens différents, qui sont tellement étroits d’esprit et minables qu’ils attaquent quandilsontpeur?Est-cecequenousvousenseignonsici?Parcequesic’estlecas,nousavons lamentablementéchouéetvouspouveznousentenirpourresponsables! MmeMasoalaissélemicroetnoushurledessusdepuisleborddelascène,penchéeenavant commesielleallaitplongerdanslafouleetnoussecouerpournousremettrelesidéesenplace. — Bien. Suis-je en train d’établir une comparaison entre le fait de jeter un camarade de lycée danslapiscineetdeletraiterd’homoetlecrimehorribleperpétrécontreMatthewShepard? Elleréfléchituninstant. —Non,cen’estpaslamêmechose.Maiscelarelèved’unemêmedémarche.Unedémarchede haine. Et vous savez quoi ? Un tas de choses horribles relèvent des actes de haine, notamment un crimedontvousavezpeut-êtreentenduparlerdansvoscoursd’histoiresurlaguerredeSécessionet quisenommelelynchage.Toutesceschosesdontnousparlonsaujourd’huiontdespointscommuns. Ellecliqueunetroisièmefoisetunevieillephotoennoiretblanc,montrantunhommependuà un arbre, apparaît. Des étudiants poussent des cris étouffés. Ils n’ont pas l’habitude de voir des preuves de lynchage, sauf dans les manuels, sous forme de photos trop petites pour montrer l’expressiondeterreuroudesouffrancesurlevisagedumort.LaphotodeMmeMasodoitmesurer deuxmètresdehautetmontredesdétailsimpitoyables:lescheveuxdel’hommedépassantsoussa têteronde,sesmainsliéessiétroitementquelacordepénètredanssachair,labeautéatrocedestaches delumièressurletroncdel’arbresoutenantlependu,latachesursonpantalon. Cecriétouffécollectifpousselaproviseureàseretournerpourvoircequiapparaîtàl’écran. Elle jette un regard exaspéré à Mme Maso, lui reprend la télécommande et éteint le projecteur. MmeMason’estpascontente,maisellereculedequelquespasetlaisselaplaceàlaproviseure. —Merci,MmeMaso,denousavoiréclairés. Elle parle au micro d’un ton sec, comme si elle rédigeait déjà mentalement des lettres de réponseauxparentsmécontents. — Revenons-en à ce qui se passe aujourd’hui à Union High. Voici les faits, les enfants. Cette soiréeaeulieuavantlarentréeetnes’estpasdérouléedansl’enceintedulycée.Nousn’avonsdonc aucunrecours.Elleconstituenéanmoinsuneexcellenteoccasiondedébatsurlatolérance.Cedébatse déroulerapubliquement—lorsderéunionsouencours—etenprivé,dansmonbureau.Aucours desprochainsjours,certainsd’entrevousmerendrontvisiteafinquejepuissemieuxcomprendrece qui s’est passé durant cette soirée et que nous fassions en sorte que rien de semblable ne se reproduise,compris? Elleconsultesamontre,échangequelquesmotsavecsonadjointetreprend. —MonsieurDonnellyaimeraitfaireuneannonceavantquenousenterminions. M.Donnellys’avancelentementverslatribune,commes’ilcherchaitàgagnerdutempsavant deprendrelaparole.Unefoisenplace,ilnousregardetousensilence. —Bonjouràtous.J’aiuneannonceenrapportaveccequinousoccupecematin.Enl’honneur decetengagementpourlatolérancequenousprenonsicietdelanouvelleloifédérale,l’œuvreque nous jouerons au printemps sera The Laramie Project, une pièce basée sur des interviews de personnes ayant connu Matthew Shepard. C’est une pièce magnifique et difficile, qui pose des questionsduresetquimesembletoutindiquéeétantdonnélamissionquenousvenonsdenousfixer. Surunplanpluspersonnel… Ilsetaitunbrefinstantetsoupiredanslemicro. —J’aimoi-mêmesouffertdel’intoléranceetj’aimeraisinvitertousceuxquiontsouffertdela discriminationouduharcèlementenraisondeleurorientationsexuelleàvenirenparleravecmoi quandbonleurplaira.Merci. M.Donnellys’éloignedelatribune,ignorantlesquelquesregardssurprisducorpsenseignant, tandisquelesmurmuresenflentdansl’auditorium.Soudain,ilsepencheverslemicro. —J’allaisoublier.Ladistributiond’AnythingGoesestaffichéesurletableauprèsdelasallede spectacle. C’estàpeinesijesaisiscequ’ilvientdedireàproposdeladistribution,niqu’ilvientderévéler sonhomosexualitédevanttoutlelycée,tantlatêtemetourne.Ai-jeététémoind’uncrimedehaine? Ai-jetortdenepasenparler?Jenepensaispasquecesoitsigrave—jepensaisnaturellementque Conradcouraitundanger,maisjen’avaispascomprislagravitédudanger. Stop. J’ai juré de ne plus me mettre dans une situation embarrassante cette année en allant dénoncerquelqu’unchezlaproviseure.Mêmesicequelqu’uns’appelleMattHallis. Lesmurmuresenflentdeplusenpluscarlesélèvessententquelaséancevaêtrelevée.Faut-il quej’aillevoirladistributionavantmonpremiercoursoudois-jeattendrequ’onmedisequijoue quoi,puisquejesuiscertaineden’avoirdécrochéaucunrôle? Ceseraitsympademapartd’allervoirladistributionavecmescopinesetdelesféliciter. Maisai-jevraimentenvied’êtresympaaujourd’hui? Je ne me concentre pas sur le vrai problème, je ne me pose pas la bonne question, qui est la suivante:vais-jefairecequemedictemondevoiraujourd’hui?Etest-cequejesaisseulementen quoiilconsiste? Laproviseureretourneàlatribune. —Allezsuivrevotrepremiercoursdelajournée,quisetermineraàl’heurehabituelle.Etmerci pourvotreexceptionnelleattention! Elletermineencriantavecunepointedesarcasme,carlemurmures’estmuéenvacarme: —Lecorpslycéenn’écouteplus,c’estofficiel. JemelèveetchercheConradduregard.Ilfautquejelevoieavantqu’onletraînedanslebureau deMmeChen.J’aibesoindesavoircequ’ilveutquejediseounedisepas.Maisiladéjàdisparu. Ce lycée craint vraiment. Ils ne comprennent donc pas qu’ils rendent la situation encore plus difficilepourConradenorganisantcegenredepublicité?D’abord,mêmesipersonnen’aprononcé son nom, tout le monde sait que Mme Maso et Mme Chen faisaient allusion à lui. Ensuite, ils s’imaginent vraiment que le gang des nageurs va présenter des excuses à Conrad et le supplier de rejoindreleuréquipe?Ilsrisquentplutôtdes’enprendreencoreplusàluipourleuravoirattirédes ennuis,oui! Débile.Lesadultesontparfoisdesréactionsdébilesdanscegenredecirconstances.Ilsdevraient êtrecapablesderésoudrecesproblèmesmieuxqueça. Je jette mon sac sur mon épaule et quitte l’auditorium avec le reste du troupeau juste à temps pour voir Jamie. Il lève le menton pour me saluer et, bien que soulagée de voir que nous ne nous ignorons pas, j’ai du mal à sourire. Il m’indique une direction et j’aperçois Conrad se glissant par uneportedonnantsurlacour.Jamies’élancederrièreluimaisadumalàfendrelafouledesélèves. Noussommesentraînésdansdesdirectionsdifférentesetildisparaîtavantquej’aiedécidésijevais lesuivreounon. Nous avons à peine parlé entre le Morton’s et la maison de Tracy. J’étais trop troublée, je ne comprenais pas exactement ce qui venait de se passer. C’est seulement plus tard, allongée sur le lit gigognedeTracy,tandisquejel’écoutaisdormirdusommeilpaisibled’unecélébritédelycée,que j’aicommencéàyvoirclairdanstoutcequ’ilm’avaitditetcomprisquecelanetenaitpas debout. JamieestimeavoirunedetteenverslesDeladdoetadécidédelesfairepasseravanttoutlereste.Mais pourcombiendetemps?Pourtoujours? Etpourquoisesent-ilcoupableenversM.Deladdo,étantdonnécequecedernierinfligeaitàsa femmeetàsesenfants?S’illeurfaisaitdumal,nesont-ilspasmieuxsanslui? Quelquechosem’échappe,maisquoi? J’arrive au tableau d’affichage près de la salle de spectacle, où Stéphanie et Holly sautent sur place en se tenant les mains tandis que Robert, un large sourire sur le visage, s’entretient avec un Mitchell Klein à la triste mine. En me voyant, Holly et Stéphanie cessent brusquement de sauter et perdentlesourire,cequim’apprendtoutcequejevoulaissavoir.Jeleurfaissigneenleuradressant mesfélicitationsavectoutelasincéritéquejepeuxtrouveretm’approchedutableautoutensachant quejen’yfigurepas. A cause de l’attroupement, je mets un certain temps à atteindre le panneau d’affichage. Là, je constate qu’Holly, Stéphanie et Robert ont les premiers rôles et que Mitchell a un rôle de gangster courtmaisamusant.Enarrivantaubasdelaliste,j’aiunepetitesurprise.Monnomestlà. RoseZarelli:passagèreno3 Audébut,jeneressensrien.Puis,jemedis:bon,l’essentielc’estdeparticiper,non?Puisvient l’écœurement.Jevérifielaliste—suis-jebienlano 3? Oui,c’estbiença. Jeconsultelesnomsdespassagersno 1et2.Ilsnemedisentrien,cequisignifieprobablement que je vais jouer les sous-fifres avec des freshmen. J’en rougis d’indignation au moment précis où unevoixs’adresseàmoi. —Rose,voulez-vousmesuivre,jevousprie?Jevousferaiunbilletderetard. Jemeretournetandisquelafoules’écartedelaproviseure,quimefaitsigned’ungestedela main. 8 Révélation(n.):brusqueaccèsàlaconnaissance. (voiraussi:l’avenirs’éclaireunpeu.) *** Lebureaudelaproviseurearboreunedécorationsurlethèmeautomnal,assortieàsamoquette d’unorangevifaffreux.Desguirlandesdefaussesfeuillesmortespendentduplafond,despotironset des calebasses occupent toutes les surfaces planes. La proviseure elle-même porte en broche une sorcièreclignotanteenplastiquesurunblazerrouillequeTracytrouveraitdecirconstance.Mêmesi nous sommes à plus de deux semaines d’Halloween, il y a déjà sur son bureau un chaudron en plastique noir plein de bonbons dans lequel sont fichées, telles des pierres tombales, des sucettes FrankensteinetDraculaemballéesindividuellement.Lorsquelaproviseureprendlapetiteloucheen métalreliéeauchaudronpourseservir,unesinistremusiqued’Halloweenretentit. —Tuveuxdesbonbons,Rose? —Nonmerci.Jamaisavant9heuresdumatin,dis-jeavecunevoixd’emprunt. J’essaiedeplaisanter,maisjesuisnerveuseetmaréponsesembleplutôtimpolie,commesije luidisaisqu’ellenedevraitpasmangerdeconfiseries,mêmesiellenepèsequecinquantekilostoute mouilléeetasûrementbesoind’ingurgiterdescaloriescarelledépensechaquejourplusd’énergieà elleseulequetoutUnionHigh. —Lepetitdéjeunerdeschampions! Souriante,ellevidelecontenudelalouchedanssamain. —Alors,Rose,commentsepassecetteannéedesophomorejusqu’àprésent? —Bien. —Tuviensdedécrocherunrôledanslacomédiemusicale? —Pasvraiment. MmeChenpenchelatêtedecôté,perplexe. —Pasvraiment? —Jejouelapassagèreno 3.Cen’estpasgrand-chose. Ellehochelatêted’unairsongeur. —Beaucoupd’élèvesn’ontrieneudutout,tusais. Jehausselesépaules. — Tu n’as jamais entendu dire qu’il n’y avait pas de petits rôles mais seulement des petits acteurs? Jehochelatêteenm’efforçantdenepasleverlesyeuxauciel. — Je n’en crois rien pour ma part, mais je crois au mérite, par contre. Cette année, c’est la passagèreno 3,l’anprochainceserapeut-êtrelerôledeMaria,dansWestSideStory.Lebruitcourt danslelycéequetupossèdesunevoixplutôtpuissante. Non—quoi?Est-cequeM.Donnellyluiaditça?Est-cequec’estvrai? Jecroisquec’estladeuxièmefoisqu’onmetraitedechanteuse. —Bien,trêvedebavardages. MmeChenpuiseunepoignéedebonbonsàmêmelechaudronsansutiliserlapetitelouche. —Tusaispourquoijedésireteparler? La dernière fois que j’ai été convoquée dans le bureau de la proviseure, c’était après que j’ai appelélessecourslorsdelasoiréedebienvenueetquelevirtuosedeYouTubeapostésurlenetune vidéodel’épreuveinitiatiquedeTracyetdeKristinparlespom-pomgirls.Ilsembleraitquejedoive êtreconvoquéeunefoisparandanscebureauparcequel’initiationdequelqu’unamaltourné… L’Interphonedelaproviseuresonneavantquej’aieréponduàsaquestion. —Madamelaproviseure,ConradDeladdoestarrivé. Laproviseurereposesesbonbonssursonimmensebureauetenfonceleboutondel’Interphone. —Merci.Dites-luiquejesuisàluidansdeuxminutes. Ellesecaleenarrièredanssonfauteuiletattendmaréponse. —Jesupposequevousvoulezmeparlerdecettesoirée. Elleacquiesce. —Tueslaseuleàavoirfaitungestesecourable. —Cen’estpasexact. —Voilàquiestnouveau.Quid’autreestintervenu? —JamieForta. —JamieForta…Ehbien,voilàquiestencourageant. Elle note quelque chose dans le coin de son calendrier géant et je comprends que je viens d’offriràJamieuneconvocationdanslebureaudelaproviseure. —Alors,es-tuprêteàmeracontercequis’estpasséetquienétaitl’instigateur? —Jenevousdiraipasquiafaitça. —Ecoute,Rose… —Cen’estpaspourmoiquejem’inquiète. Laproviseuresemetàbaladerlesbonbonssursoncalendrieretendisposeunsurchaquejour dumois. —Situmedisaissimplementcequis’estpassé,pourl’instant? Pendantplusieursminutes,jeluiracontecequej’aivuenarrivantàlasoiréeetcommentj’ai atterridanslapiscine.Maisjesuissûredenerienluiapprendredenouveau.Quandj’aiterminé,elle prendletempsdedisposerledernierbonbonsurlecalendrieravantd’appuyersurleboutondeson Interphone. —Pouvez-vousm’envoyerConrad,s’ilvousplaît? Naturellement.Nousdevionsenarriverlà.J’espèrequ’elleneserapastropdéçueenconstatant queConradnemevoitpascommeunealliée,quoiquej’aiepufairepourluilorsdecettesoirée. Laportes’ouvre,Conradentreethésiteenmevoyant.Ilaunregardnoiràfairepeur. —Conrad,mercidenousavoirrejointes.Assieds-toi.JedemandaisàRosecommentelles’était retrouvéedanslapiscinelorsdelasoiréedel’équipedenatation. Conrad ne dit rien. Il ne réagit même pas à ce que la proviseure vient de dire. Il s’assied lentement. —Pourrais-tunousdirecommenttut’estoi-mêmeretrouvédanscettepiscine? Conradcroiselesbrasetévitesoigneusementdeprononcermonnom. — Si elle vous a dit comment elle s’y était retrouvée, vous savez déjà comment je m’y suis retrouvé. — J’aimerais l’entendre de ta bouche. J’aimerais également savoir pour quelle raison tu as quittél’équipedenatation. Conrad fixe la moquette orange. Pour une raison inconnue, la sinistre petite musique d’Halloween se met à jouer alors que personne n’a touché à la louche. Mme Chen soulève le chaudronettournel’interrupteur. —Iln’estpasfaciled’intégrercetteéquipe,Conrad,etl’entraîneurprétendquetuesdéjàl’unde sesmeilleurséléments.Pourquoiveux-tuabandonneruneplacesichèrementacquise? Aprèsunsilencepénible,laproviseuresepencheenavantdanssonfauteuil,jointlesmainssur soncalendriersansdérangersesbonbonsetnousregardetouràtour,Conradetmoi. —Cetincident—cequis’estpassélorsdecettesoirée—vousdépassetouslesdeux.C’estplus importantquevosinquiétudesquantàcequ’onvapenserdevoussivousm’enparlez.Jesuisbien conscientedemettrebeaucoupdepressionsurvosépaules,maisjeveuxquetouslesélèvesd’Union Highsesententensécuritédanslelycéeetjenepeuxpasyarriversansvous. Conradlèvelesyeuxetrépondd’unevoixglaciale. —Biensûrquesi. Laproviseurelèveunsourciletlefixedesonregardleplusimpérieux. —Pardon? —Vousn’avezpasbesoinquejevousdisequim’atraitédepédaleparcequepeuimportequil’a fait,l’importantc’estjustequequelqu’unl’afait.Etaufait,puisqu’onparledetoutlemonde,dela sécuritédesélèvesd’UnionHighengénéral,vousavezpenséàmasécuritéenparticulier? MmeChensembleunpeudéconcertéedevoirqueConradn’adhèrepasàsonappelaudevoirau nom du bien général et change de tactique à vue. Lentement, elle se lève, contourne son bureau et vient s’y adosser de sorte qu’elle n’est qu’à une vingtaine de centimètres devant nous. Bien qu’elle mesureàpeine1,55m,ellenousdominedetoutesahauteuret,malgrésasorcièreclignotante,elle esttrèsintimidante. — Conrad, sache que dans une telle situation, il est utile de parler aux coupables, punition ou pas. —Utilepourqui? Conrad se lève si brusquement que Mme Chen et moi-même sursautons. La proviseure est parfaitementimmobile;elleessaieprobablementdejugersielleaaffaireàunélèvevéritablement violentoujustemomentanémenttrèsénervé. — Utile à tous. Y compris à toi-même. Et maintenant j’aimerais que tu prennes le temps de réfléchiràtoutcelaetquetureviennesmevoirdemain.Tuesdispensédecourspourlerestedela journée. Conrad ne comprend pas — on dirait qu’il attend la suite, mais comme rien ne vient, il empoignesabesacenoire,lapasseenbandoulièreetsortprécipitamment. Laproviseureseretourneversmoi.J’aidéjàlecœurquicogne—êtreàcôtédeConrad,c’està peuprèscommeseretrouverenprésenced’unebombeetdesedemandersielleaétécorrectement désamorcée.Etcen’estpasleregardlaserdeMmeChenquivam’aideràmecalmer. —Ceseraitbienquetumedisesquiétaitlemeneur.J’aimapetiteidée,maislaconfirmation d’unepersonneayantassistéauxfaitsmefaciliteraitbeaucouplatâche. —Çan’arrangerarien,jemarmonne. — Je sais que l’année dernière a été difficile pour toi. Je ne veux pas minimiser ce que tu as vécu,maiscequiarriveàConradestduharcèlementd’untoutautreordre.Celaprouvel’existence d’ungraveproblème.Tupeuxnousaideràrésoudreceproblème. Marésolutionfaiblit.Jetentedemedéfendre. —Çaseretourneracontremoi.Etcontrelui. —Ilfautparfoisprendredesrisquespourlebiendetous.Parfois,lebesoinmoraldenepasse taireestplusfortquelesintérêtspersonnels.Jesaisquetuascelaentoi.Quetuleveuillesounon,tu faistondevoirmêmequandc’estdifficile,Rose. L’Interphonebourdonnedenouveau. —MmeMasoestarrivée. Laproviseurefermelesyeuxetprenduneprofondeinspiration,commesiellevivaitlajournée lapluséprouvantedesonexistence.Ellerepassederrièresonbureau,serassieddanssonfauteuilet appuiesurleboutondel’Interphone. —Dites-luiquejem’occupede…quejesuisàelledansuninstant. Puisellemefixedenouveau.Jemesensdevenirtouterouge. —Ilfautquetumefassesconfiance,Rose. Jenerépondspasmaisjen’arrivepasàdétournermonregard. —Alors,c’estMattHallis?demande-t-elletoutbas,commesilesmursavaientdesoreilles. Je regarde le plafond en pensant à la réunion de tout à l’heure et aux crimes de haine. Cette clôturesurlaphoto.Conrad,quicomptepourJamie. Jehochelatête,brièvement,sanscroiserleregarddeMmeChen,commesicelamedédouanait d’unecertainemanière. Sansmontreraucuneréaction,celle-cimeremercie. —Mercid’êtrevenuemevoir,Rose. Commesij’avaiseulechoix! Elleselèveetm’ouvrelaporte.MmeMasoestjustederrière,lesbrascroisés.MmeChenlafait entrercommesic’étaituneélèveconvoquéepouravoirétéinsolenteunefoisdeplus. En passant près de moi, Mme Maso me tapote l’épaule. Elle a deviné que j’avais balancé sans quepersonneneleluidise. *** —Rose,tudoistefondre,compris?Tavoixdoitsefondredansl’ensemble.Parpitié! C’estlatroisièmefoisqueM.Donnellyinterromptlarépétitionparcequejen’arrivepasà«me fondre». Maisqu’est-cequeçasignifie? Assis sur des chaises, sur la scène, nous sommes en train d’apprendre un morceau très compliqué à plusieurs voix où les personnages chantent des choses différentes en même temps. Je n’ai pas de difficulté à me lancer au bon moment ni à entendre ma partie et, au début, avant le problèmede«fonte»,jemesuisbienamusée.C’estcoold’êtresurscèneetderegarderdanslasalle —mêmevide—enchantantunmorceauàquatreoucinqvoixtandisquelepianistejoueàpleintube. Quand on est à ce point immergé dans la musique, c’est comme si plus rien au monde n’avait d’importance,saufcequisepasseicietmaintenant. Exceptéquandonn’arrivepasàsefondre. Cequiestmoncas,apparemment. —Encoreunefois,àpartirdurefrain!crieM.Donnelly. Ilsetourneversmoietajouteenaparté: —RoseZarelli,sers-toidetesoreilles! Ildonneledépartaupianisteetjedécidedefaireduplay-backcettefois-ci,justepourvoirs’il entendbiencequ’ilcroitentendre.Commentpeut-ilrepérerquejemetrompeaumilieudetoutesces voix? Ilnousarrêtedenouveauetmemontredudoigt. —Tun’aspaschanté. Tout le monde est énervé d’avoir passé les vingt dernières minutes sur ce passage. J’ai l’impressionquelespassagersno 1et2ontenviedemetaperdessus. —Est-cequetucomprendscequejeveuxdirequandjetedemandedetefondre? JesecouelatêteetM.Donnellyempoignesonpupitrecommes’ilallaitdéfaillirenmejetantun regardexaspéré. —Lesenfants,quandvousnecomprenezpascequejevousraconte,dites-le!Iln’yapasde honte à poser des questions — les répétitions, c’est fait pour ça. Qui peut expliquer à Rose ce que signifiesefondre? MitchellKleinestleseulàleverlamain—tiens,ondiraitquejenesuispaslaseuleànepas comprendre. —Sefondre,c’estveilleràcequesavoixformeuntouthomogèneaveclesautres,afinqu’elle neressortepas. — Mitchell Klein, merci du fond du cœur ! C’est exact. Rose, tu possèdes une voix extraordinaire et c’est très bien. Mais dans un morceau comme celui-ci, toutes les voix doivent concouriràformerunsonhomogène.Siuneseuleressort,l’équilibredumorceauestcompromiset lepublicécouteuneseulevoixaulieud’écoutertoutlemorceau.Desquestions? Jenevoudraispasencorepasserpouruneidiote,maisilmemanquedesinformations.Etvula manièredontlesautresmeregardent,ondiraitquetoutlemondeaenviequejelesobtienne. —Alorscommentfait-on? —C’estuneexcellentequestion. M.Donnellyportelesmainsàsonoreilleettiredessusfurieusement. —Ilfautécouter.Ecouterautourdetoietessayerdes’ajusterauvolume.Essayerdet’intégrer. O.K.? J’acquiesce,commesic’étaitcompréhensible. —Encoreunefois! M. Donnelly paraît tout joyeux, comme si le problème était définitivement résolu. Il donne le départaupianisteetnouschantons.J’écouteaussiattentivementquepossibleettented’imiterl’alto quichanteàcôtédemoi—savoixestmoinspuissantequelamienne,pluscalme. M.Donnellynenousinterromptpas. Si j’ai bien compris, il faut essayer de chanter comme quelqu’un d’autre pour se fondre dans l’ensemble? Sitelestlecas,c’estparfait—car,dernièrement,jemedemandesijenedevraispasdevenir carrémentquelqu’und’autre.Sij’étaisuneautre,jepourraispeut-être,disons,avoirlegarçonquime plaît, ne pas balancer quand la proviseure m’interroge, être castée pour un bon rôle et chanter correctement. Alafindumorceau,M.Donnellyreprendlaparole. — Bien, les enfants. Rentrez chez vous, apprenez vos notes et votre texte ! Il ne suffit pas de connaître la musique. Vous devez aussi connaître les paroles ! Si vous ne le savez pas par cœur la semaineprochaine,jevousmassacre. Ilplaisante. —Rose,viensmevoirs’ilteplaît. Génial.Jeprendsmonsacetlerejoins. —Ecoute,jesaisquetuasl’impressionquejem’acharnesurtoi,etquelqueparttuasraison.Tu asunejolievoix—justeunpeutropcontemporainepourl’œuvre.Tuvoiscequejeveuxdire? —Vousvoulezdirequ’ellen’estpasadaptéeàcespectacle. —Non,pasdutout.Jenet’auraispaschoisiesiellen’étaitpasadaptée.Ilfautseulementquetu la refrènes. Laisse-la s’épanouir dans les phrases solo des autres morceaux. Mais cet ensemble est basésurl’équilibredesvoix.Tuvasfinirparcomprendre. Il me tapote l’épaule pour me rassurer, mais j’ai plutôt l’impression que je ne comprendrai jamaisetquejevaisgâcherlespectacle. C’estbienplusagréabledechanterseule.Mêmesibiensûronnepeutpaschanteràplusieurs voixdanscecas.Logique. Jegagnemoncasiertoutenenfilantmonpull.Moinsd’uneminuteplustard,Hollyarriveavec Robert. Jen’aipasvraimentenviedeluiparlermaintenant.Jesaisqu’ellecherchejusteàmeréconforter maisjenesuispasd’humeuràentendresescommentairespositifssurmavoixalorsquejemesuis faitreprendrependantunedemi-heuredevanttouslesautres. Et je n’ai vraiment pas envie de me retrouver en présence de Robert. Depuis l’épisode du Morton’s,ilmefixependantlesrépétitions.Etlà,deboutprèsd’Holly,ilaunairimplorant,comme s’ilredoutaitquejedévoilelavéritésurluiàsacopined’uninstantàl’autre. J’aidûluidonnerl’impressionquej’étaisprêteàlefaire. —Onvasefaireunepizzaaveclescopains.Tuveuxvenir?medemandeHolly. —Merci,maisjedoisrentrerpourbûcher.Jepassemontestd’entrée1àlafacdemain. —Tupassesdéjàtonexamend’entrée?Onestcenséslepassermaintenant? —Non,jelepassejustepourm’entraîner.Jeveuxobtenirunebourseauméritel’anprochain. —C’estpasbête,mefait-elleavecunsourire.Maistuessûrequetuneveuxpasvenir?Juste pourunepetitepartdepizza? —Jeviendrailaprochainefois,promis.Maisjepensequelatrouped’AnythingGoesseraravie desepasserdemavoixextraordinaireunpetitmoment. —Rose,net’inquiètepaspourcettehistoire.M.Donnellyn’apasarrêtédem’embêterpourle mêmemotifdurantlesrépétitionsdeDamnYankees. AlamanièredontRobertlaregardebrusquementcommesielleétaitdevenuefolle,jedevine qu’ellevientd’inventercetteanecdotepourmefaireplaisir. —C’estjustequetavoixesttropcorséepourlechœur.Etc’estpourçaque,laprochainefois,tu aurasunpremierrôle!Doncc’estunebonnechose! J’enaimarred’entendremavoixqualifiéede«corsée»,«d’extraordinaire»etde«typée».Au début,j’aipriscesqualificatifspourdescompliments.Maintenant,jesaisqu’ilssontsynonymesde «bizarre»,d’«agaçante»etd’«excessive».Jesensmontermacolèreàcausedelagênequim’aété infligéeenrépétition,etcen’estpasbonpourmoi.Quandjesuisencolèreparcequej’aihonte,des choseshorriblessortentdemabouchemalgrémoi. Commecelle-ci: —Iln’yaurapasdeprochainefois.Lacomédiemusicale,c’estnul. HollyetRobertsursautentcommesijevenaisdelesélectrocuter. —Qu…qu’est-cequetuveuxdire? Hollysemblesipeinéequej’ail’impressiond’avoirditlachoselaplusblessantequej’auraispu trouver. Croyez-vousqueçam’aideraitàm’entenirlà?Quenenni. —Jetrouvelachorégraphieetlestyledechanttotalementartificielsetlamusiquemetapesur lesystème.Elleesttotalementgnangnan. Bon,cen’estpascomplètementvrai.Jelepenseenpartie,d’accord,maisj’aimebienladanse, mêmesil’apprentissagerépétitifdespasmerenddingue.Etpuisj’adorechanteràl’intervalle.Même sur une musique gnangnan, je me régale. Mais je n’ai pas envie de le reconnaître devant mes deux interlocuteursmaintenant. Hollyouvredegrandsyeuxmarronpleinsd’excuse. —Oh!Rose,jesuisdésolée.Jepensaisvraimentquetuaimeraisparticiperàcespectacle.C’est pourcelaquejetenaisàcequetulefasses. —Cen’estpassigrave.J’aimebienvousregarder,Stéphanieettoi—vousêtessupertoutesles deux. Hollyjetteuncoupd’œilàRobert.Ilneluiapaséchappéquejen’aipasincluscedernierdans malistedesinterprètessuper. Celan’apasdûéchapperàRobertnonplus. Alors, parce que je suis déjà en mode désagréable, j’ajoute une dernière remarque pour faire bonnemesure. —Jetrouveseulementcespectaclemauvais. Et voilà. J’ai réussi à les offenser aussi profondément qu’il était humainement possible de le faire. Aprèsunsilenceabasourdidedeuxdestroispersonnesaveclesquellesjevaisdevoirjouerce spectaclequejetrouvemauvais,Robertrépondd’unevoixglaciale: — Premièrement, la musique est de Cole Porter — je ne vois pas comment elle pourrait être mauvaise. Deuxièmement, tu verrais peut-être les choses différemment si tu avais un premier rôle. Maistoutlemonden’apasl’étoffed’unpremierrôle. —Robert!s’écrieHolly. C’estprobablementlapremièrefoisqu’ellelevoitdireuneméchanceté. Moiaussi,quandj’ysonge. Leslarmesmemontentauxyeuxparsurprise.J’aientièrementméritécequ’ilvientdedire,mais cen’estpaspourautantplusfacileàentendre. —Réfléchisbienavantdetecomporterdemanièreinfecteavecmoi. Mavoixestcalmeetjehausselessourcilspourluirappelerqu’àtoutinstantjepeuxrévélerà Hollyqu’illuiamenti.Ilvireaurougevif. —JeteretrouvechezCavallo’s,Hol. Ilpartsansmêmetournerlatêtedansmadirection.Hollyleregardes’éloigner,puissetourne versmoi.Sonregardexprimelaperplexité,maisaussiunsentimentquejen’aijamaisobservéchez elle:lasuspicion. Ellem’observe,immobile,puisparled’unevoixdure: —Jenecomprendspascequivientdesepasser.Vousvousêtesdisputés,Robertettoi? Je dois savoir ce que je vais faire et pourquoi avant de dire quoi que ce soit. Je ne veux pas compromettrelarelationdeRobertetd’Holly—ilyaquelquechosedevraietdemignonentreeux. Ilsontdelachance. Donc,enfait,jejouejustelesgarces. —Jesuisdemauvaispoil,Holly.C’esttout. Ellebaisselesyeuxverssonpullrétrotoutmousseuxetprendletempsdeboutonnerundeses petitsboutonsenformedecœur. —Rose,tuessûrequeçaneteposepasdeproblèmequejesorteavecRobert? —Oui! Jeluisaisislebraspouraccentuermonpropos. —Aucunproblème.Vraiment.Vousallezbienensemble.Jeregrettecequej’aidit.Peux-tului direquejeregrette? —Viensavecmoi,tuleluidirastoi-même.Luiaussiadesexcusesàtefaire.Iln’auraitpasdû direcequ’ilt’adit. —Cen’estpasgrave.Je…Ilétaitencolère.Maisjeviendrailaprochainefois.Promis. Hollysepencheetmeprendbrièvementdanssesbras.Sesbraceletstintent.Quandelleseretire, jevoislesoupçondanssonregardetregrettedenepasluiavoirditlavérité. —Bonnechancepourdemain.Tumedirascommentc’est,d’accord?J’aimeraissavoiràquoi ressemblentcestests. Avec un petit signe d’adieu, elle s’éloigne dans le couloir. Je prends mes affaires dans mon casieretconsultemamessageriedansl’espoirqueTracym’aitlaisséuntextopourmeproposerde me ramener. Mais je n’ai pas de message et c’est un soulagement, tout compte fait. J’ai besoin de marcher—ilyatropdepagailledansmatête. Je sors du bâtiment. La nuit tombe déjà. Ça sent l’automne. Les feuilles des érables, rouge et orangevif,ressortentsurlecielpresqueviolet.Çamedonnedesregretsdenepassavoirpeindre.La peintureest-elleplusfacilequelechant? Monpèredisaitquetoutcequiestfacilen’estpasintéressant.J’imaginequetouslespèresdu monde ont dit cela à leur enfant à un moment donné. Je n’avais pas vraiment compris ce que cela signifiaitauparavant.Maintenant,ilmesemblequesi. Quand j’ai décidé de devenir chanteuse, l’an dernier, je n’imaginais pas que ce serait si compliqué.Oudérangeant.J’aitoujourscruqueleplusdifficileétaitdetrouversavoieetque,une fois qu’on l’avait trouvée, tout marchait comme sur des roulettes parce que, quand on est fait pour quelquechose,çanepeutpasêtredifficile,non? Jen’aipeut-êtreriencomprisauconceptdedestin… Acausedecesapprofondissementsphilosophiques,etparcequ’ilfaitpresquenuit,jemanquede passerprèsdeReginaetd’Anthonysanslesvoir.Reginaestadosséeaumur,Anthonyappuiesesbras departetd’autred’elle,commes’ilnevoulaitpasqu’elles’échappe.Elletournelatêted’uncôté,illa suitetl’obligeàl’embrasser.Reginaalesbrasdansledosets’appuiedessus.Anthonyetellenese touchentqueparleslèvres.Ilesttellementcostaudqu’ondiraitHulkàcôtéd’elle. C’est la première fois que je vois Regina depuis que Jamie m’a parlé de son père, et elle me paraît…différente.Dumoinsjepensequemoijelavoisdifféremment. Auparavant, quand je la regardais, j’avais peur. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser aux choses horribles qu’elle m’avait dites et faites, et au plaisir qu’elle prenait à me faire souffrir. Maintenant,quandjelaregarde,jepenseàsonpèreentraindelafrapper. Qu’avouludireJamieexactementquandiladitquesonpèrel’avaitfrappée?Illuiadonnéune gifle?Uncoupdepoing?Ilalancédestrucssurelle? Qu’est-cequeçafaitd’avoirunpèrepareil? Etqu’est-cequeçafaitdevoirsonex-petitami—dontonesttoujoursamoureuse—pointer une arme sur lui, le menacer, l’obliger à partir ? Qu’a-t-elle éprouvé quand Jamie l’a fait ? Est-ce qu’ellevoulaitquesonpèreparteparcequ’illuifaisaitdumal,ouest-cequ’ellevoulaitqu’ilreste parcequec’estsonpère? Jesenscommeunepetitedéchargedansmacolonnevertébralechaquefoisquej’imagineJamie aveccettearme.Ilmeparaîtimpossiblequ’ilaitpuprendreunrevolver,lepointersurunadulteetlui donnerdesordres. Est-cequ’ilaeupeurquandill’afait? Etquelgenredepère—quelgenredeflic—faut-ilêtrepourdonnersonarmeàsonfilsetlui diredefaireuntrucpareil? Je regarde Anthony et Regina encore un instant et j’ai une sensation sinistre. J’accélère le pas afind’êtreloinquandilsreprendrontdel’air. En arrivant à la maison, je referme la porte et gagne directement ma chambre en faisant le moinsdebruitpossible.Levoyantestalluméau-dessusdelaportedubureaudemamère—soitelle est avec un patient, soit elle s’occupe de sa paperasse. Mon téléphone sonne alors que je monte l’escalier et je serre mon sac contre moi pour en étouffer le bruit. Je ne veux pas être obligée de parleràmamèremaintenant. Unefoisensécuritédansmachambre,jefouillemonsacenquêtedemonportableetdécouvre untextodeTracy.Ellem’annoncequ’ellem’envoielaprochaineéditiondesStyléspare-mail.Entant quedirectriceéditoriale,jeconsultesespublicationsavantleurmiseenligne.Maisellenemelaisse pas vraiment le temps de le faire : elle m’envoie sans arrêt des textos et des e-mails marqués «urgent»etjesuiscenséelaissertombercequejefaispourm’occuperdesonblog! J’ouvre mon ordinateur portable mais, au lieu de consulter mes mails, j’ouvre mon enregistrementd’AnythingGoesdansuneproductiondeBroadwayetessaiedemefondre,commedit M.Donnelly.J’ignoretotalementsij’yarriveoupas.Toutcequejesais,c’estquejemeconcentre tellementpournepaschanteràmamanièrequejesuiscomplètementfigée,quejebougeàpeineles lèvresetquejen’inspiremêmepasàfond,desortequ’aufinalj’aimalàlagorge. Sefondrenepeutquandmêmepassignifier«retenirsonsouffleetsefairemal»! J’éteins la musique et ouvre mon placard pour chercher des pulls. Au dos de la porte de mon placardestfixélemiroirquej’avaisretirécetétémaisquej’aidûréinstalleràlarentréepourdes raisonsévidentes.IlestpartiellementcachéparlesvieuxsacsàdosqueTracyneveutplusmevoir utiliseretdesvestesqu’elletrouvetropgrandespourmoi—letoutaccrochéàdescrochetsbleuvif quemonpèreafixéspourm’aideràavoirunechambrenette.Maisj’arriveencoreàmevoirdansle miroir,aumilieudetouscestrucsquipendent. Au lieu de refermer la porte et de fuir mon reflet comme je le fais d’habitude, je me plante devantetregardepourdebon.C’estbizarre.Sijesuisdéçuequandjemeregarde,cen’estpasparce quejen’aimepascequejevois.Jen’aimepasça,c’estvrai,maiscequimedérange,c’estqueceque jevoisdanslemiroirnecorrespondpasàcequejevoisdansmatête.Dansmatête,jesuisplusjolie quedanslavraievie.C’estpourquoi,quandjevoiscequejevoisdanslemiroir,jemesensunpeu trahie.J’aiaussil’impressiondedevenirdingue.Oùai-jepêchécetteimagedemoiquej’aidansla têtesicen’estdanslemiroir? JesongeàHollyetStéphanie,tellementjoliesqu’onseretournesurellesdanslescouloirsdu lycée.JepenseàTracy,lareined’UnionHigh—plusenvueavecsonTopdesStylésqu’ellenel’a jamaisétéentantquepom-pomgirl.JesongeaussiàlaquestiondeConrad—quejemesuisaussi posée:qu’est-cequeJamieavuenmoi? Je sais qu’il a vu quelque chose — et le voit peut-être encore. Il a quand même dit que je lui plaisais.Mais…cen’estpaslemoment?Jepensequ’ilvoulaitdirequejen’yétaispourrien.Sauf quec’estdifficiledepenserquejen’ysuispourrien. Robert me disait toujours que j’étais jolie, mais il est clair qu’il a changé d’avis… Soit il ne savaitpascequ’ildisait,soitilignoraitlesensdecetteépithètejusqu’àcequ’ilrencontreHolly.Mon pèreaussidisaittoujoursquej’étaisjolie.Maisilledisaitpeut-êtreuniquementpourquejemesente bien dans ma peau. N’est-ce pas ce que font les parents pour leurs enfants — les mettre en valeur mêmes’ilsneleméritentpas? Je referme mon placard et m’oblige à consulter mes e-mails. Il y a celui de Tracy — «URGENT!»—etunmessageavecpiècejointedeVicky. Ilyaunautremessage,m’avertissantd’unnouveaucommentairesurlesitedédiéàmonpère. Jesuistrèsexcitée—voilàlongtempsqu’iln’yapaseudenouveaucommentairesurmonsite. Maisencliquantsurlelien,jetombesurdeslignesdecodesincompréhensibles.C’estlapremière fois que ça se produit. Suis-je victime d’un hacker ? J’entre mon code administrateur et détruis le message. Çam’énervequepersonnenepostedecommentairesurlesitedepapa.Est-cequetoutlemonde l’aoublié?Onfaittoutunfoinpourlepremieranniversaire,etensuitelaviecontinue,j’imagine. Quand j’ouvre le message de Vicky, la chanson « Monster Mash » retentit à fond dans les enceintesetunephotos’ouvre.C’estVickyavecunecoiffuredémesurée,unfauxgraindebeautéaudessusdeslèvresetdeslunettesyeuxdechat.Souslaphoto,unmessage: JemepréparepourHalloween.Ettoi,enquoitutedéguises,machérie? Jeréponds: JenefêtepasHalloweencetteannée.Jemetrouvedéjàassezdinguecommeça.Maistuessuperbe! J’envoie. J’ouvreensuitelemaildeTracy.C’estungrosarticle—ellel’annoncedepuisdesjourssurson site.Elleymontresestroiscréateurspréférésetlestroisélèveslesplusfashiondulycéeportantdes tenues que Tracy juge être dans l’esprit de ses créateurs préférés. Je regarde les photos de Kristin, d’Holly et d’une jolie freshwoman à qui je n’ai jamais adressé la parole — et soudain je me rends comptequejen’aijamaisfigurédansleTopdesStylés. Pasuneseulefois. Tousnosamisyontparuaumoinsunefois,sicen’estdeuxoutroisfoisouplus,etTracyellemêmeyestsansarrêt.Maisjen’aijamaiseucethonneur.PasmêmeenportantdestenuesqueTracy avaitchoisieselle-même. Peut-êtrel’explicationtient-elledavantageàmonvisage—etàmonstatutàUnionHigh—qu’à mestenues. J’ouvre le programme pour l’examen d’entrée en fac et essaie de me concentrer sur un test d’entraînement,maisj’aitropdechosesentête. Zutpourl’exam!Jenepasseraipascefichutestdemain. Jem’affalesurmonlit,saisismontéléphoneetenfilemoncasqueaudio.J’écouteAdele—quia unevoixvraimentunique—etlà,j’aicequ’onpourraitappelerunerévélation. Leschanteusesd’opérasn’ontpasbesoindesefondre. Lesrockeusesn’ontpasbesoindesefondre. Etquandj’auraiterminécettefichuecomédiemusicale,jen’enauraiplusbesoinnonplus. 1.LesjeunesAméricainspassentuntestdeniveauaulycée;ilestprisencomptepourl’attributiondesboursesaumériteetpourl’entréedanscertainesuniversités. L’HIVER 9 Représailles(n.f.):riposte. (voiraussi:lasurprisedeConrad.) *** —DirkTaylor? Ma mère rougit jusqu’à la racine des cheveux. Elle tente maladroitement de jongler avec son manteau posé sur son bras et son sac accroché à son épaule tandis que le père d’Holly lui serre la main,parédesonsourireàmégawattsintégrés. Mamèresecouelatête,incrédule. —Jen’auraisjamaisimaginévousrencontrerlorsd’unepremièredespectacleaulycée.Jesuis unegrandefandevosfilms. Aquelsfilmsfait-elleallusion?JenecroispasavoirdéjàvulevisagedeDirkTaylordansun film,moi. Ilmerappellepeut-êtrevaguementquelquechose,d’accord.Cedoitêtreundecesacteursqui récoltentdespetitsrôlesdansdenombreuxfilmsdesortequ’ilparaîtfamiliersansqu’onpuisseciter uneseuleproductiondanslaquelleilajoué. —VousauriezvraimentdûêtrerécompensépourRaininSpring.OupourGettingOutGood.Ou pourtouslesfilmsdanslesquelsvousavezéténominé,s’extasiemamère. Bon,j’avoue:lesfemmesdel’âgedemamèrepeuventciterdesfilmsdanslesquelsilajoué. Aufait,elleabienditnominé?CetypeaéténominéauxOscars? —Regardetamère,meglisseTracy.Commeellerougit—c’esttropmignon!Quellechance qu’elleportejustementsatenuepréférée. Dirk Taylor, l’œil bleu, cinégénique et perçant, enveloppe d’un regard admiratif ma mère, mouléedanssajupecrayon.Personnellement,j’auraispréféréqu’ellechoisisseuneautretenue… —Voushabitezici? Ma mère semble vraiment intriguée qu’une star de cinéma habite une ville comme Union. Je notequ’ilneluiapaslâchélamainetqu’ellenefaitrienpourlaretirer.Acôtédesonpère,Holly— chargée du plus gros bouquet de fleurs que j’aie jamais vu — remarque la réaction de ma mère et m’adresseunsourirecomplicequim’affole. —Monpèreetmoiavonsemménagécetété,madameZarelli.Ilenseignel’artdramatiqueàla YaleDramaSchool,cetteannée. —Ehbien,letalentdoitêtrehéréditaire,Holly.Taprestationaétéextraordinaire.Quellevoix ravissante! Ma mère complimente Holly sur sa prestation alors qu’elle ne m’a pas dit un mot sur la mienne…Est-cemafautesilapassagèreno 3n’avaitquedeuxphrasesensolo?Iln’yapasdepetits rôles,seulementdespetitsacteurs…Maisbiensûr. Il est vrai qu’elle n’a pas eu le temps de dire quoi que ce soit avant d’être court-circuitée par BeurkTaylorqui,soitditenpassant,neluiatoujourspaslâchélamain. —Hollyestgéniale,hein? C’estRobert,quisortdelalogedesgarçons,sonécharperougesoigneusementenrouléeautour ducou,commes’ilpouvaitattraperfroiddanslecouloir.Tracydégainesontéléphoneetprendune photo. Jeluiglisseunmot. —Tuplaisantes? Maisellesecouesolennellementlatête. —Jecroisquec’estducachemiretroisfils. — Robert ! s’écrie ma mère. J’ignorais que tu étais aussi doué ! Tu as été tout simplement éblouissant! Cen’estpasfaux.Robertestassezstupéfiantdanslespectacle.Ilal’airtellementheureuxque j’ail’impressionqu’ilvaexploser. —Merci,madameZarelli. Ils’inclinedevantmamère,quinem’atoujoursriendit. DirklâcheenfinlamaindemamanpourserrercelledeRobert. —Belleperformance,mongarçon. Robertluirépondd’unevoixprofondeenluiserrantlamainleplusvirilementqu’ilpeut. —Merci,Dirk… Commes’ilappelaitmonsieurl’acteurparsonprénomdepuisdesannées! —…maisjen’yseraisjamaisarrivésansmapartenaire. IlembrasseHollysurlajoue.Mamèrelesobserveunesecondedetrop,puissetourneversmoi. Elle a toujours aimé Robert, malgré sa tendance au mensonge. Elle devait espérer qu’il changeraitunjouretquenousfinirionsparsortirensemble.Aprésent,elledoitsedirequej’ailaissé passermachance,j’ensuissûre.Parceque,bienévidemment,jenepeuxpasprétendrerivaliseravec lafilledeDirkTaylor. —Tut’estrèsbiendébrouillée,medit-elleenfin. Ellem’entoured’unbrasetmeserrecontreelle. —J’aieul’impressionquetut’amusaisvraiment. —Pasdespectacleréussisansdebonssecondsrôles,approuveDirk. Unebrèveseconde,souslesrayonsdesoncharme,jemesenstoutechose,toutexaltée…Jeme sens quelqu’un. Mais je sais qu’il joue la comédie et je refuse de tomber dans le piège comme les quelquesmèresdefamillequinousentourentmaintenant,cherchantàsemêlerdelaconversationet nousserrantdesiprèsquejemesensoppressée. — Tu as très bien dansé, poursuit Dirk. Et tu as un grand sens de l’harmonie et une voix remarquablementpuissante.J’aipuladistinguerdanstouslesmorceaux. Bonjourlefondu. Hollys’enmêle. —Monpèreveutdirequetuassuperbienchanté. Dirkparaîtsurpris. — Evidemment que c’est ce que je veux dire ! C’est exceptionnel une voix pareille. Pourquoi chercherait-elleàressemblerauxautres? Je ne cherche pas à chanter comme les autres, Beurk. Et dès que cette comédie musicale sera terminée,jen’essaieraiplusjamaisd’êtrebêtement«commelesautres». —MonsieurTaylor?Unephoto,s’ilvousplaît? C’estunreporterduUnionChronicle.Onadûl’avertirdelaprésencedesTaylor;jenepense pasqueleChroniclesesoitdéjàintéresséàlapremièred’unecomédiemusicaleàUnionHigh… —Ehbien,c’estmafillequiestlavedettecesoir,alorsjenepréfèrepas. Dirk paraît étrangement fier de lui, alors qu’il vient seulement de décliner une photo dans le journald’unepetitebourgade. —Encompagniedevotrefille,alors? Lejournalisteinsiste:ilrisquedemanquerleplusgrosscooplocaldepuisprobablementvingt ans. —C’estbon,papa,çanemedérangepas,ditHollytoutbas. Dirkparaîtinquiet. —Tuenessûre,machérie? —Jet’assure. Unelueurdedéceptionpassedansleregardd’Holly,maisDirknel’aperçoitpas,occupéqu’il estàchercherlalumière. Il n’est pas le seul, d’ailleurs. Robert se tourne vers l’appareil photo comme un missile à tête chercheuse,sanspercevoirquesapetiteamien’apeut-êtrepasenvied’êtrephotographiéeentantque « fille de Dirk Taylor » — alors qu’elle vient d’interpréter brillamment un premier rôle dans une comédiemusicale. —Bien,allons-y,déclareDirk. Ma mère et moi nous écartons et le photographe s’approche. Dirk entoure Holly de son bras. Hollylèvelamainpourdégagersesbeauxcheveuxcoincéssouslebrasdesonpèreet,soudain,je revoismonpèremedisantquej’avaisdelachanced’avoirlescheveuxdemamèreetpaslessiens, commemonfrère. Monpèreauraitétéheureuxdemevoirjouerlapassagèreno 3,quelsquesoientmessentiments àl’égarddecespectacle.Sitouts’étaitpassécommeprévu,ilseraitderetouràprésent,etmamèreet luibavarderaientavecDirkTaylorcommedesgensquiaccueillentunnouveauvenudanslequartier. AulieuqueDirks’adresseàmamèrecommeunhommequilatrouvetrèsappétissantedanssa jupecrayon. Pendantquelephotographeseprépare,Dirklèveunemainenl’air. — Kathleen, Rose, venez nous rejoindre. La photo sera plus belle si vous l’honorez de votre présence. Ilesttrèsfort—Hollyetluiontlesmêmesmanièresélégantes.Maisavecunpeud’attention,on voitlecalculquisecachederrière. Aprèss’êtrefaiteencoreunpeuprierparDirk,mamèresejointàlaphoto.Jeresteenmarge, bienqueTracymepousseenavantenmechuchotantjenesaisquoisurunechanceunique.Dirkattire mamèreplusprèsetpasseunbrasautourdesataille.Ellerougit,cequilefaitrire.Robertseplace entreHollyetDirk,lesbrasautourdeleursépaules.Hollyaffichesonsourireidéalmais,aufuretà mesure que la foule devient plus nombreuse et compacte et que de plus en plus de téléphones portables sortent des poches et des sacs à main, son sourire commence à sonner faux. Je n’ai pas l’habitudedelavoircommeça,ellequiparaîttoujourssiàl’aise. DirkTaylorestunidiotcomplet.Ilneserendabsolumentpascomptedecequ’éprouvesafille encetinstant.Ilestbientropoccupéàpenseràlui. Jem’écarteetmedirigeverslalogepourallercherchermesaffaires. —Maisc’estRoseZarelli!Commentçava,p’titeesquimaude? Je me retourne et, même si j’aurais reconnu sa voix entre mille, c’est à peine si je reconnais Angelo,complètementtransforméparrapportàl’andernier. AngeloestlemeilleuramideJamie.Ilm’appelle«p’titeesquimaude»parcequelapremière fois qu’on s’est vus en étude, au début de l’année dernière, je portais un pull alors qu’il faisait quelquechosecomme30°Cdehors. Ilmefaisaitvraimentpeur,audépart.Onauraitditqu’ilavaitplusdevingtans;ilavaitdelongs cheveuxgrasetportaitchaquejourleT-shirtd’ungroupedemetalimprégnéd’Axe.Jusqu’aujouroù il s’est pointé vêtu d’un T-shirt de Neko Case — la meilleure auteure-interprète de tous les temps. Toutachangé.Ons’estmisàparlermusique.J’aidécouvertqu’iljouaitdansungroupenomméFuck This Shit — qu’il a rebaptisé FTS quand il a compris qu’il décrocherait plus de contrats si le mot Fuckn’apparaissaitpassurlesflyers—etnoussommesdevenusamis. Après le bac, Angelo et son groupe ont effectué une tournée de six mois qu’ils ont organisée eux-mêmes.Leslongscheveuxgrasontdisparu.Iln’yapasdeT-shirtdegroupesoussonblousonde cuirnoirtrèsclasse.Ilporteunjeansbleu-noir,desDocMartens,unpullgrisferméparuneénorme fermeture Eclair devant. Etant donné que la dernière fois que je l’ai vu, il portait un smoking une tailletroppetitepourluietn’avaitpaslavésescheveuxdepuisunesemaine,jediraisquelaviede musicienluiréussit. Ilmeserrecontreluienmesoulevantdusoletmefaitvirevolterautourdelui.Jeriscomme unefolle,mêmesilatêtemetournejusqu’àlanausée.Angelom’amanqué. Lorsqu’ilmereposeenfin,ildoitmetenirquelquessecondespourquejenem’écrasepascontre lemur.Monvertigenem’empêchepasd’apercevoirJamiepassantlaporte,auboutducouloir,près delalogedesfilles. Chaquefoisquejelevoisaprèsêtrerestéeunmomentsanslecroiser,j’ail’impressiondeme retrouver en Cinquième, quand je le regardais jouer au hockey sans pouvoir détacher mes yeux de lui.Maisj’éprouvequelquechosed’autreaujourd’hui,enplusdel’excitationetdel’attirance,etje comprendscequec’estenuneseconde. C’estdelapeur. Jen’aipaspeurdelui,j’aipeurpourlui. JemefaisdusoucipourJamie.J’ignoretantdechosessursavieetsurcequ’ilafaitpourles Deladdo. —Bienjoué,Rose. Avantquej’aieeuletempsdedireouf,ilestlàdevantmoi,ilsepenche,m’embrassesurlajoue etjerespirecetteodeurdeproprequej’adore.Jetendslesbrasmaisilsedégageaumomentoùjeles passeautourdesoncou.Nousnousfigeonstouslesdeux,puisnousnousdégageonsetreculons.Je remarquequ’ilasontéléphoneàlamainetletourneetretournesanscesse. —Ouais,bienjoué! Angelomedonneunetapedansledosetsourit.Puisilserapprocheetmefaitàvoixhaute: —Mais…lacomédiemusicale?Pitié,chantedansungroupe! —Quoi?Vraiment?Tucroisqueje… LafoulerassembléeautourdesTaylorritd’unechosequeDirkvientdedire.JamieetAngelo regardentderrièremoicequisepasse. —Hé,c’estlemec…lemecquijouedans…cetruc,ditAngelo.Qu’est-cequ’ilficheici? —C’estlepèred’Holly. Angelomeregardesanscomprendre. —Holly,labrune,quijouaitdanslacomédiemusicale. —Ahoui.Plutôtmignonne. Angeloditçacommes’ilétaitlepremieràfairecetteobservation… —Maisoùestlarouquine?Elle,c’estcarrémentunebombe. IlcherchedesyeuxStéphanie,quiestsûrementencoredanslaloge.Sansrire.Personnenemet autant de temps à se changer. C’est son premier rôle et elle maîtrise déjà l’art de faire languir son public. —Steph,tuveuxdire? Il est évident qu’Angelo ne connaît le nom d’aucun interprète. Ça m’étonnerait qu’il lise le programme. —Tunetesouvienspasd’elle,l’andernier? Angelosembleperplexepuisatterritbrusquement. —C’étaitSteph? Desflashss’allument. —Tamèreconnaîtcetype?medemandeJamie. Jemetourneversmamère.Dirklatienttoujoursfermementparlataille.Illuiditquelquechose enparticulier,ellerit. A vrai dire, je n’ai pas vu ma mère s’amuser depuis longtemps. C’est pourquoi une partie de moi-mêmeseréjouitpourelle.Maiselleestterrasséeparl’autrepartiedemoi-même,cellequiest très contrariée de voir que ma mère — comme toutes les autres femmes présentes — gobe la comédiequejouelepèred’Holly. Commentpeut-elleêtresensibleàceringard? Jemeretournepourneplusvoirça. —Non,ellevientjustedefairesaconnaissance.Et,vouslesgarçons,qu’est-cequevousfaites là? — Comment ça, qu’est-ce qu’on fait là ? On est venus te voir ! T’as déchiré grave dans ton uniquephrasesolo. Jelèvelesyeuxauciel. —Deuxphrases,Angelo.J’enavaisdeux. —Sérieux!Tescordesvocales,c’estunetuerie!Ettum’avaiscachéça. —AngeloMartinez? Tracys’extirpedelamassedesfansentourantlesTaylor. —Nemedispasj’aidevantmoiAngeloMartinez? —Yo,Trace,topelà! Angelo,toutsourire,lèveunemainpourtaperdanscelledeTracy. —Hé,oùestpasséetajoliepetitetenuedepom-pomgirl? —Jeneportepluscegenredetextiles. Tracytapedanslamaind’Angelo,puistouchelagrossefermetureEclairquiornesonpull. —Ducalme,Trace,fautm’inviteràdînerd’abord. Amusé,illaregardebaisseretremonterlafermeture. Ellenel’entendmêmepas. — Je peux prendre une photo ? Je prépare une édition spéciale avant/après pour le Top des Stylés.Tuserasparfait,sijeretrouvedesphotosdetoiaveclescheveuxquetuavaisl’andernier. Angeloparaîtàlafoisvexéetsurpris. —Mescheveuxdel’andernierétaienttop!Qu’est-cequec’est,le«TopdesStylés»? —Tusorsjamaisledimancheouquoi? Tracysortsontéléphonepourluimontrersonsiteinternetetmeglisseunregardsignifiantque jedevraisprofiterdel’occasionpourparleràJamieensemi-privé. Comme je ne sais plus où j’en suis depuis la dernière conversation que j’ai eue avec lui, je n’arrêtepasdesoûlerTracyavecça.EllemedemandetoujourspourquoiJamieetmoinesortonspas ensemblesinotrerendez-vouss’estbienpassé—commejeleluiaidit…JeluirépondsqueJamie pensequecen’estpaslemomentetellemefaitremarquerqueçademandedeséclaircissements:que veut-ildireexactement? Jenepeuxpasluiavouerquej’aidéjàobtenudeséclaircissements.Unefoisdeplus,mevoilà dans une situation qui m’oblige à lui dissimuler quelque chose, alors que nous sommes censées ne plusriennouscacher. MaisJamiem’ademandédeneparleràpersonnedecequ’afaitM.Deladdo,etjeneparlerai pas. L’an dernier, pour Thanksgiving, maman et moi sommes allées déjeuner chez Tracy avec Stéphanie et sa mère. Avant le repas, autour de la table — magnifiquement dressée par la mère de Tracy, décoratrice d’intérieur, avec cristaux et porcelaine et un centre de table composé de feuilles d’érablesdesonjardin—,Tracyaditlesgrâces. Généralement,çamerendnerveusequedesgensfassentdestrucsreligieuxparcequenous,on n’enfaitjamaisàlamaison,maisTracydisantlesgrâces,çapeutaller.M.Gerrennousademandéà toutes de penser à une chose dont nous étions reconnaissants, une chose sans laquelle la vie nous paraîtrait impensable, et j’ai tout de suite pensé à Jamie. Puis je me suis demandé : si Jamie est la premièrepersonneàlaquellejepense,alorspourquoiest-cequejegardemesdistancesavecluijuste parcequ’ilditquejeledois?Jepourraispeut-êtrel’aider! —Rose? Jamiesouritmaisalesyeuxfatigués.Iltournesontéléphonedeplusenplusvitedanssamain. D’accord.Ilattendunappel.ProbablementdeRegina. —Tuasbienchantétoutàl’heure. Je le prends à la légère. C’est gênant de s’entendre dire qu’on a été bonne alors qu’on a juste chantédanslechœur.Franchement,quiregardelechœur? —Qu’est-cequ’ilya?Tunemecroispas? Jehausselesépaules. —C’estgentildemedireçamais,tusais,j’aijusteuntoutpetitrôle. —Oui,maisjet’aibienentendue. Jemanquedeluidirequeçasignifiequej’aimalchanté.Aulieudecela,jemerapprochedelui etmepositionnedefaçonàcequepersonnenepuisseentendrecequejevaisluidire. —Jen’arrêtepasdepenseràcequetum’asdit,Jamie. Il scrute l’espace derrière moi, puis plante ses yeux dans les miens — une manière de m’autoriseràpoursuivre,j’imagine. —Est-ceque…est-cequetuaseupeur?Quandtul’asfait? Sonregardparaîts’adoucirunpeu,maisilnerépondpas. —C’estjusteque…jem’inquiètepourtoi,etàcausedecequetuasfait.Tunedevraispeut-être pasresteraussiprochedesDeladdo… —Çavamalpoureux. —Commentest-cequeçapourraitallerplusmalqu’avantquetufassescequetuasfait? —Net’inquiètepaspour… Son téléphone sonne et il s’écarte de moi comme s’il avait reçu une décharge électrique. Il m’adresseungestedelamainenguised’excusetoutenécoutant.Angeloleconsulteduregard,Jamie hochelatêteetluifaitsignedevenir.Ilrempochesontéléphone. —Ilfautquej’yaille.Tuasétésuper,Rose. — Ouais, man, t’as été géniale, renchérit Angelo. Hé, Trace, si tu me mets genre top modèle no 1surtonblog,préviensmonagentpare-mail.Ilteréclamerases10%. Angeloadresseunclind’œilàTracyets’éloignedanslecouloiravecJamie.J’aiunmauvais pressentimentquantàcequ’ilss’apprêtentàfaire.Untrèsmauvaispressentiment. Avantdefranchirlaporte,Angelomecriedeloin: —Hé,Rose!Ditàlarouquinequ’elleestsupercanon.Dis-luiqu’onpeutmevoirsurletrucde Tracy,d’ac’?Etdonne-luimonnumérodetéléphone! Ilsdisparaissentparlaporte. —Oùest-cequ’ilsvont?demandeTracy. Je secoue la tête. Au début, je trouvais excitant que Jamie disparaisse sans répondre à mes questions. Ensuite, ça a commencé à m’énerver. Mais ce soir, ça me fait carrément peur. Jamie et Angeloontunplan,etjeparieraisn’importequoiquec’estenrapportavecReginaetAnthony. — Les filles ? appelle ma mère. Les Taylor nous invitent à prendre un dessert chez Morton’s. Vousvenez? Ellemeregarde;ilestévidentqu’elleaimeraitquejediseoui. LaperspectivederegarderDirkTaylorsefaireprendreenphotojustepourgonflersonegoet impressionnermamère,tandisqueRoberts’incrusteàsoncôtém’écœuretellementquej’aienviede vomirsur-le-champ.J’aienviededirenon,maisTracymedonneuncoupdecoudedanslescôteset répondàmaplace. —Avecgrandplaisir,madameZarelli.Merci,monsieurTaylor. Elleredoubledegrâcepourcompensermaminerenfrognée. — On va juste chercher les affaires de Rose et on vous rejoint chez Morton’s dans quelques minutes.Viens,Rose. Jen’aipaseuletempsd’enplacerune.Ellen’apasbesoindemedire:«Tamèrealedroitde s’amuserunpeu.Nesoispasinfecte»,c’estcommesijel’entendais. Robert resserre son écharpe autour de son cou, boutonne sa veste et prend dans sa main la moufle d’Holly. Dirk ramasse cérémonieusement le gant de cuir que ma mère a fait tomber et l’accompagnejusqu’àlasortie—enlatenantparlecoude—danslafroidenuitdedécembre.Jen’ai jamais vu d’autre homme que mon père prendre le bras de ma mère. Je dois me retenir d’envoyer DirkTaylors’étalersurletrottoirgeléenluidisantquemamèrealecœurbriséetn’asurtoutpas besoinqu’unestardecinémaluitournelatêtealorsquelapertedemonpèreluiavisiblementtroublé l’espritaupointqu’ellenedistinguepluslafictiondelaréalité! Simonpèrelavoyaitencemoment,queferait-il?Quedirait-il? Est-cequ’illavoitencemoment? J’espèrequenon,çavautmieuxpourlui. Leslarmesmemontentauxyeux,maisTracypassesonbrassouslemien. —Tamèreestunegrandefille.Ellepeutsedébrouiller. Ahvraiment?Tantmieuxsielleaumoinsyarrive. *** —C’esttoiquiluiasditqu’onviendrait,Trace.Pasmoi.Jen’aijamaisditquej’iraisprendreun dessertavecBeurkTaylor. Tracys’arrêteaufeurouge,àlasortieduparking. —Rosie,arrête.Iln’estpassihorriblequeça. J’aperçoislacaravanedesvoituressedirigeantversMorton’s,àunpâtédemaisons.Soudain,je saisquejen’iraipas.Mêmesijedoispourcelasauterd’unevoitureenmarche. —Passihorriblequeça?Ilesttellementfauxqueç’enestgênant! —Jeletrouveplutôtcharmant,moi. Evidemment,parcequetupensesàl’effetqu’ilvaproduiresurtonblog.J’écrasestupidementle tapisdesolquifaitdesbossessousmespiedspourl’aplatir,mêmesijesaisquedesmagazinesse terrentendessous. —Rosie,tamèreauradelapeinesitun’yvaspas. — Monsieur Hollywood la réconfortera. Oh ! non… Tu crois qu’il a appelé sa fille Holly à causede…Hollywood?Ceseraittroppitoyable. —Onn’aqu’àresterseulementquelquesminutes,ensuiteonpartira. —Trace,jerefusederegardermamèreflirteravecceconnard. Tracysetait—cegrosmotadûlasurprendredansmabouche.J’emploierarementdesgros mots:monpèrenousainculquéqu’ilexistaittoujoursuntermeplusjuste,plusexpressifquelesgros mots—maisjedoisreconnaîtrequeçafaitdubienparfois.Etsivousenusezavecparcimonie,ça frappevraimentvosinterlocuteurs. Aprèsunsilence,Tracyrépondaveccecalmeexaspérantqu’ellemaîtrisedepuisquelquesmois. —Cen’estpastamèrequiflirteaveclui.C’estDirkTaylorquiflirteavecelle. —Ahoui?Ilfautêtredeuxpourflirter. —Tuveuxquejetedise,Rosie?Tuteconduisenégoïste. C’estcommesiellevenaitdemegifler. —C’estmoiquimeconduisenégoïste?Monpèreestmortdepuisunanetdemi.Çafaitdix-huit moisàpeine!Etvoilàdéjàqu’elle…qu’elle… Jenepeuxpasterminermaphrase,sinonjevaispleurer. D’habitude,quandjepasseenmodeirrationnelàproposdemamère—ouenmodelarmesà causedemonpère—,Tracychercheàm’aider,elleestgentilleettrouvelesmotsqu’ilfaut. Maispascesoir. — Voilà déjà qu’elle quoi, Rose ? Qu’elle parle à un homme ? Qu’elle le laisse ramasser quelquechosequ’elleafaittomber?Qu’ellevaaurestaurantmangerundessertavecluietungroupe depersonnes? —Qu’ellesefaitprendreenphotoavecluiquilatientparlataille,pourquetoutlemondesoit aucourant! Jem’emparedel’iPodplantédanslasonodelavoitureetfaisdéfilerlestitres. Willow…Sugarland…NeonTrees… LesgoûtsmusicauxdeTracymerendentdingues,parfois. Ke$ha…EnriqueIglesias… EminemenduoavecRihanna.Parfait. Rien de tel qu’Eminem quand on a les nerfs. Sa violence déferle dans les enceintes et vous descenddanslagorge.Onensentpresquelegoût.Ondiraittoujoursqu’ilvafrapper.J’aimeça. Voilàlegenredechanteurquejeveuxêtre—pasunechoristedébilechantant«la,la,la»en chœurdansunecomédiemusicale. Question:est-cequ’onpeutchanterlesrapsd’Eminemquandonestunefille? Jemontelevolumesifortquej’ail’impressionquemes oreilles vont saigner. Tracy le règle depuisleboutonplacésursonvolant,maislelaisseassezfort. Alorsqu’elleestsurlepointdesortirduparkingentournantàdroitepourallerchezMorton’s —etquej’étudielamanièrelamoinsdangereusedemejeterd’unevoitureenmarche—,cellede Jamiefiledevantnousdansladirectionopposée. Jemepenchepoursuivresesfeuxarrière.Sansmêmequej’aieditunmot,Tracymeregarde, incrédule. —Tuplaisantes,j’espère? —Allez:tuveuxsavoiroùilsallaient. — Premièrement, c’est toi qui veux savoir où ils vont. Je m’en moque totalement. Deuxièmement… Unevoitureklaxonnederrièrenous,parcequenousnedémarronspasaufeuvert. Jemens. —Situlessuispourdécouvriroùilsvont,jevaischezMorton’s! —Jepréfèrenepasmeretrouverdansleursparages,Rosie. —Qu’est-cequec’estcensévouloirdire? Je n’aime pas ces insinuations tendant à dire que Jamie et Angelo préparent forcément un mauvaiscoup,parcequ’ilssontcequ’ilssont.Mêmesijesaisque,cettefois-ci,Tracyaraisonetque nousdevrionsresteràl’écart. Lavoitureklaxonneunedeuxièmefois,avecplusd’insistance. —Ilsontdéjàétéarrêtésaumoinsunefoischacun.Voilàcequec’estcensévouloirdire. —Cinqminutes.Ensuite,Morton’s. Tracysoupireavecemphase,commesijeluidemandaislalune.Puisellemetsonclignotantà gaucheetlaPriusdémarre. Je me calme, l’éventualité d’un dessert chez Morton’s s’éloignant progressivement dans le rétroviseur. Je reprends l’iPod, monte le volume et me cale au fond du fauteuil tandis que la voix la plus furibardedelaplanètemetranspercelacervelle.Caronditquejenedoispasmecomplairedansla colèresansessayerdelacomprendre. Caronpeutallersefairef… Noussuivonslesgarçonsdanslesbeauxquartiers.Tracyaseulementl’airennuyéeetcontrariée. Elleestsurlepointdedirequ’ellearrêtelapoursuitequandnoustournonsdanslepâtédemaisons de…MattHallis. C’estlàqueçadevientintéressant. JamieetAngelosegarentdevantlamaisondeMatt.C’estunebelledemeuredestylecolonial. Elleestimmense.Ilyadeslampesblanchesdanslespins,departetd’autredelaported’entrée,et desguirlandessuspenduesau-dessusduportique.OnaperçoitunénormesapindeNoëlàtraversune desfenêtres;seslumièrescoloréessereflètentsurlecapotdelavoituredesportblanchedeMatt, garée dans l’allée. Il y a plusieurs autres voitures que je reconnais plus ou moins — on dirait que l’équipedenatationpasselasoiréechezMatt. Sansunmot,TracyéteintsespharesetnousrestonsaupointmortdanslaPriussilencieuse,près de l’angle de la rue, à quelques maisons de là. Je m’enfonce un peu plus bas dans mon fauteuil en voyantJamieetAngelodescendredevoiture.Maisilsnenousvoientpas:ilsregardentquelqu’unqui sortavecunsacàdosdelahaieséparantlapropriétédesHallisdecelledesvoisins. LestroisgarçonsdiscutentquelquesinstantsetJamielèvelesmainsenl’airensecouantlatête, commes’iln’étaitpasd’accord.Angeloetluireculent,tandisqueletroisièmegarçonposesonsacà dosparterreetfouilleàl’intérieur.Lorsqu’ilserelèveetsortdel’ombre,l’éclairagepublicrévèle… Conrad,munid’unebombedepeinture. Il secoue vigoureusement l’aérosol et fait signe à Jamie et Angelo. Jamie croise les bras et regardeparterre,puisseretournelentementverslamaison.Angeloquantàluisetourneverslarue. Ondiraitqu’ilsmontentlagarde. C’estexactementcequ’ilsfont,ainsiquejelecomprendsquandConradretirelebouchondela bombe—etsemetàrepeindrelavoituredeMatt. —Oh!non…,faitTracy.Cettefois,ilsvontletuer.Pourdebon. NoussommestroploinpourvoircequefaitConradmaiscedoitêtreraffiné,carilprenddu temps. Un minibus débouche dans la rue. Conrad se cache derrière la voiture de Matt, tandis qu’AngeloallumeunecigaretteetfaitminedediscuteravecJamie.Leminibuspassé,Conradjaillit desacachette,sortdesonsacunedeuxièmebombedepeintureetlesgarçonsreprennentleurposte. Conradgrimpesurlecapotpourtaguerletoit.Ilsepencheenavant,couchésurlepare-brise,pour nerienoublier.L’éclairagepublictombesursonsweatnoir,sacapucherabattuesursatête,sonbras quis’agitefrénétiquement.C’estungraffeurfurieuxquiessaiedefinirsonœuvreavantdesefaire prendre. Sontravailterminé,ilsauteparterreetfourretoutsonmatérieldanssonsac.Ilfonceversla voituredeJamie,aveccedernieretAngelo,puiss’arrête,retourneencourantàlavoituredeMatt, grimpesurlecapotetsautedessusjusqu’àcequel’alarmesedéclenche. Jamie et Angelo restent interdits, puis courent jusqu’à leur voiture. Jamie démarre en criant quelque chose par la fenêtre à Conrad, qui descend de la voiture de Matt. Il est à peine monté dans celledeJamiequecelui-ciaccélère.Danslevirage,jevoisConradessayerdefermersaportièresans tombersurlachaussée. —Vas-y,Trace. Mavoixestàpeineaudible. EnpassantrapidementdevantchezMatt,feuxéteints,nousdistinguons—engrandescapitales noiressurlecapot,letoitetlesflancsdelavoituredesportautrefoisimmaculée,lesmots«pédale», «pédé»et«homo». 10 Novice(n.etadj.):débutant. (voiraussi:ilyaundébutàtout.) *** —Rose,peux-tupasserlevinàDirk,s’ilteplaît? Jepréféreraisleverserdirectementsurlabellenappeblanchedemamèreetleregarders’étaler commeunetachedesangdansunfilmdegangsters.Maisjemeretiensdegâcherledînerquema mère — elle sourit en permanence depuis qu’elle a rencontré M. Hollywood — prépare depuis plusieursjours. Elle a invité les Taylor chez nous pour le 24 décembre, sous prétexte de faire œuvre de bon voisinage. — Ils ne doivent pas encore connaître grand monde à Union et ce serait peut-être bien qu’ils passentcettefêteavecdenouvellesconnaissances. Voilà son explication, comme si la moitié de l’université de Yale ne s’était pas proposée pour passercejourdefêteavecunestardecinéma. Maisnousavonsunechanceinouïe:c’estl’invitationdemamanqueDirkaacceptée. JesoulèvedonclabouteilleetessaiedelapasseràDirk,assisàmadroite.Robert—quisemble désormaisfairepartiedelafamilleTayloretlessuitpartout—estassisàladroitedeDirk.Ilpassele brasdevantlui,manquerenverserunebougieaupassageetmeprendlabouteilledesmains.Ilsert Dirkcar,bienévidemment,ilesthorsdequestionquecedernierseservelui-même. Danslesalon,lastationiPodjoue«JingleBells». Si je n’étais pas aussi fatiguée, je serais encore plus contrariée. Mais je suis restée éveillée la moitié de la nuit ; j’avais peur, j’étais démoralisée, énervée et furieuse — peur pour Conrad qui, d’aprèscequej’aidécouvertsurinternetà3heuresdumatin,pourraitbienavoircommisuncrime auxyeuxdelaloi;démoraliséeàcausedeJamie,quinem’apasrappeléealorsquejeluiailaissé deux messages disant que je savais ce qui s’était passé et que je voulais lui parler ; énervée que personnen’aitpostédenouveaucommentaireoudemessagedepuisdessemainessurlesitedepapa; etfurieusecontremonfrère,quin’atoujourspasappelénienvoyéd’e-mailpournousdires’ilallait sedonnerlapeinederentrerpourNoël. Uneseuledecesraisonssuffiraitàmeteniréveillée.Lesquatreréuniesmerendentpratiquement dingue.J’ail’impressionquejevaism’effondrersurlatable.Oupeut-êtreendessous. — Rose, fait Dirk de sa voix de baryton qui me donne des démangeaisons, est-ce que tu t’intéressesaucinéma? J’envisage de répondre non, histoire de faire avorter la conversation. Mais voyant que Robert relèvelatêted’unairpaniqué,j’aisoudainenviededécouvriroùDirkveutenvenir. Jerépondsnégligemmentenétouffantunbâillementtotalementspontanéquitombeàpic. —J’aimebienlesfilms. Holly me répond, parfaite dans son pull rouge foncé à manches gigot que Tracy photographieraitsur-le-champ: — Oh ! Rose, il faut vraiment que tu viennes à notre ciné-club ! C’est une super idée ! Vous aussi,madameZarelli!C’esttellementchouette! —Holly,jet’enprie,appelle-moiKathleen. Mamèresouritd’unairgêné.Etpourcause.Çadoitluifairetoutdrôled’entendresonnomde femmemariéealorsqu’elleainvitéàdînerunautrehommequepapa. Combiendetempsencorejevaispouvoirsupportertoutça?Jebâilleunesecondefois. — Excellente idée ! Kathleen, il faut que vous veniez, Rose et vous. Tous les jeudi soirs, mes étudiantsetmoiregardonsunfilmprimé,suivid’undébat. Dirkmesouritavecespoir,commes’iltenaitvraimentàcequejevienneàsonciné-clubet,à causedesoncharismedébordant,jemanquetomberdanslepanneau.Maisjeconnaislefonddesa pensée:sijeviens,mamèreviendraprobablementaussi.Alors,ilauraunprétexteenorpourpasser encoreplusdetempsavecelle. Robert,quantàlui,sembletotalementpaniquéàl’idéequejepuissevenirauciné-club.Dansun instantd’égarementdûàl’espritdeNoël,jememetsàsaplaceetj’aipitiédelui.AveclesTaylor, Robert a ce qui se rapproche le plus d’une famille comme il n’en a plus depuis longtemps. Il veut sûrementéviteràtoutprixquequelqu’uns’enmêle,quelqu’unquipourraittoutdétruire. Heureusement pour lui, mon désir de tenir ma mère à distance de Dirk est beaucoup plus fort quemondésirdemevengerdesmensongesdeRobertsurmoi. —Qu’enpenses-tu,Rose?medemandeDirk. —Onregarderaitdesfilmsdevous? J’essaiedeposerlaquestionaussiinnocemmentquepossible.Mamèrem’adresseleregardle plussévèrequ’ellepeutlancersansquecelanesevoietrop,maisDirksemetàrire. —Sinousneregardionsquelesfilmsprimésdanslesquelsj’aijoué,Rose,leciné-clubaurait ferméaprèslapremièreséance! —C’estfaux,papa.TuasjouédansdesfilmsquiontremportédesOscars,desBAFTAetdes Palmesd’Or. Hollyregardesonpère;ellerayonneetparaîtsincèrementfièredelui. Je ne l’ai jamais vue le regarder ainsi. Je suis surprise parce que je croyais que sa carrière à Hollywood n’était qu’une légende. Dirk entoure sa fille de son bras, la serre contre lui — et le chagrinmesubmerge. Jen’aipaséprouvéceladepuisunmoment.L’occasionnes’estpasprésentée.Quandjepenseà papa,desimageshorriblessurgissentgénéralementdansmatête,contrelesquellesjedoislutter.C’est pourquoij’évitedepensertropsouventàlui.Maisladisparitiondel’hommequidevraitêtreassisà côtédemoiàtable—àlaplacequ’occupeDirkTaylor—mecauseunchagrinquimenacedeme submergerdevanttoutlemonde. Jemelèvedetableaumomentprécisoùl’onentenduneclétournerdanslaserruredel’entrée. Mamèresefige.Jelavoisdressermentalementl’inventairedelafamilleetcomprendrequ’une seule personne est susceptible d’entrer avec sa clé en cette veille de Noël. L’espoir illumine son visage. J’arriveàlaporteenvironcinqsecondesavantelle,justeàtempspourvoirPeterplantélà;on diraitqu’iln’arienmangédepuisdesmois. Tracyl’accompagne,elleal’airnerveuse. Jen’encroispasmesyeux.QuefaitTracyici?AvecPeter? —Peter! Mamèreparaîtheureuse,furieuse,etinquièteàlafois. —JoyeuxNoël,maman. Petersepenchepourlaserrerdanssesbras.Ilalesmêmescernesnoirssouslesyeuxquel’été dernier,maisaumoinsiln’apasleregardvitreux.Ilestmêmeétonnammentclair. Par-dessusl’épauledemaman,quineveutpaslelâcher,Peterscrutemonvisagecommejeviens descruterlesien. —Salut,Rosie.Tuasl’airdedormirdebout. Ma tête va exploser. De quel droit me parle-t-il ainsi alors qu’il m’ignore depuis le mois de septembre?JemetourneversTracysansluirépondre. —Ettoi,qu’est-cequetufaislà? Jemesuisexpriméeavecplusdecolèrequeprévu.Tracyparaîtdéconcertée. —Je…j’étaisvenuetedireunmotetjesuistombéesurPeterdevantcheztoi. Monfrèrelaregardeavecunpetitsourire. —Contentdetevoir,Trace. Quoi?Moi,j’ail’airdedormirdeboutmaiselle,ilestcontentdelavoir? LavoixdeDirkretentitderrièrenous. —Bonjourtoutlemonde.TudoisêtrePeter.J’aibeaucoupentenduparlerdetoi. Iltendlebrasaumilieudenotresympathiquepetitgroupepouroffrirsavirilepoignéedemain. PeterserrelamaindeDirk,passantdelaconfusionàlasurprisevialalucidité,avantderevenir àlaconfusion. —Euh,salut. Quelorateur! — Peter, je te présente Dirk Taylor. Sa fille Holly et lui sont installés depuis peu à Union et dînentavecnouscesoir.Hollyestdanslaclassedetasœur. Mamèrenementionnepaslevolet«stardecinéma». —Nousallionsmangerledessert.Vousvenez,touslesdeux? Mamèreparlecommesidire«touslesdeux»pourdésignerPeteretTracyétaitlachoselaplus normaledumonde. —Enfait,m’man,ilfautquejeteparle.Atoiaussi,Rose. — Kathleen, nous allons débarrasser la table et préparer le dessert. Prenez votre temps. Ravi d’avoirfaittaconnaissance,Peter. —Pareillement,monsieurTaylor. Monfrèreal’airlégèrementimpressionné. Beurk,beurketre-beurk! —Allons,déshabille-toi,ditmamère. Peterretiresonbonnet,sachevelurerebellesedresse;iln’ajamaisautantressembléàpapa.Je reculed’unpas.Mamèreéprouvelamêmechose:jelevoisàlamanièredontellelefixeavantde prendresonbonnetetsonmanteau. Cen’estpasunemauvaisechosequ’undétailvienneluirappelerpapaalorsqueDirkTaylorfait lavaisselledanslacuisinecommes’ilétaitchezlui. Tracy,toujoursplantéeàcôtédePeter,sebalanced’unpiedsurl’autre.Leshautstalonsdeses bottesclaquentsurlesol,salongueécharpeàrayuresestimpeccablementnouéeautourdesoncou. —J’étaisvenuedeparlerdequelquechose,Rose.Maisjet’appelleraiplustard. Ellehésite.Visiblement,ellen’apasenviedepartir. —NonTrace,cen’estpasgênant. Peterluisouritet,soudain,jecomprendsqueTracysaitdéjàdequoiPeterveutnousparler. Jemerendscomptequelepincementàl’estomacquejeressensdepuisquej’aiouvertlaporte estunpincementdejalousie. J’ai déjà été en colère contre ma meilleure amie, elle m’a déjà fait du mal, mais là c’est pire. Bienpire. Nousgagnonstouslesquatrelesalon,mamèretotalementinconscientequemonfrèreestsurle pointdel’anéantir. —M’man,ilfautquej’arrêtemesétudesunsemestre,annoncePeteravantmêmedes’asseoir. Lesouriredemamères’efface,maisellesereprendtrèsvite. —Non,cen’estpasunebonneidée.Tuasbesoind’unestructureencemoment. Jemeretiensderire.Aquellestructurefait-elleallusionexactement?Lastructurequiconsisteà fairelafêtelesoiretàdormirencours?Lastructurequiconsisteàconsommerdesdroguesdures avecsapetiteamie?Quellestructure? —Jen’ai…paslechoix,répondPeter. Mamèren’apasl’airdecomprendre.Moisi.J’attendsdevoirsimonfrèrevadévelopperson propos,maisilesttroptrouillard,alorsjem’enmêle. —Cequ’ilveutdire,m’man,c’estqu’ils’estfaitvirerdelafac. —Pasdutout,s’énervePeter.Onm’asimplementdemandédeprendreunsemestresabbatique. —Pourquoi? —Parcequ’ilfaitlafêteaulieud’étudier. Jen’aipaspumeretenir. —Rose,cessederépondreàlaplacedetonfrère. —Vas-y,Peter.Dis-luiquejemetrompe. Jen’aipaslecouragederegardermamère. Pendantuninstant,j’ail’impressionquePetervam’insulter,maisilsecouelatêtelentement. —Tunetetrompespas. Mamères’enprendàmoi. —Rose,tum’asmenti! C’estmonfrèrequivientdesefairevirerdelafacetc’estcontremoiqu’elleestencolère? Outragée,jebondisducanapé. —Moi,j’aimenti?Qu’est-cequetu…Commentpeux-tu… —Tumeracontesdepuisdesmoisquetun’aspasdenouvellesdetonfrère! —Ellen’enapaseu,madameZarelli.Jelesais. Çamemethorsdemoid’entendrelavoixdeTracyenpleineconversationfamiliale. —Qu’est-cequetufaisici,d’abord? C’estsortitoutseul. —Elleprendtadéfense,intervientPeter.Nefaispastapétasse! —Peter!s’écriemamère. Lastardecinémamaisonpasselatêteparlaporte. —Kathleen?Toutvabien? Il la regarde avec une mimique particulièrement inquiète qu’il a dû perfectionner des années devantlemiroir. Horriblementgênée,mamèredéglutitavecpeineetsourit. —Çava,Dirk.Nousréglonsjusteunpetitproblème.J’arrivedansuneminute. Avecuneautremimiqueexécutéeàlaperfection—desympathie,cettefois—,Dirkdisparaît danslacuisine,oùilsemblequ’HollyetRobertsoiententrainderemplirlelave-vaisselle. Lafatigueetlaragem’attaquentlesnerfs—toutmeparaîtsurréaliste.Monregardtombesur montéléphone,posésurlatablebasseoùjel’aiposépourpasseràtable. —Situn’aspaseudenouvellesdePeter,commentsais-tucequis’estpassé? Simonfrèrenem’avaitpastraitéedepétasse,jeneseraispassipresséedemontreràmamance qu’ilyasurletéléphone. Maisilm’atraitéedepétasse. JeprendsdoncmonportableetconstatequeTracym’alaissétroismessages.Jevaisdirectement aux photos, m’assieds à côté de ma mère et lui montre l’unique photo de mon frère que j’aie conservée.Ellepâlit. Peter,reconnaissantsonancieniPhone,sursaute. —Qu’est-cequetufais? Ilmesaisitlamainetretourneletéléphonepourvoircequejemontreàmamère. C’est la photo d’Amanda et lui penchés au-dessus d’une table de café, munis de ces drôles de paillestropcourtes. Silence.Toutlemondedigèrecequisepasse. Peters’assieddel’autrecôtédemamèreenmepoignardantduregard. —Jet’avaisdemandéd’effacermesphotos. —Pourquoim’as-tudonnétontéléphoneavecçadedans? Mamèreportelesmainsàsaboucheetfermelesyeux. — Tout va s’arranger, m’man. Je ne dois pas y retourner pendant un moment, mais ils me reprendrontaprès.Net’inquiètepas. —Quejenem’inquiètepas? Ellem’arracheletéléphonedesmainsetmetlaphotosouslenezdePeter. —Tutedrogues? Peterleprendàlarigolade. —C’estlafac,m’man.Soispasridicule. J’explose. —Nelatraitepasderidicule!Tucroisqu’onn’apascomprisquandtuesvenul’étédernier? Tusorsaveccettejunkiedepuis… —Cen’estpasune…Enfin,Rosie!J’oublieparfoisquetuesencoreunegamine.Vadonnerun coupdemaindanslacuisine,d’accord?J’aibesoindeparlerseulàseulavecmaman. Jebous.Lavapeurmesortlittéralementdesoreilles. — Une gamine ? Ce n’est pourtant pas moi qui prends des p… de drogues juste pour impressionnerunefillequiestcarrémentau-dessusdemesmoyens! —Rose! Mamèren’apasl’habitudedem’entendrelâchercegenredebombesverbales. —Noussommesle24décembre,ajoute-t-elle. Jenevoispaslerapport. Pilepoilàcemoment-là,laplaylistdeschantsdeNoëlreprendà«JingleBells». PeterregardeTracy,quiselève,commesielleavaitreçuunordretélépathique. —Ilfautquejeteparle,Rosie.S’ilteplaît. Sans lui répondre, je reprends mon téléphone et regagne ma chambre d’un pas irrité. J’ai comprisquePeteravaitrecrutémameilleureamiepourl’aideràannoncerlanouvelleetqu’elleest de son côté. Tracy me suit et s’arrête au seuil de ma chambre, l’air coupable. Je me retiens de lui claquerlaporteaunez. —Commentes-tuaucourant?TuasparléavecPeterderrièremondos? —Jesuisvenueparcequetunerépondaispasautéléphone. Elleparlelentement,commesij’allaisl’interrompreàtoutmoment. — Quand je suis arrivée devant chez toi, Peter descendait de voiture. On a parlé quelques instants. Elle n’a répondu à aucune de mes questions. Elle ne m’a pas non plus demandé d’arrêter ma parano,cequ’ellefaitd’habitudequandellevoitquejem’emballe. —Qu’est-cequ’ilt’adit?Maistuespeut-êtretenueausecret?j’ajoute,ironique. —Ilm’aditquelepèred’Amandal’avaitsortiedelafacpourl’envoyerendésintoxicationet avaitditaudirecteurquePeteravaitbesoindesefairesoigneraussi. Jemedétourneetfrappeleclavierdemonordinateurpourlesortirdesonétatdeveille—je ferais n’importe quoi pour qu’elle se taise. Ma boîte e-mails s’allume et un nouveau message de Vickyapparaît,intitulé«Desrennesquidéchirent!!!!».Jecliquedessusetdécouvreunephotode Vicky coiffée d’immenses bois de rennes en peluche. Ils sortent d’une masse de boucles géantes empiléesn’importecommentsursatête.Lemessagenecomptequedeuxlignes: Essayédepostersurtonsite.Ilabuguésousuneavalanchedevœux? Non,monsiten’estpasenpanne?Jecomposel’URLetils’affiche. —Rose,s’impatienteTracy.Mattm’aappelée. J’essaietoujoursdecomprendrepourquoiVickypensequemonsiteabuguéquandlesparoles deTracyparviennentàmoncerveau.Mattn’apastrente-sixraisonsd’appelerTracyaujourd’hui. Et cen’estpaspourluisouhaiterunjoyeuxNoël. —Ilnousavues? —Jenesaispas.Maisilm’achargéededireàConradqu’ilétaitunhommemort. —Commentest-cequ’ilsaitquec’estConrad? Tracyinclinelatête. —C’estcommesic’étaitsigné. LaportedelachambredePeterclaque.Tracyetmoisursautons.Elletournelatêteverslaporte fermée. —Lesfilles!Ledessertestservi! Mamèreaunevoixtendue,parcequ’elleessaie,devantsoninvitécélèbre,defairecommesi son fils ne venait pas de revenir d’une université prestigieuse pour lui annoncer qu’il s’était fait renvoyerpourusagedestupéfiants. —Ondevraitappelerlapolice,ditTracy. —Çaneserviraitqu’àfairearrêterConradetàattirerdesennuisàJamieetàAngelo. —Conradneserapasarrêté,pasquandilleurparleradelasoirée. — Ça ne marche pas comme ça ! Vandaliser une voiture comme il l’a fait ? C’est considéré commeundélit.Peuimportesonmobile. —Lesfilles? Mamèresembleplusdésespéréed’uncran. Matêtetrembledefatigue—jenepeuxpasredescendre.Pasmaintenant. —Dis-luidecommencersansmoi.JevaisappelerJamieetluidirequeMattestaucourant. Tracys’apprêteàdiscutermaisjel’interromps. —VavoircommentvaPeter. Jecèdeenfinàl’enviedeclaquermaporte. —Sympa,Rose,faitTracydanslecouloir. J’entendssestalonsclaquerdansl’escalier.Elleditquelquechoseàmamère.Laported’entrée s’ouvreetsereferme. Ondiraitqu’ellen’aplusenviededessert. Aumomentoùjeprendsmontéléphone,lenomdeVickys’affichecommeappelentrant. —Rosalita!JoyeuxNoël,magrande!Y’adelaneigeparchezvous? J’adore parler avec Vicky. Je n’ai pas besoin de parler, la plupart du temps, d’ailleurs, parce qu’elleaassezdechosesàdirepourdeux. —Salut,Vicky.Non,pasdeneigepourl’instant. —Tuaseumonderniermessage? —Belleramure! Jem’assiedssurmonlitpuistombeenarrièreetm’enfoncedansmacouette.Ondiraitl’endroit leplusconfortabledumonde. —Jemesuisdonnéunmaldechien.Jel’aifabriquéerienquepourtoi. —Merci,Vicky. —Çava,machérie?Ondiraitquet’asleblues? —Lesjoursdefête…Tusaiscequec’est. — Oh ! ma chérie, les jours de fête sont parfois plus toxiques qu’une poêlée de serpents à sonnettes.Dis-moi,qu’est-cequisepasseavectonsite?Jen’aipasréussiàposter.J’aieuunmessage d’erreur. —Iln’yapaseudenouveaucommentairedepuislongtemps.Toutlemondeoublie… —Sûrementpas,machérie.Impossible.Appellelesupporttechnique.Explique-leurcequineva pas.Maiscrois-moi,personnen’aoubliétonpère. Elleapeut-êtreraison…C’estpeut-êtreunsimpleproblèmetechnique.Peut-êtrequelesiteest tombéenpanneàcaused’unexcèsdecommentaires.Maisjesaisbienqueçan’arrivequequandune célébrité disparaît, que les gens deviennent dingues et écrivent des messages pour dire combien ils aimaientcettepersonnequ’ilsn’ontjamaisrencontrée. CombiendemessagesarriveraientsurlesitedeDirk—quej’aivisitéà4heuresdumatin— s’ilmourait?Probablementplusquesurlesitedemonpère.Simonpèreavaitétéacteurdecinéma au lieu d’être ingénieur, le nombre de visites sur le site dédié à sa mémoire serait certainement supérieur. Etmamèrenes’intéresseraitprobablementpasàunautrehomme. —Tuestoujourslà,machérie? —Oui,excuse-moiVicky. —Tonpapatemanque? —Oui.Ettoi,Travistemanque? —Touslesjours.Touslesjours.Maisçavaaller,magrande,dis-toibiença.Mêmequandona l’impressiondereculer,letempsn’arrêtepasd’avanceretguérittout. J’entendsdumondederrièreelle—quelqu’unremuedescasseroles. —Ilfautquej’arrangemesboisetquejem’occupedemesinvités.PasseunbonNoëlavecta maman,compris?Etn’oubliepasquetonpapaluimanqueàelleaussi.Dieutebénisse,machérie. Jeraccroche.Jen’arrivepasàdécollerdemonlit.Jerestelà,àécouterleschantsdeNoëlqui montentdurez-de-chaussée,lecliquetisdesfourchettessurlesassiettesàdessert,Peterquitéléphone danssachambre,probablementpourdireàAmandaquemamèreetmoisommesdesidiotes.Dirkdit quelquechose,Hollysemetàrire,maisjen’entendspasmamère.J’essaiedemel’imaginerfaisant bonnefigureets’occupantdesesinvitésalorsqu’elledoitêtrehorriblementgênéequ’aucundeses enfantsnesedonnelapeinededescendrepourledessert. Pourfairepreuvedematuritéetd’espritdeNoël,jedevraisdescendrel’aider—às’occuperde sesinvités,àdébarrasserlatable,àfairelavaisselleaprèsleurdépart. C’estcequemonpèresouhaiteraitquejefasse—mêmesielleenpincepourunautrehomme. Telleestladernièrepenséequitraversemonespritavantquemesyeuxnesefermentsansme demandermonavis. *** Jemeréveilleensursaut. J’aioubliéd’appelerJamie. Jesautesurmontéléphone.Ilest2heuresdumatin.Troptardpourappeler. Maisils’agitpeut-êtred’uncasd’urgence. Jevaisluienvoyeruntexto.J’écris: MattaappeléTracy.Ilsaitquec’estConrad. Mesdoigtshésitentau-dessusdelatouche«envoyer»puisj’appuie. J’observemontéléphonependantuneminute,pourvoirs’ilsepassequelquechose.Commeil nesepasserien,jegagnelasalledebainssurlapointedespiedspourmebrosserlesdentsetme débarrasser d’un arrière-goût de repas de Noël qui a mal tourné. En pleine action, j’entends mon téléphonebiper. JemeprécipitedansmachambreenbavantdudentifricesurmonT-shirt. Laréponsedit: Tudorspas? Pasvraiment. Jepeuxvenir? Nousyrevoilà. Jeregardemontéléphone,histoiredevérifierquejenemesuispastrompéesurl’heure. Pasd’erreur.Ilest2h13. Jamiereprend. Dehors? Alaportedederrière. Quinze minutes plus tard, après avoir tenté de sauver le maquillage avec lequel je me suis endormieetchangémonT-shirtdécorédedentifrice,j’entendsunevoituresegarerdevantlamaison. J’entrouvrelerideauetaperçoisJamie.Jepenseàladernièrefoisquejel’aivuenpleinenuit;j’ai unebouledanslagorge. Pasquestionqueçasereproduise. Jesorsdanslecouloir.J’ignoresijevaisyarriver—l’escalierestjusteàcôtédelachambrede mamèreetjen’aijamaisremarqués’ilcraquaitounon.J’entamemadescentesurlapointedespieds etdécouvreavecjoiequecetescalierestpratiquementmuetcomparéàceluideTracy. Jem’arrêteuninstantpourécouter,aucasoùquelqu’und’autreseraitdebout,maislamaisonest silencieuse. Je traverse le salon et la cuisine pour atteindre la porte arrière. Il est là, sous un ciel constellédesétoileslesplusbrillantesquej’aiejamaisvues,danssonblousonmilitaire,sansgantsni bonnetalorsqu’ildoitfairemoinssixdehors.Ondiraitqu’iln’apasfroid. Prudemment,sansfairedebruit,jedéverrouillelaporteetlatiensouverte.Ilnebougepas. —Jepeuxentrer? —Oui,fais-jeenchuchotant.Ilfautseulementnepasfairedebruit. Ilnebougetoujourspas. —Qu’est-cequ’ilya? —Jeneveuxpasquetuaiesdesennuis. —C’estbon. —Passitudoismefaireentrerparlaportedederrière. L’airfroids’engouffreparlaporteouverteetjefrissonne. —C’estjustequemamèren’aimeraitpastevoirici. —C’estpourçaquetun’aspasvouluquejeviennetechercher? Ilmefautuninstantpourcomprendrequ’ilparledenotrerendez-vousaurestaurant. Jememetsàsaplaceetmerendscomptequec’estladeuxièmefoisquejenelelaissepasvenir chezmoi«normalement». Jel’aifroissé. Mais théoriquement, il ne devrait même pas être là. C’est bien lui qui m’a dit que je méritais mieuxquelui? Jem’obligeàleregarderdroitdanslesyeux. —Jen’aipasvouluquetupassesmechercherparcequej’ignoraissinoussortionsensemble. Etils’estavéréquenon. Ilnepeutpasmecontredire,malheureusementpourmoi. Jamie semble avoir quelque chose à ajouter, mais il se tait. Il franchit le seuil prudemment, commes’ils’attendaitàcequ’unealarmesedéclenche.Jeleprécèdedanslehalletdanslachaleurde lacuisine. Ilregardelepolothermiquequej’aienfiléetquinevapasdutoutaveclechemisiernoiretles collantsdelaineimprimésquejeportaispourledîner.Pourunefois,jem’enmoquecomplètement. —Tuesencorehabillée.Jecroyaisquetuessayaisdedormir. —Jemesuisassoupieunmomenttouthabillée. Je sors deux verres du placard et les remplis d’eau. Je me retourne pour lui en donner un. Il m’étudie avec tant d’attention que je dois regarder ailleurs. Quand Jamie me fixe ainsi, j’éprouve assezvitedelagêne.J’aimeraisêtreplusjoliepourlui.J’aimeraisqu’ilaitunbeauvisageàregarder aulieudumien. Jenesuispasdecesfillesquiseplaignentsanscessed’êtrelaidesauprèsdeleurscopines.C’est vrai,jen’aimepaslesmiroirsetjesaisquemesmeilleuresamiessontplusjoliesquemoi,maisce n’estpasuneobsessionchezmoicommechezcertaines. MaisquandJamieFortameregarde,jevoudraisêtrebelledetoutmonêtre. Jepenseàmesyeuxcernés. —Jen’aipasdormilanuitdernière.Jecroisquec’estpareilcettenuit. Noussommescôteàcôteprèsduplandetravail.Ilposesonverresansboireunegorgée.Letictacdel’horlogemuraleponctuenotresilence.Seulelalampedelacuisinièreestalluméeetjeneveux pas allumer de lumière vive. Je tends le bras pour brancher la guirlande de Noël que ma mère a installéeau-dessusdel’évier.Lacuisines’éclaireunpeu. —Pourquoiest-cequetun’arrivespasàdormir? —Jen’arrêtepasdepenser. —Aquoi? — A tout. Peter est rentré ce soir. Il s’est fait virer de la fac parce qu’il se droguait. Je m’en doutaisplusoumoins. —Tamèrelesavait? —Jecroisqu’ellelesavaitsansvouloirlesavoir,pourainsidire. —Tuesinquiète? —Jesuisfurieusecontrelui,plutôt! Je me moque de ce que je dis. Une des choses que j’aime dans les conversations avec Jamie, c’est que rien n’est grave avec lui, rien ne lui fait peur. Il reste calme, il ne s’énerve pas. J’ai l’impressionquejepeuxtoutluidire. Par-dessus son épaule, il regarde la guirlande de Noël qui est derrière nous au-dessus de nos têtes. Il tend le bras et ajuste une des lampes, qui clignote bizarrement. Elle se remet à fonctionner normalement. —Bon,commejeteledisais,Mattestaucourant. Ilhochelatête,commes’iln’étaitpassurpris. —Jamie,tusavaiscequeConradallaitfairel’autresoir? —Iladitqu’ilavaitbesoind’aide.Maisilnem’aditpourquoiqu’unefoissurplace. —J’aieul’impressionquetuessayaisdel’endissuader. Avecunpetitsourire,Jamierepousseunemèchedecheveuxquimetombesurlevisage.Jene m’yattendaispas.Ilmetoucheàpeineduboutdesdoigtsmaisjesensexactementquelcheminila tracésurmapeau,commesisesdoigtsrepassaientencoreetencore. —Tum’espionnesmaintenant? Jerougislégèrement. —Qu’est-cequetufaisaislà? —Jet’aisuivi. —Pourquoi? —Jetel’aidit:jem’inquiète.Pourtoi. Ilm’observed’unregarddistant,commes’ilmejaugeaitdeloin.Ilyabeaucoupdesilencedans lesconversationsavecJamie.Parfoisparcequ’ilréfléchitàlamanièrededirequelquechose.Parfois parcequ’iln’arienàdire.Leseulmoyendeconnaîtrelaraisondesonsilence,c’estd’attendre. —Jem’inquiètepourtoi,dit-ilenfin. Ces mots sonnent bizarrement dans sa bouche, comme s’il ne les avait jamais employés auparavant. Jamiemeprendmonverredesmainsetleposesurleplandetravailprèsdelui.Puisilseplante devantmoi,lesmainsposéesdepartetd’autredemoisurcemêmeplandetravail.Ilestsiprèsqueje peuxvoirlespaillettesdoréesdanssesyeuxnoisetteetsentirleparfumdedécembrequiémanede sonblouson. Unpicotementmechatouilleleventre,j’aidumalàrespirer. Commes’yprend-il?Commentpeut-ilprovoquercetteréactionchezmoitroisminutesaprès sonarrivéeetalorsqu’ilnemetouchemêmepas?Alorsqu’ilsecontente…d’êtrelui-même? Jecroisquelaquestioncontientlaréponse. J’essaiedeparler,maisj’ailabouchetoutesèche.Jedéglutisavecpeineetessaiedenouveau. —Pourquoiest-cequetut’inquiètespourmoi? —Tuestriste.Pastoujours,maissouvent. Est-cequ’ilditvrai? Au début de l’année, j’avais des projets, des projets pour devenir vraiment quelqu’un, pour trouvermavoie,avoirdesamis,êtreappréciée,avoirdumordant—êtreRose2.0.J’étaiscontente. Maisj’ail’impressionquec’étaittroppourmoi. TracyasonTopdesStylés;Stéphanien’adésormaisbesoindepersonnepourêtrelafillelaplus populairedulycée;RobertetHollyontunepassionpourlespectacleetformentunjolicouple.Et moidanstoutça? Lacomédiemusicalen’étantfinalementpasmontruc,jenesaisplusquefairedemonenviede chanter.J’aiinvestibeaucoupdetravaildanslesitedédiéàmonpère,maisilnesepasseplusrien.Et jen’aimêmepaspassél’examd’entréeenfac,contrairementàcequej’avaisprévu.Bref,jen’aipas avancé. Non.Jenepeuxpasdireça.Alorsqu’ilnedevraitpasêtrelàpourtoutuntasderaisons,Jamie estdansmacuisineenpleinenuitetmeregardeaufonddesyeuxenmedisantqu’ils’inquiètepour moiparcequejesuissouventtriste. Cen’estpasrien—c’estmêmeplusqueça. —Jamie,jepeuxteposerunequestion? —Oui. Sesyeuxerrentsurmonvisageets’arrêtentsurmabouche.Jesensmesjouess’échauffer. —Pourquoiest-cequetutesenscoupableausujetdeM.Deladdo,aprèscequ’ilafait? —Ilsn’ontpluspersonne,maintenant.Acausedecequej’aifait. Jen’arrivepasàadhéreràsalogique. —Pasàcausedecequetuasfait.Acausedecequeluiafait. Jamiehausselesépaules,sansquejepuissesavoirs’ilnecomprendpasmafaçondevoiroùs’il n’estpasd’accord. —Jecroyaisqueleschosess’arrangeraientsijel’obligeaisàpartir. —Aumoins,maintenant,ilneleurfaitplusdemal. — Mais c’est pire. Regina avec Anthony, les ennuis de Conrad. Mme Deladdo ne sort plus de chezelle. —Tuveuxdire,plusdutout? Jamiesecouelentementlatête. —Qu’est-cequetuluiasditquandtu…tenaislepistolet? —Jeluiaiditquejesavais.Etqu’ildevaitpartir. —Etill’afait. —Cemecestunepoulemouillée. Jamieregardesesgrosseschaussuresmontantes. — Je le savais depuis longtemps. Regina m’avait fait promettre de ne rien tenter. Je n’aurais jamaisdûl’écouter. —Pourquoiest-cequeçaaduréaussilongtemps? —Lesmecscommeluifrappentseulementoùçanesevoitpas. —Alorscommentest-cequetul’assu? Ilnerépondpasimmédiatement. —J’aivusesmarques. JedevraiséprouverdelasympathiepourRegina,pasuneextrêmejalousie,maisc’esttropdur pourmoidelesimaginerensemble. Jem’écartedeluipourprendremonverre,mêmesijenesuispasenétatd’avalerquoiquece soit—maisilnebougepassesbras.Jesuispriseaupiège. —Rose. J’inspireprofondémentet,renonçantàmadiversionminable,j’affrontesonregard. —C’étaitilyalongtemps,dit-il. Ilsepencheversmoietm’embrasseavectantdedouceurquej’arrêtederespirer. Audébut,seulesseslèvresmetouchent.Jemedisquejepeuxmedégager,trouverunmoyen d’échapperàcebaiserquinedevraitpasêtre. Puisilmeprenddanssesbrasetc’estplusfortquemoi. C’est à la fois merveilleux et atroce d’embrasser un garçon qui a le pouvoir de vous faire fondre en un clin d’œil. C’est excitant de se sentir incapable de résister quand il vous touche mais, d’unautrecôté,çacraintplutôtd’êtreesclavedecetteattirance.D’unseulcoup,onvaàl’encontrede décisionsqu’oncroyaitavoirprisesetl’onfaitexactementcequ’onsaitqu’onnedevraitpasfaire. C’est une des nombreuses choses que je ne saisis pas encore dans l’attirance. Pourquoi est-il impossibledeprendredebonnesdécisionsquandonestattiréparquelqu’un? Ce baiser n’est pas comme les précédents. Il n’est pas incontrôlé, osé, fiévreux. Il est doux et suave,tièdeetinoffensif. Cequilerendencoreplusdangereux. Sanstambournitrompette,Jamieglissesesbellesmainschaudessousmonchemisieretlespose sur ma peau. Qu’est-ce que je croyais ? Qu’une voix allait m’annoncer par haut-parleur que Jamie allaitpasserpourlapremièrefoisàl’étapeno 2?Sesmainseffleurentlebasdemonsoutien-gorge puis,sanstransition,encaressentletissu. —Çava? Ilmurmurecontremeslèvresetj’ail’impressionquesavoixsortlittéralementdemoi. Jehochelatête,ayantperdul’usagedelaparole,tandisquesesmainsglissentsurmonsoutiengorgeetpassentderrièremondospourenchercherl’agrafe.Toutvasivitequejedoism’appuyer contreleplandetravailpournepasm’effondrerparterre. Il dégrafe mon soutien-gorge comme si de rien n’était, comme s’il l’avait fait des milliers de fois,etjemeraidisuninstant.Jecroyaisl’étapeno 2beaucouppluslongueetcomprenantnotamment descontactsàtraverslesvêtements,avantquelesditsvêtementsnesoientretirésoudégrafésoujene saisquoi. Jamie sent mon hésitation et garde ses mains derrière mon dos, pour me donner le temps de changerd’avis.Voyantquecen’estpaslecas,illeslaisseglissersurmoncôtéfacepourdécouvrirce qu’ilvientdedénuder. Etsoudain,jemefichequ’ilaitdéjàdégrafédesmilliersdesoutien-gorgesavantlemien.Iln’y apasdemotspourdirecombienc’estmerveilleuxquandquelqu’unqu’onaime,quelqu’undonton estamoureuse,vouscaresseainsi. Amoureuse. Est-ce que c’est de l’amour ? Est-ce que l’amour et l’attirance font ressentir les mêmeschoses?Commentfait-onpourlesdistinguer? Minute.Cen’estpaslabonnequestion.Labonnequestionc’est:qu’est-cequiestentraindese passerlà,maintenant,siJamieetmoinesortonspasensemble? Pourquoiest-cequejeluipermetsça? —Jamie… Ilm’embrassedanslecou.Sespoucesdécriventdescerclesauxendroitssensiblesetj’aidumal àparler.J’ailatêterenversée,lesyeuxfermés.Jen’arrivepasàlesrouvrir. —Pourquoiest-cequetufaisça? Sesmainss’immobilisent,maisrestentoùellessont.Ilaunpetitrire—jesenssonsouffledans moncou. —Jedoismalm’yprendre. Jem’obligeàrouvrirlesyeuxetàleregarder. —Non,c’est…C’esttrès…Tuessi… J’ailesoufflecourt.Jen’arrivepasàfinirmaphrase. LesmainsdeJamieredescendentetsortentdemonchemisier.Illesreposedepartetd’autrede moisurleplandetravail,sansmeregarder. —Cequejeveuxdire,c’estquejecroyais…Tuasdit…Est-cequequelquechoseachangé? —Non,Rose.Rienn’achangé.Jesuisdésolé… Jeposelesmainssursontorsepourl’interrompre. —Non,s’ilteplaît.Çavamedonnerl’impressionquenous…n’aurionspasdû.Jepenseque nous n’aurions pas dû — mais ce n’était pas une erreur. Ça n’avait pas l’air d’une erreur, si ? Pas pourmoi. Jamies’approchedemoietm’embrassesurlecrâne. —Pasétonnantquetun’arrivespasàdormir,dit-ildansmescheveux. Gênée de la bosse que doit former mon soutien-gorge dégrafé sous mon chemisier, je le rattache. Jamie reste là, parfaitement immobile contre moi, comme s’il n’avait pas l’intention de bouger. Puisils’écarteetsortdesonblousonungrosrouleaudepapierattachéparunrubanrouge.Il meletend. Jeleprendsenhésitant. —Pourmoi? Ilhochelatête. —JoyeuxNoël. Uncadeau.Ilm’aapportéuncadeau.Jeletiensentremesmains.Jeneveuxpasl’ouvrir.Ilest parfaitcommeça. Auboutd’uneminute,iltiresurlerubanenplaisantant. —Ças’ouvrecommeça. Le ruban se desserre, le rouleau se déroule et s’avère être une vieille partition. Sur la couverture,jelis: —Panofka,L’Artdechanter,24vocalisespoursoprano. Jel’ouvre.SurlapagedegardesedétachelenomdeSylvieDurand,écritenpetiteslettresbien dessinées.Endessous,unedatequiremonteàvingtansetdesannotationscomme: «Bienarticulerlephrasé»,«Travailleravecuneencyclopédiesurlatête»,«Intérioriser lapulsation». C’est un manuel d’exercices vocaux classés par difficulté croissante et annotés de traits de respirationetdephrasé.Quelqu’unlesatravaillésavecacharnement. Jenesuispassoprano,maisjem’enmoque—c’estquandmêmeunbeaucadeau. Jamielefeuilletteàl’enversjusqu’àlapagedegardeoùj’aivulesannotations. —Mamèreaussiétaitchanteuse. JeregardelenomdeSylvieDurandpendantdixbonnessecondesavantdepiger. —Attends,c’est…c’estlemanueldetamère? —Oui.Elleprenaitdescoursquandj’étaispetit. —Jenepeuxpas… —Si,tupeux. —Jamie,ellevoudraitsûrementquetu… —Ellevoudraitqu’unechanteuselegarde. Ilmeleprenddesmainsetleposederrièremoisurleplandetravail,pourquejenepuissepas le lui rendre. Je suis sur le point de lui dire que je ne suis pas une chanteuse comme elle semble l’avoirété,maisjemeravise. Jesuisunechanteuse,jelesens.Luiaussi. Pourunequelconqueraisonobscure,instinctive,jesaisqu’ilestimportantdedirecesmots,d’y croireetdemerépéterqu’ilsreflètentlaréalité. Toutensepenchantversmoipourm’embrassersurlajoue,Jamiemeprendlamainetjesens sonpoucecaressermapaume.Seslèvress’attardentunmoment,jesenssonsoufflesurmajoue.Puis ilsedirigeverslasortie. —Jamie… J’attrape la manche de son blouson pour l’arrêter. J’ignore combien il possède d’objets ayant appartenuàsamèreetjepensevraimentquejenedevraispasavoircemanuelquiportesonécriture, sesannotationsetsespensées.Maisjesaisquelorsquequelqu’unfaitungestecommeceluiqueJamie vientdefaire,onestcenséaccepter—onestobligé. Moiaussijeveuxluidonnerquelquechose. Mesdoigtsglissentlelongdesamancheetjeretrouvesamain. —Jevoulaisjustetedirequepersonnenem’ajamais…faitça.Cequetuviensdefaire. Lasurprisesursonvisagecèdebientôtlaplaceauregret,puisilfermelesyeuxetbaisselatête. Pasvraimentlaréactionquej’espérais.Jevoulaisjustequ’ilcomprennecombiencelacomptepour moi—combienilcomptepourmoi. —Mais,qu’est-cequetuas? Ilcherchequelquesinstants. —Jenepensaispas…J’auraisdû… J’attendslasuite;ellenevientpas. Bienquedenombreuxdétailsconcernantledésirm’échappentencore,ilyaunechosequeje sais:dèsqu’onparlecaresses,ilsuffitd’unesecondepourmalinterpréterleschosesetsombrerdans laconfusion. —Çam’abeaucoupplu. Jeledisàvoixbasseetjemesensrougirenentendantcesquelquesmotssimplesetinnocents. Aprèsuninstant,ilportemamainàsaboucheetl’embrasse. Jamie sort et disparaît dans la nuit. Debout dans la cuisine silencieuse, j’écoute le tic-tac de l’horloge,jegravedansmamémoirecequej’aiéprouvéensentantlesmainsdeJamieseposeràun endroitdemoncorpsqu’aucungarçonn’ajamaistouché. J’ail’impressiond’êtreàlui. 11 Conflagration (n.f.) : incendie de grande envergure ; brasier. (voiraussi:lapsychothérapieavecmamèreetmonfrère.) *** —Tun’avaispasledroit! —J’enavaisparfaitementledroit:tuesmineure! Caronsembleperplexedevantlaviolencedeladisputequinousoppose,mamèreetmoi.Peter esttellementenfoncédansledivanqu’ilfaitcorpsavec.Latêterenverséesurlescoussinsmoelleux, ilfixeleplafondenfaisantcommes’iln’étaitpaslà. LanouvelleannéedémarretrèsfortchezlesZarelli. Comme l’avait suggéré Vicky, j’ai appelé l’hébergeur de mon site internet pour lui dire que j’avais reçu un message bizarre, ne contenant que des codes, et aucun commentaire depuis très longtemps.Lafemmequej’aieueautéléphonem’asuggéréd’enparleràmamère,etj’aidécouvert cequis’étaitpassé. — Tu leur as menti en prétendant avoir dix-huit ans quand tu as pris la carte bancaire de ton frèrepourcréercesite… —Jenel’aipasprise,ilmel’aprêtée! —…etquandjeleuraiditquetuavaismentisurtonâge,ilsm’ontditquejepouvaisfermer complètement ce site. Je me suis toutefois contentée de fermer la rubrique « commentaires ». Tu devraist’estimerheureusequecesiteexisteencore. Jedoisavoirunetêtedefurie.Jesuissûrequemesyeuxsontécarlatesetquemeslarmesetma morvedégoulinentsurmonvisage.Caronm’observeattentivement;ellehésiteprobablementàme demandersijelutteencemoment-mêmecontredespulsionsviolentes. Oui,Caron,effectivement.Jelutteactuellementcontreledésirdesauterpar-dessustajolietable basse—d’unbondd’unseul—etd’étranglermamèresurtonjolicanapé. C’esttoutjustesijepeuxresterassise. Jereniflebruyamment.Peterprendlaboîtedemouchoirsenpapierposéesurlatableetmela lancesansriendire. Jel’attrape,prendsunmouchoiretm’essuielevisage. —Aquoisertunsiteàlamémoiredequelqu’unsipersonnenepeutylaisserdecommentaire, Kathleen? —Rose,tamèret’adéjàditqu’ellenedialogueraitpasavectoisitul’appelaisparsonprénom. Ets’iln’yapasdedialogue,nousn’avonsrienàfaireici. —Tantmieux. —Etes-vousdecetavis,Kathleen? —Jesuisd’avisquenousdevonsparlerd’uncertainnombredechoses. MamèreneregardeniPeternimoiendisantcela.Caronhochelatête.Apparemment,ellesont préétabliunprogrammepourcetteséance. —Rose,souhaites-tuajouterautrechoseàproposdecesite? —Oui.Parexemple,pourquoiest-cequ’onnerespectepasmavieprivée?Pourquoiest-ceque mamèresurveilletoutcequejefais?Etpourquoiest-cequ’ellepsychoteàproposd’unechosequi medonnel’impressiond’êtreencontactavecmonpère?Dumoins,quimedonnaitcetteimpression àl’époqueoùdesgenspouvaientylaisserdescommentaires! Jejettemonmouchoirdanslapoubelleavectoutelaforceapplicableàunmouchoirenpapier trempé. —Nousreviendronsàceproblèmedesiteinternetenfindeséance,déclareCaron. Mamèreacquiesceencoreunefois,puislissesajupe. — Nous devons parler de la reprise de tes études l’année prochaine, Peter. Ton directeur des études dit que si tu suis un programme de désintoxication, trouves un emploi à temps partiel et démontresquetuesfiable,ilteréintégreravolontiers. —J’yretourneraipas,annoncePeterauplafond. —Pardon? Mamansembleabasourdie. —Tunem’aspasdemandémonavis.Tuasjustesupposéquejevoulaisyretourner. Notremèresecrispe. — Tu as raison. Je l’ai supposé. Et tu sais pourquoi ? Parce que c’est une chance d’avoir été admisdanscetteuniversité. Petersortsontrousseaudesapocheetjoueavecundécapsuleuraccrochéàsonporte-clés. —Jen’yairienapprisdutout. Fauted’allerencours. —Peter,jecroisquetamèreveutdirequ’êtreadmisàTuftsestuneaubaineincroyableetquetu doist’estimerheureuxd’avoirunesecondechance. Mamansecoueunpeutropvigoureusementlechef.Elleseramasseavantl’attaque.Elleadûs’y préparerpendantdesjours. — En effet, mais il y a autre chose : la famille a investi dans tes études. Si tu ne veux pas les poursuivre,alorsrembourse. Petersemetàlancersontrousseauenl’air. —Toutestquestiond’argentavectoi. Là,ils’enprendautalond’Achilledenotremère. A-t-ilviséjuste?Ellen’enmontrerien. —Oui,c’esteffectivementunequestiond’argent.Ils’agitdel’argentquejet’avaisdonnépour vivrependantquetuétaiscenséétudier,etquetuasdépenséendrogueetenalcool.C’estuneattitude irrespectueuse et autodestructrice et je n’ai pas besoin d’assister à ça, ta sœur non plus. Par conséquent,tufaiscequiétaitprévuoutuquitteslamaison. Peter rattrape son trousseau et se fige, la main en l’air, comme s’il essayait de savoir si elle parlesérieusementounon.Sonregardpassedemamanàmoi.Jemetourneverselle. —Nememêlepasàça.Jememoqueéperdumentdecequ’ilpeutfaire. — Vraiment ? Tu t’en moques éperdument ? Alors pourquoi ai-je reçu un message de ta proviseurenousfixantunrendez-vouslundimatinparcequ’elleestinquiètepourtoi? Moncerveaumoulineàtoutevitesse. Lasoiréedugangdesnageurs? CequeConradafaitàlavoituredeMatt? MattamassacréConrad?Amaconnaissance,non,iln’aencorerienfaitàConrad. J’ignore l’objet de ce rendez-vous, mais je sais une chose : je n’ai vraiment pas envie de me retrouverdanslebureaudelaproviseureavecmamère.C’estdéjàassezhorriblededevoiryaller seule. Ellesirotelethéàlamenthequ’elles’estpréparéquandelleétaitdanslasalled’attente.Quelque chosesursonvisagemeditqu’elleavaitplanifiécetteembuscade. —Coupbas. —Quelcoupbas? Ellejouelesinnocentes.J’ail’impressiondemedisputeravecTracy,pasavecmamère! —Tusaistrèsbien. —Rose,demandeCaron.Tun’étaispasaucourantdecerendez-vous? J’acquiesce. Caron regarde ma mère, laquelle éprouve soudain le besoin d’aller chercher de l’eaupoursonthédanslabouilloirehigh-techsituéeàl’autreboutdelapièce. —Kathleen,nedeviez-vouspasparlerdecerendez-vousàRoseavantlaséanced’aujourd’hui? Mamèreregardesatasseseremplird’eauchaude. —J’aidûoublier. Caronhausselessourcils. —Vousrendez-vouscomptequecen’estpascedontnousétionsconvenues? Jem’exclame,indignée: —Çacraintcesséancesquevousfaitesentrevous.Çaluidonneunavantage. Mamèreregagnelecanapé. — Je ne t’ai jamais empêchée de m’accompagner toutes les semaines au lieu de venir une semainesurdeux. —Kathleen,cesséancesnedoiventpassetransformerenrèglementdecompte. Monfrèrejubiledevoirnotremèresefairetancerparsapsy. —J’enprendsbonnenote,ditmaman. Caronattend. —Rose,jeteprésentemesexcuses,ajoute-t-elleàcontrecœur. Jevoisbienqueçal’agacededevoirmeprésenterdesexcusesalorsqu’ellealesentimentque j’aiaccumulédestortsenverselledernièrement. Crois-moi,cesentimentestréciproque,Kathleen. —Revenonsànosmoutons,suggèreCaron. —Peter,tuasjusqu’àdemainpourprendreunedécision,déclaremamère. Monfrèrereprendsonpetitexerciceavecsesclés,commes’ils’enmoquaitroyalement. —Souhaitez-vousparlerd’autrechose?demandeCaron. Sur le visage de ma mère, la confiance cède la place à la crainte, et je comprends que nous allonsaborderlevraimotifdenotreprésenceiciaujourd’hui. —J’aimeraisparlerdeDirk.DirkTaylor. Commesiquelqu’unignoraitquiestDirk! Moncœuraunà-coup.Peterratesesclés,quitombentbruyammentsurlatablebasse. —Poursuivez,l’encourageCaron. Mamères’éclaircitlavoix. —Dirketmoinoussommesliésd’amitié… —Pasd’amitié,dis-je. —Laisse-laterminer. A la douceur de Caron, je devine que ma mère va nous annoncer quelque chose qui va me déplairesouverainement. —Ilm’ainvitéeàdîner.J’aiaccepté… —C’estpasvrai,jelâche. —…etnoussortonsensemblelasemaineprochaine. Mamèreretientsonsouffleetmeregardeaveccrainte,commesielles’attendaitàcequejedise quelquechosed’horrible. Depuisquandmamères’attend-elleàcequejeluifassedumal? Probablementdepuisquej’aicommencéàluifairedumal… —C’estun…rendez-vous? —Oui. —Mais…etpapa? Jen’aiplusqu’unmincefiletdevoix.Leslarmesquejeretiensmebrûlentlagorge. Mamèresefrottelefront,commesielleavaitmalàlatête. —Machérie,j’aimetonpèreetjel’aimeraitoujours.Cen’estpasundînerquiychangeraquoi quecesoit. —MaisDirkest…Ilest… Jen’arrivepasàtrouverlesmotspourexprimermaconfusion. Mamèrenedevrait-ellepasrechercherplutôtdeshommescommepapa?Siellesortavecun hommetotalementdifférent,çasignifiequ’ellen’aimaitpasvraimentpapa,ouquoi? J’arriveàfinirmaphrase: —Iln’estpasdutoutcommepapa. —Etalors?faitPeter. —Est-cequeçaveutdire… —Oh!grandisunpeu,Rose. Notremèresecrispeunpeuplus. —Peter! —TusorsavecDirk,etalors?Jenevoispasoùestleproblème.Papaestmort. Je me remets à pleurer. Ma mère se tourne brusquement et saisit le bras de mon frère, qui se redressevivement,commes’ils’attendaitàdevoirseprotégerd’uneagressionphysique. —Tusaiscequim’inquiètelepluscetteannée?C’estquetuesdevenuméchant. Mamères’exprimed’unevoixmordantequejeneluiconnaissaispas. Peter se dégage et se rassied, les bras croisés, essayant de cacher le fait qu’il a besoin d’un instantpours’enremettre. JenedétestaispasDirkjusqu’àprésent.Maintenant,si.C’estsafautesinousenarrivonslà. —Qu’est-cequitecontrarie,Rose?medemandedoucementCaron. —Ilvientjustedemourir. Jem’essuielevisagedureversdelamain. —Çafaitdeuxansqu’ilestmort,ditPeter. —Unanetdemi,corrigemamère. — Pourquoi est-ce que tu fais ça ? Parce que Dirk est acteur de cinéma et que papa était seulementingénieur? Mamèreal’airdésemparé,commesielles’étaitpréparéeàtoutentendresaufça. —Jesuistrèsfièredetonpère,desonintelligenceetdufaitqu’ilessayaitd’aiderlesIrakiensà reconstruireleurpays.Qu’ilsoitingénieuretqueDirksoitacteurn’arienàvoirlà-dedans. —C’estfaux! Lorsqu’ildevientévidentquemamèrenevapasmerépondre,Caronprendlaparole. —Rose,onnefaitpassondeuildelamêmemanièreselonsonâge.Undeuilpeutpousserun adulteàfairelebilandesonexistenceetàvouloirvivreletempsqu’illuiresteaussiintensémentque possible. Chez des gens plus jeunes, un deuil peut susciter un sentiment d’abandon. As-tu peur que Dirkt’enlèvetamaman? Moncerveaumeditque,étantdonnécequej’éprouveencemomentpourmamère,tantmieux si Dirk me l’enlève — mon père penserait probablement la même chose. Mais les larmes qui dégoulinentsurmesjouesnetiennentpaslemêmediscours. —Siellealedroitdevivre«intensément»ensortantavecquelqu’unquin’estpasmonpère, alorsjedevraisavoirledroitd’avoirmonsiteinternet. J’entends ma mère renifler. Elle se penche pour prendre un mouchoir en papier dans la boîte poséedevantmoi. —Jepensequeteséchangesaveccespersonnessurcesitetemaintiennentdansunétatdedeuil permanentetquetun’arrivespast’endétacher,dit-elle. —Jen’aipasenviedem’endétacher. J’aiconsciencedemavoixquipartdanslesaigusmaisn’essaiepasdelemasquer.Jepaniqueà l’idéedemedétacherdemonpère.C’estàtraversledeuilquejeleconnaisàprésent.Sijen’éprouve plus de tristesse en pensant à lui, il va s’éloigner et s’évanouir à l’arrière-plan de ma vie, qui continuerasanslui.Commes’iln’avaitjamaisexisté. —Jen’aipasenviedemedétacherdelui. —Tonpèreettonchagrinsontdeuxchosesdifférentes,ditmamère. Mon cerveau passe en mode incompatibilité. Comment puis-je garder mon père présent si je n’éprouvepaslechagrindesamort? Mamèresemouche. —Jeveuxquetutesouviennesdelui,maisjeneveuxpasquesamortenvahissetavie.Etj’ai l’impression que c’est ce qui se passe quand tu consultes ce site sans arrêt pour voir s’il y a de nouveauxcommentaires.Etsiquelqu’unpostaitdenouveauuncommentairequitebouleverseetque tunequittesplustachambredetroisjours,encoreunefois? Ducoindel’œil,jevoisquePetermeregarde. — Ce n’était pas la même chose. Depuis quelques mois, les commentaires ne concernent plus vraimentpapamaisdesgroupesd’entraide,cegenredetrucs. Toutendisantcela,jemerendscompteque,malgrémoninsistanceàvouloirconservercesite, ilachangédebutàmoninsu.Letempsapasséetilestdevenuautrechose,sansmapermission. C’estpeut-êtrepareilaveclechagrin,qu’onleveuilleounon. —Jeteproposeunmarché,ditmamère.Jeréactiveledépôtdecommentairessituretiresla photo. Peterseredressetoutàfaitetn’essaieplusdedissimulersonintérêt. —Quellephoto? Quand j’ai mis la photo de mes parents se disant au revoir le jour où mon père est parti, j’ignoraisqueçaposeraitproblème.Jen’enavaisaucuneidée.Maisquandjerepenseàcettephoto maintenant,jecomprendspourquoimamèreestdanscetétat.Monpère,sesbagagesàsespieds,se tient près d’une voiture noire qui doit l’emmener à l’aéroport. Ma mère se dirige vers lui pour le prendredanssesbras.Onnevoitpassonvisagemais,enobservantattentivementlesbrasqu’elletend verslui,ondiraitqu’elleveutleretenir,l’empêcherdepartir.Monpèreal’airinfinimenttriste.Ilest évidentqu’iln’apasenviedes’enaller. —Laphotooùtonpèreetmoinousdisonsaurevoir. JevoisbienquePetersaitdequellephotoils’agit. —Pourquoituveuxqu’ellelaretire? Mamèreprendsontempsavantderépondre. —Parcequ’ellemontre,tropclairement,quenouscommettonsuneerreur.Iln’apasenviede partir.Jen’aipasenviequ’ilparte.Maisilpartmalgrétout,parcequec’estcequenousavonsdécidé etquenousnevoulonspasdérogerànotreplan. Elleparlecommesilascènesedéroulaitauprésent,devantcheznous,dansl’allée.Ellesecoue latêteetrepliesesmainssursesgenoux. —Voussemblezencolère,observeCaron. —Iln’auraitjamaisdûyaller. Peteretmoinousregardons,surprisdel’entendredireleschosesaussibrutalement. —C’estcequereprésentecettephotopourvous? Mamèreacquiesce. —C’étaitnotredernièrechancedechangerd’avis. —Onauraitdûdirequelquechose,mefaitPeter. Mamèrefermelesyeux. —Silesenfantsn’ontpasleurpartdanscegenrededécision,c’estpourunebonneraison. —Maisonsavaitquec’étaitunefolie,onenavaitparlé. Peters’enroueetdoits’éclaircirlavoix. —Monchéri,cen’étaitpasàtoidedirequoicesoit. J’interviensàmontour. —Maissi… Mamèrerouvrelesyeux. —Peuimporteles«si». —Achèvetaphrase,meditCaron. Mamèrebaisselatêteetattend. —MaissiPeteretmoiavionsditàpapaqu’onsavaitqu’ilnedevaitpasyaller? Mamèresecouelatête,maisjevoisbienl’interrogationdanssonregard. Aprèsunsilence,Caronreprend: —Ilyaquelquesmois,Rose,tuauraisditquec’étaitlafautedetamèresitonpèreétaitpartien Irak.Aujourd’hui,ondiraitquePeterettoipensezquec’estvotrefauteàvous,quevousauriezpu empêcherquecelaseproduise. —Sivotrepèreetmoinepouvionspasarrêtercequenousavionsdéclenché,vousnepouviez foutrementpasnonplus. Pardon?Cen’estpastouslesjoursquemèredit«foutrement».Ondiraitqu’elleestconvaincue d’avoirraison,qu’iln’yavaitaucunmoyendechangerleschoses. Maisdurantlesilencequisuit,jeparieraisquenousimaginonstouslestroisl’universtelqu’il seraitsiPeteretmoiavionsouvertlesyeuxànosparents.Lorsquenousnoussommesréunistousles quatre dans le salon, la veille du départ de papa, il aurait suffi de dire : « On préfère ne pas faire d’étudessupérieuresplutôtquepapaailleenIrakpourpayerlesfraisd’inscription.» Danscetuniversoùpapaestvivant,noussommesréunistouslesquatre,pourquelquesinstants. *** L’ancien manuel de vocalises de la mère de Jamie contient beaucoup plus de notes et de dates quejenecroyais. J’utilisemonapplication«clavier»pourdéchiffrerlamélodiedechaquevocaliseet,àchaque pagequejetourne,leportraitdecettefemmeseprécise.Audébut,lesnotesmanuscritessontjuste desrappelsdechosesàfaireens’exerçant.Maisellesprennentuntourpluspersonnelverslemilieu durecueil.Surunepage,elleaécrit: Parfois,chantermefatiguetellementquej’enpleurerais. Suruneautre: Toutestsibruyantqu’ilestpresqueimpossibled’entendre. Verslafin,unenotedit: Ilpleureencore.Encoreetencore.C’estsansfin.Toutestsansfin. Jamiea-t-illucesnoteset,sioui,qu’ena-t-ilpensé? Jereviensaudébutdurecueiletmemetsàchanterlapremièrevocalise,cellequejeconnaisle mieux pour l’instant. Je la chante une octave plus bas et j’ai du mal — je vois bien que je n’ai ni l’entraînementniladisciplinepourbienlachanter.Maisc’estnéanmoinsagréable;j’ail’impression defaireuneffortphysique,d’exercermesmuscles. Jesursauteparcequ’onafrappéàmaporte.Sanssavoirpourquoi,jerefermelemanueletle cachedansletiroirdemonbureau.J’ouvrelaporte.C’estPeter. —Qu’est-cequetuchantaisàl’instant? —Unevocalise. Je me sens bizarrement gênée, comme s’il m’avait surprise en train de faire quelque chose d’interdit. —Onauraitditduclassique. —Jecroisquec’estduclassique,oui. Commeiln’ajouterien,jevaism’asseoirsurmonlit.Ilhésitesurleseuiltoutenregardantà l’intérieurdemachambre.Iln’yapasmislespiedsdepuisdesmois.Sonregardtombesurmonvieil exemplairecornédeJulesCésar,deShakespeare,quejedoislirepourlecoursdeCamber. —Tuconnaisladéfinitiondu«défauttragique»? Jeleregardeetluirépondsavectoutel’ironiedontjesuiscapable: —Traitdecaractèreprovoquantlapertedupersonnage. Peter a un petit rire. Il est toujours maigre, il a les yeux cernés et ne s’est pas rasé depuis un moment,maissonétatn’estpasaussialarmantquel’étédernier. — Camber vous a donné un devoir dans lequel vous devez identifier votre propre défaut tragique,c’estça? —Hmm.Oui. —Alors,quelestletien? Ilsetrouvequej’yaibeaucoupréfléchiaujourd’hui.Aussitôtrentréedechezlapsy,j’airetiréla photo de mon site internet. Je me sentais horriblement mal de l’avoir choisie depuis que ma mère nousavaitexpliquécequ’ellereprésentaitpourelle.J’ignoraiscequeluiinspiraitcettephoto,maisje l’auraisprobablementdevinésij’avaisréfléchideuxsecondes. Jemedemandesimondéfauttragiquen’estpasl’insensibilité,finalement. Sur mon bureau, le logiciel de construction de site internet est encore affiché sur mon ordinateur. L’emplacement de la nouvelle photo est vide pour l’instant. Les contours clignotent discrètement,commepourmerappelerqu’iln’yatoujoursrienetquejedoisprendreunedécision. Unedeplus. —Jen’aipasencoredéterminémondéfauttragique.Letien,c’estquoi? —Jem’ensouvienspas. Ildoitmentir,luiaussi. —Jepeuxentrer? Ilenaenvie?Çam’étonne. —D’accord. Jemecalecontrematêtedelit. C’est bizarre de voir Peter dans ma chambre. Il s’assied au bureau et regarde l’écran de mon ordinateur.Sansriendemander,ilsemetàparcourirlapage,àvisiterlesite.Jenedisrienparceque c’estlapremièrefoisquejelevoissurferdessus.J’ignores’ill’adéjàfait.Audébut,quandjeluiai annoncéquej’allaislecréer,ilnevoulaitpasyêtremêlé.J’aiétéplutôtétonnéequ’ilacceptedeme prêtersacartebancairepourquejepuissepayer,d’ailleurs. —Tum’aidesàchoisirunenouvellephoto? Ilnerépondpas.Jemelèvedemonlitetpasselebraspar-dessussonépaulepourcliquersur mondossierdephotos.Unephotodepapas’affichepleinécran.Peterpoussemamainetcliquesurla paged’accueil. Papadisparaît. Çam’énerveraitsijenecomprenaispasquePetern’arrivetoujourspasàregarderdesphotos depapa. Il fait défiler la page jusqu’en bas et découvre tous les liens vers les sites consacrés aux personnesmortesenmêmetempsquepapa.LepremierestceluidufilsdeVicky.Ilcliqueetlapage d’accueildusitesurTraviss’affiche. —C’estlefilsdecettefemme?Celleavecquimamanneveutpasquetusoisamie? —Oui.Vicky. Je repasse le bras par-dessus Peter pour retourner dans mon dossier de photos. Mon frère détourneleregarddèsquel’imagedepaparéapparaît.Jecliquesurledossier«Vicky»etaffichesa photodeNoël. —Elleesttexane. Commesicelaexpliquaitlaramurequ’elleasurlatête… Peteragranditlaphoto,commepourvoirsonvisagedeplusprès.Toutenregardant,ilreprend: — De quoi parlait maman quand elle a dit que tu n’avais pas quitté ta chambre de trois jours aprèsladateanniversaire? Ilsemblelégèrementinquiet.Quelquechoseenmoiserelâche,justeunpeu. —Cen’estrien.Jelisaislescommentaireslaisséspardesgensetj’essayaisderépondreàtout lemonde.Çam’aprisbeaucoupdetemps. —Quelgenredecommentaires? JefermelaphotodeVickyetretournesurlapaged’accueil.Petersemetàlirelescommentaires postésdepuisjuin. Quandjerepenseàcetanniversaire,toutmesembleconfus,maispasconfusgenre«affreux».Il m’afallubeaucoupdetempspourdécidercequej’allaisrépondreàcesgens—jevoulaistrouverles motsjustes.C’estpourquoijemesuiscouchéesupertardetm’ysuisremiseaprèsuneheureoudeux desommeil. Pendanttroisjours,ç’aétécommeuneavalanche.Jerépondaisàquelquespersonnes,jedormais unpetitpeuet,quandjemeréveillais,j’avaisquinzemessagesdequinzeautrespersonnes.Jen’aurais jamaiscruquepapaaitautantd’amisetvoilàque,d’uncoup,ilsétaientcinquanteàmeraconterdes chosesquej’ignorais. —Lecommentairedontelleparlait,celuiquit’aperturbée,c’estlequel? Jelesfaisdéfilerettrouvelemaildutypequim’aditqu’ilavaitétécontentquandpapaluiavait annoncé son intention de rester en Irak six mois de plus. Je l’indique du doigt à Peter, qui lit en silence. —Ilallaitrester? —Mamanditqu’iln’apaseuletempsdenousenparlerparcequ’ilapriscettedécisionjuste avantdemourir. Peter ne fait aucun commentaire. Il se contente de faire défiler la page et lit plusieurs commentaires. —Tun’asjamaisvisitélesite?C’esttoiquil’aspayé,pourtant—cequiterendaussicoupable quemoiauxyeuxdemaman. —Jenesavaispasqu’elleallaitpiquerunecriseparcequejet’avaisprêtémacarte.Ettoi? Jesecouelatête. —Jecroyaisqu’elleaimaitbiencesite… —Pourquoielles’énerveautantàcausedecequis’estpassépendantcestroisjours? Jem’accoudeaubureauàcôtédemonfrère. — Parce que je ne faisais plus ce qu’elle me demandait. Genre, je ne voulais pas quitter mon ordinateurpourmedoucherousortir. —Tumangeais? —Unpetitpeu. —Elledétestequ’onnemangepas. Jetiresurlecôtédesaceinture.Ildoityavoirsixouseptcentimètresentreletissudesonjeans etsapeau. —Oui,jesais,jesais. Jeprendsmonordinateuretm’allongeàplatventresurmonlitavec. —Alors,qu’est-cequetuvasdireàmaman,demain? Petersepencheenarrièresurmonfauteuiletsemetàpivoter. —Aucuneidée. —EtAmanda,qu’est-cequ’elleenpense? Ilposesespiedssurlesolpours’arrêterdetourner. —Amanda?Onarompuquandelleaquittélafac. —Tul’asplaquée? Peterfrottesabarbenaissante,l’airgêné. —Sonabrutidepèreestvenuaucampus,l’atraînéehorsdesachambreetl’afaitmonterde force en voiture sans même lui laisser faire ses valises. Ensuite j’ai reçu un texto. En moins d’une heure,jesuispassédustatutd’amourdesavieàceluidemec«complètementtoxique». J’entendsencoreAmandaavecsavoixfaussementdouce,direàPeterquejesuis«mignonne» etluidemandercequeçafaitd’avoirunepetitesœur,toutenlevantversluisesgrandsyeuxinjectés desang. —Ellet’atraitédemec«toxique»?Quellenulle,cettefille. Peterregardeparterreavecunpetitdemi-sourire. —Tuluiasrépondu? —Elleavaitdéconnectésonportable.Sûrementdeuxsecondesaprèsm’avoirenvoyécetexto. —Elletemanque? Ilhésite. —Parfois. J’aimeraisenfoncerAmandaencoreplus.MaissiCaronm’aapprisunechosedepuisleretour dePeter,c’estbienqueleseulresponsabledesaddictionsdePeter,c’estluietluiseul. Passûrquemonfrèresoitdecetavis. —Tuvastefairedésintoxiquer,alors? —C’estcequejedevraisfaired’aprèstoi? Iln’estpasagressif—ondiraitqu’ilveutvraimentconnaîtremonavis. —C’estmieuxquedetefairevirerdelamaison. Peterhausselessourcilscommes’ilendoutait,puisseremetàtournoyersurmachaise. Je baisse les yeux vers mon ordinateur et affiche l’écran de photos de papa. Je le tourne vers monfrèreetlancelediaporama.Jen’aipasbesoindelevoir,jeleconnaisparcœur. Peterneveutpasregarder,jelevoisbien.Maismalgréçailnepeutpasendétacherlesyeux.Je devinequellephotoilregardeàl’expressiondesonvisage,quichangeàintervallerégulier—jesuis sûred’avoirlesmêmesmimiquesquandjemepassecediaporama. A la fin du défilement, il se lève et vient s’asseoir au bord de mon lit. Il me montre la photo encore affichée, la dernière du diaporama. C’est la première photo que papa nous a envoyée après sonarrivéeenIrak.Ilsouritàl’objectif,sacarted’identitéplastifiéeautourducou. —Celle-là. Jen’auraispaseul’idéedechoisircelle-ci,parcequ’ellenereprésentepasvraimentpapa.Mais ellemontrebiencequ’ilétait,c’estvrai:uningénieurenIrak.Jelafaisglisserdansl’encadréetelle s’affichesurlapaged’accueil.C’estunbonchoix.Bienmeilleurquelaphotodujourdesondépart. Peterregardel’écranethochelatête. —Ilfautquetuaillesencurededésintox,Peter.Jeveuxquetulefasses. —Jevaislefaire. Ilparledoucement,sansquitterdesyeuxl’écran. —Tutedébrouillesbien,Rose. —Qu’est-cequetuveuxdire? —Quandtuchantais.Çasonnaitbien.Tunet’enrendspascompte? —Euh…pasvraiment. —Benjeteledis.Tudevraiscontinuer. Peterselève.Aumomentdesortirdemachambre,ilmesourit.Etpourlapremièrefoisdepuis unan,jereconnaismonfrère. 12 Torride(adj.):chaudetmoite;brûlant. (voir aussi : le bureau de la proviseure, le bal de la SaintValentin.) *** LebureaudeMmeChenestunvraisauna,mêmequandiln’estpasbondécommeaujourd’hui. Lesradiateursanciensquiéquipentlelycée—oncroiraitqu’ilsdatentdelarévolutionindustrielle— claquentetsifflent,enprésagedusupplicequinousattend.Lescœursenpapiercartonnéannonçantla Saint-Valentin dégoulinent littéralement des murs tant ils sont chargés d’humidité. Tout le monde transpire,maisMattHallisplusquenoustousréunis. Jesorsmontéléphonedansl’intentiond’envoyeruntextoàTracypourluidirecombienc’est drôle de voir Matt terrorisé, mais je me ravise. Je ne peux pas lui envoyer de texto alors que j’ai décidédel’ignorerpourlapunirdem’avoirmenti.Lasemainedernière,ellem’aenfinavouéque PeterluiavaitenvoyéuntextopourluidemanderdelerejoindredevantcheznouslaveilledeNoël.Il voulaitqu’ellel’aideànousannoncerlanouvelledesonrenvoi.J’aiditàPeterdenepasutiliserles amisdesautres.Ilm’aréponduquej’étaisidiote. Donc,pasdetextoàTracyconcernantMatt.Tantmieux.D’ailleurs,jenepeuxpasmedélecter pleinementdesessouffrancespourl’instant,carj’aimoi-mêmetroppeur. Conradetsamèresontassisd’uncôtédubureaudelaproviseure.Est-cevraimentlapremière foisdepuiscetétéqueMmeDeladdosortdechezelle?Mamèreetmoisommesassisesdevantle bureau, Matt et son père sur le côté, et Mme Maso et M. Donnelly sont derrière moi. En me retournant, je découvre que Mme Maso tient un paquet de prospectus appelant à rejoindre le club GSA1. Vu les visages sombres qui m’entourent, ça m’étonnerait que cette réunion ait pour objet la créationdececlubaulycée… LepèredeMattnetientpasenplace—iln’arrêtepasdeselevercommeunressortetdesortir sonBlackBerry.Chaquefois,lesommetdesoncrânetouchelescœursenplastiquerougependusau plafond.Illeschassed’ungestesansmêmeregardercequec’est. Est-ilaussihomophobequesonfilsouest-cequeMattl’estdevenutoutseul? M. Hallis se calme enfin quand la porte s’ouvre et qu’apparaît l’officier Webster. L’officier Websteretmoinousconnaissonsdepuisl’andernier.C’estluiquim’asauvéedelalapidationquand sescollèguesetluiontconfisqué,grâceàmoi,toutl’alcooldelasoiréedebienvenue. Ilsalueàlacantonadeavantdemesaluerenparticulier—j’enaidelachance! —Çava,Rose?Contentdeterevoir. Puisils’adossecontrelaporte,commepourempêcherquiconquedes’échapper. Mamèresetourneversmoicommepourmedire:«Tuvasdevoirm’expliquerçaplustard.» Je ne peux pas lui en vouloir de s’alarmer qu’un officier de police appelle sa fille par son prénom.Ellenes’estpasencorehabituéeaufaitquesonfils—quidevraitêtreendeuxièmeannéede fac—selèvetouslesmatinsà7h30poursuivreunprogrammededésintoxicationàl’hôpital… —Merciàtousd’êtrevenus,déclarelaproviseure.Noussommeslàenraisond’unproblème qui pourrait valoir à Matt Hallis et Conrad Deladdo d’être inculpés. Mais je suis sûre que nous pouvonséviterd’enarriverlàsitoutlemondeymetdelabonnevolontécesoir. Elleparaîts’adresseràM.Hallisenprononçantcettedernièrephrase. —Jem’inquiètesurtoutdelapunitionquevousproposezàlaplacedespoursuites,dit-il. IlregardeConrad. MmeDeladdoregardetouràtourM.Hallisetsonfils. —Excusez-moimaisjenecomprendspas.Ques’agit-ildepunir? Ellesembles’excuserdenepasêtreaucourantdel’actualité. —Vousnesavezpas? M.Hallisn’enrevientpas.Ilsepencheenavantsursonsiègeetlecuirnoirdeseschaussures ciréescraque.MmeDeladdoreculelégèrementsursonsiège. LaproviseuresouritàConradd’unairrassurant. —Etantdonnéquelesadolescentsnedisentpastoujourstoutàleursparents,jevaiscommencer parlecommencement. MmeDeladdohochelatêteenserrantsavestebleufoncéautourd’elle,commes’ilnefaisaitpas unechaleurtropicale.Conrads’enfoncesursachaiseenmefoudroyantduregardcommes’ilétait persuadéquecetteréunionalieuàcausedemoietnondufaitqu’ilapratiquementsignésesactesde vandalisme sur la voiture de Matt et que la proviseure est suffisamment intelligente pour faire les déductionsquis’imposent. —Lorsd’unesoiréeorganiséeparl’équipedenatationchezMikeDarrenaumoisd’août,avant la rentrée, Matt et d’autres membres de l’équipe ont bizuté Conrad en lui faisant subir une sorte d’épreuve initiatique. Cette épreuve comprenait des insultes homophobes et des actes de violence. VoyantqueConrad,qu’onavaitjetédanslapiscine,nefaisaitpassurfaceimmédiatement,Roses’est inquiétée.Mattl’aégalementpousséedanslapiscine.JamieFortaaaidéRoseetConradàsortirde l’eau. Mamèremedemandeconfirmationduregard,maisj’ailesyeuxfixéssurlabonbonnièredela proviseure, remplie de petits cœurs roses. Depuis mon siège, il me semble que l’un d’eux porte l’inscription«Mordez-moi».Non.Est-cepossible? — Quelques semaines après la rentrée, j’ai appris que Conrad s’était retiré de l’équipe de natation,sansquejepuisseétablirpourquelleraison. Laproviseures’adresseàMmeDeladdo,maintenantsipâlequej’aipeurqu’ellen’entombepar terre. —Nousavonsréunitouslesélèvesàl’initiativedeMmeMasoetdeM.Donnellyafindeleur expliquercequ’estlatolérance. —Deslycéensnedevraient-ilspasdéjàsavoircequ’estlatolérance?demandeM.Hallis. Ilconsultesamontrepourindiquerqu’àsonavisonpourraitavancerunpeuplusvite.Ilnevoit pascombiencettequestionestironiquedanssabouche. J’aitrèsenviedeluioffrirlecœur«Mordez-moi». —Unpetitrappeldetempsentempsn’ajamaisfaitdemalàpersonne,répondMmeChenavant desetournerversnous.Endécembre,l’officierWebster—quej’avaistenuinformédetouscesfaits —m’aavertiequeM.Hallisavaitappelélapolicepourseplaindrequequelqu’unavaittaguéleterme «pédé»etautresgrossièretéssynonymessurlavoituredesonfils,lequelétaitpratiquementsûrque Conrad en était l’auteur. M. Hallis, l’officier Webster et moi-même nous sommes rencontrés le lendemain,cequim’apermisd’apprendreàM.Halliscequis’étaitpasséentrecesdeuxjeunesgens avantlarentrée. LaproviseurepoursuitenregardantConradavecinsistance. —M.Hallisagentimentacceptéderetirersaplainteàconditionqu’unaccordsatisfaisantpuisse êtretrouvéaprèslesvacancesetquenouspuissionsorganiserlaréuniond’aujourd’hui. AlamanièredontlepèredeMattdévisagelaproviseure,jedevinequ’ellenes’estpascontentée de lui raconter ce qui s’était passé entre Conrad et Matt pour qu’il accepte de retirer gentiment sa plainte. Elle a dû lui dire que, s’il ne la laissait pas gérer cet incident à sa manière, Matt aurait de sérieuxennuisaveclaloi,grâceàtouslestémoinsquis’étaientprésentésaprèslasoirée. Touslestémoins—c’est-à-diremoi,bienentendu. Ma mère et Mme Deladdo paraissent abasourdies par ces nouvelles. M. Hallis semble uniquementpréoccupéd’accélérerunpeulemouvement. — En d’autres termes, Mme Deladdo, je ne porte pas plainte contre votre fils s’il me paie la nouvellepeinturedelavoiture. — Auriez-vous contre ce garçon des preuves dont je n’ai pas eu connaissance ? demande l’officierWebster. M.Hallisl’ignore. — Madame la proviseure, je vous en prie. J’ai été plus que patient. Venons-en au fait et finissons-en. —Conrad?faitlaproviseure. D’abord,jecroisqueConradvanier,malgrélaprésenced’unofficierdepolicedanslapièce.Il devraitpeut-être,s’iln’yavaitsamère.Elles’adresseàlui,àpeineaudiblepar-dessuslesifflement duradiateur. —Corrado,c’esttoi? Conradhochelatête. Quil’eûtcru?LamamandeConradestsontendond’Achille. —Bien,ditlaproviseure.Conrad,pourrais-tuexpliqueràtoutlemondecequit’apousséàagir commetul’asfait? —J’aipasvraimentenviederevenirlà-dessus. —Ilseraitpourtantdanstonintérêtdelefaire. Conradsetortillesursonsiège. — Les mecs de l’équipe de natation ont décrété que j’étais gay. Comme je ne les contredisais pas,ilsm’ontfaitch… —Corrado! — Désolé, m’man. Ils m’ont harcelé lors de la soirée de l’équipe. Ensuite, l’entraînement est devenuuncauchemar.Mattmemenaçaittouslesjours.Alorsjeluiaifaitplaisir,jesuisparti.Ensuite j’aitaguésavoiture.Etjemesuisrarementautantamusé. Personnen’oseintervenir.PasmêmeM.Hallis,plongédansl’observationdeseschaussuresqui craquent. —Jenesuispasgay,déclareMatt. —Ças’appelledel’ironie,répliqueConrad.Consulteledico. Laproviseuresetourneversmoi. —Rose,peux-tunousdirecequis’estpassélorsdecettesoirée? Sûrement pas ! J’ai déjà eu suffisamment d’ennuis avec Matt et Conrad et, très franchement, j’apprécieraisquemonexistenceetlaleursoientunpeumoinsliées.Or,cen’estpascequirisque d’arriversij’expliquecequis’estpassédevanttouscesadultes. —Conradapratiquementtoutdit. Mamèremetouchelebras. —J’aimeraisentendretaversion. Jelaregardeetpenseàlamanièredontellem’adéfenduecontrePeterchezlapsy,malgrétoutes leshorreursquejeluiavaisdites. Jeluidoisbiença. —Alasoirée,Mattetlerestedugangdesnageurs… —Lequoi?faitM.Hallis. Jemesensdevenirtouterouge. —Oh!euh,le gang des nageurs. C’est comme ça qu’on appelle l’équipe de natation d’Union High. M.Hallisregardesonfilscommes’iln’encroyaitpassesoreilles.Matt,déjàmuetd’embarras, secontentedehausserlesépaules.Jepoursuisd’unevoixaussineutrequepossible. —IlsonttraitéConraddenomshomophobes,luiontlancédesgobeletsdebièreàlatête,ont projetédel’eaudanssaboucheàl’aided’untuyaud’arrosage,ontfaitensortequ’ils’étouffeetl’ont jetédanslapiscine.Adeuxreprises. Mme Deladdo laisse échapper un petit sanglot. Conrad lève les yeux au ciel mais lui prend néanmoinslamain. —Matt,lerécitdeRoseest-ilexact?demandeMmeChen. Je m’attends presque à ce qu’il déclare qu’il ne parlera qu’en présence de son avocat, mais il acquiesce. —IlsetrouvequejesuispersuadéequeMattetConradonttouslesdeuxlacapacitéd’exercer une influence positive sur les autres élèves du lycée, chacun à sa manière. Au lieu de les renvoyer, mêmeprovisoirement—cequel’établissementseraitparfaitementendroitdefaireenl’occurrence —,j’aienviedeleurdemanderderéparercequ’ilsontfait.Voicidonccequejepropose,siM.Hallis etMmeDeladdosontd’accord.ConradaunanpourrembourseràlafamilleHallislesdommages causés à cette voiture, grâce à l’argent qu’il touchera en aidant la police à effacer des graffitis. M.Hallisadéjàacceptécemodededédommagement. —EtlapunitiondeMatt?s’écrieMmeDeladdodetoutessesfaiblesforces. —Mattestprivédesportpourlerestedel’année. Matt,écarlate,bonditdesonsiège. —Attendez!Cen’estpas… Sonpèrelerassieddeforceetlerembarrefroidement. —Tul’asbiencherché. Mattseprendlatêteentrelesmainsetsemetàgrondercommeunanimalblessé.Deslarmes coulententresesdoigtssurlamoquetteorange.MmeChenattendpatiemmentquelebruitcessepour continuer. —L’officierWebsteretmoi-mêmepensonsqu’ilestimportantquecesgarçonsfassentquelque choseensemble.Acettefin,monsieurDonnelly,notreprofesseurd’artdramatique,auneexcellente idée.MonsieurDonnelly,voulez-vousnousenfairepart,jevousprie? Leprofselève. —Auprintemps,letoutnouveauclubGSAdulycéeetlesclassesd’artdramatiqueproposeront uneproductiondeTheLaramieProject,enl’honneurdelaloiMatthewShepardetdanslecadredu chantierannueldulycéesurlatolérance. Ilménageunepausedramatique,puissembleserendrecomptequel’endroitneseprêtepasaux effetsthéâtrauxetreprendprécipitamment: —MattetConradjoueronttouslesdeuxunrôledanslapièce. Mattredresseviolemmentlatête. —QuiestceMatthewShepard?demandetoutbasMmeDeladdoàConrad. —Toutàl’heure,m’man. —Pasquestionquejejouedansunepièce,déclareMatt. —Tupréfèressansdouteêtrerenvoyé?claironneMmeChen. —Pasdutout,répondM.Hallisàlaplacedesonfils. —Formidable.Bien,toutest-ilréglé?Quelqu’una-t-ildesquestions? Enl’absencederéponse,laproviseuresouritetclaquedanssesmains. —Noustenonsnotresolution. *** —Yo,yo,yo,UnionHigh,quoideneuf?JoyeuseSaint-Valentin!AngeloMartinez,aliasDJ Motormouth,estderetour!Vousêtesprêts?Cesoirondansepourlatoléranceetilvafalloirmettre lefeu!Etavantdecommencer,uneovationpourlabelleStéphanie,là-bas! Les hourras s’élèvent, Stéphanie rit en rejetant sa magnifique chevelure rousse et fait signe à Angelo. Il porte la main à son cœur comme frappé par une crise cardiaque, puis lance la chanson «DJGotUsFallin’Inlove»deUsheretPitbull. Jen’encroispasmesoreilles,ausenspropre.CetypeétaitunepublicitévivantepourMetallica et Nirvana — sauf le jour où il a débarqué vêtu d’un T-shirt Neko Case. Mais il doit savoir à quel publicilaaffairecarpresquetoutlemondedanslegymnasesuitStéphaniesurlapistededanseen criant de joie et commence à se trémousser. Si Stéphanie est populaire comme sophomore, je n’imaginemêmepascequeçavaêtrel’annéedubac.Lamoitiédesgarçonsdulycéelasupplientde sortiraveceux.L’autremoitiéattendqu’HollyouvrelesyeuxetplaqueRobert. Deslettresenplastiquede1,50mdehautcomposantlemot«tolérance»sontsuspenduesaudessusdenostêtes,prèsd’unebanderoleannonçant: «AveclesoutienduBureaudesElèvesd’UnionHighetduTopdesStylés» Jenevoispasvraimentlerapportaveclatolérance,maisonn’estpasautoriséàvenirencouple —onestcensévenirseulouavecdesamis.Onn’avenduquedesentréessimples,pasderemisepour lescouples.EtquandlebureaudesélèvesaengagéAngelocommeDJ,ilsluiontfaitpromettredene passerqu’unseulslowdetoutelasoirée. L’idée, c’est d’organiser une Saint-Valentin sympa pour tous, et pas seulement pour les amoureux. Bel effort, mais les couples de lycéens ne peuvent pas rester séparés longtemps… J’en voisdéjàtroisquisefrottentl’uncontrel’autreendansantleslow,mêmesilachansonestrapideet quetoutlemondes’agitefrénétiquementautourd’eux. Sil’ondansepourlatolérance,est-cequ’onnedevraitpastolérerlescouplesdetoutessortesau lieudefairecommes’iln’yavaitpasdecouples? Politiquebizarremiseàpart,legymnaseadel’allure.Lebureaudesélèvesafaitdesonmieux pour le transformer en discothèque. Il a installé une rampe de projecteurs et une énorme boule à facettesquitourneenjetantdestachesdelumièresurlesmursetlesol.Despetitestablesrougesstyle cabaret, surmontées de petites lampes et entourées de chaises en plastique de la même couleur sont disposéesautourdelapiste.Maismalgrétoutcerouge,iln’yapasuncœuràl’horizon. Jen’avaispasprévudevenir,maisStéphanie,quiestdevenuemembredubureaudesélèves,m’a suppliéeendisantqueTracy,elleetmoipasserionsunesupersoirée.Stéphaniesemetenquatrepour nousréconcilier,Tracyetmoi.SinousavonstravaillétouteslesdeuxsurleTopdesStylés,nil’uneni l’autren’afaitamendehonorableàproposdu24décembre.Jesaisqu’ellepensequejeluidoisdes excusespourluiavoirparlécommejel’aifait,maisj’estimequ’ellem’endoitpour…avoirétécelle versquiPeters’esttourné.Aulieudesetournerversmoi. Jen’aijamaisditquej’étaisrationnelle. StéphanieetTracysontpasséesmeprendrejusteaumomentoùPeterrevenaitdesontravailau magasindevidéoquidoitfermerd’unjouràl’autre.Ilétaithorribleàvoir,maisTracyluiaditque sonpullétaitgénialetqu’ellevoulaitlephotographierpourleTopdesStylés. Grossier mensonge : elle veut une photo de lui pour son usage personnel, afin de pouvoir le regarderàtoutmoment. Çam’intriguetoujoursqu’ellenem’aitpasphotographiéeuneseulefoispoursonblog,même quand elle m’avait habillée elle-même. Si Peter paraît sur son blog avant moi, je n’adresse plus jamaislaparoleàTracy,jelejure. C’est bizarre. Tracy en a toujours pincé pour Peter mais quelque chose a changé. Maintenant, elleal’airdecroirevraimentqu’ilpourraitcraquerpourelle. Cedoitêtreça,laconfianceensoi. Jedevraismeréjouirqu’elleaitsuffisammentconfianceenellepourcroirequ’ungarçonqui estàlafacpuisses’intéresseràelle.Maisc’estunpeudifficileparcequelegarçonquiestàlafacest toutdemêmemonfrère. Le flash de l’appareil photo numérique super sophistiqué de Tracy bombarde à tout va et m’éblouit,etavecmoipresquetoutlemondedanslegymnase.Stéphanieestoccupéeàvérifiersitout vabienaveclesbénévolesdelabilletterie.Jedécided’allerfaireunpetitcoucouàAngelo. Equipédelunettesdesoleiletd’uncasqueaudioavecmicro,Angelosedéhanchesurplacesans quitterdesyeuxsonordinateurportable,tellementcouvertd’entaillesetderayuresqu’onpréférerait lelaissermourirenpaix.Jen’aijamaisvuAngeloaussiheureux. —P’titeesquimaude! Monsurnomrésonnedanstoutlegymnase,parcequ’ilaoubliéquesonmicroétaitallumé.Les gens se retournent, l’air intrigué, Angelo les remercie en levant les pouces, comme s’il l’avait fait exprès. Il éteint son micro, pose son casque autour de son cou et me tend la main pour que je tape dedans. —J’aiunemontagnededaubeàpassercesoir.T’esenbeauté,p’titeesquimaude! Stéphaniem’aprêtélarobecache-cœurrougequ’elleportaitl’andernier.Samèreneveutplus qu’ellesorteavec—elleatellementgrandiqu’elleesttropmini.Evidemment,moi,ellemecouvre lesgenoux. Angeloremetsoncasqueetsemetàparler,avantdeserappelerqu’iln’apasrallumésonmicro. Ilsouritetrecommence. —UnionHigh,cesoironparled’amour.Amourettolérance,O.K.?Etonycroit.EcoutezKaty, ellesaitdequoielleparle. Illancelachanson«Firework».J’éclatederire. —KatyPerry?Sérieux? Jen’airiencontrelamusiquepop—enfait,plusdelamoitiédelamusiquequej’aisurmon téléphonedoitêtredelapop—maisc’estunchocdevoirAngeloenpasser. —Hein? Ilsoulèveuncôtédesoncasquepourentendrecequejedis. —Depuisquandest-cequetuaimesKatyPerry? — Ecoute, p’tite esquimaude, la bonne musique, c’est la bonne musique. Les genres, c’est du bidon. Ilsouritenmeregardantpar-dessusseslunettesdesoleil. —Enplus,t’esobligédepasserdestubessituveuxfaireDJ.Maist’inquiètepas—j’aidesbons trucspourtoutàl’heure.Çavadéchirergrave. Ilretourneàsonécrantoutenfrappantlatableenrythme.Jenemesuispasencoreremisedesa métamorphose. La seule trace d’Angelo Martinez tel que je l’ai connu, c’est le cambouis sous les onglesquiluirestedesonboulotaugaragedesonpère. Je me retourne vers la foule en transe. Stéphanie est au cœur de l’action. Autour d’elle, des garçonsfontcercleetlaregardentdanser.Kristinetquelquesautrespom-pomgirlsfendentlafoule lesbraschargésd’œilletsqu’elleslivrentàleursdestinatairesafinderécolterdel’argentpourleur équipe. Kristin s’arrête devant Stéphanie et lui remet pratiquement tout son chargement. Stéphanie prendcebouquetgéantdanssesbrasensouriantetessaiedecontinueràdanseravec. Ceuxquinesavent—ouneveulent—pasdansertraînentenpériphériedelasalleavecleurs amis habituels et se moquent de tout le monde. M. Camber et Mme Maso sont assis sous une banderole « Tolérance pour tous » derrière une table couverte de brochures que personne n’ose consulterdevantlesautres: « Club GSA d’Union High », « Relations sexuelles non protégées, attention danger », « La maltraitance,çacraint»,«Boissonsénergisantesetalcool,lemélangequitue». Une ovation s’élève quand Kristin s’approche ostensiblement de M. Camber avec une botte de fleurspourlerituelannuel.Angelostoppelamusique,laremplaceparuneffetsonoreévoquantune voiturequifreinebrusquementetannonced’unevoixchantante,entraînantsurchaquesyllabe: —MonsieurCamber,c’estlaSaint-Valentin! Tout le monde fait « Oooooh ! ». Kristin tente de remettre les fleurs à M. Camber. Comme il refusepolimentdelestoucher,ellelesdéposesurlatableoùsontlesbrochures.Elles’éloigne,puis s’arrêteenlisantlacartequiaccompagnel’uniquefleurqu’elleagardée.Elleretournesursespas, donnelafleuràMmeMasoetc’estl’hystériedanslegymnase. —Oh!MmeMaso,vousnouslisezlacarteàhautevoix?faitAngeloaumicro. Ellesecouelatêteethurle: — Tu as intérêt à remettre la musique, Angelo. Je peux encore changer ta note et annuler ton diplôme. Angeloluisourit. — O.K., Union. Ecoutez-moi ça. On va reculer dans le temps. C’est pour Rose Zarelli. P’tite esquimaude,jeteprésenteTheRunaways.CherieCurrie,c’estdela«CherryBomb»! Jen’aiaucuneidéedecedontilparle.Jemefigecartouslesregardssontbraquéssurmoi— quandçam’arrive,cen’estgénéralementpasbonsigneetj’aid’abordenviedem’enfuiroudeme cacher.MaisStéphaniehurleunénorme«Rosiiiiie»etAngelolancelachanson. D’abord, personne ne danse. On dirait une vieille chanson très simple, comme si on l’avait enregistréedansungarage.Lachanteusechantedanslegraveetjen’arrivepasàsavoirsic’estune filleouungarçon.Puisellesemetàhurleretquandarrivelepremierrefrain,lescorpssedéchaînent surlapistededanse. Toutlemondepoussedescrisperçantsquandlachanteusegeintpendantlesolodeguitareau milieu de la chanson. Je regarde M. Camber et Mme Maso, pensant qu’Angelo va avoir des problèmes,maisMmeMasolitàhautevoixlacartedeM.Camber,quiestentrainderire.Nil’unni l’autrenesembles’inquiéterdecequelegymnasevientd’exploseràcaused’unechansonintitulée «CherryBomb». Soudain,Stéphaniefendlecercledefousquil’entoureetcourtversmoi.Dansuncri,ellelance en l’air toute sa gerbe d’œillets rouges, qui retombent sur moi, cascade de pétales et de messages d’amourqu’ellen’amêmepasouverts.C’estcommeuncouronnement. Stéphaniemeprendparlebras,sauteenl’airetm’entraîneavecelletandisqu’ellefaitvolerses cheveux.Angelolaregardecommes’iln’avaitjamaisrienvud’aussibeau.Jenepeuxplusm’arrêter derire.Angelomemontredudoigtcommesijedevaistirerunenseignementdetoutça. Stéphaniechanteàtue-tête.Elleaunebellevoix,maiscettevoixnevapasaveccettemusique. Elle a une… jolie voix. Trop jolie pour ça. Je me mets à chanter, juste pour entendre la différence entrenosdeuxvoix.Lamiennen’ariendejoli,comparéeàcelledeStéphanie—elleaquelquechose d’écorchéetderêche,d’énervéetderauque. Commecellede«CherryBomb». Lachansonsetermine.Jemeretourneenhurlant«CherryBomb»àl’adressed’Angelo,quime sourit. —Tuvoiscequejevoulaisdire? Il me parle dans le micro comme s’il conversait avec moi au lieu de faire le DJ dans un bal lycéen. —EtlesRunaways,c’estseulementundébut!VoiciKimGordonetlesSiouxieSioux… Unevoixl’interpelledanslegymnasesoudainprivédemusique. —Eh,mec,passedestrucsqu’onconnaît! —Ouais,pasdestrucsdusiècledernier!ajouteunautre. Aussitôt, Angelo lance « Raise Your Glass », de Pink, et la masse satisfaite se remet à sauter partout.Pink,c’estcool,maisjel’entendsàpeine:lesRunawayschantentencoredansmatête. Jenesuispasfaitepourchanterdel’opéra.Nidescomédiesmusicales. Jesuisfaitepourchanterdansungroupe. Jenem’étaisdoncpastrompée. Stéphaniereplongedanslamêléesurlachansonsuivante.Alorsqu’ellen’arrêtepasdesauter depuisplusieursminutes,ellenetranspirepas.J’aimeraissavoirpourquoi.Demoncôté,jedégouline complètement. Je décide de m’en moquer et m’apprête à demander à Angelo de repasser « Cherry Bomb»quandj’aperçoisJamieàcôtédelui. Jesuistellementexcitéequemonpremierréflexeestdem’élancerversluidetoutesmesforces, deluiprendrelevisageetdel’embrassercommesic’étaitlafindumonde. Maismoncôtépratiquel’emporte.Ilnefautpasqu’ilmevoiedanscetétat,surtoutaprèscequi s’estpasséladernièrefoisqu’ons’estretrouvésensemble.Ilpourraitêtredégoûtéetneplusjamais vouloirmetoucher. Je me précipite vers les toilettes. L’adrénaline court dans mes veines et la playlist de mon cerveauestbloquéesur«CherryBomb».Enouvrantlaporte,jetombesurMmeMasodansunerobe pulldorée.Ellevérifiequepersonnenefaitdeschosesprohibéesdanslesboxes. —Coucou! Ellesursaute.J’arracheunelongueurdeservietteenpapierquivacertainementmelaisserdes rougeurs sur le visage et je me plante devant le miroir pour m’éponger. Et là, j’aperçois une fille dansunétatdejoieindescriptible.Jenemereconnaispasimmédiatement. —Rose! MmeMasorépondàmonsalutd’unairàlafoisravietinquiet.Ellenem’ajamaisvueainsi— elledoitsedemandersij’aiprisquelquechose… Jeluirépondsenchantantetentournoyantparcequec’estplusfortquemoi. —Cherrybomb! MmeMasorit—heureusementpourmoi. —C’estçaquejedoischanter,dis-jeàmonreflet.Fini,les«tra-la-la»,finiles«Oh-oh»!Fini lacomédiemusicale! MmeMasosecouelatêteenmevoyanttournersurmoi-mêmeenagitantlesbrasau-dessusde matête. —Dites,madameMaso,quandest-cequevoussortezavecM.Camber? Jeplaqueunemainsurmabouche.Lemessagevientd’arriveràmoncerveauviamesoreilles. L’adrénalineadeseffetscatastrophiquessurlecontrôledemonimpulsivité. —Jenet’auraisjamaiscruedugenreàpropagerdesrumeurs,dit-elle,lesourireauxyeux.Ne restepastroplongtempsicitouteseuleàsautercommeça. —J’adorevotrerobe!dis-jeaumomentoùlaporteserefermederrièreelle. J’épongetoutelasueurquejepeux,puisabandonneenconstatantqu’elleréapparaîtaussivite… probablementparcequejen’arrêtepasdedanser. Etalors?Qu’est-cequeçapeutfaire? Ledestinm’adonnérendez-vousdanslegymnased’UnionHigh. Je retourne en courant dans la salle et j’aperçois Jamie, toujours debout à côté d’Angelo. Les mainsdanslespochesdesavestemilitairekaki,ilregardelafoule. La tête toujours pleine de « Cherry Bomb », je prends sa main et l’entraîne sur la piste. Il est tellement surpris qu’il n’essaie même pas de résister. Je sens une goutte de sueur couler sur mon visage — elle emporte probablement avec elle ce qui reste de mon maquillage — mais je m’en moque.Jememetsàdanser.Ilmeregardemedésarticuleruninstantensouriant,puissemetàdanser. Etjedoisdirequ’ilsaitdanser. Ilnesemordpasleslèvresetnebranditpaslepoingcommelefontlaplupartdesautres—il danse.Etc’est…sexy.Jem’arrêtepresquedebougerpourpouvoirleregardersansêtredistraitepar autrechose. Toutautourdemoi,toutlemondes’évertueàs’exciter.Lespom-pomgirlsfontdessandwichs aveclessportifs:unefillesemetentredeuxgarçonsetfrottesaminijupecontreceluidedevantet celuidederrière…LescouplesquiontdécidéquelaSaint-Valentinseraitromantiquecontinuentde danserleslowlittéralementcollésl’unàl’autre. Maisl’événementleplussexydelasoiréesedérouledevantmoi.Cen’estnispectaculaire,ni voyant.C’estjuste…Jamie. Jerepenseàcemomentdanslacuisine,le24décembre,àcequis’estpasséentrenouscesoirlà. La manière dont il s’est excusé, parce qu’il s’y serait pris autrement s’il avait su que je n’avais jamais fait ça avant. Je le regarde bouger et j’ai cette sensation bizarre que j’éprouve chaque fois qu’ilmetouche—alorsmêmequ’ilnemetouchepasencemoment—etjemedisquecequis’est passé dans la cuisine était probablement le maximum que je puisse gérer. Si nous étions allés plus loin,j’auraisprobablementprispeur. Onveutdavantage,onveuttout,puisonapeur.C’estvraimentétrange. Jamiemeprendlamainetlaretientquelquessecondes,pourmefairecomprendrequejedois ralentir.Jesaisislemessage,ilm’attireunpeuplusprès.Ilattendquejeralentisseencoreunpeuet m’attiretoujoursplusprès.J’aienviedeprendremesjambesàmoncou.Ladistancequinoussépare diminue,jesensqu’ilregarde,observecequenousfaisons,commentnousbougeonsensemble.C’est commes’ilvoyaitàtraversmaroberouge,commes’ilpouvaitvoirmoncorps. Commes’illecomprenaitmieuxquemoi. Alorsqu’ils’apprêteàm’attirertoutcontrelui,j’aperçoisConrad.Ilestadosséaumurprèsde lasortie.D’abord,jecroisqu’ilm’observe,maiscen’estpasmoiqu’ilfixe,c’estJamie.Ilsedétache dumuretsedirigeversnous. Jelevoisarriver—pasJamie.MaisjesuisaussisurprisequeluiquandConradleprendpar l’épaule et le tire en arrière. Jamie trébuche, reprend son équilibre et se retourne, prêt à se battre, surprisdedécouvrirquiestlà. IlattrapemollementConradparsavesteetletoised’unairdubitatif. —Qu’est-cequiteprend? —Non:toi,qu’est-cequiteprend? Quelsensdelarepartie!C’estalorsquejecomprendsqueConradabu.S’iln’étaitpassoûl,lui, lemaîtredel’insulte,auraittrouvémieuxcommeréponse. Jamie regarde autour de lui, pour voir si aucun prof n’a remarqué que Conrad tenait à peine debout.Jevoisbienqu’ilessaiedetrouverunmoyendelefairesortirdugymnase. IlpassenégligemmentunbrasautourdesépaulesdeConradetessaiedel’obligeràseretourner. —Onyva. Jen’encroispasmesoreilles. —Quoi…tuveuxdéjàpartir?Onaàpeinedansé! JamieattrapeConradparlamain,cettefois. Cedernierreculed’unpas,lesmainsenl’air. —Tunepeuxpasrestericisituasbu,insisteJamie. —Hé!Jeveuxdanseravectoi! MaisJamienem’écoutepas.Conradluihurleauvisage.Jesensl’odeurdel’alcoold’oùjesuis. MmeMasoetM.Camberlèventlenezpourvoircequisepasse. —Conrad,tais-toioutuvasattirerdesennuisàJamie,luidis-je. Conradalesyeuxquibrillent. — Y’en a toujours que pour Jamie. Tout le monde veut Jamie. Ça doit être dur d’être Jamie. Maispasautantqued’êtretoi. Jel’avaisvuevenir,celle-là. —Qu’est-cequet’ascontrelesDeladdo,hein?L’anderniert’esalléechialerchezlaproviseure àcausedeReginaetcetteannéet’esalléechialeràcausedemoi. —Jen’aipasditunmotdeMattHallis! Je hurle, sachant que ce que je dis est vrai au sens strict du terme — mais seulement au sens strict. —Benvoyons.C’estpourçaqu’ons’esttousretrouvésdanslebureaudeChen. Illèvelesyeuxaucielavantdeconclure: —Tusaisquetuesterneetprévisible? —Est-cequetuaspenséunesecondeàJamiequandtuluiasdemandédet’accompagnerchez Matt?Ets’ils’étaitfaitarrêterunedeuxièmefois? Jeparleavechargnepourl’obligeràreculer. —Tun’esqu’unégoïste. Camberselèveetsedirigeversnous. —Allons-y,ditJamie. —Tucomprendsrienderiensurmoi.Tunecomprendsrienderiensurrien. —Tun’espassidifficileàcomprendre,Conrad. —Vas-y,dis-moiuntrucquet’ascompris. —J’aicomprispourquoituavaistoujoursétéinfectavecmoi. —Infect!railleConrad.T’osespasdireunenfoiré?Çatefaitpeur? —Rose,m’avertitJamie,unœilsurCamber. Jem’acharne.Jem’enveux,sachantcequejesaisdelaviedeConrad,maisjem’acharnequand même. — Au début, j’ai cru que tu me détestais parce que j’avais pris Jamie à Regina. Mais maintenant… J’hésite.Lesmotsquejem’apprêteàprononcerdéclenchentdesalarmesanti-aériennesdansma tête.J’essaiedemeretenir—j’essaievraiment.Maisc’estplusfortquemoi. —Alors?Discequet’allaisdire! —Maintenantjesaisquec’estparcequejetel’aiprisàtoi. Touché. En plein dans le mille, même. Je n’étais pas vraiment sûre de moi, mais je sais maintenantquej’aivujusteetqueConradétaitpersuadéquepersonnen’avaitpercésonsecret. Jamiefermelesyeuxcommes’ilregrettaitdenepaspouvoirremonterdedixsecondesdansle tempsetm’empêcherdeledire. Ilsavait.Jamielesavaitdéjà. C’est la première fois que je vois Conrad sans voix. Il oscille d’un côté et de l’autre, puis se tourneverslasortie.Camberluiditqu’ilnepourrapasrevenirs’ilsort,maisConradpassedevantlui encoupdevent.Camberobservesadémarcheetluiemboîtelepas. LeregarddeJamies’assombrit,unmurs’abaisseentrenous. —Jedétestelamanièredontilmeparleetdontilteparle. Jeprendsl’airplusencolèrequejenelesuisparcequej’aihontedecequejeviensdefaire. Maisj’enairasleboldeConrad—jen’arrivepasàm’endéfairedepuislesoiroùjel’aivusurle plongeoir. Sympa,cerendez-vousavecledestin. —Savieestpourrieencemoment,ditJamie. —Lamienneaussi. —Arrête… IlestclairqueJamienecomprendpasmonmanquedecompassion. Moinonpluspourêtrehonnête. JamieselanceàlapoursuitedeConrad.Dois-jelesuivre?Luiprésenterdesexcuses? Est-cequeJamiedevraitmeprésenterdesexcuses? C’est ce que je me demande tout en le regardant s’éloigner de moi une fois de plus — après s’êtrerapprochéetm’avoircaressée—pours’occuperd’unDeladdo. C’estofficiel,lebaldelatoléranceestterminépourmoi. Stéphaniedansedetoutsoncœurdevantlatabled’AngelomaisjenevoisTracynullepart.Je prendsmonmanteauetl’enfile,mêmesijetranspire—jeneveuxplusvoirmarobecouleurSaintValentin. Je gagne le couloir, où un photographe était installé tout à l’heure. Peut-être Tracy est-elle en traindeprendresespropresclichés.Maislephotographeapliébagage. Un silence un peu étrange règne dans le couloir, où seuls sont allumés les blocs « sortie de secours»,maisj’aperçoisquelqu’unaufond.J’avancedequelquespas,pourvoir,etreconnaisTracy adosséeauxcasiers—encompagnied’ungarçon. Jereconnaissonpetitrirespécialflirtqu’elleperfectionnedepuisdeuxansettournelestalons avecl’intentionderentrerseule. C’estalorsquej’entendslavoixdePeter. Jecomprendsmaintenantpourquoi,depuisquelquetemps,Tracysemblecertained’intéresserles étudiantsdelafac. Jemeretourneverseuxetresteimmobile.J’écoute,jeveuxêtresûred’entendrecequejecrois d’entendre.Puisjem’avancedanslecouloir.J’arriveàquelquespasd’eux,danslalumièrerougede lasortiedesecours.Tracym’aperçoitetsedécompose.Uninstant,mêmePetersemblesouslechoc demevoirlà. —Bandedesalesmenteurs. —Rose,onn’apas…,commenceTracy. —Attends-moilà,luiditPeter. Ilal’airtrèsénervé,soudain. —Rose,qu’est-cequeturacontes?Onnet’ajamaismentisurquoiquecesoit. — Vous sortez ensemble et vous ne me l’avez pas dit. C’est ce que j’appelle un bon gros mensonge. —Çaneteregardepas! —Ahnon? Tracyal’aird’unebicheparalyséeparlalumièredesphares. —Rosie,jetejurequ’onnes’estpasvusdepuisle24décembre.C’estlapremièrefoiscesoir. —Jesuisvraimenttropbête.Vousmedégoûtez. —Çaneteferaitpasdemaldegrandirunpeu,grondePeter. Tandisquejem’éloigneàgrandspas,montéléphonesemetàvibrer.Jeletireviolemmentde mapocheenarrachantmadoublureetdécouvreuntextodeVicky. EncetteSaint-Valentin,jetesouhaiteunehistoired’amourgrandecommeleTexas.Veux-tubientedépêcher d’embrasserquelqu’un! 1.LesclubsGSA(GayStraightAlliance)sontdesclubsréunissantdesétudiantshétérosexuels,homosexuelsettranssexuels.Ilsontpourbutdefavoriserl’entraide entreétudiantsdetoutesorientationssexuellesetlaluttecontrel’homophobie. LEPRINTEMPS 13 Véracité(n.f.):sincérité,vérité. (voir aussi : quand on a appris ou dit quelque chose, on ne peutpasfairecommesionnel’avaitpasditoupasappris.) *** C’estlepremierjourduprintempsetilneige. MamèreetDirkTaylorsontsortisensembletroisfois.Aumoins. Mameilleureamiemepréfèremonfrère.Monfrèremepréfèremameilleureamie.Jesaispas laquelledecesdeuxpertesm’affecteleplus. Jamiemedétesteàcausedecequej’aiditàConrad.Franchement,jenecomprendstoujourspas pourquoijel’aidit. Normalement,jedevraisêtrefollederageàcausedetoutça. Maisaujourd’hui…çava. Laneigem’estégale.JenesuispasfurieusecontreKathleenetDirk.Jemefichedecequefont PeteretTracy. Parcequeaujourd’hui,aprèslescours,j’auditionnepourlenouveaugrouped’Angelo. Jesuisprêteàaffrontermondestin. Je dois m’y reprendre à trois fois pour ouvrir mon casier. J’aimerais pouvoir dire que c’est parcequemesmainstremblentsouslapousséed’endorphineconsécutiveaucoursdesport—ona faitdusprint—maisjen’arrivepasàmerappelerlacombinaisondemoncadenas,alorsquejedois l’avoircomposéedesmilliersdefois. Jesuisnerveuse. Maisc’estunebonnenervosité.Jeconnais«CherryBomb»enlong,enlargeetentravers.Je pourraislechanterendormant.Jelechanteprobablementendormant. Pourfairemonéducation,Angelom’aenvoyédesMP3demorceauxpunkdelagrandeépoque. Son groupe s’est dissout. Le chanteur a signé chez une maison de disques, pas les autres membres. Angeloditqu’ils’enmoqueparcequecetypeétaitunloser,maisjesaisqu’ilesttrèsvexé.Donc,il estentraindeformerunnouveaugroupeetchercheune«chanteuseavecuneméchantevoix»parce qu’ilena«saclaquedesmecs». Ilpensequejepourraisêtrecettechanteuse. Moiaussi,jepensequejepourraisl’être. Au début, il ne m’envoyait que des MP3 de chanteuses, mais maintenant il m’envoie aussi des chanteurs.BadBrains,SocialDistortion,BlackFlag,TheDeadKennedys,TheSexPistols,TheClash. Jusqu’à présent, c’est Peter qui formait mes goûts musicaux — Amy Winehouse, Snoop Dog, Led Zeppelin—maiscen’estrienàcôtéd’Angelo.Peternedoitpasconnaîtrelamoitiédecesgroupes. Trèsfranchement,ilm’arrivedenepassavoirquefairedestrucsquem’envoieAngelo.Jene saispasquoientireroucommentm’yprendrepourchantercommeeux.Ilsnemeplaisentpastous. Mais ils ont la rage et les chanteurs enragés m’hallucinent. Je descends au sous-sol et chante à me casserlavoixpendantuneheureavantdemecoucher.C’estcommesiquelqu’unouvraitlesommet de mon crâne pour que toute la hargne qu’il contient se dissipe dans l’atmosphère. Quand j’ai terminé,jesuistellementapaiséequejepourraism’endormirsur-le-champsijelevoulais,etjen’ai pratiquementplusdevisionshorribles. Adieu,insomnies.Dégagez,imagessanglantes.Dubalai,bandedenases. La sonnerie de fin de cours retentit alors que je suis à peine rhabillée. J’ai tellement transpiré pendantlesprintquej’aidûprendreunedoucheet,bienquej’aieveilléànepasrecevoird’eausurla figure,jedoisencoreretouchermonmaquillage.Jevaisarrivervraimentenretardenfrançais.J’ai entendulahordequitterlescasiersentraînantlespiedspourlederniercoursdelajournée.J’attrape monsacetmeprécipiteverslemiroir. Lafillequimeregardeal’œilcernéd’eye-lineretlescilschargésdemascara,unepetitefrange courteirrégulièrequ’elles’estfaitelaveilleavecdesciseauxcrantésetunemèchebleue. Ilvasansdirequelamèredecettefilleapiquéunecrisecematin. J’aiditàmamanquelebleupartiraitaulavageetquemafrangeallaitrepousser.Elleafaitun effortpoursecalmer—jel’aipratiquementvuecompterjusqu’àdix—puism’aregardéedelatête auxpieds.Jeluiaiditquejem’étaisinspiréed’ExeneCervenka. Je m’attendais à ce qu’elle me demande de quoi il s’agissait, mais elle a hoché la tête — se pourrait-ilqu’elleconnaisseExeneCervenka?—etjel’aivueprendreladécisiondeneriendireà proposdemescollantsnoirstroués,desDocMartensetdelaroberétroquej’aiempruntéesàHolly. J’aichangéd’apparence.J’aichangé. JepariequeTracyvavouloirmemettresurleTopdesStylésaujourd’hui. Maisjenel’yautoriseraipas. ÇanevapassimalqueçaentreTracyetmoi.C’estplutôtcommesinotrerelationétaitenpause depuislaSaint-Valentin.Peteretmoinousadressonsàpeinelaparole,cequiétaitdéjààpeuprèsle casdepuissonretour,sauflesoiroùilestvenudansmachambre. JedoisreconnaîtrequeTracymemanque—peut-êtreplusquePeter,parcequ’ilmemanquait déjà depuis longtemps et que je m’y étais habituée. Mais je n’ai pas envie de la voir. J’ignore commentleschosessontcenséessepassermaintenant.SijedisquelquechoseàTracy,est-cequ’elle vaautomatiquementlerapporteràPeter?Est-cequePeterluiditdestrucssurmoi,destrucsqueje neluidiraisjamaisàelle? Elleadûcomprendrecarellenem’envoiepluslaTopdesStylésList. Très franchement, c’est unesortedesoulagementdeneplustravaillerpourelle. Quandj’ypense,jemedisquejedevraisêtrecontentepoureux.TracyatoujoursaiméPeter, Petertraverseladeuxièmepériodelaplusdifficiledesavie.Ilabesoindequelqu’unetTracypeutlui apportercequemamannepeutpas.Ouneveutpas. Jevoudraisvraimentavoiruneattitudematureetêtrecontentepoureux.Maisjenepeuxpas.Pas pourl’instant. Alorsquejerectifiemoneye-linerenespérantqueM.Levertnedirarienpourquelquesminutes deretard—dumomentquejeluiexpliquelesraisonsdemonretarddansunfrançaisimpeccable—, laclassesuivanteentredanslesvestiaires. JereconnaislavoixdeLena. —Elleestnoireavecundostrès,trèséchancré—jevaisêtreobligéedememettredudoublefacepourqu’onnevoiepasmesfesses.Etlatienne? —Jenel’aipasencore.MaisAnthonym’aimeenrouge. C’estRegina,aussienthousiastequesielleparlaitdelalitièreduchat. Ellesarriventenvuedesmiroirsets’arrêtentnetenmevoyant.Lenaobservemafrangeendents descie. —Tusaisqu’ilyadesprofessionnelspourcouperlescheveux?Ilsfontaussilescolorations. Jenerépondspas.Ellepoursuit,sansfaireaucuneffortpourcachersondégoût. —Pourquoiest-cequetuescommeça? Reginaneditrienetmefixeduregard. —Pouruneaudition. —T’auditionnespourunspectacledemonstres? Satisfaitedesarepartie,Lenachercheduregardl’approbationdeRegina. —C’estunspectacledemonstresàelleseule,faitRegina. Dans le miroir, je la vois se diriger vers les casiers. Lena la suit comme un chien docile. D’autresfillesarrivent,aperçoiventReginaetdécidentdeprendreuncasierdansuneautrerangée. —Regarde,elleestcommeça. Lena montre quelque chose à Regina sur l’écran de son téléphone. Regina le regarde à peine. Voyantquejelesobserve,Lenamedemandesuruntonfaussementinnocent: —Tuvasaubaldefind’année? Reginaritsèchement.Feignantdenepasl’avoirentendue,jecherchedudémaquillantaufondde monsac,pourretirerlemascaraquiacoulésousmesyeux.Lenajettesontéléphonedanssoncasier, retiresonpull—elleporteunsoutien-gorgepush-upquiluifaitdesseinsénormes—etsecoueses cheveuxcommesiellejouaitdansunfilm. —Onsepartagelalimousine?demandeLenaàRegina. Sansréfléchir,jemeretournebrusquementetm’adresseàRegina. —Attends.Anthonyettoiallezaubaldefind’annéeavecLenaetMatt? C’estbienlapremièrefoisquej’adresselaparoleàReginaavantqu’elleattaquedirect. Asontour,ellefaitcellequin’entendpas. —AprèstoutcequeMattafaitàtonfrère? Reginaretiresesboots. Jemesurprendsàpoursuivre. —Tutesouviensdelui,j’espère?Conrad? Lenalèveostensiblementlesyeuxauciel. —Toutlemondesefaitbizuterpourentrerdansuneéquipe.Conradavraimentexagéré.Toi aussid’ailleurs. —Jen’aifaitqu’aidertonfrèreàsortirdelapiscine.Jen’airienexagérédutout. Lenarajustesonsoutien-gorge,commesiellen’étaitpassatisfaitedel’effetproduit. — Tout le monde sait que tu es allée balancer Matt à Chen. Tu ne peux rien cacher à la proviseure. Je regarde Regina pour voir si elle va se lancer, mais elle se change avec une étrange application.ElleestpudiquecomparéeàLenaquiretiresonleggingetsepavanedevantlemiroiren petiteculotteetsoutien-gorgededentelle,enfeignantdenepasremarquerqu’onlaremarque. Regina,elle,noustourneledospourretirersonjeans. Je me retourne vers le miroir pour finir d’effacer les coulures de mascara et arranger mes mèches.Jenevoudraispasavoirl’airdefuirdevantReginaetLena.Jeremetsmonmascaraetmon démaquillantdansmonsacetm’apprêteàsortirquandReginaretiresonpull. Lesmarquessursondossontestompées.Avraidire,jenelesauraispeut-êtrepasremarquées sans l’affreux éclairage fluo — sûrement étudié pour que les élèves ne passent pas leur temps à s’admireraulieudesedépêcherd’allerencours.Maisici,jenepeuxpasnepaslesvoir.Ellessont grandes.Delagrosseurd’unpoing,jedirais. C’estàsedemandercequ’ellecachesursoncôtéface. Lenaenestàl’afterdubaldefind’année.Est-cequ’ilvautmieuxlouerunbungalowoujuste alleràl’hôtelcommel’andernier?Remarquantmonimmobilité,ellesetourneversmoipuissuitla directiondemonregard.Ellen’aqueletempsd’entrevoirledosdeRegina,quienfilesonmaillotde sportetenextraitsescheveuxblonds. Lena ouvre de grands yeux et ne peut s’empêcher de se retourner vers moi, pour avoir confirmationquenousavonsbienvulamêmechose.Nousnousregardonsunlonginstant,essayant decomprendrecequepensel’autre,detrouverquefaire. Lena se décide avant moi. Elle se retourne et reprend son bavardage où elle l’avait laissé, racontantqu’ellepourrapeut-êtreextorqueràsesparentslalocationd’unbungalowsurlaplage.Je n’aipassarapidité.QuandReginaaperçoitmonvisage,ellecomprendimmédiatementcequej’aivu. Oucroisavoirvu. —Anthonyaimequandçafaitmal. —Quandquoifaitmal? —Lesexe.Tuconnais? Elleaprissafaussevoixdepetitefille.Elleestenmodegarceetvafairelemaximumpourque lasituationseretournecontremoi.Jemeprépareàencaisser. — T’as intérêt à piger vite si tu cours toujours après Jamie. Parce qu’il a des exigences. Ma premièrefoisc’étaitaveclui,quandilhabitaitcheznous.Jerecommenceraissanshésiter. J’ai envie de me boucher les oreilles — je ne veux pas parler de ça avec elle. Je ne veux pas connaîtrelesdétails.Jeneveuxpassavoircommentc’était.Jeneveuxpasenentendreparlerdutout. Jeneveuxpaspouvoirmedirequ’ellesaitbeaucoupmieuxquemoicomments’yprendreavecun garçon—avecJamie—etquejesuisincapabledelaconcurrencersurceterrain. Jerepenseàlamanièredontjel’aifrappéesurlestadel’andernier. Respire. Reginasaitexactementcommentmemettrehorsdemoi—ellel’atoujourssu.Sonfrèreetelle sonttrèsfortsàcejeu-là.Ilsdoiventtenirceladeleurpère.Jemesuisdéjàretrouvéeenprésencede MmeDeladdoetjenevoispascommentelleleurauraitapprisl’artdedétruireautrui. Regina,unsourirefigésurlevisage,attendquejedisequelquechose. Commentpeut-onàlafoisdétesterquelqu’unàcepointetavoirpitiédelui?Matêtevaéclater souslapressiondecesdeuxforcesantagonistes. —Pourquoiest-cequetutienstantàm’éloignerdeJamie? Je pose la question aussi calmement que possible, en essayant de ne pas serrer les poings. Je veuxleluientendredire—jeveuxjustequ’ellem’avouequ’elleesttoujoursamoureusedelui. Ellejettesonsacdanssoncasieretenclaquelaporte. —Parcequet’esbidon,Rose. Cen’estpasdutoutceàquoijem’attendais. —Tupeuxpréciser? Elleprendtoutsontempspourcomposerlacombinaisonducadenas,puisramassesonsweatet seretourneversmoi. —TuserasjamaisavecJamie.Tuperdraspeut-êtretonpucelageaveclui,tusortiraspeut-être avecluipourfaireenragertesparents… Mesparents?Lagarce.Ellesaitparfaitementquemonpèreestmort. —…maistupartiras,parcequetupensesqu’Unionn’estpasassezbienpourtoi.Tupensesque Jamienonplus,d’ailleurs. Sesparolesseglissentsousmapeaucommedeséclatsdeverre. Sivitequejen’aimêmepasletempsdem’enrendrecompte. Lasonneriededébutdecoursretentit. Lenaregagnelasalledesportenmejetantuncoupd’œilindéchiffrable. Reginaluiemboîtelepasencrachantunedernièreremarque: —Tunevauxvraimentpasmieuxquenous. Savoixestduremaissonregardesttriste—unvraichagrinnonfeint. Ellenecroitpasunmotdecequ’ellevientdedire. Laportedelasallesereferme.Jerestefigée,essayantdemeressaisir,d’arrêterdetremblerde confusion,depeuretderagecommec’esttoujourslecasaprèsuneconversationavecRegina. Seséclatsdemotsmebrûlentsouslapeau. Je bondis — je n’ai jamais été aussi en retard en cours — non sans entrevoir au passage une mèchebleuedanslemiroir. J’aifaillinepasmereconnaître. *** Laneiges’engouffreentremoncoletmoncoudénudé.Surleparkingglissant,j’attendsAngelo quiaquinzeminutesderetard.Jen’aiprisnibonnet,nimanteau,niécharpeparcequeçan’allaitpas avecmatenue. Jesuisfrigorifiée. Mon cerveau tourne en boucle depuis le cours de français sans que je puisse le débloquer. Je revoislesmarquesdeRegina.PuisjepenseàJamie,quiavucesmarquesdesesyeuxetdetrèsprès; JamiehabitantchezlesDeladdo;Reginaperdantsavirginitéaveclui.Ensuite,jem’imaginefaisantla mêmechose.Aveclui.Etjepenseàcequeceladoitfaired’avoirpartagéçaavecquelqu’unetdevoir ensuite ce quelqu’un avec quelqu’un d’autre. Alors je comprends pourquoi Regina a voulu faire souffrirJamieensortantavecAnthony. AnthonymeramèneauxmarquesdansledosdeRegina,etainsidesuite. C’estAnthonyquiluiafaitcesmarques.Forcément. Je me rappelle la manière dont il l’a attrapée à la soirée du gang des nageurs, si fort que son brasestdevenutoutblanc.J’aieuenvied’ôtersessalespattesdeRegina.J’aieuenvied’aidercette fillesanssavoirpourquoi. Jesavaisquequelquechosen’allaitpas. Jamieest-ilaucourant?Est-cepourcelaqu’ilestsiprotecteurenverselle? Ilnepeutpasêtreaucourant.IlauraitréglésoncompteàAnthonydepuislongtempss’ilétaitau courant. Bref,est-cequejedoisenparler? Sij’enparleàJamie,ilvas’enprendreàAnthonyetilsrisquentdes’entretuer—littéralement. Etsijemetrompais?SiReginadisaitlavéritéetsiAnthonyetellefaisaientdeschoses—j’ignore totalementlesquelles—quiseterminentpardesbleus?Alorsj’auraisl’aird’uneparfaiteidiote. Est-cequec’estpossible?Desgensfontvraimentcegenredetrucs? Mais si je ne me trompe pas et n’en parle pas à Jamie, Anthony continuera à battre Regina et Regina continuera à le laisser faire… Pourquoi ? Parce qu’elle n’est pas très futée ? Parce qu’elle croitlemériter?Parcequ’elleneconnaîtriend’autre? Leproblème,c’estquejemesuispromisaudébutdel’annéedeneplusmemêlerdeshistoires desautresetdemetaire.JesuisdéjàrevenueunefoissurmapromessepourConrad. Est-ce que je dois vraiment quelque chose à Regina après tout ce qu’elle m’a fait et vu la manièredontellemetraite? Jeshootedansunemontagnedeneigefondueenfaisantvolerdespetitsmorceauxdeglacesale. Pourquoiest-cequejemeretrouvetoujoursavecdesinformationsqued’autrespersonnesdevraient avoir,desinformationsquejenepeuxpasleurcommuniquersansprovoquerunecatastrophe? Jeneveuxpaspenseràtoutcelamaintenant.Jedoispenseràl’audition,àtoutelamusiqueque j’écoute depuis des semaines, au fait que c’est peut-être mon unique chance de devenir le genre de chanteusequejeveuxêtre. JechasseReginademespensées. Jecherchel’inspirationdanslecieldemarsleplusdémoralisantetleplusgrisquej’aiejamais vu,quandlavoituredeJamies’arrêteàcôtédemoi. Ilsepenchepourmeparlerparlafenêtredupassager. —Angelom’ademandédeteprendre. Onm’aditunjourqu’ungarçonnepouvaitpasêtrequalifiéde«joli»,çafaitpasviril—les fillessontjolies,lesgarçonssontbeaux.Jamieestvraimentbeauetmignonettout.Maisilestaussi joli,craquant,toutcequevousvoulez,mêmequandilestfurieuxcontremoi. Est-ce que mon nouveau look le surprend ? Il n’en montre rien. Dans les coulisses de mes pensées,enplusdetouteslesautreschosesqu’ilyaentreluietmoi,jesuisdéçuequ’ilnediserien, qu’ilneremarquepaslechangement. —OùestAngelo? —Encoreauboulot.Tuesprête? Jesuisgelée.Jenedésirerientantquedemonterdanslavoitureetprofiterduchauffage,mais non,jenesuispasprête.Jesuisénervée,perdueetjepanique.Jenem’attendaispasàlevoir.Jen’ai pasd’explicationàluifournirconcernantcequej’aiditàConradlesoirdelaSaint-Valentin.Jene peuxriendiresurReginaparcequejenesuispassûredecequej’aivuetneveuxpaspasserpour unedemeuréeouuneidiote. Moncerveaus’emmêle. Jamiesepencheunpeuplusetouvrelaportedupassagerdel’intérieur. —Ilfautqu’onparle. Je me suis sentie bien avec cette coiffure et cette tenue toute la journée mais, à l’instant où la portière se referme, j’ai l’impression d’être un imposteur, comme si je portais un déguisement. Tandisquenoussortonsduparking,j’abaisselepare-soleilpourmeregarderdanslepetitmiroiret merappeleràquoijeressembleaujourd’hui,quijesuisàprésent. Ilnem’apaséchappéquejemesuisregardéedanslemiroirplussouventaucoursdesdernières vingt-quatreheuresqu’aucoursdesdeuxdernièresannées.Monrefletnemedérangeplus—enfait, jenepeuxplusm’empêcherdemeregarder.Peut-êtrequej’aimeenfincequejevoisdanslaglace. Oualorspeut-êtrequejenedétestepluscequejevois. Serait-ce un exemple de double négation avec effet d’insistance ? Il faudra que je pose la questionàCamber. Toutenregardantmonreflet,jesensqueJamiem’observe.Jel’ignoreetrabatslepare-soleil. Mesdoigtssontraidisetrougisparlefroidcarjen’ainigantsnipoches.Jelessensàpeine,mais celanem’empêchepasdelesenfilerdanslestrousdemescollantspourlesagrandir. —T’asétévraimentignoble,meditJamie. Jerougis.Jetiretropfortsurmoncollantetdeuxtrousdetaillemoyenneserejoignent,formant untrougéant.Jetiresurmarobepourlecacher. —Tuesfurieuxcontremoi? —Ouais,onpeutdireçacommeça. Ça m’énerve d’avoir fait quelque chose qui fait qu’il ne m’aime pas. Mais quelque chose me retientdem’excuser. —Alors,qu’est-cequis’estpasséaprèsvotredépart?dis-je,commesijem’enmoquais. —Jel’airamenéchezlui. —Tul’asramenéchezluidansl’étatoùilétait? —MmeDeladdoenavud’autres. —CommentvousavezfaitpourpasserdevantCamber? —Camber,çava. Commesicetteréponseexpliquaittout!Tandisqu’ilattendaufeurouge,Jamieessuieleparebriseembuéàl’aidedesamanche.Puisils’adosseàsaportièreetmeregardejusqu’àcequejen’en puisseplus. —Jel’aiditparcequec’estvrai.Tulesaistrèsbien. —Etalors? Il a l’air vraiment étonné. Comme s’il ne comprenait pas en quoi le fait que Conrad soit amoureuxdeluiétaitimportant! Lefeupasseauvert. Ilredémarre. Etjecomprendsquecen’estpasimportant.Paslemoinsdumonde. Quelqu’unaimequelqu’unquinel’aimepas.Cesontdeschosesquiarrivent—sûrementtoutle tempsquandons’appelleJamieForta.Pasdequoienfaireunemontagne. Alorspourquoiai-jecruqu’ilfallaitenfaireunemontagne?ParcequeConradestgay?Parce queJamienel’estpas? Quelestmonproblème? Quelle que soit la réponse à cette question, une chose est claire : Jamie est une meilleure personnequemoi. C’estpeut-êtrecequeReginaaessayédemedire,aufond. Jemesenssoudainsurladéfensive. —Conradétaitignoble.Jevoulaisluiclouerlebec. —Félicitations!Tuasréussibrillamment!Ilnem’apasadressélaparoledepuis. —Commeça,tuvaspeut-êtrepouvoirt’occuperdetavieaulieudet’occuperdesDeladdo. J’aiàpeinegrommelécesmotsquejerevoisReginasouslalumièrecrueduvestiaire. —Jepeuxallumerlaradio? —Tuneveuxplusmeparlernonplus,c’estça? Jem’écartedeluietdessinedespointssurlabuéedemavitre.Plusjetracedepoints,mieuxje voisl’extérieur.Uneversionpointillisted’Uniondéfilesousmesyeux,oùseconfondentlesnuages defumée,laneigefondue,lesruesetlesbâtiments.Jen’aijamaisvraimentréfléchiàUnion,essayé desavoirsic’étaitunbonouunmauvaisendroit.C’estUnion,voilàtout.C’estvrai,jevaislequitter unjour—j’aitoujourspenséquemavieétaitailleursetquejedevaisalleràsarecherche. Mais je ne suis pas la seule. Je parierais que les personnes qui quittent Union sont plus nombreusesquecellesquiyrestent.Qu’est-cequilesdifférencie?Qu’est-cequipousseunepersonne àpartiretuneautreàpasserlerestedesavieici?L’undecesdeuxchoixvaut-ilmieuxquel’autre? Est-cequejemecroistropbienpourcetteville?TropbienpourJamie? Jevaisàlafacaprèslelycée.J’ignorecequeveutfaireJamie—ilnelesaitpeut-êtrepasluimême. Quelleimportance? —Jet’avaisjamaisvuecommeça. Unesoudainepousséedehontemedonnelanausée. —Biensûrquesi,l’andernier,quandtum’asempêchéedefrapperRegina. J’avais vraiment envie de lui faire mal. Mais elle aussi voulait me faire du mal, par tous les moyensimaginables.Celajustifiait-ilmaconduite? J’observemondessinsurlavitre. —Tuasperdutonpucelageavecelle? Jamiemettellementdetempsàrépondrequejemedemandesij’aiposélaquestionàhautevoix ousijel’airêvée. —Pourquoitumeposescettequestion? —Aujourd’hui,ellem’aditqu’elleavaitperdulesienavectoi,quandtuhabitaischezelle. Jamieal’airabasourdi,commes’iln’enrevenaitpasqu’ellem’aitditça. —C’estlàquetuastoutdécouvert?Poursonpère? Alamanièredontilremuelamâchoire,jevoisbienqu’ilestencolère,maisj’ignoresic’est contremoioucontreelle. —Etpourquoielleteracontedestrucspareils? Amontourd’êtreencolère.Çam’énervequ’ilpuissemeposerunequestionpareille. —Parcequ’ellemedéteste,Jamie,etqu’elleestamoureusedetoi,exactementcommeConrad! Pendantqu’onyest,peut-êtrequeMmeDeladdol’estaussi! Jamie tourne brusquement à droite. Je m’accroche à ma ceinture de sécurité de peur d’être projetée sur lui. Il se gare derrière un immeuble isolé et se met au point mort. Puis il me regarde longuement,d’unairdur. —TunesaisriendeMmeDeladdonidecequ’elleafaitpourmoi. Super.UnautremystèrechezlesDeladdo. — Tu me le diras peut-être un jour. Sinon, Regina me le dira la prochaine fois qu’elle aura besoind’utilisercequ’ellesaitsurtoicontremoi. Jamie se frotte le visage à deux mains comme pour effacer cette conversation, puis croise les bras. —Ont’ajamaisditquet’étaispénible? Jesuisatterrée. —Moi?C’estmoiquisuispénible?C’esttoiquim’embrasses,m’invitesaurestaurantpourme dire qu’on ne peut pas sortir ensemble et puis qui viens chez moi et me caresse et m’embrasse — encoreunefois! Danslesilence,laneigesemueenneigefonduequifouettel’extérieurdelavoitureetrebondit surlecapot.Jamiepousseunlongsoupiretsepasseunemaindanslescheveux. —J’aiperdumonpucelageàtreizeans. Cette information déclenche dans mon corps une bouffée de chaleur si violente que j’en ai le vertige.Ondiraitqu’ilfaitsoixantedegrésdansl’habitacle. —Treizeans? —Hmm,hmm. —Avecqui? —Unefilledansunesoirée.Elleétaitdéfoncée.Onl’étaittous. —Tuétaisdans…Tuavais…Mais… Jenesaisquellequestionposerenpremier.Jenepeuxpasimaginerunmondeoùlesgarçonsde treizeanssedroguentdansdessoiréesetcouchentavecdesfilles. Çaprouvel’étenduedemonignorance. —Elleavaitquelâge? —Dix-septans. —Cen’estpas…illégal? —Probablement. —Ettuétaisdéfoncé?Atreizeans? —Oui,fait-il,catégorique,commes’ilvoulaitquejecessemesquestions. Et ça marche. Je suis réduite au silence. La jalousie, le désir et l’admiration se disputent les faveurs de mon cerveau. J’essaie d’imaginer Jamie Forta à treize ans, ayant pris de la drogue et couchantavecunefillededix-septans. Atreizeans,jecollectionnaislesautocollantsdechevaux… Mon silence s’éternise tellement que Jamie se tourne un peu vers moi pour mieux voir mon visage. —Çat’aplu? C’estlaseulequestionquitraversemoncerveauconfus. —Non.Çan’avaitriendeplaisant. Ces mots ne me disent rien de ce qu’il en pense, mais ils me donnent envie de lui prendre la mainetdesentirlachaleurdesapeausurlamienne. —Commenttut’esretrouvédanscettesoirée? Ilhausselesépaules,commes’ilnesavaitplus. —J’étaisbeaucouplivréàmoi-même,àl’époque.J’aifaitpasmaldetrucsquejen’auraispas dû. —Tuas…couchédepuis? J’attendssaréponseavecunmélanged’appréhensionetd’impatience. —Ouais,j’aipasarrêté,fait-ilavecunpetitsourire. Jesuistropintriguéeparsonhistoirehallucinantepourêtregênéequ’ilmetaquine. —Çateplaît? C’estàcemomentprécisqueJamieremarquemonchangementd’allure.Ilmeregardedelatête auxpieds,observantmafrange,mamèchebleue,marobe,mescollants,meschaussuresmontantes. Je ne sais pas si ça lui plaît — son visage est complètement indéchiffrable. Mais quand son regard croisedenouveaulemien,ileffleuremescheveuxbleus. —Parfois. Çaluiplaît.Parfois. Mon estomac fait un petit bond. J’ai envie d’ouvrir la vitre pour respirer et laisser la neige fondue s’écraser sur mon visage. Ma tête tourne au contact de ses doigts, j’ai envie de fermer les yeux. —Quand,parexemple? —Quandc’estquelqu’unquicomptepourmoi. —Etilyabeaucoupdepersonnesquicomptentpourtoi? —Non. —Reginacomptait? Ilrépondsanshésiter. —Oui. JesongesoudainqueJamieestpeut-êtreleseultypequiaitétégentilavecelle. Detoutesavie. —Est-cequejecomptepourtoi? Samainchaudeglissejusqu’àmanuqueets’ypose. —Atonavis,Rose? Laneigefonduetombeplusdrue,lebruitestplusfort. — Tu te rappelles la cuisine, la veille de Noël, et devant chez Tracy avant la rentrée, et l’an dernier—laSaint-Valentinetlasoiréed’accueil? Ilacquiesce. —Pourquoitudisparaistoujoursaprès? Ilmeregardecommesij’étaiscenséeconnaîtrelaréponse. Soudain, je me demande si Regina lui a déjà parlé de cette théorie qu’elle a sur moi, selon laquellejemetrouvetropbienpourluietnem’attacheraisjamaisvraimentàlui. —Etsijetedisaisque…jet’aime? Voilàcequisortdemabouche. Les beaux yeux noisette de Jamie se plantent dans les miens et il se fige — je crois qu’il ne respire même plus. Puis sa main quitte lentement ma nuque, il détourne légèrement la tête sans détacher ses yeux des miens, comme s’il n’était pas sûr d’avoir bien entendu, mais comme si — à supposerqu’ilaitbienentenducequ’ilcroitavoirentendu—ilmecroyaitvraimenttrèsdérangée. —Tumeregardescommesij’étaisfolle. —Ehbien… —Nedispasquetunelesavaispas. Jamie se détourne de moi et pose les mains sur le volant comme s’il voulait fuir cette conversationavantquejen’ajoutequoiquecesoit. —Arrête,Rose. —Quej’arrêtequoi? —Toutvachangerbientôt.Çanevautpaslecoup. —Pourtoi? —Pourtoi.Tunem’aimespas,Rose.Crois-moi. Mespoumonssevidentd’uncoup. Sontéléphonevibre,ilplongeunemaindanssapocheetrépond. —Oui…Oui,onarrive. J’entendslavoixd’Angelo,sanspouvoirdistinguercequ’ildit. —D’accord. Jamie fourre son téléphone dans sa poche, regarde par-dessus son épaule pour faire marche arrièreets’engagedansl’artèreprincipalecommesinousnevenionspasdeparlerd’amour. Commesijeneluiavaisjamaisriendit. 14 Indiscret (adj.) : fouineur ; qui se mêle des affaires des autres. (voiraussi:mamère…etmoi—ehoui!) *** Mamèremijotequelquechosepourmonanniversaire. Samedimatin,ellemeremetsacartebancaireendisant: —Vaaucentrecommercialt’acheterunerobe.Quelquechosequiteplaise. Elleajouteavecunsouriremalicieux: —Ontetrouvebienenbleu.Çafaitressortirtesyeux. J’essaie d’en savoir davantage, mais elle ne lâche rien. Tout en marchant vers le centre commercial,jesongeàappelerTracypourl’inviteràpartagercemomentdemaviesansprécédent oùjedétienslacartebancairedemamèreaveclapermissiondem’achetercequejeveux.Maisje n’appellepasTracy. Maintenant que je ne collabore plus au Top des Stylés, je dois me connecter sur internet pour voirquielleamissursonblog.Cematin,j’yjetteunœiletjelis: TopdesStylés:spécialuniversité! Bienentendu,Peterestlemodèledujour,cequejetrouveplutôtironiqueétantdonnéqu’ilest actuellement exclu de la fac. En outre, Tracy a triché : elle l’a habillé et a pris des fausses photos spontanées.Jelesaisparcequ’ilal’aird’unmannequindechezJ.Crewalorsqu’ilestinconcevable quemonfrèrepuisseouveuilleressembleràunmodèledechezJ.Crewsansinterventionextérieure. Enarrivantàlagaleriemarchande,jemepromèneparmimesboutiqueshabituelles,maisjen’y voisquedesvêtementsnormaux,ordinaires,ennuyeux—trèsUnion.Ilyaencoreuneboutiqueque je peux essayer, tout au bout du centre commercial. Elle s’appelle Tried & True. On y vend des vêtements vintage où des vêtements neufs de style vintage. J’y suis allée une fois quand j’étais en Quatrième — je n’y ai rien vu qui me plaise, mais à l’époque je ne portais quasiment que des leggingsetdessweat-shirts. DanslavitrinedeTried&True,unmannequinestvêtud’unerobeminiàpaillettes,delongues botteslacéesetdecollantsàmailletoiled’araignée.Lemannequinalesbrastatouésdetêtesdemort, duvernisfuchsiaauxonglesetdufardàpaupièresbleu.Unmicroestdisposédevantetsesbrassont orientésdetellefaçonqu’onladiraitprêteàprendrelemicropourchanter. Est-cequejepourraisporterçapourchanteraveclegrouped’Angelo?Aconditionqu’ilme prenne,évidemment. Monauditionnes’estpastrèsbienpassée.Enfait,ç’aétéhorrible,même.J’aiessayédechanter «CherryBomb»untasdefois,maisjen’arrivaispasàchantercommelevoulaitAngelo.Iln’arrêtait pasd’arrêterlesmusicienspourvenirmedonnerdesconseils,maisjenepigeaispaslestylequ’il recherchait. —Elleest,genre,dangereuse—complètementdéjantée.Elleexplose!Ellecrame! Quandilavaitfinidehurler,legroupereprenaitl’intro,etainsidesuite. J’aicommencéàmesentirmaletj’aichantéencoreplusmal.Ilafalluqu’Angelomedemande sijemesentaisbienpourquejemerendecomptequenon. JevenaisdedireàJamiequejel’aimais.J’ignoraisquej’allaisleluidireetjenesuispassûre deleluiavoirditpourdebonnesraisons,maisjel’aidit. C’étaitlapremièrefoisquejeledisaisàquelqu’un. Ilm’aréponduquejenel’aimaispas,qu’ilnevalaitpaslecoup. Jecroisqueçam’amiseenétatdechoc. Alafindel’audition—oupeut-êtrequandAngeloetlegroupen’enpouvaientplus—,Angelo m’areconduitechezmoi. Ens’arrêtantdansl’allée,ilm’aadministréunedesesfameusesbourradesdansl’épaule. —Benalors,qu’est-cequit’aspris,p’titeesquimaude? Je lui ai tout raconté — ou presque. Regina me racontant qu’elle avait perdu sa virginité avec Jamie;moidisantàJamiequejel’aimais;Jamiemedisantqu’ilnefallaitpas. JeneluiaipasparlédesmarquesdeRegina. Cen’étaitpaslapremièrefoisquejepleuraisdevantAngelo,maisc’estlapremièrefoisqu’ila suquoifaire. —Ecoute,p’titeesquimaude,m’a-t-ilditenregardantautourdelui,commes’ilcraignaitdese fairepincer.Jenepeuxpasvraimentenparler.Maisjepeuxtedireunechose:quandunefilleditçaà Forta,peuimportequ’ilsoitamoureuxd’elleoupas,gameover.Ilpeutpasgérer. Ensuite,ilm’apratiquementéjectéedesavoiturecommes’ilenavaittropdit.Tandisquejeme dirigeais vers la porte, il m’a conseillé de regarder sur YouTube Cherie Curry chantant « Cherry Bomb » au moins quarante fois, parce qu’il voulait me refaire passer l’audition dans quelques semaines. Je n’ai pas tout de suite compris qu’il m’accordait une seconde chance. Tout en essuyant mon mascaraetenmemouchant,jeluiaipromisquej’allaisassurerlaprochainefois. Je le pensais vraiment. Aussi mal que ce soit passée cette audition, elle m’a permis de comprendre exactement quoi faire la prochaine fois. Cette révélation était en moi, limpide et inébranlable.Ellechassaitlagêne,lahonte,ledoute,pourlaisserplaceàunpland’action. Enarrivantchezmoi,j’aiappeléVickypourluidirecequej’avaisditàJamieetcequ’Angelo m’avaitraconté.Ellem’atoutdesuitedemandésiJamieetmoiavionscouchéensemblecommeelle m’auraitdemandésijel’appelaissouvent!J’airéponduquenonetellem’afait: —Ecouteunbonconseil.C’estunefillequis’estfaitculbuteràquinzeansquiteledonne.La plupartdesfillesperdentleurvirginitéavecungarçonquisefiched’ellescommedel’anquarante. Elleslefontpourharponnerlegarçon,puisseretrouventchocolatquandcemêmegarçonpasseàla suivante. Avant de faire quoi que ce soit, demande-toi si tu peux faire totalement confiance à ce garçon,situpeuxluiconfiertoncorpsettoncœur.Etnetrichepasavectoi-même. LaréponsedeVickyétaitunpeuhorssujetmaisjen’aipasarrêtédepenseràcequ’ellem’avait dit.JeconfieraimoncorpsàJamiesanshésiter—jemesenscomplètementensécuritéquandilme touche.Maisjenepeuxprobablementpasconfiermoncœuràquelqu’unquimeditquejenedevrais pasl’aimer,mêmesijeluifaistotalementconfiancephysiquement. Nesachantqu’endéduire,jemetsçadecôté. LaportedeTried&Trueestouverte;àl’intérieur,desenceinteshurlentduSleighBells.J’entre et commence à fouiner dans les rayons pleins de robes superbes. La boutique est organisée par couleurs:ilyaunrayonrouge,unrayonnoir,unrayonvert… Jemedirigeverslerayonbleu—jedoisbiencelaàmamèrepuisqu’ellem’aconfiésacarte bancaire. Je passe les robes en revue en me demandant laquelle m’irait le mieux quand une voix m’interpelle. —Jepeuxvousaider? JesuisaussisurprisedevoirReginaqu’elledemevoir. Ellepâlit. —Qu’est-cequetufaisici? Elles’exprimecommesij’allaisavoirdesennuis. —Je…Tutravaillesici? Ellememontresonbadge«Tried&True»etcroiselesbras.Ellemeregardesalementmais semble nerveuse — elle veut que je quitte la boutique genre immédiatement. Elle porte une robe rouge des années 1950, un cardigan assorti orné de boutons bijoux et un chignon banane. J’ai l’impressiondedébarquerdansununiversparallèle. —Jechercheunerobe.Unerobebleue. Elle me montre le portant que j’avais commencé à inspecter, puis retour au comptoir sans ajouterunmot. Je commence par la première robe, que je pousse à droite. Je pousse aussi la seconde. A la cinquièmerobe,jemerendscomptequejen’aiaucuneidéedecequejecherche. Jemeretrouveaucomptoir,plantéedevantRegina,sansavoirréfléchi. Elledécoredessacsdepapiercraftdutampondelaboutique.Jenedisrien,jelaregarde.Ce n’estpasunetactique.Jenesaisvraimentpasquoidireniquoifaire,maisjesuislàetjelaregarde. Uninstant,ellemeregardeaussietj’ail’impressionqu’ellevadirequelquechosedevraiment important.Maisellesebaissejustepourmonterlesondelamusique. —T’esvraimentbizarre. Jeresteplantéelà,attendantqu’ellem’envoieaudiable.J’ail’impressionqueçadureuneheure. J’ignoreoùj’aitrouvélecouragedeveniricilatoiser,maisjel’aitrouvé. Enfin,elles’arrête,poseviolemmentletamponetmetdel’encresurlecomptoir. —P…c’estpastesaffaires. Ilyadelacolèredanssesmots,pasdanssavoix. Ellefuitmonregard. Jecomprendsalorsquej’aivujusteàproposd’Anthony. Ellesoulèveunebrasséedevêtementsàplacerenrayonetmeplantelà.Jeretourneausecteur bleuetmeremetsàregarderlesrobes.J’entrouveunesansmanchesenmousselinebleunuit;lajupe estplissée,l’encolureestmontanteetboutonnéedevant,avecunsuperbedécolletéovalederrière.Je ladécrocheetlamontreàRegina,quisetientaussiloinquepossibledemoi,dansleslimitesdela boutique. —Jepeuxl’essayer? —Tegênepas,merépond-ellesansleverlesyeux. J’entredanslacabined’essayageetmedéshabille. Jenesaispascequej’essaiedefairemaisceseraitplusfacilesijepouvaisdireàReginaqueje suis au courant pour son père — elle ne pourrait plus m’envoyer promener. Seulement elle serait peut-êtreencoreplusfurieused’apprendrequejesaisquelquechosed’aussiintimesurelle,quelque chosequeJamieétaitcensénedireàpersonne.Quelquechosequichangeraitl’imagedepestequ’elle cultive. C’estvraiquec’estunepeste.Maispeut-êtrepasavectoutlemonde,j’imagine. Est-ellefurieusecontresonpère?J’ignorecommentréagissentlesvictimesdeviolences—en veulent-ellesàceuxquilesmaltraitent?Oucelavient-ilaprès,longtempsaprèsladisparitiondeces derniers? Quelestlepirepourelle?Envouloiràsonpèreouquesonpèreluimanque? Direquejemecroyaispauméedepuisquej’enveuxàmonpère! Caron m’a cuisinée la semaine dernière à propos de la colère que j’éprouve envers lui. J’ai reconnuquejeluienvoulaisdeneplusêtrelà,denepasavoirtrouvédemeilleurmoyendegagner del’argentqued’allerenIrak,denepasm’avoiravertiequ’ilallaitresterpluslongtempslà-bas.Je n’ai pas avancé mes autres raisons. Je ne vois pas comment lui expliquer que je lui en veux de m’avoirtoujoursditquej’étaisjolie,parcequejesaisqu’ilneledisaitquepourmeréconforter. QuandjepenseàRegina,jetrouveidiotd’envouloiràmonpèrepourquoiquecesoit. J’enfilelarobebleueparlatête.Elletombesurmoicommesielleétaitfaitesurmesure.Ellene ressembleàriendetoutcequej’aipuavoirjusque-làetilmesuffitdemevoirdanslemiroirpour savoirquejevaislaprendre. Je me rhabille et sors de la cabine. Regina est retournée derrière le comptoir. Elle regarde la galerieàtraverslavitrine.Jenecroispasqu’ellem’aitentenduesortirdelacabine,bienqu’elleait baissélamusique. Jeposelarobesurlecomptoir,sorslacartebancaireetattends. Sansmeregarder,elleprendlarobeetscanneleprix. —Parles-enàJamie,dis-je. Jelaregardepliersoigneusementlarobeentroisetl’envelopperdepapierdesoie.Elleprend tout son temps pour fixer le papier de soie à l’aide d’une étiquette du magasin, puis prend la carte bancaire. —Situleconnaissaisunpeu,tusauraiscequiarriverait. Ellepassemacarteetnousattendonsquelatransactionsefasse.Lamachinesemetàvrombir,à gargouiller,etimprimelereçu. —Jesuissûrequ’ilpréféreraitquetuluienparlesplutôtquetul’empêchesdesebattre. Reginaarrachelereçuetleposesurlecomptoir,ainsiqu’unstylo,pourquejesigne.Jesigne, séparelesdeuxexemplaires,prendslemienetluitendslacopie. Ellenelaprendpas. Jelaposesurlecomptoir. —Ilenadéjàfaitassez. Nousnousregardons.Jesaisqu’elleessaiededevinercequejesais.Jenelarenseignepas. —S’ilteplaît,tudoislefaire. Sonregards’allume. —Tun’aspasàmedictermaconduite.Jenesaispascequetucrois,maisresteendehorsde toutçaetferme-la.J’aipasbesoindetoi. Elleprendlarobepliéeetlaglissedansunsacfraîchementtamponné,qu’ellepousseversmoi surlecomptoir. —Anthonyatortdefaireça,dis-je. LesyeuxdeReginas’emplissentdelarmesetellesembleencoreplusfurieuse. —Qu’est-cequeçapeuttefaire? Ellemetourneledos,feignantdes’occuperdevantl’ordinateurtoutenessuyantfurieusement leslarmesquicoulentsursonvisage. —Va-t’en. Jeprendslesacetm’apprêteàpartir.Jem’arrêtenetenvoyantConradàl’entréedelaboutique. Depuiscombiendetempsest-illà?Jel’ignore,maisilnousregardetouràtour,Reginaetmoi,l’air perplexe,inquietetpeut-êtremêmeeffrayé. —Qu’est-cequetuvoulaisdire? C’estlapremièrefoisqueConradm’adresselaparolesanscolèreapparente. Reginaseretournebrusquementenentendantlavoixdesonfrère.Sonregardsebraquesurmoi etellesefige.Elleattenddevoircequejevaisfaire. J’attendsdevoircequejevaisfaire. —Ils’estpasséquelquechose?medemandeConrad. Jeleregarde.JelerevoislesoirdelaSaint-Valentin,sonamourpourJamiedévoiléparmoiau grandjour,pourlemeilleuretpourlepire…JevoisTracyseservantdelalisteinfamantepourcréer sonTopdesStylés…Jemevoisessayantdefondremavoixdanscellesdesautresetcomprenantque peut-êtrejenedevraispas,ounepeuxpas,ouneveuxpas. Etj’aialorscequipourraitbienêtreunerévélation. Parfoisonveuts’entraideretl’onseretrouvemêléauxaffairesdesunsetdesautres;parfoison reste en dehors de leurs affaires et on les laisse se débrouiller tout seuls. C’est toujours bien de proposersonaide,maistouteaiden’estpasbonneàprendre. Je continuerai à dire à Regina que je sais ce que fait Anthony, que ce n’est pas bien et qu’elle peut se faire aider. Mais elle m’a demandé de ne pas m’en mêler et je respecterai son vœu. Je ne parlerai ni à son frère ni à personne. C’est à elle d’en parler à quelqu’un. Si elle ne le fait pas, ne risque-t-ellepasdeseretrouverdanslamêmesituationplustardavecunautregarçon? JenerépondspasàConrad.Maisjeluidistoutdemêmequelquechose. —Excuse-moi,Conrad,pourcequej’aiditaubal. Conradsemblesidéréetencoreplusperplexequ’avant.Jequittelaboutiquemuniedemabelle robe,laissantlesDeladdoentreeux. *** Chaquefoisqu’undesserveursensmokingfranchitlaportebattante,j’aiunaperçudescuisines rutilantesdurestaurant.Unchefmunid’unegrandepocheàdouillesfaçonneladernièrefleursurun énorme gâteau au chocolat posé sur une table en inox, tandis qu’un commis choisit l’emplacement idéalpourchacunedemesseizebougies. J’aurais pu me passer des quatre premiers plats du menu choisi par Dirk et me contenter du gâteau d’anniversaire — le consommé de canard et le foie gras ne sont pas vraiment mon truc, encoreque,pourêtrefranche,jenesachepasexactementcequec’est.MaisaprèsavoirassistéàThe LaramieProject,j’aidécidédememontrerpolie,reconnaissante,etd’allerdanslesensducourant pourlasoirée,mêmesicelaimpliquedepassermasoiréed’anniversaireavecKathleen,Dirk,Holly etRobert. Ma mère revient des toilettes. Dirk se lève de table pour lui tirer sa chaise, ignorant l’hôtesse écerveléequiseprécipitechaquefoisqu’ilabesoindequelquechose.Elleausédetouslesprétextes imaginablespourvenirànotretabledepuisnotrearrivéeetjevoisbienqueDirkestagacé.Mamère, quantàelle,remarqueàpeinecettefilleempressée.Elleesttotalementauxangesquecettesoiréeait bienlieu. Je pense qu’elle tenait à organiser quelque chose de spécial pour marquer cet anniversaire, sachant que j’ai fêté mes quatorze ans devant la télé avec elle et mes quinze ans à pleurer dans la cuisineavecelle—toutenmeremettantd’unemononucléose.Maisjemesuisénervéeendécouvrant que son plan secret — aller voir Holly et Robert dans The Laramie Project en compagnie de Dirk avantd’allerdîneràNewHaven—étaitenréalitéleplandeDirk. Je dois reconnaître que ce dernier a eu une idée de génie car il est pratiquement impossible d’êtreencoreénervéaprèsavoirvuTheLaramieProject. Lapièceestbelleetpoignante.ElleparledesgensquiontconnuMatthewShepardàLaramie,y comprisceuxquil’onttuéetceuxquionttentédelesauver.Elleparleduchangementquis’estopéré eneuxaprèslamortdeMatthew,delamanièredontilsontchangédepointdevuesurtoutessortesde choses.Enfait,c’estlegenredepiècequivousdonneenvied’êtremeilleurenverslesautres.Jedirais quecettepiècedonnedurecul.Jenepensepasqu’onpuissesortird’unereprésentationdecettepièce en croyant encore que les disputes idiotes qu’on peut avoir avec ses amis ou ses frères et sœurs vaillentlecoup.JeparieraisqueDirks’estditquecelapourraitêtreutileàmamère. Noteimportante:Dirkn’estpasidiot. Toutlemondeabienjoué.Hollyétaitravissante,commetoujours,etRobertafaitdel’excellent boulot.Même Matt n’était pas mauvais — il a dit ses répliques au bon moment et n’a pas saboté la pièce,cequiestplutôtsurprenant.IlsembleraitqueM.Donnellyfassedesmiracles. Maisc’estConradquis’estavérélavedettedelasoirée.Chaqueacteurjouaitplusieursrôlesetil s’estmétamorphosémieuxqu’aucunautrepourinterprétersesdifférentspersonnages.Lemomentle plusépoustouflantaétéceluioùiljouaitunmédecinurgentiste.Ilavaitunmonologuetrèsdifficile danslequelildécrivaitl’aspectdeMatthewàsonarrivéeàl’hôpital.Conradl’ainterprétédefaçon magistrale.J’aieudesfrissons,passeulementàcausedelapièceoudel’interprétationdeConrad, maisparcequ’unacteurétaitentraindenaîtresousnosyeux.Ilatrouvésavoieetaétéparfait. C’estbienlapremièrefoisquejesuisjalousedeConradDeladdo. Alafindelapièce,j’avaisl’impressiond’êtrealléeàLaramieetd’avoirparléavecceuxquiont connuMatthewShepard.Aprèsledernierrappel,ilyaeuundébataucoursduquellesacteursont réponduàdesquestionsetM.Donnellyaexpliquécequec’estd’accepterlesautrescommeilssont. Je crois que la moitié des spectateurs reniflaient, quand ils n’essuyaient pas carrément des larmes. Pendant que nous attendions Robert et Holly, j’ai regardé Conrad recevoir des félicitations. Il semblaitmétamorphosé—ilsemblaitheureux. — L’écriture est vraiment très intéressante, fait Dirk en remplissant le verre de ma mère. Que penses-tudutexte,Rose? La porte des cuisines s’ouvre encore une fois. Cette fois, j’aperçois une personne munie de vraiesfleursqu’elleplaceentrelesbougies. —J’aitrouvétrèshabiledefaireparlerdifférentspersonnagesquines’adressentpasforcément lesunsauxautres.C’estcommesilesrépliquesserépondaientsansquelespersonnagesconversent ensemble. Mamèresourit,commesimoncommentairel’impressionnait. —Maisest-cequetuasétéémue?Est-cequelamiseenscèneafonctionné? —Papa,legrondeHolly.Onn’estpasencours.C’estl’anniversairedeRose. —Excuse-moi,Rose. Dirkm’offresonfameuxsourire,celuiquiluipermetd’obtenirpratiquementn’importequoi.Je croisbienquel’hôtessefofolledéfailleàl’autreboutdelasalle. —Non,iln’yapasdemal,luidis-je.C’estvrai,lapiècem’aémue.Lesacteursaussi.Surtout Conrad.Onnecroiraitpasqu’iljouepourlapremièrefois. —Conradestvraimentbon,ditHolly.Ilatravailléplusdurquetouslesautresauxrépétitions. Robertluilaisseàpeineletempsdefinirsaphrase. —Ilabeaucoupprogresséaufildesrépétitions.Ilafallubeaucoupl’aider. —Maisiln’avaitjamaisjouéauparavant,expliqueHolly.Jepensequ’ilestdoué.Tunecrois pas,papa? —Ilabeaucoup… —Iln’estpasdouédutout,railleRobert. Dirkleregardeavecsurprise.Iln’avisiblementpasl’habitudequ’onluicoupelaparole. —Arrête,glisseHollyàRobert. Luinerépondpas. Jelesobservetouràtour.Toutnevapaspourlemieuxdanslemeilleurdesmondes,finalement. —Qu’entends-tupar«doué»,Holly?reprendDirk. Ellen’apasletempsderépondrecardixgarçonsencostumeapparaissent,encerclentlatableet entament une version a cappella de « Happy Birthday » tous en chœur. Pendant qu’ils chantent, le serveurapportel’énormegâteau,couvertdevraiesrosesetderosesensucre,oùbrûlentdescierges magiques.Lechantterminé,jemepenche,soufflemesbougiesettoutlerestaurantapplaudit. —Merci,lesgarçons.Mercid’êtrevenuscesoir,ditDirkauxchanteurs. Ilselèvepourleurserrerlamainetquelquesflashsfusentdanslasalle.Ilcomplimentel’undes plusjeunes. —Bellevoix,Cal.Calestundemesétudiantsenpremièreannée,explique-t-il. —Merci,monsieur. Calestauxanges.SonregardbifurqueversHollyetilenoubliedelâcherlamaindeDirk. —Rose?meditmamère,pourmerappelerlapolitesse. Jemelèveetm’inclinelégèrementdevantlegroupe. —Oh!Mercibeaucoup.C’étaittrèsbeau. Mêmesileschantsacappellamedonnentenviedem’arracherlescheveux,jedoisdirequece n’estpasdésagréablederecevoirlasérénaded’ungrouped’étudiantsencostume.Calmesourit,puis sonregardretourneversHolly. —Salut,Holly. —Salut,Cal.C’étaitexcellent.Mercid’êtrevenuchanterpourmonamie. BienqueCalsoitsupermignonavecsescheveuxblondsébouriffésetsesyeuxvertsquibrillent, Hollys’adresseàluientouteinnocence.MaisRobertnelevoitpasdecetœil-là. Tandis que Dirk raccompagne les chanteurs et que ma mère se lance dans une discussion stratégique avec le maître d’hôtel sur la manière dont il convient de découper l’énorme gâteau, RobertsetourneversHolly. —Depuisquandtuconnaiscegarçon? —Ilestenpremièreannéedanslaclassedepapa,commeill’adit. —Çan’expliquepaspourquoituleconnais. Elleleregardepar-dessous,commesisapatienceétaitàrudeépreuve. —Tun’espasbienplacéactuellementpourm’accuserdeflirteravecquelqu’und’autre. Robertprenduneprofondeinspiration. —Désolé. Commeelleneréagitpasàsesexcuses,ilajoute: —Combiendetempsest-cequetuvasencoreêtrefâchéecontremoi? —Jenesaispas.Jedevraispeut-êtredemanderàRosecombiendetempsjedoislerester. LesyeuxclairsdeRobertjettentdesflammes. —Vas-y,dis-lui. —D’accord,répondHollyd’untontranchant. Ellesetourneversmoi. —Robertm’aavouéquec’étaitluiquienpinçaitpourtoil’andernier,etnonl’inverse. —Iltel’adit? Ilafiniparleluidire.Jenepeuxpascachermasurprise. —Rose,pourquoinemel’as-tupasdit? Hollyparaîtblessée.Jemesenshorriblementmal. —Je…euh…ilm’asembléquec’étaitàRobertdetel’expliqueretjeleluiaidit.Jel’aifait, Holly,jet’assure. Je pourrais ajouter que Robert m’a demandé de garder le silence, mais je crois qu’il est déjà suffisammentdanslepétrin. Jereprends: —Ilm’asembléquecen’étaitpasàmoidedirequelquechose. Ma mère va dire au revoir aux chanteurs à l’entrée du restaurant, tandis que le maître d’hôtel commenceàdécouperlegâteauetàmettrelecouvertpoursix. Six? —Entoutcas,jecomprendspourquoiilestparfoisbizarreavectoi.Tuluiaspréféréquelqu’un d’autre. Robertn’écouteplus.IlfixeDirk,quiapasséunbrasautourdesépaulesdeCaletditàmamère quelquechosed’apparemmentflatteursursonélève.OndiraitqueRobertétudielameilleuremanière d’assassinerCal. —Non,Holly,cen’estpastoutàfait… —Tuveuxsortiraveccetétudiant?interromptRobert.Sic’estcequetuveux,vas-y. Holly regarde Robert, puis se retourne pour voir Dirk qui discute avec Cal. Lentement, très lentement,elleseretourneversRobert. —Vraiment?raille-t-elle. C’estlapremièrefoisquejelavoisencolère.Soitditenpassant,elleestaussijoliefurieuseque contente. —Oui,netegênepas,insisteRobert. Jevoudraisrattrapercesmotsetlesluifourrerdanslagorge. Ilnesaitpascequ’ilfait. Hollyprendlentementsapochetteargentéeàpaillettesetselèveaumomentmêmeoùleserveur poseuneassiettedevantelle.Ellerejointsonpère,luiglisseunmotetsort. Dirketmamèrenesaventpastropcommentréagir.Calsi.Sansperdreuneseconde,ilselance surlespasd’Holly. Robert s’élance dans le restaurant avant que je puisse lui dire qu’il se conduit comme un imbécile. Dirk l’arrête dans son élan, le confie à ma mère — qui s’entretient toujours avec les chanteurs — et part rattraper Cal et Holly. Ma mère renvoie Robert à table, peut-être pour lui épargner les regards goguenards des étudiants, qui ne comprennent pas ce qu’une beauté comme Hollyfaitavecunlycéensophomore. Robertserassiedlourdementetcollesonfrontdanssesmains. —Désoléd’avoirgâchétondînerd’anniversaire. Leserveurdéposedevantmoiunepartdecedivingâteau. —Robert? —Oui? —Qu’est-cequetufaislà? Ilrelèvelatête. —Qu’est-cequetuveuxdire? —Pourquoiest-cequetuécoutesDirketmamère? Aprèsuninstant,ilselèveets’élance.Puisrevient. —Rosie,jesuisdésolé,je… —Oui,jesais,jesais.Vas-y. Ilneselefaitpasdiredeuxfois. Jeregardemapartdegâteauauchocolatdécoréd’unevraieroseetyplantemafourchette.Ai-je le droit de commencer la première quand personne d’autre n’est à table puisque que c’est mon anniversaire? —Trèsbellerobe,Rose. Jelèvelesyeux.Jamieestlà,àcôtédemoi,encostume. Unvraicostume. C’est un costume noir et il lui va parfaitement. Il porte aussi une cravate. Ses cheveux sont encoremouillésdeladouche.Ilporteunpetitpaquetfin,bienemballédansdupapierkraftetdécoré d’un nœud en ficelle, sur lequel il a écrit mon prénom en capitales de son écriture soignée. Je me retiensdeletoucherpourvérifierqu’ilnes’agitpasd’unedemesvisions. —Tamèrem’ainvité.Jenepouvaispasarriveràtempspourlapièceoupourledîner,mais elleaditquejepouvaisvenirpourledessert. Le maître d’hôtel, surgi de nulle part, se matérialise muni d’une chaise supplémentaire qu’il installeenfacedusixièmesetdetable. —Ma…mère? Commenta-t-ellepenséàl’appeler?JeneluiaipasparlédeJamiedepuisdesmois! Jamietirelachaisevoisinedelamienneets’assied. —Seizeans,hein? —Ondirait. —Toutvabien? Il regarde l’accueil, où ma mère est en pleine conversation avec Dirk, lequel vient juste de revenir. —UnepetitescèneentreRobertetHolly. Jamiehochelatête. —Commentétaitlapièce? J’hésite. Dois-je parler de Conrad ? Je suis sûre que Jamie aimerait savoir. Etant donné que Conradneluiadressepluslaparole—grâceàmoi—,jeluidoisaumoinsça. —C’étaitextraordinaire.GrâceàConrad.Ilaétégénial.Vraiment,vraimentgénial. —Ahoui? Jamieparaîtcarrémentsurpris.Etfier.Jecomprendsalors,commejenel’avaisjamaisfait,ce queJamieessaiedemefairecomprendredepuisunan. Conradestcommeunfrèrepourlui. EtReginacommeunesœur. Ilfautquejelemetteaucourant.Sijeneluidisrienetqu’ilarrivequelquechoseàRegina,ilne m’adresseraplusjamaislaparole. —Alorscommeça,iljouebien?faitJamie,songeur. —Oui.Ilavaitunmonologuequiafaitpleurertoutlemonde. Jamieexploremonvisageduregard. —Jen’aimepasentendredirequetuaspleuré. Là,onneparleplusdelapièce. —Cesontdeschosesquiarrivent. Je m’imagine Angelo lui racontant comment j’ai chialé dans sa voiture après avoir complètementraté«CherryBomb».J’inspireprofondémentetmelance. —Jesuisdésoléedet’avoirditcequejet’aiditl’autrejour.Aproposdemessentiments. —Nesoispasdésolée,Rose. —Si,jelesuis.Jesaisquenousnesommespas… Jen’arrivepasàfinirmaphrase. —Tuasbienfaitdemeledire. —J’aibienvuqueçatemettaitmalàl’aise. Jamiemecontempleuninstantdesesbeauxyeuxnoisettepailletésd’or,puismetendsonpaquet —quej’avaiscomplètementoublié—etsepenchepourchuchoteràmonoreille. —Tuestrèsbelle. Moncœurs’arrêtedansmapoitrine.JamieselèvepoursaluerDirketmamère,deretoursans HollyniRobert.Jesais,sansouvriraucundemescadeaux,quejeviensderecevoirleplusbeaude ceuxdontjepouvaisrêverpourmesseizeans. MamèresouritetprendlamaindeJamieentrelessiennes. —Jamie,jeteprésenteDirkTaylor. —Enchanté,faitDirkenserrantlamaindeJamie.Contentquevousayezpunousrejoindre. —Mercidem’avoirinvité. Tandis que Jamie s’assied, Dirk me glisse un clin d’œil approbateur. Ma mère croise mon regardetjenepuism’empêcherdeluisourire.Jen’arrivepasàcroirecequ’elleafaitpourmoi. Jecomprendsmaintenantpourquoiellem’aenvoyéem’acheterunerobe,unerobebleue,pour êtreexacte. —Jepensequenousdevrionscommencer,dit-elle. Unemanièrediscrètedenousfairecomprendrequ’HollyetRobertenontprobablementpourun moment. Si quelqu’un m’avait annoncé il y a deux ans que je fêterais mes seize ans dans un restaurant élégantavecmamèreetunestardecinéma,jel’auraistraitédefou.Sicequelqu’unm’avaitditque JamieFortaseraitassisàcôtédemoi,sublimedanssoncostume,etferaitpolimentlaconversationà ma mère et à la star de cinéma en question, j’aurais dit que ce quelqu’un était carrément bon à enfermer. —Veux-tuouvrirquelquescadeauxmaintenant?demandemamère. Ilyauntasdepaquetsjolimentemballésaucentredelatable,maisc’estceluiquej’aientreles mainsquim’intéresseleplus. —Jevaiscommencerparcelui-ci. Jetirel’extrémitédelaficelle.Lepaquetesttrèsléger,commes’ilétaitvide.Jeglissemondoigt sous l’adhésif, jette le papier et aperçois un morceau de carton léger. Je remarque un coin abîmé, reconnaislacouvertured’uncahieretcomprendscequej’aientrelesmains. Je retourne le carton. C’est la magnifique maison que dessinait Jamie dans la salle d’étude le jouroùnousnoussommesparlépourlapremièrefois,l’andernier.Jeluiaiditquejelatrouvais belle.Ilaterminésondessin.Lamaisonestbeaucoupplusgrande,laforêtquil’entoureplusfournie, etilaajoutéuneinscription. Joyeux16ans,Rose.Jet’embrasse.Jamie. Jet’embrasse.Jamie. —Qu’est-cequec’est?demandemamère. Jeluimontreledessin. —Jamie,c’esttonœuvre?demande-t-elle,commesielleparlaitàunartiste. Ilhochelatête. —Tuasunréeltalent.C’estmagnifique. —Queldessinimpressionnant,mongarçon.Tuasdéjàsongéàfaireuneécoled’architecture? DeuxièmenoteimportanteconcernantDirk:ilsaitencouragerlesgens.Etdemanièresincère. JesourisàJamie. —Tuvois?Iln’yapasquemoiquilepense. JamieremercieDirketmamèremaisnemeregardepas.Ilseconcentresurlesucragedeson café. Je le laisse tranquille, prends ma fourchette et découpe une bouchée parfaite de gâteau au chocolatnoirsanstoucheràmavraieroserouge.Jem’apprêteàlegoûter—quandJamiemeprend lamainsouslatable. 15 Carnage (n. m.) : assaut violent, brutal, avec effusion de sang. (voiraussi:l’inévitableseproduit.) *** —Rose… J’entendsclaquerlestalonsdeTracydanslecouloir.Jefeinsdenepasl’avoirentendueàcause dubruitquejefaisenouvrantbrutalementmoncasier. —Rose! Jevérifiemacoiffure.Sonvisageapparaîtderrièremoidanslemiroir. —Jepeuxteparleruneminute? Jeprendsencorequelquessecondespourvérifiermamèchebleueavantdeprendremesaffaires etdefermerviolemmentmoncasier.Jemeretourne. Tracy n’a plus l’air d’une lycéenne. Elle s’habille comme quelqu’un qui travaille dans un magazinedemode,cequiestunpeulecasfinalement.LeTopdesStylésestsuivipardesgensd’un peupartout,passeulementàUnion.Jecroisqu’ilyamêmedesjournalistesdeNewYorkparmises abonnés.D’aprèsStéphanie,lesparentsdeTracysontsifiersqu’ilsontembauchéunprofessionnel pourconstruirelesite. Tracyestlancée.Déjà. Cequinel’empêchepasd’avoirl’airnerveuxàl’idéedemeparler. —J’aimebientescheveux. Elleexamineautomatiquementmatenue.Aujourd’hui,jerepasseuneauditionpourlegroupeet porte un jeans noir lacéré avec des épingles de nourrice aux coutures et pratiquement tous les braceletsquej’aiputrouverchezmoi.Hollym’aprêtéunhautimprimécamouflagequidénudeles épaulesetm’aaidéeàmemaquillerdanslestoilettescematinavantlepremiercours—montrait d’eye-linerestdoncnettementplusréussiqueladernièrefois. J’aidelachancequ’Hollyaitbienvoulum’aider. Après mon dîner d’anniversaire, je l’ai appelée pour lui présenter des excuses. Holly étant ce qu’elleest,ellem’aditdenepasm’enfaireetqueRobertn’auraitpasdûmemêleràça.Jeluiaidit qu’àl’évidenceRobertétaitfouamoureuxd’elleetque,s’ilétaitparfoisidiot,c’étaitvraimentunbon garçon. Ellem’aannoncéalorsqu’ilsfaisaienttouslesdeux«unepause». Robert doit se terrer quelque part dans une pièce obscure et s’arracher les cheveux en se balançantd’avantenarrièreetenessayantdecomprendrecommentilapugâcherlachancedesavie. Ilfautquejel’appellepourprendredesesnouvelles. —Tufaisquelquechosemaintenant?medemandeTracy. —Jerepasseuneauditionpourlegrouped’Angelo. —Ah,d’accord. Elleparaîtunpeudéçue. —Chenm’ademandédefairelapromotiondubaldefind’annéesurleTopdesStylés.Ilfaut doncquejemetrouveunerobeavantdemainsoir. J’attends,pourvoirenquoicelameconcerne. — Hum, Peter me rejoint sur le parking, on va faire des emplettes. J’ai pensé que tu pourrais veniravecnous.Onpourraitpeut-êtres’offrirunepizzaaprès? —Désolée.Peuxpas. Mêmemoi,jetrouvemavoixglaciale. —Uneautrefoispeut-être… Tracys’apprêteàpartir. Faisquelquechosepourelle,meconseilleunepetitevoix. —Jevaisauparking… Tracyseretourne. —…onyvaensemble? Unsourireilluminesonvisage. Noussortons.C’estunaprès-mididemaiidéal.J’essaiedesavoircequej’aienviedeluidire. —Çamefaittoutdrôle,dis-jepourcommencer. —Jesais. Ellemeconnaîtsibienquejepeuxmepermettredecommencerparlemilieudelaconversation. —Pourquoiest-cequevousnemel’avezpasdit? —Çanes’estvraimentpaspassécommetulecrois. —D’accord,alorscommentças’estpassé? — Il m’a envoyé un texto en décembre parce qu’il avait besoin d’aide. Il avait peur de vous annoncerlanouvelle,àtamèreetàtoi.Ilpensaitqueceseraitplusfacilesij’étaislà.Ilm’ademandé de ne pas t’en parler parce qu’il savait que ça te ferait de la peine qu’il ne t’ait pas appelée la première.Maisj’aipenséquetuauraisaiméquejel’aide.Alorsj’aiditd’accord. —Donc,entreNoëletlaSaint-Valentin…? —Rien,Rosie.Jetepromets.Onajustediscutésouventautéléphone.Ilétaitmalheureuxetavait l’impressionden’avoirpersonneàquiparler,alorsilm’appelait. Pourunefois,c’estTracyquirougit. —Tusaisquej’enaitoujourspincépourlui.Aforcedeluiparlersouvent,c’estdevenu…pire. Etpuis,commejen’enpouvaisplus,jeluiaiditdemerejoindreaprèslebaldelaSaint-Valentin.Et jel’aiembrassé.J’étaissupergênéequetunousaiessurpris,Rose.Peteraussi. —Ilétaitgêné? Masurprise…surprendTracy. —Ilnetel’apasdit? Jesoupire. —Ilseconduitcommes’iln’avaitrienàsereprocher. Tracysembleperplexemaisn’avanceaucuneexplication. —Tuvois?C’estpourcelaquec’estbizarre.Tudétiensbeaucoupd’informationssurcequise passe,maistunepeuxrienmedireàcausedelui. —Jeveuxêtretameilleureamie,jeveuxaussiêtrelapetiteamiedePeter.Commentest-ceque jedoism’yprendre? Nousnousdirigeonsverslacollineensilence. DesfillesdulycéehèlentTracypourluidirequ’elleseraobligéedelesphotographierdemain soir, parce qu’elles porteront ceci ou cela pour le bal. Celles qui veulent devenir modèles se sont même mises à offrir à Tracy des petits cadeaux quand elle met leur photo sur son site, pour la remercierdeleurfournirdequoicompléterleurbook. Ça me paraît toujours bizarre que Tracy soit l’objet de ce genre d’attention, mais elle gère commeunepro. Jesuisfièred’elle. Jedevraispeut-êtreleluidire. —Jesuisfièredetoi. Tracyréfléchitàdeuxfois,commesiellenecomprenaitpasdequoijeveuxparler. —Tonsite.Toutcequetuenasfait.Touscesgensquitesuivent.Tupourrastravailleroùtu voudrasquandtuquitterasUnion.C’estsuper. Tracysourit. —Jecroisquec’estlachoselaplusgentillequetum’aiesjamaisdite. —C’estvrai.LeTopdesStylésestuntrucextraordinaire. —Tuseraisprêteàretravaillerdessus?Lerédactionnelesthorriblesanstoi. —Seulementsituymetsmaphotoaumoinsunefois. Jefaiscellequiplaisante,maisTracymeperceàjour.Elleprendl’appareilphotoqu’elleporte désormaisenpermanenceautourducouetmeprendenphotoavantmêmequejesoisprête. —Attends… — Tu sais quoi, Rosie ? Avant, tu portais tout ce que je te disais de mettre et tu étais bien, je t’assure. Grâce à moi. Mais je n’ai jamais eu l’impression que tu avais trouvé ton propre style — jusqu’àaujourd’hui.J’adorecesmèchesbleues.J’aimeraispouvoirdirequej’enaieul’idée,maisje nepeuxpas. Ellememitrailletandisquenousnousengageonsdanslamontée. —Tupeuxarrêter,maintenant.Çamegêne. Tracyritetabaissesonappareilphoto. —Alors,moncadeaud’anniversairet’aplu? Jerevoismonanniversaireaurestaurant,lescadeauxempiléssurlatable.Jenemerappellepas enavoirreçuundelapartdeTracy. —Tum’asoffertquelquechose? —Tunecroisquandmêmepasquetamèreaeul’idéed’inviterJamietouteseule? J’attrapesamainpourqu’elles’arrêted’avancer. —Attends?C’esttoi?C’esttoiquiasfaitça? — Peter et moi. Elle nous a invités. Nous lui avons dit que tu préférerais voir Jamie et elle a comprisquenousavionsraison. Ma température monte d’un cran. Je repense à Jamie debout à côté de moi, en costume, un cadeauàlamain. —Oh!Trace… —Hollym’aditquetuportaisunerobesublime.Ilfautquejelavoie. —Oui.Jamiem’aditquej’étaistrèsbelle.C’estleplusbeaucadeaud’anniversairedetoutema vie. Tracysourit. —Jet’enprie,Rosie. Elle me serre dans ses bras. Je comprends soudain qu’entre nous rien ne sera jamais plus commeavantqu’ellesorteavecmonfrère.Maiscen’estpeut-êtrepasunemauvaisechose. Enarrivantausommetdelacolline,unvacarmeépouvantableparvientànosoreilles.Ungrand attroupementfaitcercleautourde…quoi?Enapprochant,j’aperçoisdespoingsquivolent. Soudain,Stéphaniecourtdansnotredirection,aussivitequeleluipermettentsessabotsàhauts talons,encriantquelquechosed’inaudible.Elles’arrêteetfaitsignedenousdépêcher.Jenemesuis pasencoreélancéequejetranspiredéjà. Jemefrayeunpassagedanslecercle.JamieetAnthonysontausol,accrochésl’unàl’autre.Le nezd’Anthonypisselesang,Jamieàunœilenflé,maisilscontinuenttousdeuxàsefrappercomme silecombatnedevaits’arrêterqu’àlamortd’undesdeux. Enlevantlesyeux,j’aperçoisAngelodel’autrecôtéducercle,l’œilrivésurJamie.Ondirait qu’ilmeurtd’envied’yallermaisqu’ilseretient. Donc,Jamieadûluidiredenepass’enmêler. Donc,c’estJamiequiacommencé. Donc,Jamiesait. Conrad et Regina sont près d’Angelo, Regina pleure. Je ne l’ai vue pleurer qu’une seule fois avantnotrerencontreàlaboutique,etjen’auraisjamaiscrulavoirpleurerencore.Maisellesanglote pour de bon et Conrad est pratiquement obligé de la soutenir. Il me regarde — je n’arrive pas à déchiffrerl’expressiondesonvisage.Lena,quientoureaussiRegina,sembleterrifiée.Nosregards secroisentau-dessusdelamêléeetjecomprendsexactementcequis’estpassé. LenaatoutditàJamie.Luia-t-elleditaussiquejesavais? Dois-jevraimentmeposerlaquestion? Anthony reprend le dessus, se positionne sur Jamie et lui assène un bon coup dans l’estomac. Jamieparvientàlerepousseretàserelever. Soudain, deux autres garçons d’Union High entrent dans le cercle et attrapent Jamie parderrière. Lafoulecrieàl’injustice.Angeloamaintenantunebonneexcusepours’enmêler.Ilsemetà frapperAnthony.Undescopainsd’AnthonylâcheJamiepours’occuperd’Angelo.Soudain,Peterse frayeunpassagedanslecercle. Il attrape Anthony grâce à une prise au cou et le tire en arrière. Jamie fait tomber le copain d’Anthonyetlesrejoint,lespoingsserrés,levisageensang,débordantderage.Peteroffreledosà Jamiepourqu’ilnepuissepasfrapperAnthony. —Çasuffit,mec,çasuffit! Peterestessouffléparl’effort.Ilestplusvieux,maisAnthonyestpluscostaud.Etpendantque Peter échangeait ses impressions avec d’autres accros des salles obscures, Anthony faisait de la muscuavecsescopainshockeyeurs. JamieignorePeteretn’aaucunmalàluifairelâcherAnthony.Petertrébuche,puisseretourne vivementpourneutraliserlescopainsd’AnthonytandisqueJamieetAnthonyremettentça. JamieassèneuncoupviolentàAnthony,quis’effondreparterre.Celui-ciserelèveuneseconde plustardetcharge.IlparvientàplaquerJamiecontreunevoitureenstationnementetluiassènecoup surcoup.OndiraitqueJamienesedéfendplusetjem’aperçoisqu’iln’yvoitriencarl’undeses yeuxenflésestcomplètementferméetl’autren’estpasbrillantnonplus. Conradadûs’enapercevoiraussicarillâcheReginapoursejetersurAnthonyetl’empêcherde frapperencore.Ilretientlebrasd’AnthonysuffisammentlongtempspourqueJamieglisseparterre. —Maisqu’est-cequ’ilsepasseici?Arrêtezimmédiatement! M. Camber arrive en courant. Tout le monde se disperse et disparaît dans les voitures et les boutiques.M.Cambers’adresseàAnthony,quiessaiedesedébarrasserdeConrad. —Toi!Mets-toiprèsdecettevoitureetnebougepas.Conrad,lâche-leetmets-toilà.Zarelli! Ils’adresseàmonfrère. —Surveille-le! M.Cambers’accroupitprèsdeJamieetregardesonvisagetuméfié. —Çavamalfinirpourtoi,Forta. Ilparaîtfurieuxdedéception. Jamien’apasl’airdel’entendre.IlfixeRegina,quisanglotetoujours. —Salope!Salope!hurleReginaens’adressantàmoi. J’ouvrelabouchepourluirépondrequejen’airienfait,maisCamberseremetàhurler. —J’exigedesexplications—immédiatement! —Fortaestpascontentquejesorteavecsonex. Anthonyaunedrôledevoix,àcausedesonnezcassé.Toutledevantdesonmaillotestcouvert desangetdemorve. —Est-ceexact?demandeCamberàJamie. JamietournesonœilàmoitiéouvertversLena,puiss’arrêtesurmoi. Cen’estpaspossible.Celanepeutpasseterminercommeça. —Ilfautm’aiderunpeu,Jamie,oujenepeuxpast’aider,ditCamber. Jamiecrachedusangparterreetneditrien. TandisqueCamberinsiste,Lenatentedefiler.Jelaretiensparlebras. —Tuleluiasdit? Ellesedégage. —Evidemment,quejeluiaidit.C’estquoitonproblème? Sa réponse sarcastique est plus que je ne peux supporter sur le moment. Je la relâche, elle disparaît. Lesambulanciersetlesflicsarriventsimultanémentettoutsepassetrèsvite.RobertPasseo— quijouaitautrefoisauhockeyavecPeteretJamieetàquij’aieuaffairepasmoinsdedeuxfoisl’an dernier—sautehorsdel’ambulance,ouvrelehaillonarrièreetattrapesacaisserouge. —Hé,Zarelli!dit-ilàmonfrère. CommesivoirdeuxtypesensangparterreétaitplusbanalquedevoirmonfrèreàUnion. —Commeaubonvieuxtemps,hein?Viveleshockeyeurs. Ilexaminelevisaged’Anthonyetluifourredescompressesdanslenezpourstopperlesang. Anthonygrimacededouleur.Bobbyluirepousselefront. —Situveuxqueças’arrêtedesaigner,gardelatêteenarrière. Enluiprenantlepouls,ilm’aperçoit. —Rose!Çaalors,deuxZarellipourleprixd’un.Tiens,soisgentille,apportecettepochede glaceàForta.Ilfautcasserleblocpourqueçarefroidisse. Je prends le bloc, le plie plusieurs fois dans les deux sens et commence à sentir le froid sous mesdoigts.Ilpénètredansmesveinesetgagnetoutmoncorps.Jetrouvelecouragedefairedeuxpas endirectiondeJamie,maissonœilfurieuxmepétrifiesurplace. Jen’auraisjamaiscruqu’ilmeregarderaitunjourainsi. —Jeluiaiditdet’enparler,dis-jeenessayantdem’exprimernormalement.Jeluiaiditquetu devaissavoir.Elleaditquecen’étaitpasàmoi… Jamienesedonnepaslapeinedemerépondre.Jevoislemurtomberentrenous.Iln’estpluslà. Laradiodel’officierWebstercrépite.Cedernierrejointsonvéhiculeetdécrochel’appareilpar lafenêtreouverte.Aprèsquelquessecondes,ilmonteàbordenfermantsaportièreetsafenêtreafin qu’onnepuissepasentendrelaconversation. Jamiel’observe.QuandWebstersortdesavoitureuneminuteplustard,ilvients’accroupirprès delui.Jesuistoujourspétrifiéeàquelquespasdelà,monblocdeglaceàlamain. —Tonpèreveutquejet’amèneauposte. Jenepeuxpascroirequecelarecommence,encoreàcausedeRegina!Cen’estpaspossible. Conradessaiedel’obligeràpartir,maisellenebougepas.Ellerépèteenboucle: —Jesuisdésolée,Jamie.Jesuisdésolée. Maisjecroisqu’ilnel’entendpasnonplus. Webster lui tend la main et l’aide à se relever. Mais lorsqu’il rejoint son véhicule et ouvre la portièrepourqueJamieygrimpe,Jamienelesuitpas. —Jamie,dis-jesanssavoirquoiajouter. Celan’apasd’importancecarils’approcheetmedit: —Toi,jeneteconnaispas. Puisilquitteleparking. Personne ne sait quoi faire. L’officier Webster regarde Camber, qui semble livrer un combat intérieuretfinitparhélerJamie. —Forta,situt’envas,tupeuxdireadieuàtonbac! MaisJamies’éloignetoujours.Iltourneledosàl’officierWebster,àCamber,àUnionHigh,à moi. Jecroisquejevaism’évanouir.Enfait,c’estcequisepasse. Angelomeprendlebras,quelqu’unattrapemonautrebras—c’estPeter.Ilsmeportentaucoin delarueetmefontasseoir. LavoixdePetermeparvient,commelointaine. —Çavaaller,Rose.Jamievas’ensortir.Iln’estpasgravementblessé. —Ouais,t’inquiètepaspourlui.Ilpeuts’occuperdeluitoutseul,tusais.Detoutemanière,il s’enfiched’avoirlebac. Là,c’estAngelo. Ilsnesaventpas.Ilsignorentcequej’aifait. Tracy surgit soudain devant moi. Elle fouille dans son sac et en sort des mouchoirs. Alors seulement,tandisqu’ellerepoussemescheveuxetessuiel’eyelineretlemascaraquicoulentsurmon visage,jecomprendsquejepleure. *** —Un,deux,trois,quatre! Legroupeattaque«CherryBomb». Je ferme les yeux. Je tiens le micro à deux mains, si fort que mes doigts sont exsangues. La musique remonte en vibrant dans mes bras, dans mon cou, dans mon cerveau, dont elle prend le contrôle,effaçanttoutlereste.Iln’yaplusquelaguitare,labasse,labatterie—etpuismoi. Jenepensepasauparking… Je ne pense pas à Angelo et Stéphanie me portant dans la voiture où je m’effondre sur la banquette… JenepensepasàJamie… Parcequeça,cequisepasseicietmaintenant,estàmoi.Celam’appartient. Jecommencepresqueàvoixbasse,commeCherie,parcequec’estbaspourmavoix,maisàla quatrièmephrase,jemonted’uneoctave,piledansmatessiture,etjefonceverslerefrainavecune forcedontjenemesavaispascapable. Jedétachelemicrodesonpiedetmemetsàsauter—jenetiensplusenplace.Ducoindel’œil, jevoisAngelohocherviolemmentlatêteenmesure.Sesyeuxsontpresquerévulséspendantlesolo. J’attaquelerefrainsuivantenpercutantAngelo. Lamélodiemonted’undemi-ton.Jenechanteplus,jehurledanslatonalité.Jefaistournoyerle micro en grondant, comme Cherie, ce qui fait sourire Angelo. Vers la fin de chanson, je suis à genouxetfrappelesoldetoutesmesforcesavecmespoings.Lachansonsetermine,jetombeàla renverse.Matêteheurtelesol,mesjambessontrepliéessousmoi,mesbrassontencroix. Jesuisàboutdesouffle.Mesmainsmefontmal,j’ailagorgeàvif.Jesuisclaquée. C’estgénial. Personneneditrien. PuisStéphaniepousseuncri.Ellesautedel’endroitoùelleétaitassiseparterreethurlecomme unepossédée. —Rosie!C’étaitgénial!Tuescarrémentincroyable! Ellemerejointensautillant,mesoulèvedusoletmeprenddanssesbras.Nousmanquonsde tomberpuis,toujoursenhurlant,ellesejettesurAngelo,luiprendlevisageetlecouvredebaisers. —Tuesungénie!Elleestparfaite! Jem’accrocheaupieddumicropourretrouvermonéquilibre.Jesuispliéeendeuxetn’aipas encorereprismonsouffle.Angeloposesaguitaresurl’ampli,merejointetmetendlamainpourque jetope.Jetendslamienne. —C’estçaquejevoulaisdire,Rose. Ilm’étouffeàsontourenmeserrantdanssesbras—çanedoitpasledérangerquejedégouline desueur. Celanemedérangepasnonplus,pourunefois. —Attendsici,ajoute-t-il. Ilfaitsigneaurestedugroupedelerejoindredanslapiècevoisine.Stéphaniesautilletoujours d’excitation. —Oh!tuvasêtreprise.Rosie!Aucunedesautresfillesquiontauditionnén’aétéaussicool! Jedoisparaîtremalassuréesurmesjambescarelleajoutesubitement: —Oh!viens.Viensici,assieds-toi. Ellemeprendlamain,reposelemicrosursonpiedetmetraînejusqu’aufutonmiteuxinstallé dansuncoindelasallederépétition.Jem’effondre,moitiésurlefuton,moitiéparterre. Stéphaniemedévisage: —Est-cequec’étaitaussigénialqueçaenavaitl’air? —C’étaitcomme…jenesaismêmepas.Commeunecrised’euphorie. —Tuassoif?Tuveuxdel’eauouquelquechose? —Oui,merci,Steph. Elleseprécipiteverslefrigogrincheuxinstallédansunautreangledelasalle.Pendantqu’elle fouilleparmilesboîtesdepizzamoisies,jesorsmontéléphone. J’aiunemontagned’appelsenabsence.Maisaucunn’estceluiquej’espère. Jen’aipaslaforced’écouterlesmessages.Jefermelesyeuxetmerecroquevillesurlefuton. Là,jen’aipluslaforcederepousserlesimagesduvisagetuméfiédeJamieetsesderniersmots semettentàrésonnerdansmatête. Jel’aiperdupourdeboncettefois.J’aifaitcequ’ilnefallaitpasetjel’aidéfinitivementperdu. As-tuvraimentfaitcequ’ilnefallaitpas?Jamielepense,maistoi,lepenses-tu? Non.Jenelepensepas. Jen’aipasfaitcequeJamieauraitvouluquejefasse,maiscen’estpasuneerreurpourautant. Monsacestàcôtédemoi,parterre.J’yglisselamainsansmêmeregarderettâtelemorceaude cartonquejetransporteavecmoidepuismonanniversaire.Jelecaresseetsenslescreuxqu’yafaits Jamie en appuyant fort pour écrire : « Je t’embrasse. Jamie. » Ses mains sont gravées dans ma cervelle…leuraspect,leurtoucher,lamanièredontellesm’ontcaressée. S’ilmedonneunechancedeluiexpliquerquej’aicrufairecequ’ilfallait,toutpeutpeut-être s’arranger. Ets’ilnet’accordepascettechance? S’ilnem’accordepascettechance…ilm’auraperdue. Quelque chose en moi se détache, quelque chose de dur, d’étouffant, d’effrayant. Ce quelque choses’effondre,s’émietteetdisparaît. Ilm’auraperdue. Jenem’aperçoispasimmédiatementqu’Angeloestaccroupidevantmoietessaiedecaptermon attention. En observant son visage, je remarque un bleu sur sa pommette — il a dû prendre un mauvais coup dans la bagarre tout à l’heure. Je me redresse sans avoir aucune idée de la durée de monmomentd’absence. —Qu’est-cequet’endit,Rose?T’asenviededevenirrockeuse? Ilmetendlamain. Pourlapremièrefoisdemavie,jesaisexactementcedontj’aienvie,aveclaplusgrandeclarté. J’acceptelamaind’Angeloetlelaissemerelever. —Oui,j’enaienvie. Angelosourit. —Génial,p’titeesquimaude,adjugé.Bienvenuedanslegroupe.Oncommenceàrépéterdemain soir. Cen’estpascommesiriendeschosesterriblesdetoutàl’heurenes’étaitproduit.Maisilya quelquechoseenplus,quelquechosedebiendistinctdetoutcela.Unechoseplusfortequeledésir,la confusionetlapeur,plusfortequelesactesdeviolenceaveuglesounon,plusfortequel’amourque j’éprouvepourJamieForta. C’estmoi.Voilàcequejeveux.Voilàquijesuis. Jel’aienfintrouvé. TITREORIGINAL:CONFESSIONSOFANALMOST-GIRLFRIEND Traductionfrançaise:FLORENCEGUILLEMAT-SZARVAS DARKISS®estunemarquedéposéeparlegroupeHarlequin Levisueldecouvertureestreproduitavecl’autorisationde: HARLEQUINBOOKSS.A. Réalisationgraphiquecouverture:C.GRASSET Tousdroitsréservés. ©2013,LouiseRozett. ©2014,HarlequinS.A. ISBN978-2-2803-2548-6 Tousdroitsréservés,ycomprisledroitdereproductiondetoutoupartiedel’ouvrage,sousquelqueformequecesoit.Celivreestpubliéavecl’autorisationde HARLEQUINBOOKSS.A.Cetteœuvreestuneœuvredefiction.Lesnomspropres,lespersonnages,leslieux,lesintrigues,sontsoitlefruitdel’imagination de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des entreprises, des événementsoudeslieux,seraitunepurecoïncidence.HARLEQUIN,ainsiqueHetlelogoenformedelosange,appartiennentàHarlequinEnterprisesLimited ouàsesfiliales,etsontutiliséspard’autressouslicence. ÉDITIONSHARLEQUIN 83-85,boulevardVincentAuriol,75646PARISCEDEX13. ServiceLectrices—Tél.:0145824747 Loino49-956du16juillet1949surlespublicationsdestinéesàlajeunesse. www.harlequin.fr