du poème la maison du berger d`Alfred de Vigny

Transcription

du poème la maison du berger d`Alfred de Vigny
Esquisse d’une explication linéaire (paraphrase)1 du poème
La maison du berger d’Alfred de Vigny
Dr. Nebil Radhouane
Dr. Abdulhalim Aydin
Synergies Monde arabe n° 4 - 2007 pp. 175-184
Résumé : Les auteurs de cet article proposent une analyse du grand
poème « La Maison du Berger » d’Alfred de Vigny qui figure dans Les
Destinées, grand recueil dont le poète appela les pièces « Poèmes
philosophiques ».De ce fait, et au-delà de l’intérêt méthodologique
d’une telle étude, le lecteur est introduit dans la dimension
philosophique de la poésie de Vigny, invité par l’analyse linéaire à
réfléchir sur sa destinées humaine.
Abstract : In this article the authors explore Alfred de Vigny imposing
poem “The home of the shepherd” that appears in The Destinies which is
a great collection that the poet nominates the pieces “The philosophical
poems”. Therefore, beyond the methodical advantages of such a study,
the lector is introduced in the philosophical dimension of Vigny’s poetry
and is also invited to make a thought about human destiny.
Mot-clés : Poésie philosophique, Romantisme, humanisme.
Introduction
On sait bien qu’en général, la poésie de Vigny se veut philosophique. Si l’on
distingue, parmi les onze pièces des Destinées une diversité de thèmes (l’idéal, la
religion, la femme, la politique, la nature), ceux-ci ne sont jamais sans rapports
avec cette vision philosophique du poète. Manifestement, il y est toujours
développé des idées sur l’humanité et sur la condition humaine. Du reste, le titre
du recueil nous révèle cette tendance. La vision du poète quant à la destinée
humaine se caractérise, dans ce recueil en particulier, par un pessimisme absolu2.
Par ailleurs, ce pessimisme n’est pas à caractère individuel dans le poème.
C’est un sentiment universel et collectif qui accable toute l’humanité, un
sentiment éprouvé par l’auteur au nom de ses semblables :
Vers 260 : “C’est à toi qu’il convient d’ouïr les grandes plaintes
261 : Que l’humanité triste exhale sourdement”
Essayons maintenant de relever les quelques points majeurs dans le récit.
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Dr. Nebil Radhouane, Dr. Abdulhalim Aydin
La Maison du Berger est sans doute le poème le plus important des Destinées.
Quantitativement d’abord (336 vers et 48 septains), mais aussi grâce à sa facture
singulière de poème-prologue. En effet, il devait, à l’origine, ouvrir tout le
recueil. La disposition définitive des poèmes n’ôte rien à La Maison du Berger
de son aspect préeminent, surplombant, englobant tous les autres, que dans le
même temps Vigny annonce comme autant de tableaux dépeignant la condition
de l’homme et ses tribulations. Les dix poèmes qui restent (hors La Maison du
Berger évidemment) seront les dix “tableaux humains” annoncés à la fin de ce
prologue manqué :
Vers 325 : “Viens, du paisible seuil de la maison roulante
326 : Voir ceux qui sont passés et ceux qui passeront
327 : Tous les tableaux humains qu’un Esprit pur m’apporte...”
Poème “composite”, (voir Paul Bénichou 1988, p. 238), il procède d’une articulation
fort complexe, due vraisemblablement à quelques ajouts et choix opérés après coup
par le poète lui-même. Mais on peut dégager, en définitive, cinq grandes parties
séparées plus ou moins nettement depuis le début jusqu’à la fin. Dans un premier
moment (strophes 1 à 9), il s’agit d’une invitation à la retraite marquée dans les
quatre premiers septains par l’emploi d’une seule phrase complexe introduite par
“Si”. Ensuite, fait irruption dans ce début plutôt affectif, une note brusquement
intellectuelle où Vigny analyse le caractère ambivalent du progrès industriel. Par
opposition à la nature merveilleuse et utopique de la Maison roulante, il médite
maintenant sur les chemins de fer (strophes 10 à 19).
Dans la partie suivante, Vigny chante les louanges da la poésie pensante (strophes
20-32), Il justifiera ensuite (33-38), la nécessité du “Féminin romantique” en
rêvant à l’essence et à la naissance de cette Eva, antipode de Dalila, compagne
amoureuse et spirituelle dans la vision du poète (Strophes 33 à 35). Puis, (strophes
36 à 38), Vigny passe en revue les qualités d’Eva. Surtout lui rappelle-t-il, dans ses
moindres détails, la mission humanitaire qui lui incombe.
Enfin, Vigny revient à cet élan initial par lequel il invitait à ce départ. Il lui donnera
dans ce final (strophes 39-48), son véritable sens: celui d’un voyage initiatique,
une quête par la parole. Le thème de la retraite réapparaît dans sa dimension
avant tout poétique.
1- Pour la retraite (Strophes 1 à 9)
Dans les vers introduits par des “si” au cours des trois premiers septains, avec
toutes ses complexités contradictoires, la vie, conçue comme un boulet, ne fait
que donner un profond pessimisme à l’homme. Le milieu social où il vit étant
désormais invivable et plus particulièrement dominé par cette “lettre sociale
écrite avec le fer”, il se retire au sein de la nature: une solitude et un isolement
volontaires. Dans le septain 4, Eva est invitée à cette retraite puisque “les cités
sont serviles” et l’homme y mène une vie d’“esclavage”.
En revanche, “les grands bois et les champs sont de vastes asiles libres”. De ce
point de vue, le poème devient un hymne à la nature, ce qui s’avère clairement
à travers les strophes suivantes. Mais en fin de compte, cette vénération de
la nature va disparaître, quand le poète constate que celle-ci devient “un
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impassible théâtre” (Voir Spt. 41). Après un long intervalle (Spt.33-38), voilà
Eva dans le rôle de médiatrice entre le poète et ses semblables, ce dernier
s’étant reconnu la mission de les guider.
Le début fortement lyrique met dans l’ensemble du recueil, plutôt didactique,
une note d’effusion romantique. L’autre auquel s’adresse le moi, probablement
l’innommée Eva (l’innommable ?), est supposée parent et solidaire, dans ses
angoisses et ses souffrances, du poète lui-même :
Vers 1 : “Si ton coeur gémissant du poids de notre vie
Se traîne et se débat comme un aigle blessé
Portant comme le mien, sur son aile asservie,
Tout un monde fatal, écrasant et glacé...”
Vers 8 : “Si ton âme enchaînée, ainsi que l’est mon âme...”
Ce parallèle entre “toi” et “moi” prépare une retraite que le poète voudrait
à deux. La voie du salut ne s’ouvre que pour l’homme et la femme ensemble.
Ils s’y engageront dans un même élan passionné et spirituel, pour fuir la même
fatalité tragique, encore une fois exprimée chez Vigny par une thématique du
poids (surtout le début du poème Les Destinées). Que l’on se repporte, dans
les deux premières strophes, au vocabulaire récurrent qui figure cette réalité
sordide et surtout écrasante: “poids”, “se traîne et se débat”, “portant”,
“asservie”, “fatal, écrasante”, “enchaînée”, “laisse”, et “boulet”... Cette
invitation s’accompagne donc d’une certaine rancoeur nourrie à l’égard
du système malsain et nocif des villes, de la société et de la civilisation. Le
mouvement double de la longue reconnaissance suivie d’une exhortation
précipitée est ainsi à l’image de la longue protase et l’abrupte apodose :
Vers 22 : “Pars courageusement, laisse toutes les villes,
Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin...”
Quasi constant dans Les Destinées de Vigny, ce mépris des villes (“le pacte des
villes” dans La Mort du Loup), justifiera dans La Maison du Berger le choix du
lieu amène, lieu de repos et de paix. Loin de la civilisation et ses oripeaux,
Vers 29 : “La Nature t’attend dans un silence austère.
L’herbe élève à tes pieds son nuage des soirs,
Et le soupir d’adieu du Soleil à la terre
Balance les beaux lis comme des encensoirs.
Cette vision de la nature, (locus amoenus) fait de la retraite à deux une retraite
idyllique et idéale. L’amour véritable, la femme rêvée, réalisés par la grâce de
cette facette lamartinienne de la Nature, promettent un âge d’or où la quête
ne finit pas, mais continue: le retraite se mue en voyage. Et le voyage se fait
dans la “Maison du berger”. Figure d’un lieu clos intime et sécurisant, lieu de
rencontre et de compagnonnage de ces gens de même trempe que sont les
poètes, mais aussi maison du couple: la famille, stricto sensu et lato sensu.
Cette maison est un lieu mouvant. Lieu de retraite et de voyage à la fois :
Vers 48 : “Si l’herbe est agitée ou n’est pas assez haute
J’y roulerai pour toi la Maison du berger.
Elle va doucement avec ses quatre roues...”
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L’on pourra souligner l’allusion phonétique à Eva dans le troisième vers: “Elle
va”, qui assimile l’identité nommée de cette figure féminine à une vocation de
femme essentiellement itinérante.
Par ailleurs, le voyage dans cette roulotte imaginaire est d’autant plus stimulant
qu’il se refuse à suivre la rectitude d’un parcours prévu et calculé. Le voyage
y est plutôt errance :
Vers 61 : “Nous suivrons du hasard la course vagabonde”
Comme nous sommes loin du trajet rigoureux et rigide de ces chemins de fer qui
sont à la fois le signe et la rançon du progrès !
2- La rançon du progrès (Strophes 10 à 19)
Après cette vénération de la nature, le poète met presque brusquement en cause
des innovations techniques dont le chemin de fer devient le symbole. Sans cette
introduction inattendue, le récit aurait continué de suivre son cours naturel.
Mais, l’attention est attirée sur les inventions scientifiques qui, d’après l’auteur,
détruisent les liens entre le coeur humain et l’essence de la nature, muse fidèle
des poètes. “Evitons ces chemins” dit le poète. Car, “ce taureau de fer qui
fume, souffle et beugle” ne nous donne qu’un voyage “sans grâces”. Dans les
septains 16-19, le poète manifeste clairement son dédain envers les innovations
techniques mème si, par leur grâce, “la distance et le temps sont vaincus”.
De ce point de vue, c’est à la fois le réquisitoire et le plaidoyer du progrès
industriel. Cette ambivalence est en partie liée aux convictions plutôt optimistes
de Vigny quant au progrès et à la science (La Bouteille à la Mer et l’Esprit Pur).
Dans la Maison du Berger, l’on sent ce tiraillement entre la dépréciation des
chemins de fer en comparaison des voyages “lents” et naturels d’antan :
Vers 106 : “Evitons ces chemins- leur voyage est sans grâces,
Puisqu’il est aussi prompt, sur ses lignes de fer,
Que la flèche élancée à travers les espaces
Qui va de l’arc au but en faisant siffler l’air (...)”
Vers 113 : “On n’entendra jamais piaffer sur une route
Le pied vif du cheval sur les pavés en feu;
Adieu, voyages lents, bruits lointains qu’on écoute,
Le rire du passant, les retards de l’essieu”
et leur appréciation qui restitue à la science la place qui lui est due. Ainsi,
avant de faire la triste constatation que :
Vers 120 : “la distance et le temps sont vaincus. La science
Trace autour de la terre un chemin triste et droit
Le monde est rétréci par notre expérience
Et l’équateur n’est plus qu’un anneau trop étroit
Plus de hasard3 chacun glissera sur sa ligne
Immobile au seul rang que le départ assigne,
Plongé dans un calcul silencieux et froid.
Avant que le poète ne réclame pour la rêverie poétique :
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Vers 129 : “...il faut que ses yeux sur chaque objet visible
Versent un long regard, comme un fleuve, épanché
Qu’elle interroge tout avec inquiétude
Et, des secrets divins se faisant une étude,
Marche, s’arrête et marche avec le col penché.”
Ne le voilà-t-il pas qui concède :
Vers 92 : “Eh bien! Que tout circule et que les grandes causes
Sur des ailes de feu lancent les actions
Pourvu qu’ouverts toujours aux généreuses choses,
Les chemins du vendeur servent les passions!”
A l’origine de cette ambivalence, de ce malaise, se trouve cette incompatibilité
entre l’efficacité matérielle de la science et le salut de l’homme qui, tout en se
réclamant du progrès ne s’en accommode, paradoxalement, qu’au travers de
l’Esprit pur et par l’intermédiaire de la rêverie. Dans ce dilemme où le poète
semble «ménager la chèvre et le chou», c’est la rêverie, instigatrice d’amour
et de poésie, qui finalement l’emporte.
3- “Poésie ! ô trésor ! Perle de la pensée” (Strophes 20 à 32)
La quête du poète va se poursuivre ici dans le caractère éternel de la poésie.
Toute cette partie est à peu près consacrée à l’inévitable aventure et à la
coexistence de l’Homme et de la Poésie. Ils sont réciproquement témoins de
l’évolution de l’un et de l’autre dès l’avènement de l’homme sur terre. Pour
l’homme, la poésie est devenue le traducteur des amours, des passions, des
bonheurs, des souffrances, des morts...etc... Et d’autre part, elle est devenue
la chanson des guerres, des immigrations, des chutes, des ascensions, etc. En
bref, elle a été, dès l’âge primitif, le miroir des tribulations humaines grâce
auquel nous possédons les connaissances :
Septain 29 : “ Comment se garderaient les profondes pensées
Sans rassembler leurs feux dans ton diamant pur,
Qui conserve si bien leurs splendeurs condensées?
Ce fin miroir solide, étincelant et dur,
Reste de nations mortes, durable pierre
Qu’on trouve sous ses pieds lorsque dans la poussière
On cherche les cités sans en voir un seul mur.”4
Le vers par lequel est amorcé le mouvement où l’on apostrophe la poésie
(prosopopée inversée) pose d’emblée une nouvelle équation vignyenne. Il
procède d’une structure chiasmatique où les deux éléments qui se trouvent
au milieu appartiennent au registre des pierres précieuses: trésor et perle. Ce
qui nous renvoie automatiquement à un face-à-face sémantique entre les deux
éléments restants, les deux mots marginaux (le premier et le dernier). Poésie
= pensée. Il s’agira donc d’une poésie qui sera une quête spirituelle autant par
l’intellect que par l’affect. Principe moderne où la poésie se proclame avant
tout comme étant une entreprise à valeur cognitive (un moyen supérieur et
intuitif de connaissance).
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Dans son éloge de la poésie, Vigny ne manqeura pas d’invectiver cette dernière,
la voulant, authentique, débarrassée de toute gangue utilitaire, démagogique
et politique. C’est déjà le poème Les Oracles qui est ici amorcé. Le discours
manipulateur des députés est sans doute celui qui figure le mieux la parole
dévoyée de certains poétereaux :
Vers 155 : “Ah! Fille sans pudeur! Fille du Saint Orphée,
Que n’as-tu conservé ta belle gravité!
Tu n’irais pas ainsi, d’une voix étouffée
Chanter aux carrefours impurs de la cité...”
En effet, ces députés ne sont pas à même de reconnaître la vraie valeur du
poète. Vigny plaint alors cette poésie indûment détrônée et méconnue :
Vers 169 : “Vestale aux feux éteints! Les hommes les plus graves
Ne posent qu’à demi ta couronne à leur front;
Ils se croient arrêtés, marchant dans des entraves,
Et n’être que poète est pour eux un affront.
Ils jettent leurs pensers aux vents de la tribune...”
En tout point la voie du progrès sur laquelle s’engage l’homme présente, encore
une fois, des dispositions contradictoires mais conciliatrices. Le progrès doit
être lent à venir (Voir La Bouteille à la Mer) mais cette lenteur est récupérée,
déformée, par le prisme fulgurant de la pensée. Marier le coefficient lyrique
de “s’émouvoir”, qui prend tout son temps, et le coefficient épique de “se
mouvoir” qui accélère la marche vers le mieux-être (“Marche, s’arrête et
marche” = se mouvoir, s’émouvoir et se mouvoir = épique, lyrique et épique).
Cette intrication de la rapidité et de la lenteur est partout présente :
Vers 204 : “Diamant sans rival, que tes feux illuminent
Les pas lents et tardifs de l’humaine raison”
Et plus loin :
Vers 218 : “Mais notre esprit rapide en mouvements abonde”
De proche en proche, dans la profusion d’éléments que le poète apostrophe,
loue ou prend à partie tour à tour, commence à se préciser l’image du véritable
destinataire du message. Pour la première fois il est nommé: Eva. Deux syllabes
vertigineuses qui ne sont pas sans rappeler le nom de la femme primordiale:
Eve. Ce qui confirme la dimension absolue et idéale que le poète veut donner à
cette créature: un nouveau mythe se voulant aux antipodes de l’éternel féminin
qui donna Dalila, un mythe à instaurer dans et par l’écriture.
4 - Fonder un mythe de la femme à venir (Strophes 33 à 38)
Sortant d’une période difficile (mort de sa mère, rupture avec Marie Dorval, sa
maitresse, des échecs successifs dans la candidature à l’Académie Française,
des brouilles avec les amis au Cénacle etc...), le poète se met à la recherche
de la paix intérieure toujours au sein de la nature. L’ayant retrouvée, il exalte
les charmes de ce refuge qu’est la nature et auquel son amour est invité. La
nécessité d’une femme vient non seulement de la volonté divine dont le résultat
est la symbiose des deux sexes (image biblique empruntée sûrement d’Eve et
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d’Adam), mais aussi, du souci de sauver toute l’humanité par l’intermédiaire
d’une nommée Eva, image assez mystérieuse de l’idéal féminin chez Vigny. Il
s’ensuit que pour deux raisons Eva doit être transformée en un mythe: d’abord,
c’est l’image de la femme idéalisée investie d’une mission majeure dans toute
la vie du poète. (Rappelons-nous le rôle composite qu’avait joué sa mère.5
Avec Marie Dorval, il croit retrouver cette ombre omniprésente de la mère qu’il
rêvait peut-être de remplacer, mais, que de déception à la fin.) Ensuite, Eva
est chargée “d’ouïr toutes les plaintes de l’humanité”, une mission colossale,
exigeant une force surnaturelle.
A-Eva : essence et naissance (strophes 33 à 35)
Rien ne prouve mieux l’instauration de ce nouveau mythe que cette genèse de la
femme annoncée dès le début comme une nécessité pour l’homme afin de supporter
la vie et de se supporter. Les justifications de la Bible sont du coup caduques et
Vigny non seulement les déforme, les formule, mais, bien plus, les inverse: dans la
Bible la femme est responsable du péché originel, dans la Masion du Berger, elle
en est l’heureuse conséquence, une consolation de l’homme par Dieu.
Il s’agit donc d’une nouvelle genèse où le poète, pour concevoir Eva, comme
Dieu le fit d’Eve, s’interroge sur son essence puis sur sa naissance :
Vers 225 : “Eva, qui donc es-tu? Sais-tu bien ta nature?
Sais-tu quel est ici ton but et ton devoir?
Sais-tu que, pour punir l’homme, sa créature,
D’avoir porté la main sur l’arbre du savoir,
Dieu permit qu’avant tout... etc...”
Jusqu’à ce qu’il reprenne :
Vers 232 : “Mais si Dieu près de lui t’a voulu mettre, Ô femme!
Compagne délicate! Eva ! Sais-tu pourquoi ?
C’est pour qu’il se regarde au miroir d’une autre âme
Qu’il entende ce chant qui ne vient que de toi”.
B- Eva : attrributs et attributions (strophes 33 à 35)
Le poète, émule de Dieu, recrée Eva-Eve. Il énumère alors ses attributs qui ne
contiennent curieusement aucune allusion à la beauté physique. Au contraire,
le corps dessert les élans à la fois fulgurants et précaires de l’esprit féminin :
Vers 244 : “Mais ton coeur, qui dément tes formes intrépides
Cède sans coup férir aux rudesses du sort
Ta pensée a des bonds comme ceux des gazelles
Mais ne saurait marcher sans guide et sans appui”
La femme paraît ainsi à la fois humaine, trop humaine, par sa fragilité et
sa faiblesse, et surhumaine par le prestige de sa pensée sur sa constitution
physique! (Voir aussi le thème du conflit du corps et de l’âme dans La Flûte).
Le refus d’évoquer les charmes du corps féminin élève la femme au niveau de
l’Idée. Eva n’est pas une femme, mais une Idée de femme6. Sans doute celle dont
rêvait Vigny : une compagne nécessaire à la plénitude de la mission spirituelle.
Voilà pourquoi les avantages mis en évidence chez Eva sont constamment :
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Ta parole
Tes yeux...... ton aspect
Ton regard
Ton coeur
Ta pensée.....ta mobile pensée
Ton coeur
Tes paroles de feu
Tes pleures.....
La femme a une fonction purificatrice et lustrale :
Vers 258 : “Tes pleurs lavent l’injure et les ingratitudes”
Elle est aussi l’instigatrice d’une action salutaire :
Vers 259 : “Tu pousses par le bras l’homme... il se lève armé”
Ainsi est déjà amorcé le mouvement suivant par lequel Vigny passe des attributs
d’Eva à ses attributions quant à la mission humanitaire qu’elle doit remplir. La
Femme, c’est elle qui est le véritable locus amoenus sans lequel la Nature
solitaire, louée tantôt, est comme on le verra, le locus terribilis par excellence.
La Femme elle, est issue du logis de l’Apaisement et de l’Ecoute. Là se liquident
nos gênes et nos tourments :
Vers 260 : ” C’est à toi qu’il convient d’ouïr les grandes plaintes
Que l’humanité triste exhale sourdement”
5- Pour la retraite 2 (Strophes 39 à 48)
Dans cette dernière partie, le poète donne l’impression de terminer par une
synthèse onirique, laquelle est le croisement d’une femme mi-déesse et d’une
nature mi-créatrice. Nous sommes donc en face d’une Mère-Nature dont les
traits essentiels sont mélangés à ceux d’Eva. Dans les strophes 39-40, les
qualifications extraordinaires d’Eva et de la Mère-Nature chantent et dansent
ensemble pour compléter cet espace onirique où le poète espère avoir le
bonheur à deux, et peut-être celui de l’humanité entière par la suite.
Et du coup la Nature n’est rien si elle n’est égayée par la présence de cette Idée
de Femme, si elle n’est une Nature Féminisée :
Vers 269 :” La montagne est ton temple et le bois sa coupole,
L’oiseau n’est sur la fleur balancé par le vent,
Et la fleur ne parfume et l’oiseau ne soupire
Que pour mieux enchanter l’air que ton sein respire”
Après avoir loué la Nature (qui est en somme la Nature-Eva), Vigny ne se
contredit pas en prenant à partie la Nature sans Eva. La deuxième est une autre
version de l’indifférence de Dieu :
Vers 278 : “Sur mon coeur déchiré viens poser ta main pure
Ne me laisse jamais seul avec la Nature
Car je la connais trop pour n’en pas avoir peur”
Cette peur de la nature est d’autant mieux exprimée par la prosopopée qui fait
irruption dans le poème :
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Vers 281:” Elle me dit : “Je suis l’impassible théâtre
Que ne peut remuer le pied de ses acteurs;”
Vers 285 : “Je n’entends ni vos cris ni vos soupirs, à peine
Je sens passer sur moi la comédie humaine
Qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs,
Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre
A côté des fourmis les populations...”
Vers 292 : “On me dit une mère et je suis une tombe”
Et, s’adressant à cette Nature, dure marâtre et lieu terrible :
Vers 316 : “Vivez froide Nature et revivez sans cesse
Sous nos pieds, sur nos fronts, puisque c’est votre loi...
.............
Vers 321 : “J’aime la majesté des souffrances humaines
Vous ne receverez pas un cri d’amour de moi”
Ces vers où Vigny invective la froide Nature préparent, en définitive, son retour
à l’invitation initiale. Dans les deux dernières strophes, il s’adresse nommément
à sa destinataire: Eva, et l’invite, une seconde fois, à la retraite. Mais cette fois
l’invitation, le voyage aussi bien que la retraite, prennent une autre dimension.
Le projet du poème-prologue et la vision poétique de Vigny veulent que cette
invitation soit une invitation à la lecture, que la Maison du Berger, maison
ambulante, soit le lieu dynamique, le foyer mouvant, où entrent en action
les formes-sens et les formes-forces du poème. Le voyage est, à l’image de
l’errance par l’écriture, une errance par la lecture. Et le lieu de la retraite c’est
l’espace poétique proprement dit. Dans ce prologue manqué, Vigny annonce
à sa compagne d’écriture et de lecture, compagne dans la mission poétique
spirituelle, les différents poèmes à venir, les dix autres des Destinées et qu’il
qualifie de “tableaux humains” :
Vers 323 : “Mais Toi, ne veux-tu pas, voyageuse indolente,
Rêver sur mon épaule, en y posant ton front?
Viens du paisible seuil de la maison roulante,
Voir ceux qui sont passés et ceux qui passeront
Tous les tableaux humains qu’un Esprit pur m’apporte”
L’allusion aux poèmes du recueil est d’autant plus manifeste que le titre de celui
qui est considéré comme le message spirituel de l’auteur y est cité : L’Esprit pur.
Conclusion
En dépit de sa longueur et de la disparité de ses mouvements, le poème trahit une
profonde cohérence. En tout point la vision poétique de Vigny y est ambivalente:
Nature romantique et Nature hostile, progrès et rançon du progrès, solitude et
communion. Solitude à deux, mais au bon sens de l’expression, parce que c’est
la solution salutaire qui leste le séjour de l’homme et permet de concilier les
pulsions contraires. Ainsi, par la grâce de cette communion spirituelle entre le
poète et Eva, le retrait du monde n’est alors nécessaire que pour mieux préparer
les véritables retrouvailles avec une humanité meilleure. Comme d’habitude,
l’humanitarisme de Vigny est austère, qui réclame pour le salut collectif, les
vertus de la Rêverie, de la Poésie, synonymes de pensée pure.
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Notes
- Ce terme ne contient ici aucune coloration péjorative. A ne pas confondre ce type d’approche
suivie et globale (il s’agit d’un poème long) avec l’autre paraphrase: répéter mal ce que l’auteur a
très bien dit. Maladresse sanctionnée sévèrement dans l’épreuve d’explication de texte et depuis
longtemps marquée d’infamie.
2
-Le pessimisme vignyen est parfois tellement radical que même Jésus, son prophète, tâche vainement
d’attirer la miséricorde divine lorsqu’il s’adresse à Dieu par des cris et prières pour que l’homme soit
protégé de sa fatalité sévère et ait un soulagement: “Il se courbe, à genoux, le front contre la terre,
/ Puis regarde le ciel en appelant: Mon Père!/Mais le ciel est noir, et Dieu ne répond pas /(...)/ Il
eut froid vainement il appela trois fois: / MON PERE! –Le vent seul répondit à sa voix...” Et voilà,
après quoi, ce dont l’univers se couvrira qui doit être la réponse du Dieu: “Une terreur profonde, une
angoisse infinie/Redoublent sa torture et sa lente agonie./ Il regarde longtemps, longtemps cherche
sans voir. / Comme un marbre de deuil tout le ciel était noir./La Terre sans clarté, sans astre et sans
aurore, / Et sans clarté de l’âme ainsi qu’elle est encore,/ Frémissait.” (Le Mont des Oliviers)
3
- Que l’on se rappelle le thème de l’errance évoqué plus haut à la fin de la première partie. Voir
supra:
Vers 61: “Nous suivrons du hasard la course vagabonde”
4
. Nous constatons un grand parallélisme entre cette observation poétique de Vigny et celle de
Hugo. Dans la Préface de Cromwell, pour tracer le caractère essentiel de la poésie, il cite l’âge
primitif animé par la littérature lyrique, l’âge antique animé par les épopées et l’âge moderne
animé par le drame. Une pareille évolution de la poésie figure dans les septains 23-31 chez Vigny.
En outre, nous savons qu’à partir de 1820, Vigny fréquente Hugo au Cénacle et qu’il est lié avec
lui d’une amitié d’artiste. Cette amitié appellera Vigny en témoin du mariage de Hugo. De plus,
l’auteur des Contemplations prodigue des éloges à ses poèmes lors de cette même époque. A
considérer les dates de publication des oeuvres (Cromwell 1827- La Maison Du Berger 1844), on
aurait tendance à supposer la possibilité d’une certaine influence.
5
-Il en est même qui prétendent qu’il faut chercher dans cette instruction maternelle le premier
germe de tristesse, le principe de l’amertume et du pessimisme qui caractérisent la manière de
Vigny. Car, “dans les conseils que cette mère intelligente et forte donnait à cet enfant prédestiné, la
joie était absente”. Voir: Laurent Tailhade, Quelques Fantômes de Jadis, Paris, 1913, pp. 73-74.
6
- Voir supra: cela confirme l’Evanescence de cette image féminine: Evanescente et Eva-naissante.
1
Bibliographie
Toesca, M. 1972. Alfred de Vigny ou la Passion de l’Honneur, Paris, Hachette.
Castex, P. G. 1969. Vigny, «Connaissance des Lettres», Paris, Hatier.
Viallaneix, P. 1964. Vigny par lui-même, Seuil, «Ecrivains de Toujours».
Eigeldinger, M. 1965. Alfred de Vigny, Seguers, «Ecrivains d’Hier et Aujourd’hui».
Casanova, N. 1990. Alfred de Vigny sous le Masque de Fer, Calmann-Lévy.
Lefouin, C. 1996. Étude sur Alfred de Vigny, Ellipses.
Bulletin de l’Association des amis d’Alfred de Vigny.
Tailhade, L. 1913. Quelques Fantômes de Jadis, Paris.
Bénichou, P. 1988. Les mages romantiques, Paris, Gallimard.
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