La mémoire de la Seconde guerre mondiale en Allemagne Entre
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1 La mémoire de la Seconde guerre mondiale en Allemagne Entre travail de mémoire, repentance et oubli, réflexions sur la maîtrise du passé* Stephan Martens Professeur des Universités Recteur de l’académie de la Guadeloupe Département d’Histoire de l’Université Laval / Québec, 1er novembre 2012 L’Allemagne unifiée, bien ancrée dans l’aventure européenne, est un Etat démocratique, comme ses partenaires européens. Près de soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, peut-on cependant envisager le passé allemand d’un point de vue dépassionné, pragmatique, normalisé ? Car l’histoire allemande, de 1933 à 1945, est choquante, ce qui explique évidemment la permanence outre-Rhin du débat sur ces années noires1. L’Allemagne est une nation « mémorielle » par excellence et les rapports qu’elle entretient avec ses voisins à l’Est restent, en effet, conditionnés par un lourd héritage historique influençant les relations bilatérales, notamment germano-polonaises, germano-tchèques et germano-russes. Ce passé resurgit, par ailleurs, à l’occasion de crises diverses. « Dehors le Quatrième Reich » pouvait-on lire sur des affiches brandies par des Grecs exaspérés par la politique d’austérité appuyée par l’Allemagne, lors de la venue, à Athènes, le 9 octobre 2012, de la chancelière Angela Merkel, La Seconde Guerre mondiale est la plus meurtrière des guerres dans l’histoire. 50 millions d’hommes sont morts entre 1939 et 1945. Six millions de Juifs et un million de Tsiganes ont été exterminés dans les camps d’extermination. Trois millions de soldats allemands sont morts sur les différents fronts et, à la fin de la guerre, plus de sept millions sont en captivité. Trois millions de civils allemands ont péri au cours des bombardements alliés ou des transferts de population. C’est avec horreur que les armées alliées, lorsqu’elles libèrent les camps de la mort, découvrent l’ampleur des atrocités perpétrées par les nazis. « Nous sommes en présence d’un phénomène qui semble dépasser toute analyse rationnelle », explique l’historien britannique Ian Kershaw2. Avec un tel passé, est-ce que une nation écrasée par un demi-siècle de culpabilité, de réparation en tout genre, de commémoration et de pédagogie de la Shoah, une nation dont la division a été justifiée au nom de l’expiation d’Auschwitz, peut espérer se normaliser3 ? * Ce texte (dont certains paragraphes sont actualisés) s’inspire de la contribution de Stephan Martens dans Stephan Martens (dir.), La France, l’Allemagne et la Seconde Guerre mondiale : quelles mémoires ?, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2007. 1 Cf. Aleida Assmann, Ute Frevert, Geschichtsvergessenheit – Geschichtsversessenheit. Vom Umgang mit deutschen Vergangenheiten nach 1945, Stuttgart, DVA, 1999. 2 Ian Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ?, Paris, Gallimard, 1997, p. 30. Depuis 1995, à la demande de Roman Herzog, à l’époque président de la RFA, le 27 janvier (date de la libération du camp d’Auschwitz) est devenu journée nationale de recueillement. 3 Le sociologue Jürgen Habermas a considéré que c’est un « mensonge » que de croire qu’en raison de l’unification les Allemands soient « redevenus normaux » ; cf. Jürgen Habermas, Die zweite Lebenslüge der Bundesrepublik : Wir sind wieder normal geworden, Die Zeit, 11.12.1992. « Goethe et Auschwitz incarnent les deux faces d’une patrie dont l’ancien président de la RFA Gustav Heinemann disait : c’est une patrie difficile, mais c’est notre pays. Cette phrase contient un message d’espoir ,à savoir le refus de la haine et de la négation 2 Les Allemands ne cessent de se poser des questions sur le rapport du pays à son passé et la Vergangenheitsbewältigung n’a pas de fin. D’ailleurs, ce terme n’est-il pas contradictoire en soi, car peut-on imaginer que le passé puisse être maîtrisé, qu’on puisse vraiment en venir à bout ? Le terme d’Aufarbeitung est sûrement préférable, il désigne un travail de confrontation au passé et une étude critique permettant de mieux accepter, appréhender et assumer le passé sans renier la responsabilité morale du peuple allemand4. La République fédérale d’Allemagne (RFA) n’a pas l’intention de tourner la page du « devoir » de mémoire, elle est un des rares pays au monde à avoir véritablement fait un « travail » sur son passé. Contrairement à l’Allemagne, le Japon n’a jamais reconnu de manière convaincante ses abominables crimes de guerre contre les civils asiatiques et l’Autriche – considérée, en 1945, pour des raisons géostratégiques, comme la « première victime du nazisme » par les Alliés – a fondé son identité sur le refoulement du passé, sa participation aux crimes nazis n’ayant jamais ébranlé sa bonne conscience. Si la difficulté du positionnement des Allemands par rapport à leur histoire est une constante, ils ont su, depuis 1949, consolider durablement une culture politique fondée sur la démocratie, le respect des droits de l’Homme et la mémoire. Et comment, d’abord, ne pas se souvenir de ceux qui, au temps de la terreur nazie, ont sacrifié leur vie dans une résistance désespérée, pour laisser un legs moral à la nation ? 1. La résistance allemande : mythe et réalité d’une mémoire confisquée De nombreux faits et témoignages prouvent que tous les Allemands n’ont pas aveuglement suivi Hitler et que les traces de la résistance existent dès le début des années 1930 et s’illustrent dans tous les milieux – militaire, religieux, ouvrier ou bourgeois5. On estime qu’entre 1933 et 1939 près d’un million de personnes furent arrêtées par la Gestapo pour avoir manifesté leur opposition au régime et déportés dans les camps de concentration. On évalue à près de 700 000 le nombre d’Allemands – militaires, religieux, militants de gauche, étudiants – qui sont morts dans les camps, pendus ou décapités, pour avoir voulu s’opposer à la folie nazie. La réalité de la résistance allemande a été longtemps occultée, voire niée, hors d’Allemagne, mais aussi en Allemagne même6. Le comte Claus von Stauffenberg (à l’origine de l’attentat du 20 juillet 1944) ainsi que Julius Leber (dirigeant du mouvement socialiste de Lübeck), pour ne mentionner que ces deux hommes courageux, auraient bien mérité une reconnaissance « officielle » dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le germaniste Gilbert Badia a mis en évidence l’histoire de la réception de la résistance. En République démocratique allemande (RDA), jusqu’aux années 1980, on affirme la primauté de la résistance communiste, qui aurait de soi. La capacité d’assumer son propre pays, de l’aimer, d’en accepter de la même manière la joie et le fardeau, et de le modifier en conséquence. Normaliser sans oublier. Devenir normal et se souvenir malgré tout », écrit Ingo Kolboom ; cf. Ingo Kolboom, Pièces d’identité. Signets d’une décennie allemande, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, ,2001, p. 80. 4 On pourrait aussi parler de Vergangenheitsumgang – comment on traite le passé, terme par ailleurs plus approprié au regard de la durée du processus mémoriel. 5 Cf. Günther Weisenborn, Une Allemagne contre Hitler, Paris, Ed. du Félin, 2000 ; Stefan Martens (dir.), Des Allemands contre le nazisme, Paris, Albin Michel, 1997 ; Gérard Sandoz, Ces Allemands qui ont défié Hitler. 1933-1945, Paris, Pygmalion, 1980. 6 Cf. Peter Steinbach, Widerstand im Widerstreit. Der Widerstand gegen den Nationalsozialismus in der Erinnerung der Deutschen, Paderborn, Schöningh, 2001. 3 mené la lutte antifasciste la plus rigoureuse et la plus conséquente7. En RFA, dans un premier temps, tous les résistants sont considérés comme des traîtres et des lâches, y compris les conjurés du 20 juillet 19448. Ce n’est qu’à partir des années 1960 que leur courage et sacrifice commencent à être reconnus, l’activité résistante des émigrés allemands ou des partis ouvriers étant reconnue plus tardivement encore9. Il a fallu attendre le 5 janvier 1995 pour que Volker Rühe, alors ministre fédéral de la Défense, inaugurant la première caserne de la Bundeswehr à Berlin, en lui donnant le nom de « Julius Leber », souligne dans son discours que le fondement moral de la Bundeswehr devait être l’esprit de la résistance à Hitler. Il est vrai que le système hitlérien a pu compter, jusqu’à une date avancée de la guerre, sur l’approbation d’une grande partie des masses allemandes et, à aucun moment, il n’y a eu une résistance populaire large. Sans la coopération de l’armée, de la bureaucratie et des grandes entreprises le régime n’aurait jamais pu établir son pouvoir10. Certes, l’Etat hitlérien réagissait avec férocité au moindre soupçon avec une persécution sans concession. Comme le note l’historien Karl Dietrich Bracher, il faut se placer dans le contexte spécifique de la terreur totalitaire formée par l’Etat SS. L’expression Führerprinzip exprimait l’omnipotence du dictateur et s’opposer au régime impliquait de se situer en dehors de la Volksgemeinschaft exaltée par la propagande officielle11. En ce sens, il existait, consciemment ou non, un doute quant au droit à la résistance. Dans ses Mémoires, l’ancien président fédéral Richard von Weizsäcker, officier dans la Wehrmacht pendant sept ans, explique qu’ « en tant que soldats, [nous] étions contraints à l’obéissance. [Nous] avions d’ailleurs déjà prêté serment en tant que recrues, non de façon abstraite, mais personnellement, au Führer. Cette promesse protégeait Hitler […] d’une rébellion à l’intérieur de la Wehrmacht »12. Voilà donc des soldats empêtrés dans ce fameux serment de fidélité et aux prises avec leur sacro-saint, et calamiteux, sens de la discipline, prêts à se battre jusqu’au bout avec une obstination quasifanatique13. De fait, la grande partie de la population allemande resta jusqu’à la fin prisonnière d’une certaine folie autodestructrice et d’une névrose collective – et seuls certains groupes, comme la Weiße Rose (Rose blanche), menée par Hans et Sophie Scholl14, avaient parfaitement cerné le dilemme, celui de briser le cercle vicieux où « chacun attend que les autres commencent », le résultat étant que tous deviennent complices. 2. L’illusion du refoulement : la responsabilité au centre de la mémoire 7 Un grand nombre d’anciens officiers de la Wehrmacht servit cependant dans la Nationale Volksarmee (NVA). L’ancien colonel Luitpold Steidle, membre du parti nazi dès 1933, fut ministre de la Santé de 1950 à 1959 ; Reinhold Tappert, officier des Waffen SS, devint commandant de la IX e Panzerdivision. Au total, treize des vingt-six généraux de la NVA avaient été des officiers de la Wehrmacht ; cf. Peter Lapp, Ulbrichts Helfer. Wehrmachtoffiziere im Dienst der DDR, Bonn, Bernhard & Graefe, 2000. 8 Le 8 mai 2000, le ministre de la Défense Rudolf Scharping débaptisa la caserne de la Bundeswehr à Rendsbourg pour lui donner le nom d’un homme – le sergent de police Anton Schmid – quiavait sauvé pendant la guerre 250 Juifs. Jusqu’alors la caserne portait le nom du général Hans-Ulrich Rudel qui avait vaillamment combattu pendant les deux guerres mondiales, mais dont on avait omis de voir qu’en 1945 encore il avait siégé dans une cour militaire condamnant à mort des résistants. 9 Cf. Gilbert Badia, Ces Allemands qui ont affronté Hitler, Paris, Ed. de l’Atelier, 2001. 10 Cf. Götz Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands : le Troisième Reich, une dictature au service du peuple, Paris, Flammarion, 2005. 11 Karl Dietrich Bracher, La dictature allemande. Naissance, structure et conséquences du national-socialisme, Toulouse, Privat, 1986, p. 468. 12 Richard von Weizsäcker, De la République de Weimar à l’unification allemande. Mémoires d’un Président, Paris, Ed. du Rocher, 2000, p. 62. 13 Cf. Ian Kershaw, La Fin. Allemagne 1944-45, Paris, Seuil, 2012. 14 Cf. Didier Chauvet, Sophie Scholl. Une résistante allemande face au nazisme, Paris, L’Harmattan, 2004. 4 En 1964, paraissait la pièce de Martin Walser, Der Schwarze Schwan (Le cygne noir)15. Elle appartient à cette Väter-Literatur, si caractéristique des années 1960-1970 en Allemagne. Les fils découvrent le passé (parfois nazi) de leur père, ne le supportent pas. Certains se suicideront, érigeant le suicide en « refus d’héritage »16. La pièce de M. Walser met en scène ce tragique conflit de générations. Le fils découvrant que son père était un médecin nazi qui se livrait à des expérimentations médicales sur des déportés dans un camp de concentration se trouve hanté par ce passé et endosse les crimes du père. Les fils de criminels ou de simples suiveurs se sont reconnus dans cette pièce de M. Walser qui pose à la fois le problème de la mémoire, de l’impossible transmission et de la mauvaise conscience. Les fils, eux, comment se seraient-ils comportés ? On se souvient que lors d’un discours le 28 janvier 1984, en Israël, le chancelier Helmut Kohl avait évoque la « grâce de la naissance tardive », en parlant de lui, discours qui avait ébranlé une partie de l’opinion publique allemande. Si le chancelier n’avait pas cherché à se dérober à ses responsabilités, la formule pouvait néanmoins paraître ambiguë17. La pièce de M. Walser agit, en Allemagne, comme un déclic en mettant sur le devant de la scène le meurtre des Juifs et un terme à la période de mutisme ou de refoulement 18, à ce processus collectif décrit comme une « incapacité de porter le deuil »19. Le philosophe Karl Jaspers avait, dans l’immédiat après-guerre, en 1946, distinguée quatre modalités de la culpabilité20. La culpabilité criminelle ou juridique, la culpabilité morale, la culpabilité métaphysique et la culpabilité politique : dans ce dernier cas, le citoyen d’un Etat doit assumer les actes accomplis par cet Etat. Chaque individu, selon K. Jaspers, porte une part de responsabilité dans la manière dont l’Etat est gouverné. Force est de constater, qu’avant les années 1960, sa voix est plutôt solitaire. A la lecture des témoignages des enfants de nazis, on constate que les pères coupables n’admettent pas leur culpabilité, se réfugient dans le mutisme et la frustration. L’écrivain Uwe Timm, né en 1940, s’interroge dans Am Beispiel meines Bruders (A l’exemple de mon frère) sur les raisons qui ont poussé son frère aîné à s’engager, à dix-huit ans, en 1942, dans la Totenkopfdivision de la Waffen SS (pour trouver la mort au combat, en 1943, en Ukraine) : il ne le comprend toujours pas, tout comme il ne comprend toujours pas comment et pourquoi ses parents, son frère – les Allemands – ont pu être animés par une volonté de transcendance aussi négative. A l’évidence, ils n’ont jamais voulu ou su s’expliquer et expliquer pourquoi ils ont soutenu l’entreprise nationale-socialiste. Il condamne leur silence, plus grave encore que l’éternel discours du « Nous n’avons pas su »21. Ainsi, la génération de la guerre « n’était pas seulement humiliée, elle était aussi malade et avait 15 Martin Walser, Der Schwarze Schwan, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1964. Pierre-Yves Gaudard, Le fardeau de la mémoire, Paris, Plon, 1998 (chapitre VII : « Le suicide comme refus d’héritage »). 17 Evoquant la responsabilité allemande dans le génocide, H. Kohl fit remarquer qu’il n’avait que quinze ans à la fin de la guerre, et « n’avait donc pu commettre aucune faute pendant l’époque nazie, car il lui avait été donné la grâce de la naissance tardive, et le bonheur de vivre dans un foyer remarquable ». On accusa H. Kohl de chercher à échapper à ses responsabilités en alléguant de son innocence par une prétendue Gnade der späten Geburt (grâce de la naissance tardive). Le chancelier voulut au contraire souligner que ses compatriotes et luimême se sentaient responsables, en tant qu’Allemands, de la voie historique dans laquelle leur pays s’était engagé – bien que, par la grâce de leur âge, ils n’eussent pas été mêlés aux crimes nazis. Il parla de l’hostilité de ses parents au nazisme, qui lui avait probablement évité, par le hasard de sa naissance, d’adhérer à l’idéologie national-socialiste lorsqu’il était enfant. 18 Cf. Jean Solchany, Comprendre le nazisme dans l’Allemagne des années zéro. (1945-1949), Paris, PUF, 1997. 19 Cf. Alexander et Margarete Mitscherlisch, Le Deuil impossible : les fondements du comportement collectif, Paris, Payot, 1972. 20 Cf. Karl Jaspers, La culpabilité allemande, Paris, Ed. du Minuit, 1990. 21 Cf. Peter Longerich, « Nous ne savions pas ». Les Allemands et la Solution finale. 1933-1945, Paris, Livre de poche, 2009. 16 5 refoulé son traumatisme dans une reconstruction effrénée »22. La génération « responsable » ayant plus ou moins refoulé ce passé, c’est la génération suivante qui tente de l’assumer : durant les années 1960-1970, les fils et les filles se révoltent, donnant souvent dans un gauchisme exacerbé, ils rejettent la patrie23 et vivront comme nouvelles victimes dans une RFA repue par son miracle économique et où la pensée semble être entrée dans une profonde léthargie24. Il est vrai qu’un mythe forcément simplificateur va être forgé pour cimenter la nouvelle entité ouest-allemande : à l’origine de toutes les monstruosités, les organisations spécifiquement nazies comme la Gestapo ou la SS ôtent toute responsabilité aux appareils répressifs traditionnels (justice, police, armée), qui doivent assurer la continuité de l’Etat après 1945. Une fois la dénazification achevée (et elle le fut rapidement pour permettre la reconstruction et répondre aux exigences politiques de la guerre froide) il ne restait plus en RFA que des victimes du nazisme. C’est sur ce mythe que fut construite la prospérité de la nouvelle Allemagne, mythe qui constitue également un élément explicatif du glissement vers le terrorisme d’une partie des intellectuels, glissement qui culminera avec l’assassinat, en 1977, du patron des patrons allemands, Hanns-Martin Schleyer (entré, à l’âge de vingt ans, étudiant en droit, dans la SS, pour devenir ensuite un haut fonctionnaire du parti chargé du démembrement économique de la Tchécoslovaquie). Et c’est toujours pour préserver l’unité nationale que l’ensemble de la classe politique se retrouva, pour des funérailles nationales, unie derrière le cercueil de l’ancien haut responsable SS. Les années 1960-1970 ont vu une remise en cause du mutisme : du procès d’Adolf Eichmann, à Jérusalem (1961) jusqu’à la diffusion à la télévision allemande de la série américaine Holocaust (1978), en passant le procès des responsables du camp d’Auschwitz à Francfortsur-le-Main (1963-1965), l’opinion publique prend conscience de l’ampleur de la participation des Allemands « ordinaires » aux crimes nazis. Les années 1980-1990 vivent, en revanche, un retournement de conjoncture complexe et ambivalent. Il s’agit du reste d’un phénomène mondial et non spécifiquement allemand, qui a pour aiguillon l’anticommunisme. Le Historikerstreit (querelle des historiens) des années 1986-1987, toujours aussi prégnant, pose le problème de la réévaluation du passé nazi25. Les intellectuels et hommes politiques entreprennent aussi de rattacher le débat sur la sécurité, sur la défense et sur les relations avec l’Union Soviétique et la RDA à la question plus générale de l’identité nationale, du fardeau du passé et de la manière d’étudier ce passé. Les intellectuels allemands redécouvrent l’importance et la valeur de l’histoire, capable d’apporter un sentiment d’identité et de stabilité aux citoyens d’une démocratie moderne. Certains d’entre eux reviennent au thème récurrent du national-socialisme pour se demander si l’expérience allemande était véritablement unique et si elle représentait un mal si absolu qu’elle se dérobait au champ normal de la recherche historique comparative26. 22 Uwe Timm, Am Beispiel meines Bruders, Cologne, Kiepenheuer & Witsch, 2003, p. 126. Cf. Martin et Sylvia Greiffenhagen, Ein schwieriges Vaterland. Zur politischen Kultur Deutschlands, Francfort-sur-le-Main, Propyläen, 1979. 24 Cf., notamment, Gerhard Kiersch, Les héritiers de Goethe et d’Auschwitz, Paris, Flammarion, 1986 ; Peter Sichrovsky, Naître coupable, naître victime, Maren Sell et Cie, 1987 ; Dan Bar On, L’héritage infernal. Des fils et des filles de nazis racontent, Paris, Eshel, 1991. 25 Cf. Steffen Kailitz (dir.), Die Gegenwart der Vergangenheit. Der « Historikerstreit » und die deutsche Geschichtspolitik, Wiesbaden, VS Verlag für Sozialwissenschaften, 2008. 26 Cf. Dan Diner, Ist der Nationalsozialismus Geschichte ? Zur Historisierung und Historikerstreit, Francfort-surle-Main, Fischer, 1987 ; Devant l’histoire. Les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs par le régime nazi, Paris, Ed. Le Cerf, 1988 ; Martin Sabrow, Ralph Jessen, Klaus Große (dir.), Zeitgeschichte als Streitgeschichte. Große Kontroversen seit 1945, Munich, Beck, 2003. 23 6 Pour les uns, le sociologue Jürgen Habermas en tête, le nazisme aurait provoqué une rupture, rendant nécessaire la reconstruction d’une identité allemande. D’autres, niant la singularité fondamentale du totalitarisme nazi par rapport au totalitarisme communiste, cherchent à réintégrer les Allemands dans une sorte de normalité historique. Chez l’historien Ernst Nolte, à l’origine du débat, apparaît la volonté de replacer le national-socialisme dans un cadre européen et donc, en quelque sorte, de dénationaliser le problème du passé nazi 27. Dans un même registre, l’historien Andreas Hillgruber mettait sur le même pied d’égalité, l’armée allemande et les victimes du nazisme. Dans Zweierlei Untergang. Die Zerschlagung des deutschen Reiches und das Ende des europäischen Judentums (Un double naufrage. L’effondrement du Reich allemand et la fin des Juifs d’Europe), il estime que les cultures de la bourgeoisie juive et de la bourgeoisie allemande avaient été des facteurs de civilisation dans toute l’Europe centrale. Leur élimination représentait une tragédie pour l’Europe et avait ouvert la voie à la domination de l’Union soviétique dans la région28. Ces historiens, au fond, reprenaient de l’ère du chancelier Konrad Adenauer ce qu’elle avait de moins plaisant : la disposition à faire comme si Hitler avait été au fond un corps étranger à l’Allemagne, un virus introduit dans un corps national fondamentalement sain29. Entre la querelle des historiens et la polémique, en 1998, autour du discours de M. Walser, un événement majeur se produit : la chute du Mur et l’unification de l’Allemagne. Cela a donné lieu à une nouvelle illégitimation de la RDA prise en bloc, à une criminalisation généralisée de la société est-allemande du fait de la prise de conscience de l’énormité de l’entreprise de contrôle idéologique à travers le parti socialiste unifié d’Allemagne (SED) et la Stasi de toute la société. Ce rappel est décisif pour comprendre pourquoi et comment un nouveau discours de la « normalité » a pu se mettre en place, pour comprendre la mécanique fantômale de la mémoire allemande et du recouvrement de ses strates. La culpabilité due aux atrocités nazies ne s’est en rien estompée, mais, derrière elle, une nouvelle ombre a tendu à la recouvrir, celle du passé de la RDA. C’est dans ce contexte qu’il convient de comprendre le succès public rencontré par l’exposition, inaugurée en 1995 (et fermée en 1999), sur la Wehrmacht. Coïncidant avec le 50e anniversaire de la fin de la Seconde guerre mondiale, l’exposition, réalisée par l’Institut d’histoire sociale de Hambourg et montrée dans de nombreuses villes d’Allemagne (et d’Autriche) suscite un engouement ou un rejet passionné. Elle a voulu décrire les atrocités de la lutte contre les partisans, la participation de « soldats ordinaires » à la Shoah, la Wehrmacht étant même l’organe du massacre en Yougoslavie. L’exposition a été lieu d’un débat entre les générations et a définitivement cassé dans l’opinion le mythe de la « Wehrmacht propre »30. Objet de vives polémiques – dix-neuf millions de soldats allemands ont été mobilisés entre 1939 et 1945, chaque famille allemande peut donc se sentir concernée 27 Selon E. Nolte, la période nazie exigeait une approche plus complexe, tenant compte de l’ensemble de la situation internationale. Il avançait la thèse que les exterminations entreprises par les Bolcheviques depuis la révolution d'octobre et la crainte de la menace communiste venue de l'Est pouvaient expliquer le comportement des dirigeants nazis, tentés d’user des mêmes méthodes expéditives à l’égard des Juifs et de se débarrasser ultérieurement du péril soviétique en attaquant l’Union Soviétique : « L’assassinat de classe perpétré par les Bolcheviques n’était-il pas l’antécédent (le Prius) logique et factuel de l’assassinat racial des nationauxsocialistes ? », demandait E. Nolte .Ce faisant, il en arrivait à atténuer la singularité de ce passé en l’expliquant comme une simple réaction face à la barbarie soviétique menaçante ; cf. Ernst Nolte, Vergangenheit die nicht vergehen will, Frankfurter Allgemeine Zeitung, 06.06.1986. 28 Andreas Hillgruber, Zweierlei Untergang. Die Zerschlagung des deutschen Reiches und das Ende des europäischen Judentums, Berlin, Siedler,1986. 29 Cf. Edouard Husson, Comprendre Hitler et la Shoah. Les historiens de la République fédérale d’Allemagne et l’identité allemande depuis 1949, Paris, PUF, 2000. 30 Cf. Marcel Tambarin, Les enjeux d’une exposition : « La guerre d’extermination – Les crimes de la Wehrmacht 1941-1944 », Allemagne d’aujourd’hui, n°142, octobre-décembre 1997, pp. 17-38. 7 par la question des crimes de la Wehrmacht – l’exposition est cependant venue à un moment favorable : le dialogue entre la génération des grands-parents et celle des petits-enfants est plus facile que cela n’avait été le cas lorsque c’étaient, dans les années 1960, les enfants qui interrogeaient leurs pères sur ce qu’ils avaient vraiment vu ou fait durant la guerre. S’il n’est pas possible d’incriminer en bloc les soldats de la Wehrmacht31, l’exposition écartait néanmoins la possibilité pratique pour la conscience collective d’opposer la « Wehrmacht qui s’était comportée de façon honorable » et la SS génocidaire32. K. Jaspers, en proposant les quatre types de responsabilité, entrevoyait précocement le problème crucial de l’implication de la société allemande dans les crimes nazis et l’historien Raul Hilberg a écrit que la solution finale avait été le fruit d’une « machine d’extermination », laquelle n’était qu’un aspect particulier de la société organisée, c’est-à-dire pas uniquement le fait d’une clique criminelle33. Mais il est difficile de prétendre à une « culpabilité collective », d’autant plus que des centaines de milliers d’Allemands se sont, d’une manière ou d’une autre, opposés à la dictature nazie34. Il ne s’agit pas de proclamer une culpabilité de la génération actuelle, mais d’exiger la responsabilité, confortée par la connaissance des erreurs et des crimes commis dans le passé. 3. Le cadre culturel du souvenir : l’impossibilité d’échapper au travail de mémoire Lauréat du Prix de la paix de la Librairie allemande, M. Walser déclenche une vive polémique à l’occasion de son discours, prononcé le 11 octobre 1998, en l’Eglise Saint-Paul, à Francfortsur-le-Main. L’écrivain se dresse contre « l’instrumentalisation », la « routinisation » de la mémoire d’Auschwitz et l’utilisation permanente de la « honte nationale » des Allemands. Il s’élève contre l’édification à Berlin du Mémorial de l’Holocauste, parlant d’un « cauchemar bétonné de la taille d’un stade de football », d’une « monumentalisation de la honte ». Il plaide, enfin, pour la liberté individuelle du souvenir et de la conscience, le droit à ne pas se faire dicter les modalités de la mémoire. Ignatz Bubis, à l’époque président du Conseil central des Juifs d’Allemagne, lui reproche de parler de « honte » et jamais de « crime » et d’être favorable à une culture du refoulement et de l’oubli. Il rappelle que les Allemands ne peuvent pas détourner leurs regards de tel ou tel épisode de leur histoire, que tout Allemand, né avant comme après la guerre est le dépositaire d’un héritage où coexistent Goethe et Auschwitz 35. Les deux protagonistes conviendront qu’il manque un discours commun concernant l’Holocauste, que la mémoire juive et la mémoire allemande (non juive), celle des victimes ou des descendants des victimes, celle des Allemands non directement bourreaux mais 31 Si leur nombre reste indéterminée, certains soldats de la Wehrmacht ont été animés d’un soulèvement de la conscience, d’autres ont caché ou sauvé des Juifs ; cf. Thomas Vogel (dir.), Aufstand des Gewissens. Militärischer Widerstand gegen Hitler und das NS-Regime 1933-1945, Bonn, Mittler, 2001 ; Wolfram Wette (dir.), Retter in Uniform. Handlungsspielräume im Vernichtungskrieg der Wehrmacht, Francfort-sur-le-Main, Fischer Tachenbuchverlag, 2002. 32 L’historien américain Daniel Goldhagen, adoptait, en 1997, une thèse extrême, selon laquelle il aurait été dans la nature des Allemands d’exterminer les Juifs, parce qu’un antisémitisme éliminatoire serait enraciné dans la culture sociale allemande ; cf. Daniel Goldhagen, Les Bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l’Holocauste, Paris, Le Seuil, 1997. Si la thèse d’une culpabilité collective liée génétiquement est insensée, elle renouvèle singulièrement le problème de la culpabilité en lui faisant traverser les générations ; cf., pour un bilan, Wolfgang Wippermann, Wessen Schuld ? Vom Historikerstreit zur Goldhagen-Kontroverse, Berlin, Elefanten Press, 1997. 33 Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, Paris, Fayard, 1985. 34 A l’époque président de la RFA, Johannes Rau déclare le 26 janvier 2001 devant le Bundestag : « Le souvenir des résistants allemands ne peut pas effacer, relativiser, celui des crimes commis par des Allemands, je dis expressément des Allemands, et non pas les Allemands, et non plus au nom de l’Allemagne ». 35 Ignatz Bubis, Wer von der Schande spricht, Frankfurter Allgemeine Zeitung, 10.11.1998. 8 descendants de ceux qui ont « laissé faire », ou n’ont pas vu, pas su, que ces mémoires ne parviennent pas à se rejoindre36. La vraie question posée – dans la provocation – par M. Walser est celle de la mémoire collective et des modalités du souvenir et de la commémoration. Il refuse la routinisation du souvenir, cette obligation de culpabilité que chaque Allemand peut ressentir aujourd’hui comme une malédiction. En face d’une culture du souvenir qui tourne au rituel, il revendique le droit de construire son propre espace du souvenir et de remémorisation37. Contre la « massue morale », qui oblige à se souvenir dans un cadre précis, il érige sa propre conscience. Mais si l’écrivain oppose le rabâchage institutionnalisé du passé pour dire que le devoir de mémoire est désormais une affaire de conscience individuelle et qu’il risque de s’affadir et devenir totalement inopérant s’il est mis sous tutelle, on peut lui reprocher de fournir des arguments brillamment formulés, et donc opératoires, à tous ceux qui sont prompts à invoquer les excès de mémoire pour prôner un oubli, qui serait synonyme d’amnistie. A l’inverse de M. Walser, la linguiste Aleida Assmann et l’historien Jan Assmann estiment que l’Allemagne – nation mémorielle – ne peut faire l’économie des rites, de l’inscription collective du geste de la mémoire, de la portée sociale de celle-ci. La mémoire est toujours collective et fondamentalement culturelle. Si M. Walser, en tant que romancier, a bien le droit de revendiquer le travail individuel personnel de la mémoire, il méconnaît, selon A. et J. Assmann, ces cadres sociaux auxquels nul n’échappe38. De fait, comme l’a montré le sociologue Maurice Halbwachs (mort en déportation à Buchenwald, en 1945), au départ les souvenirs sont sociaux et constituent le ciment communicatif et émotionnel d’un groupe (famille, classe d’école ou régiment de soldats). Sa thèse radicale veut que les individus ne constituent pas une mémoire individuelle au sens strict (un individu toujours tout seul est incapable de se constituer une mémoire), mais sont toujours inclus dans des communautés mémorielles. Le concept de « mémoire collective » s’applique désormais à des groupes plus vastes, ethnies ou Etats par exemple, mais ces entités n’ont pas une mémoire collective, elles s’en constituent une à l’aide de médias mémoriels (textes, tableaux, monuments ou encore rites commémoratifs)39. Il en va ainsi des projets architecturaux de commémoration qui s’inscrivent désormais dans l’urbanisme du centre ville de Berlin : outre la Zentrale Gedenkenstätte (Mémorial central), inaugurée en 1993, dans la Neue Wache (Nouvelle Maison de la Garde royale)40, il s’agit, notamment, du Holocaust-Mahnmal (Mémorial de l’Holocauste aux Juifs d’Europe assassinés), du Mémorial dédié aux homosexuels tués par les nazis (2008), du Mémorial aux victimes Roms (2012), du centre de documentation « Topographie de la terreur » et du Nouveau musée juif. La nouvelle capitale est devenue le laboratoire actif d’une mémoire tragique et multiple (les autres victimes du nationalsocialisme réclament, elles aussi, leur monument). 36 Entretien avec Ignatz Bubis et Martin Walser, Frankfurter Allgemeine Zeitung, 14.12.1998. On voit apparaître ici l’idée du danger d’une saturation de la mémoire ; cf. Régine Robin, La mémoire saturée, L’inactuel, n°1, 1998, pp. 33-54. 38 Cf. Jan Assmann, Das kulturelle Gedächtnis. Schrift, Erinnerung und politische Identität in frühen Hochkulturen, Munich, Beck, 1999; Aleida Assmann, Der lange Schatten der Vergangeheit. Erinnerungskultur und Geschichtspolitik, Munich, Beck, 2006. 39 Cf. Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997. 40 L’inscription de la Neue Wache choisie par H. Kohl, en 1993 – « Den Opfern von Krieg und Gewaltherrschaft » (Aux victimes de la guerre et de la tyrannie) – réunit dans la commémoration toutes les victimes, mais les historiens s’étaient mobilisés contre cette dédicace, jugée trop généraliste. Les protestations pour le caractère lénifiant de la dédicace mettant sur le même plan victimes et bourreaux ont été si vives que le gouvernement a donc rajouté à l’intérieur du Mémorial deux plaques explicatives faisant mémoire des victimes de la barbarie nazie; cf. Gabi Dolff-Bonekämper, La Neue Wache (Nouvelle maison de la Garde royale) à Berlin, Les Temps modernes, n°625, août-novembre 2003, pp. 164-185. 37 9 Le Mémorial de l’américain Peter Eisenmann, inauguré le 10 mai 2005, à l’occasion du 60e anniversaire de la fin de Seconde Guerre mondiale, est un immense cimetière de 2751 stèles de près de cinq mètres de hauteur, non loin de la porte de Brandenbourg ; mais ce n’est qu’après huit ans de débats que la question du Mémorial à la mémoire des victimes de l’Holocauste avait pu être tranchée (le projet avait été adopté par le Bundestag qu’en 1999). Les débats ont été longs et pénibles, mais inévitables. En fait, le débat autour du Mémorial a concerné les modalités de la mémoire collective et de son inscription matérielle dans l’espace urbain obéissant ou non à une esthétique monumentale : peut-on figer la mémoire dans le béton ? De plus, tous les monuments commémoratifs sont construits par une société en hommage à ses propres victimes. Ici, pour la première fois, c’est le coupable qui doit s’exprimer : difficile d’apporter une réponse artistique. Aussi impressionnant soit-il, ce monument reste anonyme. En comparaison, les 4600 Stolpersteine (pierres sur lesquelles on trébuche), des carrés de dix centimètres sur dix, encastrés dans les trottoirs de soixante-trois villes allemandes, peuvent paraître dérisoires, mais elles racontent toute une vie, celle tragique des victimes. Les partisans du monument ont insisté sur la nécessité d’un tel ouvrage en Allemagne, en considérant que ce monument est important parce que ce sera le premier monument national, il signale sur le plan du droit, que les Allemands continuent de se positionner comme un Etat qui assume la responsabilité des crimes commis sous le nazisme. L’existence, pour la première fois, d’un Projet fédéral pour les monuments commémoratifs (Gedenkenstättenkonzeption des Bundes) – inscrit dans le programme de coalition de 1998 et 2002 – démontre que le souvenir concernant les crimes nazis est l’affaire de la nation. Il existe une volonté de promouvoir une culture nationale du souvenir, qui associe la commémoration des malheurs provoqués par la Seconde Guerre mondiale au deuil et au regret, ainsi qu’à l’appel à veiller dans l’avenir pour que de tels malheurs ne se reproduisent plus. Tel est le sens du terme Mahnmal : il est plus qu’un simple synonyme de Gedenkenstätte (lieu du souvenir), il symbolise un monument commémoratif expiatoire, il perpétue le souvenir de quelque chose pour exhorter à ne pas oublier, pour entretenir un message. Plus d’un demi-siècle après la fin de la Seconde guerre mondiale, les victimes et les témoins de la dictature nazie s’effacent. Volkhard Knigge, directeur du lieu commémoratif Buchenwald, considère ainsi qu’il existe un risque réel pour que le nazisme se transforme en « thématique passe-partout », surtout s’il reste confiné à une consternation de l’instantané41. Le souvenir de la Seconde Guerre mondiale se reflète dans les bibliothèques, les instituts de recherche, les monuments, les musées, il existe sur vidéo, dans les séries télévisées, dans les lexiques CD-Roms42. L’écrivain Imre Kertesz parle de la génération des survivants qui est en train de s’éteindre, de leur discours qui ne leur appartient plus et part en guerre, lui aussi, contre la routinisation d’Auschwitz et abomine le kitsch qui entoure sa mémoire. En 1998, il envisage, par antiphrase, le futur Mémorial comme un « HolocaustPark » ouvert à la promenade du monde entier43. En fin de compte, le risque est de faire d’Hitler un produit commercial. En février 2005, un hôtel Intercontinental cinq étoiles a été inauguré dans les montagnes de l’Obersalzberg, en Bavière, exactement au cœur de ce qui fut le lieu de résidence secondaire du pouvoir national-socialiste. C’est sur l’Obersalzberg qu’Adolf Hitler s’était retiré pour écrire une partie de Mein Kampf. Les investisseurs du 41 Cité in Michael Marek, Matthias Schmitz, Gegen die Augenblicksbettroffenheit. Shoah, Neue Medien und die Zukunft der Gedenkenstätten, Das Parlament, 11.05.2001. 42 Se pose d’ailleurs ici la question des formes de médiation de l’histoire contemporaine ; cf. Günter Hockerts, Zugänge zur Zeitgeschichte : Primärerfahrung, Erinnerungskultur, Geschichstwissenschaft, Aus Politik und Zeitgeschichte, B28/2001, pp.15-30. 43 Imre Kertesz, Wem gehört Auschwitz ? Über die Enteignung der Erinnerung, Die Zeit, 19.11.1998. 10 tourisme privilégient la beauté du site face aux séquelles de l’histoire. Si le sujet n’était pas aussi grave on pourrait parler de « hitlermania ». Pour Hans-Jürgen Syberberg, le réalisateur de Hitler. Ein Film aus Deutschland (Hitler. Un film d’Allemagne) (1977), Hitler, depuis le film La Chute (d’Oliver Hirschbiegel (2004), qui retrace la fin d’Hitler et du Troisième Reich vue du bunker de la chancellerie à Berlin) « est devenu une valeur, au sens monétaire du terme : il fait vendre, comme le sexe »44. Dans la circulation discursive à laquelle on assiste, chacun a tort et raison à la fois. D’aucuns rappellent que la société a besoin de rituels et de commémorations. D’autres se désespèrent d’une inflation mémorielle. Si la mémoire sert à tout, elle risque de ne plus servir à rien. Quant à ceux qui prônent la fin de la routinisation et de la bétonisation de la mémoire, ils ouvrent la porte à des discours plus inquiétants. Enfin, la mémoire est aussi un choix et elle doit être assez critique pour éviter de tomber dans une certaine forme de narcissisme. Que faire alors ? Pour le philosophe Tzvetan Todorov, la mémoire est comme la langue d’Esope : la meilleure et la pire des choses. L’oubli peut être nocif. Sacraliser ou banaliser le passé n’est pas la solution. La mémoire, selon lui, n’apporte pas de réponses concrètes aux situations nouvelles, elle doit plutôt permettre de découvrir les vraies valeurs. C’est la différence entre « devoir de mémoire » et « travail de mémoire » : seul le second permet de transformer le souvenir du passé en une règle de vie mise au service de la justice45. En ce sens, le débat, clos par le Bundestag en mai 2001, sur les aspects financiers de l’indemnisation des travailleurs forcés, indemnisation prise en charge par l’Etat allemand et les entreprises allemandes concernées46, n’a pas conduit à mettre un terme à la recherche historique sur le rôle des entreprises allemandes à l’époque nazie. Le travail de mémoire doit se décliner à tous les niveaux de la société en se basant sur la connaissance historique, afin de ne pas tomber dans la banalisation du souvenir. C’est ainsi que l’association œcuménique Aktion Sühnezeichen Friedensdienste – ASF (Action pour l’expiation et la paix), fondée en 1958 lors du synode de l’Eglise protestante d’Allemagne, s’engage pour la paix, la tolérance et l’entente, contre la discrimination, la haine et l’indifférence, et pour la prise de conscience de l’histoire contre l’oubli. Plus d’une centaine de jeunes s’engagent tous les ans, pour un service volontaire de douze à dix-huit mois, et travaillent à l’étranger auprès des survivants de la Shoah, de réfugiés, de malades psychiques, de sans-abris, de handicapés, au nom d’une conduite morale : « Se souvenir du passé – s’engager aujourd’hui – agir pour demain ». Le passé vécu se transforme en Histoire. La génération suivante assume des responsabilités politiques avec des projets de vie différents, avec une autre culture du débat47. Mais il s’agit de faire en sorte que les expériences, celles notamment tirées des fautes, soient connues de ceux qui succèdent au pouvoir. Discourir sur l’impossibilité de la représentation de la mémoire ne sert à rien, car l’avenir continuera à interroger Auschwitz, à le mettre en texte, en art, en discours. La problématique actuelle concerne donc le passage du témoin – ce bâtonnet que doivent se passer les coureurs du relais – et la promotion d’un devoir de connaissance apte à perpétuer le souvenir. Ce n’est qu’ainsi que naît une mémoire collective sans laquelle il n’y a ni identité nationale, ni responsabilité nationale. La fonction de la mémoire est de 44 Hans-Jürgen Syberberg, « La Chute », film prêt à consommer, Libération, 06.01.2005. Tzvetan Todorov, Mémoire du mal, tentation du bien. Enquête sur le siècle, Paris, Laffont, 2000. 46 La fondation Erinnerung, Verantwortung und Zukunft (Souvenir, responsabilité et avenir), qui réunit notamment les entreprises allemandes ayant employé des travailleurs forcés, a débloqué 5,1 milliards d’euros. Cette somme est un complément aux paiements de réparation qui ont été versés par l’Allemagne depuis les années 1950. Elle constitue aussi une reconnaissance par le peuple allemand de l’injustice commise par l’Etat nazi vis-à-vis des travailleurs forcés, en les déportant et les exploitant. 47 Cf. Ralf Hanselle, Erinnerung formiert sich immer wieder neu, Das Parlament, 28.02/07.03.2005. 45 11 transmettre aux générations futures le sentiment inébranlable d’une responsabilité morale. Cette voie est tracée depuis la création de la RFA. Comme le souligne Alfred Grosser, la RFA « n’a pas été édifiée sir l’idée de nation, mais sur une éthique politique, celle du double rejet du nazisme dans le passé et du communisme dans le voisinage. Avec non pas l’idée d’une culpabilité collective, mais celle d’une prise en charge du passé, d’un rappel constant des défaillances d’hier pour éviter de nouvelles défaillances demain »48. Mais il est vrai aussi que le souvenir et la perception du monde changent avec les générations. A l’occasion du 60e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, le 27 janvier 2005, le rédacteur en chef du magazine Stern, Thomas Osterkorn, affirme qu’il faut expliquer à la génération actuelle qu’elle n’est pas coupable, mais responsable de ce qui s’est passé. Il s’agit « d’avoir honte de ce qu’ont fait les Allemands, mais pas d’être Allemand »49. En couverture, le magazine titre : Müssen wir uns heute noch schuldig fühlen ? (Devons-nous aujourd’hui nous sentir encore coupables ?) 4. La souffrance des Allemands et celle de leurs victimes : choc ou banalisation des souvenirs ? La guerre en Europe de l’Est a été d’une brutalité et d’une démesure que l’on n’avait guère connue dans d’autres régions. Malgré l’Ostpolitik (politique à l’Est) – politique de rapprochement et de détente – lancée par le chancelier Willy Brandt dès 1969, puis, après la chute du Rideau de fer, la signature entre Bonn/Berlin et les capitales est-européennes de traités d’amitié et de coopération signés, la réconciliation entre l’Allemagne et ses voisins à l’Est ne s’effectue que graduellement, tant le souvenir de la responsabilité allemande dans les dévastations qui ont ravagé l’Europe centrale et orientale est encore présent. Il n’y a pas eu encore de réconciliation sur le modèle du traité de l’Elysée, entre Berlin et Varsovie, Berlin et Moscou et encore moins entre Berlin et Belgrade. La réconciliation entre l’Allemagne et les pays d’Europe de l’Ouest, la France en premier lieu, a finalement peu exigé des opinions publiques : la guerre à l’Ouest avait rarement atteint les horreurs de celle menée contre la Pologne, l’Union soviétique et la Yougoslavie. Et c’est bien la raison essentielle pour laquelle les souffrances endurées par le peuple allemand à la fin de la Seconde Guerre mondiale ont constitué un tabou. Les bombardements sur les villes allemandes, « entreprise d’anéantissement »50, n’ont pas été nommés et ils ont été congédiés dans le trou noir de la mémoire. Pourquoi ? Parce que ces villes en feu ont été comprises comme le juste châtiment de l’Holocauste. Le terme « victime » appliqué à un Allemand est, à première vue, paradoxal. Et pourtant ce tabou de l’histoire allemande, c’est-à-dire la confrontation avec les violences subies telles que la fuite devant l’armée rouge et les expulsions, ainsi que les viols massifs des femmes allemandes en 1944 et 1945, est tombé. L’historien Norbert Frei décrypte d’ailleurs chez les Allemands une certaine tendance, surtout depuis le discours de M. Walser en 1998, à relativiser la politique du souvenir des véritables victimes du nazisme51. De nombreux livres, émissions de télévision et films traduisent cependant l’intérêt croissant pour le phénomène de « victimisation » du peuple allemand. Ils ne tendent pas à disculper les Allemands pour les faire sortir de la « culture du souvenir », mais les invitent à cesser de cultiver une « culture de l’auto-flagellation » qui, à terme, les conduit à une névrose paralysante. Le fait qu’il soit possible, soixante après la fin de la Seconde Guerre mondiale, 48 Alfred Grosser (préface) in Günther Weisenborn, Une Allemagne contre Hitler, op.cit., p. 14. Thomas Osterkorn, Auschwitz ist unser Brandmal, Stern, 27.01.2005, p. 3. 50 Cf. Winfried Georg Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, Paris, Actes du Sud, 2003. 51 Cf. Norbert Frei, 1945 und wir. Das Dritte Reich im Bewusstsein der Deutschen, Munich, Beck, 2005. 49 12 de faire un film comme La Chute est symptomatique de l’évolution de l’opinion. A l’instar du social-démocrate Peter Glotz ou du porte-parole de l’ancien chancelier Gerhard Schröder, Uwe-Karsten Heye, avec leurs ouvrages relatant l’exode forcé de leurs familles de la Bohême et de la Prusse orientale52, les Allemands (re)découvrent les souffrances de ceux qui ont été expulsés des territoires perdus à l’Est ou qui, en tant que Volksdeutsche (Allemands de souche ou Allemands ethniques) ont été forcés de quitter leur pays d’accueil. Ainsi, lorsque le Troisième Reich s’écroule, les nouveaux Etats vont pratiquer une forme d’épuration ethnique qui consistera à « dé-germaniser » les zones libérées, autrement dit à faire partir près de 13 millions d’Allemands : à travers une recherche fondée sur des masses de documents, l’universitaire américain R. M. Douglas, dont les travaux ne souffrent aucune ambiguïté, reconstitue dans Les expulsés ce trou noir de la mémoire européenne : les Allemands furent aussi des victimes53. Quant aux Allemands de l’Est, ils veulent connaître l’histoire des expulsés en ex-RDA (quatre millions d’expulsés se sont installés au cours des années 1950 en RFA), et des dizaines de milliers d’anciens expulsés ont, après l’unification, adhéré aux organisations de réfugiés et d’expulsés54. Ce sont ces mêmes associations qui, en 1998, pour la première fois, puis à nouveau en 2002, ont présenté le projet de création d’un Zentrum gegen Vertreibungen (Centre contre les expulsions). Ce projet a rencontré un large écho dans les médias polonais et allemands et à provoqué de nouvelles tensions entre Berlin et Varsovie, alors que le traitement de cette question et des autres sujets historiques ne consiste pas à regarder en arrière et à rechercher des compensations, mais à chercher véritablement à délivrer les relations germano-polonaises du poids du passé, et à comprendre que l’avenir ne sa bâtira qu’ensemble dans le processus d’intégration européenne. Au cœur du débat, se trouve bien évidemment la question de l’indemnisation de la perte des biens suite à l’expulsion des territoires de l’Est perdus par le Reich après la Seconde Guerre mondiale. On ressent en Allemagne le besoin de débattre et de témoigner de son expérience en matière d’exode, d’expulsion et d’intégration dans la société d’après-guerre, ce qui suscite chez les peuples voisins des réactions majoritairement marquées par la préoccupation et le rejet. L’évocation de ces événements passera toujours mieux par leur « européanisation » : le Bundestag et le Sejm polonais se sont ainsi prononcés en faveur d’une réflexion sereine sur un Centre du souvenir des peuples d’Europe55. 52 Peter Glotz, Die Vertreibung. Böhmen als Lehrstück, Berlin, Ullstein, 2004 ; Uwe-Karsten Heye, Vom Glück nur ein Schatten. Eine deutsche Familiengeschichte, Munich, Blessing, 2004. 53 Cf. R. M. Douglas, Les Expulsés, Paris, Flammarion, 2012. Conformément aux protocoles de Londres (12 décembre 1944), confirmés à la conférence de Yalta en février 1945, les territoires du Reich allemand situés à l’Est de l’Oder et de la Neisse (occidentale), sauf la région de Königbserg, qui revient à l’Union Soviétique, sont attribués à la Pologne. A l’Ouest et au Sud, l’Allemagne perd les territoires accaparés depuis l’époque de l’Anschluß. Au total, l’Allemagne perd après la guerre 114 000 Km2, soit près du quart de son territoire du début 1938, peuplé alors par 9,5 millions d’habitants. Les Allemands des territoires annexés à l’Union Soviétique et à la Pologne, et une grande partie des minorités allemandes de l’Est et du Sud-Est européen, furent expulsés vers l’Ouest. On estime que ces mouvements ont touché près de quatorze millions d’Allemands en tenant compte des disparus. En RFA, le sujet a été longtemps tabou. Ce n’est qu’après la publication, à la fin des années 1970, des travaux sur les expulsions du juriste américain Alfred de Zayas, qui a étudié les crimes de guerre commis par les Alliés contre les Allemands, que les Allemands ont commencé à débattre de ce thème (contrairement à la RDA qui parlait pudiquement de « transferts » de population) ; cf. Alfred de Zayas, Nemesis at Potsdam :The AngloAmericans and the Expulsions of the Germans, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1979 ; Helga Hirsch, Flucht und Vertreibung. Kollektive Erinnerung im Wandel, Aus Politik und Zeitgeschichte, B40-41/2003, pp. 14-26. 54 Cf. Michael Schwartz, Vertreibung und Vergagenheitspolitik. Ein Versuch über geteilte deutsche Nachkriegsidentitäten, Deutschland Archiv, n°2, 1997, pp. 177-195. 55 Cf. Dieter Bingen, Les relations germano-polonaises : bilan et perspectives, in Claire Demesmay, Hans Stark (dir.), Radioscopies de l’Allemagne, Paris, IFRI, 2005, pp. 169-185. 13 Günter Grass, qui fut l’un des intellectuels ouest-allemands qui ont le plus contribué à ancrer l’idée que la division de l’Allemagne était de l’ordre du définitif vu qu’il s’agissait du prix à payer pour Auschwitz, publie en 2002 une nouvelle intitulée Im Krebsgang (En crabe)56, qui évoque le torpillage, en janvier 1945, du Wilhelm-Gustloff, avec 9000 réfugiés à son bord, par un sous-marin soviétique. Même s’il s’en défend, il reprend à son compte la posture de ceux qui dénoncent les cruautés de l’armée rouge lors de la contre-offensive soviétique de 1943-1945. Partir de ce qui est indéniablement un crime de guerre soviétique commis à la fin de la guerre, c’est pourtant fausser la perspective car on tend à oublier alors les souffrances endurées par soldats et civils soviétiques confrontés, entre 1941 et 1943, à la guerre d’extermination menée par les nazis. G. Grass ramène le travail de mémoire aux années 1950 ou à la querelle des historiens – lorsque se fondant sur les témoignages des cruautés de l’armée rouge, l’historien A. Hillgruber avait cru pouvoir défendre l’idée que, dès 1944, la Wehrmacht combattait pour la cause de la liberté européenne contre l’invasion communiste de l’Europe. Toute une polémique s’est ouverte en Allemagne et en Grande-Bretagne, en 2002, à l’occasion de la parution du livre de Jörg Friedrich Der Brand. Deutschland im Bombenkrieg, 1940-1945 (L’incendie. L’Allemagne sous les bombes, 1940-1945)57. Dans cette étude monumentale sur les bombardements des villes allemandes par les Alliés, l’auteur s’interroge sur les motivations des Britanniques et des Américains, sur l’efficacité réelle de leur stratégie et il dépeint les souffrances infligées par les vainqueurs occidentaux de la Seconde Guerre mondiale aux civils allemands. Que ces sujets soit enfin abordés est tout à fait légitime. Et de même qu’il est nécessaire de parler des brutalités et des crimes de l’armée rouge en Europe orientale (comme l’assassinat de milliers d’officiers polonais à Katyn, crime longtemps attribué aux soldats de la Wehrmacht), on ne voit pas ce qui légitime l’indignation britannique ou américaine lorsque l’on souligne que les vainqueurs aussi ont commis des crimes de guerre. Mais en même temps, on alimente l’argumentaire de ceux pour qui les Allemands sont (aussi) des victimes de la Seconde Guerre mondiale ou de ceux qui, en montrant du doigt les Alliés, vont jusqu’à mettre un signe d’égalité entre la Shoah et le bombardement des populations civiles58. Si l’opinion publique allemande s’intéresse davantage aux Allemands en tant que victimes, cela signifie qu’il existe un besoin de revenir sur ces épisodes. Mais il faut être vigilant car cela ne doit pas être un moyen d’écarter toutes causalités et liens historiques. Ce risque paraît maîtrisable, car aujourd’hui assumer politiquement le passé de l’époque nazie fait partie du consensus de la classe politique allemande. Conclusion 56 Günter Grass, En crabe, Paris, Seuil, 2002. Jörg Friedrich , L’incendie. L’Allemagne sous les bombes, 1940-1945, Paris, Ed. de Fallois, 2004 ; cf. aussi Stephan Burgdoff, Christian Habbe (dir.), Als Feuer vom Himmel fiel. Der Bombenkrieg in Deutschland, Stuttgart, DVA, 2003. 58 Ainsi, pour la commémoration du bombardement de Dresde (le 13 février 1945 le bombardement allié avait réduit la ville en cendres et laissé 35000 morts), les douze élus du parti d’extrême droite NPD au parlement régional de Saxe avaient demandé une commémoration du 13 février 2005 limitée aux seules victimes de la « terreur des attaques » aériennes américaines et britanniques. Leur motion ayant été évidemment rejetée par les autres groupes politiques (qui eux respectaient une minute de silence à la mémoire des victimes du nazisme et de la guerre), les députés d’extrême droite quittaient alors le parlement. A leur retour, leur chef de file, Holger Apfel assimilait les raids alliés aux « bombes d’un Holocauste » et la destruction de la ville à un « massacre planifié de sang-froid » ; cf. Pierre Bocev, Offensive négationniste des élus néonazis de Saxe, Le Figaro, 24.01.2005. 57 14 Ce consensus se reflète dans le discours politique allemand contemporain. Le chancelier Schröder n’avait cessé, en 2004, d’expliquer que le Débarquement des Alliés en Normandie était pour l’Allemagne d’aujourd’hui synonyme de « libération » et non plus « d’invasion », terminologie longtemps utilisée en RFA. Le Débarquement du 6 juin 1944 n’a en effet pas la même place dans la mémoire collective allemande que dans celle des Alliés. Pendant de longues années, les Allemands ont éprouvé des sentiments mêlés vis-à-vis du 8 mai. Il avait fallu attendre le discours du président de la République R. von Weizsäcker, au Bundestag, le 8 mai 1985, pour que les Allemands ne parlent plus de « capitulation », mais de « libération du régime nazi » : « Pour [nous] Allemands, le 8 mai n’est pas un jour de fête ». Mais R. von Weizsäcker admettait que le « 8 mai fut un jour de libération. Il [nous] a tous libéré de l’inhumanité et de la tyrannie du régime national-socialiste. [Nous] ne devons pas voir dans la fin de la guerre la cause de l’exode, de l’expulsion et de la privation de liberté. Il faut en chercher les causes dans les débuts de la tyrannie qui provoqua la guerre. Ne séparons pas la date du 8 mai 1945 de celle du 30 janvier 1933 ». Pour lui, les Allemands devaient enfin « accepter le passé, ne pas oublier, affronter la vérité du mieux que [nous] le pouvons ». Prenant acte des conséquences historiques du Troisième Reich, le président fédéral mettait en relief l’importance de la mémoire qui seule rend possible la réconciliation. A l’occasion du 60e anniversaire du Débarquement des Alliés, G. Schröder est le premier chancelier allemand à participer aux commémorations en Normandie. Son prédécesseur, H. Kohl, avait refusé d’y participer, en 1994, considérant qu’il eût été anachronique de fêter une victoire dans une bataille où des dizaines de milliers d’Allemands avaient trouvé la mort, notamment son frère aîné. Le chancelier Schröder y voyait, au contraire, un « grand honneur pour son pays et pour sa démocratie » et affirmait que la « victoire des Alliés n’était pas une victoire sur l’Allemagne, mais une victoire pour l’Allemagne ». Le 6 juin est le symbole de la lutte pour la liberté et la démocratie. Tout en affirmant que la génération présente ne doit pas « se sentir coupable pour les crimes et le génocide engendrés par un régime ineffable », il insistait sur le fait que les Allemands sont « responsables de leur histoire »59. La mémoire des souffrances de ceux qui ont subi le joug nazi est aussi la mémoire des crimes de ceux qui les leur ont fait endurer. La mémoire de la Shoah est en même temps la mémoire des crimes des Allemands. Cette mémoire est douloureuse : pour celui qui ne peut apaiser la souffrance de ses ancêtres, pour celui qui ne peut effacer de la réalité les crimes commis par les siens. Cependant, la souffrance de l’un n’est pas la souffrance de l’autre. Il n’existe pas une culture commune de la mémoire qui couvre toutes les expériences terribles et différentes de la souffrance de la Seconde Guerre mondiale. Il reste que la mémoire doit permettre de prévenir60, et si les Allemands n’ont pas à jouer un rôle pionnier de donneur de leçons, il leur revient en revanche de donner l’exemple en maintenant la mémoire vivante, pour qu’Auschwitz, Oradour ou Stalingrad ne puissent plus jamais se reproduire. 59 Entretien avec Gderhard Schröder, Bild am Sonntag, 06.06.2004. L’Allemagne démocratique a fait de l’intangibilité de la dignité humaine le fondement de sa constitution. L’article 1er de la Loi fondamentale du 23 mai 1949 stipule, notamment, que la « dignité humaine est intangible. Tous les pouvoirs publics ont l’obligation de la respecter et de la protéger. En conséquence, le peuple allemand reconnaît à l’être humain des droits inviolables et inaliénables comme fondement de toute communauté humaine, de la paix et de la justice dans le monde ». 60