procédure civile - Lextenso editions
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9 février 2016 Nouvelle formule Hebdo 1 3 6 e A N N ÉE . N O 6 À la une Que cache la réalité du statut de collaborateur ? S’absenter, partir plus tôt, prendre des jours de congés pour un dossier personnel ou pour des raisons relevant de la vie privée, voici ce qui peut être source d’angoisse pour de très nombreux collaborateurs Actualité « Notre monde est encombré de seniors qui bloquent l’évolution des 40/50 ans » entretien avec Béatrice WEISS-GOUT Doctrine Le nouveau cadre légal de la relation de travail dans le sport professionnel étude par Mathieu VERLY sous L. n° 2015-1541, 27 nov. 2015 Jurisprudence « Vol » licite dans les poubelles d’un magasin note par Stéphane DETRAZ sous Cass. crim., 15 déc. 2015 Chronique de jurisprudence de droit de la propriété intellectuelle © Maria B. par Laure MARINO Gazette Spécialisée PROCÉDURE CIVILE SOUS LA RESPONSABILITÉ SCIENTIFIQUE DE •Soraya AMRANI-MEKKI Professeur agrégé à l’université Paris Ouest – Nanterre La Défense AVEC LA PARTICIPATION DE Corinne BLÉRY, Harold HERMAN, Ludovic LAUVERGNAT, Lucie MAYER, Marie NIOCHE, Vincent ORIF, Emmanuel PIWNICA et Loïs RASCHEL www.gazettedupalais.com Tr i b une LE CRÉPUSCULE DE LA LOI 257s0 257s0 N otre droit est déliquescent. Instrument de construction sociale, la loi est depuis la Révolution française le socle de la régulation de notre société. Mais qu’en reste-t-il aujourd’hui ? De plus en plus concurrencée par l’irrésistible montée en puissance des normes issues du droit européen, elle n’a pas su résister. Pour survivre, la loi aurait dû se raréfier, prendre de la hauteur pour retrouver son rôle unificateur original. Or, tout au contraire, elle n’a eu de cesse de se galvauder, de se multiplier, au gré des gouvernements successifs, sans ordre ni raison. Au fil du temps sa légitimité s’est émoussée aux yeux des citoyens, tant elle est devenue instable et contradictoire. À qui la faute ? Au politique, bien sûr. Si la loi s’est perdue, c’est parce que le législateur l’a laissée se briser. Il en est le premier responsable. Celui qui ne devait intervenir, selon Portalis, que « d’une main tremblante » a asservi l’outil du droit à ses intérêts partisans. Il en a fait l’incarnation Patrice SPINOSI de ses ambitions politiciennes, le paravent de ses échecs. Aujourd’hui le Avocat au Conseil d’État et à la Cour moindre fait d’actualité appelle la réforme. La loi est devenue un mode de cassation de réaction politique, un instrument de communication que l’on met en œuvre dans l’urgence, sans vision ni considération de l’existant. L’actualité en donne une illustration frappante. Comment être dupe du traitement de l’État d’urgence, des polémiques sur la révision de la Constitution ou la déchéance de nationalité ? Comment ne pas voir dans ces débats juridiques qui saturent les médias un écran de fumée savamment alimenté par le Gouvernement L’équilibre des pouvoirs pour éviter d’avoir à répondre aux questions qui touchent directement à sa responsabilité politique ? Pour détourner tout a désormais changé. reproche sur la faillite patente des services de renseignement placés sous son autorité, il promet un tournant sécuritaire À l’instar de nombreux pays comme un colosse de foire montre ses muscles à son public pour lui faire croire qu’il est le plus fort. Et la loi a déjà été anglo-saxons, tant usée par le procédé qu’il faut maintenant aller un cran notre démocratie devient plus loin et s’attaquer à la Constitution. Face à une telle dérive, quel sera le salut ? Pour la loi, on peut craindre qu’il n’y en ait judiciaire aucun. Le droit français cohérent et codifié, tel qu’il avait été pensé dans le creuset de la Révolution par les codificateurs napoléoniens, n’aura pas résisté au XXIe siècle. Il est désormais dépassé. Face à la démonétisation législative, le renouveau du droit sera probablement l’œuvre du juge. Un juge multiple et protéiforme qui pourra être national, constitutionnel ou européen. Mais un juge à qui reviendra le soin d’ordonner, le cas échéant en les neutralisant, des dispositions législatives qui auront perdu la mesure de l’intérêt général. L’équilibre des pouvoirs a désormais changé. À l’instar de nombreux pays anglo-saxons, notre démocratie devient judiciaire. Nos juridictions seront-elles à la hauteur de la lourde tâche, pourtant si nécessaire, qui les attend ? Il n’existe aucune raison d’en douter. “ ” • 257s0 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 3 S o m m air e Actualité ■■Le Directeur honoraire : Jean-Gaston Moore Président : François-Xavier Charvet Directeur de la publication : Pierre-Yves Romain Rédacteur en chef : Clémentine Kleitz Rédacteur en chef adjoint : Iris Joussen Rédacteurs : Catherine Berlaud, Philippe Graveleau, Marie Rajchenbach Assistante d’édition : Elsa Boulinguez Assistante de direction : Evelyne Chelza Direction : 12, place Dauphine 75001 Paris Tél. : 01 44 32 01 50 / Fax : 01 46 33 21 17 Rédaction : 70, rue du Gouverneur Général Félix Eboué 92131 Issy-les-Moulineaux Cedex Tél. : 01 40 93 40 00 / Fax 01 41 08 23 60 Courrier : [email protected] Tarifs 2016 * Prix TTC au n° : 15,32 € + frais de port * Abonnement France (un an) : Journal seul : 362,46 € TTC Recueils + table seuls : 372,67 € TTC Journal, recueil + table : 513,56 € * Abonnement étranger (un an) : Journal seul : 405 € Journal, recueil + table : 621 € Éditeur : LA GAZETTE DU PALAIS – SOCIÉTÉ DU HARLAY SA au capital de 98 460 € Président : François-Xavier Charvet Directeur Général : Pierre-Yves Romain 12, place Dauphine 75001 Paris Internet : www.gazettedupalais.com Twitter : @gazpal Commission paritaire n° H 0518T83097 ISSN 0242-6331 Imprimé par Jouve 1, rue du Docteur Sauvé 53100 Mayenne Illustration de la Gazette spécialisée sur la couverture : Fanny Dallé-Asté / Da-fanny Toute reproduction, même partielle, est interdite, sauf exceptions prévues par la loi. 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Notre monde est encombré de seniors qui bloquent l’évolution des 40/50 ans » 5 8 ■■« entretien avec Béatrice WEISS-GOUT 10 Doctrine ■■Le nouveau cadre légal de la relation de travail dans le sport professionnel étude par Mathieu VERLY sous L. n° 2015-1541, 27 nov. 2015 13 Jurisprudence ■■« Vol » licite dans les poubelles d’un magasin note par Stéphane DETRAZ sous Cass. crim., 15 déc. 2015 ■■Crainte et tremblement : la procédure d’appel encore mal maîtrisée note par Pierre-Louis BOYER sous Cass. 2e civ., 28 janv. 2016 de kart : gare aux exploitants peu soucieux de leurs équipements de sécurité ! 16 20 ■■Accident note par Jean-Pierre VIAL sous CA Aix-en-Provence, ch. 10, 24 sept. 2015 ■■Obligation d’informer le patient et thérapeutique nouvelle ■■Chronique de jurisprudence de droit de la propriété intellectuelle conclusions par Céline CHAMOT sous CAA Marseille, 2e ch., 7 janv. 2016 par Laure MARINO ■■Panorama de jurisprudence de la Cour de cassation ■■Panorama de jurisprudence du Conseil d’État par Catherine BERLAUD par Philippe GRAVELEAU de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme 21 24 31 40 45 ■■Panorama par Catherine BERLAUD 48 Gazette Spécialisée PROCÉDURE CIVILE Sous la responsabilité scientifique de Soraya AMRANI-MEKKI G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 49 Ac tu a l it é 257r9 257r7 La phrase 257r8 Le chiffre “ Les avocats et les juristes ne sont plus des sachants. Tout le monde aujourd’hui a accès à l’information juridique ” Jérôme Giusti, associé du cabinet 11.100.34, durant la Journée de l’innovation du droit et du chiffre, le 2 février dernier. L’indiscret 366 C’est le nombre d’auditeurs de justice de la promotion 2016 de l’ENM, ce qui représente la plus grosse promotion jamais accueillie depuis sa création en 1958 257r7 257r8 257r9 257s4 Olivier Cousi, associé du cabinet Gide Loyrette Nouel, a décidé de se présenter à l’élection du prochain bâtonnier de Paris, dont le scrutin aura lieu en décembre 2016, en binôme avec Nathalie Roret, co-fondateur du cabinet Farthouart avocats, membre du comité d’éthique et de la commission plénière de déontologie du barreau de Paris et membre du CNB. Professions Le cri d’alarme des hauts magistrats 257s4 Depuis le début de cette année les plus hauts magistrats judiciaires français ont pris deux fois publiquement la parole pour rappeler les pouvoirs publics à leurs responsabilités à l’égard de l’institution judiciaire, de la protection des libertés publiques et du respect de notre Constitution. Du jamais vu ! « Nous espérions depuis longtemps de telles prises de parole officielles, cela tranche avec la réserve habituelle des hauts magistrats et nous donne beaucoup de force » se réjouit Virginie Duval, présidente de l’Union syndicale des magistrats (modéré), à propos des récentes prises de positions officielles des hauts magistrats de l’ordre judiciaire. Il y a d’abord eu la déclaration des Premiers présidents de cour d’appel le 14 janvier qui dénonçait la mise à l’écart du juge judiciaire sur fond d’état d’urgence et, plus précisément, le projet de réforme pénale renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement. « La France ne saurait sacrifier les valeurs fondamentales de sa justice, au motif qu’un manque cruel et ancien de moyens l’a affaiblie » accusaient alors les magistrats. Deux semaines plus tard, les mêmes chefs de cour réitèrent leur mise en garde mais avec une solennité supplémentaire : le Premier président de la Cour de cassation, Bertrand Louvel, a décidé de se joindre à eux. C’est inédit dans l’histoire récente de l’institution judiciaire. Mais il est vrai que l’heure est particulièrement grave, comme le soulignent les premières phrases de la déclaration du 1er février : « En ce début du XXIesiècle, la place faite à l’Autorité judiciaire au sein des institutions de la République suscite de légitimes et graves interrogations. Le rôle constitutionnel de l’Autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, est affaibli par des réformes et projets législatifs en cours. Les mises en cause répétées de l’impartialité de l’institution et de ceux qui la servent portent atteinte à leur crédit et à la confiance que doivent avoir les citoyens dans leur justice ». Que l’on ne se méprenne pas. Les hauts magistrats ne protègent pas un hypothétique précarré mais alertent sur des réformes en cours qui ne sont que l’aboutissement d’une longue érosion des libertés publiques et de la place du juge judiciaire. Il est temps de créer un Conseil supérieur de la justice ! Comme l’avait déjà réclamé le président Bertrand Louvel dans son discours de rentrée solennelle, il est urgent d’ouvrir une réflexion sur la place du juge judiciaire. Cela implique de réviser des procédures devenues trop complexes, lourdes et incompréhensibles. Les auteurs de la déclaration dénoncent « la pénurie persistante de ses moyens matériels et humaines qui ne lui permet plus de remplir ses missions ». Ils demandent surtout « que le constituant intervienne pour reconnaître et asseoir effectivement l’Autorité judiciaire dans son rôle de garant de l’ensemble des libertés individuelles, au-delà de la seule protection contre la détention arbitraire ». L’on ne pourra pas dire que l’institution judiciaire n’a pas prévenu. La question des moyens est le cœur des discours d’audience de rentrées solennelles depuis plus de 20 ans. Et depuis plus de 20 ans, les maigres augmentations de budget sont absorbées par les nouvelles réformes mises en œuvre, celles-là même qui compliquent, comme à plaisir, les procédures. C’est donc l’heure d’accomplir la révolution institutionnelle qu’appelait de ses vœux Bertrand Louvel dans nos colonnes il y a quelques mois (v. Gaz. Pal. 16 mai 2015, p.10, 223m2) : la transformation du Conseil G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 5 A ct u al i t é supérieur de la magistrature en un Conseil supérieur de justice qui aurait en charge la formation des magistrats, les nominations, la discipline et les crédits. « Ce modèle suppose la maîtrise directe par cet organe des crédits de la justice, de sorte qu’il puisse faire valoir directement ses besoins auprès du Parlement. En France, ces crédits sont traditionnellement arbitrés entre les juges et les prisons. C’est une confusion des genres qui aboutit à enlever des crédits à la justice pour en allouer à l’administration pénitentiaire alors que celle-ci relève de la mission exécutive, distincte de la mission judiciaire. La dépendance économique des juridictions à l’égard du ministère de la Justice n’est pas sans conséquence sur l’indépendance d’esprit des magistrats, notamment des chefs de cour et de juridiction ». La liste des urgences s’allonge à l’infini… Si Virginie Duval se réjouit que les hauts magistrats sortent de leur silence, c’est qu’ils expriment une inquiétude largement partagée par la base. Et également un sentiment d’injustice lorsque l’on accuse l’institution et les magistrats d’un manque de moyens dont ils ne sont pas responsables. « Prenons l’exemple des personnes retenues pour contrôle d’identité par l’Administration même lorsqu’elles présentent leurs papiers. Il faudrait l’autorisation d’un magistrat du parquet. On nous répond que non parce que les parquetiers sont injoignables. C’est faux, il faut simplement attendre son tour. À chaque fois c’est le même raisonnement : on ne se tourne pas vers vous les juges judiciaires parce que vous n’êtes pas disponibles » explique la présidente de l’USM. Une circulaire datant de fin décembre demande aux parquets de prévoir la mise en place de cellules de crise en cas d’attentats. Mais avec quels moyens ? « Le 13 novembre, la cellule de crise a été installée au ministère de l’Intérieur, même le parquet de Paris n’a pas les moyens matériels d’organiser cela, rappelle Virginie Duval. Il faut une pièce dédiée, pouvoir mettre en place un numéro de téléphone, du personnel pour répondre, où voulezvous que nous trouvions tout cela ?! ». Tandis que les hauts magistrats interpellent les pouvoirs publics sur la nécessité d’engager une réflexion de fond, l’USM pare au plus pressé en alertant le nouveau garde des Sceaux, Jean-Jacques Urvoas, sur les urgences. Il y a notamment le problème des extractions. « Elles ont été transférées à la pénitentiaire au lieu de la police et de la gendarmerie mais sans transfert de moyens, d’où des procès annulés parce que les personnes n’ont pas été extraites. Il n’est pas exclu qu’un jour cela pose un problème de délai de procédure et aboutisse à la remise en liberté d’un individu dangereux » prévient Virginie Duval. Les experts deviennent également un problème urgent, ils démissionnent en masse faute d’être payés correctement et dans les temps. Sans compter le projet de fusion des tribunaux sociaux (tribunal des affaires de sécurité sociale et tribunal du contentieux de l’incapacité) contenu dans le projet « Justice du 21e siècle » qui soulève la sempiternelle question des moyens. Et puis il y a la réforme de l’instruction, adoptée en 2007 et sans cesse reportée faute de moyens? qui prévoit à compter du 1er janvier 2017 la collégialité. Mais après tout, sans doute suffira-t-il de la reporter une énième fois…. Interprofessionalité et numérique, de la réflexion à l’action 257s1 que l’ouverture du capital des cabinets d’avocats n’ait pas été conservée dans la version adoptée par le Parlement de la loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances. Le candidat à la présidence du Conseil supérieur de l’ordre des experts-comptables a aussi appelé à un cadre réglementaire plus large, permettant aux professionnels de rédiger eux-mêmes les statuts de leur structure commune en respectant les intérêts de chacun. « Au-delà des batailles institutionnelles entre avocat et expert-comptable il faut écouter le client », a-t-il insisté. Une affirmation soutenue par Thierry Wickers, ancien président du Conseil national des barreaux. Ce dernier a ajouté que le projet d’ordonnance – dont la publication serait prévue, selon Bercy, pour le 6 mars prochain – devrait fixer un cadre juridique, mais pas les modalités pratiques de l’interprofessionalité. Et si l’interprofessionalité était l’une des solutions pour lutter contre les nouveaux acteurs issus du numérique qui menacent directement, aujourd’hui, les professionnels Olivia Dufour 257s1 S’il existe au moins deux sujets qui réunissent les professionnels du chiffre et du droit, ce sont bien l’interprofessionalité et la révolution numérique touchant leurs marchés respectifs. Le premier, au cœur des débats lors de l’adoption de la loi Macron l’année dernière, continue de diviser, tandis que le second est craint par les deux secteurs d’activités. La conférence plénière de la Journée de l’innovation du droit et du chiffre, qui réunissait, le 2 février dernier, des professionnels du droit et du chiffre, a, une nouvelle fois, démontré que l’interprofessionalité faisait encore débat. L’amplification des risques de conflits d’intérêts et le non-respect de la déontologie restent les deux arguments soutenus par les parties pour ne pas encourager l’interprofessionalité. Du côté des experts-comptables, Charles-René Tandé, président de l’Institut français des experts-comptables et des commissaires aux comptes (IFEC), a vivement regretté 6 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 257s4 Actual ité traditionnels du chiffre et du droit ? « Nos professions, qu’elles soient du chiffre, du droit ou du conseil, doivent s’intéresser aux innovations, afin de percevoir les effets sur nos clients, nos missions et nos cabinets », a analysé Janin Audas, commissaire aux comptes et intervenant à la table ronde « Innovations juridiques et professions juridiques ». La multiplication des start-up du droit, proposant toutes des services plus différents les uns que les autres à des tarifs compétitifs, n’est plus la seule évolution qui doit être prise en compte. L’ouverture de l’ensemble des données juridiques existantes, issue du mouvement plus vaste de l’open data, est aussi un projet auquel les avocats et experts-comptables vont devoir s’intéresser sur les moyen et long termes dans l’exercice de leurs professions. Un constat soutenu par Benjamin Jean, président de l’association Open law, à plusieurs reprises durant cette journée de l’innovation du droit et du chiffre : « Aujourd’hui, tous les acteurs utilisent des données partagées. L’open source est un mode de développement et de création mais pas un business model en tant que tel ». Aux professionnels du droit et du chiffre de s’en saisir, et ce dès maintenant. Delphine Iweins 257u0 Institutions La rentrée du TGI de Pontoise : le pénal va mal 257u0 Le 25 janvier dernier se tenait la rentrée solennelle du TGI de Pontoise. Renaud Le Breton de Vannoise ayant quitté la présidence de cette juridiction pour l’exercer à la tête du TGI de Bobigny, ce fut l’occasion de présenter la nouvelle présidente, Gwenola Joly-Coz. Cette dernière qui a notamment été juge d’instruction à Cayenne, juge aux affaires familiales et secrétaire 257s1 générale au tribunal de Nantes, et présidente du tribunal de Mamoudzou (Mayotte), a annoncé les trois principes directeurs qui guideraient son mandat : l’indépendance de l’Autorité judiciaire comme puissante garantie démocratique ; la place centrale de l’humain dans la vie judiciaire quotidienne avec une attention particulière sur l’égalité des hommes et des femmes car, rappelle-t-elle, « si en 1947, lorsque 100 % des magistrats étaient des hommes, ce n’était pas un sujet, à présent, avec 67 % de femmes, c’est devenu une véritable question » ; la vocation de la justice d’être au cœur de la cité en qualifiant le juge de « passeur ». Mais pour respecter ces nobles principes, encore faut-il en avoir les moyens. À ce sujet, la première viceprésidente, Dominique Andreassier, s’est chargée de pointer le déficit de six postes de magistrats à temps plein ce qui a parfois conduit à « geler des audiences » face à des dossiers complexes de plus en plus nombreux en correctionnel. Mais le service le plus touché par ce déficit est celui des applications des peines dont les perspectives, pour 2016, seraient « alarmantes ». En écho à ces propos, le procureur de la République, Yves Jannier, a souligné que la France était aux derniers rangs à l’échelle européenne avec une moyenne de 2,9 magistrats pour 100 000 habitants alors que celle-ci était de 12 chez nos voisins. En outre, les parquetiers traiteraient environ 2 500 affaires par an, soit 2,8 fois plus que les Allemands, 4,8 fois plus que les Suisses et 7,8 fois plus que les Danois. De quoi rendre une réforme urgente… En attendant, Yves Jannier estime qu’il convient, pour 2016, d’exercer avec rigueur le principe d’opportunité des poursuites - faute de pouvoir apporter une réponse pénale systématique - et de déterminer de véritables priorités d’action publique afin de garantir un traitement rapide des infractions les plus graves. 257u0 257q8 Veille normative (du 3 au 9 févr. 2016) 257q8 L. 2 févr. 2016, n° 2016-87, créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie : JO 3 févr. 2016 SANTÉ D. 1er févr. 2016, n° 2016-94, portant application des dispositions de la loi du 27 septembre 2013 relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge : JO 4 févr. 2016 D. 2 févr. 2016, n° 2016-100, relatif à la reconnaissance de la lourdeur du handicap : JO 4 févr. 2016 TRAVAIL D. 1er févr. 2016, n° 2016-95, relatif à l’accueil d’un salarié en contrat de professionnalisation au sein de plusieurs entreprises : JO 3 févr. 2016 D. 1er févr. 2016, n° 2016-88, portant publication de la convention n° 187 de l’Organisation internationale du travail relative au cadre promotionnel pour la sécurité et la santé au travail, adoptée à Genève le 15 juin 2006 : JO 4 févr. 2016 257q8 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 7 Actualité 257r2 AVOCAT Que cache la réalité du statut de collaborateur ? 257r2 L’essentiel La profession d’avocat attire toujours de plus en plus, en témoigne les bancs des CRFPA qui ne désemplissent pas. Pourtant, pour de nombreux collaborateurs, l’enthousiasme d’embrasser cette profession exigeante peut être de courte durée. Aux managing partners d’apprendre à les retenir. M ode d’exercice professionnel, officiellement Delphine IWEINS dépourvu de tout lien de subordination, par lequel un avocat consacre une partie de son activité à un cabinet, la collaboration concernait en 2014, 29,2 % des 60 223 avocats répartis sur tout le territoire français et recensés par l’Observatoire du Conseil national des barreaux. Des chiffres en constante augmentation, qui ne reflètent pas le malaise de ces avocats collaborateurs. Par Un statut a priori bien encadré. S’absenter, partir plus tôt, prendre des jours de congés pour un dossier personnel ou pour des raisons relevant de la vie privée, voici ce qui peut être source d’angoisse pour de très nombreux collaborateurs. Pourtant, le contrat de collaboration libérale, dont un exemplaire est contrôlé par l’ordre des avocats auquel le collaborateur est inscrit, encadre parfaitement ce statut, en tout cas en théorie, . Le Conseil national des barreaux, les 11 et 12 avril 2014, lors de son assemblée générale, avait d’ailleurs modifié l’article 14 du Règlement intérieur national (RIN) afin de permettre au collaborateur libéral de mieux concilier sa vie personnelle et son activité professionnelle. De plus, depuis cette date, la notification de la rupture du contrat de collaboration, qui n’a pas besoin d’être motivée, ne peut intervenir durant une période de six mois à compter de l’annonce de l’indisponibilité du collaborateur pour des raisons de santé. Seule exception à ce principe : un manquement grave aux règles professionnelles non lié à l’état de santé. Depuis 2012, il est aussi possible pour ces avocats de contracter une assurance « perte collaboration » de l’ordre des avocats de Paris. Des évolutions saluées, mais bien loin d’être suffisantes. Les dérives continuent. En effet, tandis que la cour d’appel de Paris vient d’effectuer un revirement de jurisprudence, dans un arrêt du 27 janvier 2016 (CA Paris, 27 janv. 2016, n° 13/21837) estimant que la rupture d’un contrat de collaboration peut se faire sans motif et sans motivation sous réserve de toute discrimination, les avocats de moins de 10 ans de Barreau continuent de quitter la profession. L’Association française des juristes d’entreprise estime à 19 %, sur les plus de 16 000 juristes d’entreprise comptabilisés, ceux titulaires du CAPA. Un chiffre non négligeable, en constante augmentation ces dernières années. Déçus par des expériences difficiles, les collaborateurs se tournent vers l’entreprise, pensant ainsi y trouver un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Les raisons sont connues : une charge de travail trop importante, la pression de la facturation à tout prix, le manque de temps pour sa vie personnelle, l’insécurité et l’absence de perspective issues d’un tel statut. La concurrence accrue du marché du 8 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 droit n’a fait qu’amplifier le phénomène. Les témoignages ne manquent pas et sont tous plus édifiants les uns que les autres, allant de la simple question « ai-je le droit de prendre des congés payés ? » à de véritables cas de harcèlements. Pourtant, les cabinets « mauvais élèves » peu respectueux des droits de leurs collaborateurs ne sont pas beaucoup menacés ; rares sont ceux qui sont dénoncés publiquement. La méthode du « name and shame », utilisée dans le monde de la finance et consistant à livrer au grand public le nom des responsables pour littéralement « leur faire honte », est très loin d’exister dans la profession. Ce qui peut s’avérer étonnant tant l’on sait à quel point la marque employeur, aussi bien interne qu’externe, est importante pour les cabinets. Transiger au lieu de dénoncer publiquement. Les collaborateurs victimes d’abus sont encore peu nombreux à les dénoncer publiquement. « De nombreux collaborateurs hésitent ou renoncent à engager une action à l’encontre de leur cabinet, craignant que cette action soit connue d’autres avocats et qu’elle les empêche de retrouver une collaboration », regrette Léonore Bocquillon, avocate, responsable de SOS Collaborateurs. La procédure de demande de requalification du contrat du travail est très lourde pour un collaborateur. Aucune requalification n’a d’ailleurs été retenue par l’ordre de Paris depuis le 17 mai 2010. Les instances encouragent, en effet, très fortement les parties à transiger. « À Paris, les représentants du bâtonnier ont une véritable volonté d’aider les parties à transiger et à mettre un terme à leur différend », explique Léonore Bocquillon. Une situation que dénonce Matthieu Bourdeaut : « La compétence exclusive de l’ordre des Avocats pour les litiges professionnels est un obstacle quasi insurmontable pour les collaborateurs souhaitant faire valoir leurs droits. À titre d’illustration, le rejet récent, par une décision rendue, le 25 novembre dernier, par la juridiction du bâtonnier de Paris, d’une demande de requalification ainsi motivée : « Le collaborateur libéral a la possibilité de développer son activité, soit par la création et le développement d’une clientèle personnelle, soit dans un investissement au sein du cabinet avec la perspective de devenir associé »». Des associations syndicales à l’écoute des collaborateurs. C’est en prenant en compte ces raisons et témoignages que l’UJA de Paris a mis en place, dès 2000, SOS Collaborateurs, un service d’aide et d’écoute bénévole au bénéfice des jeunes collaborateurs libéraux et salariés, ainsi que des élèves avocats en stage. Ces deux dernières années, les six avocats actifs au sein du service ont eu à traiter plus de 450 questions et sollicitations. « Le service SOS Collaborateurs est directement saisi par des collaborateurs en situation de souffrance. Nous les rencontrons Actual ité et nous les assistons », détaille Léonore Bocquillon. Suivant ce mouvement, en 2011, la Fédération nationale des unions des jeunes avocats a créé, le 1er octobre 2011, le groupement national de défense des collaborateurs. Objectif affiché : mailler parfaitement le territoire national afin que toutes les demandes des collaborateurs puissent trouver une réponse de proximité. “ Les dommages d’une collaboration difficile peuvent se faire sentir durant plusieurs années ” Il n’est, en effet, pas plus aisé en province qu’à Paris de se plaindre auprès de son bâtonnier d’un contrat de collaboration qui n’en porte que le nom. Les collaborateurs peuvent aussi se tourner vers le syndicat Manifeste des avocats collaborateurs (MAC), représenté au CNB et à l’ordre de Paris. Une aide bienvenue, mais pour certains, encore insuffisante. Les dommages d’une collaboration difficile peuvent se faire sentir durant plusieurs années. « Après plusieurs années de gestion de ce service, il me paraît impératif de ne pas rester trop longtemps dans un cabinet où la collaboration se passe mal. Pour éviter qu’ils ne soient traumatisés par une expérience malheureuse, j’incite souvent les collaborateurs à changer de cabinet le plus rapidement possible », conseille la responsable de SOS Collaborateurs. Comment se relever après avoir été victime de harcèlement, d’une rupture soudaine non motivée après plusieurs mois ou années à se dédier entièrement au développement d’un cabinet ? Quitter la profession n’est pas la solution pour lesquels tous optent. Des associés répondront que c’est ainsi qu’ils ont appris le métier ; d’autres, anciens collaborateurs victimes, diront que cette expérience a été le déclic pour monter leur propre structure car le métier d’avocat, lorsqu’il est effectué de façon tout à fait indépendante, reste passionnant. Le tabou de la collaboration salariale. 61 % des jeunes avocats parisiens optent pour une collaboration libérale : c’est ce qui ressort du dernier sondage réalisé par l’Union des jeunes avocats (UJA) de Paris, publié prochainement. L’avocat est libre et indépendant, il ne peut pas en être autrement. Pourtant, dans les faits, des collaborations libérales ressemblent à des collaborations salariées déguisées. « De manière notoire, le statut de collaborateur libéral dissimule fréquemment la condition de salarié des avocats dans les cabinets. Mon expérience, les nombreux témoignages reçus et les dossiers qui m’ont été confiés, révèlent trop souvent des situations extrêmement graves (pressions, harcèlement, asphyxie financière) », révèle Matthieu Bourdeaut, associé gérant du cabinet B2A, et fondateur de SCL, une communauté d’avocats défendant leurs confrères devant les instances ordinales. Les objectifs de facturation, parfois fixés entre 10h et 14h par jour, représentent de réels obstacles au développement d’une clientèle personnelle, exigée par le statut de collaborateur libéral. Appelée dictature du « time-sheet », ce mode de facturation concerne encore 70 % des collaborateurs, selon le sondage UJA. « Une grande majorité des cabinets d’affaires utilisent les time-sheet comme un outil de management axé principalement sur la rentabilité à court terme, ce qui est inconciliable avec les principes de l’article 14 du RIN », signale Caroline Luche-Rocchia, élue UJA du conseil de l’ordre de Paris, chargée récemment par la vicebâtonnière, Dominique Attias, d’établir des états généraux de la collaboration. La feuille de temps a, petit à petit, été transformée en un moyen de contrôle de la rentabilité d’un collaborateur et, tout simplement, du travail de l’avocat sur les dossiers du cabinet, alors qu’il est à l’origine un simple outil de facturation. « Dans les pays anglo-saxons il existe une véritable réflexion aboutissant à dépasser la culture du temps passé en tant que tel au profit de la valeur ajoutée. Il faut lancer cette réflexion auprès des cabinets d’affaires français », propose Caroline Luche-Rocchia. De plus, certains avocats associés craignant souvent une dispersion de leurs collaborateurs s’ils disposent d’une clientèle personnelle effective, n’hésitent pas à les inciter à apporter ces clients au cabinet. Il est alors vivement recommandé de formaliser par écrit cet apport de clientèle personnelle, de s’accorder sur le montant de la rémunération et, surtout, de s’entendre sur la personne responsable du dossier. Il est important que le collaborateur qui accepte une telle proposition sache qui va superviser son propre client et le rôle qu’il va pouvoir jouer dans son dossier. Conscients de la difficulté de se consacrer à la fois au cabinet et à une clientèle personnelle, des collaborateurs, souvent seniors, voyant s’éloigner l’association et souhaitant un peu plus de sécurité, font le choix du salariat. « Les avocats les plus jeunes sont les plus nombreux à privilégier le statut libéral. Plus le temps passe, plus les collaborateurs semblent préférer la stabilité d’un statut salarié. La grande motivation des débuts semble, à l’épreuve de la pratique, céder la place à une résignation certaine ... » confirme l’élue UJA au conseil de l’ordre de Paris. Pourquoi alors ne pas encourager les cabinets à plus de transparence sur ces statuts ? Satisfaire ses collaborateurs pour mieux les fidéliser. Selon un sondage Ifop barreau de Paris, rendu public lors de l’Université d’hiver 2014, 20 % des associés disent rencontrer des difficultés dans le management des collaborateurs et 45 % des collaborateurs disent avoir des problèmes avec leur hiérarchie. Or, la relation étroite entre le niveau de satisfaction d’un collaborateur et son degré de fidélité au cabinet n’est plus à démontrer. Les managing partners ne doivent pas oublier que le départ d’un collaborateur reconnu par ses pairs et par les clients est une perte de richesse pour la structure. Le convaincre de rester peut même s’avérer moins coûteux que de recruter un remplaçant. Des efforts de management sont encore indispensables. « Imposer des formations de management risquerait d’être contreproductif. Il faudrait plutôt démontrer aux cabinets en quoi le changement de mode de management peut leur être profitable sur le long terme sous l’angle de la performance collective. Cela passe avant tout par de la pédagogie et ce sera à nous de leur proposer un panel d’outils », explique Caroline Luche-Rocchia. La création de la commission éthique et responsabilité sociale de l’avocat par le barreau de Paris semble aller dans ce sens et le CNB pourrait suivre, prochainement, ce mouvement. Si les cabinets veulent continuer à occuper un positionnement incontournable sur le marché du droit, ils doivent susciter la motivation de leurs collaborateurs, par exemple en leur fixant des objectifs accessibles et mesurables grâce à une grille de critères et à une échelle de notation et de pondération, et en discutant sans tabou de leurs congés d’été voire de fin d’année. 257r2 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 9 Actualité 257q7 AVOCAT « Notre monde est encombré de seniors qui bloquent l’évolution des 40/50 ans » 257q7 Entretien avec Béatrice Weiss-Gout, avocat au barreau de Paris, ancien membre du Conseil national des barreaux Béatrice Weiss-Gout À 62 ans, Béatrice Weiss-Gout, fondatrice du cabinet BWG, a décidé de passer la main à ses jeunes associées. L’occasion pour elle de partager son précieux retour d’expérience sur la création, le développement et la transmission d’un cabinet devenu une véritable firme spécialisée dans le droit de la famille, ce droit qui a si longtemps souffert d’être déconsidéré. Pour elle, on appartient au « Barreau de famille » selon son expression comme d’autres revendiquent leur identité de membre du Barreau d’affaires, avec le même professionnalisme, le même souci d’efficacité, la même exigence. Et l’humanité en plus… Gazette du Palais : Vous avez créé un cabinet innovant en droit de la famille. Racontez-nous la genèse de cette structure… plus important d’avoir une réponse immédiate de la collaboratrice que celle de l’associé trois jours après. Béatrice Weiss-Gout : J’ai créé mon cabinet à l’âge de 45 ans, c’est tard, mais c’est aussi l’aboutissement de multiples expériences. J’ai commencé par être associée dans un cabinet traditionnel, puis dans le cabinet international Simeon Moquet Borde que j’ai quitté au moment où il implosait pour rejoindre Guy Danet. En 2000, j’ai eu le sentiment qu’en droit de la famille nous, avocats, n’offrions pas aux justiciables la réponse dont ils avaient besoin. Premier constat, l’avocat restait trop cantonné dans le juridique et judiciaire. Or, en droit de la famille, quel que soit le domaine considéré, les gens sont en souffrance, même ceux qui sont à l’origine de la crise. Il manquait donc à l’exercice professionnel une vision générale, un conseil de vie. Deuxième constat, les avocats en droit de la famille exerçaient pour la plupart de manière trop artisanale. Ils n’avaient pas toujours la réactivité nécessaire et marchaient plus au rythme de la justice que du besoin du client. C’est ainsi qu’a émergé l’idée de créer un véritable cabinet de service, à l’image des cabinets d’affaires. Cela implique une structure, un collaborateur à qui on délègue, une assistante qui a aussi son rôle, donc un service complet qui déborde du juridique, avec des moyens inspirés du droit des affaires. Enfin, il me paraissait important de ne pas s’enfermer dans une hyperspécialisation. J’ai un parcours de généraliste et je pense que c’est nécessaire d’avoir un minimum de culture de chaque matière car le droit de la famille touche au droit des sociétés, au fiscal… Mes confrères en droit de la famille me demandent souvent comment on peut déléguer une telle matière. Je leur réponds que pour le client, il est Gaz. Pal. : Vous avez aussi participé aux instances professionnelles, cela a-t-il joué un rôle dans le développement du cabinet ? 10 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 B. W.-G. : Nous, les avocats, n’avons aucun investissement en locaux ou en matériel, notre seul investissement est celui des personnes, des compétences. Il faut toujours être en avance d’un recrutement. Par ailleurs, en droit de la famille, il n’y a aucune difficulté à trouver des clients. Toute la question est de les traiter le mieux possible, ce qui renvoie encore à la compétence, tout en assurant la rentabilité du cabinet. Ce sont sur ces bases-là que le cabinet a grandi. Il est vrai que mon investissement dans des instances comme la FNUJA et le CNB m’ont apporté un grand enrichissement intellectuel, ainsi qu’un réseau. Quand on développe une stratégie de niche, un réseau est utile car ce sont souvent les confrères qui vous envoient des dossiers. Et puis, au cours de mon mandat au CNB, j’ai participé à l’élaboration des principales réformes du droit de la famille, dont la loi sur le divorce en 2004. Gaz. Pal. : Et qu’en est-il des états généraux du droit de la famille ? B. W.-G. : Je place la création des états généraux de la famille à part, car c’était une activité parallèle au cabinet. Mon ambition était de faire émerger un véritable « Barreau de famille » car à mes yeux une ambition personnelle est bonne quand elle rejoint l’ambition collective. J’ai toujours considéré que ça ne servait à rien d’être seul compétent, au contraire, plus on est nombreux et plus chacun s’y retrouve. J’aime Actual ité cette profession, elle a une place unique. En droit de la famille, l’avocat est intournable pour peu qu’il sache offrir le service dont le client a besoin. C’est cette conviction qui est à l’origine des états généraux. “ La transition, cela se prépare dès la fondation ” Gaz. Pal. : Comment expliquez-vous le succès d’un cabinet en droit de la famille à une époque où tout le monde ne jure que par le droit des affaires ? B. W.-G. : Comme toutes les histoires heureuses, c’est au fond une non-histoire ! Petit à petit on nous a confié de beaux dossiers et nous avons été attentifs à faire évoluer la structure en même temps que les clients. Sur les conseils d’un expert, nous avons offert des perspectives d’évolution aux collaborateurs avec la mise en place de parcours de juniors, confirmés et seniors et nous avons constaté que cela structurait le cabinet et fidélisait les collaborateurs. Chacun d’entre eux travaille avec deux associés ; on ne voulait pas affecter un collaborateur à un associé pour éviter d’entrer dans une logique de département. C’est ainsi que le cabinet a connu une croissance exclusivement interne, toutes les associées sont d’anciennes collaboratrices. Cela génère non seulement une homogénéité du service rendu mais permet aussi de développer une vraie culture de cabinet. Nous avons été rejoints par le professeur de droit civil Pierre Murat et le professeur de droit international privé Marie-Laure Niboyet, toujours dans la logique de la compétence. Au fond, l’idée, dès l’origine, a été de construire une firme. C’est la raison pour laquelle par exemple on s’est interdit d’avoir des outils permettant de calculer le chiffre d’affaires individuel. La rémunération ne repose que sur l’ancienneté. La conséquence, c’est que lorsqu’un client appelle le cabinet, on l’adresse à l’associé le plus compétent pour traiter le problème. Nous avons toujours combattu la compétition interne. Notre succès s’est au contraire construit sur la solidarité. Aujourd’hui, nous sommes six dont moi qui pars et quatorze collaborateurs. La forme juridique à l’origine était une SELARL devenue SELAS. Le nom du cabinet, BWG, est constitué de mes initiales, dès le départ cela m’a semblé plus neutre qu’un nom. Tout le monde a déjà oublié ce que signifiaient ces initiales ! Gaz. Pal. : Les cabinets d’avocats français ont du mal à développer une logique de firme, ce qui se cristallise au moment de la transmission du cabinet par les fondateurs à la génération suivante. Comment gérez-vous cette difficulté ? B. W.-G. : La transition, cela se prépare dès la fondation. Elle est inscrite dans chaque élément d’organisation que je vous ai décrit. En pratique, j’ai annoncé mon départ à mes associées cinq ans avant. Je crois qu’elles n’auraient pas progressé aussi vite si je ne leur avais pas dit que je partais, même si ça les a inquiétées à un certain moment. Nous avons cessé de communiquer sur mon nom pour le faire sur le leur et sur celui du groupe. Au bout du chemin, l’idée c’est que je ne m’occupe plus de dossiers sauf exceptions, je quitte le capital de la structure. À 62 ans, j’aurais peutêtre pu retarder mon départ mais je suis convaincue qu’il faut le faire assez tôt. Notre monde est encombré de seniors qui bloquent l’évolution des 40/50 ans. Or, même si on est un jeune senior, on a un regard formé par le passé. Prenons la numérisation, c’est évidemment l’avenir, mais c’est un mode de pensée pour lequel je ne suis pas équipée, tandis que mes jeunes associées, elles, le sont. Le problème de l’ancien qui reste, c’est qu’il a la légitimité et l’autorité pour imposer sa vision alors que celle-ci est dépassée et susceptible de paralyser l’évolution de la structure. Pour autant, je pense que l’on a besoin des anciens, mais à une autre place. Il me semble qu’il arrive un âge où l’on a toute la richesse acquise par l’action et le temps de la réflexion, ce qui permet d’être non plus un décisionnaire mais une aide à la décision pour les autres. “ Nous voulons essayer de déterminer comment l’avocat peut accompagner la famille de la même façon qu’il accompagne la vie des sociétés ” Gaz. Pal. : D’où ce comité scientifique que vous venez de créer dans le cabinet ? B. W.-G. : Nous en possédions déjà l’embryon avec la présence de nos deux professeurs de droit. L’idée est de le structurer pour lui permettre d’assurer trois missions. La première consiste à fournir une aide stratégique et juridique aux associés dans les dossiers complexes. La deuxième mission vise à réfléchir plus généralement sur les besoins en matière de famille, non pas sur le cœur de la crise que nous savons traiter, mais en amont de la crise familiale. Nous voulons essayer de déterminer comment l’avocat peut accompagner la famille de la même façon qu’il accompagne la vie des sociétés. Par exemple, je suis très partisane des chartes de parentalité. On prend des dispositions dans les familles sans dialoguer ni réfléchir aux conséquences, donc l’idée est que l’avocat aide à l’élaboration d’un dialogue structuré pour éviter la crise ou, si elle survient, faciliter son règlement. Cela suppose de définir des outils juridiques et nous renvoie à la question de la contractualisation du droit de la famille face aux notions d’ordre public. Enfin, la troisième mission consiste à organiser des G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 11 A ct u al i t é débats interprofessionnels sur le droit de la famille, ce que nous avons appelé « Les dialogues de BWG ». Gaz. Pal. : Êtes-vous tentée de jouer un rôle dans les institutions professionnelles et/ou d’influer sur le débat public ? Une tentation de lobbying ? B. W.-G. : Retourner dans les instances professionnelles, non. Mais être promoteur d’idées indépendantes des institutions de la profession et du pouvoir politique, ah oui ! Je suis sûre que nos travaux au sein du comité scientifique vont faire jaillir des idées et des convictions que nous allons avoir envie de défendre pour faire évoluer le droit de la famille et le rôle de l’avocat dans cette matière. Gaz. Pal. : Que diriez-vous à un jeune avocat qui voudrait se lancer dans le droit de la famille ? B. W.-G. : Qu’il a un avenir. Les jeunes s’inquiètent du chômage alors qu’il y a beaucoup d’activité dans cette voie. Mais malheureusement, le droit de la famille continue d’inspirer une forme de mépris. C’est justement pour combattre ce mépris que j’ai voulu que 12 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 les états généraux se tiennent dans un lieu prestigieux avec des sommités du monde universitaire. Lors de la première édition, un confrère m’a dit : « Madame je vous remercie, vous nous avez rendu notre dignité ! ». Je dirais ensuite à ce jeune avocat que sa réussite est conditionnée par l’acceptation de ce que le monde moderne nous réclame : ne pas être enfermé dans une spécialité technique. Nous avons aujourd’hui perdu le regard de l’honnête homme capable d’appréhender une réalité dans son ensemble. On additionne les expertises mais plus personne n’est capable d’apporter une réponse globale et le client se retrouve avec une somme de conseils techniques qui ne résolvent pas son problème. L’avocat doit être cet honnête homme qui va rassembler les expertises. Il a les qualités humaines et le savoir nécessaire, et puis le goût du contact et de la communication, ce qui le met dans une situation idéale du chef d’orchestre. C’est un rôle colossal car l’un des problèmes de ce monde c’est la solitude. Si vous arrivez à être le compagnon – pas l’ami ! – du client, c’est formidable. Cette profession est une enveloppe extraordinaire pour développer un métier d’avenir. Propos recueillis par Olivia Dufour 257q7 D oc tr i ne 256g3 TRAVAIL Le nouveau cadre légal de la relation de travail dans le sport professionnel 256g3 L’essentiel Le droit du sport connaît une évolution d’importance notable avec la loi du 27 novembre 2015. Retour sur les innovations majeures de cette nouvelle législation. L. n° 2015-1541, 27 nov. 2015, visant à protéger les sportifs de haut niveau et professionnels et à sécuriser leur situation juridique et sociale A vec la loi du 27 novembre 2015 visant à protéger Mathieu VERLY les sportifs de haut niveau Maître de conférences à et professionnels et à sécul’université Paris Ouest riser leur situation juridique Nanterre La Défense, et sociale (1) , le droit du CeRSM-EA2931 sport connaît une évolution d’importance notable. Les travaux législatifs (2) ont été inspirés par un rapport très instructif intitulé Statuts des sportifs, élaboré sous la houlette du professeur JeanPierre Karaquillo à la demande du secrétaire d’État aux sports (3). Ce rapport a mis en évidence l’extrême diversité des conditions sociales et économiques que peuvent connaître les sportives et sportifs qui évoluent au niveau de l’élite compétitive. Si certains connaissent des conditions d’existence correctes, voire disposent de revenus plus que confortables, d’autres, par contre, sont en situation de réelle précarité. C’est pour remédier à cette inégalité de fait, et parce que « les sportifs, entraîneurs, arbitres et juges sportifs de haut niveau concourent, par leur activité, au rayonnement de la Nation et à la promotion des valeurs du sport » (4), que leur statut a été rénové. Le but est de procurer à tous une protection sociale et une insertion professionnelle décentes. À cette fin, l’évolution d’ensemble du dispositif du sport de haut niveau français comporte de réelles avancées dont le bien-fondé doit être souligné (5). Étude par S’agissant du sport professionnel en tant que tel, c’està-dire de la compétition sportive pratiquée contre rémunération, deux innovations majeures font évoluer le droit positif en instaurant, d’une part, une nouvelle forme de contrat de travail propre à cette activité pour les sportifs salariés, et, d’autre part, en caractérisant la nature juridique de l’activité des sportifs non-salariés. Cette réforme modifie donc le cadre d’ensemble de la relation de travail dans le sport d’élite (II) ; mais l’élément saillant en (1) L. n° 2015-1541, 27 nov. 2015. (2) Prop. AN n° 2734, 15 avr. 2015 ; Mme Bourguignon, Rapp. AN n° 2810, 27 mai 2015, et M. Savin, Rapp. Sénat, n° 70, 14 oct. 2015. (3) Remis le 18 février 2015. (4) C. sport, art. L. 221-1 nouv., créé par L. n° 2015-1541, 27 nov. 2015, art. 1. (5) Il en est ainsi, par exemple, de l’extension de la couverture sociale des sportifs de haut niveau, de l’obligation faite à la fédération de souscrire à leur profit une assurance individuelle-accident, du nouveau régime de la convention d’insertion professionnelle, ou encore de l’officialisation du comité paralympique et sportif français. est l’abandon du contrat à durée déterminée d’usage dans le sport professionnel (I). I. L’ABANDON DU CDD D’USAGE SPORTIF, UNE NÉCESSITÉ ? Le nouveau régime a été bâti à partir d’un constat : la nécessité d’abandonner le contrat à durée déterminée d’usage sportif, dont les balises jurisprudentielles semblaient devenir trop mouvantes. Les rapports législatifs mentionnent à ce sujet trois arrêts de cassation qui ont requalifié en CDI des CDD d’usage sportif. Mais on peut se demander si ces décisions annonçaient vraiment une nouvelle ligne jurisprudentielle, et si une autre voie n’était pas envisageable en vue de stabiliser le dispositif existant. A. La crainte de requalifications massives C’est en 1969 qu’apparut dans le football français le « contrat à durée librement déterminée », en réaction au « contrat à vie » qui liait le joueur au club jusque l’âge de 35 ans. Le Code du travail (6), la convention collective nationale du sport (7) et les accords sectoriels (8) ont par la suite « naturellement » intégré ce qui reste comme la première grande victoire du syndicalisme sportif. Le sport professionnel faisait partie de ces secteurs d’activité pour lesquels la loi avait admis qu’il est d’usage constant de ne pas recourir à la durée indéterminée dans la relation de travail, ce qui justifiait certaines particularités. Ces contrats de travail étaient doublement dérogatoires au droit commun du CDD : leur durée et leurs renouvellements pouvaient excéder les limites fixées aux CDD classiques, pour correspondre au rythme d’une activité marquée par l’enchaînement des saisons sportives. La Cour de cassation en précisa le régime au fil d’un contentieux régulièrement nourri, dont les requalifications en CDI n’étaient déjà pas absentes (9). La référence à des critères tirés d’une directive sur le travail à durée déterminée (10) a fait craindre au législateur un afflux de requalifications propres à perturber le système compétitif professionnel, et l’a incité à mettre fin (6) C. trav., art. L. 1242-2, 3° et D. 1242-1. (7) CCN sport, art. 12.3.2.1. (8) Il en existe dans les sports à haut degré de professionnalisation : football, rugby, basketball, handball, cyclisme. (9) Par ex. Cass. soc., 12 nov. 1997, n° 95-42247. (10) Dir. Cons. UE n° 1999/70/CE, 28 juin 1999, concernant l’accord-cadre CES, UNICE et CEEP sur le travail à durée déterminée. G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 13 D octr i n e au CDD d’usage (11). En 2010, dans un contentieux sportif, il a été jugé que cette directive imposait « de vérifier que le recours à l’utilisation de contrats successifs est justifié par des raisons objectives qui s’entendent de l’existence d’éléments concrets établissant le caractère par nature temporaire de l’emploi » (12). Puis, une décision plus récente a écarté les arguments tirés de l’aléa sportif et du résultat des compétitions pour fonder le recours au CDD (13). Les travaux parlementaires ont aussi fait référence à une autre décision rendue en avril 2014 (14) qui laisserait entrevoir une remise en cause de l’exclusivité de la relation à durée déterminée, l’un des motifs de l’arrêt ayant visé une disposition de l’accord collectif du rugby qui ne prévoyait d’autre possibilité qu’une telle relation (15). Toutefois, en se rapportant aux trois espèces ci-dessus considérées, l’on peut tout de même douter qu’une obsolescence du CDD d’usage dans le sport professionnel ait été ainsi jurisprudentiellement programmée. Dans les deux premières affaires, les fonctions occupées par les salariés n’étaient pas entièrement assimilables au secteur du sport professionnel. L’arrêt de 2010 relève que le salarié s’était vu confier successivement des emplois de « préparateur physique et d’entraîneur/ cadre technique », d’où découlaient « diverses tâches ». La requalification prononcée en décembre 2014 portait sur une relation de travail de dix-sept ans pendant laquelle le salarié avait été longtemps entraîneur des équipes de jeunes, certains de ses contrats mentionnant expressément la qualité de « formateur », et n’avait été, pour le plus haut niveau, qu’entraîneur-adjoint. Or, le CDD d’usage était réservé aux seuls salariés véritablement acteurs de la compétition professionnelle, et non permis pour l’emploi, par exemple, d’un médecin de centre de formation, ou encore d’un éducateur sportif (16). D’ailleurs, dans cette même approche, la requalification fut justement refusée à un joueur de volley-ball à l’issue de contrats successifs pendant treize ans avec le même club (17). Dans l’arrêt d’avril 2014, c’est la transmission tardive du contrat au salarié qui conduit à la requalification, et la Cour ne visait en fait que la combinaison de différentes dispositions qui s’avéraient in fine défavorables au salarié (18). Ces interventions du juge semblaient donc plus guidées par le besoin de corriger des irrégularités formelles ou de fond, dues à l’employeur, que par les contraintes induites par la directive, laquelle d’ailleurs, avait relevé la Cour, « a pour objet, en ses clauses 1 et 5, de prévenir les abus résultant de l’utilisation de contrats à durée déterminée successifs » (19). C’est l’abus qui est prohibé, pas le CDD. Au demeurant, une autre voie pouvait être utilisée pour s’assurer de l’inapplicabilité de la directive au secteur du sport professionnel. (11) Rapp. AN., op. cit., p. 11 et s. (12) Cass. soc., 12 janv. 2010, n° 08-40053. (13) Cass. soc., 17 déc. 2014, n° 13-23176. (14) Cass. soc., 2 avr. 2014, n° 11-25442. (15) AN, op. cit., p. 53 ; Sénat, op. cit., p. 47. (16) CA Lyon, 16 nov. 2007, n° 07/02441 – CA Versailles, 14 févr. 2008, n° 07/03430. (17) Cass. soc., 26 nov. 2003, n° 01-44381. (18) V. D. Chenu, « CDD d’usage : pas de dérogation à des normes d’ordre public par voie conventionnelle » : JCP S 2014, 1374 ; J.-P. Tricoit, Chron « Droit du sport » : JCP G 2014, doctr. 803. (19) Cass. soc, n °13-23176, op. cit. 14 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 B. La possibilité d’une exception sportive communautaire Il y avait sans doute matière à trouver ici une concrétisation de la « spécificité sportive », notion souvent invoquée par le pouvoir sportif. Elle trouve en droit communautaire un fondement juridique dans l’article 165 du traité de Lisbonne, par lequel l’Union européenne peut dorénavant intervenir dans le champ du sport, « tout en tenant compte de ses spécificités ». Quant à l’accord-cadre sur lequel s’appuie la directive, son huitième considérant prévoit que « les contrats de travail à durée déterminée sont une caractéristique de l’emploi dans certains secteurs, occupations et activités qui peuvent convenir à la fois aux travailleurs et aux employeurs » (20). À n’en pas douter, le sport professionnel s’y inscrit car, comme l’a souligné le rapport du Sénat, « dans tous les pays membres de l’Union européenne, les contrats de travail des sportifs professionnels sont à durée déterminée » (21). Le Gouvernement est même invité « à sensibiliser les autres États-membres afin de lancer ce débat au niveau ministériel au sein du conseil » (22). Un dialogue des juges peut aussi s’avérer éclairant : une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne pourrait délimiter précisément les conditions du CDD d’usage dans le sport professionnel (23). La Cour de Luxembourg indiquerait ainsi quel effet utile les législations nationales peuvent donner à la directive (24). Elle en aura peut-être une occasion future à l’initiative d’une juridiction d’un État membre, mais en ce qui concerne la France, la loi du 27 novembre 2015 a instauré un contrat propre aux sportifs professionnels. II. LA NOUVELLE SITUATION DES SPORTIFS PROFESSIONNELS Elle repose sur différentes présomptions légales. La loi a créé un contrat de travail spécialement destiné aux joueurs et entraîneurs. Ce contrat est dominé par la présomption de durée déterminée de la relation entre le club et le sportif, joueur ou entraîneur (A). Dans les sports où l’exercice professionnel n’est pas salarié, la situation du sportif a été clarifiée avec l’instauration d’une présomption de travail indépendant (B). A. La présomption de durée déterminée dans le salariat La réforme a rendu inapplicables au sport professionnel les dispositions du Code du travail qui jusque-là y fondaient le recours au CDD d’usage. Le régime contractuel figure maintenant dans le Code du sport, aux articles L. 222-2 et suivants, et s’applique de manière identique aux joueurs et aux entraîneurs. L’on substitue au CDD d’usage une autre forme de CDD : « tout contrat par lequel [un club] s’assure, moyennant rémunération, le concours [d’un joueur ou d’un entraîneur] est un contrat de travail à durée déterminée » (25). La disposition en précise la finalité, car des « raisons objectives », selon la jurisprudence de la (20) JO CE, 10 juill. 1999, n° L175/46. (21) AN, op. cit., p. 52. (22) Ibid., p. 53. (23) Ibid., p. 58. (24) V. C. Vigneau, « Le régime des CDD en droit communautaire » : Dr. soc. 2007, p. 94. (25) C. sport, art. L. 222-2-3. Do ctr in e Cour de justice de l’Union européenne, peuvent permettre le recours à des CDD successifs : il s’agit ainsi « d’assurer la protection des sportifs et entraîneurs professionnels et de garantir l’équité des compétitions », ce qui, pour le législateur, constitue la justification permettant d’échapper à une requalification jurisprudentielle au regard de la directive précitée (26). Mais n’était-ce pas précisément le cas du CDD d’usage dans le sport professionnel ? De plus, les requalifications en CDI ne sont pas définitivement éteintes, puisque la loi a limité les effets de cette présomption par une autre, de durée indéterminée : « Est réputé à durée indéterminée tout contrat conclu en méconnaissance des règles de fond et de forme [du Code du sport] » (27). Or, il s’agit là du grief majeur qui est retenu dans cette catégorie du contentieux sportif. Enfin, était-il nécessaire d’en faire une sanction pénale ? (28) Une interdiction d’exercer des fonctions de dirigeant de club aurait sans doute été plus efficace. Par ses caractéristiques, le nouveau contrat n’est pas révolutionnaire et ressemble beaucoup à l’ancien régime : il s’agit d’un CDD renouvelable dont la durée est comprise entre 12 et 60 mois. Forme et contenu correspondent aux obligations générales du CDD (29). Une durée inférieure à 12 mois est envisageable en cas de remplacement d’un salarié, mais dans ce cas, le contrat devra aller jusqu’au terme de la saison en cours. L’exemption de versement du « 1 % formation », instaurée en 2004, est maintenue (30). Mais toute clause de résiliation unilatérale en est maintenant expressément prohibée (31) ; et les conséquences d’une non-homologation fédérale du contrat sur son entrée en vigueur devront être réglées par voie d’accord collectif (32). L’opération de prêt de joueur entre clubs voit son régime aligné sur celui de la sélection en équipe nationale, par exclusion des dispositions du droit commun, et pourra avoir un caractère lucratif (33). À noter que le premier contrat signé par un jeune issu du centre de formation reste d’une durée maximale de trois ans. “ Le nouveau contrat n’est pas révolutionnaire et ressemble beaucoup à l’ancien régime : un CDD renouvelable entre 12 et 60 mois ” Les salariés concernés sont définis, pour le joueur, « comme toute personne ayant pour activité rémunérée l’exercice d’une activité sportive dans un lien de subordination juridique » ; pour l’entraîneur, « comme toute personne ayant pour activité principale rémunérée de (26) Rapp. AN, op. cit., p. 58-59. (27) C. sport, art. L. 222-2-8. (28) C. sport, art. L. 222-2-8, II : amende de 3750 €, six mois d’emprisonnement en récidive, dont il conviendra de voir l’application juridictionnelle qui en sera faite. (29) C. sport, art. L. 222-2-5. (30) C. sport, art. L. 222-4. (31) C. sport, art. L. 222-2-7. (32) C. sport, art. L. 222-2-6. (33) C. sport, art. L. 222-3, al. 2. préparer et d’encadrer l’activité sportive d’un ou de plusieurs sportifs professionnels salariés dans un lien de subordination juridique ». S’agissant des entraîneurs, il est renvoyé à l’accord collectif pour en préciser les critères d’exercice. Quant au club employeur, il peut s’agir, à juste titre, tant d’une association que d’une société sportive. Une fédération pourra aussi être employeur, dans le cas où elle salarie les membres de son équipe de France (34). Deux obligations nouvelles apparaissent pour les clubs. Ils devront mettre en place un suivi socioprofessionnel de leurs sportifs, c’est-à-dire s’occuper de leur reconversion ; et ne pas mettre à l’écart du groupe quelque joueur que ce soit, en offrant à chacun « des conditions de préparation et d’entraînement équivalentes » (35). Il aurait été utile, profitant de la réforme, de donner un cadre plus précis au système des primes, avantages et autres défraiements versés par les clubs de niveau intermédiaire à leurs joueurs et entraîneurs, pour tenter de mieux cerner la frontière entre amateurisme de haut niveau et sport professionnel stricto sensu. B. La présomption de travail indépendant dans les sports individuels Dans certains sports individuels, les gains des sportifs proviennent de primes d’engagement et de résultats versées par l’organisateur de la compétition. Le régime est en principe celui du travailleur indépendant : le sportif doit s’acquitter des cotisations sociales et de l’imposition fiscale sur les revenus perçus dans les tournois (36). Or, en 2011, un arrêt du Conseil d’État, tranchant une question de droit fiscal, a assimilé un tennisman à un artiste sur le fondement de l’article L. 7121-3 du Code du travail (37). Ce texte, qui figure au chapitre des « Artistes du spectacle », institue une présomption de salariat quant à la rémunération versée par la personne produisant la manifestation. Une clarification s’imposait, car une telle assimilation ne correspond pas à la réalité de l’exercice de cette activité sportive, tout au moins pour ce qui relève de la compétition officielle. Un article L. 222-22-11 est créé dans le Code du sport : « Le sportif professionnel qui participe librement, pour son propre compte, à une compétition sportive est présumé ne pas être lié à l’organisateur de la compétition par un contrat de travail. La présomption de salariat prévue à l’article L. 7121-3 du Code du travail ne s’applique pas [à ce sportif] ». Certes, le salariat pourra éventuellement se déduire de la participation à une manifestation sans but compétitif (38) ; mais le budget des organisateurs de compétitions sportives, tel un tournoi de tennis ou de golf, se trouve sécurisé en ce qu’ils n’auront pas à supporter un éventuel rappel de charges salariales sur les sommes versées aux compétiteurs. 256g3 (34) C. sport, art. L. 222-2-2. (35) C. sport, art. L. 222-2-10 et C. sport, art. L. 222-2-9. (36) Une retenue à la source de 15 % s’applique pour les non-résidents : CGI, art. 182 B. (37) CE, 22 juin 2011, n° 319240. (38) Dans ce sens, Cass. 2e civ., 28 mars 2013, n° 12-12527 : la présomption de salariat peut être retenue lorsqu’il y a « versement direct d’une somme d’argent [à des] cyclistes, lors d’une exhibition à caractère sportif sans compétition, assimilable à un spectacle ». G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 15 J u ris pr udenc e 257e3 DROIT PÉNAL « Vol » licite dans les poubelles d’un magasin 257e3 L’essentiel Il n’y a pas vol à s’emparer des produits périmés d’un magasin qui ont été jetés à la poubelle car leur propriétaire les a ainsi abandonnés. Cass. crim., 15 déc. 2015, no 14-84906, Mme X épse Y c/ Min. publ., PB (Cassation cour d’appel de Dijon, du 21 mai 2014), M. Guérin, prés. ; Me Le Prado, SCP Boré et Salve de Bruneton, av. L a directrice d’un magasin est poursuivie du chef de vol pour avoir soustrait des produits périmés qui avaient été mis à la poubelle de l’établissement dans l’attente de leur destruction. Relaxée en première instance, elle est condamnée en appel (mais à une simple amende de 1 000 € avec Note par sursis), aux motifs que le Stéphane DETRAZ règlement intérieur prévoit Maître de conférences la destruction impérative de à l’université Paris telles marchandises et que Sud (Paris 11), faculté la société propriétaire ne les Jean-Monnet a donc pas immédiatement abandonnés en les faisant mettre à la poubelle, ce dont l’intéressée avait pleinement connaissance. La prévenue se pourvoit alors en cassation, en articulant trois arguments. Alors que le second est assez fantaisiste (qui invoque le droit à la vie et à la dignité humaine), les deux autres sont plus convaincants. Le premier fait ainsi valoir que les produits en cause auraient été abandonnés par leur propriétaire préalablement aux agissements poursuivis, dès lors qu’ils ont été traités comme des déchets en étant jetés à la poubelle. Le second soutient que la cour d’appel aurait évoqué le règlement intérieur à mauvais escient, car il ne concernerait que le sort des biens encore situés à l’intérieur du magasin. Rien n’est soulevé s’agissant d’une éventuelle absence d’intention frauduleuse (par erreur de fait). La Cour de cassation casse l’arrêt de condamnation : elle considère que l’entreprise avait « clairement manifesté son intention d’abandonner » les biens litigieux et que le règlement intérieur, qui interdit certes aux salariés de s’approprier ceux-ci, « répondait à un autre objectif que la préservation des droits du propriétaire légitime ». La haute juridiction a ainsi eu à connaître d’un problème dont les médias se font régulièrement l’écho – sur fond de crise et de gaspillage – et à propos duquel les juridictions du fond se montrent, pour leur part, souvent répressives : l’appréhension clandestine de denrées alimentaires devenues impropres à la consommation ou à la commercialisation et mises à la poubelle par les grandes surfaces. L’arrêt exclut alors la constitution du délit de vol en raison de l’abandon préalable des marchandises (I). Cette solution, nouvelle, est susceptible d’exercer une influence sur des questions voisines (II). 16 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 I. L’ABANDON, EXCLUSIF DU VOL L’arrêt écarte le vol en admettant que les choses jetées ont été abandonnées (A) et que l’abandon a opéré instantanément (B). A. Un abandon caractérisé Défini à l’article 311-1 du Code pénal comme la soustraction de la chose « d’autrui », le vol suppose qu’on s’empare d’une chose appartenant (entièrement ou partiellement) à autrui au moment des faits. Le délit ne peut donc se commettre à propos tant d’une res nullius (chose sans maître) que d’une res derelictae, c’est-à-dire d’une chose préalablement abandonnée par son propriétaire. En effet, l’individu qui accaparerait un tel objet non seulement ne contrarierait plus les droits de quiconque, mais encore pourrait lui-même en devenir propriétaire, par voie d’occupation. La règle étant solidement ancrée, la difficulté réside dans la caractérisation de l’abandon. Il est certain cependant que ce dernier suppose de la part du propriétaire, outre l’acte même correspondant, l’intention de se dépouiller entièrement et concomitamment de ses prérogatives. Aussi bien une chose laissée à la merci du premier venu peut-elle en rien n’être abandonnée, si son propriétaire entend pour autant en demeurer le maître (1). Bien plus que la définition, c’est donc l’appréciation de l’abandon qui est problématique : comment en déceler les signes ? À défaut de preuve directe, les tribunaux usent de présomptions. Si, d’un côté, la chose n’est pas délaissée, mais qu’elle est au contraire affectée à un usage précis ou entreposée dans un endroit déterminé, il y a lieu d’estimer qu’elle demeure appropriée, nonobstant un éventuel défaut de surveillance des lieux (2). Si, de l’autre, l’objet est effectivement délaissé et qu’au surplus il est abîmé, hors d’usage ou sans valeur, alors il faut croire que le propriétaire s’en est débarrassé ; à l’inverse, dans la même situation, n’est manifestement pas abandonnée, et a plutôt été perdue ou déposée temporairement, la chose qui présente un intérêt patrimonial ou juridique (3). C’est en application de ces principes que la Cour de cassation a estimé qu’il ressort des constatations de l’arrêt attaqué que « les objets soustraits, devenus impropres à (1) Cass. crim., 23 oct. 1980, n° 79-93655 : Bull. crim., n° 271. (2) Cass. crim., 26 janv. 2011, n° 10-82281 – Cass. crim., 25 oct. 2000, n° 00-82152 : Bull. crim., n° 318. (3) Cass. crim., 12 mai 2015, n° 14-83310 – Cass. crim., 19 déc. 1990, n° 89-86831. Jur ispr ude nc e la commercialisation, avaient été retirés de la vente et mis à la poubelle dans l’attente de leur destruction, de sorte que l’entreprise avait clairement manifesté son intention de les abandonner », faisant ainsi écho, pour la réprouver, à l’affirmation des juges du fond, pour qui la société avait au contraire « clairement manifesté sa volonté de demeurer propriétaire des biens jusqu’à la destruction effective de ceux-ci ». L’on observera néanmoins le soin pris par la chambre criminelle à désigner les manifestations des éléments matériel et moral de l’abandon : il s’agit de circonscrire strictement la licéité de l’appréhension aux situations parfaitement claires de dépossession volontaire, qu’impliquent l’état (perte de la valeur commerciale) et la destination (destruction) des biens et qu’exprime leur dépôt dans des poubelles après retrait des rayons. Il ne saurait donc être question pour quiconque, dès avant, de s’emparer impunément des biens de l’entreprise. Cela étant, la solution retenue est dotée d’un large champ d’application : il n’est nullement fait état du lieu où se trouve la poubelle (à l’intérieur ou à l’extérieur de l’établissement ou de ses dépendances) ni de la qualité de l’auteur des faits (salariés, tiers), en sorte que de tels éléments sont sans doute dénués d’incidence sur la caractérisation de l’abandon et sur la licéité corrélative de l’appréhension des produits périmés. B. Un abandon immédiat Que l’abandon exclue le vol, cela ne faisait aucun doute, y compris dans l’esprit des juges du fond. La divergence d’analyse entre ceux-ci et la Cour de cassation résulte donc d’une appréciation différente du moment où l’abandon pouvait être caractérisé. Selon la cour d’appel, les dispositions du règlement intérieur indiquaient que la société conservait la maîtrise – donc la propriété – des aliments périmés jusqu’à leur complète destruction, si bien qu’il y avait vol à les appréhender dans l’intervalle. Pour la Cour de cassation, au rebours, le fait de les jeter à la poubelle en a aussitôt marqué l’abandon et leur a donc simultanément conféré une virginité juridique nouvelle exclusive du vol. Il apparaît toutefois que la chambre criminelle ne voit en cette situation qu’une présomption simple d’abandon. Elle prend soin en effet de relever que – selon la lecture qu’elle en fait – le règlement intérieur ne cherchait pas à préserver les droits du propriétaire, mais uniquement à assurer, dans un souci purement sanitaire, l’application de l’ancien article R. 112-25, alinéa 1er, du Code de la consommation (actuel article R. 112-8), dont l’alinéa 1er énonçait que « sont interdites la détention en vue de la vente ou de la distribution à titre gratuit, la mise en vente, la vente ou la distribution à titre gratuit des denrées alimentaires comportant une date limite de consommation dès lors que cette date est dépassée ». C’est donc admettre, a contrario, qu’un règlement intérieur plus disert pourrait fort bien signaler que les produits jetés à la poubelle demeurent la propriété de l’entreprise tant qu’ils n’ont pas été détruits. Les grandes surfaces ont d’ailleurs tout intérêt à se déclarer encore propriétaires dans de telles circonstances, afin de prévenir d’éventuels abus de la part des salariés (qui favoriseraient l’échéance de la péremption) ou de possibles dommages causés aux tiers et susceptibles de leur être reprochés (intoxication). Au demeurant, la Cour de cassation a déjà admis qu’un objet mis à la poubelle puisse faire l’objet d’un vol : l’arrêt (4) est en effet connu dans lequel il a été jugé, en vue de caractériser un recel consécutif, que le fait de récupérer dans une corbeille les morceaux d’une lettre déchirée est constitutif d’un vol, à défaut d’« abandon volontaire de la chose par son propriétaire ». Il est vrai toutefois qu’il y a deux façons de comprendre cette décision. Soit l’on estime que ce sont les informations couchées sur le papier, éléments immatériels, qui sont l’objet réel du vol, auquel cas la destruction de l’écrit est, tout au contraire d’un acte d’abandon, l’indice que leur propriétaire entend en rester le seul maître. Soit – puisque ce sont les « chutes de la lettre », choses matérielles, qui ont été dérobées selon la motivation approuvée des juges d’appel –, l’on est d’avis que l’abandon est reculé au moment de la destruction à venir de l’écrit morcelé, en raison précisément du souhait d’éviter la divulgation de son contenu. “ Le jet d’un objet dans une poubelle n’est pas nécessairement constitutif d’un abandon d’ores et déjà consommé ” Quoi qu’il en soit, il s’en évince que, aux dires mêmes de la Cour de cassation, celui qui entend se dépouiller de sa chose peut fort bien ne pas renoncer immédiatement à sa propriété, et que le jet d’un objet dans une poubelle n’est donc pas nécessairement constitutif d’un abandon d’ores et déjà consommé. Le délit de vol se conçoit par conséquent jusqu’à cet instant, d’autant que, portant légalement sur une « chose », il ne requiert pas la présence d’un « bien » revêtant une valeur. C’est pourquoi, en l’espèce, la chambre criminelle a peut-être trop rapidement inféré de la visée sanitaire des dispositions du règlement intérieur l’absence de lien avec le droit de propriété : si l’entreprise a l’interdiction, pénalement sanctionnée, de détenir en vue de leur distribution des produits dont la date de consommation est périmée, elle peut vouloir en demeurer propriétaire jusqu’à s’assurer qu’ils soient effectivement détruits, afin de ne pas être placée dans une situation équivoque en cas de contrôle. II. L’ABANDON, EXCLUSIF D’AUTRES FAITS ILLICITES La portée de la solution consacrée par l’arrêt rapporté mérite d’être examinée, à d’autres égards, en droit pénal (A) et en droit social (B). A. En droit pénal Le délit de vol est souvent retenu à l’encontre des salariés dans des hypothèses où, pourtant, ils appréhendent ou utilisent frauduleusement des biens que leur employeur leur a remis ou rendus disponibles, ce qui correspond plus vraisemblablement à un abus de confiance. Les faits d’espèce auraient ainsi pu relever de cette qualification-là, en supposant que la directrice du magasin eût la mission de veiller à la bonne destruction des denrées (4) Cass. crim., 10 mai 2005, n° 04-85349 : Bull. crim., n° 145. G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 17 Jur i s p r u de nc e devenues impropres à la vente. L’abus de confiance doit-il dès lors être lui aussi exclu en cas d’abandon ? A priori, la réponse est affirmative : l’on ne conçoit pas qu’une chose désormais sans maître soit détournée, le détournement consistant à se comporter indûment comme possesseur. Mais, précisément, l’obligation qu’aurait un salarié de procéder à la destruction des produits est de nature à démontrer que, en amont, ceux-ci n’ont pas encore été abandonnés, la société entendant ainsi conserver son droit de propriété jusqu’à la complète disparition des biens (5). L’on imagine par exemple qu’un salarié se voie enjoint de déverser des substances chimiques dénaturantes sur les aliments jetés à la poubelle et qu’il n’en profite pour en mettre quelques-uns de côté : la tâche qui lui incombe démontrerait que son employeur ne peut avoir d’ores et déjà renoncé à ses droits sur les biens. L’on devra également considérer que le délit d’escroquerie ne peut être reproché au salarié qui ferait croire à l’employeur que la destruction a bien eu lieu, à défaut de remise consécutive opérée par lui (et à son préjudice) (6). B. En droit social La chambre sociale de la Cour de cassation est généralement d’avis que la commission, par un salarié, d’un vol au détriment de l’employeur constitue une cause réelle et sérieuse de licenciement, voire une faute grave (7) si les faits sont suffisamment sérieux (8), tout en réservant l’hypothèse où, en raison de circonstances particulières combinées (ancienneté de l’intéressé, valeur modique de l’objet, caractère isolé de la soustraction), l’acte est trop anodin pour être l’une ou l’autre (9). Sans modifier cette jurisprudence, le présent arrêt de la chambre criminelle en éclaire néanmoins les présupposés. Si, en effet, la cause réelle et sérieuse de licenciement n’est pas nécessairement un fait fautif ou délictueux, elle peut néanmoins, à l’occasion, ne pas voir le jour lorsque le comportement visé est en réalité licite ; comment ainsi reprocher à un salarié de s’être emparé d’un bien qui n’appartenait plus à l’entreprise en vue de le congédier ? Il reste toutefois la possibilité d’y voir un manquement au règlement intérieur, (5) Comp. Cass. crim., 23 mars 1977, n° 75-91060 : Bull. crim., n° 108. (6) Comp. Cass. crim., 10 déc. 1998, n° 97-84831. (7) Cass. soc., 5 mai 2011, n° 09-43338. (8) Cass. soc., 29 janv. 2008, n° 06-43501 – Cass. soc., 21 juin 2011, n° 10-10833. (9) Cass. soc., 6 mars 2007, n° 05-44569. 18 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 si les prescriptions qu’il renferme interdisent nonobstant de se servir dans les poubelles. Les arrêts d’ores et déjà rendus par la chambre sociale de la Cour de cassation semblent à cet égard protecteurs des salariés. Elle s’est par exemple prononcée sur le licenciement d’un boucher de grande surface, qui s’était approprié des déchets de viande jetés à la poubelle en contravention avec le règlement intérieur de l’entreprise, en déclarant que « les juges du fond ont constaté que le sac de déchets de viande, transporté ostensiblement par le salarié au moment où il quittait son travail, avait été jeté à la poubelle aussitôt après sa saisie et qu’il n’était dès lors pas démontré qu’il contenait une marchandise commercialisable si bien qu’en l’état de ces constatations, ils ont, d’une part, pu décider que le salarié n’avait pas commis une faute grave, et, d’autre part, décider, dans l’exercice du pouvoir qu’ils tiennent de l’article L. 122-14-3 du Code du travail, par une décision motivée, que le licenciement ne procédait pas d’une cause réelle et sérieuse » (10). Dans une autre affaire, elle a suggéré que le licenciement d’une employée, qui avait tenté de sortir du magasin, en dissimulant des produits dont elle avait préalablement jeté les emballages, pouvait reposer, sinon sur une faute grave, du moins sur une cause réelle et sérieuse, mais parce que les dates figurant sur les emballages retrouvés dans les poubelles prouvaient que les produits n’étaient pas périmés (11). Cependant, l’on trouve aussi des décisions plus sévères. Ainsi la haute juridiction a-t-elle approuvé le licenciement d’un opérateur scanner qui (si du moins l’on en croit le moyen de cassation) avait récupéré, dans la poubelle de la société, des chutes de films et des emballages usagés destinés à être détruits, au motif que « le salarié s’était approprié sans autorisation des objets appartenant à la société » (12). La chambre sociale a également sousentendu qu’était une cause valable de licenciement (mais non une faute grave) le fait pour un salarié de s’approprier des morceaux de viande provenant d’un plat qui se trouvait sur la table du réfectoire du personnel, desservie par un collègue (13). 257e3 (10) Cass. soc., 11 juill. 1991, n° 90-40695. Comp. Cass. soc., 9 oct. 2001, n° 99-42204. (11) Cass. soc., 2 nov. 2005, n° 03-42452. (12) Cass. soc., 9 juill. 1991, n° 89-45193. (13) Cass. soc., 16 déc. 2003, n° 01-47300. J u ris pr udenc e 257r0 PROCÉDURE CIVILE Crainte et tremblement : la procédure d’appel encore mal maîtrisée 257r0 L’essentiel Si la procédure d’appel paraît encore mal maîtrisée par certains avocats – mais la technicité de cette dernière pourrait excuser quelques insuffisances – la procédure civile ne saurait pardonner aucune lacune. Or, dans le cas d’espèce, c’est un double jeu entre la procédure de première instance et celle d’appel qui a entraîné une méprise sur le terme même de « postulation », entraînant, de fait, la responsabilité de l’avocat. Cass. 2e civ., 28 janv. 2016, no 14-29185, Sté Île-de France c/ Sté Fix Bat, PB (Rejet pourvoi c/ CA Versailles, 16 oct. 2014), Mme Flise, prés. ; SCP Barthélemy, Matuchansky, Vexliard et Poupot, SCP Gatineau et Fattaccini, av. Note par Pierre-Louis BOYER Docteur en droit, maître de conférences UCO Angers durale. L es anciens avoués (ne les a-t-on déjà pas oubliés ?) doivent une nouvelle fois s’amuser des errements de certains de leurs nouveaux confrères en matière procé- L’arrêt du 28 janvier 2016 de la Cour de cassation n°14-29185 est, une fois n’est pas coutume, révélateur de certaines difficultés dans le maniement de la procédure d’appel, voire de la procédure civile tout simplement, et plus particulièrement dans la postulation devant les cours. Sans doute la loi Macron a-t-elle fait tourner quelques têtes, d’où la décision rendue par la cour suprême il y a quelques jours. Le cas d’espèce demeure pourtant particulièrement simple. Un avocat du barreau de Paris avait représenté la SCI Îlede-France devant le tribunal de grande instance (TGI) de Nanterre lors d’une procédure de référé. L’ordonnance de référé rejetant les prétentions de la société Île-de-France, cette dernière a interjeté appel devant la cour d’appel de Versailles le 11 juillet 2014. Jusque-là, tout peut paraître normal, puisque les avocats inscrits aux barreaux de Paris, Créteil, Bobigny et Nanterre peuvent postuler devant les tribunaux de grandes instances desdites villes selon les dispositions de l’article 1er, III, de la loi n°71-1130 du 31 décembre 1971 prévoient que « par dérogation au deuxième alinéa de l’article 5, les avocats inscrits au barreau de l’un des tribunaux de grande instance de Paris, Bobigny, Créteil et Nanterre peuvent exercer les attributions antérieurement dévolues au ministère d’avoué près les tribunaux de grande instance auprès de chacune de ces juridictions ». Toutefois, en matière procédurale, la forme et les mots ont leur importance. C’est même là le cœur de la procédure. Car l’avocat n’a pas pu « postuler » devant le TGI de Nanterre en matière de référé car cette procédure n’impose pas de représentation obligatoire. On parle, en effet, de postulation quand la représentation des parties par un avocat est obligatoire. C’est ce qu’a parfaitement relevé la cour d’appel de Versailles dans son arrêt du 16 octobre 2014, quand cette dernière a rappelé qu’un avocat du barreau de Paris, non postulant en première instance au tribunal de grande instance de Nanterre, ne pouvait former une déclaration d’appel devant la cour de Versailles. C’est ce qu’indique la seconde partie de l’article précité : « Ils peuvent exercer les attributions antérieurement dévolues au ministère d’avoué près les cours d’appel auprès de la cour d’appel de Paris quand ils ont postulé devant l’un des tribunaux de grande instance de Paris, Bobigny et Créteil, et auprès de la cour d’appel de Versailles quand ils ont postulé devant le tribunal de grande instance de Nanterre. » Or, en l’espèce, l’avocat ne pouvait être postulant à proprement parler puisque la représentation n’était pas obligatoire. La cour d’appel a donc tranché en toute légitimité, considérant que la déclaration d’appel formée n’était pas recevable et qu’elle était, en conséquence, nulle. La difficulté pour l’avocat maladroit est que les frais inhérent à cette procédure malheureuse lui incombent. En effet, selon les dispositions de l’article 698 du Code de procédure civile : « Les dépens afférents aux instances, actes et procédures d’exécution injustifiés sont à la charge des auxiliaires de justice qui les ont faits, sans préjudice des dommages-intérêts qui seraient réclamés. Il en est de même des dépens afférents aux instances, actes et procédures d’exécution nuls par l’effet de leur faute. ». Le minimum à payer sera donc de 150 €. Tout rond. Juste retour des choses, pourrons-nous dire. Pourvoi a donc été formé devant la Cour de cassation, sans raison aucune. Le moyen évoqué par le demandeur paraît bancal, soutenant que l’avocat « prétendu postulant » avait antérieurement, dans une procédure autre, postulé devant le tribunal de grande instance de Nanterre. C’était tenter le diable que d’ergoter sur la procédure en sachant que la postulation ne peut emporter d’autre définition que celle que l’on lui connait. La Cour de cassation, dans son arrêt du 28 janvier 2016, a rejeté le pourvoi, donnant raison aux magistrats du second degré. La question qui se pose alors est de savoir, avec la loi « croissance et activité » et la libéralisation de la postulation, jusqu’à quel point la responsabilité de l’avocat va croître. Voilà un créneau pour le barreau dont il va falloir vite se saisir, car le contentieux risque d’augmenter à folle allure. 257r0 20 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 Jur i sp rud ence 255z1 RESPONSABILITÉ CIVILE Accident de kart : gare aux exploitants peu soucieux de leurs équipements de sécurité ! 255z1 L’essentiel Les exploitants d’établissements sportifs ne contractent qu’une obligation de sécurité de moyens. Toutefois la preuve qu’ils ont manqué de prudence est allégée pour les victimes pratiquant un sport dangereux à des fins de loisirs. Un exploitant de karting qui avait fourni à une de ses clientes un casque inadapté l’a appris à ses dépens ! CA Aix-en-Provence, ch. 10, 24 sept. 2015, no 14/10112, SARL Karting indoor Provence c/ Caisse primaire d’assurance maladie des Bouches du Rhône et a. (Confirmation jugement TGI Aix-en-Provence, 10 avr. 2014) 1. La pratique du kart procure des sensations fortes aux amateurs de sports de vitesse notamment lorsqu’ils effectuent des dépassements. C’est dans cette circonstance qu’une jeune conductrice est heurtée par un autre pilote qui la projette sur la glissière de sécurité. Sa tête ayant percuté le voNote par lant au moment du choc, elle Jean-Pierre VIAL souffre de fractures des os Inspecteur de la Jeunesse du nez qu’elle impute à l’abet des sports, docteur en sence de port d’un casque droit, membre du CRIS – intégral équipé de visière. université Claude Bernard (Lyon 1) Ses parents assignent la société exploitant le karting en réparation du dommage causé. Les premiers juges leur donnent raison et le jugement est confirmé en appel. toute vraisemblance néophyte comme l’attestent ses sorties de piste répétées. Ensuite parce qu’il s’agissait d’une mineur. À la différence d’un sportif aguerri, un pratiquant non averti ne peut prendre la mesure du danger comme cela a été jugé pour des cavaliers qui recherchent le divertissement d’un parcours à dos de cheval (1). Par ailleurs, il est vraisemblable qu’une adolescente âgée de 14 ans n’ait pas pris conscience des dangers de cette activité en s’engageant sur la piste. 2. La décision rendue le 24 septembre 2015 par la cour d’appel d’Aix-en-Provence est de prime abord assez banale et la solution retenue sans surprise. Toutefois, les motivations de l’arrêt ayant retenu la responsabilité de l’exploitant prêtent à discussion. 5. On met ici le doigt sur la question épineuse de la distinction entre obligations de moyens et de résultat. Si la Cour de cassation s’entête à la maintenir, elle a néanmoins infléchi sa position en admettant dans un arrêt de principe du 16 octobre 2001, « que le moniteur de sport est tenu, en ce qui concerne la sécurité des participants, à une obligation de moyens, cependant appréciée avec plus de rigueur lorsqu’il s’agit d’un sport dangereux » (2). Il n’y a pas de définition légale de la dangerosité d’un sport. Ceux énumérés par l’article L. 212-2 du Code du sport entrent dans la catégorie des sports à environnement spécifique qui sont, de toute évidence, à risque. Toutefois, cette liste ne saurait être limitative des sports dits dangereux. Ainsi, n’y figurent pas les sports mécaniques. Il appartient donc aux tribunaux d’apprécier ceux susceptibles de recevoir cette qualification ce qui est certainement le cas du kart où le risque de collision et de sortie de piste est élevé en raison de la vitesse que peuvent atteindre ses engins. 3. Le litige portait sur l’exécution d’un contrat à titre onéreux passé entre les clients d’un karting et l’exploitant. Celui-ci ayant contracté une obligation de sécurité de moyen, comme le rappelle justement l’arrêt, la victime avait la charge d’établir la preuve de son inexécution. En l’occurrence, elle soutenait avoir été équipée d’un matériel inadapté et autorisée à s’engager sur un circuit adulte avec un engin puissant, sans surveillance sur la piste puisqu’il n’y avait qu’un seul membre du personnel présent dans l’établissement. 4. La cour d’appel se réfère au rôle actif des conducteurs, critère classique pour qualifier l’obligation de sécurité de moyens. Elle fait également allusion à l’acceptation des risques en indiquant, que « la conduite d’un kart présente des risques connus ». L’affirmation est discutable à un double titre. D’abord parce que la victime était selon Si on suit le raisonnement de la cour d’appel, pour laquelle le danger ne pouvait être ignoré des participants, il eut été logique que ceux-ci vérifient avant de prendre le volant qu’ils étaient correctement équipés. Dans ce cas, l’absence de port d’un casque inadapté n’aurait pu être retenue contre l’exploitant. Or, et c’est le paradoxe de l’arrêt, les juges lui reprochent de ne pas avoir pris toutes « les précautions nécessaires pour éviter tout danger ». Il y a dans cette formulation tous les ingrédients d’une obligation de sécurité alourdie antichambre de l’obligation de résultat ! (1) En ce sens, Cass. 1re civ., 3 mai 1988, n° 86-18778 : Bull. civ. I, n° 126. (2) À propos d’un accident de planeur. Cass. 1re civ., 16 oct. 2001, n° 99-18221 : Bull. civ. I, n° 260 ; D. 2002, p. 2711, obs. A. Lacabarats ; JCP G 2002, 2, 10194, note C. Lièvremont ; RTD civ. 2002, p. 107, obs. P. Jourdain ; Gaz. Pal. Rec. 2002, p. 1374, note P. Polère. G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 21 Jur i s p r u de nc e “ devoir de prudence mais ne saurait être qualifiée de faute de surveillance ! Il n’y a pas de définition légale de la dangerosité d’un sport ” 6. L’appréciation plus rigoureuse de l’obligation de moyens se traduit par un abaissement du seuil de la faute (3). L’arrêt de la Cour de cassation du 5 juillet 1989 en offre une excellente illustration. En l’occurrence, un jeune pilote heurté par un autre véhicule qui s’était légèrement déporté au moment du dépassement était allé heurter la rangée de bottes de paille placée en bordure de circuit, puis son engin avait rebondi vers le milieu de la chaussée, où il s’était retourné, blessant grièvement son conducteur. L’enquête révéla que la position des bottes de paille contre le rebord du trottoir leur faisait perdre une partie de leur rôle protecteur. La haute juridiction reprocha à la cour d’appel de n’avoir pas recherché si une telle installation du dispositif de sécurité ne constituait pas une faute de la part des organisateurs de la course (4). 7. Si les accidents de kart sont le plus souvent consécutifs à des sorties de piste, d’autres défrayent la chronique par leur caractère inédit. Ainsi une jeune fille a été scalpée après que sa chevelure fut sortie de son casque. Cette seconde espèce a fourni l’occasion d’une décision remarquée de la Cour de cassation (5) où l’annotateur y a vu l’illustration d’une « obligation de résultat implicite » (6). En l’occurrence, il avait été reproché à l’exploitant un défaut de surveillance car aucun des préposés présents sur la piste n’était intervenu pour faire stopper la malheureuse dont la chevelure volait au vent. Le professeur Mouly avait estimé que cet arrêt faisait « peser sur l’organisateur une obligation (nouvelle) de surveillance permanente » et lui imposait « une vigilance de tous les instants » au point qu’en cas de survenance d’un accident « tout comportement du débiteur pourra apparaître fautif ». Et de conclure « que reste-t-il dans ces conditions de l’obligation de sécurité-moyens ? ». 8. Dans la présente espèce, les parents de victime avaient précisément soulevé le défaut de surveillance de l’exploitant. Curieusement, la cour d’appel fait silence sur ce moyen alors qu’il lui suffisait de constater que l’absence de port d’un casque adapté par un des participants n’aurait pas du échapper à l’attention d’un préposé vigilant. Ce silence est d’autant plus insolite que les juges retiennent contre l’exploitant un manquement « à son devoir de surveillance et de prudence ». La fourniture d’un casque inadapté est assurément un manquement au (3) Ainsi, l’absence de bottes de paille pour amortir les chocs le long du circuit a suffi pour engager la responsabilité de l’organisateur d’une course de karting, alors même qu’aucune réglementation n’imposait leur mise en place. CA Aix, 27 juin 1963 : Gaz. Pal. Rec. 1963, p. 262. De même, il suffit que des feux de signalisation, métalliques et coupants en cas de choc, destinés à arrêter les véhicules qui quittent la piste soient placés sur le muret de sécurité, pour que cette anomalie constitue un manquement à l’obligation de sécurité. CA Paris, P. 2, ch. 3, 27 juin 2011, n° 09/24831. (4) Cass. 1re civ., 5 juill. 1989, n° 87-15363. (5) Cass. 1re civ., 1er déc. 1999, n° 97-21690 : Bull. civ. I, n° 330. (6) D. 2000, p. 287, note J. Mouly, « La responsabilité des organisateurs d’activités sportives : obligation particulière de prudence ou obligation implicite de résultat ? ». 22 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 9. La défectuosité du matériel engage à coup sûr la responsabilité d’un exploitant d’établissement sportif. La présente décision rejoint le flot de celles ayant retenu contre des organisateurs sportifs l’absence de vérification du matériel avant le début de l’activité (7). On observera que ces décisions portent sur des sports à risque, comme la plongée sous-marine, la gymnastique et l’équitation, tous sports pour lesquels les juges retiennent la moindre des fautes. C’est donc bien une obligation de moyens renforcée qui est mise à la charge de l’exploitant de karting. 10. L’essentiel du procès en responsabilité a porté sur l’épineuse question de la défectuosité du matériel, l’exploitant ayant affirmé qu’il ne fournissait que des casques intégraux avec visière et les parents de la victime soutenant le contraire. En revanche, la question du lien de causalité, bien qu’essentielle, a été à peine traitée. Pourtant l’exploitant soulignait dans ses moyens que le rôle de la visière est de protéger le porteur du casque des projectiles mais n’a pas pour fonction de le mettre à l’abri contre les chocs, frontaux ou autres, seul le casque assumant cette protection. Il appartenait donc à la victime, à qui revient d’établir l’existence d’un lien de causalité, de démontrer qu’elle n’aurait pas subi de dommage si elle avait été équipée d’un casque susceptible de la protéger contre les chocs frontaux. La cour d’appel l’épargne de cette preuve en se bornant à relever que l’absence de fourniture de matériel adapté est « en lien de causalité direct » avec le dommage. C’est l’autre face de l’obligation de moyens alourdie. 11. Même allégée, la preuve d’une faute demeure à la charge du créancier de l’obligation de moyen. Pour en faire l’économie et obtenir réparation du seul fait de la survenance de l’accident, il aurait fallu que la victime puisse tirer parti des dispositions de la loi du 5 juillet 1985 tendant à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation. Dans ce cas, elle devait agir contre le conducteur du kart qui lui avait fait perdre le contrôle de son engin. En effet, la loi de 1985 n’a pas vocation à s’appliquer aux rapports entre l’exploitant et ses clients qui sont gouvernés par les règles de la responsabilité contractuelle et l’article 1147 du Code civil, comme le rappelle à juste titre l’arrêt. Sans doute la loi de 1985 a aboli la distinction traditionnelle entre responsabilité contractuelle et responsabilité délictuelle puisqu’elle s’applique indépendamment du fait qu’un contrat ait été ou non conclu avec la victime (art. 1 de la loi). Mais elle implique que le débiteur de l’indemnisation soit le conducteur ou le gardien du véhicule impliqué (solution qui se (7) Véhicules de course équipés de sièges baquets standards au lieu de sièges adaptés à la morphologie de chaque pilote (CA Angers, 9 juin 2004, n° 03/00925) – Planche de surf en résine plus petite et plus difficile à maîtriser qu’une planche en mousse (CA Paris, 6 sept. 2004, n° 03/06171) – Fosse de réception prévue pour des scolaires et mise à disposition de gymnastes adultes (CA Paris, 21 oct. 1992, n° 90/8981, Club sportif et athlétique du Kremlin Bicêtre) – Équipement de plongée mal ajusté et cagoule trop large ne protégeant que très imparfaitement la tête (TGI Seine, 17 nov. 1965 : Gaz. Pal. Rec. 1966, 2, p. 56) – Longueur excessive des câbles des anneaux (CA Versailles, 3e ch., 19 nov. 1993, n° 7129/91) – Affaissement des filets de protection d’une piste de luge (CA Bordeaux, 5 sept. 2007, n° 04/19300). Pour un cas d’inadéquation de la monture au niveau d’un cavalier débutant : Cass. civ., 10 févr. 1987 : Rev. jur. éco. sport 1998, n° 4, p. 75, note E. Wagner. Jur ispr ude nc e déduit implicitement des termes de l’article 2 de la loi). Or l’exploitant ne possédait aucune de ces deux qualités. Il n’était ni conducteur, ni gardien du kart dont la victime avait le contrôle et la direction au moment de l’accident. 12. En revanche, exclure la loi de 1985, comme le fait la cour d’appel, au motif que son domaine d’application est réservé aux véhicules terrestres à moteur roulant sur une voie ouverte à la circulation fait débat. Certains commentateurs de la loi ont estimé que les voies ouvertes à la circulation ne devraient s’entendre que d’espaces accessibles au public à l’exception des lieux purement privés. La Cour de cassation ne les a pas suivis. Faisant prévaloir l’intérêt des victimes, elle a retenu une conception extensive des accidents de la circulation et admis qu’ils s’appliquaient à ceux survenus sur des lieux privés comme un parking ou une cour privé. Cette interprétation large du concept de circulation a pu s’expliquer par référence à l’assurance obligatoire de responsabilité « automobile » qui oblige à s’assurer pour « faire circuler » un véhicule automobile à moteur (C. assur., art. L. 211-1) quel que soit le lieu où il évolue. Pourtant une cour d’appel a estimé que la loi de 1985 ne pouvait s’appliquer à une épreuve de karting se déroulant en circuit fermé, celui-ci « n’étant pas ouvert par définition à la circulation publique » (8). Cette position trouve également sa justification par référence au critère des assurances. En effet, « les accidents survenus lors d’une compétition automobile ou motocycliste se déroulant en circuit fermé relèvent de polices d’assurances spéciales et non de l’assurance obligatoire de droit commun sur laquelle se fonde la loi de 1985 » (9). La Cour de cassation ne s’est pas engagée dans cette voie. Elle a traité les accidents sportifs comme des accidents ordinaires, considérant que l’usage sportif du véhicule et la survenance de l’accident sur une voie fermée à la circulation publique étaient sans incidence sur sa qualification d’accident de la circulation lorsque les victimes étaient des spectateurs (10). Cependant, elle en a exclu l’application lorsque l’accident survenait entre concurrents (11) puis a étendu cette exclusion aux accidents dont ils sont victimes à l’entraînement (12). À cet égard, elle a affirmé que « l’accident survenant entre des concurrents à l’entraînement évoluant sur un circuit fermé exclusivement dédié à l’activité sportive n’est pas un accident de la circulation ». En soutenant que le domaine d’application de la loi de 1985 est réservé aux véhicules roulant sur une voie ouverte à la circulation, la cour d’appel d’Aix-en-Provence paraît s’être inspirée de cette décision. En effet, un circuit de kart est fermé et uniquement dédié à l’activité sportive. Mais on ne peut s’en tenir à cette constatation car l’arrêt de la Cour de cassation s’appliquait à un compétiteur à l’entraînement. Or, les clients d’un karting ne sont pas des concurrents. Ils n’acceptent pas les risques auxquels s’exposent les compétiteurs. Ils ne viennent pas pour s’entraîner ou participer à une compétition mais seulement pour le plaisir des sensations fortes que procure cette activité. Leur motivation n’est pas axée sur la recherche de la performance mais est uniquement ludique comme celle des clients d’un manège d’autos tamponneuses dont on ne dira pas, s’ils se blessent, qu’ils ont été victimes d’un accident sportif ! Ne peut donc être qualifié « d’accident sportif », si on vise par cette expression les accidents survenus en compétition, celui qui s’est produit lors d’une sortie occasionnelle entre deux conducteurs néophytes. “ L’usage sportif du véhicule et la survenance de l’accident sur une voie fermée à la circulation publique sont sans incidence sur sa qualification d’accident de la circulation lorsque les victimes sont des spectateurs ” 13. En admettant que la loi de 1985 ait eu vocation à s’appliquer à la présente espèce, il n’y a guère que la faute inexcusable de la victime qui aurait pu libérer l’auteur de l’accrochage de sa responsabilité. Mais aucune faute n’a été retenue contre la jeune fille bien qu’elle soit sortie de la piste à plusieurs reprises. Ces pertes de contrôle répétées ne sont pas à mettre au compte d’une imprudence quelconque de sa part mais plutôt de son inexpérience. 14. L’objection soulevée par la cour d’appel d’Aix-enProvence ne vaut que pour la loi de 1985. Elle n’aurait pu être opposée à la victime si celle-ci avait agi contre le conducteur sur le fondement de l’article 1384, alinéa 1, du Code civil. En effet, en admettant qu’il s’agisse d’un loisir à risque, l’auteur de la collision ne serait pas parvenu à en écarter l’application. L’arrêt du 4 novembre 2010 a, en effet, rendu caduque le moyen tiré de l’acceptation des risques qui neutralisait la mise en œuvre de l’article 1384, alinéa 1. 15. En recherchant la responsabilité de l’auteur de la collision sur le fondement de la loi de 1985 ou, à défaut, sur celui de l’article 1384, alinéa 1, la victime aurait fait coup double. D’une part, elle se serait affranchie de la charge de la preuve d’une faute de l’exploitant. D’autre part, elle aurait fait supporter à l’autre pilote l’administration de cette preuve dans le cadre du recours en garantie qu’il aurait exercé contre l’exploitant. 255z1 (8) CA Pau, 26 mai 1986 : Rev. jur. éco. sport 1987, n° 2, p. 87 et n° 3, p. 122 note H. Groutel. (9) En ce sens J. Mouly : rép. civ. Dalloz, V° « sport », n° 177. (10) Cass. crim., 16 juill. 1987, n° 86-91347 : RTD civ. 1987, p. 790, obs. J. Huet – Cass. 2e civ., 10 mars 1988, n° 87-11087 : Bull. civ. II, n° 59. (11) Cass. 2e civ., 28 févr. 1996, nos 93-17457, 93-18012 et 93-18356. (12) Cass. 2e civ., 4 janv. 2006, n° 04-14841 : Bull. civ. II, n° 1 ; D. 2006, p. 2445, obs. J. Mouly. G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 23 J u ris pr udenc e 257b7 RESPONSABILITÉ PUBLIQUE Obligation d’informer le patient et thérapeutique nouvelle 257b7 L’essentiel Lorsqu’un patient bénéficie d’une thérapeutique nouvelle, l’absence de recul sur les risques ne saurait exonérer l’hôpital de son obligation d’information, ni conduire à dénier la perte de chance de se soustraire à cette thérapeutique dont les bénéfices/risques ne peuvent être totalement comparés avec les soins classiques. C’est sur le fondement du défaut d’information, plutôt que de l’erreur de diagnostic ou de l’accident médical non fautif, que la cour administrative d’appel de Marseille décide d’indemniser les complications résultant d’une thermothérapie par laser nouvellement mise en œuvre dans un hôpital, suivant ainsi pour partie les conclusions du rapporteur public ci-dessous reproduites. CAA Marseille, 2e ch., 7 janv. 2016, no 14MA00282, M. C. c/ CHU de Nice, Mme Duran-Gottschalk, rapp., Mme Chamot, rapp. publ. ; Mes Maury et Le Prado, av. 1. Le 25 octobre 2005, M. C., assistant chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) âgé de 60 ans et souffrant d’un adénome de la prostate résistant au traitement médicamenteux, a bénéficié au Centre hospitalier universitaire (CHU) de Nice d’une technique opératoire Conclusions par nouvelle, consistant en une Céline CHAMOT thermothérapie par laser Premier conseiller, afin d’éliminer l’obstrucrapporteur public CAA tion prostatique. Dans les Marseille suites de l’opération, M. C. a cependant conservé une incontinence urinaire, laquelle a péniblement régressé avec des séances de rééducation périnéale et une cure chirurgicale en mars 2009. Imputant ses séquelles aux conditions de sa prise en charge au CHU de Nice, M. C. a saisi la Commission régionale de conciliation et d’indemnisation (CRCI) de PACA qui a diligenté deux expertises, avant et après consolidation. Sur la base des conclusions des experts, la CRCI a émis un avis favorable à l’indemnisation en retenant un défaut d’information, une absence d’investigations complémentaires nécessaires avant de proposer au patient un nouveau protocole opératoire qui n’avait été pratiqué que six fois au CHU de Nice, et une absence d’évaluation risques-bénéfices, ouvrant droit à indemnisation sur la base d’une perte de chance d’éviter le dommage de 50 %. L’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (ONIAM), substitué à l’assureur défaillant du centre hospitalier, a en conséquence versé à M. C. une somme de 5 064,50 € à titre provisionnel. Souhaitant obtenir une meilleure réparation, M. C. a formé devant le tribunal administratif de Nice un recours tendant à la condamnation du CHU de Nice et de l’ONIAM à lui payer la somme totale de 220 047,47 €. L’ONIAM a alors saisi l’occasion de ce litige pour exercer une action subrogatoire contre le CHU et demander sa condamnation à lui 24 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 rembourser l’indemnité provisionnelle et les frais d’expertise et lui payer la pénalité de 15 %. Le tribunal administratif de Nice n’a que partiellement fait droit aux demandes : par un jugement du 22 novembre 2013, il a écarté le défaut d’information mais retenu l’erreur de choix thérapeutique en l’absence d’investigations suffisantes, à l’origine d’une perte de chance d’éviter le dommage de 50 % justifiant de condamner le CHU à indemniser trois personnes : M. C. à hauteur de 11 609,50 €, le CNRS en sa qualité d’employeur public et d’organisme de sécurité sociale à hauteur de 3 718,20 € et l’ONIAM à hauteur de la provision et des frais d’expertise, sans lui accorder la pénalité de 15 %. Et le tribunal administratif a mis hors de cause l’ONIAM au motif que les seuils de gravité ouvrant droit à réparation au titre de la solidarité nationale n’étaient pas atteints. Insatisfait par le montant de la réparation et par la mise hors de cause de l’ONIAM, M. C. relève appel de ce jugement en vous demandant de mettre à la charge de l’ONIAM une réparation complémentaire à hauteur de 50 % de ses préjudices et de porter son indemnisation totale, par le CHU et l’ONIAM, au montant de 208 776,24 €. À titre incident, le CHU, qui conteste sa responsabilité, conclut à l’annulation du jugement et au rejet de la demande, subsidiairement à la réduction des indemnités mises à sa charge. 2. Ces conclusions d’appel ne posent pas de problème de recevabilité. M. C. a réitéré à l’identique ses prétentions de première instance, et à l’occasion de cet appel principal portant non seulement sur l’intervention de l’ONIAM mais aussi sur le montant des indemnités, le CHU est recevable à se saisir de l’occasion pour contester à titre incident le principe et le montant de sa condamnation à indemniser tant M. C. que les tiers payeurs. 3. La régularité de la procédure ne fait pas non plus difficulté. 4. Au fond, Le litige se présente donc de la manière suivante : ––l’appel principal porte sur le rejet par le tribunal de la mise en cause de l’ONIAM et sur l’insuffisance de l’évaluation des préjudices ; Jur ispr ude nc e ––l’appel incident porte sur la responsabilité du CHU au titre de l’erreur de choix thérapeutique et sur le caractère excessif de l’évaluation des droits de la victime et des tiers payeurs. 4.1. Commençons par l’appel principal, soit les conclusions de M. C. dirigées contre l’ONIAM au titre de l’article L. 1142-1 II du Code de la santé publique. Le tribunal administratif a accepté d’en connaître dans le cadre des principes énoncés par la décision du Conseil d’État du 30 mars 2011 (1), complétée par la décision du 6 mars 2015 (2). Depuis ces décisions, il est admis de combiner le régime de réparation des accidents médicaux non fautifs avec une faute ayant entraîné une perte de chance d’échapper à l’accident médical, justifiant une condamnation tant de l’ONIAM que de l’établissement de soin, la somme mise à la charge de ce dernier venant en déduction de celle mise à la charge de l’ONIAM. Le tribunal administratif a néanmoins rejeté ces conclusions au fond en considérant que l’état de santé de M. C. n’atteignait pas les seuils de gravité fixés par les textes applicables s’agissant des déficits fonctionnels temporaires, et que les troubles dans ses conditions d’existence ne présentaient pas un caractère de gravité exceptionnelle requis pour la prise en charge de l’accident médical au titre de la solidarité nationale. Devant vous, M. C. conteste cette appréciation en se prévalant de l’impact de son incontinence urinaire sur la poursuite de ses projets professionnels en qualité d’assistant chercheur du CNRS, privé de la possibilité de participer à deux missions de longue durée en Antarctique, ce qui l’a conduit à prendre prématurément sa retraite. Ce faisant, M. C. vous demande d’envisager ses séquelles comme présentant le caractère réglementaire exceptionnel de gravité, apprécié au regard de la perte de capacités fonctionnelles et des conséquences sur la vie privée et professionnelle au sens du II de l’article L. 1142-1 qui fixe également deux autres conditions : l’imputabilité directe à un acte médical et conséquences anormales au regard de son état de santé comme de l’évolution prévisible. Rappelons que selon le deuxième alinéa de l’article D. 1142-1 du Code de la santé publique : « À titre exceptionnel, le caractère de gravité peut être reconnu : 1° Lorsque la victime est déclarée définitivement inapte à exercer l’activité professionnelle qu’elle exerçait avant la survenue de l’accident médical, de l’affection iatrogène ou de l’infection nosocomiale ; 2° Ou lorsque l’accident médical, l’affection iatrogène ou l’infection nosocomiale occasionne des troubles particulièrement graves, y compris d’ordre économique, dans ses conditions d’existence. » L’appréciation n’est pas évidente : ce dispositif a vocation à s’appliquer à des cas exceptionnels, dans lesquels les seuils d’incapacité permanente et temporaire ne sont atteints ni quant à leur taux ni quant à leur durée et alors que la victime n’est pas devenue inapte à son activité professionnelle. (1) CE, 30 mars 2011, n°°327669, ONIAM. (2) CE, 6 mars 2015, n° 368010, CH de Grenoble. Vous pourriez être sensible – et nous le sommes à vrai dire – à la particularité de la vie professionnelle de M. C. l’amenant à remplir des missions de recherche à haute valorisation intellectuelle et financière dans des conditions d’éloignement et de prise en charge médicale extrêmement difficiles. Cependant votre appréciation ne peut pas se fonder sur la seule spécificité de l’activité professionnelle de la victime en s’éloignant de la nature même des troubles occasionnés par l’accident médical et leur caractère de gravité intrinsèque. Or, même si vous n’avez pas à rechercher une condition d’extrême gravité comme auparavant dans le cadre de la jurisprudence Bianchi, il nous semble qu’une incontinence urinaire, régressant avec la rééducation et une cure chirurgicale à 95 % à la date de la consolidation, ne peut pas être qualifiée de « troubles particulièrement graves dans les conditions d’existence » au sens des dispositions précitées qui commandent de réserver l’intervention de la solidarité nationale aux accidents médicaux les plus graves. Nous n’avons pas trouvé d’exemples d’application de ce critère à titre exceptionnel à des troubles dans les conditions d’existence particulièrement graves – la doctrine s’intéresse davantage au critère de l’anormalité (3) –, mais nous sommes d’avis que la présente affaire ne pourrait pas constituer votre première application exceptionnelle du dispositif. Le tribunal administratif a donc à bon droit écarté la mise en cause de l’ONIAM au titre de l’accident médical. 4.2. Poursuivons l’examen de l’affaire avec l’appel incident du CHU contre sa condamnation à indemniser la victime, le CNRS et l’ONIAM. 4.2.1. Le tribunal administratif a accueilli favorablement le moyen du demandeur tiré de l’absence fautive de réalisation d’investigations supplémentaires préalablement à l’intervention en considérant qu’« il ressort des conclusions de l’expert qu’une cystoscopie aurait permis d’identifier le rétrécissement de l’urètre membraneux en aval de la prostate afin de débattre et d’évaluer le rapport risque-bénéfice d’une opération de prostatectomie par thermothérapie par rapport à une résection endoscopique classique. L’absence d’investigation complémentaire utile à un choix thérapeutique adapté a engendré une erreur de choix thérapeutique qui a causé au requérant une perte de chance d’éviter les conséquences dommageables de l’opération, perte de chance qui peut être évaluée à 50 % en raison du fait qu’une prostatectomie présente toujours un risque d’incontinence urinaire ». Avant de vérifier si cette carence du CHU correspond à un manquement aux règles de l’art, il nous faut préciser (3) « Précisions sur les critères d’anormalité du dommage médical permettant la prise en charge par l’ONIAM » : note V. Vioujas, directeur d’hôpital, chargé d’enseignement à l’université d’Aix-en-Provence sous CE, 12 déc. 2014, n° 355052, ONIAM c/ M. B. : JCP A 2015, 2136, spéc. n° 19. Précisions sur « Le critère d’anormalité du dommage » : note C. Lantero sous CE, 12 déc. 2014, n° 355052, ONIAM et CE, 12 déc. 2014, n° 365211, Mme B. : AJDA 2015, p. 769 à 775, n° 13. « L’anormalité des conséquences d’un acte médical » : étude J. Mahmouti, conseiller de tribunal administratif sous CE, 12 déc. 2014, n° 355052, ONIAM et CE, 12 déc. 2014, n° 365211, Mme B. : RFDA 2015, p. 565 à 573, n° 3. G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 25 Jur i s p r u de nc e les causes de l’incontinence urinaire de la victime. Selon le premier rapport de l’expert, l’incontinence urinaire résiduelle de M. C. est « en relation directe avec l’intervention » et « on ne peut pas éliminer que la dilatation de la sténose n’ait pas une part même minime dans l’incontinence post-opératoire mais c’était un geste obligé pour traiter l’adénome », ce qui signifie que non seulement la thermothérapie de la prostate mais également le traitement préalable du rétrécissement de l’urètre membraneux par dilatation ont joué un rôle causal dans la survenue de l’incontinence. Or, l’expert indique dans son rapport : « cette pathologie inattendue n’avait pas été dépistée par les examens préopératoires habituels ; il aurait fallu faire une cytoscopie au préalable ». Contrairement au tribunal administratif nous n’interprétons pas cette phrase comme déplorant un manquement aux règles de l’art, puisqu’elle est immédiatement suivie du constat suivant : « Or il n’est pas indiqué de faire systématiquement cet examen avant de commencer l’opération » puis de la conclusion finale que « la thermothérapie par laser de la prostate a par ailleurs été appliquée dans les règles de l’art ». Nous comprenons cette analyse de l’expert comme expliquant qu’il aurait fallu faire une cystoscopie au préalable pour pouvoir dépister le rétrécissement urètre membraneux, et non pas pour satisfaire aux règles de l’art. Et l’expert ne retient pas comme inadapté le choix de la technique de thermothérapie laser dans le cas particulier de M. C., ce qui était d’ailleurs la seule portée de son moyen devant le tribunal administratif : il invoquait alors sans plus de précision une « économie de moyens constitutive d’une imprudence à lui avoir proposé un protocole de soins encore expérimental ». L’hôpital est donc fondé à soutenir qu’il n’a pas commis de faute en ne réalisant pas d’investigation complémentaire utile à un choix thérapeutique adapté, à défaut de tout autre élément au dossier pouvant laisser penser que le choix de traiter l’obstruction prostatique de M. C. par thermothérapie laser plutôt que par résection endoscopique (nécessitant elle aussi un passage trans-urétrale) ou par voie chirurgicale n’était pas adapté à son cas particulier, et que ce caractère inadapté aurait pu être révélé par des examens complémentaires dont aucune des parties ne précise davantage la nature. 4.2.2. Infirmant, sur appel incident du CH intimé, le motif qui avait été retenu par le tribunal administratif pour donner satisfaction tant à M. C. qu’à l’ONIAM agissant sur le fondement de l’article L. 1142-15, vous ne pouvez toutefois annuler purement et simplement la condamnation du CHU sans vous ressaisir à nouveau des moyens de première instance de M. C. et de l’ONIAM dirigés contre le CHU. Certes, la jurisprudence est en ce sens que, dans le cadre de l’effet dévolutif, le juge d’appel n’est pas tenu de répondre aux moyens soulevés par le demandeur en première instance que le tribunal administratif a expressément écartés dans son jugement et qui ne sont pas repris en appel (4). (4) Voyez en ce sens CE, 21 juin 1999, n° 151917, Banque populaire BretagneAtlantique. 26 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 Mais ce principe a été énoncé dans l’hypothèse où le demandeur de première instance fait appel d’un jugement de rejet de sa demande. Lorsqu’il est fait appel d’un jugement favorable au demandeur de première instance et que le motif qui a permis de lui donner satisfaction doit être censuré, le juge d’appel a l’obligation d’examiner les moyens invoqués en première instance par l’intimé même non repris en appel (5) : lorsque le juge d’appel, saisi par le défendeur de première instance, censure le motif retenu par les premiers juges, il lui appartient, en vertu de l’effet dévolutif de l’appel, d’examiner l’ensemble des moyens présentés par l’intimé en première instance, alors même qu’ils ne seraient pas repris dans les écritures produites, le cas échéant, devant lui, à la seule exception de ceux qui auraient été expressément abandonnés en appel. Ce raisonnement doit-il s’appliquer dans le cas où c’est sur appel incident et non pas principal que vous êtes conduits à infirmer un jugement favorable au demandeur ? Nous le pensons : le raisonnement est transposable au cas présent d’un jugement donnant une satisfaction partielle au demandeur qui en faisant appel a certes la qualité d’appelant, mais se trouve, dans le cadre de l’appel incident du défendeur condamné, être également intimé. Il n’y aurait pas de raison propre aux jugements de satisfaction partielle et à la nature de l’appel incident justifiant de tenir un raisonnement différent pour une telle configuration. Au cas d’espèce, le défaut d’information du patient a été expressément écarté par le jugement et n’est plus repris en appel par M. C. qui n’a cependant pas expressément abandonné un tel moyen ni renoncé à obtenir la condamnation du CHU. Vous vous trouvez donc ressaisis du moyen, que vous examinerez à l’aune de la jurisprudence applicable à l’obligation d’information dans le cas de mise en œuvre d’une thérapeutique nouvelle aux risques méconnus comme en l’espèce. 4.2.3. Quelle est la portée de ce moyen tiré du défaut d’information en présence d’une thérapeutique nouvelle ? M. C. soutenait devant le tribunal administratif que seuls les avantages de la thermothérapie laser lui ont été présentés par l’équipe médicale qui a passé sous silence le risque fréquent d’incontinence urinaire attaché à toute prostatectomie. Cela a fait selon lui obstacle à son consentement éclairé, faute de pouvoir appréhender le rapport risques/bénéfices de l’acte et de la comparer aux autres traitements chirurgicaux. Il ajoute que l’équipe médicale a ainsi pu étoffer son expérimentation de cette nouvelle technique à son détriment. Pour répondre à ce moyen, il faut essayer de déterminer s’il existait une possibilité raisonnable de refuser ou différer le traitement (6), en adoptant le point de vue de patients placés dans la même situation, dûment informés des bénéfices et risques de l’opération et donc à même de faire un choix éclairé. Ce n’est que dans deux cas qu’un raisonnement fondé sur des certitudes peut être admis : (5) CE, 6 oct. 2008, n° 283014, Sté Coopérative ouvrière de production union technique du Bâtiment, B. (6) CE, 24 sept. 2012, n° 339285, Mlle P., B. Jur ispr ude nc e ––lorsque l’intervention revêt un caractère de nécessité sans alternative thérapeutique moins risquée, la perte de chance de s’y soustraire est nulle et le patient n’a pas droit à une indemnisation (7) ; ––lorsqu’à l’inverse le traitement ou l’intervention n’était pas nécessaire si bien qu’il est à 100 % certain que le patient l’aurait refusé s’il en avait connu les risques, l’indemnisation des conséquences de l’acte est totale (8). Ici, en l’état d’un échec du traitement médicamenteux et de la persistance d’une obstruction prostatique exposant M. C. à une rétention aiguë d’urine ou d’infections urinaires, une intervention était bien nécessaire. Elle était d’ailleurs évoquée depuis l’année précédente en cas d’échec du traitement médicamenteux. Souhaitant partir en mission en Antarctique fin décembre 2005 pour deux mois, M. C. s’est vu proposer en avril 2005 une nouvelle technique moins traumatisante que la résection endoscopique : la thermothérapie par laser, pour laquelle un appareil allait être installé au CHU durant l’été 2005. La consultation avec le praticien chargé de l’opération a eu lieu en juin 2005 et selon l’expert, le patient « a reçu les informations sur cette technique efficace qui comporte des avantages par rapport aux techniques classiques comme la résection endoscopique avec moins de risques de troubles de l’éjaculation, un saignement moindre et une récupération plus rapide. On ne lui parle pas du risque d’incontinence car il n’est pas mentionné par les auteurs américains qui ont l’expérience de cette méthode thérapeutique depuis cinq ans ». M. C. a signé un document d’information le 13 octobre et le 25, l’intervention a été réalisée par le praticien avec l’aide techniques du représentant de la société qui commercialise l’appareil et est chargé de la formation des chirurgiens pour l’Europe. M. C. est le septième malade ainsi traité par le praticien. On est ici en présence de la mise en œuvre d’une thérapeutique nouvelle et, en pareille hypothèse, l’absence de recul sur les risques ne saurait exonérer l’hôpital contrairement à ce que soutenait le CH, de son obligation d’information, ni conduire à dénier la perte de chance de se soustraire à l’intervention dont on ne peut, par définition, comparer les bénéfices/risques avec d’autres interventions classiques. Vous vous reporterez sur ce point utilement au raisonnement tenu par la Cour dans un arrêt signalé du 2 décembre 2004 (9) : « Lorsqu’une thérapeutique ou une technique opératoire est récente et n’a pas été appliquée à un nombre suffisant de patients pour que les risques qu’elle comporte soient connus et que rien ne permet d’exclure avec certitude l’existence de tels risques, le patient doit en être également informé ». Au cas d’espèce, les données non contestées du rapport d’expertise conduisent à retenir une information lacunaire et orientée, ce qui engage à notre avis à coup sûr la responsabilité pour faute de l’hôpital. En effet, si une intervention était nécessaire rien au dossier ne permet d’affirmer qu’il n’existait pas d’alternative thérapeutique comportant un risque d’incontinence moins élevé : (7) CE, 15 janv. 2001, n° 184386, Mme C. et a., B. (8) CE, 27 févr. 2002, n° 184009, Assistance publique de Marseille et Fonds d’indemnisation des transfusés et hémophiles, B. (9) CAA Marseille, 2 déc. 2004, n° 00MA01367, Assistance Publique de Marseille, B. en effet si l’expert affirme que « la résection endoscopique comporte aussi des risques d’incontinence qui sont certes minimes mais au même titre que la thermothérapie par laser », il ne donne aucun chiffre permettant de comparer les risques relatifs et de conclure à l’absence d’alternative moins risquée, alors qu’il vient de dire que ceux liés à la thermothérapie n’étaient alors pas connus. Or l’absence de complications postopératoires et une récupération rapide étaient des critères de choix majeur pour un patient comme M. C. au regard de ses échéances professionnelles, ce qui nous conduit à vous proposer de retenir une perte de chance de 50 % de différer ou de refuser l’intervention par thermothérapie laser. C’est donc sur ce fondement que M. C. doit selon nous être indemnisé à hauteur de 50 % de ses préjudices en lien avec les séquelles de l’intervention. 5. Si vous nous avez suivis jusqu’ici il faudra reprendre l’analyse de l’assiette et du montant des préjudices réparables, contestés par l’ensemble des parties. 5.1. Au titre des préjudices patrimoniaux : ––le poste des dépenses de santé, constitué par les frais passés et futurs de protections urinaires et admis à hauteur de 6 774 € après application du taux de 50 % par le tribunal administratif, n’est pas contesté ; ––le poste des frais de transport pour se rendre à une centaine de séances de kinésithérapie de l’hôpital Pasteur à Nice, soit 50 km aller-retour depuis son domicile, avait été exclu pour défaut de justificatif par le tribunal administratif et n’est pas plus justifié en appel. Seule figure au dossier une attestation que M. C. s’est faite à lui-même : cela n’est pas suffisant ; ––les pertes de revenus : • au titre de la période d’incapacité temporaire de travail, le tribunal administratif a alloué au CNRS la somme de 3 718,20 € correspondant aux salaires et charges déboursés pendant le congé maladie du 24 octobre au 12 décembre 2005 : ce poste n’est pas contesté par le CHU, • en revanche le tribunal administratif a exclu comme sans lien avec l’intervention litigieuse mais comme étant imputable à la pathologie initiale la perte de revenus et l’incidence professionnelle résultant pour M. C. de la privation de deux missions en Antarctique en 2005 et 2008 et de la prise de retraite anticipée sans majoration des droits à retraite de ce fait. Ces préjudices figuraient certes dans le rapport d’expertise mais aucune pièce médicale au dossier ne vient démontrer que M. C. était médicalement apte à effectuer les deux missions en Antarctique alors qu’il souffrait d’un adénome responsable d’une obstruction prostatique résistant à un traitement médicamenteux. Les attestations professionnelles produites font seulement état des compétences et du caractère de M. C. comme atouts pour une candidature à ces missions qualifiées de très dures et à risque élevé. Dans ces conditions, en l’absence de perte de chance sérieuse d’exercer lesdites missions en 2005 et 2008, la réalité du préjudice économique invoquée par M. C. n’est toujours pas démontrée. 5.2. Au titre des préjudices à caractère personnel. G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 27 Jur i s p r u de nc e Le tribunal administratif a retenu une appréciation globale des préjudices (préjudice moral, souffrances endurées évaluées à 2/7, préjudice esthétique évalué à 1/7, troubles dans les conditions d’existence, préjudice d’agrément et préjudice sexuel) pour aboutir à une assiette de 20 000 € dont 50 % mise à la charge du CHU. Cette manière de faire n’est pas contraire à la jurisprudence puisqu’il s’agit de postes non soumis à recours des tiers payeurs qui peuvent donc être globalisés. Mais vous reprendrez leur évaluation de manière plus fine au vu de l’argumentation des parties. ––S’agissant des préjudices subis avant consolidation. Les troubles dans les conditions d’existence subis à raison d’un déficit fonctionnel temporaire total pendant deux jours puis partiel (25 % selon l’avis CRCI) durant 52 mois peuvent être évalués à 6 584 €. Les souffrances endurées par M. C., évaluées à 2,5 sur 7 : à 1 800 €. En revanche il n’y a pas lieu d’indemniser un préjudice esthétique temporaire alors même qu’il a été admis par l’expert, dans la mesure où le port de protections est déjà réparé au titre des troubles dans les conditions d’existence. ––S’agissant des préjudices après consolidation fixée au 30 juin 2010. Vous retiendrez : • un déficit fonctionnel permanent fixé à 7 % que le CHU ne conteste pas utilement en se référant au barème des incapacités qui prévoit justement une fourchette de 5 à 10 % pour ce type d’incontinence, disons 6 500 € compte tenu de son âge, EXTRAIT DE L’ARRÊT RENDU SUR CONCLUSIONS CONFORMES DU RAPPORTEUR PUBLIC 1. Considérant que M. C., souffrant d’une hypertrophie de la prostate résistant à un traitement médicamenteux, a subi le 25 octobre 2005 une intervention chirurgicale au centre hospitalier universitaire de Nice consistant en une thermothérapie par laser, technique opératoire nouvelle ; qu’il a conservé dans les suites de l’opération une incontinence urinaire ; qu’il a saisi la commission régionale de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, qui a diligenté deux expertises ; que la commission a émis un avis favorable à l’indemnisation des préjudices de M. C. ; que l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales, substitué à l’assureur du centre hospitalier, a en conséquence versé à M. C. une somme provisionnelle de 5 064,50 € ; qu’estimant le montant de la réparation insuffisante, l’intéressé a formé devant le tribunal administratif de Nice un recours indemnitaire à l’encontre de l’établissement hospitalier et de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales ; qu’il relève appel du jugement du tribunal administratif de Nice du 22 novembre 2013 en tant que les premiers juges n’ont pas également mis à la charge de l’Office national 28 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 • des gênes dans les activités de loisirs et un préjudice sexuel admis par l’expert, disons 3 500 €. Vous aboutirez à une juste appréciation des troubles de toutes natures dans les conditions d’existence de 10 000 €. Soit une assiette de préjudices personnels de 18 384 € au total, dont 50 % soit 9 192 € doit être mis à la charge du CHU. Au total, le droit à réparation des préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux de M. C. s’établit à 15 966 €. Cette somme reste à la charge du CHU après déduction de la provision de 5 064,50 € versée par l’ONIAM soit 10 901,50 €. En définitive, la seule condamnation mise à la charge du CHU par le jugement attaqué qui doit être réformée est celle due à M. C. L’ONIAM conserve pour sa part droit au remboursement de la provision versée et des frais d’expertise en application de l’article L. 1142-15 du Code de la santé publique. 6. Les intérêts courent dans les conditions fixées par le tribunal administratif 7. Et les conclusions de M. C. tendant au paiement des frais d’instance d’appel ne peuvent être accueillies. Par ces motifs nous concluons : ––à la réformation de l’article 1er du jugement aux fins de ramener à 10 901,50 € la somme que le CHU est condamné à verser à M. C ; ––au rejet du surplus. d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales les sommes qu’il réclamait et en tant que sa demande indemnitaire n’a pas été totalement satisfaite ; que par la voie de l’appel incident, le centre hospitalier universitaire de Nice conteste l’engagement de sa responsabilité ; Sur l’appel principal de M. C. : 2. Considérant que M. C. reproche aux premiers juges de n’avoir mis à la charge de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales aucune obligation d’indemnisation de ses préjudices ; 3. Considérant qu’aux termes du II de l’article L. 1142-1 du Code de la santé publique : « Lorsque la responsabilité d’un professionnel, d’un établissement, service ou organisme mentionné au I ou d’un producteur de produits n’est pas engagée, un accident médical, une affection iatrogène ou une infection nosocomiale ouvre droit à la réparation des préjudices du patient, et, en cas de décès, de ses ayants droit au titre de la solidarité nationale, lorsqu’ils sont directement imputables à des actes de prévention, de diagnostic ou de soins et qu’ils ont eu pour le patient des conséquences anormales au regard de son état de santé Jur ispr ude nc e comme de l’évolution prévisible de celui-ci et présentent un caractère de gravité, fixé par décret, apprécié au regard de la perte de capacités fonctionnelles et des conséquences sur la vie privée et professionnelle mesurées en tenant notamment compte du taux d’atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique, de la durée de l’arrêt temporaire des activités professionnelles ou de celle du déficit fonctionnel temporaire. Ouvre droit à réparation des préjudices au titre de la solidarité nationale un taux d’atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique supérieur à un pourcentage d’un barème spécifique fixé par décret ; ce pourcentage, au plus égal à 25 %, est déterminé par ledit décret » ; qu’aux termes de l’article D. 1142-1 du même code : « Le pourcentage mentionné au dernier alinéa de l’article L. 1142-1 est fixé à 24 %. / Présente également le caractère de gravité mentionné au II de l’article L. 1142-1 un accident médical, une affection iatrogène ou une infection nosocomiale ayant entraîné, pendant une durée au moins égale à six mois consécutifs ou à six mois non consécutifs sur une période de douze mois, un arrêt temporaire des activités professionnelles ou des gênes temporaires constitutives d’un déficit fonctionnel temporaire supérieur ou égal à un taux de 50 %. / À titre exceptionnel, le caractère de gravité peut être reconnu : 1° Lorsque la victime est déclarée définitivement inapte à exercer l’activité professionnelle qu’elle exerçait avant la survenue de l’accident médical, de l’affection iatrogène ou de l’infection nosocomiale ; 2° Ou lorsque l’accident médical, l’affection iatrogène ou l’infection nosocomiale occasionne des troubles particulièrement graves, y compris d’ordre économique, dans ses conditions d’existence » ; 4. Considérant que M. C., qui ne conteste pas que son incontinence urinaire ne satisfait pas aux critères de gravité fixés aux deux premiers alinéas de l’article D. 1142-1 du Code de la santé publique, fait valoir que cette affection entraîne à elle seule par nature des troubles particulièrement graves dans ses conditions d’existence, au sens du 2° du troisième alinéa de l’article D. 1142-1 ; qu’il résulte de l’instruction, et notamment des rapports d’expertise, que si l’incontinence urinaire dont souffre le patient engendre des troubles certains dans ses conditions d’existence, ces troubles, constitués par une incontinence urinaire ayant régressé avec de la rééducation et une cure chirurgicale à 95 % à la date de la consolidation, ne revêtent pas le caractère de particulière gravité, y compris d’ordre économique, requis par les dispositions précitées pour ouvrir droit à une indemnisation au titre de la solidarité nationale ; que si M. C. soutient également qu’il doit être considéré comme inapte à exercer l’activité professionnelle qu’il aurait, selon lui, pratiquée de façon certaine après l’intervention chirurgicale, il résulte de l’instruction qu’il n’a pas été déclaré définitivement inapte à exercer sa profession, tel que l’exigent les dispositions de l’article D. 1142-1 du Code de la santé publique ; que les seuils de gravité n’étant pas atteints, M. C. n’est pas fondé à demander une indemnisation de ses dommages par l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales ; Sur l’appel incident du centre hospitalier : 5. Considérant que le centre hospitalier universitaire de Nice conteste l’existence de la faute retenue par les premiers juges, tirée de l’absence d’investigation complémentaire utile à un choix thérapeutique adapté, ayant engendré une erreur de choix thérapeutique ; 6. Considérant qu’il résulte de l’instruction, et notamment des rapports d’expertise, que si le rétrécissement de l’urètre membraneux n’a pas été dépisté par les examens préopératoires habituels alors qu’il aurait pu l’être par une cystoscopie, il n’y avait toutefois aucune indication à faire pratiquer systématiquement cet examen avant l’intervention ; qu’il ne résulte pas non plus de l’instruction que l’état de santé de M. C. nécessitait de faire réaliser des investigations complémentaires préalables, ni que la technique de thermothérapie par laser procèderait d’une erreur de choix thérapeutique ; que dans ces conditions, le centre hospitalier universitaire est fondé à soutenir que sa responsabilité ne pouvait pas être engagée à ce titre ; 7. Considérant qu’il résulte de ce qui a été indiqué au point 6 que c’est à tort que le tribunal administratif de Nice s’est fondé sur une absence fautive d’investigation complémentaire pour condamner le centre hospitalier universitaire de Nice à indemniser M. C. ; 8. Considérant, toutefois, qu’il appartient à la cour, saisie, par l’effet dévolutif de l’appel, de l’ensemble des conclusions dirigées par M. C. à l’encontre du centre hospitalier universitaire de Nice, d’examiner les autres moyens soulevés par M. C. devant le tribunal administratif et qui n’ont pas été expressément abandonnés en appel ; Sur le défaut d’information : 9. Considérant qu’aux termes de l’article L. 1111-2 du Code de la santé publique : « Toute personne a le droit d’être informée sur son état de santé. Cette information porte sur les différentes investigations, traitements ou actions de prévention qui sont proposés, leur utilité, leur urgence éventuelle, leurs conséquences, les risques fréquents ou graves normalement prévisibles qu’ils comportent ainsi que sur les autres solutions possibles et sur les conséquences prévisibles en cas de refus. Lorsque, postérieurement à l’exécution des investigations, traitements ou actions de prévention, des risques nouveaux sont identifiés, la personne concernée doit en être informée, sauf en cas d’impossibilité de la retrouver. / Cette information incombe à tout professionnel de santé dans le cadre de ses compétences et dans le respect des règles professionnelles qui lui sont applicables. Seules l’urgence ou l’impossibilité d’informer peuvent l’en dispenser. / Cette information est G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 29 Jur i s p r u de nc e délivrée au cours d’un entretien individuel (…). En cas de litige, il appartient au professionnel ou à l’établissement de santé d’apporter la preuve que l’information a été délivrée à l’intéressé dans les conditions prévues au présent article. Cette preuve peut être apportée par tout moyen » ; 10. Considérant que lorsqu’une thérapeutique ou une technique opératoire est récente et n’a pas été appliquée à un nombre suffisant de patients pour que les risques qu’elle comporte soient connus et que rien ne permet d’exclure avec certitude l’existence de tels risques, le patient doit en être également informé ; qu’à la date à laquelle M. C. a été opéré, un très petit nombre de patients avaient été traités selon la même technique ; qu’il est constant que M. C. n’a pas été informé de ce que les risques de cette méthode n’étaient pas suffisamment connus et que lui ont été présentés les seuls avantages de cette technique, constitués notamment par une récupération plus rapide ; que, dès lors, le centre hospitalier universitaire de Nice a commis une faute de nature à engager sa responsabilité ; 11. Considérant qu’un manquement des médecins à leur obligation d’information engage la responsabilité de l’hôpital dans la mesure où il a privé le patient d’une chance de se soustraire au risque lié à l’intervention en refusant qu’elle soit pratiquée ; que c’est seulement dans le cas où l’intervention était impérieusement requise, en sorte que le patient ne disposait d’aucune possibilité raisonnable de refus, que les juges du fond peuvent nier l’existence d’une perte de chance ; 12. Considérant qu’une intervention était rendue nécessaire par l’échec du traitement médicamenteux et la persistance d’une obstruction prostatique qui exposait M. C. à un risque de rétention aiguë d’urine ou d’infections urinaires ; qu’il ne résulte pas de l’instruction qu’il n’existait pas d’alternative 30 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 thérapeutique comportant un risque d’incontinence moins élevé ; que l’intervention par thermothérapie présentait des avantages par rapport aux gestes techniques classiques en l’absence de complications post-opératoires et en raison d’une récupération rapide ; qu’il sera dans ces conditions fait une juste appréciation de la chance perdue par M. C. de différer ou de refuser l’intervention par thermothérapie laser en en fixant le taux à 50 % ; (…) Décide : Article 1er : La somme de 11 609,50 € que le centre hospitalier universitaire de Nice a été condamné à verser à M. C. par le jugement du tribunal administratif de Nice du 22 novembre 2013, est portée à 14 465,50 €. Cette somme sera assortie des intérêts à compter du 10 août 2011 et de la capitalisation des intérêts à compter du 10 août 2012. Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de Nice du 22 novembre 2013 est réformé en ce qu’il a de contraire au présent arrêt. Article 3 : Le centre hospitalier universitaire de Nice versera à M. C. une somme de 2 000 € en application de l’article L. 761-1 du Code de justice administrative. Article 4 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté. Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à M. Jean-Louis C., au centre hospitalier universitaire de Nice, à l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales, au Centre national de la recherche scientifique et à la Mutuelle Générale de l’éducation nationale. 257b7 Jur i sp rud ence 255m2 Chronique de jurisprudence de droit de la propriété intellectuelle 255m2 L’essentiel Voici quelques « coups de projecteur » sur la jurisprudence française et européenne en la matière, pour éclairer la période de quatre mois allant de septembre à décembre 2015. Et une décision venue d’ailleurs s’y ajoute : aux États-Unis, la spectaculaire affaire Google Books se poursuit devant la Court of Appeals for the Federal Circuit avec une victoire pour la bibliothèque numérique géante de Google. Par PLAN Laure MARINO Professeure à l’université de Strasbourg et au CEIPI (Centre d’études internationales de la propriété intellectuelle) I. DROIT D’AUTEUR ET DROITS VOISINS............................................................................................p. 31 II. BREVETS.........................................................................................................................................p. 33 III. MARQUES, DESSINS ET MODÈLES...............................................................................................p. 34 IV. INTERNET (QUESTIONS TRANSVERSALES)..................................................................................p. 37 V. D ANS LE MONDE............................................................................................................................p. 38 I. DROIT D’AUTEUR ET DROITS VOISINS Arrêt SBS Belgium c/ SABAM : l’effet de la révolution numérique sur la « communication au public » 256w5 1 L’essentiel Dans l’arrêt SBS Belgium c/ SABAM rendu le 19 novembre 2015, la Cour de justice de l’Union européenne plonge au cœur de la télévision numérique. Elle analyse en effet la nouvelle technique de « l’injection directe » pour mieux la confronter à la notion de communication au public au sens de l’article 3 de la directive n° 2001/29 « société de l’information » du 22 mai 2001. « L’injection directe » est un processus en deux temps dans le cadre duquel un diffuseur (ici, un diffuseur télé) transmet ses signaux porteurs de programmes à ses distributeurs par une ligne point à point privée. Ces signaux sont ensuite transmis par les distributeurs à leurs abonnés. Pour la Cour de justice, la transmission de signaux non accessibles au public n’est pas un acte de communication au public. Par conséquent, un diffuseur qui diffuse ses programmes par la technique de « l’injection directe » n’effectue aucun acte de communication au public au sens de l’article 3. CJUE, 19 nov. 2015, no C‑325/14, SBS Belgium NV c/ SABAM (Belgische Vereniging van Auteurs, Componisten en Uitgevers), M. Malenovský, prés. N on, l’« injection directe » n’est pas une piqûre ! C’est un processus en deux temps dans le cadre duquel un diffuseur (ici, un diffuseur télé) transmet ses signaux porteurs de programmes à ses distributeurs par une ligne point à point privée. Ces signaux sont ensuite transmis par les distributeurs à leurs abonnés. Dans l’arrêt SBS Belgium c/ SABAM rendu le 19 novembre 2015, la Cour de justice de l’Union européenne plonge au cœur de la télévision numérique. Elle analyse en effet cette nouvelle technique de « l’injection directe » pour mieux la confronter à la notion de communication au public. Note « Injection directe ». Cette technique de l’« injection directe » est donc au centre de la question préjudicielle soumise à la Cour de justice de l’Union européenne : la première étape de ce procédé technique, au cours de laquelle les signaux ne peuvent être captés par le public, relève-t-elle du droit de communication au public de l’article 3 de la directive n° 2001/29 du 22 mai 2001, dite « société de l’information » ? Comme toujours, l’enjeu de la question est financier : les sociétés de gestion collective perçoivent une redevance en cas de communication au public. Dès lors, s’il y a communication au public dans la première et la seconde étape, tant le diffuseur que le câblodistributeur doivent payer cette redevance. S’il n’y a communication au public que dans la seconde étape, le diffuseur est dispensé de ce paiement. C’est donc une société de gestion collective, la SABAM (la SACEM belge), qui est à l’origine de l’affaire. En 2009, G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 31 Jur i s p r u de nc e le tribunal de commerce de Bruxelles avait fait droit à sa demande et avait condamné le diffuseur SBS (groupe de radio et de télévision néerlandais) au paiement d’une redevance. Évidemment, SBS a interjeté appel. Et la cour d’appel de Bruxelles a saisi la Cour de justice de l’Union européenne. communication d’une œuvre, puis la communication de cette dernière à un public. Ici, le premier élément est caractérisé par la transmission des signaux, mais le second fait défaut. En effet, les signaux ne sont transmis qu’« à des distributeurs individuels et déterminés », et non à un nombre indéterminé de téléspectateurs potentiels. Pas de communication au public. La réponse de la Cour de justice est claire : « [Le diffuseur] ne se livre pas à un acte de communication au public (…) lorsqu’il transmet ses signaux porteurs de programmes exclusivement aux distributeurs de signaux, sans que ces signaux soient accessibles [je souligne] au public au cours et à l’occasion de cette transmission, ces distributeurs envoyant ensuite lesdits signaux à leurs abonnés respectifs afin que ceux-ci puissent regarder ces programmes ». Cela dit, la Cour de justice n’exclut pas que les abonnés des câblodistributeurs puissent être considérés comme un public du signal transmis par le diffuseur, si l’intervention des distributeurs n’était qu’un « simple moyen technique ». Dans ce cas, le diffuseur se livrerait à un acte de communication au public… et devrait payer la redevance. Mais cette hypothèse semble plutôt théorique car, en pratique, les distributeurs n’ont pas un rôle purement technique. L’arrêt Svensson avait déjà jugé que la notion de communication au public associe deux éléments cumulatifs : un acte de communication d’une œuvre et la communication de cette dernière à un public (et à un public « nouveau », de surcroît – CJUE, 4e ch., 13 févr. 2014, n° C-466/12, Svensson et a. c/ Retriever Sverige AB : Gaz. Pal. 17 juill. 2014, p. 17, n° 187e3, note L. Marino). Dans la lignée, la Cour de justice envisage donc successivement l’acte de La Cour de justice renverse donc ici le business model ancien, où les sociétés de gestion collective percevaient une redevance tant du diffuseur que du câblodistributeur. Désormais, le diffuseur n’aura plus à payer la redevance. « L’injection directe » n’est pas une piqûre, mais comme toutes les évolutions technologiques, elle provoque des effets secondaires ! Nouvelle preuve de l’influence de la révolution numérique sur le droit d’auteur… Exploitation des archives audiovisuelles : l’INA bouscule les droits des artistesinterprètes 256w6 1 L’essentiel L’INA (Institut national de l’audiovisuel) a pour mission de conserver et d’exploiter les archives audiovisuelles nationales, et bénéficie à ce titre d’un régime dérogatoire. La première chambre civile de la Cour de cassation se prononce sur ce régime dérogatoire dans un important arrêt rendu le 14 octobre 2015. Et elle décide que l’Institut peut exploiter ces archives audiovisuelles sans avoir à apporter la preuve que l’artiste-interprète a autorisé la première exploitation de sa prestation. L’INA marque ici un point au détriment des droits des artistesinterprètes. Cass. 1re civ., 14 oct. 2015, no 14-19917, INA (Institut national de l’audiovisuel) c/ MM. C. et S., FS–PBI (cassation partielle CA Paris, P. 5, ch. 1, 11 juin 2014), Mme Batut, prés. ; SCP Hémery et Thomas-Raquin, av. : JCP G 2015, 1422, note X. Daverat ; D. 2015, p. 2544, note G. Querzola ; Dalloz actualité 4 nov. 2015, par J. Daleau C et arrêt relatif à l’INA (Institut national de l’audiovisuel) ne passera pas INAperçu ! Il statue pour la première fois sur une disposition méconnue du droit des artistes-interprètes. Il a eu les honneurs d’une large diffusion, y compris sur le site internet de la Cour de cassation. Et il a connu le feu des critiques doctrinales (JCP G 2015, 1422, note X. Daverat ; D. 2015, p. 2544, note G. Querzola). Il faut dire que l’INA sort gagnant de la confrontation, et peut-être trop. Note Interrogations sur l’exploitation par l’INA d’œuvres audiovisuelles sans autorisation. L’INA est un établissement public à caractère industriel et commercial. Sa mission est double : il doit conserver les archives audiovisuelles 32 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 nationales, mais aussi les mettre en valeur et donc les exploiter. À ce titre, l’Institut a exploité des enregistrements du célèbre batteur de jazz américain Kenny Clarke, mort en 1985. Mais l’Institut n’a requis aucune autorisation pour ce faire. Les fils du musicien l’ont alors assigné sur le fondement de l’article L. 212-3 du Code de la propriété intellectuelle. Cette disposition exige en effet l’autorisation écrite de l’artiste-interprète pour toute utilisation de ses prestations. Pour sa défense, l’INA rappelle qu’il bénéficie d’un régime simplifié et dérogatoire institué par la loi DADVSI n° 2006-961 du 1er août 2006, modifiant la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication. L’article 49-II de cette loi dispose que, « par dérogation aux articles L. 212-3 et L. 212-4 du Code de la propriété intellectuelle », les conditions d’exploitation des prestations des artistes-interprètes sont régies par des accords signés entre ces derniers (ou leurs organisations représentatives) et l’INA. Validation de l’exploitation par l’INA d’œuvres audiovisuelles sans autorisation. Dans un arrêt confirmatif, la cour d’appel avait fait droit aux héritiers de Kenny Clarke (CA Paris, P. 5, ch. 1, 11 juin 2014, n° 13/01862). Selon les juges du fond, l’INA ne peut pas bénéficier du régime dérogatoire lorsqu’elle ne rapporte pas la preuve que l’artiste lui a donné son autorisation, dès lors que celui-ci n’avait pas autorisé la fixation et la première destination de son interprétation. Autrement dit, la dérogation ne s’appliquerait qu’aux nouvelles utilisations des prestations, après autorisation initiale. Mais la première chambre civile de la Cour de cassation casse : « en subordonnant ainsi l’applicabilité du régime dérogatoire institué au profit de l’INA à la preuve de l’autorisation par l’artiste-interprète de la première exploitation Jur ispr ude nc e de sa prestation, la cour d’appel, qui a ajouté à la loi une condition qu’elle ne comporte pas, a violé le texte susvisé ». L’INA peut donc exploiter des œuvres audiovisuelles sans autorisation, alors même que l’artiste-interprète n’a pas autorisé sa première diffusion. Faut-il blâmer la Cour de cassation ?. L’arrêt affaiblit incontestablement les droits des artistes-interprètes. Faut-il dès lors blâmer la Cour de cassation ? Oui, si l’on estime que sa lecture du texte est trop littérale. Car l’article 49-II dispose aussi que « l’institut exerce les droits d’exploitation (…) dans le respect des droits moraux et patrimoniaux des titulaires de droits d’auteurs ou de droits voisins du droit d’auteur, et de leurs ayants droit ». Non, si l’on considère que la Cour de cassation ne fait ici qu’appliquer le texte. Ne faudrait-il pas dès lors plutôt blâmer la loi ? On peut en débattre au regard de la directive « société de l’information » n° 2001/29 du 22 mai 2001. Certes, le texte a été validé par le Conseil constitutionnel, mais est-il conforme au droit communautaire ? On peut en discuter aussi au regard de la ratio legis du régime dérogatoire. D’un côté, la loi ronge les droits des artistes-interprètes. Mais d’un autre côté, elle a quand même une raison d’être bien compréhensible. Il s’agit en effet de surmonter une difficulté qui entrave la mission de l’INA : celle de recueillir les autorisations concernant les vieilles archives. Les contrats ont alors bien souvent disparu, ou ils n’existent carrément pas, et les ayants droit restent fréquemment introuvables. On peut alors faire le choix de faciliter le travail de l’INA. Mais comme tout choix politique, il peut être discuté. II. BREVETS Quelques jours supplémentaires gagnés pour les certificats complémentaires de protection 256w7 1 L’essentiel Dans son arrêt Seattle Genetics rendu le 6 octobre 2015, la Cour de justice de l’Union européenne clarifie et harmonise la computation du délai des certificats complémentaires de protection. La date à prendre en compte est celle de la notification de la décision octroyant l’autorisation de mise sur le marché. Cela permet au laboratoire pharmaceutique demandeur de gagner quelques jours ! CJUE, 6 oct. 2015, no C-471/14, Seattle Genetics Inc. c/ Österreichisches Patentamt, M. Caoimh, prés. V oilà une décision qui va réjouir les laboratoires pharmaceutiques ! Elle concerne les certificats complémentaires de protection (CCP), titres propres à l’industrie pharmaceutique, qui succèdent aux brevets. Note En effet, dans le domaine pharmaceutique, la durée du brevet est apparue trop courte, en raison de l’important délai nécessaire à l’obtention des autorisations de mise sur le marché des médicaments (AMM), durant lequel le délai de vingt ans court déjà. La durée du brevet est ainsi amputée. Un mécanisme de compensation a alors été trouvé : le CCP. Le CCP est un titre soumis au droit communautaire (règl. n° 469/2009, 6 mai 2009). Plus précisément, le CCP succède au brevet quinze ans à compter de la première autorisation de mise sur le marché (AMM), avec une durée maximum de cinq ans à compter de l’expiration du brevet. Le système allonge donc la durée de protection. Il y a toutefois un doute sur le calcul de cette durée. L’article 13, § 1, du règlement indique que le CCP doit être calculé sur la base de la « date de la première autorisation de mise sur le marché dans l’Union ». Mais qu’elle est cette date ? Est-ce la date de la décision d’octroi de l’AMM ou celle de la notification de cette décision au demandeur ? Ces deux dates sont publiées au Journal Officiel de l’Union européenne. Certains États optaient pour la première, d’autres pour la seconde… La Cour de justice a répondu le 6 octobre 2015 dans un arrêt préjudiciel aussi court que clair. 1. La notion de « date de la première autorisation de mise sur le marché dans [l’Union européenne] » est une notion autonome du droit de l’Union. Ce qui signifie qu’elle doit recevoir une interprétation autonome et uniforme. 2. La date à prendre en compte est celle de la notification de la décision octroyant l’AMM. Pour assoir sa décision, la Cour de justice s’appuie sur « l’objectif fondamental » du règlement qui est de « rétablir une durée de protection effective suffisante d’un brevet de base ». Cette décision profitera doublement aux entreprises pharmaceutiques. D’une part, elle clarifie et harmonise la computation dans toute l’Union européenne. Certains pays, comme la France, se référaient à la date de délivrance de l’AMM. L’Institut national de la propriété industrielle a d’ailleurs très rapidement annoncé qu’il prendra désormais en compte ce point de départ pour toutes les demandes de CCP à venir, mais aussi pour toutes les demandes en cours d’examen (communiqué du 22 oct. 2015). D’autre part, l’arrêt permet aux laboratoires pharmaceutiques de gagner quelques jours (en général, il y a deux à cinq jours entre la décision et sa notification). Ce n’est pas rien dans ce secteur où les profits augmentent à la fin de la durée du brevet. Petite prolongation, gros bénéfices ! G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 33 Jur i s p r u de nc e III. M ARQUES, DESSINS ET MODÈLES Non, « Pray for Paris » et « Je suis Paris » ne seront pas des marques ! 256w8 1 L’essentiel Le 13 janvier 2015, l’INPI annonçait avoir refusé d’enregistrer une cinquantaine de demandes pour la marque « Je suis Charlie ». L’Institut se fondait sur leur défaut de distinctivité. Le 20 novembre 2015, l’INPI annonce de même avoir repoussé plus d’une dizaine de demandes pour les marques « Pray for Paris » et « Je suis Paris ». Mais cette fois, l’Institut opte pour un autre fondement : « elles apparaissent contraires à l’ordre public ». Cette approche révisée possède une véritable charge morale. Elle me paraît très opportune. INPI, communiqué de presse, 20 nov. 2015 : www.inpi.fr, Marques « Pray for Paris » ou « Je suis Paris » ou leurs variantes L e 13 janvier 2015, l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) annonçait avoir refusé d’enregistrer une cinquantaine de demandes pour la marque « Je suis Charlie ». Quelques jours avaient suffi pour que certains cherchent à monopoliser ce slogan empli d’émotion, juste après l’attaque terroriste contre Charlie Hebdo. Note Le 20 novembre 2015, l’INPI annonce de même avoir repoussé plus d’une dizaine de demandes pour les marques « Pray for Paris » et « Je suis Paris ». Décidément, la morale n’étouffe pas ceux qui ont tenté ainsi de profiter de ces événements tragiques, seulement quelques jours après les attentats parisiens du 13 novembre. C’est triste et choquant. En filigrane, la décision de l’INPI a une dimension morale et symbolique importante. Mais au-delà, et explicitement, c’est une réponse juridique. Une réponse à la question de savoir sur quel fondement se baser pour rejeter de telles demandes. Tout son intérêt est là. Défaut de caractère distinctif. En janvier 2015, l’INPI – office national – avait choisi de rejeter les demandes de marques nationales « Je suis Charlie » pour défaut de caractère distinctif. L’Institut précisait que « ce slogan ne peut pas être capté par un acteur économique du fait de sa large utilisation par la collectivité ». Deux jours plus tard, l’Office de l’harmonisation dans le marché intérieur (OHMI) – l’office européen – indiquait qu’il refuserait lui aussi les demandes, mais se fonderait sur l’article 7, 1, f) du règlement sur la marque communautaire. Ce texte dispose que les marques contraires à l’ordre public ou aux bonnes mœurs sont refusées à l’enregistrement. L’OHMI évoquait aussi le manque de distinctivité, mais à titre accessoire. Contrariété à l’ordre public. En novembre 2015, l’INPI change son fusil d’épaule et choisit de ne pas enregistrer ces demandes de marques « Pray for Paris » et « Je suis Paris » ou leurs variantes, « car elles apparaissent contraires à l’ordre public ». Elle ajoute qu’« en effet, ces marques sont composées de termes qui ne sauraient être captés par un acteur économique du fait de leur utilisation et de leur perception par la collectivité au regard des événements survenus le vendredi 13 novembre 2015 ». Ce qui est un clin d’œil au défaut de distinctivité ! Loin d’être neutre, cette approche révisée est certainement chargée de sens. Elle possède une véritable charge morale. Car en donnant priorité à la défense de l’ordre public, l’INPI participe à la sauvegarde des valeurs fondamentales. Et ce choix me paraît très opportun. Marque tridimensionnelle : la CJUE ravive l’espoir pour la barre Kit Kat 256x0 1 L’essentiel Avec l’arrêt Kit Kat du 16 septembre 2015, la Cour de justice de l’Union européenne apporte une pierre supplémentaire à l’édifice de plus en plus impressionnant du droit des marques tridimensionnelles. La décision est importante, tant sur la question de la preuve de l’acquisition du caractère distinctif que sur celle des motifs de refus d’enregistrement d’une marque pour un signe « nécessaire ». Elle est également porteuse d’espoir pour l’enregistrement en tant que marque de la forme nue de la barre chocolatée Kit Kat (sans indication des termes « Kit Kat »). CJUE, 16 sept. 2015, no C-215/14, Sté des Produits Nestlé SA c/ Cadbury UK Ltd, M. Tizzano, prés. : Propr. industr. 2015, comm. n° 77, note A. Folliard-Monguiral « KitKat : le design des barres pas protégé », a titré Le Figaro… « Revers juridique pour Nestlé dans l’affaire des barres Kit Kat », a titré BBC News (1)… La presse a largement relayé l’important arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 16 septembre 2015. Et pourtant, tel n’est pas le sens de cette décision ! Note C’est l’histoire de l’enregistrement d’une forme nue. Commençons par le commencement. En 2010, Nestlé a demandé à l’UK Intellectual Property Office (UKIPO, office du Royaume-Uni) l’enregistrement en tant que marque de la forme de sa barre chocolatée Kit Kat. Notez bien que la représentation graphique de cette marque tridimensionnelle ne comprend pas l’inscription en relief des termes « Kit Kat », contrairement au véritable produit. C’est une forme nue. (1) Selon ma traduction de : « KitKat battle sees legal setback for Nestle ». 34 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 Jur ispr ude nc e Représentation graphique tridimensionnelle de la marque en cause : Cadbury, le rival anglais de la société suisse, s’oppose alors avec succès à l’enregistrement de cette marque, au motif qu’elle n’a pas de caractère distinctif. Nestlé a interjeté appel devant la High Court of Justice of England and Wales, laquelle a saisi la Cour de justice de l’Union européenne pour lui poser trois questions préjudicielles. 1. Les trois motifs de refus d’enregistrement prévus par l’article 3, § 1, e) de la directive n° 2008/95/CE du 22 octobre 2008 sont-ils cumulatifs ? Ces trois motifs concernent les signes constitués exclusivement par la forme imposée par la nature même du produit, par la forme du produit nécessaire à l’obtention d’un résultat technique et par la forme qui donne une valeur substantielle au produit. Pour la Cour de justice, ces trois motifs sont autonomes. En effet, le refus suppose « qu’au moins un des motifs de refus à l’enregistrement énoncés à cette disposition s’applique pleinement à la forme en cause ». Cette solution n’est pas nouvelle : la Cour de justice l’avait déjà esquissée dans l’arrêt Hauck relatif à la chaise Tripp Trapp (2). Il en résulte que pour qu’un signe soit constitué exclusivement par la forme imposée par la nature même du produit, toutes les caractéristiques de la forme doivent être fonctionnelles. 2. L’exclusion des formes fonctionnelles doit-elle être étendue aux formes dictées par la manière dont les produits sont fabriqués ? La question se posait car, en l’espèce, « l’angle des côtés du produit et celui des rainures sont conditionnés par un processus spécifique de moulage du chocolat, c’est-à-dire la méthode de fabrication du produit ». Mais la Cour de justice écarte cette interprétation trop extensive de l’article 3, § 1, e), ii) (pourtant défendue par l’avocat général dans ses conclusions (3)). Seule compte « la manière dont le produit en cause fonctionne ». Le texte « ne s’applique pas à la manière dont il est fabriqué ». C’est logique : pour le consommateur, « les fonctionnalités du produit sont déterminantes et les modalités de fabrication de celui-ci importent peu ». (2) CJUE, 18 sept. 2014, n° C-205/13, Hauck, pt 39 : Propr. industr. 2014, comm. n° 70, note A. Folliard-Monguiral. (3) Concl. M. Wathelet, av. gén., 11 juin 2015, pt 78. 3. Comment prouver l’acquisition de la distinctivité par l’usage, aux termes de l’article 3, § 3, de la directive ? La question surgit ici car le signe tridimensionnel en cause est une forme nue, dépourvue des termes Kit Kat. Peut-on considérer, dès lors, qu’il permet d’identifier l’origine des produits ? Pour la Cour de justice, la preuve de l’acquisition de la distinctivité sera rapportée si « les milieux intéressés perçoivent le produit ou le service désigné par cette seule marque [je souligne], par opposition à toute autre marque pouvant également être présente, comme provenant d’une entreprise déterminée ». Les milieux intéressés correspondent ici aux « consommateurs moyens de la catégorie de produits ou de services en cause, normalement informés et raisonnablement attentifs et avisés ». En conclusion. Qu’a-t-il donc été décidé pour la barre Kit Kat ? Rien pour l’instant ! Rejoindra-t-elle le clan des marques tridimensionnelles comme le Toblerone ou la figurine Lego (4) ? Ou en sera-t-elle exclue comme le lapin Lindt (5) ou la brique Lego (6) ? C’est maintenant au juge national de se prononcer et bien malin celui qui peut prédire le sort de cette marque tridimensionnelle anglaise… Qu’en sera-t-il, au-delà, dans le contentieux parallèle, en cours, sur l’annulation de la marque communautaire portant sur la même forme (7) ? Toutefois, trois choses sont sûres. D’abord, l’arrêt Kit Kat est finalement moins sévère qu’il n’y paraît. Ensuite, il apporte une pierre supplémentaire à l’édifice de plus en plus impressionnant du droit des marques tridimensionnelles. Et enfin, il y a une lueur d’espoir pour Kit Kat. Il est en effet possible qu’aucun des trois motifs de refus soit « pleinement » applicable à la barre Kit Kat. Par ailleurs, Nestlé pourra peut-être prouver qu’un fort pourcentage des consommateurs attribue la forme nue de la barre Kit Kat à la marque éponyme… Un sondage ferait apparaître que 90 % des personnes interrogées reconnaissent la forme dénuée des termes Kit Kat comme étant une barre Kit Kat. Quel suspense ! (4) Trib. UE, 16 juin 2015, nos T-395/14 et T-396/14, Best Lock (Europe) Ltd. c/ OHMI et Lego Juris : Gaz. Pal. 5 nov. 2015, p. 19, n° 245x3, note L. Marino. (5) CJUE, 24 mai 2012, n° C-98/11 P, Chocoladefabriken Lindt & Sprüngli AG c/ OHMI, P : Gaz. Pal. 18 oct. 2012, p. 15, n° J1291, note L. Marino. (6) CJUE, 14 sept. 2010, n° C-48/09, Lego Juris c/ OHMI, P : Gaz. Pal. 28 oct. 2010, p. 20, n° I3375, note L. Marino. (7) Décision à venir du Trib. UE, n° T-112/13, recours contre OHMI, 2e ch. de recours, 11 déc. 2012, n° R 513/2011-2. H&M c/ Yves Saint Laurent : la bonne méthode à suivre pour apprécier la condition de caractère individuel en droit des dessins et modèles communautaires 256w9 1 L’essentiel S’ajoutant à la nouveauté, le caractère individuel est la seconde condition d’obtention de la protection par le droit des dessins et modèles, et c’est aussi la plus mystérieuse. On sait que ce caractère individuel résulte de l’impression globale différente produite par le dessin ou modèle sur l’utilisateur averti. La décision H&M c/ Yves Saint Laurent rendu le 10 septembre 2015 par le tribunal de l’Union européenne apporte d’utiles éclaircissements sur la méthode à suivre pour apprécier cette condition NDA : L’affaire est clôturée. H&M n’a pas formé de pourvoi devant la Cour de justice de l’Union européenne. délicate. Il confirme la méthode classique de l’examen en quatre étapes et précise l’incidence du degré de liberté du créateur, tout en insistant sur l’importance de l’impression globale. Au final, le modèle de sac à main d’Yves Saint Laurent contesté par H&M n’est pas invalidé. Trib. UE, 10 sept. 2015, no T-525/13, H&M Hennes & Mauritz c/ OHMI et Yves Saint Laurent (Sacs à main), M. Frimodt Nielsen, prés. - Trib. UE, 10 sept. 2015, no T-526/13, H&M Hennes & Mauritz c/ OHMI et Yves Saint Laurent (Sacs à main), M. Frimodt Nielsen, prés. G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 35 Jur i s p r u de nc e S ’ajoutant à la nouveauté, le caNote ractère individuel est la seconde condition d’obtention de la protection par le droit des dessins et modèles, et c’est aussi la plus mystérieuse (règl. n° 6/2002, 12 déc. 2001 sur les dessins ou modèles communautaires (RDMC), art. 6). On sait que ce caractère individuel résulte de l’impression globale différente produite par le dessin ou modèle sur l’utilisateur averti. Mais quelle est la méthode à suivre pour l’apprécier ? La décision H&M c/ Yves Saint-Laurent rendu le 10 septembre 2015 par le tribunal de l’Union européenne apporte d’utiles éclaircissements. Demande en nullité fondée sur le défaut de caractère individuel du modèle. Les juges européens statuent ici sur une demande en nullité d’un modèle communautaire de sac à main, enregistré par la société Yves Saint Laurent en 2006. Modèle d’YSL Modèle antérieur d’H&M La demande en nullité est présentée par la société H&M pour défaut de caractère individuel sur le fondement de l’article 6 du RDMC. À l’appui de cette demande, H&M invoque un modèle antérieur. Tout comme l’OHMI, le tribunal ne fera pas droit à H&M, confirmant le caractère individuel du modèle d’Yves Saint Laurent. L’incidence de la liberté du créateur au sein d’une analyse multifactorielle. H&M plaidait en faveur d’un « raisonnement en deux étapes » pour apprécier le caractère individuel. 1) Le degré de liberté du créateur devrait selon H&M être le point de départ pour apprécier le caractère individuel et donc faire partie intégrante de l’analyse du caractère individuel. Ce serait une étape préalable et abstraite. 2) La comparaison de l’impression globale produite par chaque dessin ou modèle en cause constituerait la seconde étape. Le tribunal rejette cette analyse et confirme la méthode classique de l’examen en quatre étapes (Trib. UE, 7 nov. 2012, n° T-666/11, Budziewska c/ OHMI). 1) Déterminer le secteur des produits concernés. Ici, c’est le secteur des sacs à main féminins. 2) Identifier l’utilisateur averti des produits concernés, et par suite son degré de connaissance de l’art antérieur et son niveau d’attention. En l’espèce, l’utilisatrice avertie n’est ni l’acheteur moyen de sacs à main ni un connaisseur particulièrement attentif, mais un profil intermédiaire familiarisé avec le produit. 36 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 3) Caractériser le degré de liberté du créateur dans l’élaboration du modèle. Ici, « dans le cadre des articles de mode, comme les sacs à main, la marge de liberté du créateur était grande ». C’est d’ailleurs une particularité de l’industrie de la mode. 4) Comparer les modèles en cause, en tenant compte du secteur concerné, du degré de liberté du créateur et des impressions globales produites sur l’utilisateur averti par le modèle contesté et par tout modèle antérieur divulgué au public. Le degré de liberté du créateur n’est donc qu’« un aspect dont il faut « tenir compte » lorsqu’on analyse la perception de l’utilisateur averti ». Et c’est donc au moment de la comparaison, et non pas avant, qu’intervient le degré de liberté. Concrètement, « le facteur relatif au degré de liberté du créateur peut « renforcer » (ou, a contrario, nuancer) la conclusion quant à l’impression globale produite par chaque dessin ou modèle en cause ». Le tribunal rejette donc une évaluation préliminaire autonome en faveur d’une analyse multifactorielle. Les juges européens rappellent ensuite l’incidence de la liberté du créateur, citant la jurisprudence antérieure (Trib. UE, 9 sept. 2011, n° T‑11/08, Kwang Yang Motor c/ OHMI et Honda Giken Kogyo, (moteur à combustion interne) – Trib. UE, 25 avr. 2013, n° T‑80/10, Bell & Ross c/ OHMI et KIN, (boîtier de montre-bracelet)). Ainsi, « plus la liberté du créateur dans l’élaboration d’un dessin ou modèle est grande, moins des différences mineures entre les dessins ou modèles en conflit suffisent à produire des impressions globales différentes sur l’utilisateur averti ». Et « à l’inverse, plus la liberté du créateur dans l’élaboration d’un dessin ou modèle est restreinte, plus les différences mineures entre les dessins ou modèles en conflit suffisent à produire des impressions globales différentes sur l’utilisateur averti ». Comparaison des impressions globales produites par le dessin ou modèle contesté et par le dessin ou modèle antérieur. H&M soutenait ensuite qu’il fallait procéder à une « analyse contextuelle des caractéristiques des sacs en cause ». Cette analyse comprendrait la liste des similitudes entre les modèles en cause, et celles des différences entre ceux-ci, suivie de la précision selon laquelle ces différences ou ces similitudes sont mineures, normales ou majeures. Le tribunal rejette cette idée de liste pondérée. C’est l’impression globale qui compte, ainsi que la perception de l’utilisateur averti. Or, l’impression produite par le sac d’Yves Saint Laurent est celle d’un modèle « caractérisé par des lignes essentielles et une simplicité formelle ». Au contraire, celle produite par le modèle d’H&M est celle d’un sac « plus ouvragé, caractérisé par des rondeurs et à la surface agrémentée de motifs ornementaux ». Le tribunal confirme enfin que l’appréciation « inclut la manière dont le produit représenté par ledit dessin ou modèle est utilisé ». Le modèle d’Yves Saint Laurent se porte uniquement à la main, alors que celui d’H&M doit être porté à l’épaule. Au final, « les différences entre les dessins ou modèles en cause sont importantes et que les ressemblances entre eux sont insignifiantes dans l’impression globale produite par ceux-ci ». Voilà, l’affaire est dans le sac ! Jur ispr ude nc e IV. INTERNET (QUESTIONS TRANSVERSALES) Référencement naturel sur Internet : attention à la contrefaçon de marque ! 256x1 1 L’essentiel Dans un arrêt du 29 septembre 2015, la chambre commerciale de la Cour de cassation condamne Biofficine, cybervendeur de compléments alimentaires, pour contrefaçon de marque en raison d’un risque de confusion sur l’origine des produits en cause. Le risque de confusion est le risque que le public puisse croire que les produits en cause proviennent d’entreprises liées économiquement. Ce risque résulte ici de l’apparition des sites du cybervendeur, en première position, dans les résultats naturels proposés par le moteur de recherche Google, lors de recherches effectuées par des mots-clés comportant la marque d’un producteur de compléments alimentaires. Le référencement naturel sur Internet constitue donc ici un acte de contrefaçon. La solution est sévère ! Cass. com., 29 sept. 2015, no 14-14572, M. X c/ M. Y et a., D (cassation partielle CA Paris, 27 nov. 2013), Mme Mouillard, prés. ; Mes Bertrand et Haas, av. U n bon référencement sur Internet permet d’améliorer la visibilité des sites web dans les pages de résultats des moteurs de recherche. C’est capital pour le e-commerce. À cette fin, la meilleure tactique consiste à combiner référencement naturel (ou référencement gratuit, ou SEO pour Search Engine Optimization dans la langue de Shakespeare) et référencement commercial (ou référencement payant). Mais les deux stratégies se heurtent au droit des marques et peuvent constituer des actes de contrefaçon. L’intérêt de l’arrêt est qu’il concerne le référencement naturel, pour lequel la jurisprudence est de loin la moins fournie. Note Référencement naturel. Pour le référencement naturel, le moteur de recherche indexe les pages internet en utilisant des robots qui créent automatiquement des liens hypertextes, et il référence ainsi des sites. Il affiche alors ce qu’on appelle des résultats naturels, par opposition à la fonction qui permet d’afficher des « liens commerciaux », comme Google AdWords par exemple. Le moteur de recherche permet ensuite d’accéder à ces ressources sur Internet, à partir de mots-clés. fait, les moteurs de recherche ne contrôlent évidemment pas les sites référencés. Les sites référencés dans les résultats naturels de Google restent des tiers par rapport au moteur de recherche. Mais le cybervendeur est, quant à lui, pleinement responsable du choix des mots présents dans son site, notamment ceux qui apparaissent sur ses pages web. Ces mots seront indexés par les moteurs de recherche et amélioreront le positionnement naturel du site. Le cybervendeur doit-il pour autant être condamné pour contrefaçon ? Contrefaçon. Oui ! Dans un arrêt du 29 septembre 2015, la chambre commerciale de la Cour de cassation condamne Biofficine, cybervendeur de compléments alimentaires, pour contrefaçon de marque en raison d’un risque de confusion sur l’origine des produits en cause. Le risque de confusion est le risque que le public puisse croire que les produits en cause proviennent d’entreprises liées économiquement. Il résulte ici de l’apparition des sites du cybervendeur, en première position, dans les résultats naturels proposés par le moteur de recherche Google, lors de recherches effectuées par des mots-clés comportant la marque d’un producteur de compléments alimentaires. Bien sûr, le cybervendeur faisait valoir que le message apparaissant sur la page de résultats n’était que l’abstract établi automatiquement par le moteur de recherche. De plus, le texte complet du message, tel qu’il apparaissait sur les impressions d’écran correspondantes du site, démontrait qu’il n’avait pas cherché à créer une confusion dans l’esprit du consommateur concerné. La cour d’appel avait entendu ces arguments, mais la Cour de cassation a cassé pour violation de la loi : « En statuant ainsi, alors qu’elle avait constaté l’affichage, en première position, sur les pages de résultats de recherches effectuées par des mots-clés désignant des compléments alimentaires, d’un texte, fût-il incomplet, qui mentionnait un signe similaire à la marque invoquée et dirigeait, par le lien hypertexte, le consommateur vers le site sur lequel cette société présentait ses propres compléments alimentaires, et retenu la similitude des signes en présence et des produits, ce dont il résultait l’existence d’un risque de confusion dans l’esprit du public, la cour d’appel (…) n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations ». Pour cette activité de référencement naturel, les moteurs de recherche sont qualifiés d’hébergeurs (1). Ils bénéficient ainsi du régime de responsabilité atténuée des prestataires techniques de l’Internet dont le rôle est neutre (2). De La solution est sévère, puisqu’elle sanctionne le cybervendeur pour des hyperliens qu’il n’a pas créés lui-même, même si les termes constituant ces liens se trouvent sur son site. (1) Cass. 1re civ., 12 juill. 2012, nos 11-15165 et 11-15188, Aufeminin.com et Google c/ X. et a. : Gaz. Pal. 18 oct. 2012, p. 19, n° J1291, note L. Marino ; Comm. com. électr. 2012, comm. n° 91, note C. Caron ; D. 2012, p. 2075, note C. Castets-Renard ; D. 2012, p. 2071, concl. C. Petit ; Légipresse 2012, n° 298, p. 566, note P. Allaeys ; Propr. intell. 2012, p. 416, note A. Lucas ; RTD com. 2012, p. 771, note F. Pollaud-Dulian ; JCP E 2012, 1627, note J.-M. Bruguière. (2) Sur la question : L. Marino, « Responsabilité civile et pénale des fournisseurs d’accès et d’hébergement » : JCl. Communication, fasc. n° 670, n° 40. (3) CJUE, gde ch., 23 mars 2010, nos C-236/08 et C-238/08, Google France : JCP G 2010, 642, note L. Marino ; RTD eur. 2010, p. 952, obs. E. Treppoz. Extension des principes dégagés pour le référencement commercial. Certes, on sait depuis l’arrêt Google France que « lorsque l’annonce du tiers suggère l’existence d’un lien économique entre ce tiers et le titulaire de la marque, il y aura lieu de conclure qu’il y a atteinte à la fonction d’indication d’origine » (3). Il en va de même G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 37 Jur i s p r u de nc e « lorsque l’annonce, tout en ne suggérant pas l’existence d’un lien économique, reste à tel point vague sur l’origine des produits ou des services en cause qu’un internaute normalement informé et raisonnablement attentif n’est pas en mesure de savoir, sur la base du lien promotionnel et du message commercial qui y est joint, si l’annonceur est un tiers par rapport au titulaire de la marque ou, bien au contraire, économiquement lié à celui-ci ». Portakabin, mais la Cour de justice n’avait pas voulu répondre (4). Ici, la Cour de cassation n’hésite pas, quant à elle, à étendre au référencement gratuit les lignes directrices posées par la Cour de justice de l’Union européenne pour le référencement payant. Elle rejoint en cela une décision rendue par la cour d’appel de Paris en 2011 (5). Mais la réponse doit-elle être la même pour le référencement naturel ? La question avait été posée dans l’affaire (4) CJUE, 1re ch., 8 juill. 2010, n° C-558/08, Portakabin : Propr. industr. 2010, comm. n° 64, note A. Folliard-Monguiral. (5) CA Paris, P. 5, ch. 1, 22 juin 2011, n° 08/07600, Cogiterra SARL c/ Victoires éditions. V. D ANS LE MONDE États-Unis : Google Books sauvé par le fair use 256x2 1 L’essentiel Outre-Atlantique, la spectaculaire affaire Google Books se poursuit avec une victoire pour la bibliothèque numérique géante de Google. Le 16 octobre 2015, la Court of Appeals for the Second Circuit a en effet confirmé le jugement de fond de 2013. Ainsi, aux ÉtatsUnis, la numérisation par Google d’œuvres protégées par le copyright, sans autorisation des ayants droit, ainsi que la création d’une fonction de recherche et l’affichage d’extraits de ces œuvres (snippets) sont couverts par le fair use. Ce ne sont donc pas des usages contrefaisants. des occurrences d’un terme au fil du temps sur l’ensemble des livres numérisés ou sur des sous-ensembles. US Court of Appeals for the Second Circuit, 16 oct. 2015, no 13-4829-cv, The Authors Guild et a. c/ Google Inc., Leval, Cabranes, Parker, juges : disponible en anglais à l’adresse : www. ca2.uscourts.gov/decisions/isysquery/b3f81bc4-3798-476e-81c023db25f3b301/1/doc/13-4829_opn.pdf Note rable ! V oilà la suite (mais peut-être pas la fin) de l’affaire Google Books… avec une décision qui lui est favo- Numérisation sans autorisation et fonction de recherche. À partir de décembre 2004 et pendant plus de dix ans, Google a numérisé des ouvrages pour Google Books, sa bibliothèque numérique géante, sans demander d’autorisations aux ayants droit. Et s’il n’y a plus de programme de numérisation actuellement en cours, Google a quand même numérisé plus de vingt millions d’ouvrages, provenant de plus de 100 pays et en 400 langues ! Google Books transforme ainsi le texte des livres en données à des fins de recherche ; il étend le data mining et le text mining à de nouveaux domaines (data mining et text mining sont difficiles à traduire : on pourrait dire « exploration » ou « fouille » de données et de texte). Une saga judiciaire. Il n’est donc guère étonnant que ce projet ait tout de suite provoqué des résistances. Quelques mots sur cette saga judiciaire, dont nous suivons tous les épisodes, comme dans les bonnes séries ! Google Books offre en outre une fonction de recherche. On peut, d’une part, chercher en plein texte au cœur des livres numérisés pour localiser des occurrences du ou des termes recherchés et visualiser trois brefs extraits (snippets). On peut, d’autre part, accéder à un service d’exploration de textes, appelé Google Ngram. Ce service permet de visualiser sous forme de graphiques l’évolution Aux États-Unis, dès 2005, l’Authors Guild et diverses autres associations d’auteurs et d’éditeurs littéraires ont annoncé vouloir intenter une class action en contrefaçon. D’un côté, les plaignantes contestaient la numérisation des livres et la mise en ligne des courts extraits (snippets). De l’autre, Google invoquait l’exception de fair use. Puis, comme il est fréquent outre-Atlantique, des négociations ont rapidement démarré en vue d’un accord transactionnel. Toutefois, en 2011, le juge Denny Chin de la Cour fédérale du Southern District of New York a refusé d’homologuer l’accord (1). NDA : Le 31 décembre 2015, l’Authors Guild a déposé une requête devant la Cour suprême des États-Unis. L’affaire va donc peut-être se poursuivre. (1) District Court, Southern District of New York, 22 mars 2011 : Gaz. Pal. 23 juin 2011, p. 23, n° I6272, note L. Marino. 38 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 Jur ispr ude nc e Depuis lors, et après quelques péripéties, le procès a redémarré. En 2012, le juge Chin a, notamment, accepté l’intervention d’un amicus curiae Digital Humanities and Law Scholars (2). Ce groupe d’universitaires a pu ainsi déposer un mémoire au soutien de Google. Il semble que le juge ait été impressionné, entre autres, par ses arguments. Car, en 2013, il a fait droit à Google : tout cela relève du fair use (Copyright Act, art. 107, al. 1er) (3). Et le 16 octobre 2015, la Court of Appeals for the Second Circuit a confirmé cette décision. Fair use. Le système du copyright américain est fondé sur cette importante exception d’usage équitable laissée à l’appréciation du juge. C’est une approche très différente de la nôtre, avec un champ d’exceptions ouvert et un grand pouvoir prétorien. Le terrain n’est pas clos par une liste légale et fermée d’exceptions comme en France et en Europe. Voilà donc le fair use au secours de Google Books ! Et plus précisément, la cour décèle ici un usage transformatif qui mérite selon elle d’être couvert par le fair use. Voici quelques brefs extraits de la décision, avec ma traduction : 1) Sur la question de la numérisation des ouvrages par Google, sans autorisation : « La création par Google d’une copie numérique pour assurer une fonction de recherche est un usage transformatif qui améliore les connaissances du public en rendant disponibles les informations sur les livres des plaignants » (4). 2) Sur la question de l’affichage d’extraits (snippets) de ces ouvrages et la création d’une fonction de recherche : cet affichage ne concerne que « de minuscules fragments discontinus, d’un total de 16 % du livre ». La cour conclut que « cela ne menace pas les titulaires de droits d’une perte significative de la valeur de leurs droits ni ne diminue leurs revenus liés à ces droits » (5). Finalement, « la numérisation par Google d’œuvres protégées par le copyright, sans autorisation, ainsi que la (2) District Court, Southern District of New York, 31 mai 2012 : Gaz. Pal. 18 oct. 2012, p. 21, n° J1291, note L. Marino. (3) District Court, Southern District of New York, 14 nov. 2013 : Gaz. Pal. 6 mars 2014, p. 24, n° 169e2, note L. Marino. (4) « Google’s making of a digital copy to provide a search function is a transformative use, which augments public knowledge by making available information about Plaintiffs’books ». (5) « Snippet view (…) produces discontinuous, tiny fragments, amounting in the aggregate to no more than 16 % of a book. This does not threaten the rights holders with any significant harm to the value of their copyrights or diminish their harvest of copyright revenue ». création d’une fonction de recherche et l’affichage d’extraits de ces œuvres sont couverts par le fair use » (6). Digital humanities. Voilà donc aussi le fair use au secours des digital humanities ! Les projets de digital humanities, ou humanités numériques, sont des projets de recherches. Ils sont très variés, mais ont tous un point commun : ils reposent toujours sur la numérisation d’un corpus massif. Ils utilisent des corpus d’écrits, mais aussi parfois d’images ou de sons. Par exemple, le programme Molière 21 a nécessité la numérisation de l’intégralité des œuvres du dramaturge (7). Le projet Venice Time Machine sur Venise débute par la numérisation d’archives très anciennes et immenses – plus de 100 millions (8). Bien sûr, les humanités numériques ne se limitent pas à la numérisation de corpus géants. Les outils numériques permettent aussi de traiter et d’analyser le corpus rendu accessible d’une façon nouvelle. Les projets de digital humanities utilisent ainsi les technologies numériques pour reproduire et traiter l’information. En bref, les digital humanities s’appuient sur les nouvelles technologies numériques pour faire de la recherche autrement (9). Cet arrêt Google Books tient compte de ces nouvelles pratiques. Il profite à Google, mais aussi, au-delà, va bénéficier aux numérisations de certains projets de digital humanities, par d’autres acteurs que Google… aux États-Unis. En France et en Europe, c’est différent. Seule une approche pointilliste est possible, exception par exception, et il n’y a pas de fair use. En pratique, à ce jour, il n’y a pas d’exception légitimant le data mining, hormis au Royaume-Uni. Un espoir toutefois : en décembre dernier, la Commission européenne a présenté sa stratégie de réforme du droit d’auteur pour adapter la directive « Société de l’information » de 2001 au numérique. Elle propose de créer une exception pour permettre aux chercheurs d’utiliser plus facilement les techniques de fouille data mining et text mining. À suivre ! 255m2 (6) « Google’s unauthorized digitizing of copyright-protected works, creation of a search functionality, and display of snippets from those works are non-infringing fair uses ». (7) Voir le site de ce projet conçu et élaboré au sein de l’université Paris-Sorbonne : www.moliere.paris-sorbonne.fr/. (8) D’après le communiqué officiel du lancement du projet sur le site de l’École technique fédérale de Lausanne : http://actualites.epfl.ch/index.php ?module= Newspaper&func=viewarticle&np_id=2075&np_eid=158&catid=5. (9) Il existe un Manifeste des Digital humanities : on le trouvera à l’adresse http:// tcp.hypotheses.org/318. Les digital humanities y sont présentées comme « une transdiscipline, porteuses des méthodes, des dispositifs et des perspectives heuristiques liés au numérique dans le domaine des Sciences humaines et sociales ». G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 39 J u ris pr udenc e 255k4 Panorama de jurisprudence de la Cour de cassation Par Catherine BERLAUD ■■BAUX D’HABITATION ET PROFESSIONNELS 257c4 La présomption de responsabilité du preneur à bail ne s’étend pas aux frais de relogement des tiers au contrat de bail Un incendie d’origine indéterminée prend naissance dans un appartement loué et détruit entièrement l’immeuble. La société propriétaire assigne l’assureur du preneur, en indemnisation de divers préjudices et notamment des frais de relogement des occupants de l’immeuble voisin. La cour d’appel, qui retient à bon droit que le dommage constitué par les frais de relogement des locataires de l’immeuble voisin, dont la société propriétaire n’est pas le bailleur, concerne des tiers au contrat de location pour lesquels les dispositions de l’article 1733 du Code civil présumant le locataire responsable ne sont pas applicables, estimant souverainement que la société propriétaire ne démontre pas l’existence d’une faute imputable à la locataire, en déduit exactement, sans violer le principe de réparation intégrale du préjudice dès lors que le bailleur sollicite l’indemnisation du préjudice subi par un tiers, que la demande doit être rejetée. Cass. 3e civ., 28 janv. 2016, no 14-28812, Sté Foncière Saint-Louis c/ Sté Equité, FS–PBRI (rejet pourvoi c/ CA Paris, 23 sept. 2014), 257c4 M. Chauvin, prés. – SCP Piwnica et Molinié, av. ■■CONCURRENCE 257p9 Saisine de l’Autorité de la concurrence, éléments de preuve, secret des affaires et droits de la défense L’exploitante de plusieurs sites internet saisit l’Autorité de la concurrence de pratiques mises en oeuvre par le groupe Google dans le secteur de la publicité en ligne liée aux recherches, en soutenant que les coupures brutales de ses comptes AdWords et AdSense par la société Google présentent un caractère discriminatoire et constituent des pratiques d’abus de position dominante ayant pour effet l’éviction des entreprises concurrentes de la société Google. Le rapporteur général de l’Autorité donne acte à la société Google de sa demande de protection de documents au titre du secret des affaires et dit que seuls la version non confidentielle et le résumé des documents visés seraient communiqués aux autres parties à la procédure. Ensuite, l’Autorité rejette la saisine de la société exploitante, sur le fondement de l’article L. 462-8 du Code de commerce, faute d’être étayée d’éléments suffisamment probants. Le droit des parties de prendre connaissance des pièces remises à l’Autorité n’est pas un droit absolu et illimité et doit être mis en balance avec le droit des entreprises à la protection du secret de leurs affaires et ni le droit à un recours effectif ni le principe de la contradiction n’impliquent que la partie saisissante, qui n’a pas de droits de la défense à préserver dans le cadre de la procédure ouverte par l’Autorité sur sa saisine, laquelle en outre n’a pas pour objet la défense de ses intérêts privés, puisse obtenir la communication de documents couverts par le secret des affaires concernant la personne qu’elle a mise en cause, ni qu’elle puisse contester la décision de protection du secret des affaires prise à ce titre. C’est à bon droit que, ayant rappelé qu’il résulte des dispositions des articles L. 463-4 et R. 463-15 du Code de commerce qu’indépendamment de la faculté pour le rapporteur de demander le déclassement de pièces faisant l’objet d’une protection au titre du secret des affaires, s’il considère que ces pièces sont nécessaires à l’exercice des droits de la 40 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 257c4 255k4 défense d’une ou plusieurs parties ou que celles-ci doivent en prendre connaissance pour les besoins du débat devant l’Autorité, seule une partie mise en cause peut demander la communication ou la consultation de la version confidentielle d’une pièce qu’elle estime nécessaire à l’exercice de ses droits, la cour d’appel retient que la société exploitante, partie saisissante, ne dispose pas d’une telle faculté et qu’elle n’est pas recevable à exercer un recours contre la décision accordant la protection du secret des affaires à l’égard de pièces concernant la personne qu’elle a mise en cause dans sa saisine. Après avoir constaté qu’avant la séance de l’Autorité, la société exploitante a eu accès à la version non confidentielle des documents communiqués par le groupe Google et à leur résumé et que le dossier relatif à sa saisine lui a été adressé et relevé que cette société a été informée que le rapporteur proposerait, lors de la séance de l’Autorité, le rejet de la saisine, en application de l’article L. 462-8 du Code de commerce et qu’elle a pu contester cette proposition en adressant ses pièces et observations écrites à l’Autorité, que cette société a été mise en mesure, lors de la séance, de répliquer aux observations orales du rapporteur général, la cour d’appel rejette à bon droit le moyen tiré de la violation du principe de la contradiction, aucune atteinte n’ayant été portée aux droits de la partie saisissante, qui a été mise en mesure de faire valoir ses arguments au soutien de sa saisine et de présenter, à plusieurs reprises, ses observations avant la décision de rejet de celle-ci. En premier lieu, l’arrêt retient exactement qu’aucune disposition n’impose que le rapport oral du rapporteur et celui du rapporteur général aient préalablement revêtu une forme écrite et aient été communiqués aux parties. Ayant constaté que la partie saisissant a été mise en mesure de répliquer aux observations orales du rapporteur, c’est à bon droit que la cour d’appel retient que cette société n’est pas fondée à invoquer la violation du principe de la contradiction résultant de ce que les observations orales du rapporteur s’appuient sur un document écrit dont elle n’a pas eu connaissance. En second lieu, ayant rappelé qu’aux termes de l’article L. 463-7, alinéa 2, du Code de commerce, l’Autorité peut entendre toute personne dont l’audition lui parait susceptible de contribuer à son information, l’arrêt retient exactement qu’en procédant, en séance, à l’audition des avocats de la société Google UK Ltd, personne visée par la saisine mais non partie à la procédure, l’Autorité n’a fait qu’user de la faculté que lui offrent ces dispositions. L’arrêt retient exactement que l’Autorité, qui est tenue d’apprécier la valeur des éléments de preuve apportés par la partie saisissante, peut, avant de se prononcer sur la saisine et de la rejeter faute d’éléments probants, procéder à l’audition de la partie saisissante et à celle des personnes mises en cause ou demander des précisions. C’est sans statuer sur le bien-fondé de la saisine que la cour d’appel, constatant que les faits invoqués par la société exploitante ne sont pas étayés d’éléments suffisamment probants, retient que l’Autorité a, à juste titre, rejeté la saisine, par application de l’article L. 462-8 du Code de commerce. L’arrêt qui retient, d’abord, que la société exploitante n’apporte, à l’appui de sa saisine, aucun élément permettant de considérer que son moteur de recherche et celui de la société Google appartiendraient au même marché et seraient, dès lors, en concurrence, ensuite, que les pratiques d’éviction imputées à la société Google ne peuvent être mises en évidence, dès lors que c’est en raison d’un modèle d’acquisition de clients contrevenant aux règles contractuelles AdWords et AdSense que les campagnes et annonces de la partie saisissante ont fait l’objet de suspensions, rappelle justement qu’il n’appartient pas à l’Autorité de suppléer la carence des parties dans l’administration de la preuve et peut retenir que la Jur ispr ude nc e saisine de la société exploitante n’est pas étayée d’éléments suffisamment probants. Cass. com., 19 janv. 2016, no 14-21670, Sté E-Kanopi c/ Président de l’Autorité de la concurrence et a., FS–PB (rejet pourvoi c/ CA Paris, 24 juin 2014), Mme Mouillard, prés. – SCP Baraduc, 257p9 Duhamel et Rameix, SCP Piwnica et Molinié, av. 257p9 ■■CONSOMMATION 257d0 Protection du consommateur : absence de mention du droit de rétractation et mention d’un organisme faussement officiel Il se déduit de l’article L. 121-1, II, du Code de la consommation, en suite des articles 2, 3 et 7 de la directive du Parlement européen et du Conseil du 11 mai 2005 relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-àvis des consommateurs dans le marché intérieur, que sont considérées comme substantielles les informations relatives notamment à l’exercice d’un droit de rétractation prévu par la loi, dans toute communication commerciale constituant une invitation à l’achat, que celle-ci soit antérieure ou concomitante à la transaction commerciale. Justifie sa décision la cour d’appel qui, pour déclarer les prévenues coupables de pratiques commerciales trompeuses en raison d’affirmations mensongères relatives à l’agrément, à l’approbation ou à l’autorisation par un organisme public, énonce que les intéressées ont désigné le Centre National de Recherche en Relations Humaines à plusieurs reprises, en mentionnant qu’il était un organisme chargé d’une mission de contrôle de l’exercice de la profession et que les deux mots « centre national » juxtaposés laissaient clairement penser qu’il s’agissait d’un organisme public, dès lors que le centre susmentionné est interne à la société prévenue et que, selon l’article L. 121-1-1, 4°, du Code la consommation, sont réputées trompeuses les pratiques commerciales qui ont pour objet d’affirmer qu’un professionnel, y compris à travers ses pratiques commerciales, ou qu’un produit ou service a été agréé, approuvé ou autorisé par un organisme public ou privé alors que ce n’est pas le cas. Cass. crim., 13 janv. 2016, no 14-84072, F–PB (rejet pourvoi c/ CA Lyon, 16 avr. 2014), M. Guérin, prés. – SCP Boré et Salve 257d0 de Bruneton, av. Cass. com., 12 janv. 2016, no 14-15203, Sté Crédit coopératif c/ Sté Les Bagagistes, FS–PB (rejet pourvoi c/ CA Versailles, 10 oct. 2013), Mme Mouillard, prés. – SCP Delaporte, Briard et Trichet, SCP Thouin-Palat et Boucard, avocat(s) SCP Delaporte, Briard et 257c6 Trichet, SCP Thouin-Palat et Boucard, av. 257d1 Demande en relèvement d’interdictions : point de départ du délai Le délai de six mois, à l’issue duquel la demande en relèvement des interdictions, déchéances ou incapacités ou mesures de publication prononcées à titre de peine complémentaire, qui constitue un incident d’exécution, peut être portée devant la juridiction compétente, a pour point de départ le jour où la décision ayant prononcé cette peine est devenue définitive. Cass. crim., 13 janv. 2016, no 14-86337, F–PB (rejet pourvoi c/ CA Papeete, 4 sept. 2014), M. Guérin, prés. – SCP Monod, 257d1 Colin et Stoclet, av. 257c9 257d0 Surendettement et principe du contradictoire Selon l’article 14 du Code de procédure civile, nulle partie ne peut être jugée sans avoir été entendue ou appelée et, selon l’article R. 331-9-2 du Code de la consommation, lorsque le juge du tribunal d’instance statue par jugement, il convoque les parties intéressées ou les invite à produire leurs observations, par lettre recommandée avec accusé de réception. Deux époux saisissent une commission de surendettement d’une demande de traitement de leur situation de surendettement. Viole les textes susvisés le juge du tribunal d’instance qui confirme la décision de la commission d’examen des situations de surendettement des particuliers de Vendée du 30 mai 2013 ayant déclaré leur demande irrecevable sans avoir ni convoqué ni entendu les créanciers des demandeurs. ■■CRÉDIT Protection du consommateur de crédit et frais entrant dans le calcul du TEG Une société ouvre un compte courant dans les livres d’une banque et contracte un emprunt auprès d’elle. Invoquant des irrégularités affectant la mention ou le calcul du taux effectif global qui rémunère le crédit en compte courant et le prêt, Mariage pour l’obtention d’un titre de séjour organisé par un avocat Une cour d’appel condamne un avocat, pour organisation d’un mariage aux seules fins de faire obtenir un titre de séjour ou de faire acquérir la nationalité française, à deux ans d’emprisonnement avec sursis, à 12 000 euros d’amende et à trois ans d’interdiction d’exercer la profession d’avocat. En tenant compte, pour le condamner à trois ans d’interdiction d’exercer son activité, des circonstances de l’espèce qui établissent que c’est en sa qualité d’avocat que le prévenu a été consulté par une étrangère dépourvue de titre de séjour, pour obtenir ses conseils en vue de la régularisation de sa situation sur le territoire français, la cour d’appel justifie sa décision. Cass. crim., 13 janv. 2016, no 14-87760, F–PB (rejet pourvoi c/ CA Toulouse, 23 oct. 2014), M. Guérin, prés. – SCP Gatineau 257c9 et Fattaccini, av. ■■DROIT PÉNAL 257c7 o 257c6 257d1 ■■DROIT PÉNAL 257e8 Cass. 2 civ., 21 janv. 2016, n 15-15761, Époux X c/ Commission de surendettement des particuliers de la Vendée, F–PB (cassation TI La Roche-sur-Yon, 20 mars 2014), M. Liénard, prés. – SCP 257e8 Odent et Poulet, av. 257c6 ■■DROIT PÉNAL ■■CONSOMMATION e la société assigne la banque en remboursement de diverses sommes. Il ne peut être fait grief à l’arrêt d’annuler la stipulation d’intérêts assortissant le prêt dès lors que c’est à bon droit que la cour d’appel retient que le coût des parts sociales dont la souscription est imposée par l’établissement prêteur comme une condition de l’octroi d’un prêt fait partie des frais qui, en application de l’article L. 313-1 du Code de la consommation, doivent être ajoutés aux intérêts pour déterminer le taux effectif global du prêt. La sanction de l’erreur affectant le taux effectif global d’un prêt est la substitution au taux d’intérêt contractuel initial du taux de l’intérêt légal et cette sanction, qui est fondée sur l’absence de consentement de l’emprunteur au coût global du prêt, ne constitue pas une atteinte disproportionnée au droit de l’établissement de crédit prêteur au respect de ses biens garanti par l’article 1er du protocole additionnel à la Conv. EDH. 257e8 Mise en danger de la vie d’autrui : le juge doit caractériser la violation d’une obligation particulière Le juge répressif ne peut prononcer une peine sans avoir relevé tous les éléments constitutifs de l’infraction qu’il réprime. Ne justifie pas sa décision la cour d’appel qui, pour déclarer le prévenu coupable du délit de mise en danger de la vie d’autrui, retient qu’il a, lors d’un contrôle sur la voie publique, accéléré brutalement alors qu’un gardien de la paix tenait sa portière ouverte afin de procéder au contrôle des pièces de son véhicule, sans caractériser un comportement particulier, s’ajoutant à la rébellion et au refus de se soumettre aux vérifications, ou l’existence de circonstances de fait exposant G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 41 257c9 Jur i s p r u de nc e ■■IMMOBILIER autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente, et sans préciser l’obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement qui aurait été violée en l’espèce. Cass. crim., 12 janv. 2016, no 14-86503, F–PB (cassation CA Nîmes, 6 juin 2014), M. Guérin, prés. – SCP Meier-Bourdeau et 257c7 Lécuyer, SCP Waquet, Farge et Hazan, av. 257f5 257c7 ■■ENTREPRISES EN DIFFICULTÉ 257c5 La poursuite du contrat de crédit-bail ne vaut pas acquiescement à la requête en revendication La décision de l’administrateur judiciaire de poursuivre un contrat en cours portant sur des biens faisant l’objet d’une requête en revendication ne vaut pas acquiescement à celle-ci. Une société de crédit-bail de voitures met en demeure l’administrateur judiciaire d’une société en sauvegarde judiciaire de se prononcer sur la poursuite des contrats de location. L’administrateur judiciaire opte pour leur continuation et, les loyers échus postérieurement au jugement d’ouverture n’ayant pas été payés, la crédit-bailleresse notifie la résiliation des contrats puis saisit le juge-commissaire d’une requête tendant à voir reconnaître son droit de propriété sur les véhicules et à être autorisée à les appréhender. Viole les articles L. 624-9 et R. 624-13 du Code de commerce la cour d’appel qui, pour accueillir cette demande, retient que le cocontractant dont le contrat est poursuivi est en droit de considérer que ses prérogatives contractuelles ont été reconnues et, lorsqu’il a présenté sa requête en revendication dans le délai légal mais que le principe n’en a pas été admis expressément, n’a pas à se prémunir contre la mauvaise foi de son interlocuteur en agissant préventivement en restitution en cours d’exécution du contrat. Selon la cour d’appel, en optant pour la continuation des contrats cependant que la requête en revendication concomitante avait été présentée dans le délai légal, l’administrateur a nécessairement reconnu la qualité de bailleresse de la cocontractante requérante et, partant, sa qualité de propriétaire, alors que la décision de poursuivre le contrat en cours, qui ne valait pas acquiescement à la revendication, ne dispensait par la crédit-bailleresse de saisir le juge-commissaire. Cass. com., 12 janv. 2016, no 14-11943, Sté Compagnie azuréenne des télécommunications (CAT) c/ Sté Compagnie générale de crédit aux particuliers (Crédipar) et a., F–PB (cassation partielle CA Aix-en-Provence, 24 oct. 2013), Mme Mouillard, prés. – Me Ricard, 257c5 SCP Lyon-Caen et Thiriez, av. ■■GARANTIES ET SÛRETÉS 257f7 Le titre exécutoire n’autorise pas l’inscription d’une hypothèque judiciaire définitive Viole l’article 2396 du Code civil la cour d’appel qui, pour annuler la décision de rejet du bordereau d’inscription judiciaire et ordonner sa publication, retient que le titre litigieux n’est pas un certificat de non-paiement mais un titre exécutoire dressé au visa de l’article L. 131-73, alinéas 3 à 5, du Code monétaire et financier au bénéfice de la de la demanderesse par un huissier de justice, à la suite du non-paiement d’un chèque, que ce titre a été signifié au tireur, à domicile, en lui ouvrant la voie du pourvoi en cassation, et que la remise de ce titre exécutoire doté de la force de chose jugée n’autorisait pas le rejet prononcé par le conservateur des hypothèques au visa de l’article 57-2 du décret n° 55-1350 du 14 octobre 1955, alors qu’un titre exécutoire délivré par un huissier de justice, qui n’est pas un jugement, n’autorise pas l’inscription d’une hypothèque judiciaire définitive. Cass. 3e civ., 21 janv. 2016, no 14-24795, État français c/ Sté Quincaillerie Saint-Jean, FS–PB (cassation partielle CA BasseTerre, 15 juill. 2014), M. Chauvin, prés. – SCP Célice, Blancpain, Soltner et Texidor, SCP Nicolaý, de Lanouvelle et Hannotin, av. 257f7 42 257f7 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 Action en référé et cahier des charges d’un lotissement La cour d’appel qui relève, sans procéder à une interprétation excédant les pouvoirs du juge des référés, que l’article 15 du cahier des charges du lotissement exclut toute construction au sol d’une superficie dépassant 250 mètres carrés, quelle que soit sa nature ou la surface du lot ou terrain sur lequel elle est implantée, retient, à bon droit, que le moyen tiré de la prescription de l’action du coloti en démolition d’une extension de 736 mètres carrés est inopérant, que la réalisation de l’extension contrevenant aux dispositions de l’article 15 du cahier des charges constitue pour celui-ci un trouble manifestement illicite et que la démolition de la totalité de l’extension doit être ordonnée pour faire cesser le trouble subi, une telle mesure poursuivant le but légitime d’assurer le respect du cahier des charges régissant les droits des colotis et n’apparaissant pas disproportionnée eu égard à la gravité de l’atteinte causée par l’extension litigieuse. Cass. 3e civ., 21 janv. 2016, no 15-10566, Sté Béval c/ M. X, FS–PB (rejet pourvoi c/ CA Aix-en-Provence, 13 nov. 2014), M. Chauvin, prés. – Me Ricard, SCP Barthélemy, Matuchansky, 257f5 Vexliard et Poupot, av. 257f5 ■■IMMOBILIER 257f6 257c5 La demande de nullité du contrat de construction de maison individuelle n’entraîne pas forcément celle de la démolition Deux personnes, qui avaient confié à une société de construction la construction d’une maison individuelle, assignent celle-ci en nullité du contrat et paiement de sommes. Viole l’article L. 231-2 du Code de la construction et de l’habitation, ensemble l’article 1304 du Code civil la cour d’appel qui, pour déclarer leur demande irrecevable et les condamner à verser au constructeur le solde restant à leur charge, retient que l’annulation du contrat de construction entraînant la restitution des sommes payées par les maîtres de l’ouvrage et la destruction totale de la maison avec remise en l’état initial du terrain sur lequel elle avait été construite, les intéressés ne pouvaient pas demander l’annulation du contrat avec restitution de l’argent versé et solliciter que la démolition de l’immeuble soit laissée à leur libre appréciation et que, s’étant abstenus de solliciter la démolition de l’immeuble, leur demande en nullité du contrat n’est pas valablement soutenue et ne saurait dès lors prospérer, alors que le maître de l’ouvrage, qui invoque la nullité d’un contrat de construction de maison individuelle, n’est pas tenu de demander la démolition de la construction, que le juge n’est pas tenu d’ordonner, et peut limiter sa demande à l’indemnisation du préjudice résultant de cette nullité. Cass. 3e civ., 21 janv. 2016, no 14-26085, M. X et a. c/ Sté Les Maisons Columbia, FS–PB (cassation partielle CA Riom, 15 sept. 2014), M. Chauvin, prés. – SCP Boré et Salve de Bruneton, SCP 257f6 Nicolaý, de Lanouvelle et Hannotin, av. ■■MESURES CONSERVATOIRES 257e7 Le juge français ne peut autoriser une mesure conservatoire devant être accomplie dans un autre État En vertu du principe de l’indépendance et de la souveraineté respective des États, le juge français ne peut, sauf convention internationale ou législation communautaire l’y autorisant, ordonner ou autoriser une mesure d’exécution, forcée ou conservatoire, devant être accomplie dans un État étranger. La cour d’appel retient exactement que si, en vertu des articles 3 et 16 de la directive 2010/ 24/ UE du 16 mars 2010, sur la demande d’assistance formulée à la diligence de l’autorité requérante d’un État membre de l’Union européenne, l’autorité requise d’un autre État membre prend des mesures conservatoires lorsque sa législation nationale l’y autorise et conformément à ses pratiques administratives, de sorte que l’article L. 283 du Livre des procédures fiscales énonce que l’administration française peut requérir un État membre à fin de prise de mesures conservatoires relatives à toutes les 257f6 Jur ispr ude nc e ■■PROTECTION SOCIALE créances afférentes notamment aux taxes, impôts et droits quels qu’ils soient, permettant ainsi à cette administration de requérir des autorités espagnoles de prendre des mesures conservatoires à l’encontre d’un contribuable sur ses biens situés en Espagne, tout comme les autorités espagnoles peuvent requérir de l’administration française que celle-ci mette en œuvre des mesures conservatoires sur le territoire français à l’encontre d’un débiteur faisant l’objet en Espagne d’une action en recouvrement d’une créance visée à l’article L. 283 A II du même livre, ces dispositions ne confèrent cependant pas au juge français le pouvoir d’autoriser des mesures conservatoires portant sur un compte bancaire détenu en Espagne. Cass. 2e civ., 21 janv. 2016, no 15-10193, Comptable du pôle de recouvrement spécialisé de Paris Ouest c/ Procureur général près la cour d’appel de Paris et a., F–PB (rejet pourvoi c/ CA Paris, 6 nov. 2014), M. Lienard, f.f. prés. – SCP Foussard et Froger, av. 257e7 257f4 Déchéance quadriennale et recours des tiers payeurs L’université de Strasbourg, ayant la caractère d’un établissement public doté d’un comptable public, la créance de l’organisme social née de l’application de l’article L. 471-1 du Code de la sécurité sociale, à la suite d’un accident du travail survenu à l’un de ses agents, est soumise à la prescription quadriennale instituée par la loi n°68-1250 du 31 décembre 1968 modifiée. Cass. 2e civ., 21 janv. 2016, no 14-50068, CPAM du Bas-Rhin c/ Université de Strasbourg et a., F–PB (rejet pourvoi c/ CA Colmar, 11 sept. 2014), Mme Flise, prés. – SCP Foussard et Froger, 257f4 SCP Garreau, Bauer-Violas et Feschotte-Desbois, av. ■■PROTECTION SOCIALE 257f0 257e7 ■■PROCÉDURE CIVILE 257e9 Caractérisation du défaut d’impartialité : soyons sérieux ! Le défaut d’impartialité d’un juge ne peut résulter du seul fait qu’il ait rendu une ou plusieurs décisions défavorables à la partie demanderesse à la récusation ou favorables à son adversaire. Cass. 2e civ., 21 janv. 2016, no 15-01541, F–PB (rejet pourvoi 257e9 c/ CA Paris, 2 nov. 2015), M. Liénard, f.f. prés. 257e9 ■■PROCÉDURE CIVILE Réseau privé virtuel avocats et délai de dépôt des conclusions Il résulte de la combinaison de l’article 748-3 du Code de procédure civile et de l’article 5 de l’arrêté du 30 mars 2011 relatif à la communication par voie électronique dans les procédures avec représentation obligatoire devant les cours d’appel, que le délai de deux mois imparti par l’article 909 du Code de procédure civile à l’intimé pour conclure court à compter de la date de l’avis de réception électronique de la notification des conclusions de l’appelant par le moyen du réseau privé virtuel des avocats (RPVA), émis par le serveur de messagerie e-barreau de l’avocat constitué par l’intimé, qui tient lieu de visa par la partie destinataire au sens de l’article 673 du même code. 257f0 ■■PROTECTION SOCIALE 257f3 Notion d’établissement nouvellement créé et cotisations de sécurité sociale Dès lors qu’à la suite de la liquidation judiciaire d’une société, une autre société a repris le fonds de commerce avec 37 salariés sur un effectif de 80, de sorte qu’elle n’a pas repris au moins la moitié du personnel de l’établissement, celui-ci peut être considéré comme un établissement nouvellement créé et il bénéficie des dispositions des articles D. 242-6-13 et D. 242-6-17 du Code de la sécurité sociale lui permettant de bénéficier d’une cotisation accidents du travail affectée d’un taux collectif. 257e6 ■■PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE 257f8 L’appartenance à une « famille » est sans incidence sur la déchéance de la marque La Cour de justice de l’Union européenne (C-553/11, Rintisch, 25 octobre 2012, point 29), interprétant l’article 10, paragraphe 2, sous a), de la directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques, a précisé que, dans le contexte particulier d’une « famille » ou d’une « série » de marques, l’usage d’une marque ne saurait être invoqué aux fins de justifier de l’usage d’une autre marque. Une société s’étant prévalue de l’appartenance de la marque « Micro Rain » à une « famille » de seize marques composées autour du terme Rain, utilisé comme suffixe ou préfixe, pour désigner les produits et services proposés dans le cadre de son activité de fabrication et de commercialisation de systèmes d’irrigation agricole, elle ne peut, pour échapper à la déchéance de ses droits sur ladite marque, invoquer l’usage de la marque « Mini Rain ». Cass. com., 19 janv. 2016, no 14-18434, Sté Ocmis Irrigazione SpA et a. c/ Sté Otech et a., FS–PB (rejet pourvoi c/ CA Pau, 31 janv. 2014), Mme Mouillard, prés. – SCP Bénabent et Jéhannin, 257f8 SCP Nicolaý, de Lanouvelle et Hannotin, av. Exonération de cotisations sur les bas salaires et non-extension d’un accord collectif Les réductions et exonérations de cotisations constituant une exception au principe de l’assujettissement, les dispositions qui les prévoient doivent être interprétées strictement. Dès lors que l’accord collectif, invoqué pour bénéficier du régime applicable aux bas salaires en vertu de l’article L. 241-13, III du Code de la sécurité sociale, n’est pas un accord étendu, seules les indemnités fixées par la convention collective applicable peuvent être déduites de la rémunération retenue pour le calcul de la réduction des cotisations sur les bas salaires. Cass. 2e civ., 21 janv. 2016, no 15-10964, Sté Grisel c/ URSSAF de Haute-Normandie, F–PB (rejet pourvoi c/ CA Rouen, 19 nov. 2014), Mme Flise, prés. – SCP Boullez, SCP Garreau, Bauer-Violas 257f0 et Feschotte-Desbois, av. 257e6 Cass. 2e civ., 21 janv. 2016, no 14-29207, Époux X c/ Sté Franfinance et a., F–PB (rejet pourvoi c/ CA Versailles, 16 oct. 2014), Mme Flise, prés. – SCP Boutet-Hourdeaux, SCP Thouin257e6 Palat et Boucard, SCP Vincent et Ohl, av. 257f4 Cass. 2e civ., 21 janv. 2016, no 14-28981, Sté Forgex Raguet c/ Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail du Nord-Est, F–PB (cassation C. nat. inc., 15 oct. 2014), Mme Flise, prés. – SCP Célice, Blancpain, Soltner et Texidor, SCP Gatineau et Fattaccini, 257f3 av. 257f3 ■■PROTECTION SOCIALE 257f1 Pension d’invalidité et allocations chômage Le bénéficiaire d’une pension d’invalidité ne peut pas être condamné à rembourser un indu au motif qu’il aurait perçu des allocations de chômages, dès lors que la reprise du travail, dans des conditions de nature à justifier la suspension de la pension pendant la période litigieuse, n’est pas caractérisée. Cass. 2e civ., 21 janv. 2016, no 14-25566, Mme X c/ CPAM des Alpes-Maritimes et a., FS–PB (cassation partielle CA Aix-en-Provence, 10 sept. 2014), Mme Flise, prés. – SCP Boutet257f1 Hourdeaux, SCP Gadiou et Chevallier, av. ■■PROTECTION SOCIALE 257f2 257f8 Redressement URSSAF, recours et notification à personne morale L’appel d’une société qui conteste un redressement de cotisations contre un jugement qui l’a déboutée de sa demande ne peut pas être déclaré irrecevable comme tardif, dès lors que G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 43 257f1 Jur i s p r u de nc e ■■TRAVAIL le jugement n’a pas été notifié à cette société mais à une personne morale distincte, peu important qu’elles appartiennent au même groupe de sociétés. Cass. 2 civ., 21 janv. 2016, n 15-10108, S Regicom c/ URSSAF Provence-Alpes-Côte d’Azur et a., F–PB (cassation CA Aix-enProvence, 5 nov. 2014), Mme Flise, prés. – SCP Lesourd, SCP 257f2 Rocheteau et Uzan-Sarano, av. e o 257c8 té 257f2 ■■SOCIÉTÉS 257q0 Exclusion d’un membre du GIE et mise en réserve des bénéfices Il résulte de l’article L. 251-1 du Code de commerce que si le but du groupement d’intérêt économique n’est pas de réaliser des bénéfices pour lui-même, cette règle ne fait pas obstacle à ce que tout ou partie des résultats provenant de ses activités soit mis en réserve dans les comptes du groupement pour les besoins de la réalisation de son objet légal. Il en résulte également qu’à défaut de clause statutaire ou de décision d’assemblée en ce sens, le membre du groupement d’intérêt économique qui se retire de celui-ci ou en est exclu ne peut obtenir le remboursement de sa part dans les réserves régulièrement constituées. Une société participe à la constitution du groupement d’intérêt économique dont elle reste membre jusqu’à son exclusion. Les membres du GIE décident d’affecter le résultat positif de l’exercice à la réserve facultative prévue par les statuts et le règlement intérieur et le liquidateur de la société assigne le GIE en paiement de la quote-part de cette société dans les bénéfices mis en réserve avant son exclusion. Viole le texte susvisé la cour d’appel qui, pour accueillir cette demande, après avoir constaté que la mise en réserve de tout ou partie du résultat du GIE était admise par les statuts et le règlement intérieur pour des raisons de bonne gestion, retient que les sommes figurant dans le compte de réserves sont la propriété des membres du GIE à proportion de la quote-part des résultats auxquels ils ont droit et que cette quote-part, si elle ne leur a pas été versée, leur est acquise et ne peut leur être retirée sauf à profiter de manière illicite au GIE, lequel ne peut faire de bénéfices pour lui-même et qu’aucune clause des statuts ne prive le membre du GIE qui a fait l’objet d’une exclusion de son droit au paiement de sa part dans les réserves non distribuées ainsi que dans les résultats positifs de l’exercice en cours. Cass. com., 19 janv. 2016, no 14-19796, Sté GIE C9 c/ M. X es qual., FS–PB (cassation partielle CA Riom, 9 avr. 2014), Mme Mouillard, prés. – SCP Nicolaý, de Lanouvelle et Hannotin, SCP 257q0 Potier de La Varde et Buk-Lament, av. Examen médical d’embauche : la déclaration unique d’embauche ne suffit pas Une société de marketing, qui emploie des salariés pour de très courtes durées, fait l’objet d’une visite de l’inspection du travail, qui relève à son encontre une infraction d’embauche de 294 salariés sans visite médicale préalable. La cour d’appel qui, pour écarter l’argument des prévenus, qui soutiennent qu’il est impossible, ainsi que l’admet le centre inter-entreprise et artisanal de santé au travail (CIAMT) auquel la société adhère, de réaliser des visites médicales avant leur embauche pour les salariés de très faible durée, et qui font valoir que l’envoi à l’URSSAF de la déclaration unique d’embauche, entraînant automatiquement la transmission d’un avis à la médecine du travail, démontre l’accomplissement des diligences qui leur incombent en la matière, retient qu’en n’assurant pas l’effectivité de son obligation de sécurité jusqu’à s’assurer de la réalisation par le médecin du travail, préalablement à l’embauche et au plus tard avant l’expiration de la période d’essai, de la visite médicale destinée à vérifier l’aptitude du salarié à occuper un poste, l’employeur, qui ne peut s’exonérer de cette obligation en invoquant la tolérance du CIAMT et l’impossibilité matérielle de mettre son obligation en œuvre, a commis les infractions poursuivies, justifie sa décision, dès lors que l’entreprise en cause ne peut se réclamer d’aucune exception légale à l’obligation posée par l’article R. 4624-10 du Code du travail, et que l’envoi à l’URSSAF de la déclaration unique d’embauche, comprenant une demande d’examen médical d’embauche, ne dispense pas l’employeur d’assurer l’effectivité de cet examen. Cass. crim., 12 janv. 2016, no 14-87695, F–PB (rejet pourvoi c/ CA Paris, 14 oct. 2014), M. Guérin, prés. – SCP Célice, 257c8 Blancpain, Soltner et Texidor, av. ■■TRAVAIL 257e5 257q0 Obligations de l’employeur du salarié déclaré inapte Si l’interprétation jurisprudentielle de l’article L. 1226-2 du Code du travail ne dispense pas l’employeur, lorsque le médecin du travail déclare un salarié « inapte à tout poste dans l’entreprise », de son obligation de reclassement, elle ne l’empêche pas de procéder au licenciement du salarié lorsqu’il justifie, le cas échéant après avoir sollicité à nouveau le médecin du travail sur les aptitudes résiduelles du salarié et les possibilités de reclassement au besoin par la mise en œuvre de mesures telles que mutations, transformations de postes de travail ou aménagement du temps de travail, de l’impossibilité où il se trouve de reclasser le salarié. Cass. soc., 13 janv. 2016, no 15-20822, Sté Etoile occitane c/ M. X, FS–PB (non lieu à renvoi CA Toulouse, 30 avr. 2015), M. Frouin, prés. – SCP Gatineau et Fattaccini, SCP Waquet, Farge et 257e5 Hazan, av. 44 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 257c8 255k4 257e5 Jur i sp rud ence 255k6 Panorama de jurisprudence du Conseil d’État 255k6 ■■CONTENTIEUX ADMINISTRATIF 256w3 Par Philippe GRAVELEAU ■■CONTENTIEUX ADMINISTRATIF 256s9 Acte susceptible de recours : délibération du CEPS fixant le prix de vente d’un médicament Les délibérations prises par le comité économique des produits de santé (CEPS) dans le cadre des échanges avec une société exploitant un médicament, en vue de la fixation du prix de ce dernier, purement préparatoires soit à une convention de prix entre la société et le comité soit à, défaut, à une décision unilatérale de fixation du prix par le comité ou, au terme du délai mentionné à l’article R. 163-9 du code de la sécurité sociale, à une décision implicite de refus, ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’un recours contentieux. Toutefois, en l’espèce, le CEPS, par une délibération intervenue postérieurement à la naissance d’une décision implicite de refus, a mis fin aux échanges avec la société, rejeté la demande de fixation du prix au niveau précédemment accepté par celle-ci et refusé tout prix autre que celui qu’il envisageait en dernier lieu. Le comité s’est d’ailleurs abstenu ensuite de faire usage du pouvoir dont il dispose, sous réserve de l’inscription concomitante, par l’autorité ministérielle, du médicament sur la liste des médicaments remboursables, de fixer unilatéralement le prix de vente au public de la spécialité en cause. Dans ces circonstances particulières, la délibération doit être regardée non comme une mesure préparatoire mais, comme une décision de rejet de la demande susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir. CE, 1re et 6e sous-sect., 30 déc. 2015, no 375777, Sté Mylan, Mentionnée au Recueil Lebon, F. Puigserver, rapp.; J. Lessi, rapp. 256s9 publ. NOTE cf. CE, 20 mars 2013, n° 356661, Sté Addmedica, Gaz. Pal. 4 avr. 2013, p. 29, 124v7 256s9 ■■CONTENTIEUX ADMINISTRATIF 256v9 Rétribution des avocats au titre de l’aide juridictionnelle : contentieux des étrangers Le décret n° 2013-525 du 20 juin 2013 procède à un réaménagement d’ensemble du barème de rétribution des avocats au titre de l’aide juridictionnelle pour les contentieux relevant de la Cour nationale du droit d’asile et des contentieux relatifs aux décisions mentionnées à l’article R. 776-1 du code de justice administrative, notamment les obligations de quitter le territoire français, afin d’assurer une meilleure adaptation de la rémunération versée à la complexité des dossiers ainsi qu’aux conditions procédurales et de délai dans lequel l’avocat est conduit à intervenir. Dans ce cadre, le décret attaqué a notamment revalorisé la rétribution versée à l’avocat dans les procédures pour lesquelles l’étranger est placé en rétention administrative ou fait l’objet d’une assignation à résidence. En décidant, par ailleurs, de diminuer de 20 à 16 unités de valeur le coefficient de rétribution des avocats pour les mêmes contentieux, lorsque l’étranger n’est pas placé en rétention ou assigné à résidence, le décret n’a pas porté une appréciation entachée d’erreur manifeste sur la charge de travail qu’implique le traitement de ce type de contentieux pour les avocats. CE, 6e et 1re sous-sect., 30 déc. 2015, no 371190, M. F., Inédit au Recueil Lebon, G. Déderen, rapp.; S. von Coester, rapp. publ. 256v9 256v9 Intérêt à agir des contribuables d’une commune : actes de gestion du patrimoine communal Les contribuables d’une commune sont personnellement intéressés à ce que les actes concernant la gestion du patrimoine communal soient accomplis dans les conditions prescrites par la loi. Ainsi, un contribuable communal dispose d’un intérêt lui donnant qualité à agir pour contester une délibération du conseil municipal de cette commune portant sur l’aliénation de chemins ruraux. Dès lors, la cour a commis une erreur de droit en se fondant, pour juger que le requérant ne justifiait pas de son intérêt à agir, sur la circonstance qu’il n’établissait pas résider à proximité des parcelles objet de la cession en litige et qu’il n’avait acquis la qualité de propriétaire dans la commune que plusieurs années après l’adoption de la délibération qu’il contestait, sans tenir compte de la qualité de contribuable que lui conférait la qualité qu’il invoquait, non contestée, de propriétaire foncier dans la commune. CE, 8e et 3e sous-sect., 7 déc. 2015, no 377264, M. B., Inédit au Recueil Lebon (Annulation CAA Bordeaux, 6 févr. 2014), K. 256w3 Ciavaldini, rapp.; N. Escaut, rapp. publ. NOTE Voir X. Cabannes, « L’intérêt à agir en qualité de contribuable de l’État : plaidoyer pour une nouvelle avancée jurisprudentuielle », LPA, 26 juill. 2002, p. 4 256w3 ■■CONTRATS ET MARCHÉS PUBLICS 256v7 Contrôle du juge du référé précontractuel : respect de l’égalité de traitement des candidats Il n’appartient pas au juge du référé précontractuel, qui doit seulement se prononcer sur le respect, par le pouvoir adjudicateur, des obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation d’un contrat, de se prononcer sur l’appréciation portée sur la valeur d’une offre ou les mérites respectifs des différentes offres. Il lui appartient, en revanche, lorsqu’il est saisi d’un moyen en ce sens, de vérifier que le pouvoir adjudicateur n’a pas dénaturé le contenu d’une offre en en méconnaissant ou en en altérant manifestement les termes et procédé ainsi à la sélection de l’attributaire du contrat en méconnaissance du principe fondamental d’égalité de traitement des candidats. CE, 7e et 2e sous-sect., 20 janv. 2016, no 394133, Communauté intercommunale des villes solidaires, Mentionnée au Recueil Lebon (Annulation TA Réunion, ord. réf., 2 oct. 2015), F. Lelièvre, rapp.; 256v7 G. Pellissier, rapp. publ. NOTE cf. CE, 26 juin 2015, n° 389682, Ville de Paris, Gaz. Pal. 16 juill. 2015, p. 29, 233g6 256v7 ■■DROIT CONSTITUTIONNEL 256w0 QPC portant sur l’article 34-2 de la loi du 30 septembre 1986 Aux termes du II de l’article 34-2 de la loi du 30 septembre 1986 : « II.-Tout distributeur de services par un réseau autre que satellitaire n’utilisant pas de fréquences assignées par le CSA met à disposition de ses abonnés les services d’initiative publique locale destinés aux informations sur la vie locale… Les coûts de diffusion et de transport depuis le site d’édition sont à la charge du distributeur ». Le moyen tiré de ce que ces dispositions portent atteinte notamment aux principes de la liberté d’entreprendre et de la liberté contractuelle et au principe d’égalité devant les charges publiques, soulève une question présentant un caractère sérieux qu’il y a lieu de transmettre au Conseil constitutionnel. CE, 5e et 4e sous-sect., 23 déc. 2015, no 393909, Sté Iliad, Inédit au Recueil lebon, M. Perrière, rapp.; N. Polge, rapp. publ. 256w0 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 45 256w0 Jur i s p r u de nc e ■■FONCTION PUBLIQUE 257p2 Appréciation de la valeur professionnelle des fonctionnaires territoriaux Il résulte de l’article 17 de la loi du 13 juillet 1983 qu’un fonctionnaire ne peut faire l’objet d’une procédure de notation ou d’appréciation de sa valeur professionnelle que si des dispositions réglementaires applicables à son corps, cadre d’emplois ou emploi prévoient expressément une telle procédure. Si le décret n° 2014-1526 du 16 décembre 2014 relatif à l’appréciation de la valeur professionnelle des fonctionnaires territoriaux dispose à son article 1er qu’il « s’applique à tous les corps, cadres d’emploi ou emplois de la fonction publique territoriale », ce texte n’a ni pour objet ni pour effet d’imposer l’application d’une procédure d’appréciation à tous les fonctionnaires territoriaux, mais seulement de définir les modalités de cette appréciation lorsqu’elle est expressément prévue par un statut particulier. CE, 3e et 8e sous-sect., 30 déc. 2015, no 388060, Syndicat national des médecins de protection maternelle et infantile, Inédit au Recueil Lebon, C. Verot, rapp.; E. Cortot-Boucher, rapp. publ. 257p2 257p2 ■■ORGANISATION ADMINISTRATIVE 256w2 Mosquée de Fréjus : à quand l’autorisation d’ouverture ? Il incombe aux différentes autorités administratives de prendre, dans les domaines de leurs compétences respectives, les mesures qu’implique le respect des décisions juridictionnelles. Alors même que l’exécution d’une décision du juge administratif doit en principe être assurée dans les conditions et selon les procédures prévues par le livre IX du code de justice administrative, le représentant de l’État dans le département peut recourir aux pouvoirs qu’il tient de l’article L. 2122-34 du code général des collectivités territoriales afin de prendre, en lieu et place du maire qui refuserait ou négligerait de le faire, les mesures qu’appelle nécessairement l’exécution d’une décision juridictionnelle. En dépit dune première ordonnance prononçant une mesure d’injonction en ce sens et d’une seconde ordonnance procédant à la liquidation de l’astreinte, le maire de Fréjus a persisté à refuser de délivrer, au nom de l’État, l’autorisation d’ouverture au public de la mosquée de la commune. Dans ces conditions, le refus du préfet de prendre, dans le cadre de son pouvoir hiérarchique, la mesure ordonnée par le juge des référés du Conseil d’État porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale que constitue le droit à un recours effectif ainsi que, par voie de conséquence, aux libertés fondamentales que cette mesure a pour objet de sauvegarder. Il est enjoint au préfet de faire usage de ses pouvoirs pour assurer l’exécution de l’ordonnance du juge des référés dans un délai de 72 heures. CE, ord. réf., 19 janv. 2016, no 396003, Assoc. musulmane El Fath, Publiée au Recueil Lebon (Annulation TA Toulon, ord. réf., 256w2 24 déc. 2015) NOTE CE, ord. réf., 9 nov. 2015, n° 394333, Gaz. Pal. 26 nov. 2015, p. 33, 247t2 ; CE, ord. réf., 3 déc. 2015, n° 394333, Gaz. Pal. 26 janv. 2016, p. 37, 255d6. Voir également CE, ord. réf., 4 mars 2010, n° 336700, Gaz. Pal. 25 mars 2010, p. 31, I1010 de la nationalité française n’ayant ni pour objet ni pour effet de porter atteinte à la liberté religieuse de l’intéressée, ne méconnaît pas le principe constitutionnel de la liberté d’expression religieuse. CE, 2e et 7e sous-sect., 23 déc. 2015, no 376351, Mme B., Inédit au Recueil Lebon, D. Bertinotti, rapp.; B. Bourgeois-Machureau, 256w1 rapp. publ. NOTE cf. CE, 27 juin 2008, n° 286798, Gaz. Pal. 9 déc. 2008, p. 17 et LPA, 18 févr. 2009, p. 11, note B. Pacteau 256w1 ■■POLICE ADMINISTRATIVE 256v8 État d’ugence : assignation à résidence et fermeture administrative d’un kebab En prononçant l’assignation à résidence d’une personne qui fréquente régulièrement une salle de prière de tendance salafiste, qui reconnaît que des membres d’une cellule terroriste démantelée fréquentaient son établissement de kebab en 2012 et 2013 et dont le témoin de mariage religieux était un islamiste radical faisant l’objet d’une fiche « S », au motif qu’il existait de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace grave pour la sécurité et l’ordre publics, le ministre de l’intérieur n’a pas porté une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. En revanche, en prononçant la fermeture administrative provisoire de son restaurant au motif qu’il existait de sérieuses raisons de penser que son ouverture présentait une menace grave pour la sécurité et l’ordre public, le préfet a porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’entreprendre, aucun élément au dossier ne faisant apparaître que des personnes suspectes d’activité menaçant l’ordre public s’y seraient réunies depuis plus de deux ans. CE, ord. réf., 6 janv. 2016, no 395620, Min. de l’intérieur, Inédit au Recueil Lebon (Annulation TA Nice, ord. réf. 18 déc. 2015) 256v8 NOTE cf. CE, 11 déc. 2015, n° 394990, Gaz. Pal. 12 janv. 2016, p. 46, 253q4 256v8 ■■PRESSE ET NTIC 256t0 Obligations des fournisseurs de services de communications électroniques en cas de violation de données à caractère personnel L’article 34 bis de la loi du 6 janvier 1978 impose seulement aux fournisseurs de services de communications électroniques accessibles au public d’informer la CNIL et, le cas échéant, les personnes intéressées lorsqu’ils constatent une violation de données à caractère personnel. Il n’a ni pour objet ni pour effet de leur imposer de révéler des manquements qui leur seraient imputables. Il ne saurait dès lors être utilement soutenu que ces dispositions méconnaîtraient les stipulations du paragraphe 1 de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, qui garantissent le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination, et les articles 47 et 48 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui garantissent le droit d’accéder à un tribunal impartial et les droits de la défense. En revanche, il peut être utilement soutenu que la sanction prononcée par la CNIL à raison d’un manquement révélé du fait de l’obligation prévue par l’article 34 bis méconnaît ces stipulations. 256w2 ■■PERSONNES 256w1 Refus d’acquisition de la nationalité française pour défaut d’assimilation Après son installation aux Emirats Arabes Unis, l’intéressée a adopté un mode de vie incompatible avec les valeurs essentielles de la société française et notamment avec le principe de l’égalité entre les sexes. Ainsi, elle ne remplit pas la condition d’assimilation posée par l’article 21-4 du code civil. Par conséquent, le Gouvernement a pu légalement fonder sur ce motif son opposition à l’acquisition par mariage de la nationalité française. Le décret lui refusant l’acquisition 46 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 CE, 10e et 9e sous-sect., 30 déc. 2015, no 385019, Sté Orange, Mentionnée au Recueil Lebon, J. Reiller, rapp.; E. Bokdam256t0 Tognetti, rapp. publ. ■■PROFESSIONS 256v4 Section des assurances sociales de la chambre disciplinaire de première instance de l’ordre des médecins : délai pour statuer Si la saisine de la section des assurances sociales du conseil national, intervenue moins d’un an après la réception du dossier complet de la plainte par la section des assurances sociales de la chambre disciplinaire de première instance, ne 256t0 Jur ispr ude nc e pouvait, dès lors, à la date à laquelle elle a été effectuée, avoir pour effet de dessaisir la juridiction de première instance faute que le délai d’un an prévu par l’article R. 145-39 du code de la sécurité sociale soit expiré, la seule circonstance qu’elle a été enregistrée avant l’expiration de ce délai ne faisait pas obstacle à ce que, une fois ce délai expiré sans que la juridiction de première instance ait statué, la section des assurances sociales du conseil national puisse être regardée comme régulièrement saisie de la plainte, en lieu et place de la juridiction de première instance. CE, 4e et 5e sous-sect., 30 déc. 2015, no 384117, Mme A., Mentionnée au Recueil Lebon, D. Moreau, rapp.; S-J. Lieber, rapp. 256v4 publ. 256v4 ■■SANTÉ 256v3 Protection du secret médical : informations médicales concernant une personne décédée Eu égard à l’objet du dernier alinéa de l’article L. 1110-4 du code de la santé publique, relatif aux informations médicales concernant une personne décédée et à la protection que le législateur a entendu conférer au secret médical, la qualité d’ayant droit au sens de ces dispositions doit être interprétée comme renvoyant uniquement aux successeurs légaux ou testamentaires définis par les dispositions du titre Ier du livre III du code civil. Par suite, la qualité de bénéficiaire d’un contrat d’assurance sur la vie souscrit par une personne décédée n’a pas par elle-même pour effet de conférer à ce bénéficiaire la qualité d’ayant droit au sens des dispositions précitées. CE, 4e et 5e sous-sect., 30 déc. 2015, no 380409, Mme B., Mentionnée au Recueil Lebon, B. de Maillard, rapp.; S-J. Lieber, rapp. 256v3 publ. ■■SERVICE PUBLIC 256t6 Clause abusive d’un contrat d’abonnement au service de l’eau Le caractère abusif d’une clause au sens de l’article L. 132-1 du code de la consommation s’apprécie non seulement au regard de cette clause elle-même mais aussi compte tenu de l’ensemble des stipulations du contrat et, lorsque celui-ci a pour objet l’exécution d’un service public, des caractéristiques particulières de ce service. Si les dispositions du règlement des abonnements du service de l’eau présentent un caractère abusif en ce qu’elles ont pour effet d’exonérer de toute responsabilité le service des eaux dans le cas où une fuite dans les installations intérieures de l’abonné résulterait d’une faute commise par ce service, elles n’ont en revanche ni pour objet ni pour effet d’exclure la possibilité, pour un abonné, de rechercher la responsabilité d’un tiers pour obtenir réparation des dommages qu’il a subis du fait d’une facturation excessive dont il estimerait qu’elle lui est imputable. CE, 3e et 8e sous-sect., 30 déc. 2015, no 387666, Sté des eaux de Marseille, Mentionnée au Recueil Lebon, A. Delorme, rapp.; E. 256t6 Cortot-Boucher, rapp. publ. NOTE cf. CE, 11 juill. 2001, n° 221458, Sté des eaux du Nord, Gaz. Pal. Rec. 2002, jur. p. 98, note J. Sylvestre et LPA, 24 avr. 2002, p. 14, note R. Moulin 256t6 ■■SPORT 256w4 Groupe XV de France : conditions de mise à dispostion des joueurs professionnels Il appartient à la convention prévue par l’article R. 132-9 du code du sport de préciser les conditions dans lesquelles une fédération délégataire et la ligue professionnelle qu’elle a créée exercent en commun les compétences mentionnées à l’article R. 132-11 du même code. Au nombre de ces compétences communes figure la détermination des conditions dans lesquelles les sportifs exerçant leur activité dans des clubs affiliés à la ligue sont mis à disposition des équipes nationales, dont la sélection et la gestion relèvent de la compétence de la fédération. La détermination de ces conditions ne peut résulter de décisions prises unilatéralement par la ligue professionnelle, mais relève des compétences communes devant être exercées par la voie de la convention prévue par l’article R. 132-9. Les modifications apportées aux règles fixées par la convention du 19 décembre 2013, qui affectent les conditions dans lesquelles les joueurs des clubs professionnels sélectionnés en équipe de France peuvent participer aux compétitions professionnelles organisées par la Ligue nationale de rugby au cours de la saison 2014/2015, sont susceptibles de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir. Les dispositions attaquées des décisions du comité directeur de la Ligue, en ce qu’elles modifient les règles fixées par la convention, sont entachées d’incompétence pour avoir été adoptées, non par la Ligue et la Fédération agissant conjointement, mais par la Ligue seule. CE, 2e et 7e sous-sect., 25 nov. 2015, no 387190, Sté Stade Toulousain Rugby, Inédit au Recueil Lebon, T. Aureau, rapp.; B. 256w4 Bourgeois-Machureau, rapp. publ. NOTE cf. CE, 17 avr. 2015, n° 375685, Stade Toulousain Rugby, Gaz. Pal. 7 mai 2015, p. 38, 223z4 256w4 ■■TRAVAIL 256v5 256v3 Entretien préalable au licenciement d’un salarié protégé : délai de convocation Le délai minimal de cinq jours, prévu par l’article L. 1232-2 du code du travail, entre la convocation à l’entretien préalable au licenciement et la tenue de cet entretien constitue une formalité substantielle, dont la méconnaissance vicie la procédure de licenciement. Un salarié protégé a refusé de recevoir en main propre la lettre qu’un représentant de la société lui présentait comme étant la lettre de convocation, et s’est vu alors signifier cette convocation de manière orale par ce même représentant. Une convocation orale par l’employeur ne peut, à elle seule, valablement déclencher le délai. CE, 4e et 5e sous-sect., 30 déc. 2015, no 384290, M. B., Mentionnée au Recueil Lebon (Annulation CAA Versailles, 17 juin 256v5 2014), B. de Maillard, rapp.; S-J. Lieber, rapp. publ. 256v5 ■■URBANISME 256v6 Permis de construire un immeuble situé dans le champ de visibilité d’un édifice classé ou inscrit La visibilité depuis un immeuble classé ou inscrit s’apprécie à partir de tout point de cet immeuble normalement accessible conformément à sa destination ou à son usage. En estimant que la visibilité depuis la cathédrale de Strasbourg s’appréciait à partir de sa plate-forme, située à 66 mètres de hauteur, la cour n’a ni commis d’erreur de droit ni inexactement qualifié les pièces du dossier soumis au juge du fond dès lors que cette plate-forme était accessible conformément à l’usage du bâtiment. L’avis de l’architecte des bâtiments de France sur le projet en litige, qui n’a pas pris en compte la visibilité de ce dernier depuis la cathédrale, ne permettait pas de s’assurer qu’un contrôle prenant en compte ce monument classé avait bien été réalisé par cet architecte. Ainsi, l’autorisation prévue par les articles L. 621-31 du code du patrimoine et R. 425-1 du code de l’urbanisme ne pouvait être regardée comme ayant été régulièrement accordée. CE, 9e et 10e sous-sect., 20 janv. 2016, no 365987, Cne de Strasbourg, Mentionnée au Recueil Lebon (rejet pourvoi c/ CAA Nancy, 13 déc. 2012), B. Lignereux, rapp.; E. Bokdam-Tognetti, 256v6 rapp. publ. G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 47 255k6 256v6 J u ris pr udenc e 255p7 Panorama de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme 255p7 Par Catherine BERLAUD ■■CONV. EDH, ART. 6 – DROIT À UN PROCÈS ÉQUITABLE 257n0 La circonstance aggravante de meurtre assimilable à une présomption en matière pénale Le requérant est un ressortissant marocain détenu dans la prison d’Ittre. Au cours de la nuit du 3 au 4 décembre 2007, à bord d’une voiture volée et avec deux complices, armés et cagoulés eux aussi, il se rendit à la demeure d’une famille et s’y introduisit pour y voler une voiture. L’un des trois hommes tira sur un membre de cette famille, le blessant grièvement. Alertée, la police se rendit sur les lieux. L’un des complices tira alors sur la voiture de police avec une arme de guerre en vue de couvrir leur fuite. Touchée, une policière décéda sur place. Le 11 avril 2011, la cour d’assises de l’arrondissement administratif de Bruxelles-Capitale déclara le requérant coupable notamment d’avoir, en qualité d’auteur, commis des vols à l’aide de violences ou de menaces. La juridiction ayant retenu la circonstance aggravante de meurtre pour faciliter le vol, la peine du requérant fut fixée à trente ans de réclusion puis son pourvoi en cassation fut rejeté. Le requérant se plaint que la cour d’assises a retenu à son égard la circonstance aggravante de meurtre au motif qu’il avait eu connaissance du risque de causer la mort d’un tiers et accepté cette possibilité, et dès lors sans spécifier l’intention de tuer dans son chef. Il estime par ailleurs que la connaissance et l’acceptation du risque de causer la mort ne sont par ailleurs pas un mode de participation criminelle tels qu’organisés par les articles 66 et 67 du Code pénal belge. La Cour rappelle d’emblée qu’elle n’a pas à connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. Elle est d’avis que l’application qui a été faite par les juridictions internes des dispositions du Code pénal concernant la participation de plusieurs personnes au même délit n’est pas arbitraire ou manifestement déraisonnable. Pour le reste, il ne lui appartient pas de se prononcer sur le contenu du droit pénal belge dans la mesure où il admet l’existence de la circonstance aggravante de meurtre du fait de la « participation par abstention » d’une personne à un meurtre commis par une autre personne. En l’espèce, la Cour constate que la cour d’assises n’a pas qualifié la circonstance aggravante de meurtre d’objective, mais a motivé l’application de cette circonstance aggravante 48 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 au requérant. La question qui se pose est par conséquent de savoir si, par cette motivation, la cour d’assises a suffisamment analysé la circonstance aggravante et l’intention de tuer dans le chef du requérant. La Cour estime en l’espèce que la manière dont les éléments constitutifs de la circonstance aggravante réelle de meurtre furent appliqués au requérant est une déduction assimilable à une « présomption » en matière pénale. En effet, même si le requérant n’a pas personnellement commis le meurtre pour faciliter le vol, cette circonstance aggravante réelle a été retenue à son encontre. La Cour rappelle que la Convention ne prohibe pas les présomptions de fait ou de droit en matière pénale. Elle oblige néanmoins les États « à ne pas dépasser à cet égard un certain seuil » : ils doivent « les enserrer dans des limites raisonnables prenant en compte la gravité de l’enjeu et préservant les droits de la défense ». La cour d’assises a déduit de l’analyse des faits de l’espèce que le requérant n’était pas matériellement intervenu dans le meurtre de la policière. Elle a ensuite conclu que, dans la mesure où le requérant était sur les lieux avec une voiture volée, ganté, cagoulé et lourdement armé, il avait conscience que la circonstance aggravante de meurtre constituait un élément ou une suite prévisible de l’infraction principale de vol et que malgré cela, il ne s’était à aucun moment désolidarisé du co-accusé, qui avait tiré les coups de feu mortels, mais avait persisté dans la volonté de s’associer au vol qu’il avait prévu de commettre ensemble avec ses co-accusés. La cour d’assises précisait que la nature des armes emportées en connaissance de cause par les trois accusés ne pouvait laisser aucun doute quant à la connaissance du risque de causer la mort d’un tiers et l’acceptation de cette possibilité. La Cour considère dès lors que la cour d’assises a analysé avec suffisamment de soin l’élément intentionnel au niveau de la circonstance aggravante de meurtre dans le chef du requérant. Certes, il n’existait aucune preuve que le requérant ait participé matériellement au meurtre de la victime. Il n’en demeure pas moins que la cour d’assises a examiné, sur la base des éléments contradictoirement débattus devant elle, le comportement du requérant et le rôle joué par lui avant, pendant et après les faits ayant entraîné la mort de la policière. La cour d’assises a dès lors valablement pu retenir que le requérant avait envisagé et accepté que des tiers perdent leur vie et s’était de ce fait rendu coupable de la circonstance aggravante réelle de meurtre. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention. CEDH, deuxième sect., 26 janv. 2016, no 21614/12, Iasir 257n0 c/ Belgique 255p7 257n0 Gazette Spécialisée PROCÉDURE CIVILE Sous la responsabilité scientifique de Soraya AMRANI-MEKKI Professeur agrégé à l’université Paris Ouest – Nanterre La Défense, membre du Centre de droit pénal et de criminologie (EA 3982), membre du Conseil supérieur de la magistrature, membre de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme Actualité 52 Jurisprudence ■■ Insuffisance de preuve et déni de justice : un principe de complétude dans l’administration de la preuve ? note par Soraya Amrani-Mekki sous Cass. 1re civ., 12 nov. 2015 53 ■■ L’énigmatique nature du contrôle exercé sur la motivation du rejet des pièces et conclusions de dernière heure note par Lucie Mayer sous Cass. com., 17 nov. 2015 ■■ Chronique 56 de jurisprudence de procédure civile sous la direction de Soraya Amrani-Mekki avec la collaboration de Corinne Bléry, Harold Herman, Ludovic Lauvergnat, Lucie Mayer, Marie Nioche, Vincent Orif, Emmanuel Piwnica et Loïs Raschel59 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 49 G a ze tte Spé ci a li s é e É d itori a l 50 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 G a z e tte Sp é cia lisée É di t o r i al Réforme du CSM : nouvel essai ! 257e2 257e2 E Loïs RASCHEL Magistrat, maître de conférences à l’université Paris Ouest – Nanterre La Défense, en détachement judiciaire “ Les réformes institutionnelles ne doivent pas être sous-estimées, mais elles ne suffiront pas à résoudre la crise que traverse la justice ” n 2012, François Hollande, encore candidat, l’avait promis : « Je réformerai le Conseil supérieur de la magistrature ». L’engagement sera-t-il tenu ? Il y a quelques jours, lors de ses vœux aux corps constitués, le président de la République a proposé d’inclure cette réforme dans la révision constitutionnelle annoncée peu après les attentats du 13 novembre dernier. À côté des dispositions relatives à la déchéance de nationalité et à l’état d’urgence, le texte comprendrait une partie sur « l’autorité judiciaire ». L’assemblage a étonné. Quoi qu’il en soit, il est bien que le projet ressurgisse : la justice française est souvent présentée comme étant « sous tutelle » (rapport Terra Nova, « La justice, un pouvoir de la démocratie », dir. D. Ludet et D. Rousseau, 2011). Il est vrai que le CSM n’est plus présidé par le chef de l’État et que la nomination des personnalités qualifiées obéit à une procédure rigoureuse (Const., art. 13). Pour autant, les liens avec le pouvoir exécutif ne sont pas entièrement rompus. De même, si les magistrats du siège sont nommés sur son « avis conforme », un « avis » simple est donné pour la nomination des magistrats du parquet. L’ancienne garde des Sceaux avait promis de respecter les avis du Conseil ; toutefois, comme l’a relevé le procureur général près la Cour de cassation dans son discours de rentrée, « les bonnes intentions ne suffisent pas » (J.-C. Marin, 14 janv. 2016). Il faut donc réécrire les textes. Sauf coup de théâtre, qui n’est pas à exclure, la réforme sera bientôt soumise aux parlementaires. Quel va être son contenu ? Il n’est pas encore connu mais un précédent projet, suspendu en 2013, servira certainement de modèle : la présidence reviendrait à un membre non magistrat et les personnalités qualifiées seraient désignées par un « collège d’autorités » ; un avis conforme pourrait être exigé pour l’ensemble des nominations. Pourquoi ne pas faire davantage ? Il a été proposé, notamment, de modifier la Constitution pour que le président de la République ne soit plus le « garant » de l’indépendance de l’autorité judiciaire (art. 64) et de transformer le Conseil supérieur de la magistrature en Conseil supérieur de la Justice (rapport Club des juristes, « Pour une administration au service de la justice », dir. L. Cadiet, 2012 ; rapport Terra Nova, préc.). La Direction des services judiciaires pourrait être placée sous son autorité et la gestion du corps des magistrats et des greffiers lui serait attribuée. Si de telles évolutions peuvent sembler souhaitables, il n’est pas certain que le pas soit franchi, du moins cette fois-ci... Des amendements au projet gouvernemental sont toutefois attendus. Les réformes institutionnelles sont importantes, essentielles même. Elles ne doivent pas être sous-estimées, mais elles ne suffiront pas, à elles seules, à restaurer la confiance des citoyens et à résoudre la crise que traverse la justice (S. Guinchard, A. Varinard et T. Debard, Institutions juridictionnelles, Dalloz, 2015, 13e éd., n° 260 ; v. aussi le rapport du CSM, « Les Français et leur justice. Restaurer la confiance », 2008). Pour cela, il faudrait – c’est une évidence – que le budget de la justice progresse vraiment. Plus facile à dire qu’à faire, sans doute, mais les chiffres publiés par la Commission européenne pour l’efficacité de la justice donnent un sentiment de malaise. Aujourd’hui, l’institution judiciaire lutte et peine parfois à remplir sa mission. Le Parlement et le Gouvernement devraient également repenser leur rapport à la justice, car « la première source de la confiance est celle des autres institutions de l’État » (B. Louvel, 14 janv. 2016). La justice doit être plus indépendante, mais aussi moins pauvre et mieux aimée ! • 257e2 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 51 G a ze tte Spé ci a li s é e A ctua lité 257e4 Vient de paraître Bléry, maître de conférences HDR, et Jean-Paul Teboul, greffier associé du TC de Versailles ; une nouvelle pratique de la concentration, par Gaëtan Guerlin, maître de conférences). L’après-midi, sous la présidence du Doyen honoraire Bernard Beignier, sera consacrée à l’instance sur recours autour d’une intervention de Loïs Raschel, magistrat, sur la nouvelle procédure d’appel, et d’une tableronde intitulée « L’appel, quels enjeux ? » animée par le professeur Thierry Le Bars. Le professeur Vincent Mazeaud examinera ensuite le renouvellement des fonctions de la Cour de cassation, et le professeur Pierre-Yves Gautier la substitution de la « balance des intérêts » au syllogisme judiciaire. Ce colloque validera 7 heures au titre de la formation continue. Procédures civiles d’exécution 257e4 Le droit de l’exécution suppose qu’un débiteur n’exécute pas spontanément son obligation. Le créancier n’obtiendra alors pas la satisfaction à laquelle il pouvait légitimement s’attendre ; pour cette raison, on lui donne la possibilité de recouvrer sa créance. Cette matière tient une place considérable dans le système juridique français, comme le démontre l’adoption d’un Code des procédures civiles d’exécution. Elle comprend essentiellement ce que l’on appelle les voies d’exécution, ce qui englobe principalement les saisies et les mesures conservatoires. Mais il existe, notamment en droit des obligations, de nombreux procédés visant à contraindre le débiteur à s’exécuter (mise en demeure, exception d’inexécution, droit de rétention, clauses pénales ou astreintes). Cet ouvrage, à jour de la dernière actualité législative et jurisprudentielle, tant interne qu’européenne, s’adresse aux différents professionnels du droit. S. Piédelièvre, Procédures civiles d’exécution, éd. Economica, coll. Corpus, janv. 2016, 748 p., 59 €, disponible sur www.lgdj.fr 257e4 257m7 Agenda Une nouvelle ère pour la procédure civile ? 257m7 À l’heure où le Code de procédure civile fête ses quarante ans, l’Institut Demolombe (EA 967) de l’université de Caen-Normandie organise, sous la direction de Corinne Bléry et Loïs Raschel, ses prochaines Rencontres caennaises de procédure civile sur le thème « 40 ans après… Une nouvelle ère pour la procédure civile ? », le vendredi 11 mars à la faculté de droit de Caen, de 9h30 à 17h. La matinée, sous la présidence du professeur Serge Guinchard, sera l’occasion de traiter des différentes problématiques liées à la première instance, et notamment des conventions sur l’instance (les MARD, par le professeur Natalie Fricero, et l’acte de procédure d’avocat, par le professeur Soraya Amrani-Mekki) et du déroulement de l’instance (une nouvelle ère pour la communication par voie électronique, par Corinne 52 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 Inscriptions : [email protected] 257m6 257m7 Conciliation judiciaire et conciliation de justice 257m6 La cour d’appel de Paris organise, en partenariat avec l’ENM, un colloque sur le thème « Conciliation judiciaire et conciliation de justice à la cour d’appel de Paris » le mardi 15 mars, de 9h. à 17h., à la première chambre de la cour d’appel de Paris. Après le discours d’ouverture de la première présidence de la cour d’appel Paris, Chantal Arens, et les propos introductifs du président de l’Association des conciliateurs de France du ressort de la cour d’appel de Paris, Alain Yung, la matinée sera consacrée à deux interventions sur les thèmes suivants : conciliation judiciaire et conciliation de justice : le point de vue de l’historien, par le professeur Jacques Poumarède ; l’actualité législative de la conciliation dans les juridictions, par Béatrice Gorchs-Gelzer, maître de conférences à l’université de Savoie. Suivra un tableronde portant sur la pratique de la conciliation dans les tribunaux d’instance et les juridictions de proximité que viendra modérer Marie-Françoise Lebon-Blanchard, inspectrice générale adjointe des services judiciaires. L’après-midi sera consacrée à deux tables-rondes, l’une sur le recrutement, la formation et la déontologie des conciliateurs de justice, sous la houlette de Fabrice Vert, conseiller à la cour d’appel de Paris, et l’autre sur la conciliation au tribunal de commerce de Paris, qui sera animée par Isabelle Rohart Messager, conseiller à la cour d’appel de Paris. Les propos conclusifs reviendront au professeur Michèle Guillaume Hofnung. Information : [email protected] 257m6 G a z e tte Sp é cia lisée J u r i s p r u de n c e 256z5 PROCÉDURE CIVILE Insuffisance de preuve et déni de justice : un principe de complétude dans l’administration de la preuve ? 256z5 L’essentiel Le juge ne peut refuser de statuer, en se fondant sur l’insuffisance des preuves qui lui sont fournies par les parties, sous peine de déni de justice. Il lui appartient, en cas de doutes de l’expert, de lui poser des questions ou d’ordonner une nouvelle expertise. Cass. 1re civ., 12 nov. 2015, no 14-16603, M. et Mme X c/ Sté Jaguar Land Rover France, D (cassation CA Montpellier, 20 févr. 2014), Mme Batut, prés. ; Me Le Prado, SCP Le Bret-Desaché, SCP ThouinPalat et Boucard, av. 1. Plusieurs arrêts, quoique souvent inédits, ont sanctionné par un déni de justice le fait pour un juge de ne pas ordonner de compléments de preuve face à une difficulté à prouver, et de s’être contenté de rejeter la demande (1). Par un attendu de principe, la Cour de cassation y affirme : « Attendu Note par que le juge ne peut refuser Soraya AMRANI-MEKKI de statuer, en se fondant sur Professeur agrégé l’insuffisance des preuves à l’université Paris Ouest qui lui sont fournies par les – Nanterre La Défense, parties ». Véritable affront membre du Centre de droit pénal et de au principe dispositif pour criminologie (EA 3982) certains ou nette évolution de la répartition de l’office du juge et des parties dans l’administration de la preuve pour d’autres (2), de telles solutions illustrent les devoirs probatoires du juge soumis non seulement à un principe de coopération mais aussi de complétude dans l’administration de la preuve. 2. Un récent arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 12 novembre 2015, également inédit, nous fournit l’occasion d’y revenir. En l’espèce, des époux ont acquis un véhicule neuf mais dont la pédale de frein s’enfonçait anormalement et de (1) Cass. 2e civ., 21 janv. 1993, n° 92-60610, PB – Cass. 3e civ., 6 févr. 2002, n° 00-10543 et Cass. 3e civ., 9 janv. 2003, n° 01-10094 : JCP G 2003, II, 10014, note J.-M. Moulin ; Procédures 2002, comm. n° 59, R. Perrot – Cass. 2e civ., 4 janv. 2006, n° 04-15280 – Cass. 2e civ., 28 juin 2006, n° 04-17224, PB : RTD civ. 2006, p. 821, obs. R. Perrot – Cass. 2e civ, 5 avr. 2007, n° 05-14964, PB – Cass. 2e civ., 22 mai 2008, n° 07-10484 – Cass. 3e civ., 23 janv. 2007, n° 05-21292 – Cass. soc., 23 sept. 2008, n° 07-15961 – Cass. 2e civ., 5 mars 2009, n° 08-11650, PB : JCP G 2009, IV, 1566 – Cass. 3e civ., 8 déc. 2009, n° 08-11911 : Procédures 2010, comm. n° 30, R. Perrot – Cass. 3e civ., 2 févr. 2011, n° 10-30427 – Cass. 2e civ, 8 mars 2012, n° 11-10679 : Gaz. Pal. 26 mai 2012, p. 26, n° 147, note C. Bléry. (2) R. Perrot, in Procédures 2010, préc. ; C. Bléry et L. Raschel, « Droit à l’expertise : reconnaissance inavouée d’un nouvel accroc à la répartition des rôles du juge et des parties » : Procédures 2011, focus n° 17 : « Accroc à la répartition des rôles du juge et des parties ». manière aléatoire. Après avoir obtenu une expertise en référé, ils ont assigné le concessionnaire et la société FMC automobile en résolution de la vente pour vice caché. Ils ont d’abord obtenu gain de cause auprès de la cour d’appel de Nîmes par un arrêt du 4 mai 2010. Cet arrêt a cependant été cassé par un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 28 janvier 2012, pour défaut de base légale au visa de l’article 1641 du Code civil, au motif que les juges n’ont pas recherché, comme cela leur était demandé, si le défaut était antérieur à la vente. Sur renvoi après cassation, la cour d’appel de Montpellier a, le 20 février 2014, rejeté la demande en résolution de la vente pour vice caché en considérant que l’expert n’a pas pu établir que le vice était antérieur à la vente du véhicule. C’est cet arrêt qui est cassé, au visa des articles 4 du Code civil et 245 du Code de procédure civile, par l’arrêt du 12 novembre 2015 de la première chambre civile de la Cour de cassation qui reproche cette fois-ci aux juges d’appel de ne pas avoir interrogé l’expert ou prescrit une autre expertise dès lors que le rapport était insuffisant. “ Le déni de justice n’est plus réduit au seul fait de ne pas juger en raison de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi ” 3. Ce faisant, la Cour de cassation use une nouvelle fois d’une sanction symboliquement très lourde – le déni de justice –, et rappelle aux juges leurs devoirs probatoires. Le juge n’a certes pas refusé de juger, mais en rejetant la demande du fait de la difficulté à prouver, l’effet est le même. Le déni de justice n’est plus réduit au seul fait de ne pas juger en raison de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi. Sans référence à la loi, il est admis dès lors que l’effectivité de l’accès à la justice est déniée. Il en est ainsi lorsque le juge tranche le litige mais dans un délai tellement déraisonnable que le déni de justice est constitué. On ne peut d’ailleurs s’empêcher de souligner que, en l’espèce, l’affaire est renvoyée devant la cour d’appel de Toulouse qui ne pourra pas faire autrement que de diligenter d’autres mesures d’instruction, ce qui allongera de plusieurs mois, voire années, la procédure. G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 53 G a ze tte Spé ci a li s é e Jurisp rud e n ce Si cette jurisprudence qui fait le lien entre insuffisance de preuve et déni de justice n’est pas nouvelle (I), elle semble plus audacieuse, ce qui pose la question de sa pertinence (II). I. EXISTENCE DU LIEN ENTRE INSUFFISANCE DE PREUVE ET DÉNI DE JUSTICE 4. Ce n’est pas la première fois que la Cour de cassation impose ainsi une activité probatoire au juge à peine de déni de justice. Elle l’a déjà admis à de nombreuses reprises dans des hypothèses où, le plus souvent, une responsabilité était acquise mais où demeurait une difficulté probatoire à établir le quantum du préjudice subi pour obtenir indemnisation. Dans ces hypothèses, le fait de rejeter la demande est considéré par la jurisprudence de la haute cour comme étant un déni de justice : « Dès lors qu’il est saisi de la demande en réparation d’un dommage dont il a constaté l’existence, le juge est tenu de procéder à son évaluation, quelles qu’en soient les difficultés » (3). 5. Cette jurisprudence a pu être critiquée, notamment par Roger Perrot qui regrettait qu’elle devienne « de plus en plus répétitive » (4). Il est vrai que l’article 6 du Code de procédure civile impose aux parties d’alléger les faits propres à soutenir leurs prétentions et que l’article 9 leur impose de les prouver. La charge de la preuve incombe aux parties et non au juge qui, tout au contraire, ne peut pallier leur carence (CPC, art. 146). Face à l’impossibilité de prouver, le juge devrait rejeter la demande car le risque de la preuve doit peser sur celui qui en avait la charge. Il a également été pertinemment souligné un décalage entre la jurisprudence qui n’oblige pas le juge à relever la règle de droit applicable et cette exigence en matière probatoire (5). D’un point de vue, non négligeable, de gestion des flux, la remarque n’est pas anodine et la jurisprudence semble à contre-courant d’une économie procédurale (6). 6. Pourtant, dans l’hypothèse la plus fréquente – qui concerne la difficulté à établir le quantum du préjudice –, on peut comprendre que les parties n’aient pas à établir le montant du préjudice du fait du particularisme des obligations en valeur. Dans ces cas, la compatibilité entre la charge de la preuve et l’obligation faite au juge apparaît assez naturellement. Dans sa thèse sur la charge de la preuve en droit civil, M. Nicolas Hoffschir estime ainsi que « l’objet de l’obligation en valeur réside dans la seule détermination du dommage éprouvé et non dans le montant exact de la prestation qui permettra de le compenser (...). Lui imposer en outre de prouver le montant de la prestation qui permettra de compenser ce dommage, revient en définitive à imposer au juge davantage que ne le prévoit l’article 1315 du Code civil » (7). Décider autrement reviendrait à reconnaître un droit dépourvu de toute substance, ce qui caractérise le déni de justice. « En refusant d’en fixer le montant, le juge place la partie dans une situation (3) R. Perrot, in Procédures 2010, préc. (4) Ibid. (5) V. cep. C. Bléry et L Raschel, préc. : « Il est difficile de comprendre pourquoi la Cour de cassation fait preuve, ici plus qu’ailleurs, d’une grande mansuétude [à l’égard du plaideur]. À la réflexion, le besoin de protection semble bien plus pressant sur le terrain du droit ». (6) S. Armani-Mekki, « L’économie procédurale » : RID pén. 2016, à paraître. (7) N. Hoffschir, La charge de la preuve en droit privé, préf. S. Amrani-Mekki, Dalloz, coll. Nouvelle bibliothèque de thèses, 2016, spéc. n° 320. 54 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 délicate ; il reconnaît l’existence d’un droit dénué de tout contenu, d’une coquille vidée de toute sa substance. La situation du justiciable explique ainsi le devoir imposé au juge de procéder, même d’office, à l’évaluation de la créance dont il a admis l’existence en son principe » (8). 7. L’espèce est cependant singulière en ce que le droit n’était ici pas acquis, mais précisément subordonné à la preuve de l’antériorité du vice. Il ne s’agissait pas seulement d’évaluer l’étendue d’une indemnisation mais de vérifier l’application de la règle de droit. Ce faisant, l’arrêt invite à une relecture de l’article 245 du Code de procédure civile qui, tel que rédigé, n’ouvre que des pouvoirs, d’ailleurs encadrés, et non de réels devoirs probatoires. Il dispose en effet que « le juge peut toujours inviter le technicien à compléter, préciser ou expliquer, soit par écrit, soit à l’audience, ses constations et conclusions ». Pourtant, la solution a des précédents. Ainsi, par un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 30 janvier 2007, même si le déni de justice n’était pas encore visé (9), il était précisé qu’il appartenait à la cour d’appel, « si elle estimait que le rapport de l’expert judiciaire, désigné à l’occasion du litige, était insuffisamment précis pour établir la réalité des vices invoqués et leur nature, d’interroger ce dernier ou le cas échéant d’ordonner un complément d’expertise » (10). Cependant, dans l’arrêt de 2007, le rapport était imprécis. À l’inverse, dans l’arrêt d’espèce, le juge précisait bien être dans l’impossibilité de prouver. Le rapport traduisait en effet « son incapacité à expliquer par une raison technique quelconque l’absence de résistance constatée lors de l’enfoncement de la pédale de frein ». Incapacité technique et radicale ou incapacité de l’expert ? Il aurait fallu que le juge pose des questions et tente de compléter les preuves. Il est dès lors possible de s’interroger sur la pertinence de ce mouvement jurisprudentiel. II. PERTINENCE DU LIEN ENTRE INSUFFISANCE DE PREUVE ET DÉNI DE JUSTICE 8. La charge de la preuve incombe à celui qui émet une prétention en vertu des articles 1315 du Code civil, 6 et 9 du Code de procédure civile. Pourtant, s’arrêter à cette considération consiste à avoir une perception statique de la charge de la preuve, là où les auteurs ibéro-américains parlent opportunément de la charge dynamique de la preuve, qui est une réalité dans le droit positif français. Chacun doit concourir à la manifestation de la vérité (C. civ., art. 10), le juge y compris. Le principe dispositif n’est pas en cause car il est du devoir du juge de trancher le litige et il n’a pas seulement l’obligation de connaître le droit, il a aussi celle de connaître les faits. Ainsi que l’indiquait déjà le doyen Cornu, « à la maxime jura novit curia, il faudrait adjoindre la réplique facta novit curia : le juge (…) est d’abord un juge du fait, un juge de la preuve. Le juge a vocation directe et personnelle à connaître le (8) Ibid., spéc. n° 322. (9) Si les solutions se répètent, les fondements varient, ainsi que les visas. V., par ex., pour un visa de CPC, art. 4 : Cass. 2e civ, 8 mars 2012, n° 11-10679, préc. (10) Cass. 1re civ., 30 janv. 2007, n° 06-11028 : Procédures 2007, comm. n° 79 ; Dr. et patr., n° 166, janv. 2008, p. 103, obs. S. Amrani-Mekki. G a z e tte Sp é cia lisée J u r i s p r u de n c e fait » (11). Il existe un principe de coopération des parties et du juge dans la recherche des éléments de preuve, ce qui est indéniable depuis que la conception de l’office du juge a évolué au XXe siècle. Les nombreux pouvoirs dont il dispose dans le Code de procédure civile pour rechercher les éléments de preuve en témoignent. “ Les parties auraient la charge de la vraisemblance et le juge celle de compléter les preuves ” 9. Le courant jurisprudentiel semble pourtant aller plus loin que la seule coopération pour exiger du juge qu’il complète les éléments de preuve apportés par les parties lorsqu’elles ne sont pas aptes à le faire sans qu’on puisse y déceler une carence. Les parties auraient la charge de la vraisemblance et le juge celle de compléter les preuves. Une telle répartition existe d’ores et déjà en droit administratif, qui est cependant teinté d’inquisitoire. M. Bernard Pacteau traite ainsi de l’office du juge en soulignant la « souplesse et les largesses, et concrètement sa générosité pour le requérant, jamais laissé seul face à sa prétention, avec des charges de preuve, oui mais non sans partage avec l’autre partie et non plus sans participation active du juge lui-même » (12). Le juge n’y procèdera cependant que si le justiciable a établi une suffisante vraisemblance de ses dires (13). Il vient ainsi compléter les preuves et non les établir directement (14). Émerge ainsi, à côté du principe de coopération, un principe de complétude dans l’administration de la preuve (15) qui en est une facette. Il ne s’agit pas de prouver à la place des parties, mais de compléter les éléments de preuve qu’elles ont dû préalablement apporter. 10. En l’espèce, les parties ont allégué les faits propres à soutenir leurs prétentions et ont prouvé l’existence d’un vice caché. La seule question qui demeure consiste à (11) G. Cornu, rapport de synthèse, in Les rôles respectifs du juge et du technicien dans l’administration de la preuve, Xe colloque des IEJ, Poitiers, 26 et 28 mai 1975, PUF 1976, p. 107 et s., spéc. p. 111. (12) B. Pacteau, Traité de contentieux administratif, PUF, 2008, p. 312, spéc. n° 268. La particularité est ici que le juge a des pouvoirs directs et d’office contre l’administration dont il fait un usage important depuis la fameuse jurisprudence Couespel du Mesnil du 1er mai 1936 : CE, 1er mai 1936 : Lebon, p. 485 : « Il appartient au juge d’exiger de l’administration compétente la production de tous documents susceptibles d’établir sa conviction et de permettre la vérification des allégations du requérant ». Repris par CE, ass., 28 mai 1954, Barel et a. : Lebon, p. 308 ; D. 1954, p. 594, G. Morange ; RDP 1954, p. 509, concl. Waline ; S. 1954, 3, p. 97, note. A. Mathiot. (13) D. Ammar, « Preuve et vraisemblance. Contribution à l’étude de la preuve technologique » : RTD civ. 1993, p. 501 et s. Adde : C. Puigelier, « Vrai, véridique et vraisemblable », in La preuve, C. Puigelier (dir.), Economica, 2004, p. 195 et s. (14) Le juge prononce des mesures d’instruction si les preuves sont insuffisantes, à moins qu’il se trouve « en présence d’allégations qui ne sont assorties d’aucune précision et qu’aucune pièce du dossier ne corrobore » : CE, 30 janv. 1980, Comm. de Montargne sur Gironde : Lebon, p. 56. (15) S. Amrani-Mekki, « Les traditions probatoires en droit processuel », in Regards croisés sur la preuve, M. Mekki, L. Cadiet et C. Grimaldi (dir.), Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2015, p. 111 et s. Sur cette notion utilisée au regard de l’office du juge quant à la règle de droit, v. P. Blondel : « La charge de la concentration et le principe de complétude » : JCP 2012, I, 464 ; P. BLondel, Le juge et le droit, Doc. fr., 1998, p. 156 et s. savoir si le vice était antérieur ou non à la vente. Les parties n’ont pas failli dans la démonstration et ont utilisé les moyens procéduraux à leur disposition, à savoir les mesures d’expertise. La difficulté à prouver ne provient pas de leur carence ou de leur négligence, mais de difficultés techniques qui leur sont extérieures. Elles ont prouvé tout ce qu’elles pouvaient et se trouvent face à une difficulté qui ne leur est pas imputable. Rejeter leur demande de ce fait reviendrait à nier leur droit à obtenir justice car le rejet ne se fonderait pas sur l’absence de droit ou sur l’absence de preuve mais sur la difficulté à prouver. Le chemin vers la preuve était en partie parcouru. Il ne restait « plus qu’à » établir l’antériorité du vice par rapport à la vente. L’inaptitude des parties à la preuve supposait, selon la Cour de cassation, l’intervention du juge pour compléter les éléments de preuve apportés. 11. Toute la question est désormais de savoir à partir de quel moment les parties ont suffisamment apporté d’éléments pour que puisse être exigé des juges qu’ils complètent les éléments de preuve, sans pour autant pallier leur carence. La frontière n’est pas évidente. Surtout, que faire lorsque la preuve n’apparaît pas possible ? Il y a peut-être une distinction à faire entre la preuve possible mais qui n’a pas été assez recherchée et celle qui serait de toute manière impossible à établir. Dans le premier cas, on peut comprendre que les parties ayant fait une partie du chemin, le juge doive les accompagner au bout. En revanche, lorsque la preuve est impossible, il n’est pas utile de partir dans une quête irréaliste. Le risque de la preuve devra alors reposer sur la partie car elle ne peut reposer sur le juge. Au final, le risque de la preuve doit reposer sur celui qui a la charge de la preuve mais c’est, semble-t-il, sous réserve que le juge n’ait pas pu compléter les éléments apportés. « Nous vivons à une époque où l’on attend beaucoup de ceux qui détiennent une parcelle de l’autorité publique, trop peut-être. Le juge n’échappe pas à la règle » (16). 256z5 (16) R. Perrot, in Procédures 2003, comm. n° 59. G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 55 G a ze tte Spé ci a li s é e Jurisp rud e n ce 256z3 PROCÉDURE CIVILE L’énigmatique nature du contrôle exercé sur la motivation du rejet des pièces et conclusions de dernière heure 256z3 L’essentiel La chambre commerciale de la Cour de cassation casse, pour défaut de base légale au regard de l’article 15 du Code de procédure civile, un arrêt d’appel qui avait écarté des conclusions tardives « sans expliquer, même sommairement, en quoi elles n’avaient pas été déposées en temps utile avant l’ordonnance de clôture ». L’arrêt s’insère très nettement dans la ligne jurisprudentielle amorcée par un arrêt de chambre mixte du 3 février 2006. La nature exacte du contrôle exercé demeure cependant assez difficile à appréhender. Cass. com., 17 nov. 2015, no 14-15270, M. X c/ Société générale, D (cassation CA Montpellier, 3 avr. 2013), Mme Mouillard, prés. ; SCP Lyon-Caen et Thiriez, av. À l’heure où fleurissent – à nouveau (1) – les inviLucie MAYER tations à enrichir la motivaProfesseur à l’université tion des arrêts de la Cour de de Reims Champagnecassation afin d’améliorer Ardenne, membre leur lisibilité (2), l’arrêt rendu du CEJESCO par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 17 novembre 2015 et l’évolution jurisprudentielle dans laquelle il s’insère constituent une parfaite illustration de ce que la concision n’est pas toujours gage de clarté. Note par La question posée concernait la motivation exigée du juge du fond lorsqu’il déclare irrecevables des conclusions ou des pièces signifiées très peu de temps avant l’ordonnance de clôture. En la matière, une importante décision de chambre mixte est intervenue le 3 février 2006 (3). Afin d’apprécier le sens et la portée de l’arrêt commenté, il est nécessaire de se livrer au préalable à un bref rappel des textes applicables et de la teneur de l’arrêt rendu en 2006. 1. L’article 15 du Code de procédure civile impose aux parties de « se faire connaître mutuellement en temps utile les moyens de fait sur lesquels elles fondent leurs prétentions, les éléments de preuve qu’elles produisent et les moyens de droit qu’elles invoquent, afin que chacune soit à même d’organiser sa défense ». Combiné à l’article 16, alinéa 2, et à l’article 135 du même code (le dernier exclusivement à propos des pièces), le texte signifie que, dans une procédure écrite, le juge est en droit (1) A. Tunc et A. Touffait, « Pour une motivation plus explicite des décisions de justice, notamment celles de la Cour de cassation » : RTD civ. 1974, p. 489. (2) V. à ce sujet la conférence-débat qui s’est tenue à la Cour de cassation le 24 novembre 2015, « Regards d’universitaires sur la réforme de la Cour » : JCP G 11 janv. 2016, suppl. au n° 1-2, compte-rendu disponible sur le site Internet de la Cour de cassation, notamment la 3e table ronde : « Les arrêts de la Cour de cassation, nouvelle manière de motiver ? ». (3) Cass., ch. mixte, 3 févr. 2006, n° 04-30592 : Bull. ch. mixte, n° 2 ; Gaz. Pal. 18 févr. 2006, p. 6, n° G0611, avis Lafortune ; JCP G 2006, I, 183, n° 13, obs. T. Clay ; JCP G 2006, II, 10088, note O. Salati ; Procédures 2006, n° 70 et RTD civ. 2006, p. 376, obs. R. Perrot ; Rev. huissiers 2006, p. 214, obs. N. Fricero ; D. 2006, p. 1268, note A. Bolze ; Dr. et patr. 2007, p. 119, obs. S. Amrani-Mekki. 56 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 d’écarter les pièces ou les moyens même lorsqu’ils sont communiqués avant l’ordonnance de clôture, s’il constate qu’ils ne l’ont pas été « en temps utile », c’est-à-dire suffisamment longtemps à l’avance pour que les autres parties aient eu la possibilité d’en prendre connaissance et, le cas échéant, d’y répondre. C’est dire que la notion de temps utile varie en fonction des circonstances : telles conclusions déposées le jour même de la clôture seront considérées comme communiquées en temps utile si elles ne contiennent aucun moyen véritablement nouveau, tandis que telles autres transmises une semaine auparavant seront jugées tardives si elles soulèvent une question nouvelle et complexe (4). Antérieurement à 2006, la Cour de cassation subordonnait quasi unanimement le rejet des pièces et conclusions tardives à la caractérisation par le juge des « circonstances particulières », inhérentes au contenu des conclusions ou des pièces, ayant empêché l’adversaire « de répondre à ces conclusions » (5) ou « ayant empêché de respecter le principe de la contradiction » (6). La deuxième chambre civile semblait quant à elle s’orienter depuis peu vers la possibilité pour le juge de fonder l’irrecevabilité de pièces ou de conclusions tardives sur le constat d’un comportement contraire à la loyauté des débats (7) ; autrement dit, les circonstances de nature à justifier l’irrecevabilité pouvaient désormais être également externes à l’acte communiqué tardivement (8). (4) J. Héron et T. Le Bars, Droit judiciaire privé, Montchrestien, 2012, 5e éd., n° 611. (5) Cass. 2e civ., 10 juill. 1996, n° 94-19818 : Bull. civ. II, n° 208, trois arrêts ; v. aussi Cass. 1re civ., 17 févr. 2004, n° 01-16659 : Bull. civ. I, n° 53 ; D. 2004, p. 1995, note A. Bolze. (6) Cass. 2e civ., 11 janv. 2001, n° 99-13060 : Bull. civ. II, n° 5 – Cass. com., 28 sept. 2004, n° 01-12030 : Bull. civ. IV, n° 174. (7) Cass. 2e civ., 23 oct. 2003, n° 01-00242 : Bull. civ. II, n° 326 – Cass. 2e civ., 2 déc. 2004, n° 02-20194 : Bull. civ. II, n° 514 ; v. aussi Cass. 3e civ., 21 févr. 2001, n° 99-14641 : Bull. civ. III, n° 21. (8) V. rapport du cons. rapp. Bargue, sous Cass. ch. mixte, 3 févr. 2006, préc. G a z e tte Sp é cia lisée J u r i s p r u de n c e “ Le juge ne peut pas se contenter de constater la proximité des dates respectives de dépôt des conclusions ou des pièces et de l’ordonnance de clôture ” Par un arrêt de chambre mixte du 3 février 2006, la Cour de cassation a toutefois adopté une troisième formule (9). Alors que le pourvoi reprochait classiquement à la cour d’appel « de n’avoir pas caractérisé les circonstances particulières qui avaient empêché le respect du contradictoire au regard des articles 15, 16 et 783 du nouveau Code de procédure civile », la Cour a rejeté le pourvoi au motif « qu’il résulte des constatations souveraines de l’arrêt que les pièces n’avaient pas été communiquées en temps utile au sens des articles 15 et 135 du nouveau Code de procédure civile ». L’apport exact d’une telle décision demeure aujourd’hui encore quelque peu malaisé à déterminer. La lecture a posteriori de l’avis de l’avocat général Lafortune et du rapport du conseiller rapporteur Bargue révèle que la Cour de cassation a souhaité abandonner la jurisprudence antérieure ci-dessus rappelée. Mais en quoi exactement ? L’affirmation du pouvoir souverain du juge du fond ne constitue pas une nouveauté. La Cour de cassation n’a jamais contrôlé la réalité des circonstances invoquées par le juge, puisque l’appréciation du caractère suffisant d’un laps de temps donné pour organiser sa défense constitue une question de fait. Le contrôle exercé par la Cour de cassation a donc toujours porté exclusivement sur la motivation de la décision du juge du fond : les circonstances qui ont déterminé sa position doivent au moins être énoncées. Aussi bien les arrêts antérieurs au 3 février 2006 sont-ils déjà tous des cassations pour défaut de base légale. Le changement d’orientation résultant de l’arrêt du 3 février 2006 a donc simplement consisté à réduire l’étendue du contrôle et, corrélativement, de la motivation requise. Désormais, le juge n’a plus à caractériser in concreto en quoi il y a eu atteinte au principe de la contradiction ; il lui suffit d’énoncer les motifs, quels qu’ils soient, l’ayant conduit à estimer que les conclusions n’ont pas été transmises « en temps utile ». Est-ce à dire que le juge peut désormais se contenter de constater la proximité des dates respectives de dépôt des conclusions et de l’ordonnance de clôture, la tardiveté conduisant objectivement à constater une absence de dépôt en temps utile ? C’est la solution que l’avocat général appelait de ses vœux en 2006 (10), ainsi qu’une partie de la doctrine (11). Dans l’espèce à l’origine de l’arrêt du 3 février 2006, précisément, l’arrêt d’appel avait déduit une violation du principe de la contradiction du seul constat selon lequel les pièces avaient été communiquées « trois jours, dont un seul ouvrable, avant la clôture ». (9) Cass., ch. mixte, 3 févr. 2006, préc. (10) V. avis de l’av. gén. Lafortune, préc. (11) A. Bolze, D. 2004, p. 1995 ; O. Salati, note préc. Dès lors que le pourvoi contre cet arrêt était rejeté, il était légitime d’augurer que la seule considération de la date de signification des conclusions et pièces pourrait désormais suffire à justifier, objectivement, le rejet de celles-ci (12). 2. L’examen des arrêts ultérieurement rendus par la Cour de cassation, dont l’arrêt commenté du 17 novembre 2015, conduit pourtant à constater qu’il n’en est rien. Régulièrement, des décisions d’irrecevabilité de pièces ou de conclusions tardives sont censurées au motif explicite (13) ou implicite (14) qu’elles reposent sur la seule mention de la date de signification de celles-ci. Dans l’espèce ayant donné lieu à l’arrêt du 17 novembre 2015, la cour d’appel avait déduit une atteinte au principe de la contradiction du seul constat que les conclusions avaient été déposées le 7 février, alors que la clôture devait intervenir le 12. Une telle motivation n’est pas jugée suffisante par la chambre commerciale, qui casse l’arrêt pour défaut de base légale. Il est vrai que les conclusions avaient été communiquées cinq jours avant la clôture, ce qui n’est pas la même chose que le jour même. La Cour de cassation aurait-elle tendance à juger insuffisante la seule mention de la date uniquement lorsque le temps laissé à la partie adverse, pour être court, ne se réduit pas à néant ? Il faudrait alors être en mesure de constater qu’elle juge au contraire suffisant un motif de cette nature lorsque les conclusions ou les pièces sont littéralement déposées en « dernière heure ». Or, tel n’est pas le cas : la seule mention de la date est parfois jugée insuffisante alors même que les pièces ou conclusions ont été signifiées la veille (15) ou le jour même de la clôture (16). S’il apparaît ainsi que la seule proximité des dates respectives de signification des conclusions ou des pièces et de la clôture ne suffit toujours pas, aujourd’hui, à justifier une irrecevabilité, en revanche, il est indéniable que, dans la plupart de ses arrêts, la Cour de cassation n’emploie plus la même formule qu’auparavant lorsqu’elle censure une insuffisance de motivation (17). Dans l’arrêt du 17 novembre 2015, le pourvoi invoquait le moyen traditionnel selon lequel « le juge ne peut écarter des conclusions déposées avant l’ordonnance de clôture sans préciser les circonstances particulières qui ont empêché de respecter le principe de la contradiction ». Or, si l’arrêt est effectivement cassé, c’est aux motifs suivants : « Attendu que pour écarter les conclusions de M. X du 7 février 2013, l’arrêt retient qu’elles portent atteinte au principe de la contradiction ; Qu’en se déterminant ainsi, sans expliquer, même sommairement, en quoi les conclusions du 7 février 2013 n’avaient pas été déposées en temps utile avant l’ordonnance de clôture fixée au 12 février 2013, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision [au regard de l’article 15 du Code de procédure civile] ». L’intention d’alléger l’exigence de motivation est clairement affichée : s’il (12) En ce sens : A. Bolze, D. 2006, p. 1268, note préc. ; O. Salati, note préc. (13) Cass. soc., 13 déc. 2006, n° 04-45542 – Cass. 1re civ., 5 déc. 2012, n° 11-20552 : Procédures 2013, n° 38, obs. R. Perrot. (14) Cass. com., 8 déc. 2009, n° 08-21408 – Cass. 2e civ., 10 mars 2009, n° 08-10818 : Procédures 2009, n° 134, obs. R. Perrot – Cass. 2e civ., 25 févr. 2010, n° 09-13400 : Procédures 2010, n° 111, obs. R. Perrot. (15) Cass. 2e civ., 10 mars 2009, préc. (16) Cass. com., 8 déc. 2009, préc. – Cass. 2e civ., 25 févr. 2010, préc. (17) Cass. 2e civ., 10 mars 2009, préc. – Cass. 2e civ., 25 févr. 2010, préc. – Cass. soc., 18 mai 2011, n° 10-30421. G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 57 G a ze tte Spé ci a li s é e Jurisp rud e n ce est toujours exigé du juge du fond qu’il « explique » en quoi la proximité des dates conduisait en l’occurrence à considérer que les conclusions n’avaient pas été transmises « en temps utile », la motivation requise peut se contenter d’être « sommaire ». Le juge n’a plus à caractériser concrètement les raisons pour lesquelles, selon lui, l’autre partie n’a pas eu le temps nécessaire pour répondre. Claire en apparence, la distinction ainsi opérée entre une motivation lourde, abandonnée, et une motivation sommaire, désormais seule requise, est délicate à appréhender concrètement. En toute logique, elle implique en effet qu’une décision de rejet de pièces ou conclusions tardives pourrait désormais être considérée comme suffisamment motivée, quand bien même elle ne caractériserait pas in concreto l’impossibilité pour l’adversaire de répondre (les fameuses « circonstances particulières »). La décision pourrait donc reposer sur un motif d’un autre ordre, dès lors que ce dernier serait indiqué. “ La jurisprudence en matière de contrôle de la motivation des décisions de rejet des pièces et conclusions de dernière heure n’est pas d’une grande cohérence ” Mais de quoi pourrait-il bien s’agir ? Rappelons-le, la décision ne pourra pas se fonder sur une impossibilité abstraite de répondre aux conclusions tardives qui découlerait objectivement du seul constat de la tardiveté, puisque le juge ne peut se contenter de comparer les dates respectives de la signification des conclusions et de la clôture. Un motif suffisant pourrait-il résider, par exemple, dans l’illégitimité du retard, notamment lorsque la partie avait reçu les écritures adverses des mois auparavant et connaissait la date de clôture depuis longtemps ? À lire l’arrêt commenté, il ne le semble pas, dès lors que la cour d’appel avait justement relevé que les conclusions adverses avaient été notifiées onze mois auparavant et que ce motif n’a pas été jugé suffisant (18). Mais il faut signaler une autre décision qui semble se satisfaire de la motivation d’une cour d’appel ayant relevé que les conclusions avaient été déposées « le 3 octobre 2008, soit trois jours avant la date de l’ordonnance de clôture dont les parties avaient été avisées dès le 7 avril 2008 » (19). Autre interrogation : la Cour de cassation pourrait-elle juger suffisant un motif tiré du comportement déloyal de la partie en retard, lorsqu’il est manifeste qu’elle a cherché sciemment à désorganiser (18) V. aussi Cass. 2e civ., 10 nov. 2010, n° 09-71326. (19) Cass. 1re civ., 17 nov. 2010, n° 09-11979 : Procédures 2011, n° 49, obs. R. Perrot. 58 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 la défense de l’adversaire ? Peut-être, encore qu’à notre connaissance, une telle considération n’apparaît jamais à la lecture des arrêts de la Cour de cassation, pas même dans l’arrêt de chambre mixte du 3 février 2006, alors pourtant que la déloyauté était patente (20). Il s’avère ainsi très difficile d’identifier des motifs d’irrecevabilité susceptibles d’être considérés comme suffisants, en dehors de la caractérisation concrète de l’impossibilité pour l’adversaire de répondre. Ajoutant à ces incertitudes, certaines décisions postérieures au 3 février 2006 reprennent la formule que l’on croyait abandonnée, reprochant aux juges du fond de ne pas avoir « précis[é] les circonstances particulières qui avaient empêché le respect de la contradiction » (21). Le moins que l’on puisse dire est que la jurisprudence en matière de contrôle de la motivation des décisions de rejet des pièces et conclusions de dernière heure n’est pas d’une grande cohérence. Un seul constat se dégage toutefois avec certitude : la Cour de cassation n’entend pas renoncer à tout contrôle de la motivation. Attentive à ce que le pouvoir souverain accordé au juge du fond ne dégénère pas en arbitraire, elle « tient encore solidement en main les leviers de commande » (22). Or, il n’est pas inutile de remarquer que les arrêts rendus en la matière relèvent de la fonction dite « disciplinaire » de la Cour de cassation, puisque, selon la définition figurant sur le site de celle-ci : « La Cour de cassation rend un arrêt dit disciplinaire lorsqu’elle ne remet pas en cause la solution adoptée par le juge du fond, mais qu’elle est toutefois amenée à la sanctionner au regard du non-respect d’éléments de procédure » (23). Chacun sait que la fonction disciplinaire est aujourd’hui opposée à la fonction dite normative de la Cour (24), afin de légitimer une différenciation des modes de traitement des pourvois. Seuls les pourvois susceptibles de donner lieu à un arrêt de portée normative mériteraient d’être examinés dans le cadre d’un circuit long, tandis que les questions d’ordre disciplinaire, si elles ne seraient pas nécessairement exclues du contrôle de la Cour de cassation (25), pourraient néanmoins être jugées par la voie d’un circuit court, dont les modalités restent à préciser. Cette conception renouvelée du rôle de la Cour de cassation lui permettra-t-elle de poursuivre dans de bonnes conditions la louable tâche de contrôler la motivation des décisions du fond ? 256z3 (20) V. avis de l’av. gén. ; O. Salati, note préc. (21) Cass. 1re civ., 5 déc. 2012, préc. – v. aussi Cass. soc., 13 déc. 2006, préc. (22) Procédures 2009, n° 134, obs. R. Perrot, préc. (23) https://www.courdecassation.fr/cour_cassation_1/reforme_cour_7109/ reforme_cour_33249.html, en bas de la page. (24) Sur laquelle, lire B. Haftel, « Libres propos sur l’avant-projet de réforme de la Cour de cassation et la fonction du juge » : D. 2015, p. 1378 ; P. Théry, conférence-débat du 24 nov. 2015, préc. note 2. (25) V. l’entretien accordé par M. le président B. Louvel : JCP G 2015, 1122. G a z e tte Sp é cia lisée J u r i s p r u de n c e 255n7 Chronique de jurisprudence de procédure civile 255n7 L’essentiel Sous la direction de Soraya AMRANI-MEKKI Professeur agrégé à l’université Paris Ouest – Nanterre La Défense, membre du Centre de droit pénal et de criminologie (EA 3982), membre du Conseil supérieur de la magistrature, membre de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme Les dernières semaines nous ont livré quelques arrêts notables en matière procédurale. La Cour de cassation a ainsi non seulement confirmé son contrôle de la fraude à l’arbitrage, mais assuré un contrôle approfondi en qualifiant la procédure de simulacre (Cass. 1re civ., 4 nov. 2015, n° 14-22630). La haute juridiction a aussi précisé que les délais dits Magendie des articles 908 et 909 du CPC ne sont pas applicables dans les procédures d’appel des décisions en matière de procédures collectives (C. com., art. R. 661-6) qui sont soumises à la procédure à jour fixe. La haute juridiction a également rappelé que si, sans motif légitime, l’appelant ne comparaît pas, seul l’intimé peut demander une décision sur le fond. Elle a, enfin, rappelé des jurisprudences bien établies comme la date de naissance de l’instance au jour de l’assignation sous réserve de l’enrôlement au greffe (Cass. 1re civ., 18 nov. 2015, n° 14-23411), le fait que la transmission universelle de patrimoine entre deux sociétés implique la continuation de la personne et l’identité de qualité, justifiant ainsi l’application de la règle de l’unicité de l’instance (Cass. soc., 22 sept. 2015, n° 14-11321). PLAN I. MODES ALTERNATIFS DE RÈGLEMENT DES LITIGES.............. (néant) II. ACTION..................................................... p. 59 III. ARBITRAGE............................................. p. 61 IV. COMPÉTENCE..................................... (néant) V. ACTES ET DÉLAIS DE PROCÉDURE......... p. 63 VI. INCIDENTS.......................................... (néant) VII. PREUVE.................................................. p. 67 VIII. OFFICE DU JUGE................................... p. 70 IX. JUGEMENT.......................................... (néant) X. PROCÉDURES RAPIDES........................... p. 71 XI. VOIES DE RECOURS................................ p. 72 XII. VOIES D’EXÉCUTION.............................. p. 78 II. ACTION Précisions utiles sur le domaine de la règle de l’unicité de l’instance en cas de transmission universelle du patrimoine entre deux sociétés 257a3 1 L’essentiel La transmission universelle du patrimoine entre deux sociétés a des incidences sur l’étendue de la règle de l’unicité de l’instance. Elle peut aboutir à l’irrecevabilité d’une demande nouvelle du salarié qui vise à contester son licenciement. Cass. soc., 22 sept. 2015, no 14-11321, Sté Transports rapides J. Besson et cie c/ M. X, FS–PB (cassation sans renvoi CA Grenoble, 26 nov. 2013), M. Frouin, prés. ; SCP Gatineau et Fattaccini, av. Note par Vincent ORIF Maître de conférences, université de Caen Normandie, institut Demolombe – EA 967 l’unicité de l’instance. L es effets procéduraux de la transmission universelle du patrimoine en cas de dissolution d’une société, sans liquidation, ont des incidences sur le domaine d’application de la règle de En l’espèce, un salarié est engagé le 3 juin 2003 par la société Fourgon des Alpes. Le salarié saisit le conseil des prud’hommes pour contester une mise à pied. Avant la clôture des débats, en date du 8 septembre 2010, la société J. B. Bessons transports est venue aux droits de la première société en exécution d’une transmission universelle du patrimoine. Par ailleurs, le salarié est licencié le 27 août 2010. Le 9 novembre 2010, le conseil G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 59 G a ze tte Spé ci a li s é e Jurisp rud e n ce des prud’hommes annule la mise à pied. Le 5 janvier 2011, le salarié effectue une nouvelle saisine du conseil des prud’hommes pour contester son licenciement. La seconde société de transport lui oppose la règle de l’unicité de l’instance. Les juges d’appel écartent cette fin de non-recevoir aux motifs qu’il ne peut pas être reproché au salarié de ne pas avoir surveillé le statut de son adversaire au registre du commerce et des sociétés. Le salarié a donc pu légitimement croire qu’il était en présence d’un nouvel employeur, distinct de la première société de transport, d’autant qu’à aucun moment la seconde société n’a indiqué que la première avait cessé d’exister. En conséquence, il est demandé à la Cour de cassation si la règle de l’unicité de l’instance rend irrecevable la demande, relative au licenciement, introduite dans un nouveau procès contre la seconde société alors que cette demande est née avant la clôture des débats du premier procès opposant le salarié et la première société. Au visa des articles 1844-5 du Code civil et R. 1452-6 du Code du travail, la Cour de cassation casse sans renvoi l’arrêt d’appel. Le raisonnement est en deux temps. D’abord, en raison de la transmission universelle de tous les droits et obligations de la première à la seconde société, la règle de l’unicité de l’instance peut être opposée au salarié. Ensuite, la demande nouvelle du salarié concerne le même contrat de travail que celle qui a donné lieu « à la précédente instance ». En conséquence, la demande du salarié est irrecevable. Cet arrêt de la Cour de cassation peut être partiellement approuvé. Il n’en demeure pas moins qu’il illustre les dangers de la règle de l’unicité de l’instance qui peut priver un salarié du droit d’accès au juge en raison d’une jurisprudence sévère de la chambre sociale de la Cour de cassation. 1. D’une part, le premier temps de l’arrêt examiné est à approuver. Il illustre que la notion de partie est l’une des conditions de mise en œuvre de la règle de l’unicité de l’instance (1). Deux remarques peuvent ici être effectuées. D’abord, en principe, en cas de transfert du contrat de travail, un salarié peut former une demande nouvelle contre le nouvel employeur, même si un premier procès opposant le salarié à l’ancien employeur s’est achevé par une décision au fond (2). Toutefois, la transmission universelle du patrimoine entre les deux sociétés explique que la solution soit différente. En raison de cette transmission universelle, l’ayant-cause universel recueille, sans solution de continuité, l’ensemble des biens, droits et obligations composant le patrimoine de la société absorbée (3) ou apporteuse (4), ainsi que les actions qui y sont attachées. La transmission universelle du patrimoine a donc des effets substantiels et processuels. Au plan substantiel, (1) V. Orif, La règle de l’unicité de l’instance, préf. S. Amrani-Mekki, LGDJ, Bibl. Droit social, T. 56, 2012, p. 44-57, spéc. p. 45-49. (2) Cass. soc., 10 mai 1999, n° 97-41330 : Bull. civ. V, n° 206 – Cass. soc., 20 juin 2000, n° 98-42734 : Bull. civ. V, n° 240 – Cass. soc., 5 déc. 2007, n° 06-40565 – Cass. soc., 10 mai 2012, n° 10-26107. (3) Il existe plusieurs hypothèses de transmission universelle du patrimoine. L’une d’elles est la fusion-absorption. (4) Il s’agit de la transmission universelle de patrimoine résultant d’un apport partiel d’actif. V. M.-L. Coquelet, « Portée de l’effet substitutif processuel attaché à la transmission universelle de patrimoine résultant d’un apport partiel d’actif soumis au régime des scissions », note sous Cass. 2e civ., 7 janv. 2010, n° 08-18619 : Dr. sociétés 2010, comm. n° 65, p. 10-11. 60 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 l’obligation transmise est celle qui appartenait à la société dissoute. De même, processuellement, la solution est identique pour l’action en justice attachée à cette obligation (5). Ainsi, l’autorité de la chose jugée peut être opposée à la société absorbante, même si la décision a été rendue à l’encontre de la société absorbée (6). Cette solution a été reprise pour un litige relatif à un contrat de travail (7). Il est donc conseillé à la société bénéficiant de la transmission universelle de patrimoine de se manifester au cours du procès engagé. Certes, elle peut poursuivre l’instance en son nom sur le fondement des droits qui lui ont été transmis. Toutefois, cette poursuite n’est pas automatique. Il convient de faire reconnaître sa qualité de partie à l’instance, ce qui peut être effectué sous différentes formes (8). Il est possible de réaliser cette intervention pour la première fois en appel (9). En définitive, il est compréhensible que parmi les effets processuels de la transmission universelle du patrimoine, la société, qui en bénéficie, puisse invoquer la règle de l’unicité de l’instance. Ensuite, il convient de se demander si la transmission universelle du patrimoine implique une identité de parties au sens processuel entre, par exemple, la société absorbante et la société absorbée. La lecture des textes n’apporte pas de réponse. L’article 1844-5, alinéa 3, du Code civil dispose qu’en « cas de dissolution, celle-ci entraîne la transmission universelle du patrimoine de la société à l’associé unique, sans qu’il y ait lieu à liquidation ». De même, pour les sociétés commerciales, l’article L. 236-3 du Code de commerce prévoit que la « fusion ou la scission entraîne la dissolution sans liquidation des sociétés qui disparaissent et la transmission universelle de leur patrimoine aux sociétés bénéficiaires, dans l’état où il se trouve à la date de réalisation définitive de l’opération. Elle entraîne simultanément l’acquisition, par les associés des sociétés qui disparaissent, de la qualité d’associés des sociétés bénéficiaires, dans les conditions déterminées par le contrat de fusion ou de scission ». D’un côté, il peut être soutenu qu’il n’y a pas d’identité de parties, d’autant qu’en droit du travail il y a une modification dans la situation juridique de l’employeur en raison de la fusion (10). D’ailleurs, dans l’arrêt analysé, la Cour de cassation ne se réfère pas à une identité de parties. Elle se contente de relever que la règle de l’unicité de l’instance produit ses effets en raison de la transmission universelle du patrimoine. D’un autre côté, il a déjà été jugé « qu’en sa qualité d’ayant cause universel de la société absorbée, la société absorbante acquiert de plein droit, à la date d’effet de la fusion, la qualité de partie aux instances antérieurement engagées par la société absorbée et peut se prévaloir des condamnations prononcées au profit de celle-ci » (11). Il est donc concevable (5) M.-L. Coquelet, « Conséquences processuelles de la dissolution sans liquidation d’une société unipersonnelle », note sous Cass. 3e civ., 12 mars 2008, n° 07-15278 : Dr. sociétés 2008, comm. n° 91, p. 14-15. (6) Cass. com., 18 févr. 2004, n° 02-11453 : Bull. civ. IV, n° 39. (7) Cass. soc., 25 oct. 2007, n° 06-42238. (8) D. Poracchia, « Fusion - Autorité de la chose jugée à l’égard de l’absorbée Opposabilité à la société absorbante », note sous Cass. com., 18 févr. 2004, n° 02-11453 : Dr. et patr. 2004, n° 126, p. 84. (9) Cass. com., 27 févr. 1996, n° 94-14313 : Bull. civ. IV, n° 68. (10) A. Bugada, « Incidences prud’homales de la transmission universelle du patrimoine de la société employeur » : JCP S 2015, 1467, spéc. n° 51, p. 36-38, spéc. p. 37. (11) Cass. com., 21 oct. 2008, n° 07-19102 : Bull. civ. V, n° 174. G a z e tte Sp é cia lisée J u r i s p r u de n c e de retenir que la transmission universelle du patrimoine implique une identité de parties sur le plan processuel. pour entraîner l’irrecevabilité d’une demande de contestation d’un licenciement. Il est probable que le salarié n’a pas eu conscience, au moment de l’audience, de renoncer à son droit d’agir en ne contestant pas immédiatement son licenciement (14). La coupe est d’autant plus amère à boire pour le salarié que l’arrêt d’appel censuré a retenu que le licenciement du salarié était nul parce qu’il était victime d’un harcèlement moral. 2. D’autre part, le second temps du raisonnement de la Cour de cassation est critiquable. Même si c’est partiellement implicite, la haute juridiction reprend une interprétation plusieurs fois réprouvée (12). Dans cette affaire, le salarié a saisi le conseil des prud’hommes le 22 octobre 2009 pour solliciter la nullité d’une mise à pied. Le salarié a été licencié le 27 août 2010. La clôture des débats est intervenue le 8 septembre 2010. Le jugement, qui a annulé la mise à pied, a été rendu le 9 novembre 2010. La Cour de cassation se contente de relever que la demande contestant le licenciement, introduite le 5 janvier 2011, dérivait du même contrat de travail que celle ayant abouti au premier jugement. Implicitement, conformément à sa jurisprudence, elle retient que le salarié avait eu la possibilité de former sa demande nouvelle avant la clôture des débats puisque les demandes nouvelles sont recevables en tout état de la procédure (13). Or, en l’espèce, la solution est particulièrement rigoureuse car cela ne laisse qu’un délai de douze jours pour contester son licenciement. Aucun employeur ne saurait rêver d’un délai aussi court A minima, il faut revenir à une application plus orthodoxe de l’article R. 1452-6 du Code du travail (15). Ce texte dispose clairement que la règle de l’unicité de l’instance « n’est pas applicable lorsque le fondement des prétentions est né ou révélé postérieurement à la saisine du conseil des prud’hommes ». Au-delà, il faut souligner que la suppression de la règle de l’unicité de l’instance est envisagée par le projet de décret d’application de la loi Macron (16). Toutefois, cette suppression risque de n’être que temporaire car le Premier président de la Cour de cassation souhaiterait voir instaurer, en droit commun procédural, une concentration des demandes cumulée à une concentration des moyens dès le premier jeu de conclusions devant le juge du premier degré (17). (12) D. Boulmier, « Unicité d’instance (à propos de revirements non publiés) », note sous Cass. soc., 21 déc. 2006, n° 05-40564 et Cass. soc., 7 mars 2006, n° 04-42623 : Dr. ouvrier 2007, p. 546-548 – V. Orif, « Les pièges persistants de la règle de l’unicité de l’instance », note sous Cass. soc., 25 sept. 2013, n° 12-13965 : Dr. soc. 2014, n° 1, p. 64-67 – V. Orif, « Le maintien d’une interprétation critiquable de la règle de l’unicité de l’instance », note sous Cass. soc., 21 oct. 2014, n° 13-19786 : Gaz. Pal. 23 déc. 2014, p. 31, n° 206b0. (13) Cass. soc., 27 mai 1998, n° 96-42196 : Bull. civ. V, n° 286 – Cass. soc., 25 sept. 2013, n° 12-13965 : Bull. civ. V, n° 210 : Cah. soc. nov. 2013, p. 464, n° 111u4, obs. J. Icard – Cass. soc., 21 oct. 2014, n° 13-19786 : Bull. civ. V, n° 244. (14) F. Guiomard, « Flexibilité de l’emploi et garantie des droits procéduraux », note sous Cass. soc., 22 sept. 2015, nos 13-25429, 14-11321, 14-17895 et 14-15947 : RDT n° 11 2015, p. 700-704, spéc. p. 701. (15) A. Bugada, « Incidences prud’homales de la transmission universelle du patrimoine de la société employeur », préc., spéc. p. 38. (16) D. Baugard, « Présentation sommaire de quelques dispositions du premier projet de décret relatif à la réforme de la procédure prud’homale » : Cah. soc. déc. 2015, p. 669-672, n° 117k7, spéc. p. 670-671. (17) B. Louvel, « Perspectives de la procédure civile : vers un principe général de concentration », discours prononcé lors des 6es Rencontres de procédure civile organisées par la 2e chambre civile de la Cour de cassation en partenariat avec l’école de droit de la Sorbonne du vendredi 4 déc. 2015 : https://www.courdecassation.fr/IMG///20151204_6e_rencontres_procedure_civile.pdf. III. ARBITRAGE Le contrôle de la qualification de fraude par la Cour de cassation 257a5 1 L’essentiel Ayant retenu que les conditions dans lesquelles l’arbitrage avait été décidé, organisé et conduit en faisaient un simulacre de procédure mis en place par les héritiers de l’artiste pour favoriser leurs intérêts au détriment de ceux de la fondation, la cour d’appel a pu, hors toute dénaturation, en déduire l’existence d’une fraude à l’arbitrage contraire à l’ordre public. Cass. 1re civ., 4 nov. 2015, no 14-22630, Mme F. c/ M. E. èsqual., PB (rejet pourvoi c/ CA Paris, 27 mai 2014), Mme Batut, prés. ; Mes Brouchot, Carbonnier, SCP Boré et Salve de Bruneton, SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel, SCP Foussard et Froger, SCP Piwnica et Molinié, SCP Potier de La Varde et Buk-Lament, av. E n matière d’arbitrage, la jurisprudence de l’anMarie NIOCHE née 2015 aura été marquée Maître de conférences par la fraude. On se souvient à l’université Paris Ouest que c’est sur ce fondement Nanterre La Défense, avocat au barreau de qu’au mois de février, la Paris cour d’appel de Paris avait, dans un arrêt ultra-médiatique, rétracté les sentences rendues dans l’affaire Tapie (1). C’est à nouveau la fraude qui est à l’honneur dans l’arrêt Vasarely rendu par la Cour de cassation le 4 novembre 2015. Note par (1) CA Paris, 17 févr. 2015, n° 13/13278 : D. 2015, p. 1253, note D. Mouralis, p. 425, édito T. Clay, et p. 2031, obs. L. d’Avout ; Dalloz actualité, 20 févr. 2015, obs. X. Delpech ; JCP G 2015, 289, note S. Bollée ; Rev. arb. 2015, p. 832, note P. Mayer ; LPA 5 nov. 2015, p. 8, note M. Henry ; Gaz. Pal., 4 avr. 2015, p. 17, n° 220a7, obs. M. Boissavy ; Cah. arb. 2015, p. 281, note A. de Fontmichel ; Procédures 2015, étude n° 4, obs. L. Weiller ; Gaz. Pal. 16 juin 2015, p. 22, n° 228r4 et b-Arbitra 2015, n° 2, p. 329, obs. M. Nioche. G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 61 G a ze tte Spé ci a li s é e Jurisp rud e n ce Le plasticien d’origine hongroise Vasarely avait créé, en 1971, une fondation éponyme à laquelle il avait fait don de certaines de ses œuvres. Un litige avait toutefois surgi entre ladite fondation et les descendants de l’artiste, ces derniers prétendant que les donations effectuées excédaient la quotité disponible. Le différend avait été réglé par deux sentences arbitrales prononcées à Paris par un arbitre unique statuant en amiable composition (2), lequel avait condamné la fondation à restituer près de 400 œuvres. Aucun recours n’avait été exercé et le tribunal de grande instance de Paris avait octroyé l’exequatur à ces sentences le 20 janvier 1997. Néanmoins, onze ans plus tard, l’administrateur judiciaire de la fondation avait demandé leur annulation pour contrariété à l’ordre public, au motif que la procédure avait été entachée de fraude. Appliquant les dispositions du Code de procédure civile antérieures à la réforme de 2011 (3), la cour d’appel de Paris avait déclaré ce recours recevable et l’avait jugé bien fondé, l’arbitrage « participant d’un simulacre mis en place par les héritiers (…) pour favoriser leurs intérêts au détriment de ceux de la fondation » (4). La fraude ne figure pas expressément parmi les cas d’ouverture du recours en annulation. La décision de la cour d’appel s’inscrivait toutefois dans la lignée de l’arrêt Westman de la Cour de cassation, aux termes duquel « la fraude procédurale, si elle est de nature à rendre possible, exceptionnellement, la rétractation d’une sentence arbitrale qui en est affectée, peut aussi être sanctionnée au regard de l’ordre public international de procédure, de sorte que demeure ouvert le recours en annulation » (5). Sanctionner la fraude au titre de l’ordre public procédural posait toutefois la question de l’intensité du contrôle devant être exercé par le juge de l’annulation. Plus ou moins approfondi selon les cas d’ouverture, le contrôle est en principe « minimaliste » en cas d’annulation pour contrariété à l’ordre public, le juge devant se limiter à constater, le cas échéant, le caractère flagrant, effectif et concret de (2) Une première sentence avait été rendue le 11 décembre 1995, suivie d’une sentence rectificative le 7 février 1996. (3) La cour d’appel avait fait application de l’ancien article 1484, 6° du Code de procédure civile (comp., depuis le D. n° 2011-48, 13 janv. 2011 : CPC, art. 1492, 6°). (4) CA Paris, 27 mai 2014, n° 12/18165 : D. 2014, p. 2541, obs. T. Clay ; Gaz. Pal. 22 nov. 2014, p. 21, n° 201d0, obs. D. Bensaude ; RLDI 2014/106, n° 3521, note J. de Romanet ; Cah. Arb., nov. 2015, p. 481, note R. Dupeyré. (5) Cass. 1re civ., 19 déc. 1995, n° 93-20863 : Bull. civ. I, n° 463 ; Rev. arb. 1996, p. 49, note D. Bureau. (...) 62 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 la violation (6). La cour d’appel de Paris a toutefois jugé, dans un arrêt du 1er juillet 2010, qu’un contrôle plus intense doit être exercé en cas d’allégation de fraude. Il appartient alors au juge « d’examiner l’ensemble des circonstances susceptibles de caractériser la fraude alléguée, sans que puisse être utilement opposé le moyen tiré de la prohibition de la révision au fond des sentences, dès lors que la contestation porte précisément sur l’altération, par les manœuvres d’une partie, de l’appréciation des faits à laquelle se sont livrés les arbitres » (7). L’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris dans l’affaire Vasarely se situait dans le sillage de cette jurisprudence. Le contrôle du juge de l’annulation avait été approfondi et il avait relevé de nombreux éléments pour caractériser la fraude procédurale. Les descendants du père de l’art optique exercèrent un pourvoi en cassation à l’encontre de cette décision, que la Cour de cassation rejette dans la présente décision. Celle-ci confirme ainsi la possibilité de sanctionner la fraude au titre de l’ordre public procédural et ne remet pas en cause le contrôle approfondi exercé par le juge de l’annulation dans cette hypothèse. L’arrêt ici rapporté indique par ailleurs que la Cour de cassation souhaite conserver un certain contrôle sur la qualification de fraude procédurale. Invitée par le pourvoi à examiner les éléments sur lesquels la cour d’appel s’était fondée pour retenir l’existence d’un « concert frauduleux » entre les parties prenantes à l’arbitrage, la Cour de cassation ne se contente pas de s’en remettre au pouvoir souverain des juges du fond. Elle prend la peine de relever que la cour d’appel a « retenu que les conditions dans lesquelles l’arbitrage avait été décidé, organisé et conduit en faisaient un simulacre de procédure mis en place par les héritiers de l’artiste pour favoriser leurs intérêts au détriment de ceux de la fondation ». La haute juridiction en déduit que les juges du fond ont pu, « hors toute dénaturation, en déduire l’existence d’une fraude à l’arbitrage contraire à l’ordre public ». (6) CA Paris, 18 nov. 2004 : JCP G 2005, II, 10038, note G. Chabot ; D. 2005, p. 3050, obs. T. Clay ; Rev. arb. 2005, p. 529, note L.-G. Radicati Di Brozolo ; Rev. crit. DIP 2006, p. 104, note S. Bollée ; RTD com. 2005, p. 263, obs. E. Loquin ; RTD eur. 2006, p. 477, chron. J.-B. Blaise – Cass. 1re civ., 4 juin 2008, n° 06-15320, SNF c/ Cytec : JCP G 2008, actu. 430, obs. J. Ortscheidt et I, 164, n° 8, obs. C. Seraglini ; Rev. arb. 2008, p. 473, note I. Fadlallah ; D. 2008, p. 1684 et pan. p. 2566, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; Gaz. Pal. 21 févr. 2009, p. 32, n° H3451, note F.-X. Train. (7) CA Paris, 1er juill. 2010 : JCP lettre G 2010, I, 1286, n° 5, obs. J. Ortscheidt ; Rev. arb. 2010, p. 857, note B. Audit ; Cah. arb. 2011, p. 741, note L.-C. Delanoy. G a z e tte Sp é cia lisée J u r i s p r u de n c e V. A CTES ET DÉLAIS DE PROCÉDURE Détermination de la date de l’introduction de l’instance : date de la délivrance de l’assignation ou de sa remise au greffe du tribunal ? 257b9 1 L’essentiel Lorsqu’une demande est présentée par assignation, la date d’introduction de l’instance doit s’entendre de la date de cette assignation, à condition qu’elle soit remise au greffe. Cass. 1 civ., 18 nov. 2015, n 14-23411, Consorts C. c/ M X, F–PB (rejet pourvoi c/ CA Basse-Terre, 7 avr. 2014), Mme Batut, prés. ; Me Carbonnier, SCP Baraduc, Duhamel et Rameix, av. re mes o A nciennement, l’assignation saisissait le tribunal Harold HERMAN (Cass. 2e civ., 15 juin 1967 : Avocat au barreau de Gaz. Pal. Rec. 1967, p. 2206). Paris, spécialiste de Cette conception, qui avait le la procédure d’appel, cabinet Gide Loyrette mérite de la simplification, Nouel a été abandonnée par le décret n° 72-788 du 28 août 1972 (art. 757 du Code de procédure civile désormais régi par le décret n° 2004-836 du 20 août 2014) selon lequel le tribunal est désormais saisi, à la diligence de l’une ou l’autre partie, par la remise au greffe d’une copie de l’assignation. Note par La jurisprudence ultérieure a entériné cette position, indiquant de manière constante que lorsque la demande initiale est formée par assignation, la saisine de la juridiction résulte de la remise au greffe de cette dernière. La problématique de l’arrêt commenté, rendu en matière de filiation, ne se pose pas exactement dans les mêmes termes. La question n’était pas de savoir à quel moment le tribunal avait été saisi mais quelle date devait être retenue pour l’introduction de l’instance : la date de la délivrance de l’assignation ou celle de son enrôlement au tribunal ? En fonction de la solution retenue, l’instance était soumise soit à la loi ancienne, soit aux nouvelles dispositions issues de l’ordonnance n° 2005-759 du 4 juillet 2005 entrées en vigueur le 1er juillet 2006. L’enjeu était décisif car les prescriptions édictées par le nouveau texte, et notamment celui de l’article 333 du Code civil, n’ont rien de commun avec la prescription trentenaire de l’ancien article 311-7 du même code. En l’espèce, cinq personnes avaient été successivement assignées dans le cadre d’une contestation de leur filiation paternelle : quatre d’entre elles ont été assignées avant le 1er juillet 2006, la cinquième l’a été le 20 juillet 2006, donc postérieurement à l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 4 juillet 2005 précitée. Or, ce nouveau texte prévoit – en son article 20 III – que lorsque l’instance a été introduite avant son entrée en vigueur le 1er juillet 2006, l’action est poursuivie et jugée conformément à la loi ancienne. Les demandeurs au pourvoi reprochaient aux juges du fond de s’être placés à la date de délivrance des assignations et non à la date de leur enrôlement au tribunal, ce qui a eu pour conséquence directe d’écarter l’application de l’ordonnance du 4 juillet 2005 et donc de les débouter de leur fin de non-recevoir tirée de la prescription par application de l’article 333 du Code civil. Selon les demandeurs au pourvoi, les juges du fond auraient dû se placer à la date de la remise des assignations au secrétariat-greffe de la juridiction, et donc faire application de la loi nouvelle. Dans cet arrêt, la Cour de cassation approuve les juges du fond d’avoir considéré que la loi ancienne était applicable au motif que l’instance avait été introduite avant le 1er juillet 2006, en indiquant que « lorsqu’une demande est présentée par assignation, la date d’introduction de l’instance doit s’entendre de la date de cette assignation, à condition qu’elle soit remise au greffe ». La Cour de cassation reprend ici presque mot pour mot le principe tiré de son avis du 4 mai 2010 (Cass., avis, 4 mai 2010, n° 1000002 : Gaz. Pal. 11 sept. 2010, p. 30, n° I2827, note E. Mulon) rendu à l’occasion d’une instance en divorce à propos de l’application de l’article 1113, alinéa 2, du Code de procédure civile. La haute juridiction précise toutefois, au cas présent, que la circonstance qu’une assignation ait été signifiée postérieurement à l’entrée en vigueur de la loi nouvelle est sans incidence (sur l’application de la loi ancienne) eu égard à l’indivisibilité du lien d’instance en matière de filiation. La solution adoptée ne surprend pas : la date de délivrance de l’assignation est retenue comme date de l’introduction de l’instance, sous réserve de son enrôlement. La référence faite à la notion d’indivisibilité du lien d’instance en matière de filiation doit-elle être considérée comme une limite à la portée de cet arrêt ? L’avenir nous le dira. Procédure orale et défaut : toujours sur le métier, il faut remettre l’ouvrage… 256z6 1 L’essentiel Si, sans motif légitime, l’appelant ne comparaît pas, seul l’intimé peut requérir une décision sur le fond. Cass. 2e civ., 19 nov. 2015, no 14-11350, M. X, PB (cassation CA Paris, 8 oct. 2013), Mme Flise, prés. ; SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel, SCP Piwnica et Molinié, av. G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 63 G a ze tte Spé ci a li s é e Jurisp rud e n ce L a procédure orale ne cesse d’être pourvoyeuse Corinne BLÉRY d’arrêts (1). Si certaines noMaître de conférences tions sont assez délicates, HDR, directrice du comme la dispense de prémaster 2 Contentieux privé, responsable du sentation caractéristique de pôle Contentieux interne l’oralité moderne, l’oralité et international de classique devrait être davanl’institut Demolombe tage familière aux acteurs du (EA 967), faculté de droit procès (2). Ce n’est, en réalité, de l’université de Caen Normandie pas du tout le cas. Un arrêt de la deuxième chambre civile, destiné à publication, en est encore une illustration (3). L’attendu de principe affirme ainsi que « si, sans motif légitime, l’appelant ne comparaît pas, seul l’intimé peut requérir une décision sur le fond ». Cette règle est issue de l’article 468, alinéa 1er, du Code de procédure civile qui, très exactement, dispose que : « si, sans motif légitime, le demandeur ne comparaît pas, le défendeur peut requérir un jugement sur le fond qui sera contradictoire, sauf la faculté du juge de renvoyer à une audience ultérieure ». Autant dire que l’article 468, comme l’article 472 (4), s’applique non seulement en première instance, mais aussi en appel. Note par L’arrêt est rendu à propos d’une procédure de contestation d’honoraires, procédure orale régie par les articles 174 et suivants du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991. Un bâtonnier de l’ordre des avocats fixe à une certaine somme les honoraires de l’avocat. Le client forme un recours contre la décision. Le jour de l’audience, (1) V. le florilège de décisions commentées par N. Cayrol : RTD civ. 2015, p. 935 s. (2) Sur l’oralité classique (qui suppose la présence physique des parties ou de leur représentant à l’audience) ou moderne (où la partie peut être dispensée de se présenter à l’audience), v. C. Bléry, « Article 954 du Code de procédure civile : questions et réponses » : Gaz. Pal. 27 mai 2014, p. 29, n° 179y3 ; C. Bléry et J.-P. Teboul, « D’un principe de présence à une libre dispense de présentation ou les évolutions en cours de l’oralité », in Les quarante ans du Code de procédure civile, Éd. Panthéon-Assas, 2016, p. 109 et s. (3) V. aussi dans la présente chronique infra, Cass. 2e civ., 19 nov. 2015, n° 14-22916. (4) V. Cass. 2e civ., 3 déc. 2015, n° 14-26676, P : obs. L. Raschel dans la présente chronique infra. les parties ne se présentent, ni ne se font représenter (5). Le premier président de la cour d’appel confirme la décision déférée en toutes ses dispositions. L’ordonnance est triplement motivée : 1. « bien que régulièrement convoquées par lettre recommandée avec accusé de réception, les parties n’ont pas comparu et n’étaient pas représentées à l’audience » ; 2. « le premier président, saisi d’un recours contre une décision du bâtonnier prise en matière de contestation d’honoraires d’avocats, entend contradictoirement les parties » ; 3. « il s’ensuit que la procédure étant orale, les moyens des parties doivent être oralement exposés à l’audience par l’appelant et l’intimé ou leurs mandataires ». Le client se pourvoit en cassation, reprochant pour l’essentiel au premier président de ne pas avoir vérifié la régularité de la convocation. La deuxième chambre civile casse en relevant d’office un moyen en application de l’article 1015 du Code de procédure civile : elle pose en chapeau la règle issue de l’article 468 (6) et juge que le premier président a violé le texte de cet article en ne tirant pas les conséquences légales de ses constatations « dont il résultait qu’il n’était saisi d’aucun moyen par l’appelant et que l’intimé ne lui avait pas demandé de statuer au fond ». Faute pour le client, intimé, d’avoir demandé un tel jugement sur le fond – et pour cause, il n’était ni présent, ni représenté, ni dispensé de se présenter –, le premier président était tenu par la règle de l’article 468, règle à portée générale. L’intimé est « un défendeur comme un autre » (7). On ne peut déduire de son absence qu’il sollicite une décision au fond, surtout à son détriment. (5) Elles ne sont pas non plus dispensées de se présenter. Cela aurait pu être envisagé, la Cour de cassation ayant justement admis que l’oralité de la procédure de contestation des honoraires devant la cour d’appel pouvait être moderne : Cass. 2e civ., 25 juin 2015, n° 14-22158, P : v. C. Bléry et J.-P. Teboul, « D’un principe de présence à une libre dispense de présentation », préc., spéc. nos 22 et 23 ; N. Cayrol : RTD civ. 2015, préc., p. 939. (6) V. supra. (7) V. L. Raschel, obs. préc. dans la présente chronique. Procédure orale classique : incertitude sur la valeur des écrits 256z8 1 L’essentiel En procédure orale, hors les cas visés au second alinéa de l’article 446-1 du Code de procédure civile, le juge n’est tenu de répondre qu’aux moyens et prétentions présentés à l’audience ; les juges n’étant astreints à observer aucune règle de forme particulière pour l’exposé des moyens et prétentions des parties, il a été, en l’espèce, satisfait aux exigences de l’article 455 du même code par le rappel qu’en a fait le premier président, dès lors qu’il n’est pas démontré que des prétentions formulées lors de l’audience ont été omises. Cass. 2e civ., 19 nov. 2015, no 14-22916, M. X c/ Mme Y, D (rejet pourvoi c/ CA Montpellier, 3 oct. 2013), Mme Flise, prés. ; SCP Lyon-Caen et Thiriez, SCP de Chaisemartin et Courjon, av. 64 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 L es difficultés suscitées par la procédure orale Corinne BLÉRY sont illustrées par un autre (1) arrêt du 19 novembre 2015, lui aussi rendu en matière de contestations des honoraires d’un avocat : bien qu’inédit, il mérite d’être signalé, car il laisse planer une incertitude sur la valeur des écrits lorsque la partie était présente à l’audience. Il reprend d’ailleurs une formulation utilisée dans d’autres arrêts – eux aussi non publiés (2). Note par (1) V. Cass. 2e civ., 19 nov. 2015, n° 14-11350, P, commenté dans la présente chronique supra. (2) V. Cass. com., 10 mars 2015, n° 13-26443 ou Cass. 2e civ., 26 sept. 2013, nos 12-22422 et 12-24791. G a z e tte Sp é cia lisée J u r i s p r u de n c e De manière peu banale, la contestation fait suite au retrait de l’aide juridictionnelle du client, l’avocat ayant alors saisi le bâtonnier de son ordre en fixation de ses honoraires. Le client a formé un recours contre la décision le condamnant à payer une certaine somme à l’avocat et le premier président a confirmé la condamnation. Le client s’est alors pourvu par un moyen divisé en quatre branches, dont seule la première donne lieu à une décision spécialement motivée de la part de la deuxième chambre civile. Selon le moyen, « la procédure devant le premier président statuant en matière de contestation du montant et du recouvrement des honoraires d’avocat, qui est sans représentation obligatoire, est orale et les conclusions écrites qui peuvent être déposées saisissent le premier président pour autant que leur auteur est personnellement présent ou régulièrement représenté à l’audience ; qu’en l’espèce, M. X était comparant à l’audience ; que dès lors, en se déterminant en considération de ses seules dernières conclusions enregistrées le 3 septembre 2013, le premier président a violé les dispositions de l’article 954 du Code de procédure civile par mauvaise application (3), ensemble l’article 177 du décret du 27 novembre 1991 ». La réponse de la deuxième chambre civile laisse une impression plus que mitigée : « Attendu qu’en procédure orale, hors les cas visés au second alinéa de l’article 446-1 du Code de procédure civile, le juge n’est tenu de répondre qu’aux moyens et prétentions présentés à l’audience ; que les juges n’étant astreints à observer aucune règle de forme particulière pour l’exposé des moyens et prétentions des parties, il a été, en l’espèce, satisfait aux exigences de l’article 455 du même code par le rappel qu’en a fait le premier président, dès lors qu’il n’est pas démontré que des prétentions formulées lors de l’audience ont été omises ». Dire que le juge n’est pas tenu de viser tous les écrits apparaît assez juste : en effet, en procédure orale classique, les écrits n’ont pas de valeur autonome. Ce qui compte, c’est de bien répondre aux prétentions et moyens présentés par les plaideurs. Il est incontestable aussi que l’article 455 ne pose aucune règle de forme particulière pour l’exposé des moyens et prétentions. S’il indique que « cet exposé peut revêtir la forme d’un visa des conclusions (4) des parties avec l’indication de leur date », il a été jugé que ces dispositions ne sont pas applicables à la procédure orale (classique) : en effet, les écrits auxquels se réfère une partie et que mentionne le juge ont nécessairement pour date celle de l’audience (5). Une nouvelle fois, c’est parce (3) C’est l’alinéa 3 de l’article 954 qui est ici en cause : il implique la récapitulation des prétentions et moyens dans les dernières écritures, sous peine qu’ils soient réputés abandonnés. Ce texte ne s’applique pas en oralité classique ; il devrait s’appliquer en cas d’oralité moderne. On a cependant du mal à comprendre cette référence à l’article 954 qui concerne la rédaction des conclusions et non la motivation d’une décision. La Cour de cassation a cependant déjà tenu ce raisonnement : Cass. 2e civ., 26 sept. 2013, nos 12-22422 et 12-24791, préc. note 2 ; v. C. Bléry, « Article 954 du Code de procédure civile : questions et réponses » : Gaz. Pal. 27 mai 2014, p. 29, n° 179y3. (4) V. C. Bléry, « Quel statut pour les conclusions visées au jugement ? » : Gaz. Pal. 22 déc. 2015, p. 45, n° 253a8. (5) V. Cass. 2e civ., 8 juill. 2004, n° 03-17039, P. que, en oralité classique (6), les écrits n’ont pas de valeur autonome. En revanche, affirmer que la forme est libre « dès lors qu’il n’est pas démontré que des prétentions formulées lors de l’audience ont été omises » est un peu hypocrite : la preuve d’un incident, par exemple touchant au non-respect de la contradiction, est le plus souvent rapportée (lorsqu’elle l’est) par le jugement. Comment le jugement – muet par hypothèse sur des prétentions et moyens – pourrait-il permettre de rapporter la preuve que ces mêmes prétentions et moyens ont été omis… ? Et que penser de l’affirmation selon laquelle, hors oralité moderne, « le juge n’est tenu de répondre qu’aux moyens et prétentions présentés à l’audience » ? Elle ne semble pas nécessitée par l’article 446-1, alinéa 1er, selon lequel, outre présenter « oralement à l’audience leurs prétentions et les moyens à leur soutien », les parties « peuvent également se référer aux prétentions et aux moyens qu’elles auraient formulés par écrit ». Cette affirmation semble aussi totalement contradictoire avec une autre jurisprudence de la première chambre civile : un arrêt publié du 13 mai 2015 a ainsi précisé que se référer aux écrits n’implique pas de reprendre oralement la totalité des demandes exposées dans ces écrits (7), ce qui est de bon sens (8). Faut-il comprendre de notre arrêt que le plaideur ne s’était pas référé à tous ses écrits à l’audience et que, du coup, le juge n’avait pas à répondre à propos d’écrits non visés expressément ? Mais alors, pourquoi ne pas le dire clairement ? En outre la formulation de l’arrêt du 19 novembre mêle de manière peu heureuse le fond (la réponse du juge aux prétentions et moyens) et la forme (la motivation du jugement). Décidément, la procédure orale n’est simple qu’en apparence et la jurisprudence qu’elle suscite ne la clarifie pas toujours… (6) Le visa des conclusions, avec indication de leurs dates, devrait en revanche être applicable à l’oralité moderne, dans laquelle les écrits sont autonomes et ont pour date celle où ils ont été régulièrement communiqués (CPC, art. 446-4). (7) V. Cass. 1re civ., 13 mai 2015, n° 14-14904, P : RTD civ. 2015, p. 938, obs. N. Cayrol : « Attendu que la cour d’appel, qui ne s’est pas prononcée sur l’ensemble des demandes figurant dans les écritures de M. X, a énoncé que, la procédure étant orale, il ne serait répondu que sur les points soulevés à l’audience ; Qu’en statuant ainsi, alors qu’en matière de procédure orale, le juge est valablement saisi par les écritures déposées par une partie et que M. X était présent à l’audience, assisté de son avocat, elle a violé les [articles 446-1 et 1245 du Code de procédure civile] ». (8) Adde : J. Héron et T. Le Bars, Droit judiciaire privé, Précis Domat, Lextenso, 2015, 6e éd., n° 643 : « [la partie] devra-t-elle reprendre oralement l’intégralité de ses prétentions et moyens ou pourra-t-elle se contenter de s’y “référer”, comme l’énonce l’article 446-1 du CPC ? À notre sens, un simple renvoi général à ses conclusions devrait suffire, sauf au juge à demander des explications orales plus détaillées » ; N. Cayrol : obs. préc. : « cette hiérarchie [de l’oral sur l’écrit] n’est attestée qu’en cas de “conflit positif” entre l’oral et l’écrit et ne permet pas d’ignorer les points évoqués seulement dans les écritures, dès lors que celles-ci avaient été soutenues oralement ». G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 65 G a ze tte Spé ci a li s é e Jurisp rud e n ce Retour sur la sanction de l’omission, dans l’acte de notification d’un jugement, de la mention relative aux modalités de voie de recours 257b2 1 L’essentiel La deuxième chambre civile de la Cour de cassation réaffirme dans cet arrêt sa position désormais constante lorsque l’acte de notification d’un jugement ne mentionne pas la voie de recours ouverte, son délai ou ses modalités d’exercice : la notification ne fait pas courir le délai de recours. Cette solution classique est ici appliquée au délai d’appel contre un jugement d’orientation. Cass. 2e civ., 3 déc. 2015, no 14-24909, M. X c/ Sté MCS et ass. (cassation CA Aix-en-Provence, 4 juill. 2014), Mme Flise, prés. ; SCP Boullez, SCP Yves et Blaise Capron, av. L a publication au Bulletin civil de l’arrêt rendu le Lucie MAYER 3 décembre 2015 par la Professeur à l’université deuxième chambre civile de Reims Champagnede la Cour de cassation, Ardenne, membre du CEJESCO lequel réaffirme une solution constante relative à la sanction du non-respect de l’article 680 du Code de procédure civile (CPC), révèle sans doute la volonté de la haute juridiction d’attirer l’attention sur la signification des exigences de ce texte lorsqu’est en cause la notification d’un jugement d’orientation. Note par En l’occurrence, l’acte de notification d’un jugement d’orientation, sans rappeler les termes de l’article R. 32219 du Code des procédures civiles d’exécution (CPCE) selon lequel « l’appel contre le jugement d’orientation est formé, instruit et jugé selon la procédure à jour fixe », mentionnait simplement, en termes très apparents, que l’appel devait être interjeté dans les quinze jours et que dans cette hypothèse, un avocat devait être chargé de diligenter les formalités nécessaires. La cour d’appel d’Aix-en-Provence avait estimé que la signification était régulière et qu’elle constituait le point de départ du délai d’appel, car l’absence de reproduction des termes de l’article R. 322-19 du CPCE ne constituait pas une irrégularité faisant grief dans la mesure où c’est l’avocat qui doit effectuer les formalités, et non la partie elle-même. Un tel raisonnement avait fort peu de chance de trouver grâce aux yeux de la Cour de cassation. Tout d’abord, la référence à l’absence de grief causé par l’irrégularité était inopérante, dès lors que depuis quelque temps déjà, la Cour de cassation ne soumet pas les irrégularités de la notification du jugement au régime de la nullité des actes de procédure, mais leur attache une (...) 66 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 sanction originale : la notification ne fait pas courir le délai de recours (1). Ensuite, la deuxième chambre civile a déjà jugé le 24 septembre 2015, dans un arrêt publié – mais l’arrêt d’appel avait en l’espèce déjà été rendu –, que l’absence de précision sur le fait que l’appel contre le jugement d’orientation doit être formé, instruit et jugé selon la procédure à jour fixe, en application de l’article R. 322-19 du CPCE, constituait l’omission de la mention, requise par l’article 680 du CPC, des « modalités selon lesquelles le recours peut être exercé » (2). C’est une formule similaire qui conduit ici la même chambre à casser la décision au visa des articles 528 et 680 du CPC. Pourtant, le raisonnement tenu par les cours d’appel dans l’une et l’autre affaires n’était a priori pas absurde. Elles avaient apparemment considéré que, puisque c’est en réalité l’avocat qui se charge de toutes les formalités, les droits de la défense sont suffisamment respectés dès lors qu’est indiqué à la partie le délai dans lequel elle doit faire appel et le fait que, dans ce cas, elle doit constituer avocat. La Cour de cassation a préféré interpréter l’article 680 du CPC de manière formaliste : toutes les modalités de la voie de recours doivent être indiquées, et non seulement le fait que c’est un avocat qui s’en chargera. Une telle position mérite sans doute d’être approuvée. Le formalisme a un sens en l’occurrence, en ce qu’il renforce les droits de la défense de la partie destinataire. En effet, l’avocat de celle-ci n’est pas nécessairement un spécialiste des saisies immobilières ; l’indication complète des modalités du recours constitue une garantie supplémentaire de ce qu’il ne se trompera pas dans l’accomplissement des formalités d’appel. (1) V. Rép. proc. civ. Dalloz, V° « Nullités », n° 11 ; par ex. Cass. 2e civ., 9 avr. 2015, n° 14-18772 : Gaz. Pal. 15 juin 2015, p. 32, n° 228s1, obs. L. Raschel – Cass. 2e civ., 13 nov. 2014, n° 13-24547 : Gaz. Pal. 10 mars 2015, p. 34, n° 215v2, obs. H. Herman ; Procédures 2015, comm. n° 3, obs. H. Croze – Cass. 2e civ., 4 sept. 2014, n° 13-23016 : Gaz. Pal. 23 déc. 2014, p. 44, n° 206b8, obs. H. Herman. (2) Cass. 2e civ., 24 sept. 2015, n° 14-23768, P. G a z e tte Sp é cia lisée J u r i s p r u de n c e VII. PREUVE Questions préjudicielles à la CJUE sur la preuve du défaut de sécurité d’un vaccin et du lien de causalité entre le défaut et la pathologie subséquente 256z7 1 L’essentiel La Cour de cassation interroge la CJUE sur la portée qui doit être reconnue à la vérité scientifique en matière de preuve du défaut de sécurité et du lien de causalité entre ce défaut et le dommage subi par un patient après une vaccination. Cass. 1re civ., 12 nov. 2015, no 14-18118, Consorts X, PB (renvoi devant la CJUE de CA Paris, 7 mars 2014), Mme Batut, prés. ; SCP Bénabent et Jéhannin, SCP Gadiou et Chevallier, av. P ar un arrêt du 12 novembre 2015, la première Emmanuel PIWNICA chambre civile de la Cour Avocat au Conseil d’État de cassation a renvoyé à la et à la Cour de cassation Cour de Justice de l’Union européenne trois questions préjudicielles portant, en substance, sur la relation droit/ science, et notamment sur le point de savoir si une vérité scientifique ou, en l’occurrence, un doute, peut – doit ? – s’imposer aux juges. Note par Ces questions sont relatives aux modalités d’administration de la preuve du défaut de sécurité et du lien de causalité entre ce défaut et le dommage subi par le demandeur, en matière de responsabilité des laboratoires pharmaceutiques du fait des vaccins. « La victime est obligée de prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage » énonce l’article 4 de la directive n° 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, régime de responsabilité « applicable aux vaccins », lesquels constituent des « produits » au sens de l’article 2 de la directive. La difficulté d’interprétation est née, dans l’affaire soumise à la Cour de cassation, de « l’absence de consensus scientifique en faveur de l’existence d’un lien de causalité entre la vaccination contre l’hépatite B et la sclérose en plaques ». L’arrêt commenté rappelle tout d’abord que « la Cour de Justice veille à ce que le droit des États membres ne porte pas atteinte à la répartition de la charge de la preuve prévue par l’article 4 de la directive n° 85/374/CEE du 25 juillet 1985 (arrêt du 20 novembre 2014, C-310/13, Novo Nordisk Pharma) ». La Cour de cassation interroge par conséquent la Cour de Luxembourg sur le point de savoir si cette disposition s’oppose « à un mode de preuve selon lequel le juge du fond, dans l’exercice de son pouvoir souverain d’appréciation, peut estimer que les éléments de fait invoqués par le demandeur constituent des présomptions graves, précises et concordantes, de nature à prouver le défaut du vaccin et l’existence d’un lien de causalité de celui-ci avec la maladie, nonobstant la constatation que la recherche médicale n’établit pas de lien entre la vaccination et la survenance de la maladie ». Elle fait ainsi référence au dernier état de sa propre jurisprudence. On se rappelle que, dans un premier temps, la Cour de cassation avait décidé, au visa des articles 1147 et 1382 du Code civil interprétés à la lumière de la directive n° 85/374/ CEE du 25 juillet 1985, que, dès lors que « l’étiologie de la sclérose en plaques était inconnue et que ni les expertises ni les études scientifiques ne concluaient à l’existence d’une association entre la vaccination et cette maladie », « le défaut du vaccin comme le lien de causalité entre la vaccination et la maladie ne pouvaient être établis ». L’existence d’un défaut de sécurité du vaccin et d’un lien de causalité entre ce défaut et le dommage subi par le demandeur ne pouvait être déduite des éléments de fait de la cause, et notamment de la concomitance de l’injection et de l’apparition de la pathologie et de l’absence d’autre cause connue de déclenchement de la maladie (1). En matière de prise en charge des risques professionnels, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation admettait en revanche que la preuve du lien de causalité fût rapportée par un faisceau de présomptions graves, précises et concordantes (2). Dans un second temps, la première chambre civile, opérant un revirement de jurisprudence, a énoncé, au visa de l’article 1353 du Code civil et des articles 1147 ou 1382 du même code, interprétés à la lumière de la directive n° 85/374/CEE du 25 juillet 1985, que, « si l’action en responsabilité du fait d’un produit défectueux exige la preuve du dommage, du défaut et du lien de causalité entre le défaut et le dommage, une telle preuve peut résulter de présomptions, pourvu qu’elles soient graves, précises et concordantes » (3). Elle a expressément répudié « l’approche probabiliste déduite exclusivement de l’absence de lien scientifique et statistique entre vaccination et développement de la maladie ». Les juges du fond ne pouvaient exiger « une preuve scientifique certaine », mais devaient rechercher si les éléments de preuve versés aux débats constituaient, ou non, des présomptions graves, précises et concordantes du caractère défectueux du vaccin litigieux, comme du (1) Cass. 1re civ., 23 sept. 2003, n° 01-13063 : Bull. civ. I, n° 188 ; D. 2004, p. 898, note Y.-M. Serinet et R. Mislawski ; JCP G 2003, II, 10179, note N. Jonquet, A.-C. Maillols, D. Mainguy et E. Terrier ; ibid., I, 101, obs. G. Viney ; RTD civ. 2004, p. 101, obs. P. Jourdain – Cass. 1re civ., 23 sept. 2003, n° 01-13064. (2) Cass. 2e civ., 14 sept. 2006, n° 04-30642. (3) Cass. 1re civ., 22 mai 2008, nos 05-20317 et 06-10967 : Bull. civ. I, nos 148 et 149 ; JCP G 2008, II, 10131, note L. Grynbaum ; RTD civ. 2008, p. 492, obs. P. Jourdain. G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 67 G a ze tte Spé ci a li s é e Jurisp rud e n ce lien de causalité entre un éventuel défaut et le dommage subi (4). La première question préjudicielle formulée par l’arrêt du 12 novembre 2015 invite la Cour de Luxembourg à trancher entre ces deux conceptions. La troisième question précise la portée de cette première question en interrogeant le juge de l’Union européenne sur le point de savoir si, en cas de réponse affirmative, la preuve du lien de causalité doit être rapportée par le demandeur de manière « scientifique ». Dans l’hypothèse d’une réponse négative, la Cour de cassation demande – c’est la deuxième question – si le lien de causalité peut être tenu pour établi en présence de certains indices de causalité. (4) Cass. 1re civ., 25 juin 2009, n° 08-12781 : Bull. civ. I, n° 141 ; RTD civ. 2009, p. 723, obs. P. Jourdain. Selon le dernier état de sa jurisprudence, l’appréciation de la preuve du lien de causalité relève entièrement du pouvoir souverain des juges du fond (5). Aussi la Cour de cassation interroge-t-elle la Cour de Luxembourg sur la conformité au droit de l’Union européenne d’une éventuelle présomption de droit, qui serait instaurée lorsque certains indices de causalité sont réunis. L’arrêt évoque en particulier le bref délai écoulé entre l’administration du vaccin et la survenance d’une maladie et l’absence d’antécédents familiaux ou personnels quant à la maladie en cause. Au-delà de la relation complexe entre justice et science, l’intérêt de la décision tient notamment à l’invitation adressée par la Cour de cassation à la Cour de Luxembourg à se pencher sur la distinction du fait et du droit. (5) Cass. 1re civ., 25 nov. 2010, n° 09-16556 : Bull. civ. I, n° 245 ; D. 2010, p. 2909, obs. I. Gallmeister ; RTD civ. 2011, p. 134, obs. P. Jourdain – Cass. 1re civ., 22 janv. 2009, n° 07-16449 : Bull. civ. I, n° 11 ; JCP G 2009, II, 10031, obs. P. Sargos ; RTD civ. 2009, p. 329, obs. P. Jourdain – Cass. 1re civ., 9 juill. 2009, n° 08-11073 : Bull. civ. I, n° 176. La preuve nécessaire par l’employeur du refus de la salariée d’exécuter son travail 257a6 1 L’essentiel Dans un souci de protection des salariés, la Cour de cassation reprend, dans le cadre du référé-provision, une solution établie antérieurement devant le juge du principal. En cas de demande de rappel de salaire, lié à un défaut de fourniture de travail, c’est à l’employeur de prouver que le salarié n’exécute pas son travail ou qu’il ne se tient pas à disposition de l’employeur pour l’accomplir. Cass. soc., 17 nov. 2015, no 14-17969, Sté Traversier nettoyage c/ Mme X, D (cassation CA Nîmes, 17 sept. 2013), M. Frouin, prés. ; Mes Balat, Bertrand, av. U ne salariée a été engagée en qualité de femme Vincent ORIF de ménage à partir du 1er octobre 2010 par la société ASN Aubenas. Le marché a ensuite été repris par la Société Traversier Nettoyage le 1er avril 2012. Il y a eu un transfert du contrat de travail de la salariée. Note par Se plaignant de l’absence de fourniture de travail, la salariée a saisi le juge des référés, sur le fondement de l’article R. 1455-7 du Code du travail, pour que le nouvel employeur soit condamné à lui payer diverses sommes, dont des salaires sur une période allant du 1er avril 2012 au 13 septembre 2012. L’arrêt d’appel a rejeté la demande car il existait une incertitude sur la volonté de la salariée de travailler avec le nouvel employeur. Qui, de l’employeur ou de la salariée, devait prouver que la salariée était à la disposition de l’employeur ? Par un arrêt du 17 novembre 2015, la Cour de cassation a cassé l’arrêt d’appel au visa des articles R. 1455-7 du Code du travail et 1315 du Code civil. Selon elle, le refus par la salariée de travailler pour le nouvel employeur ne pouvait pas être présumé. En conséquence, l’employeur 68 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 devait démontrer que la salariée avait refusé d’exécuter son travail ou ne s’était pas tenue à sa disposition pour l’accomplir. Cette décision, bien qu’inédite, nécessite d’être étudiée car cette forme de référé est rarement utilisée. Plusieurs observations peuvent être effectuées. D’abord, le visa de l’article R. 1455-7 du Code du travail doit être expliqué. Selon ce texte, « Dans le cas où l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable, la formation de référé peut accorder une provision au créancier ou ordonner l’exécution de l’obligation, même s’il s’agit d’une obligation de faire ». Il s’agit d’une transposition devant le conseil des prud’hommes, du référé-provision et du référé-injonction qui existent, notamment, devant le tribunal de grande instance (1). Dans l’arrêt examiné, la Cour de cassation se contente de viser ce texte, sans préciser s’il s’agit d’un référé-provision ou d’un référéinjonction. Or, dans cette affaire, le salarié sollicite le paiement d’une créance. Il s’agit donc d’une application du référé-provision en matière contractuelle, lequel référé n’est pas soumis à la condition de l’urgence (2). Une précision doit être effectuée concernant la notion de provision. Usuellement, cette notion renvoie à une partie de la somme totale. Toutefois, la jurisprudence a indiqué que la provision n’a « d’autre limite que le montant non sérieusement contestable de la dette légale » (3). Par conséquent, la provision peut correspondre à la totalité de la créance. Cette solution se comprend car il est légitime que le montant de la provision corresponde à la totalité de la créance si celle-ci n’est pas sérieusement contestable (4). Cette jurisprudence explique aussi que le créancier ne saisisse (1) CPC., art. 809, al. 2. (2) Cass. 3e civ., 6 déc. 1977, n° 76-13482 : Bull. civ. III, n° 428 – Cass. soc., 17 oct. 1990, n° 87-42539 : Bull. civ. V, n° 483. (3) Cass. com., 20 janv. 1981, n° 79-13050 : Bull. civ. IV, n° 40 : Gaz. Pal. 1981, p. 322, note P. Bertin – Cass. 3e civ., 1987, n° 86-13745 : Bull. civ. III, n° 209. (4) S. Amrani-Mekki et Y. Strickler, Procédure civile, PUF, Thémis, 2014, p. 602. G a z e tte Sp é cia lisée J u r i s p r u de n c e pas postérieurement le juge du principal (5). Dans la procédure prud’homale, l’utilité de ce référé est d’obtenir une décision efficace et de permettre la poursuite de la relation contractuelle (6). En l’espèce, la salariée peut potentiellement obtenir le paiement de cinq mois et demi de salaires s’il est démontré que cette obligation n’est pas sérieusement contestable. Ensuite, le juge des référés n’accorde une provision au créancier que si son obligation n’est pas sérieusement contestable. Dès lors, pour justifier un rejet de cette demande de provision, totalement ou partiellement, la contestation doit être de nature à supprimer ou à restreindre l’obligation du débiteur (7). Le juge doit alors vérifier si le moyen soulevé est, ou non, sérieux (8). La Cour de cassation contrôle cette condition (9). Ceci serait le signe d’une méfiance envers le développement du référé provision (10). Quoi qu’il en soit, l’arrêt analysé confirme le contrôle de la Cour de cassation qui vérifie que la preuve de la contestation sérieuse est bien rapportée. Enfin, l’arrêt commenté apporte des enseignements sur les règles de preuve à mettre en œuvre pour déterminer s’il existe une contestation lorsqu’un salarié forme des demandes de rappel de salaire. L’originalité de cette affaire est que le nouvel employeur n’avait confié aucune mission à la salariée après le transfert du contrat de travail. Selon les juges d’appel, il existait une contestation sérieuse car il y avait une incertitude sur la volonté du salarié de travailler avec le nouvel employeur. L’idée serait que le salaire est la contrepartie du travail du salarié. Si la salariée ne souhaite pas travailler pour l’employeur, aucun salaire ne lui est dû. Néanmoins, la Cour de cassation refuse de suivre ce raisonnement. Reprenant une solution déjà adoptée devant le juge du principal (11), la Haute juridiction relève qu’il appartient à l’employeur de démontrer que la salariée a refusé d’exécuter son travail ou ne s’est pas tenue à sa disposition pour l’accomplir. Selon la Cour de cassation, le raisonnement de la cour d’appel implique que le refus de la salariée de travailler pour l’employeur est présumé. Ceci aboutit à un renversement de la charge de la preuve qui est censuré par la (5) V. J. Héron et T. Le Bars, Droit judiciaire privé, LGDJ, 2015, 6e éd., p. 342-343 et p. 326-327. (6) V. en ce sens E. Serverin, « Du bon usage de l’injonction de faire dans le référé prud’homal : le maintien du salaire avec subrogation en cas de maladie du salarié », note sous Cons. prud’h. Grenoble, RG n° 09/00378 : RDT n° 2, févr. 2010, p. 121-125, spéc. p. 125. (7) A. Lacabarats, « Compétence des juges des référés », in S. Guinchard (dir.), Droit et pratique de la procédure civile, Dalloz, 2014, 8e éd., p. 182-231, spéc. p. 217. (8) Cass. com., 1er mars 1983, n° 82-10843 : Bull. civ. V, n° 91 ; Gaz. Pal. 1983, p. 533, note E.-M. Bey. (9) Cass. ass. plén., 16 nov. 2001, n° 99-20114 : Bull. ass. plén., n° 13 : LPA 5 mars 2002, p. 19, note A. Boujeka. (10) L. Cadiet et E. Jeuland, Droit judiciaire privé, LexisNexis, 2013, 8e éd., p. 512. (11) Cass. soc., 23 oct. 2013, n° 12-14237 : Bull. civ. V, n° 248 : Cah. soc. déc. 2013, p. 523, n° 112a7, obs. J. Icard. Cour de cassation. Pour comprendre cette solution, il faut rappeler qu’en droit du travail, l’opération centrale du contrat de travail est l’accomplissement d’un travail. Dans le cadre du contrat de travail, le salarié abandonne une part de sa personne aux directives de l’employeur. Dès lors, même avant l’exécution de certaines tâches, le facteur déterminant, qui est la contrepartie du salaire, est la mise à disposition de l’employeur, par le salarié, de sa capacité de travail (12). En conséquence, l’employeur est condamné à payer le salaire dû, même s’il ne fournit aucun travail au salarié (13). Le paiement du salaire est donc l’une des sanctions du défaut de fourniture de travail par l’employeur (14). Il reste qu’il convient de déterminer la charge de la preuve. L’arrêt examiné confirme qu’elle pèse sur l’employeur. Il peut être soutenu qu’il s’agit d’une application classique de l’article 1315 du Code civil (15). En effet, aux termes du second alinéa de cet article, « celui qui se prétend libéré doit justifier (…) le fait qui a produit l’extinction de son obligation ». C’est donc à l’employeur de prouver que la salariée a refusé d’exécuter son travail ou ne s’est pas tenue à sa disposition pour l’accomplir. La salariée n’a même pas à prouver qu’elle n’a pas perçu de salaire puisque c’est à l’employeur qu’il incombe de rapporter la preuve du paiement du salaire (16). Inversement, il peut être avancé que cette position de la Cour de cassation est discutable. Certes, il est compréhensible d’exiger de l’employeur qu’il démontre qu’il a fourni du travail au salarié. Néanmoins, le salarié a l’obligation de se tenir à la disposition de l’employeur. Ce serait donc au salarié de prouver qu’il a bien exécuté cette obligation (17). Le paiement du salaire ne pourrait être exigé que si cette preuve était préalablement rapportée. Au regard des textes, les deux positions peuvent se défendre. C’est une illustration que l’attribution de la charge de la preuve ne dépend pas que des textes. Elle relève aussi d’une prise en considération des intérêts en présence (18). L’arrêt étudié s’inscrit dans une volonté du juge de protéger le salarié. Ceci peut se comprendre car l’employeur dispose du pouvoir de direction. C’est alors le seul qui peut fournir du travail au salarié. (12) S. Brissy, « L’obligation pour l’employeur du donner du travail au salarié » : Dr. soc. 2008, p. 434-442, spéc. p. 434-435. (13) Cass. soc., 3 juill. 2001, n° 99-43361. (14) S. Brissy, « L’obligation pour l’employeur du donner du travail au salarié », préc., spéc. p. 440. (15) T. Lahalle, « Exécution du contrat de travail et charge de la preuve », note sous Cass. soc., 23 oct. 2013, n° 12-14237 : JCP S 2014, 1058, p. 23-24, spéc. n° 6. (16) Cass. soc., 11 janv. 2006, n° 04-41231 : Bull. civ. V, n° 6 : LPA 13 mars 2006, p. 10-11, note G. Picca et A. Sauret. (17) S. Tournaux, « Chronique d’actualité du régime juridique du contrat de travail » : Dr. soc. 2014, p. 11-23, spéc. p. 21. (18) N. Hoffschir, La charge de la preuve en droit civil, Thèse, université Paris Ouest - Nanterre La Défense, 2014, p. 442. G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 69 G a ze tte Spé ci a li s é e Jurisp rud e n ce VIII. O FFICE DU JUGE La décision rendue par le juge des tutelles doit permettre de garantir que la partie qui a comparu seule a été informée de son droit de consulter le dossier au greffe 257b8 1 L’essentiel En vertu du droit à la contradiction, chaque partie a la faculté de prendre connaissance et de discuter de toute pièce présentée au juge. Doit donc être cassé l’arrêt qui substitue une curatelle simple à une curatelle renforcée dès lors que la personne visée par la mesure d’assistance n’a pas été mise en mesure de prendre connaissance, avant l’audience, des pièces présentées à la juridiction et, par suite, de les discuter utilement. Cass. 1 civ., 18 nov. 2015, n 14-28223, M. X, FS– PB (cassation CA Poitiers, 8 oct. 2014), Mme Batut, prés. ; SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, av. re o L es circonstances de cette affaire démontrent que le Harold HERMAN contentieux portant sur le respect des principes directeurs du procès civil reste d’actualité. Note par L’arrêt traite du nécessaire respect du principe de la contradiction régi globalement par les articles 14, 15 et 16 du Code de procédure civile. Ce principe de contradiction, qui figure parmi les droits de la défense, est un instrument de vérité dans le procès civil qui complète le principe dispositif (CPC, art. 12) qui fait interdiction au juge d’introduire de sa propre initiative un fait dans le procès. Henry Vizioz avait perçu l’incidence du principe dispositif sur les droits de la défense : « Le principe du contradictoire revêt une importance particulière avec une procédure de type dispositif, dirigée par les parties. C’est par l’exposé contradictoire de leurs prétentions, par la libre discussion des moyens invoqués et des preuves offertes, que le juge acquerra une connaissance aussi exacte et aussi complète qu’il se peut du litige » (H. Vizioz, Études de procédures, éd. Bière, Bordeaux, 1956, n° 240). L’arrêt commenté, au sujet des majeurs protégés, porte plus précisément sur les dispositions de l’article 16 du Code de procédure civile, à savoir l’application du principe de contradiction entre les parties et le juge. Selon cet article, « le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la (...) 70 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 contradiction. Il ne peut retenir, dans sa décision, les moyens, les explications et les documents invoqués ou produits par les parties que si celles-ci ont été à même d’en débattre contradictoirement. Il ne peut fonder sa décision sur les moyens de droit qu’il a relevés d’office sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations ». En l’espèce, un jugement qui avait placé M. X sous curatelle renforcée a été partiellement infirmé en appel puisque l’intéressé a finalement fait l’objet d’une mesure de curatelle simple. La Cour de cassation censure cette décision au visa des articles 16 et 1222-1 du Code de procédure civile. Le second des deux articles précités, relatif à la procédure devant le juge des tutelles, prévoit en son alinéa 1er qu’à tout moment de la procédure, le dossier peut être consulté au greffe de la juridiction qui le détient, sur demande écrite et sans autre restriction que les nécessités du service, par le majeur à protéger ou protégé, le cas échéant, par son avocat ainsi que par la ou les personnes chargées de la protection. La Cour de cassation relève qu’il ne résulte d’aucune pièce du dossier que M. X avait été avisé de la faculté qui lui était ouverte de consulter le dossier au greffe. Elle en tire comme conséquence le non-respect des dispositions de l’article 16 du Code de procédure civile, précisant qu’il n’était pas établi que l’intéressé avait été mis en mesure de prendre connaissance, avant l’audience, des pièces présentées à la juridiction et, par suite, de les discuter utilement. La cassation en toutes ses dispositions de l’arrêt de la cour d’appel était inéluctable, ce d’autant que la haute juridiction avait statué récemment dans des termes similaires par arrêt du 12 février 2014 (Cass. 1re civ., 12 févr. 2014, n° 13-13581 : D. 2014, actu. 481 ; Procédures 2014, n° 111, note M. Douchy-Oudot ; JCP 2014, 532, note J. Massip). L’intransigeance et le rôle protecteur de la Cour de cassation en cette matière se conçoivent d’autant mieux que les parties comparaissent seules, sans l’assistance d’un avocat. G a z e tte Sp é cia lisée J u r i s p r u de n c e X. P ROCÉDURES RAPIDES L’appréciation du trouble manifestement illicite par le juge des référés en cas de licenciement lié à la dénonciation de faits de harcèlement moral 257a4 1 L’essentiel La protection d’un salarié, qui dénonce des faits de harcèlement moral, l’autorise à saisir le juge des référés pour faire cesser le trouble manifestement illicite résultant de son licenciement. Le juge ne peut pas retenir qu’il n’y a pas lieu à référé sans avoir recherché si le salarié était de mauvaise foi. Cass. soc., 25 nov. 2015, no 14-17551, Mme X c/ Sté Orange Caraïbes, PB (cassation CA Basse-Terre, 17 mars 2014), M. Frouin, prés. ; SCP Célice, Blancpain, Soltner et Texidor, SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, av. L ’arrêt commenté précise l’office de la formation Vincent ORIF de référé du conseil des prud’hommes lorsqu’il doit contrôler si un licenciement, lié à la dénonciation de faits de harcèlement moral, constitue un trouble manifestement illicite. Note par Dans cette affaire, une salariée est engagée par la société Orange Caraïbes. Elle exerce en dernier lieu les fonctions de directrice juridique. Elle est licenciée pour faute le 5 avril 2013. Dès lors, elle saisit la formation de référé du conseil des prud’hommes pour obtenir, spécialement, l’annulation de son licenciement et sa réintégration sur le fondement de l’article L. 1152-3 du Code du travail puisque le licenciement est en relation avec des faits de harcèlement moral dont la salariée se prétendait victime. Les juges d’appel retiennent qu’il n’y a pas lieu à référé. Certes, l’arrêt d’appel constate que la salariée est licenciée pour avoir porté des accusations de harcèlement moral contre un cadre dirigeant. Néanmoins, le trouble manifestement illicite n’est pas caractérisé car l’appréciation de la bonne ou de la mauvaise foi de la salariée relevait de l’appréciation des juges du fond. Il convient donc de se demander si l’appréciation de la mauvaise foi d’un salarié, qui dénonce des faits de harcèlement moral, relève du pouvoir de la formation de référé. Par un arrêt du 25 novembre 2015, la Cour de cassation casse l’arrêt d’appel. Elle énonce que le juge des référés aurait dû se prononcer, comme cela lui était demandé, sur la mauvaise foi de la salariée lorsqu’elle avait dénoncé le harcèlement moral. En effet, ce contrôle est nécessaire pour déterminer si le licenciement de la salariée est constitutif d’un trouble manifestement illicite. L’arrêt commenté permet d’effectuer des rappels pédagogiques sur plusieurs questions. D’abord, il montre que la Cour de cassation vérifie la bonne application, par les juges du fond, de la notion de trouble manifestement illicite. En effet, l’article R. 1455-6 du Code du travail énonce que la « formation de référé peut toujours, même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent pour (…) faire cesser un trouble manifestement illicite ». La rédaction est la même que celle prévue pour la procédure de référé devant le président du tribunal de grande instance (1). Or, un trouble est manifestement illicite lorsque, spécialement, la violation d’un droit est évidente, incontestable, certaine aux yeux des juges (2). Cependant, la notion de trouble manifestement illicite est ambiguë. D’un côté, le trouble est une notion factuelle. D’un autre côté, l’illicite renvoie au droit. L’un des débats est de savoir si la Cour de cassation doit contrôler cette notion (3). Toutefois dans deux arrêts (4), l’assemblée plénière de la haute juridiction indique qu’elle contrôle cette notion qui n’est plus laissée au pouvoir souverain des juges du fond (5). Ce contrôle est présenté comme étant léger. La haute juridiction ne contrôle que la motivation (6). L’arrêt étudié illustre ce contrôle de la Cour de cassation, laquelle reproche aux juges d’appel de ne pas s’être prononcés sur la mauvaise foi de la salariée, ce qui aurait permis d’établir que son licenciement constituait un trouble manifestement illicite. Leur motivation était donc défaillante car ils n’ont pas statué sur une question qui leur était posée. Ensuite, l’arrêt analysé confirme une certaine subtilité concernant les pouvoirs du juge des référés confronté à un trouble manifestement illicite. Selon les textes, ce juge ne peut prescrire que les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent. Ses pouvoirs sont donc restreints. Ainsi, le juge des référés ne peut pas prononcer, sauf disposition expresse l’y autorisant, la nullité d’un contrat (7). De même, il n’a ni le pouvoir d’ordonner la résiliation d’un contrat de travail ni celui de prendre une mesure entraînant sa rupture (8). Dans l’arrêt examiné, la Cour de cassation se contente d’énoncer que le licenciement de la salariée est susceptible de constituer un trouble manifestement illicite. Elle ne précise pas quelle pourrait être la mesure qui pourrait le faire cesser. En application de l’article L. 1152-3 du Code du travail, la salariée sollicitait la nullité du licenciement. Toutefois, il ne semble pas que le juge des référés dispose du pouvoir de prononcer cette nullité. La réponse apportée est plus subtile. Pour éviter d’empiéter sur le principal, le juge des (1) CPC., art. 808, al. 1. (2) S. Guinchard, F. Ferrand et C. Chainais, Procédure civile, Droit interne et droit de l’Union européenne, Dalloz, 2014, 32e éd., p.1395. (3) Sur cette question v. D. 1996, p. 497-500, concl. J.-F. Weber ; p. 500-502, note J.-M. Coulon. Un autre point discuté est de savoir s’il peut y avoir un trouble manifestement illicite en présence d’une contestation sérieuse. Pour certains auteurs, ces deux notions sont inconciliables. V. J. Héron et T. Le Bars, Droit judiciaire privé, LGDJ, 2015, 6e éd., p. 348. (4) Cass. ass. plén., 28 juin 1996, n° 94-15935 : Bull. ass. plén., n° 6 – Cass. ass. plén., 23 juin 2006, n° 04-40.289 : Bull. ass. plén., n° 7. (5) Cette solution était celle initialement retenue, avant le revirement de jurisprudence opéré par l’arrêt précité du 28 juin 1996. V. Cass. ass. plén., 4 juill. 1986, n° 84-15735 : Bull. ass. plén., n° 11. (6) S. Amrani-Mekki et Y. Strickler, Procédure civile, PUF, Thémis, 2014, p. 601. (7) Cass. soc., 14 mars 2006, n° 04-48322 : Bull. civ. V, n° 100. (8) Cass. soc., 15 mai 2007, n° 06-43110. G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 71 G a ze tte Spé ci a li s é e Jurisp rud e n ce référés ne prononce pas la nullité ; il ne prend qu’une mesure de remise en état provisoire qui est la réintégration du salarié dans l’entreprise (9). Néanmoins, il faut convenir qu’indirectement, le juge des référés apprécie la validité apparente du licenciement (10). Ainsi, lorsque la rupture d’un CDD porte atteinte à une liberté fondamentale, le juge peut ordonner la poursuite des relations contractuelles (11). De même, le juge des référés peut ordonner la réintégration d’un salarié lorsque l’employeur n’exécute pas une décision de justice qui a requalifié un contrat de professionnalisation en contrat de travail à durée indéterminée (12). Il peut aussi ordonner la réintégration d’un salarié protégé (13). Dès lors, si la cour d’appel de renvoi considère que le licenciement de la salariée constitue un trouble manifestement illicite, cette juridiction pourrait ordonner la réintégration de la salariée. qui améliore sa protection. Comme pour le fond du droit, ce trouble n’est pas caractérisé en cas de mauvaise foi du salarié. La Cour de cassation l’indique expressément dans ce litige. L’arrêt analysé s’inscrit également dans un mouvement jurisprudentiel visant à protéger les salariés qui dénoncent des faits de harcèlement moral en leur garantissant une immunité contre les sanctions de l’employeur. Ceci confirme les liens étroits entre la procédure et le fond du droit, même devant le juge des référés où ils peuvent paraître moins marqués (14). Sur le fond du droit, la protection du salarié est importante. Il ressort effectivement de plusieurs arrêts de la Cour de cassation que, sauf mauvaise foi du salarié, le licenciement d’un salarié dénonçant des faits de harcèlement moral est nul (15). Cette nullité est encourue, même si la lettre de licenciement comporte des motifs qui justifient le licenciement (16). Sur le terrain procédural, l’arrêt étudié montre que la protection du salarié est complétée par la possibilité de saisir le juge des référés pour faire cesser le trouble manifestement illicite résultant de son licenciement. Ceci permet au salarié d’obtenir plus rapidement une solution du juge, ce Enfin, il convient de souligner que la notion de mauvaise foi du salarié est entendue restrictivement par la Cour de cassation. En effet, l’article L. 1152-2 du Code du travail ne conditionne pas le bénéfice de l’immunité du salarié, qui dénonce des faits de harcèlement moral, à la véracité de ces faits (17). En conséquence, la mauvaise foi du salarié ne résulte pas de la seule circonstance que les faits dénoncés ne sont pas établis (18). L’employeur doit prouver que le salarié avait connaissance de la fausseté des faits qu’il dénonce (19). Dans l’ensemble, la protection du salarié qui dénonce des faits de harcèlement moral se comprend. Il faut éviter qu’un salarié préfère garder le silence de peur d’être sanctionné (20). Cependant, il est possible de se demander si cette jurisprudence, qui prône une conception très restrictive de la mauvaise foi, ne risque pas d’offrir une protection efficace à des salariés malveillants qui se contentent d’invoquer des faits de harcèlement moral (21). En l’espèce, la preuve de cette mauvaise foi ne semble pas exclue. La lettre de licenciement (22) montre que les faits de harcèlement moral invoqués par la salariée ne sont pas établis et que le comportement de celle-ci était trouble. Ses agissements paraissaient caractériser une volonté de déstabiliser le cadre dirigeant, dont elle prétend qu’il est l’auteur d’un harcèlement moral à son encontre, et de remettre en cause l’organisation de l’entreprise. Toutefois, devant la cour d’appel de renvoi, ces éléments seront insuffisants. L’employeur devra prouver qu’elle avait conscience du caractère mensonger de ses déclarations. Cette preuve risque d’être difficile à rapporter, même si elle a déjà été admise (23). (9) A. Bugada, « Référé prud’homal : réintégration du salarié sous CDD en cas d’atteinte à la liberté fondamentale d’agir en justice pour obtenir la requalification en CDI », note sous Cass. soc., 6 févr. 2013, n° 11-11740 : Procédures 2013, comm. n° 107, p. 21-22. (10) B. Boubli, « Le juge des référés ne peut prononcer la nullité d’un contrat », note sous Cass. soc., 14 mars 2006, n° 04-48322 : JCP S 2006, 1416, p. 38, spéc. n° 20. (11) Cass. soc., 6 févr. 2013, n° 11-11740 : Bull. civ. V, n° 53 ; Cah. soc. avr. 2013, p. 118, n° 110d1, obs. J. Icard. (12) Cass. soc., 4 juin 2014, n° 13-14605 : Gaz. Pal. 9 sept. 2014, p. 29, n° 190y0, note V. Orif. (13) Cass. soc., 30 janv. 2013, n° 11-13286 : Bull. civ. V, n° 25 ; Cah. soc. mars 2013, p. 88, n° S64, obs. F.-J. Pansier. (14) N. Cayrol, « Réalisme et prudence du juge des référés » : D. 2011, p. 904-907, spéc. p. 905. (15) Cass. soc., 10 mars 2009, n° 07-44092 : Bull. civ. V, n° 66 : Cah. soc. juill. 2009, p. 171, obs. H. Gillier. (16) Cass. soc., 10 juin 2015, n° 13-25554. (17) Cass. soc., 10 mars 2009, n° 07-44092, avis J. Duplat : SSL supplt. n° 1411 , 7 sept. 2009, p. 127-130, spéc. p. 127. (18) Cass. soc., 10 mars 2009, préc. (19) Cass. soc., 7 févr. 2012, n° 10-18035 : Bull. civ. V, n° 55 ; Cah. soc. avr. 2012, p. 140, n° S110, obs. F.-J. Pansier. (20) P. Adam, « Lumière nouvelle sur la mauvaise foi ! » : SSL n° 1527, 27 févr. 2012, p. 12-14, spéc. p. 14. (21) C. Leborgne-Ingelaere, « Sanction de la dénonciation d’un harcèlement : nécessité de démontrer la mauvaise foi de son auteur », note sous Cass. soc., 10 juin 2015, n° 14-13318 et Cass. soc., 10 juin 2015, n° 13-25554 : JCP S 2015, 1345, p. 30-32, spéc. n° 40, spéc. p. 32. (22) La lettre de licenciement est reproduite dans les moyens annexés à l’arrêt commenté. (23) Cass. soc., 6 juin 2012, n° 10-28345 : Bull. civ. V, n° 172. Dans cette affaire, la preuve de la mauvaise foi du salarié par l’employeur l’autorise à licencier le salarié pour faute grave. XI. V OIES DE RECOURS Intimé un jour, intimé toujours ! 257a7 1 L’essentiel Le délai ouvert à l’intimé pour conclure et former appel incident à l’encontre d’une autre partie, demeurée partie intimée à son égard en dépit de la décision 72 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 de caducité partielle de la déclaration de l’appelant, court à compter de la date à laquelle l’intimé a reçu notification des premières conclusions de l’appelant. G a z e tte Sp é cia lisée J u r i s p r u de n c e Cass. 2e civ., 3 déc. 2015, no 14-23834, Sté Capi c/ M. B., M. C., Sté Axa France IARD et a., PB (rejet pourvoi c/ CA Douai, 30 juin 2014), Mme Flise, prés. ; SCP Barthélemy, Matuchansky, Vexliard et Poupot, SCP Boutet-Hourdeaux, SCP Garreau, Bauer-Violas et Feschotte-Desbois, SCP Ortscheidt, av. Note par Loïs RASCHEL Magistrat, maître de conférences à l’université Paris Ouest – Nanterre La Défense, en détachement judiciaire, membre du Centre de droit civil des affaires et du contentieux économique Q ue la procédure d’appel est difficile à maîtriser… Les spécialistes eux-mêmes s’y perdent et désespèrent. La réforme de la « Justice du XXI e siècle » promet d’améliorer cette procédure, jugée « trop longue et complexe » (1). Formons le vœu qu’une belle réforme puisse voir le jour en 2016 ! L’arrêt du 3 décembre 2015 porte sur la question, délicate, de la caducité en appel (2). Il n’est pas utile (heureusement) de retracer l’ensemble des faits pour comprendre l’arrêt. Retenons simplement qu’une société avait interjeté appel contre plusieurs personnes et qu’un intimé avait formé un appel incident contre un autre intimé. Le conseiller de la mise en état avait, d’abord, prononcé la caducité de la déclaration d’appel de l’appelant à l’égard de l’un des intimés ; il avait, ensuite, déclaré irrecevable l’appel incident en raison de sa tardiveté (3). Afin éviter cette sanction, le pourvoi soutenait que l’appel incident était « provoqué ». Sur ce point, quelques explications s’imposent pour ceux qui ne sont pas familiers de la procédure d’appel : l’appel incident est dit « provoqué » lorsqu’il est formé à l’encontre d’une personne qui n’est pas encore intimée, mais qui était partie en première instance (4). Ainsi, l’appel « provoqué » se présente comme une « variété » d’appel incident (5). Dans notre affaire, l’auteur de l’appel incident s’appuyait sur la caducité partielle de la déclaration de l’appelant. Son raisonnement était le suivant : le prononcé de la caducité avait retiré la qualité d’intimé à son adversaire ; dès lors, l’appel formé à l’encontre de ce dernier n’était plus un appel incident « classique », mais un appel « provoqué ». Quel était l’intérêt de cette qualification ? Selon le pourvoi, le point de départ du délai de deux mois n’était pas le même : il ne courait plus à compter de la notification des conclusions de l’appelant, (1) V. le site Internet du ministère de la Justice. (2) N. Fricero : JCl. Procédure civile, fasc. 680, spéc. nos 69 et s. (3) CPC, art. 909. (4) P. et N. Gerbay, Guide du procès civil en appel 2016, LexisNexis, 2015, nos 489 et s. (5) J. Héron et T. Le Bars, Droit judiciaire privé, Montchrestien, 2015, 6e éd., n° 752 ; v. égal. L. Cadiet et E. Jeuland, Droit judiciaire privé, LexisNexis, 2013, 8e éd., n° 825, qui évoquent un « type » d’appel incident. Pour une autre approche : J. Junillon et R. Laffly, « Décrets Magendie – Deux ans de jurisprudence » : JCP G 2013, 249. mais plus tard, à compter de la décision ayant prononcé la caducité partielle. La Cour de cassation a rejeté le pourvoi. Elle a approuvé la cour d’appel d’avoir jugé que le bénéficiaire de la caducité était « demeuré partie intimée » à l’égard de l’autre intimé (6). Voilà une affirmation audacieuse (7) : comment un acte « anéanti » peut-il maintenir ses effets ? En logique, une partie devient intimée en vertu d’une déclaration d’appel ; si celle-ci disparaît, elle n’est plus intimée pour personne. Pourtant, la Cour de cassation estime que l’intimé conserve sa qualité. Un tel choix étonne un peu. De plus, la solution contraste avec la rigueur d’une décision récente : le 13 mai 2015 (8), la Cour de cassation avait affirmé que « l’appel incident, peu important qu’il ait été interjeté dans le délai pour agir à titre principal, ne peut être reçu en cas de caducité de l’appel principal ». Il n’est guère évident de concilier les solutions… Une autre voie aurait éventuellement pu être choisie. Il était soutenu que « l’appel provoqué contre un tiers doit être formé par voie d’assignation, valant conclusions, dans les deux mois suivant l’événement qui le provoque ». C’était considérer que l’article 909 du Code de procédure civile (CPC, art. 909) ne s’appliquait pas de la même manière à l’appel incident « classique » et à l’appel incident « provoqué » (9). Or, dans un arrêt du 9 janvier 2014 (10), la Cour de cassation a réfuté la distinction (11). Peut-être aurait-il été préférable de s’appuyer sur cette solution afin d’éviter de manipuler encore davantage la notion de caducité. (6) Il est nécessaire de reproduire ici un extrait de l’arrêt : « ayant constaté que le second appel incident formé à l’encontre de M. B par la société Capi découlait de l’appel principal de la société Acteo qui l’avait intimée, la cour d’appel en a exactement déduit que le délai ouvert à la société Capi pour conclure et former appel incident à l’encontre de M. B, qui était demeuré partie intimée à son égard en dépit de la décision de caducité partielle de la déclaration d’appel de la société Acteo, courait à compter de la date à laquelle la société Capi avait reçu notification des premières conclusions d’appel de la société Acteo (…) ». (7) Sur les conséquences de la caducité : P. Callé, V° « Caducité » : Rép. pr. civ. Dalloz, nos 121 et s. (8) Cass. 2e civ., 13 mai 2015, n° 14-13801 : D. 2015, p. 1423 et s., note C. Bléry et L. Raschel ; D. 2015, p. 1791 et s., obs. H. Adida-Canac, T. Vasseur et E. de Leiris ; JCP G 2015, 1304, spéc. n° 10, obs. Y.-M. Serinet ; Procédures 2015, comm. n° 214, note H. Croze ; N. Hoffschir, Gaz. Pal. 22 sept. 2015, p. 9, n° 240u3. (9) Sur ce point : P. et N. Gerbay, op. cit., spéc. n° 496. (10) Cass. 2e civ., 9 janv. 2014, n° 12-27043 : Bull. civ. II, n° 1 ; Gaz. Pal. 12 avr. 2014, p. 8, n° 174j5, note J. Pellerin. (11) En ce sens, J. Pellerin, note préc. : « Il n’y a donc pas lieu, dans l’article 909, de distinguer l’appel incident proprement dit, de l’appel provoqué ». G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 73 G a ze tte Spé ci a li s é e Jurisp rud e n ce L’intimé est-il un défendeur comme un autre ? 257a9 1 L’essentiel En appel, si l’intimé ne conclut pas, il est néanmoins statué sur le fond, et le juge ne fait droit aux prétentions et moyens de l’appelant que dans la mesure où il les estime réguliers, recevables et bien fondés. Cass. 2 civ., 3 déc. 2015, n 14-26676, M X c/ Sté Alpes de Provence automobiles, SCAP et Sté Automobiles Peugeot, PB (cassation CA Aix-en-Provence, 11 mars 2014), Mme Flise, prés. ; Me Le Prado, SCP Gatineau et Fattaccini, SCP Monod, Colin et Stoclet, av. e me o L ’article 472 du Code de procédure civile prévoit Loïs RASCHEL (al. 1er) que : « Si le défendeur ne comparaît pas, il est néanmoins statué sur le fond ». La demande, cependant, ne sera pas nécessairement accueillie : il est précisé (al. 2) que : « Le juge ne fait droit à la demande que dans la mesure où il l’estime régulière, recevable et bien fondée » (1). Cette disposition, insérée dans le titre XIV du Livre Ier du Code de procédure civile, doit-elle toujours s’appliquer en appel ? (2) L’arrêt du 3 décembre 2015 vient l’affirmer une nouvelle fois. Si la solution est classique, elle appelle quelques brèves réflexions. Note par En l’espèce, un acheteur avait obtenu la résolution de la vente d’un véhicule en raison d’un vice caché. Le vendeur avait interjeté appel. Or, les conclusions de l’acheteur avaient été déclarées irrecevables en application de l’article 909 du Code de procédure civile qui, rappelons-le, ne laisse que deux mois à l’intimé « pour conclure et former, le cas échéant, appel incident » (3). Comment la cour d’appel avait-elle réagi ? Elle avait réformé le jugement en considérant qu’en raison de l’irrecevabilité des conclusions de l’intimé, « aucun moyen n’est opposé (…) aux parties adverses qui concluent à son débouté ». Son arrêt a été censuré au visa de l’article 472 du Code de procédure civile : « En statuant ainsi, alors qu’elle devait examiner, (1) L. Cadiet et E. Jeuland, Droit judiciaire privé, LexisNexis, 2013, 8e éd., n° 85. (2) Au sujet de l’art. 468 du CPC, v. dans cette chronique supra : C. Bléry, note sous Cass. 2e civ., 19 nov. 2015, n° 14-11350. (3) Sur les délais à respecter en appel : P. et N. Gerbay, Guide du procès civil en appel 2016, LexisNexis, 2015, nos 736 et s. au vu des moyens d’appel, la pertinence des motifs par lesquels le premier juge s’était déterminé, la cour d’appel a violé le texte susvisé ». Au premier abord, la solution n’est pas surprenante. Elle paraît même tout à fait logique. Une rapide recherche jurisprudentielle permet de s’apercevoir que l’article 472 du Code de procédure civile est appliqué habituellement en première instance, comme en appel. Plusieurs arrêts – publiés – ont affirmé que « si l’intimé ne conclut pas, il est néanmoins statué sur le fond, et le juge ne fait droit aux prétentions et moyens de l’appelant que dans la mesure où il les estime réguliers, recevables et bien fondés » (4). Cette mise en œuvre de l’article 472 du Code de procédure civile en appel a été justifiée : « Le défaut du défendeur (ou de l’intimé) n’équivalant jamais à un aveu, le juge doit instruire la demande du demandeur (ou de l’appelant) avec possibilité de la rejeter si elle lui paraît irrégulière, irrecevable ou mal fondée » (5). Pourtant, un tel choix mérite d’être discuté. En effet, l’intimé est un défendeur un peu particulier lorsqu’il était préalablement demandeur en première instance. Or, l’article 472 du Code de procédure civile s’explique par la volonté de protéger le défendeur initial, qui « n’est pas là pour se défendre (6) ». Peut-être, d’ailleurs, celui-ci n’est-il pas encore au courant de la demande (7). L’intimé, ancien demandeur, qui laisse le temps s’écouler sans conclure n’est pas du tout placé dans cette situation. À la réflexion, la rigueur des juges d’appel se comprend mieux. Tous les défendeurs méritent-ils la même protection ? Ne faudrait-il pas, plutôt, opérer un tri ? Une sélection serait sans doute plus satisfaisante, mais certainement plus compliquée. La solution retenue présente au moins l’avantage de la simplicité. (4) Par ex. : Cass. 2e civ., 30 avr. 2009, n° 08-15947 : Bull. civ. II, n° 103 – Cass. 1re civ., 20 sept. 2006, n° 05-2001 : Bull. civ. I, n° 409 ; D. 2006, p. 1380 et s., obs. P. Julien – Cass. 2e civ., 30 avr. 2003, n° 01-12289 : Bull. civ. II, n° 122. (5) P. Julien, obs. préc. (6) S. Guinchard, C. Chainais et F. Ferrand, Procédure civile, Dalloz, 2014, 32e éd., n° 793. V. égal. M.-E. Boursier, act. E. Botrel, V° « Jugement par défaut ou réputé contradictoire » : Rép. pr. civ. Dalloz, nos 50 et s. (7) P. Hoonakker, in S. Guinchard (dir.), Droit et pratique de la procédure civile, Dalloz Action, 2014/2015, n° 321-152. Défaut de communication des pièces : le juge doit statuer sur les moyens et prétentions contenus dans les conclusions d’appel 256z2 1 L’essentiel Le défaut de communication de pièces en cause d’appel ne prive pas à lui seul les juges du fond de la connaissance des moyens et des prétentions de l’appelant. Cass. 2e civ., 3 déc. 2015, no 14-25413, M. X c/ Sté Caisse de crédit agricole mutuel de la Guadeloupe, F–PB (cassation partielle CA Basse-Terre, 15 juill. 2014), Mme Flise, prés. ; SCP Gadiou et Chevallier, SCP Yves et Blaise Capron, av. Note par Harold HERMAN juridiction. L a question de la communication des pièces en cause d’appel ne cesse d’occuper les juges de la haute En effet, depuis l’entrée en vigueur des décrets nos 20091524 du 9 décembre 2009 (1) et 2010-1647 du 28 décembre (1) D. n° 2009-1524, 9 déc. 2009, relatif à la procédure d’appel avec représentation obligatoire en matière civile : JO 11 déc. 2009. 74 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 G a z e tte Sp é cia lisée J u r i s p r u de n c e 2010 (2), la Cour de cassation a tenté de répondre aux diverses interrogations soulevées par les plaideurs profitant de la rédaction imprécise des nouveaux textes. L’article 906 du Code de procédure civile, applicable à toutes les parties, ajoute à l’obligation de conclure celle de communiquer les pièces simultanément à l’avocat constitué. Cette exigence de simultanéité a suscité un débat quant à ses conséquences sur la recevabilité des conclusions. Dans un premier avis (3), la Cour de cassation a retenu que ces pièces doivent être écartées des débats, solution déjà adoptée par certaines cours d’appel (4), sans pour autant entraîner l’irrecevabilité des conclusions. Dans un second avis (5), la haute juridiction a précisé qu’il revient à la cour, et non au conseiller de la mise en état, de rejeter les pièces communiquées tardivement. Enfin, par deux arrêts rendus le 5 décembre 2014 en assemblée plénière, la Cour de cassation a affirmé, d’une part, que le juge ne pouvait se fonder sur des pièces communiquées avec des conclusions tardives (6) et, d’autre part, que les pièces ne sont écartées que si l’atteinte à la contradiction est caractérisée (7). En l’espèce, la question posée à la Cour de cassation est différente : le défaut de communication de pièces par l’appelant permet-il au juge d’appel de confirmer de facto en toutes ses dispositions la décision déférée ? Précisons que la rédaction de l’article 132 du Code de procédure civile a été remaniée par le décret du 9 décembre 2009 susvisé puisque désormais une nouvelle communication des pièces en cause d’appel est exigée. En l’espèce, l’appelant a remis ses conclusions d’appel au greffe de la cour après les avoir notifiées à l’intimée. Par une décision devenue irrévocable, le conseiller de la mise en état a constaté le défaut de communication de pièces par l’appelant et a déclaré la partie intimée irrecevable à conclure. Par la suite, pour confirmer le jugement en toutes ses dispositions, l’arrêt frappé de pourvoi retient que l’appelant n’a notifié aucune pièce au soutien de son appel et en tire la conséquence que la cour est dans l’impossibilité de procéder à l’examen de ses moyens et prétentions. La Cour de cassation censure les juges du fond au visa de l’article 132 du Code de procédure civile selon l’attendu (de principe ?) suivant : « qu’en statuant ainsi alors que le défaut de communication de pièces en cause d’appel ne prive pas à lui seul les juges du fond de la connaissance des moyens et des prétentions de l’appelant, la cour a violé le texte susvisé » (8). Cette solution doit se comprendre à la lumière de la spécificité du procès en appel. Il est reproché à la cour d’appel d’avoir considéré qu’en l’absence d’éléments probants produits à hauteur d’appel, il lui était impossible de se prononcer sur les demandes qui avaient pourtant été régulièrement formulées dans les conclusions d’appel et qu’il convenait, dans ces conditions, de confirmer la décision entreprise. N’est-ce pas contradictoire de confirmer une décision de première instance (et donc de juger le litige) après avoir expliqué être dans l’impossibilité de se prononcer sur les demandes et prétentions ? D’évidence, la réponse affirmative s’impose et c’est ce qui semble avoir posé problème à la Cour de cassation. Les juges semblent avoir statué comme s’ils étaient juges de première instance dans une situation dans laquelle la partie en demande ne justifiait pas de ses prétentions. Mais c’était oublier que confirmer une décision de première instance en toutes ses dispositions ne répond pas aux mêmes exigences que celle consistant à débouter une partie de ses demandes formulées en première instance faute de preuves. En effet, l’affaire dont la cour est saisie a déjà une « histoire » : le dossier du tribunal fait partie intégrante de l’affaire transmise à la cour. À cet égard, l’article 968 du Code de procédure civile prévoit d’ailleurs qu’au dossier de la cour est joint celui de la juridiction de première instance, lequel comporte notamment les actes, notes et documents relatifs à l’affaire. Par ailleurs – et surtout –, l’article 954 du Code de procédure civile énonce que la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif. Or en l’espèce, les conclusions d’appel ayant été valablement notifiées, l’objet du litige était connu et déterminé conformément à ce que prévoit l’article 4 du Code de procédure civile. Les juges du fond ne pouvaient donc pas feindre d’ignorer totalement l’objet du litige au prétexte de la méconnaissance par la partie appelante de l’obligation prévue par l’article 132 précité. En définitive, les juges du fond semblent être allés trop loin (pour la Cour de cassation) en indiquant être dans l’impossibilité de procéder à l’examen des moyens et prétentions de la partie appelante. C’est le sens que nous accordons à l’attendu de la haute cour, et notamment à l’expression « ne prive pas à lui seul ». La Cour de cassation n’aurait peut-être rien trouvé à redire à l’arrêt de la cour si les juges du fond s’étaient bornés à indiquer que l’appel n’était pas soutenu. (2) D. n° 2010-1647, 28 déc. 2010, modifiant la procédure d’appel avec représentation obligatoire en matière civile : JO 29 déc. 2010. (3) Cass. avis, 25 juin 2012, n° 12-00005 : Bull. civ. avis, n° 5. (4) CA Dijon, 30 juill. 2013, n° 12/00234. (5) Cass. avis, 21 janv. 2013, n° 12-00017 : Bull. civ. avis, n° 4. (6) Cass. as. plén., 5 déc. 2014, n° 13-27501 : Gaz. Pal. 16 juin 2015, p. 27 et 28, n° 228s1, note L. Raschel. (7) Cass. as. plén., 5 déc. 2014, n° 13-19674 : Gaz. Pal. 16 juin 2015, p. 27 et 28, n° 228s1, note L. Raschel op. cit. Selon nous, cet arrêt ne remet toutefois aucunement en cause la nécessité pour les parties de se soumettre à l’obligation de communiquer les pièces en cause d’appel. (8) NDA : nous mettons en italique. G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 75 G a ze tte Spé ci a li s é e Jurisp rud e n ce Précision sur l’articulation de la procédure d’appel du Code de procédure civile et de celle des jugements en matière de procédures collectives 257a1 1 L’essentiel Lorsque conformément à l’article R. 661-6, 3° du Code de commerce, le président de la chambre saisie décide que l’affaire sera instruite sous le contrôle d’un magistrat de la chambre dans les conditions prévues aux articles 763 à 787 du Code de procédure civile, les dispositions de l’article 908 du même code ne s’appliquent pas. Cass. 2e civ., 3 déc. 2015, no 14-20912, Stés La Forêt et L’Européenne de promotion et d’investissement c/ Sté PimouguetLeuret-Devos-Bot ès-qual., PB (cassation CA Bordeaux, 16 mai 2014), Mme Flise, prés. ; Me Balat, av. L a chambre spécialisée en procédure civile a encore Corinne BLÉRY rendu, le 3 décembre 2015, de nombreux arrêts, dont certains destinés à publication. Parmi ceux-ci, il faut prêter attention à un arrêt précisant, par un attendu de principe placé en exergue de l’arrêt, que « lorsque conformément à l’article R. 661-6, 3°, du Code de commerce, le président de la chambre saisie décide que l’affaire sera instruite sous le contrôle d’un magistrat de la chambre dans les conditions prévues aux articles 763 à 787 du Code de procédure civile, les dispositions de l’article 908 du même code ne s’appliquent pas ». Note par Deux sociétés non commerçantes (une SCI et une SARL) sont placées en liquidation judiciaire par un tribunal de grande instance. Elles font appel. Un conseiller de la mise en état constate la caducité de leur déclaration d’appel en application de l’article 908 du Code de procédure civile : autrement dit, elles n’ont pas conclu dans les trois mois de leur déclaration d’appel. La cour d’appel confirme l’ordonnance déférée : « si les dispositions des articles 908 à 911 du Code de procédure civile ne sont pas applicables aux procédures fixées selon les dispositions de l’article 905 du même code, elles le sont lorsqu’il n’a pas été fait application de l’article 905 de ce code, qu’il n’était ni soutenu ni établi que le président de la chambre avait fait application de ce dernier texte et que les appelantes étaient dès lors tenues de conclure dans le délai prévu à l’article 908 du Code de procédure civile ». La Cour de cassation casse pour violation de l’article R. 661-6, 3° du Code de commerce, ensemble les articles 905 et 908 du Code de procédure civile… Rappelons que, pour ce qui est de la procédure d’appel « générale » (hors matière particulière comme les procédures collectives), plusieurs circuits sont susceptibles d’être empruntés – court, « semi-court », ou long – selon l’état de l’affaire (1) ; il est en outre possible d’utiliser la procédure à jour fixe qui suppose que les droits d’une partie soient en péril (2). Le principe selon lequel, devant la cour, l’affaire est renvoyée au conseiller de la mise en (1) Contra : D. d’Ambra, Droit et pratique de l’appel, Dalloz Référence, 2013, n° 212.09 : « la mise en état n’occupe la première place dans le déroulement de la procédure d’appel avec représentation obligatoire ». (2) V. J. Héron et T. Le Bars, Droit judiciaire privé, Précis Domat, Lextenso, 2015, 6e éd., n° 782. 76 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 état (sauf si le président de la chambre saisie décide de l’appeler à bref délai) est ainsi demeuré inchangé malgré la réforme Magendie. C’est l’article 905 qui prévoit les cas de recours aux circuits courts : « Lorsque l’affaire semble présenter un caractère d’urgence ou être en état d’être jugée ou lorsque l’appel est relatif à une ordonnance de référé ou à une des ordonnances du juge de la mise en état énumérées aux 1° à 4° de l’article 776, le président de la chambre saisie, d’office ou à la demande d’une partie, fixe à bref délai l’audience à laquelle elle sera appelée ; au jour indiqué, il est procédé selon les modalités prévues aux articles 760 à 762 ». De son côté, l’article 907 dispose qu’« à moins qu’il ne soit fait application de l’article 905, l’affaire est instruite sous le contrôle d’un magistrat de la chambre à laquelle elle est distribuée, dans les conditions prévues par les articles 763 à 787 et sous réserve des dispositions qui suivent ». Par ailleurs, la Cour de cassation a décidé, dans un avis du 3 juin 2013, d’ailleurs mentionné par le pourvoi, qu’en cas de « circuit 905 », c’est-à-dire de procédure « à bref délai », les articles 908 à 911 ne sont pas applicables (3). Selon la cour d’appel, ce n’est qu’en cas de recours effectif – et non pas seulement possible – au circuit court, que les délais Magendie n’ont pas à être respectés et les appelantes ne démontraient ni même ne soutenaient une application effective de l’article 905 dans leur cas… La Cour de cassation ne répond pas sur cette articulation des articles 905 et 907, mais le raisonnement semble logique. La cassation vient d’ailleurs. En effet, l’appel des jugements rendus en matière de procédures collectives est régi par une disposition spéciale, à savoir l’article R. 661-6 du Code de commerce, tel qu’issu du décret n° 2012-1451 du 24 décembre 2012 (4). Or celui-ci prévoit divers circuits pour la procédure d’appel selon la décision rendue en matière de procédures collectives. « Sans changement, après avoir expressément rappelé le principe selon lequel c’est la représentation obligatoire qui est applicable, cet article réserve quelques règles dérogatoires. En particulier le 2° soumet l’appel des jugements arrêtant ou rejetant le plan de cession à la procédure à jour fixe. Le 3°, lui, prévoit le recours de principe (sauf procédure à jour fixe) à l’un des «circuits courts» par renvoi à l’article 905 du Code de procédure civile, qui lui-même renvoie aux articles 760 et 761, ainsi qu’un éventuel recours au circuit long ; la nouvelle rédaction du texte rend plus clair ce recours : il dispose désormais que cette instruction se fera “sous le contrôle d’un magistrat de la chambre dans les conditions prévues par les articles 763 à 787 du même code”, c’est-à-dire les dispositions applicables à la mise en état avec juge de la mise en état devant le tribunal de grande instance. (3) Cass. avis, 3 juin 2013, n° 15011, P – v. déjà Cass. 2e civ., 16 mai 2013, n° 12-19119 : Procédures 2013, comm. n° 207, R. Perrot. Adde : P. et N. Gerbay, Guide du procès civil en appel 2016, LexisNexis, 2015, n° 831 ; S. AmraniMekki, « Les délais des articles 908 à 911 du CPC ne sont pas applicables à la procédure de l’article 905 du même code » : Gaz. Pal. 3 sept. 2013, p. 43, n° 144x3. (4) V. C. Bléry et J.-P. Teboul, « Instruction des affaires devant le tribunal de commerce. À propos du décret du 24 décembre 2012 (chap. IV) » : JCP G 2013, 67. G a z e tte Sp é cia lisée J u r i s p r u de n c e Ce conseiller chargé du contrôle est donc le conseiller de la mise en état, à défaut du conseiller chargé d’instruire l’affaire » (5). Dans notre affaire, le président de la chambre saisie avait fait usage de cette faculté offerte par le 3° de l’article R. 661-6. Et le recours à un circuit long sous le contrôle d’un magistrat de la chambre implique la mise en œuvre des seules « conditions prévues aux articles 763 à 787 du Code de procédure civile », à l’exclusion de l’article 907 du même code : en particulier les dispositions de l’article 908 du même code ne s’appliquent pas. C’est un circuit long « allégé » en quelque sorte, pas « 905 », mais pas totalement « 907 ». Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Il n’empêche, la cassation était inévitable… (5) V. C. Bléry et J.-P. Teboul, aperçu rapide préc. ; v aussi P. et N. Gerbay, Guide du procès civil en appel 2016, préc., nos 255 et s. Qu’est-ce qui fait courir le recours en révision ? 257a8 1 L’essentiel Le recours en révision doit être formé par voie de citation dans un délai de deux mois à compter de la date à laquelle la partie a eu connaissance de la cause de la révision. Cass. 2e civ., 3 déc. 2015, no 14-14590, Mme X c/ Caisse nationale d’assurance vieillesse, PB (rejet pourvoi c/ CA Paris, 6 févr. 2014), Mme Flise, prés. ; Me Delamarre, av. S i l’appel donne lieu à une jurisprudence foisonCorinne BLÉRY nante, ce n’est pas le cas du recours en révision, ne serait-ce qu’en raison de l’ouverture très limitée de cette voie de recours extraordinaire, à savoir la réparation de l’erreur judiciaire due à une déloyauté, voire à une fraude. Cette voie de rétractation permet donc de remettre en cause l’autorité de la chose jugée d’une décision de justice (1). Note par Un arrêt du 3 décembre 2015 statue en la matière. Au vu de la chronologie des faits, on pouvait penser que le pourvoi ne serait pas jugé sérieux ; pourtant, non seulement ce n’est pas le cas, mais l’arrêt sera publié. Cela étonne d’autant plus qu’il n’éclaircit pas la difficulté suscitée par la notion de « citation », visée à l’article 598 du Code de procédure civile… Un arrêt de cour d’appel est rendu le 2 avril 2009 relativement à une pension de réversion, suivant la procédure sans représentation obligatoire (2). Un plaideur forme un recours en révision contre cet arrêt, prétendant avoir découvert, postérieurement à cette décision, que son adversaire avait gardé par devers lui des pièces décisives dans l’intention de tromper la justice. La cour d’appel déclare le recours en révision irrecevable pour n’avoir pas été exercé dans le délai de deux mois imparti. Un pourvoi en cassation est formé. La Cour de cassation rejette : « il résulte des articles 596 et 598 du Code de procédure civile que le recours en révision doit être formé par voie de citation dans un délai de deux mois à compter de la date à laquelle la partie a eu connaissance de la cause de la révision ; (…) ayant relevé que Mme X avait eu connaissance des pièces sur lesquelles elle fondait son recours le 25 no- (1) V. J. Héron et T. Le Bars, Droit judiciaire privé, Lextenso, coll. Précis Domat, 2015, 6e éd., n° 937. (2) La matière relève de la compétence de la chambre sociale. vembre 2009 et que la citation avait été délivrée le 2 février 2011, la cour d’appel a légalement justifié sa décision ». Le pourvoi en cassation essayait de démontrer que le délai de deux mois de l’article 596 n’était pas écoulé lors de la formation du recours en « jouant » sur l’interruption de celui-ci : il admettait que le recours en révision (à titre principal) est formé par citation – c’est ce que prévoit l’article 598, alinéa 1er (3) –, mais indiquait que « la requête en révision peut également être formée par dépôt au greffe de la juridiction, mais le délai n’est alors interrompu que par la remise de la convocation adressée par le greffe aux parties, celle-ci ayant les effets d’une citation ; que, dans la présente espèce, pour déclarer le recours irrecevable, la cour d’appel a retenu que le recours en révision n’avait pas été exercé dans le délai de deux mois imparti, sans toutefois rechercher à quelle date la Caisse nationale d’assurance vieillesse avait reçu la convocation à l’audience du 17 février 2011 ». La notion de « citation », on l’a dit, fait difficulté. La doctrine est divisée (4). Selon Jacques Héron et M. Thierry Le Bars, « la citation que vise ce texte [l’article 598] doit s’entendre de l’acte de procédure prévu pour introduire l’instance devant la juridiction compétente. Devant un tribunal de grande instance, par exemple, le recours en révision est introduit par une assignation, alors que devant une cour d’appel, il sera introduit par une déclaration au greffe » (5). En note, les mêmes auteurs précisent qu’« une hésitation existe sur ce point. Elle provient du fait qu’auparavant, la citation était synonyme d’assignation. Cependant, dans le Code de procédure civile, ce terme désigne tout acte introductif d’instance quel qu’il soit. C’est ce qui nous conduit à penser que, devant la cour d’appel, le recours en révision ne peut être introduit par une assignation ». Mme Dominique d’Ambra a une position différente : « en application de l’article 598 du Code de procédure civile, le recours en révision est formé par citation. Il ne peut dès lors, à notre sens, être introduit que par un acte d’huissier, sans qu’il puisse être envisagé une autre méthode (la requête conjointe n’étant pas envisageable). Si la déclaration d’appel est un acte de procédure et par là même interruptif, elle ne constitue pas une citation au sens for- (3) L’alinéa 2, lui, permet d’introduire un recours en révision incident « suivant les formes prévues pour la présentation des moyens de défense ». (4) La jurisprudence des cours d’appel aussi (v. les arrêts cités sous l’article 598 dans les codes de procédure civile. (5) V. J. Héron et T. Le Bars, Droit judiciaire privé, préc., n° 946. G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 77 G a ze tte Spé ci a li s é e Jurisp rud e n ce mel des articles 54 et 598 du Code de procédure civile et ne peut, à notre sens, être utilisée aux fins de révision » (6). En fait, Mme Dominique d’Ambra envisage la citation au sens étroit, alors qu’elle a aussi le sens large évoqué par Jacques Héron et M. Thierry Le Bars (7). Cependant, ajoute Mme d’Ambra, « dans l’hypothèse où un texte qualifie expressément de citation un acte autre qu’un exploit d’huissier, celui-ci est évidemment suffisant (ex. : CPC, art. 937, sur l’appel dans le cadre d’une procédure sans représentation obligatoire) » (8), ce qui devrait pouvoir faire l’unanimité. Étant donné que c’est notre hypothèse, nous restons sur notre faim sur la question de savoir ce qu’est une « citation » lorsqu’un acte n’est pas expressément qualifié comme tel… Par ailleurs, on l’a dit, le pourvoi, sans s’appuyer sur un texte, évoquait une autre forme qui permettrait d’introduire le recours en révision et qui aurait été ici employée : le dépôt au greffe suivi d’une convocation. Et, de fait, « il faut rappeler que l’article R. 1452-5 du Code du travail précise que la convocation du défendeur par le greffe devant le bureau de conciliation vaut citation » (9). Or, « la Cour de cassation, dans une espèce où la déclaration au (6) D. d’Ambra, Droit et pratique de la procédure civile 2014-2015, S. Guinchard (dir.), Dalloz, coll. Dalloz Action, 2014, 8e éd., n° 552.131. (7) Le Vocabulaire juridique de Gérard Cornu évoque d’abord le sens étroit puis le sens large (V° citation 1). Adde : R. Colson, v° « Recours en révision » : Rep. proc. civ. Dalloz, n° 106 : « La jurisprudence n’a pas tranché de manière expresse si le mot citation doit être entendu au sens strict d’assignation, ou s’il doit être pris dans son acception plus générale de demande initiale. La seconde interprétation, qui autorise la formation d’une demande en révision sous la forme de n’importe quel acte introductif d’instance, semble la plus conforme à la nature de voie de rétractation que présente ce recours. (…) ». (8) D. d’Ambra, Droit et pratique de la procédure civile 2014-2015, préc. (9) Ibid. greffe du conseil des prud’hommes avait été faite dans les deux mois, mais où le greffe avait adressé la convocation valant citation après l’expiration du délai de deux mois, a jugé le recours tardif (10) » (11). C’est cette formule que le pourvoi prétendait avoir utilisée, laissant entendre que la convocation avait été adressée dans le délai de deux mois, mais que la cour d’appel n’avait pas recherché la date de la remise. Le délai entre la convocation (survenue entre le 25 novembre 2009 et le 25 janvier 2010 pour ne pas être tardive) et l’audience aurait duré plus d’un an : il est vrai que compte tenu de l’encombrement des cours d’appel, ce n’est pas du tout impossible (12). Mais l’affirmation était un peu grosse : d’une part, l’article R. 1452-5 du Code du travail était ici hors sujet, puisqu’il concerne le conseil de prud’hommes (13) ; d’autre part, la cour d’appel avait relevé que la citation avait été délivrée le 2 février 2011 au défendeur au recours en révision. On peine à comprendre ce recours en révision tardif et le pourvoi pour contester son irrecevabilité. Il aura permis à la deuxième chambre civile de nous rappeler – sans approfondir – le contenu des articles 596 et 598, alinéa 1er… (10) Cass. soc., 19 févr. 1992, n° 88-44324, P : RTD civ. 1992, p. 646, obs. R. Perrot. (11) D. d’Ambra, Droit et pratique de la procédure civile 2014-2015, préc. (12) V. C. Bléry, « Encombrement du rôle des cours d’appel et péremption : attention danger ! » (CA Rennes, 13 mai 2015, n° 14/08273) : Gaz. Pal. 22 déc. 2015, p. 29, n° 253a6. (13) Adde : R. Colson, préc., n° 95 : « Cette solution, qui laisse reposer sur la diligence du greffier la recevabilité du recours en révision, doit être entendue restrictivement. Elle ne saurait être étendue à la procédure de révision devant la cour d’appel, même si en ce cas, comme en matière prud’homale, l’intimé est informé du recours par une lettre que lui adresse le greffier (CPC, art. 903, pour la procédure avec représentation obligatoire ; CPC, art. 937, pour la procédure sans représentation obligatoire) ». XII. V OIES D’EXÉCUTION Exécution d’un jugement étranger : à propos de la prescription… 257b0 1 L’essentiel L’exécution du jugement étranger peut être poursuivie pendant le délai prévu à l’article L. 111-4 du Code des procédures civiles d’exécution courant à compter de la décision d’exequatur pour la dette globale représentant le montant des arrérages capitalisés à cette date. Cass. 1re civ., 4 nov. 2015, no 14-11881, Mme X c/ M. X, PB (cassation CA Amiens, 5 avr. 2012), Mme Batut, prés. ; SCP BoutetHourdeaux, SCP Coutard et Munier-Apaire, av. D es décisions ont parfois une portée bien Ludovic LAUVERGNAT plus large que celle qui Huissier de justice leur était initialement proassocié à Tours (Alliancemise. L’arrêt de la première Huissiers) chambre civile de la Cour de cassation du 4 novembre 2015 fait certainement partie de celles-là, en venant apporter une réponse à la fois sur la prescription du jugement étranger, mais aussi sur la proNote par 78 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 blématique relative au délai d’exécution des créances à échéances périodiques. En l’espèce, poursuivant l’exécution d’un jugement rendu par un tribunal allemand le 15 mars 1991, déclaré exécutoire le 2 février 2006, l’épouse fit délivrer un commandement de payer le 21 septembre 2010 en vue d’obtenir le règlement des pensions alimentaires impayées jusqu’au 9 novembre 2005, date de l’ordonnance de non-conciliation. Le débiteur contesta le commandement, soutenant l’application au cas d’espèce de la prescription quinquennale de l’article 2277 du Code civil, dans sa rédaction antérieure à la loi du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, laquelle prescription quinquennale est devenue depuis lors la prescription de droit commun (1). Les juges du second degré annulèrent le commandement de payer dans la mesure où le jugement allemand ayant cessé de produire effet à compter de l’ordonnance de non-conciliation du 9 novembre 2005, (1) C. civ., art. 2224. G a z e tte Sp é cia lisée J u r i s p r u de n c e l’épouse ne pouvait poursuivre le recouvrement des arriérés échus depuis plus de cinq ans avant la date de sa demande. Au visa de l’article L. 111-4 du Code des procédures civiles d’exécution (CPCE), la haute juridiction affirme : « L’exécution du jugement étranger peut être poursuivie pendant le délai prévu à l’article L. 111-4 du code des procédures civiles d’exécution courant à compter de la décision d’exequatur pour la dette globale représentant le montant des arrérages capitalisés à cette date ». Tout d’abord, l’arrêt rapporté informe sur le délai d’exécution d’un jugement étranger, déclaré exécutoire en France : le délai applicable est de dix ans. L’article L. 111-4 du CPCE énonce en son alinéa 1er que « l’exécution des titres exécutoires mentionnés aux 1° à 3° de l’article L. 111-3 ne peut être poursuivie que pendant dix ans, sauf si les actions en recouvrement des créances qui y sont constatées se prescrivent par un délai plus long ». La prescription décennale a alors vocation à s’appliquer pour le cas où le recouvrement serait entrepris sur le fondement d’une décision juridictionnelle ayant force exécutoire ou encore sur la base d’un procès-verbal de conciliation signé par les juges et les parties. Les actes et les jugements étrangers sont, eux aussi, visés par le CPCE et bénéficieront de cette prescription décennale dès qu’ils seront déclarés exécutoires en France par une décision non susceptible d’un recours suspensif d’exécution (2), car c’est à ce seul moment qu’ils seront considérés en droit interne comme des titres exécutoires. L’arrêt du 4 novembre 2015 ne surprend donc pas lorsqu’il précise le point de départ de la prescription décennale au moment de la décision d’exequatur, qui seule donnera au jugement étranger son caractère exécutoire. Ensuite, la solution retenue en l’espèce retiendra l’attention, en ce que – indirectement il est vrai – elle apporte un éclairage sur la question du recouvrement des créances à échéances périodiques reconnues dans une décision de justice : la prescription applicable est-elle celle du jugement, soit dix ans, ou celle de la créance constatée dans le titre, soit cinq ans ? En précisant que l’exécution du jugement étranger assorti de l’exequatur pouvait être poursuivie pendant dix ans « pour la dette globale représentant le montant des arrérages capitalisés à cette date », la première chambre civile semble choisir la prescription relative à l’exécution du jugement au détriment de la prescription de la créance qu’il constate. Les poursuites concernant l’arriéré peuvent donc être entreprises pendant le délai d’exécution du jugement. Sous l’empire des textes antérieurs à la réforme de 2008, l’assemblée plénière avait indiqué à propos de l’indemnité d’occupation : « Si le créancier peut poursuivre pendant trente ans l’exécution d’un jugement condamnant au paiement d’une somme payable à termes périodiques, il ne peut, en vertu de l’article 2277 du Code civil, applicable en raison de la nature de la créance, obtenir le recouvrement des arriérés échus plus de cinq ans avant la date de sa (2) CPCE, art. L. 111-3, 2°. demande » (3). Plus spécifiquement, dans une hypothèse où le créancier alimentaire tentait de recouvrer l’arriéré sur la base d’une décision, la haute juridiction a fait application de la prescription abrégée, nonobstant le délai de prescription applicable à l’exécution des jugements (4). La réforme de la prescription de 2008 n’a rien apporté à ce sujet, si ce n’est l’abrogation du régime particulier applicable aux créances à termes périodiques. La lecture de l’article L. 111-4 du CPCE permettrait peut-être d’envisager l’application dans ce cas de la prescription décennale. En effet, en visant expressément le cas des créances se prescrivant « par un délai plus long », il serait tentant de concéder que l’exécution des créances se prescrivant par un délai plus court est automatiquement soumise au délai décennal. Mais l’argument semble pourtant bien pauvre, surtout de par la généralisation de la prescription quinquennale. Finalement, la difficulté paraît naître, comme une doctrine d’autorité avait pu le mettre en lumière, de l’ambiguïté entourant l’expression très – trop – large de « recouvrement » (5), trouvant en réponse une distinction entre l’action en paiement, c’est-à-dire celle tendant à la prise du titre, et l’exécution forcée du jugement (6). Certaines décisions ont déjà fait écho, postérieurement à la réforme de 2008, à cette distinction, de manière plus ou moins pédagogique : « Seule est soumise à la prescription quinquennale de l’article 2277 du Code civil remplacé ensuite par l’article 2224 du même code, la demande en paiement d’aliments, et non la poursuite de l’exécution des titres portant condamnation au paiement de la pension alimentaire, laquelle est régie par la prescription de droit commun de trente ans édictée à l’article 2262 du Code civil puis, à partir de l’entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008, par celle de dix ans prévue par l’article 3-1 de la loi du 9 juillet 1991 relative aux procédures civiles d’exécution (devenu l’art. L. 111-4 du CPCE) » (7). Autrement dit, en présence d’une décision de justice, il n’y a plus lieu de contempler la nature de la créance qu’elle constate, pour peu que celle-ci se prescrive par un délai inférieur à dix ans : l’interversion des prescriptions paraît donc encore ici avoir un avenir. (3) Cass. ass. plén., 10 juin 2005, n° 03-18922 : D. 2006, p. 254, note R. Libchaber ; Defrénois 30 oct. 2005, p. 1607, note J. Massip, p. 1636, note E. Savaux et p. 1642, note A. Bénabent ; Procédures 2006, p. 204, obs. R. Perrot ; v. M. Douchy-Oudot, « La prescription quinquennale de l’article 2277 du Code civil » : Dr. et procéd. 2005, n° 6, p. 327. (4) Cass 1re civ., 4 oct. 2005, n° 03-13375 : Bull. civ. I, n° 350. (5) R. Perrot et P. Théry, Procédures civiles d’exécution, Dalloz, 2013, n° 134. (6) V. en ce sens : Cass. 2e civ., 27 sept. 2001, n° 00-10438 : Bull. civ. II, n° 147 : « (…) la poursuite de l’exécution d’un jugement portant condamnation au paiement des arrérages d’une rente était régie par la prescription trentenaire de droit commun, à la différence de la demande en paiement de ces arrérages soumise, elle, à la prescription quinquennale de l’article 2277 du Code civil ». (7) CA Douai, 22 mars 2012, n° 11/02275. G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 79 G a ze tte Spé ci a li s é e Jurisp rud e n ce Saisie immobilière : incidence de l’arrêt des poursuites sur les pouvoirs du juge de l’exécution 257b1 1 L’essentiel La procédure de saisie immobilière étant arrêtée par le jugement d’ouverture de la procédure collective, le juge de l’exécution ne peut se prononcer sur les contestations concernant la régularité de la saisie immobilière. Cass. com., 17 nov. 2015, no 14-18345, SCI LMP c/ CRCAM Alpes-Provence, PB (cassation CA Aix-en-Provence, 28 mars 2014), Mme Mouillard, prés. ; SCP Bouzidi et Bouhanna, SCP Waquet, Farge et Hazan, av. L ’arrêt du 17 novembre 2015 illustre de nouLudovic LAUVERGNAT veau la délicate relation entretenue entre les voies d’exécution et le droit des procédures collectives, notamment en ce qui concerne la règle fixée à l’article L. 622-21, II, du Code de commerce (1). Conformément à cet article, le jugement d’ouverture de la procédure collective « arrête ou interdit » toute procédure d’exécution, tant sur les meubles que sur les immeubles, ainsi que toute procédure de distribution n’ayant pas produit un effet attributif avant son prononcé. L’arrêt des poursuites individuelles constitue un obstacle majeur à l’exécution forcée, la volonté individuelle du créancier devant se soumettre à la discipline collective. Note par Suivant la voie d’exécution engagée, la règle ne jouera pas au même instant, tantôt dès l’acte de saisie, tantôt postérieurement, en contemplation du moment où les biens saisis sortent du patrimoine du débiteur. Dans le domaine de la saisie-attribution par exemple, l’ouverture de la procédure collective du saisi sera sans effet si elle est intervenue postérieurement à la délivrance de l’acte de saisie-attribution, lequel produit un effet attributif immédiat (2). En revanche, l’arrêt des poursuites individuelles s’appliquera dans le cas où la procédure collective serait ouverte à l’encontre du tiers saisi (3). En matière de saisie-vente, la problématique est différente, l’acte de saisie n’emportant pas attribution mais seulement indisponibilité des biens saisis. De la sorte, l’arrêt des voies d’exécution est synonyme de mainlevée de la saisie si, à la date du jugement d’ouverture de la procédure collective, la procédure d’exécution « n’a pas, par la vente des biens saisis, produit ses effets » (4). Pour le cas où une saisie immobilière serait diligentée, la Cour de cassation a pu juger, toujours en suivant la même logique, qu’« en l’absence d’adjudication définitive de l’immeuble avant le jugement d’ouverture du redressement judiciaire du saisi, la pro- (1) V., not. : P. Théry, « L’incidence d’une procédure collective sur les procédures civiles d’exécution » : Dr. et procéd.2002, n° 3, p. 140. (2) Cass. com., 13 oct. 1998, n° 96-14295 : Bull. civ. IV, n° 237 ; Gaz. Pal. 2 sept. 1999, p. 17, note M. Véron. (3) Cass. com., 11 juin 2002, n° 99-17163 : Bull. civ. IV, n° 106 ; JCP G 2003, 113, spéc. n° 16, obs. M. Cabrillac ; Dr. et procéd. 2002, n° 6, p. 372, obs. E. Putman. (4) Cass. com., 27 mars 2012, n° 11-18585 ; Bull. civ. IV, n° 69 ; D. 2012, p. 942, obs. A. Lienhard ; RD bancaire et fin. 2012, p. 98, obs. S. Piedelièvre ; Act. proc. coll. 2012/n° 9, p. 141, obs. P. Cagnoli. 80 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 cédure de saisie immobilière en cours à son encontre est arrêtée » (5). L’arrêt du 17 novembre 2015 intéressera particulièrement en ce que le jugement d’ouverture – en l’espèce une procédure de sauvegarde – était intervenu postérieurement à l’assignation à l’audience d’orientation, mais antérieurement au jugement. La règle de l’article L. 622-21, II, du Code de commerce devait-elle s’appliquer ? Le juge de l’exécution saisi ne l’a pas entendu ainsi, rejeta les contestations soulevées par le débiteur et ordonna la vente aux enchères de l’immeuble saisi. La cour d’appel, retenant que le juge était valablement saisi jusqu’à la clôture des débats, a décidé de suspendre la saisie et de réformer le jugement d’orientation mais seulement pour ce qui est de l’autorisation de procéder à la vente forcée de l’immeuble. L’arrêt est cassé au visa de l’article L. 622-21, II : la procédure de saisie immobilière étant arrêtée par l’effet du jugement d’ouverture de la procédure collective, le juge n’avait pas le pouvoir de se prononcer sur les contestations concernant la régularité de la voie d’exécution engagée. D’un strict point de vue procédural, la position des juges du fond aurait sans doute pu mériter un meilleur sort. Elle s’appuie à vrai dire sur les règles relatives à l’interruption de l’instance et notamment sur l’article 371 du Code de procédure civile qui dispose qu’« en aucun cas l’instance n’est interrompue si l’événement survient ou est notifié après l’ouverture des débats ». C’est à cet article que les mots de la cour d’appel renvoient implicitement en visant la saisine du juge jusqu’à la clôture des débats, lui permettant alors de statuer sur les contestations relatives à la régularité de la saisie. À l’épreuve de l’arrêt des poursuites individuelles, la haute juridiction avait déjà pu se prononcer en ce sens : le jugement d’ouverture de la procédure collective n’interrompt pas l’instance s’il est rendu postérieurement à l’ouverture des débats (6). Pour autant, le raisonnement proposé, aussi séduisant puisse-t-il paraître, se heurte à une difficulté relative à la nature de la procédure engagée, à savoir une procédure d’exécution. L’instance d’orientation n’est en effet qu’une étape de la procédure de saisie immobilière, au même titre, par exemple, que le commandement de payer, lequel vaut saisie. La séquentialisation proposée de la saisie immobilière ne peut justifier pour autant une totale abstraction de la nature de la procédure mise en œuvre. À ce stade, le visa et le chapeau de l’arrêt du 17 novembre 2015 le rappellent sans ambiguïté. En dépit des délais et formalités successifs, en dépit de l’intervention du juge, la procédure de saisie immobilière n’en demeure pas moins une procédure civile d’exécution et doit être analysée à ce seul titre. La règle de l’arrêt des poursuites (5) Cass. com., 4 mars 2014, n° 13-10534 : Bull. civ. IV, n° 43 ; Act. proc. coll. 2014/n° 7, p. 133, obs. P. Cagnoli ; LEDEN mai 2014, p. 3, n° 071, obs. L. Camensuli-Feuillard. (6) Cass. com., 14 févr. 1995, n° 93-14198 : Bull. civ. IV, n° 44 : « (…) la société E. ayant été mise en redressement judiciaire par un jugement survenu postérieurement à l’ouverture des débats devant la cour d’appel, l’instance n’a pas été interrompue par l’effet de cette décision ». G a z e tte Sp é cia lisée J u r i s p r u de n c e individuelles n’y fait pas exception. Logiquement alors, le juge de l’exécution ne pourra se prononcer sur les contestations relatives à la régularité de la saisie immobilière postérieurement au jugement d’ouverture de la procédure collective. Au-delà de la procédure de sauvegarde, le seul bémol à relever pourrait résider dans la possibilité de reprise de la procédure de saisie par le liquidateur, conformément à l’article L. 648-18, alinéa 2, du Code de commerce : « Lorsqu’une procédure de saisie immobilière engagée avant l’ouverture de la procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaires a été suspendue par l’effet de cette dernière, le liquidateur peut être subrogé dans les droits du créancier saisissant pour les actes que celui-ci a effectués, lesquels sont réputés accomplis pour le compte du liquidateur qui procède à la vente des immeubles. La saisie immobilière peut alors reprendre son cours au stade où le jugement d’ouverture l’avait suspendue ». Dans cette hypothèse, le liquidateur, substitué au créancier saisissant, profite des actes et formalités antérieurement effectués, la procédure de saisie immobilière reprenant son cours là-même où elle avait été suspendue par le jugement d’ouverture. En offrant au juge de l’exécution le pouvoir de se prononcer d’ores et déjà sur la régularité de la saisie immobilière, la procédure collective ne pourrait s’en trouver qu’accélérée. Mais l’argument ne semble pas assez fort pour pouvoir admettre un morcellement de la voie d’exécution. L’arrêt du 17 novembre 2015 mérite donc d’être approuvé. « Sanction » attachée à la signification irrégulière du jugement d’orientation 257b3 1 L’essentiel La signification du jugement d’orientation qui ne mentionne pas les modalités de l’appel, qui est formé, instruit et jugé selon la procédure à jour fixe en application de l’article R. 322-19 du Code des procédures civiles d’exécution, ne fait pas courir le délai de recours. Cass. 2e civ., 3 déc. 2015, no 14-24909, M. C. c/ Sté MCS et ass., PB (cassation CA Aix-en-Provence, 4 juill. 2014), Mme Flise, prés. ; SCP Boullez, SCP Yves et Blaise Capron, av. L a signification du jugement d’orientation fait, Ludovic LAUVERGNAT ces derniers temps, l’objet d’un contentieux important. La haute juridiction a dû se prononcer à plusieurs reprises, dessinant ainsi la ligne directrice qu’elle entend suivre. Sans surprise, l’arrêt du 3 décembre 2015 s’inscrit dans le prolongement d’un mouvement jurisprudentiel dépassant le cadre de la saisie immobilière et tendant à privilégier les droits du justiciable, ici le droit à un recours effectif. Note par Les faits de l’espèce sont classiques. Alors qu’un jugement d’orientation fut signifié le 27 septembre 2013, le saisi interjeta appel le 26 mars 2014, soit bien après le délai de quinzaine imparti pour ce faire (1). Le recours fut déclaré irrecevable. Classiquement alors, le débat allait porter sur l’acte de signification du jugement, et plus particulièrement sur les mentions qu’il doit contenir. Les modalités de l’appel contre le jugement d’orientation figurant à l’article R. 322-19 du Code des procédures civiles d’exécution (CPCE) (2) faisaient a priori défaut. La cour d’appel n’y avait pourtant rien vu de dirimant : l’irrégularité constatée ne faisant pas grief à la partie adverse, la nullité de la signification n’était pas encourue. La deuxième chambre civile éluda le débat des nullités, pour se concentrer sur le droit à un recours effectif. Au visa des articles 528 et 680 du (1) CPCE, art. R. 311-7. (2) CPCE, art. R. 322-19, al. 1er : « L’appel contre le jugement d’orientation est formé, instruit et jugé selon la procédure à jour fixe sans que l’appelant ait à se prévaloir dans sa requête d’un péril ». Code de procédure civile, et faisant utilisation d’une formule maintenant connue, la Cour de cassation affirme que la signification du jugement d’orientation qui ne mentionne pas les modalités de l’appel, lequel est formé, instruit et jugé selon la procédure à jour fixe en application de l’article R. 322-19 du CPCE, ne fait pas courir le délai de recours. Effet d’aubaine pour le saisi : l’appel dirigé contre le jugement d’orientation devenait recevable. Récemment, la haute juridiction a eu à se prononcer sur les mentions relatives à la signification du jugement d’orientation. Elle avait déjà pu, dans un arrêt du 24 septembre 2015 (3), admettre que la signification du jugement d’orientation qui ne mentionne pas les modalités d’exercice de l’appel fixées à l’article R. 322-19 du CPCE, ne faisait pas courir la voie de recours. Bien plus, dans une affaire où le jugement avait été notifié par le greffe en lieu de la signification légalement prévue, la Cour avait déjà semblé se détourner du débat relatif aux nullités des actes de procédure, pour s’intéresser à la seule effectivité du droit à un recours (4). Sans trancher sur la sanction, ni sur le débat récurrent entre nullité de fond, de forme, voire même inexistence de l’acte, elle confirme, là encore, que la notification faite par voie postale du jugement d’orientation, substituée à l’acte d’huissier, ne fait pas courir le délai d’appel. La deuxième chambre civile vient faire application d’une jurisprudence qui a déjà été éprouvée dans d’autres domaines. Le visa combiné des articles 528 et 680 du Code de procédure civile l’illustre parfaitement, la formule utilisée ayant tous les atours d’un principe de portée générale : « l’acte de notification d’un jugement qui ne mentionne pas la voie de recours ouverte, son délai ou ses modalités d’exercice ou qui comporte des mentions erronées la concernant ne fait pas courir le délai de recours ». La solution a vocation à s’appliquer dès lors qu’une voie de recours est ouverte (5) et ce, même si la notification erronée est suivie d’une nouvelle notification portant une (3) Cass 2e civ., 24 sept. 2015, n° 14-23768 : JCP G 2015, 1124, obs. D. Cholet. (4) Cass 2e civ., 3 sept. 2015, n° 14-18287 : Gaz. Pal. 3 oct. 2015, p. 19, n° 241a1, note L. Lauvergnat. (5) Cass 2e civ., 12 févr. 2004, n° 02-13332 : Bull. civ. II, n° 57 ; D. 2004, p. 1204, obs. P. Julien. G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 81 G a ze tte Spé ci a li s é e Jurisp rud e n ce mention exacte (6). Elle se justifie pleinement au regard, d’une part, du rôle de la notification, et d’autre part, des droits de la défense. La notification a effectivement pour objet de porter les actes à la connaissance des intéressés. L’information véhiculée de la sorte doit être exacte, de sorte qu’en cas d’erreur ou d’omission, la notification perd de sa raison d’être. L’article 680 du Code de procédure civile prévient d’ailleurs à ce propos que l’acte de notification d’une décision de justice doit mentionner le délai de recours ainsi que ses modalités d’exercice. Au regard des droits de la défense, la solution est d’évidence. Comment pourrait-il être reproché au justiciable de ne pas avoir exercé valablement son droit de recours s’il lui a été indiqué des informations erronées ? Surtout, en matière d’appel du jugement d’orientation, la procédure à jour fixe est imposée à peine d’irrecevabilité relevée d’office (7). Le rédacteur de la signification du jugement d’orientation prendra alors soin de faire figurer les précieuses mentions dans l’acte, notamment celles de l’article R. 322-19 du CPCE. sont erronées ? Le délai de recours n’aura certes pas commencé à courir, mais l’exécution forcée pourrait-elle être poursuivie ? L’article 503 du Code de procédure civile prévoit à cet effet que « les jugements ne peuvent être exécutés contre ceux auxquels ils sont opposés qu’après leur avoir été notifiés, à moins que l’exécution n’en soit volontaire ». La haute juridiction a déjà semblé le penser : « (...) aux termes de l’article 651 du Code de procédure civile, les actes sont portés à la connaissance des intéressés par la notification qui leur en est faite, et (…) si l’absence de mention dans une notification de la voie de recours ouverte, de son délai ou de ses modalités a pour effet de ne pas faire courir le délai de recours, l’acte de notification ne peut être considéré comme nul à défaut de preuve de l’existence d’un grief de sorte qu’il est susceptible de constituer la mise en demeure préalable, nécessaire à une exécution forcée (...) » (10). La solution applicable aux actes « multi-effets » et consistant à faire produire un effet, et non un autre, rayonne par sa souplesse, même si elle paraît s’écarter des textes et de la radicalité de la nullité. La position adoptée en l’espèce pourrait laisser un sentiment d’inachevé, non pas que la solution, en ce qu’elle contribue à renforcer le droit à un recours effectif, ne doit pas être approuvée, mais en ce qu’elle pourrait susciter certains errements. Une sorte d’embarras autour de la sanction attachée à la signification irrégulière, justifiée certes par l’absence de nécessité, paraît transpirer des décisions rendues, comme si finalement tout devait être fait pour se détourner de la nullité. Car, au final, en esquivant le débat sur la nullité de l’acte, la haute juridiction paraît fermer les yeux sur les prescriptions de l’article 694 du Code de procédure civile (8). Il y aurait bien ici un « art de ne pas annuler un acte de procédure » (9), comme l’a déjà fait remarquer habilement le professeur Philippe Théry. La position de la Cour de cassation appelle à s’interroger sur le rôle dévolu à la nullité, non seulement pour ce qui est de la signification du jugement d’orientation mais, de façon plus générale, sur la notification des décisions de justice. La nullité doit-elle seulement jouer un rôle secondaire ? La preuve d’un grief est, il est vrai, souvent un frein à son application. Dès lors, en se détournant de la sanction attachée à l’acte de notification, il semble bien que ce soit le débat sur l’existence ou non d’un grief qui semble être évincé, ce qui tend à profiter au destinataire de l’acte. La réflexion, centrée sur les droits du justiciable, a le mérite du strict nécessaire, sans s’embarrasser finalement d’un débat qui n’apporterait pas grand-chose à la solution. Reste que la nullité n’a certainement pas dit son dernier mot et pourrait être, dans certaines hypothèses, d’une grande aide. Qu’en sera-t-il d’une signification de décision exécutoire de droit couplée à un commandement de payer avant saisie-vente, si les modalités d’exercice de la voie de recours (6) Cass 2e civ., 7 mars 2002, n° 99-12167 : D. 2002, p. 2644, obs. N. Fricero ; Procédures 2002, p. 70, note R. Perrot. (7) Cass 2e civ., 22 févr. 2012, n° 10-24410 : Procédures 2012, p. 146, obs. R. Perrot. (8) V. déjà, D. Cholet, obs. préc. (9) P. Théry, obs. infra. 82 G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 9 f é v r i e r 2 0 1 6 - N O 6 255n7 (10) Cass. 2e civ., 14 févr. 2008, n° 06-20988 : RTD civ. 2008, p. 544, obs. P. Théry.