LA CôtE d`IvoIrE EntrE dIvISIonS IntErnES Et StrAtégIES

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LA CôtE d`IvoIrE EntrE dIvISIonS IntErnES Et StrAtégIES
Mélanie Cathelin*
mars 2011
Les élections présidentielles du 28 novembre 2010
en Côte d’Ivoire ont plongé le pays dans une crise
politique dont l’issue demeure à ce jour incertaine.
Suite à l’invalidation par le Conseil constitutionnel des
résultats de la Commission électorale indépendante,
laquelle avait proclamé le 2 décembre 2010 la victoire
de M. Alassane Ouattara, le pays s’est retrouvé avec
deux présidents à sa tête. Cet imbroglio politico-institutionnel – M. Laurent Gbagbo se prévalant de la
légalité institutionnelle pour justifier son coup d’État
– et le refus du président sortant de céder le pouvoir
menacent le processus de paix enclenché depuis les
accords de Ouagadougou de 2007. Les épisodes récents de violence ont, d’après le dernier bilan du Haut
Commissariat aux Droits de l’Homme des Nations
unies, fait plus de 370 morts, pour la plupart partisans
de M. Ouattara. Près de quatre mois se sont écoulés
depuis la tenue des élections, mais aucune solution
immédiate de sortie de crise ne semble se dessiner.
Ces élections étaient cependant censées apporter
la preuve de la consolidation et de la pacification du
pays. Elles ont suscité un investissement important de
part et d’autre, tant du côté des acteurs internationaux
et régionaux que des Ivoiriens. Pourtant, cet investissement est loin d’avoir produit les effets escomptés,
comme en témoigne l’impasse actuelle qui profite
d’ailleurs largement au président sortant. Les raisons
de cet échec tiennent d’abord au contexte particulier
de la situation ivoirienne, et à la faiblesse des leviers
disponibles pour agir sur le déroulement de la crise.
Elles renvoient également pour partie aux stratégies
adoptées par les acteurs internationaux et régionaux,
© Rebecca Blackwell/AP/SIPA
LA CôtE d’Ivoire entre divisions
internes et stratégies
internationales
A woman in the Attecoube neighborhood of Abidjan seen through the barbed
wire of a United Nations watchtower, 3 March 2011.
tant dans la gestion du post-conflit qu’en période postélectorale. En ce sens, l’issue de la crise actuelle sera
sans nul doute porteuse de nombreuses leçons pour
la gestion des situations transitionnelles sur le continent africain.
Aux origines de la crise, une scène
politique marquée par la violence
Les élections présidentielles de Côte d’Ivoire, qui ont
été reportées à plusieurs reprises depuis la fin de la
guerre civile en 2004, étaient supposées marquer
l’aboutissement du processus de paix et la fin des
conflits qui ont déchiré ce pays depuis 1999. Le fait
* Mélanie Cathelin est docteur en Sciences politiques du Centre d’Étude d’Afrique Noire (CEAN) de
Science po Bordeaux. Elle est actuellement chargée de mission sur les questions africaines à l’IESUE.
1
Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union européenne
de se retrouver avec deux présidents, aux positions a
priori inconciliables, qui ont chacun de leur côté formé
leur propre gouvernement, a fait voler en éclats ces
perspectives de réunification et de stabilisation. Les
accords de Ouagadougou de 2007, parrainés par le
président Blaise Compaoré, avaient pourtant débouché sur un partage du pouvoir entre les principaux
belligérants : Laurent Gbagbo d’un côté, et Guillaume
Soro et ses rebelles des Forces nouvelles de l’autre.
En échange de son maintien à la présidence de la
République, Laurent Gbagbo avait nommé Guillaume
Soro Premier ministre d’un gouvernement de coalition. Mais cette unité n’a été que de façade, et les
questions clés qui ont précipité la Côte d’Ivoire dans
un conflit fratricide en 2002, et provoqué la partition
de fait du pays, ont été laissées en suspens jusqu’à la
tenue des élections de 2010.
La crise actuelle repose avec une acuité toute particulière les questions de la citoyenneté, de l’identité
et de la représentation politique, lesquelles sont au
cœur des débats ivoiriens depuis la fin du règne de
Félix Houphouët Boigny en 1993. Jusqu’alors, les
conflits entre Ivoiriens, notamment identitaires et
fonciers, avaient été soigneusement contenus par
un mélange de fermeté et de clientélisme, marques
du système politique du « Père de la nation ». Après
sa mort, les tensions resurgissent dans un contexte
économique particulièrement difficile1, et se traduisent
par la montée en puissance d’un discours ethnonationaliste, celui de l’ivoirité, visant à écarter une bonne
partie des Ivoiriens issus du Nord du pays, à qui était
reprochée leur ascendance burkinabé, de l’accès à la
terre d’une part, et de la compétition politique d’autre
part. C’est à Henri Konan Bédié, président de 1995
à 1999 que l’on doit d’avoir mis sur le devant de la
scène le concept d’ivoirité, un discours qui a fortement
imprégné la scène politique ivoirienne de la fin des
années 1990. M. Bédié est renversé à la faveur d’un
coup d’État militaire mené par le général Robert Guei
le 24 décembre 1999. Celui-ci, loin de se démarquer
de son prédécesseur, reprend à son compte ces thèses ethnonationalistes, en contribuant ainsi à envenimer un peu plus un climat sociopolitique déjà tendu.
Les élections de 2000, aux termes desquelles est élu
Laurent Gbagbo, se déroulent dans une ambiance
délétère : l’un des principaux candidats, Alassane
Ouattara, est précisément empêché de se présenter
comme candidat en raison de ses origines « allochtones ». Les résultats de l’élection sont contestés par le
général Guei, et la période post-électorale donne lieu
à des affrontements particulièrement violents entre
les partisans des principales forces en présence2.
Deux ans plus tard, le régime de Laurent Gbagbo fait
face à une tentative de coup d’État, suivi d’une rébellion armée lancée à partir du nord du pays. Les
Forces nouvelles, nom donné à cette coalition hétéroclite d’opposants au régime, vont très vite prendre
le contrôle de toute la moitié nord de la Côte d’Ivoire,
alors que l’ouest est également envahi à partir du
Liberia par d’autres mouvements rebelles se réclamant du général Guei. L’intervention de la France en
septembre 2002, initialement pour protéger ses ressortissants, fige les positions des différents groupes
armés. À partir de septembre 2002, la Côte d’Ivoire
se trouve coupée en deux de part et d’autre d’un axe
nord/sud. De 2002 à 2007, plusieurs accords de paix
sont signés entre les belligérants, mais sans parvenir
à véritablement régler le conflit ivoirien.
Ce conflit trouve également ses racines dans les profonds malaises d’une société en proie à de nombreux
défis économiques et sociaux : difficultés d’accès à
la terre, au travail, montée des inégalités économiques et sociales, paupérisation de pans entiers de la
population, rurale et urbaine3. La jeunesse est particulièrement touchée, surtout la jeunesse diplômée :
en l’absence de débouchés professionnels tangibles,
une partie non négligeable des jeunes Ivoiriens des
années 1990 se tourne vers le métier des armes,
comme moyen d’ascension sociale4. Citons ici l’exemple de Guillaume Soro, Premier ministre de Ouattara,
et celui de Charles Blé-Goudé, ministre de la jeunesse
de Gbagbo, tous deux issus du tout-puissant syndicat estudiantin, la Fédération des étudiants de Côte
d’Ivoire (Fesci), avant de devenir chefs de groupes
armés (Forces nouvelles pour Soro ; Jeunes Patriotes
pour Blé-Goudé). Ici comme ailleurs, la guerre a été
porteuse de nouvelles opportunités sociales et économiques pour un pan non négligeable de la jeunesse
ivoirienne. Les structures sociales du pays s’en sont
trouvées profondément modifiées. Par exemple, dans
la zone occupée par les forces rebelles, celles-ci
ont mis en place un système d’économie de guerre
­reposant notamment sur des taxes d’exploitation et de
2. Sur cette période et sur la montée en puissance du discours ethnonationaliste, voir Richard Banégas et Ruth Marshall-Fratani, La Côte d’Ivoire en
guerre. Dynamiques du dedans et du dehors, numéro spécial de Politique
africaine, n°89, mars 2003, et Jean-Pierre Dozon, « La Côte d’ivoire entre
démocratie, nationalisme et ethnonationalisme », Politique africaine, n°78,
juin 2000, pp. 45-63.
3. Sur ces points voir notamment les travaux de Karel Arnaut.
1. Pour une analyse de la période Houphouët-Boigny, voir, entre autres,
Claudine Vidal, « La brutalisation du champ politique ivoirien, 1990-2003 »,
Revue africaine de sociologie, n°7, vol. 2, 2003.
2
4. Richard Banégas, « La politique du ‘gbonhi’. Mobilisations patriotiques,
violence milicienne et carrières militantes en Côte d’Ivoire », Genèses,
n°80, juin 2010, pp. 25-48.
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transport des ressources (cacao, coton, diamant) qui
transitent du nord vers le sud pour y être exportées.
Les positions sociales ainsi acquises se sont vues
directement menacées par les tentatives de réunification administrative, qui supposent un transfert de pouvoir des Com’zones5 vers les préfets, tel que prévu
par les accords de Ouagadougou.
Les accords de Ouagadougou prévoyaient également
une réunification sécuritaire du pays, via le désarmement des principaux groupes armés. Ces groupes,
auxquels il convient d’ajouter la présence de nombreuses milices, sont toujours en possession d’un
vaste stock d’armement, et ce malgré l’embargo onusien sur les armes décidé en 2004. Quand au processus de désarmement, un élément clé du processus de
paix, il est loin d’être complété, en dépit des projets
visant à réintégrer des membres des Forces nouvelles au sein de l’armée gouvernementale6.
En Côte d’Ivoire, la compétition politique est devenue
largement militarisée. La guerre civile et, avant elle,
les clivages et les tensions violentes provoqués par la
mobilisation du discours identitaire et les problèmes
d’accès aux ressources, ont contribué à accréditer le
recours à la violence comme un moyen d’action légitime sur la scène politique. Cette « brutalisation » du
champ politique7 n’augure rien de bon pour l’issue à
la crise actuelle. Les élections de novembre 2010 ont
ravivé ces divisions latentes, ainsi que l’illustrent les
tensions autour de l’inscription des Ivoiriens du Nord
sur les listes électorales, la montée en puissance du
discours nationaliste dans les rangs de M. Gbagbo, et
les multiplications des actes de violence intercommunautaires, particulièrement à l’ouest du pays.
La Côte d’Ivoire, un enjeu crucial pour
les processus de gestion des transitions
électorales
Les résultats contestés de la présidentielle de novembre, et la crise qui s’en est suivie, ont donné lieu à
une mobilisation sans précédent de la « communauté internationale ». Dans un rare ensemble, l’ONU,
l’Union africaine, la Communauté des États d’Afrique
5. Les Com’zones sont le nom donné aux commandants des zones géographiques sous contrôle des Forces nouvelles. La partie nord de la Côte d’Ivoire
est divisée en dix « comzones ».
6. Des problèmes importants subsistent également au niveau de la démobilisation et de la réintégration des miliciens, particulièrement à l’ouest du
pays. Vingt-quatrième rapport du Secrétaire général sur l’Opération des
Nations Unies en Côte d’Ivoire, S/2001/245, par. 22 et suiv.
7. Claudine Vidal, op.cit.
3
de l’Ouest (CEDEAO), l’Union européenne, les ÉtatsUnis, la France et la Grande-Bretagne, pour ne citer
qu’eux, ont successivement appelé Laurent Gbagbo à
quitter le pouvoir.
Cette mobilisation s’explique d’abord par le rôle joué
par la Côte d’Ivoire dans l’économie régionale : les
acteurs internationaux, et surtout régionaux, craignent
les conséquences possibles de la déstabilisation durable de la deuxième puissance économique d’Afrique de l’Ouest. Une part non négligeable de la crise
actuelle – et de sa gestion – se joue d’ailleurs sur le
terrain économique et commercial. La gestion de la
crise est, par ailleurs, porteuse de nombreuses implications pour le continent africain au regard du nombre d’élections prévues en 2011 dans plusieurs pays
d’Afrique. Près d’une vingtaine d’élections majeures
doivent se tenir dans les prochains mois, dont un certain nombre en Afrique de l’Ouest. Les Nigériens se
sont rendus aux urnes lundi 31 janvier pour clore la
période ouverte par le coup d’État militaire en février
2010. La Guinée Conakry vient tout juste d’entrer
dans une période de transition – par définition précaire – avec l’élection d’Alpha Condé à la présidence
de la République en novembre dernier. Le Nigeria doit
également élire son président en avril prochain. La
République démocratique du Congo (RDC), objet d’un
investissement sans précédent en Afrique des acteurs
internationaux, est également supposée consolider sa
transition avec la tenue des élections présidentielles
de novembre 2011.
La crise ivoirienne constitue dans cette perspective
un test de la capacité des acteurs internationaux, et
surtout régionaux, à garantir le bon déroulement des
processus électoraux8. Aux yeux de la CEDEAO et de
l’UA, il est important de s’assurer que le cas ivoirien
ne constitue pas un précédent, ce qui ouvrirait la voie
à la contestation des résultats électoraux par les candidats vaincus, dès lors que ceux-ci peuvent se prévaloir d’un soutien militaire. Les signaux de fermeté
envoyés jusqu’à présent par l’UA et la CEDEAO à
Laurent Gbagbo, ainsi que la menace de l’intervention
militaire, doivent donc être analysés dans une perspective plus large. Ces signaux s’adressent de surcroît tout aussi bien aux autres pays africains qu’aux
acteurs internationaux, dans la mesure où la capacité
de l’UA à gérer la crise post-électorale ivoirienne met
également en jeu sa crédibilité par rapport à ses partenaires européens et américains.
Malgré l’intensification des pressions, la conduite de
plusieurs missions de médiation sous l’égide l’UA ou
de la CEDEAO, la menace de sanctions collectives et
8. Knox Chitiyo, « Ivory Coast is test case for Africa », BBC News, 9 December
2010.
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celle d’une intervention armée visant à le déloger du
pouvoir, Laurent Gbagbo semble pour l’instant résister
à ces pressions. L’habileté politique du président sortant, et en particulier sa capacité à jouer des divisions
des uns et des autres pour gagner du temps n’est
en effet plus à prouver. D’une certaine manière, les
pressions exercées nourrissent sa stratégie ­politique,
en lui permettant de ressouder ses partisans autour
d’une rhétorique anti-impérialiste, patriotique et anticoloniale. Il bénéficie également des difficultés des
acteurs internationaux et régionaux à définir une stratégie de sortie de crise, comme l’illustrent les différentes tentatives mises en œuvre.
Entre intervention militaire, médiation et
sanctions économiques : quelles options
possibles et pour quels effets 9 ?
Le recours à la force
La possibilité pour les forces de la CEDEAO d’intervenir militairement afin de déloger Laurent Gbagbo
du pouvoir a longuement été discutée. La CEDEAO a
soutenu la création de la Force de paix de la CEDEAO
en Côte d’Ivoire (ECOFORCE) : cette force, à laquelle
plusieurs pays ont fourni des contingents (Ghana,
Sénégal, Togo, Bénin et Niger), a été déployée en
Côte d’Ivoire en 2003 suite à la signature des accords
de Linas-Marcoussis par le gouvernement et les
forces rebelles10. Qui plus est, la CEDEAO est déjà
intervenue à plusieurs reprises dans les pays de la
sous-région. On se souvient du rôle joué par l’Economic Community of West African States Cease-fire
Monitoring Group (ECOMOG) dans la restauration du
président Kabbah en Sierra Leone en 1997, lequel avait
dû fuir en Guinée suite à l’offensive de l’Armed Forces
Revolutionary Council (AFRC) allié au Revolutionary
United Front (RUF). Dans ce cas, la CEDEAO, via les
troupes de l’ECOMOG, avait clairement assumé un
rôle d’adversaire armé des groupes rebelles pour faire
respecter le processus électoral et démocratique suite
9. Pour une analyse complémentaire des différents scenarios voir « Côte
d’Ivoire, quelle sortie de crise ? », Rapport du briefing organisé le 25 janvier 2011, http://www.obsafrique.eu/eventdocs/rapport%20briefing%20
côte%20ivoire%20FR.pdf.
10. « Côte d’Ivoire : la CEDEAO en quête d’une solution régionale », IRIN
News, 11 janvier 2011.
4
au coup d’État du leader de l’AFRC11.
Ce scenario paraît cependant difficilement se reproduire dans la Côte d’Ivoire de 2011. À la différence de
la Sierra Leone ou du Liberia, la Côte d’Ivoire est un
pays relativement prospère, doté d’institutions fonctionnelles. En outre, l’armée y est fortement structurée,
et pratiquement – pour l’instant – entièrement acquise
à Laurent Gbagbo. Les armées de la force mandatée
par la CEDEAO devront en tout état de cause faire
face à d’importantes résistances sur le terrain de la
part de l’armée ivoirienne et des milices soutenant
Laurent Gbagbo, au risque de basculer dans un affrontement ouvert. Par ailleurs, il est fort à craindre
que les populations seront les premières à payer le
prix du choix d’une telle option.
Enfin, l’envoi de troupes ouest-africaines en Côte
d’Ivoire suppose un consensus politique qui n’est pour
l’heure pas acquis. Si l’option de l’intervention armée
est soutenue ouvertement par le Nigeria, et plus discrètement par le Burkina Faso, plusieurs voix se sont
cependant élevées à l’encontre de cette option : le président gambien, allié de Laurent Gbagbo, mais également l’ancien président ghanéen Jerry Rawlings. Le
Ghana a également fait savoir qu’il ne pourrait fournir
de troupes à une telle force, si son envoi était acté,
en raison d’engagements concurrents. Or les troupes
ghanéennes sont unanimement reconnues pour leur
professionnalisme en matière de maintien et d’imposition de la paix, ce qui fait du Ghana un appui essentiel
à ce type d’opérations.
Si la perspective d’une intervention militaire prenait
corps, celle-ci ne manquerait pas d’avoir des répercussions importantes pour les deux autres acteurs engagés militairement en Côte d’Ivoire, à savoir l’ONU et
la France. Bien que soutenant sans réserve le camp
Ouattara, il est peu probable que Paris s’engage ouvertement aux côté d’une future force de la CEDEAO, audelà d’un appui logistique. Après des premières déclarations fracassantes – le président français ayant
adressé un ultimatum à Laurent Gbagbo – la diplomatie française est revenue à des positions plus mesurées. La présence de près de 14 000 ressortissants,
français et binationaux, en Côte d’Ivoire compte pour
beaucoup dans ce revirement, tout en compliquant un
peu plus l’élaboration de la stratégie française vis-àvis de cette crise. Si le risque de voir cette population
prise pour cible ou instrumentalisée par le pouvoir
11. Pour une analyse des différents rôles que peuvent assumer les acteurs
internationaux dans la gestion des crises africaines, voir David Ambrosetti,
Pierre Anouilh et Mélanie Cathelin, Les effets de l’action internationale
sur les crises en Afrique, Ministère de la défense - Délégation aux Affaires
stratégiques, novembre 2010.
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en place plaide pour une approche prudente, Paris
entend également faire preuve de fermeté. Celle-ci
sera notamment jugée dans la capacité des autorités
françaises, via leur délégation au Conseil de sécurité
de l’ONU, à exercer des pressions sur les pays jugés
proches de Laurent Gbagbo (comme l’Angola, l’Afrique du Sud ou la Russie) afin de contraindre celui-ci
à quitter le pouvoir12.
Aucune intervention militaire, même limitée, ne sera
de toute façon décidée en l’absence d’une résolution
du Conseil de sécurité de l’ONU. Celui-ci a autorisé un
prolongement et un renforcement de 2 000 hommes
la mission de l’organisation en Côte d’Ivoire. L’ONU
assume pour le moment un rôle de protection du gouvernement de Ouattara, avec huit cent casques bleus
stationnés devant l’hôtel du Golfe. Les troupes supplémentaires seront vraisemblablement déployées en
renfort dans l’ouest du pays pour prévenir les exactions contre les populations. Le vote de la résolution
du 19 janvier dernier a cependant mis en lumière les
divergences des membres permanents du Conseil de
sécurité sur le dossier ivoirien. Ce vote a été ajourné
en raison de l’opposition russe à toute condamnation
explicite de Laurent Gbagbo dans le texte de la résolution. Le texte initial a été jugé trop politique par
Moscou. Si les autorités russes ne sont pas hostiles
par principe à un renforcement de la MONUCI, elles
sont par contre réticentes à une trop grande immixtion
de l’ONU dans le processus électoral ivoirien, au nom
du principe de non ingérence dans les affaires internes d’un État souverain13.
Bien qu’affaiblies, l’ONU et l’ONUCI demeurent au
centre du processus de résolution de la crise. Le
Conseil de sécurité compte parmi ses membres deux
pays, outre la France, qui sont directement intéressés
au dossier ivoirien : l’Afrique du Sud et le Nigeria. La
première est, on le sait, en campagne de longue date
pour l’obtention d’un siège permanent au Conseil : un
soutien trop appuyé au président sortant – ou en tout
cas une absence de condamnation ferme – serait certainement mal interprété par les diplomaties influentes
au CSNU. Le fait que le Nigeria siège au CSNU éclaire
d’un autre jour les menaces du recours à la force dont
Abuja s’est fait l’un des principaux contempteurs : les
autorités nigérianes ne peuvent notamment ignorer
l’opposition de leurs homologues russes à une telle
solution. La portée de cette menace s’en trouve dès
lors singulièrement réduite.
On le voit, l’option de l’intervention militaire, si elle dépasse le stade de la simple menace, semble au final
poser plus de problèmes qu’elle n’en résout. C’est
pourquoi les choix des acteurs internationaux et régionaux s’orientent actuellement vers deux autres types
de stratégies : la négociation d’une sortie de crise pacifique par la médiation et l’assèchement des ressources du régime Gbagbo via l’imposition de sanctions.
Les missions de médiation en Côte d’Ivoire : un
exercice difficile et contraint
Lors de son dernier sommet, l’UA, au terme de longues discussions, a désigné un panel de cinq chefs
d’État (ci-après Groupe de haut niveau) chargés de
présenter d’ici la fin du mois de février des « décisions
contraignantes ». Les premières conclusions de ce
panel ont été dévoilées lors d’une réunion de l’UA les 9
et 10 mars derniers à Addis-Abeba : sans surprise,
M. Ouattara est reconnu par l’UA comme vainqueur
des élections. Laurent Gbagbo est prié de se retirer,
et il est prévu qu’un nouveau gouvernement, d’union
nationale, soit formé d’ici quelques semaines. Dans
son communiqué, l’UA appelle en effet à la tenue d’un
nouveau processus de négociation d’ici à deux semaines14. Ces conclusions ont bien évidemment été
rejetées par le camp Gbagbo, alors que rien n’a pour
l’instant filtré sur la manière dont l’UA entendait rendre
ces décisions « contraignantes ». Or, en l’absence de
telles décisions, les conclusions du panel risquent fort
de rester lettre morte et de faire suite à la série déjà
longue d’échecs des diverses tentatives menées depuis le début de la crise.
Les médiateurs se sont d’emblée heurtés à l’intransigeance du président sortant, puis à la radicalisation
des deux parties. Tout en se déclarant ouvert à des
discussions, Laurent Gbagbo a posé comme préalable à celles-ci des conditions dont il sait pertinemment
qu’elles sont inacceptables pour Alassane Ouattara :
que celui-ci reconnaisse sa défaite aux élections présidentielles, et qu’il respecte les lois ivoiriennes15.
12. Entretien téléphonique avec un expert gouvernemental français proche
du dossier, 21 février 2011.
13. Karim Lebhour, « Côte d’Ivoire : la Russie fait de la résistance au
Conseil de sécurité de l’Onu », RFI, 19 janvier 2011, http://www.rfi.fr/
afrique/20110119-cote-ivoire-conseil-securite-natinos-unies-russie-faitresistance.
5
14. Union africaine, Conseil de paix et de sécurité, Communiqué de la 265ème
réunion, 1à mars 2011, PSC/AHG/COMM.1(CCLXV).
15. Séni Dabo, « Afrique de l’Ouest : que fera maintenant Goodluck ? », Le
Pays, 16 janvier 2011.
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De son côté, Alassane Ouattara a un moment écarté
également toute négociation possible et en a appelé à
l’intervention militaire de la CEDEAO16.
Les différents efforts de médiation ont également souffert de plusieurs erreurs et maladresses. Le succès
d’une médiation dépend en effet grandement du fait
qu’elle est ressentie acceptable par toutes les parties.
Dans le cas de la Côte d’Ivoire, on peut s’interroger
sur le choix d’avoir nommé le Premier ministre kenyan, Raila Odinga, comme médiateur de l’Union africaine en janvier dernier. Ses qualités de négociateur
sont certes reconnues ; qui plus est, la situation dans
laquelle lui-même s’est trouvé en 2007 présentait des
similarités avec celle de la Côte d’Ivoire aujourd’hui17.
Enfin, Raila Odinga partage avec Laurent Gbagbo
un passé d’opposant de gauche18; tous deux ont par
ailleurs connu la prison en combattant en faveur du
pluralisme politique19. Cela dit, M. Odinga est également l’un des premiers à avoir pris fait et cause pour
une intervention militaire en Côte d’Ivoire visant à déloger Laurent Gbagbo. Il s’agit moins ici de critiquer le
bien-fondé du soutien accordé à l’une des parties au
conflit, en l’occurrence M. Ouattara, que de constater
que ces préférences affichées peuvent mettre en péril
l’entreprise de médiation, en décrédibilisant la posture
même du médiateur. Le parti-pris est en effet difficilement conciliable avec le rôle du médiateur, lequel
renvoie davantage à une posture d’arbitrage et de
facilitation entre les parties20. Cette conclusion peut
d’ailleurs être étendue à l’action menée par l’ONU
depuis la proclamation des résultats électoraux, et
explique également l’impasse dans laquelle se trouve
l’ONUCI aujourd’hui21. Il est clair que Laurent Gbagbo
a su profiter jusqu’à présent de cette confusion des
rôles pour renforcer son propre camp, en flirtant avec
le nationalisme et en se posant comme seul recours
face aux menaces d’« ingérence extérieure ».
Les missions de médiation supposent que les médiateurs mandatés disposent de certaines ressources
16. Pierre Cochet, « En Côte d’Ivoire une intervention militaire est ‘possible mais très dangereuse’ », La Croix, 3 janvier 2011.
17. Candidat de l’opposition à la présidentielle kenyane de 2007, il semblait
sur le point de remporter l’élection présidentielle avant que la victoire,
contestée, ne soit accordée à Mwai Kibaki président sortant.
18. Tous deux s’opposèrent en leur temps aux régimes du parti unique ivoirien et kenyan, ce qui leur a valu l’étiquette de démocrate. Laurent Gbagbo
est également très proche du milieu socialiste français, avec lequel il a
tissé des liens durant son exil politique à Paris dans les années 1980.
19. Olivier Tallès, « Raila Odinga, chef d’une mission presque impossible »,
La Croix, 3 janvier 2011.
6
(matérielles, symboliques) pour asseoir leur position.
Ici, le choix de l’équipe de médiateurs mandatée par
la CEDEAO en décembre 2010 soulève certaines interrogations. Les trois chefs d’État désignés, les présidents Bai Koroma de la Sierra Leone, Pedro Pires du
Cap-Vert et Yayi Boni du Benin, avaient en commun le
fait d’avoir tous trois remporté des élections considérées comme relativement libres et justes, ce qui leur
conférait une certaine légitimité dans cet exercice.
Néanmoins, aucun des trois ne disposaient de l’influence économique ou politique nécessaire pour véritablement espérer exercer une influence significative
sur le déroulement de la crise. On aurait pu penser
que le choix des médiateurs se porte sur des figures
plus influentes de la sous-région, comme les anciens
présidents Jerry Rawlings ou John Kufuor.
Par contraste avec ces précédentes tentatives, la
composition du Groupe de haut niveau, qui a fait suite
à d’intenses tractations, apparaissait plus équilibrée,
en raison des divergences de points de vue des présidents Compaoré et Zuma. Le président sud-africain
est considéré comme proche de Laurent Gbagbo et
s’est notamment déclaré résolument opposé à toute
intervention militaire, ce qui tranche avec la position
adoptée par la CEDEAO, dont le Burkina est membre. Les trois autres membres du panel – il s’agit des
chefs d’État tchadien, mauritanien et tanzanien – sont
au contraire considérés comme des acteurs plus neutres.
La nomination de cette nouvelle équipe de médiateurs,
si elle avait le mérite d’inscrire à nouveau la négociation dans l’espace des possibles, a été accueillie avec
scepticisme par les deux camps. L’équipe Gbagbo n’a
pas manqué de critiquer la nomination du président
burkinabé, qu’elle considère comme un adversaire
du régime22. Celui-ci a par la suite décidé d’annuler
sa venue en Côte d’Ivoire dans le cadre de la visite
du panel du 21 février. D’aucuns estiment que cette
absence résulte des pressions de M. Gbagbo et de
son entourage. Elle a contribué en tout cas à décrédibiliser un peu plus le processus : dans l’entourage de
M. Ouattara, on estimait ouvertement que cette médiation était depuis le début vouée à l’échec23.
Parallèlement, l’unité affichée par l’Union africaine
s’est lézardée, signe des tensions que suscite au sein
de l’UA le dossier ivoirien. La position sud-africaine
20. D. Ambrosetti, P. Anouilh et M. Cathelin, op. cit.
22. Les partisans de Laurent Gbagbo reprochent notamment au président
burkinabé d’avoir soutenu, politiquement et militairement, la rébellion des
Forces nouvelles de 2002.
21. Bertrand Badie, « En Côte d’Ivoire, l’ONU a été juge pas médiatrice », Le
Monde, 11 janvier 2011.
23. Christine Holzbauer, « En Côte d’Ivoire, Guillaume Sorro tente de rallier
les militaires à Ouattara », La Croix, 22 février 2011.
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en particulier est pointée pour ses ambigüités. Jacob
Zuma est notamment critiqué pour sa trop grande
proximité idéologique (la référence au discours anticolonialiste) et stratégique (intérêts pétroliers) avec le
président sortant. La présence d’une frégate sud-africaine au large des côtes ivoiriennes a récemment alimenté une controverse entre Pretoria et la CEDEAO :
le président de la Commission James Victor Gbeho a
reproché à Pretoria de saper les efforts de résolution
de la crise ivoirienne.
En fin de compte, les efforts de médiation dans la crise
ivoirienne souffrent de la relative rareté des choix possibles : en raison de la force de l’antagonisme existant
entre MM. Gbagbo et Ouattara, une sortie de crise
« à la kenyanne » ou à la « zimbabwéenne », avec
la formation d’un gouvernement de coalition, semble
hautement improbable. L’option du recomptage des
suffrages contestés par le camp Gbagbo a été écartée
dès le départ : pour la majorité des acteurs extérieurs,
une telle solution n’est pas acceptable car elle contribuerait certainement à affaiblir la légitimité politique
de M. Ouattara, ainsi que les processus électoraux
dans leur ensemble et leur observation. La seule voie
choisie pour l’instant est celle du départ sans préalable de M. Gbagbo du pouvoir.
des fonctionnaires ivoiriens24, en particulier les militaires, ne manquerait pas de produire certains effets sur
les équilibres politiques existants.
L’imposition de sanctions économiques est au cœur
de la stratégie de l’UE vis-à-vis de la Côte d’Ivoire.
Les sanctions initialement adoptées, dont la portée
était essentiellement symbolique, ont été étendues à
des domaines menaçant directement le fonctionnement interne du régime. L’UE a adopté, le 14 janvier,
une série de sanctions visant des entreprises ivoiriennes (ports, banques, pétrole)25 accusées de contribuer au financement du gouvernement illégitime de
M. Gbagbo26. L’UE a également mis en œuvre des
mesures restrictives sur le commerce du cacao : le
Comité de gestion de la filière café-cacao et son administrateur font par exemple partie de la liste des entreprises visées par les sanctions européennes. Ces
sanctions supposent également qu’aucune entreprise
européenne ne peut plus désormais commercer avec
ces entreprises, ce qui revient dans les faits à imposer
un embargo sur les exportations de café et de cacao
ivoiriens. Ces mesures décidées par l’UE visent à appuyer la stratégie d’Alassane Ouattara, lequel a fait
part de son intention d’établir un embargo de court
terme sur les exportations de cacao en Côte d’Ivoire.
Elles ont d’ailleurs été prises en concertation avec son
gouvernement27.
La mobilisation des sanctions : la stratégie de
l’étouffement économique du pouvoir en place Sur le plan diplomatique, l’UE a, à l’instar des autres
L’adoption de sanctions fait suite à l’intensification des
pressions internationales vis-à-vis de Laurent Gbagbo
depuis le début du mois de décembre. C’est également la stratégie privilégiée par l’Union européenne
pour faire respecter les résultats des élections qui ont
été validés par les représentants de l’ONU, de l’UA et
de la mission d’observation de l’UE en Côte d’Ivoire.
L’Union africaine et la CEDEAO ont suspendu la Côte
d’Ivoire de sa qualité de membre de leurs organisations. Les États-Unis et l’UE ont à la suite pris des
mesures visant à geler les avoirs personnels de la famille Gbagbo et à leur interdire l’accès aux territoires
européen et américain. Il a également été question de
recourir à un embargo portuaire, appuyé par des forces de la CEDEAO. Fin janvier, l’Union économique
et monétaire ouest-africaine (UEMOA) a décidé de
retirer à Laurent Gbagbo sa signature sur les comptes
de l’État ivoirien. Le gouverneur de la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), qui avait
continué d’autoriser à M. Gbagbo l’accès aux comptes de la Côte d’Ivoire, a été limogé. Il a été demandé
à Alassane Ouattara de désigner un nouveau gouverneur pour la BCEAO. Cette décision peut se révéler
lourde de conséquences : l’incapacité dans laquelle
se trouverait le président sortant de payer les salaires
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acteurs internationaux, procédé à la reconnaissance
diplomatique et politique du gouvernement d’Alassane
Ouattara et de ses ambassadeurs. Les contacts avec
le gouvernement de Laurent Gbagbo ont été rompus,
l’UE considérant ce gouvernement comme illégal.
Parallèlement, l’UE a débloqué une aide humanitaire
d’urgence de cinq millions d’euros fin décembre. Ces
fonds sont destinés à aider les populations victimes
des exactions commises par les fidèles de Laurent
Gbagbo, et doivent être gérés par des ONG partenaires de l’UE en Côte d’Ivoire. L’UE considérant le
gouvernement de Gbagbo comme illégal, tous les
transferts de fonds d’aide réservés à la Côte d’Ivoire
sont pour l’instant gelés.
24. L’ONU estime que le régime Gbagbo doit trouver chaque mois de 100 à
150 millions de dollars pour payer les 100 000 fonctionnaires et les 55 000
soldats.
25. Les deux ports de San Pedro et d’Abidjan sont visés par les sanctions
européennes, ainsi que les entreprises Petroci et Cir.
26. Council Regulation (EU) No 25/2011 of 14 January 2011 amending Regulation (EC) No 560/2005 imposing certain specific restrictive measures
directed against certain persons and entities in view of the situation in
Côte d’Ivoire. Mesures supplémentaires prises le 31 janvier 2011.
27. Entretien téléphonique avec un membre du Service européen pour l’action extérieure, 15 février 2011.
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L’UE privilégie des moyens pacifiques pour gérer
la crise ivoirienne. Si une intervention militaire de la
CEDEAO venait à être décidée, l’UE se montrerait
cependant prête à apporter un soutien financier limité
aux aspects logistiques de l’opération. L’UE soutient
également l’action des Nations unies, de la CEDEAO
et de l’Union africaine en Côte d’Ivoire. La solution
d’une intervention militaire européenne, via le recours
aux groupements tactiques (battlegroups), n’a cependant pas été examinée : lors de la réunion du COPS
du 21 décembre dernier consacrée en partie à la Côte
d’Ivoire, cette option n’a même pas été envisagée28.
L’UE laisse donc aux États membres, à la France
notamment, la responsabilité d’évacuer leurs ressortissants. La diplomatie européenne s’est également
montrée plutôt discrète sur le dossier ivoirien : la dernière déclaration publique de la Haute Représentante
remonte au début du mois de décembre 2010. Il est
vrai que l’agenda politique du début de l’année 2011
a été monopolisé par les événements en Tunisie, en
Égypte puis en Libye, des pays d’une importance stratégique majeure pour nombre d’États membres. La
communication autour de la crise ivoirienne s’en est
trouvée affaiblie et ce, d’autant plus que les diverses
actions engagées ont échoué jusqu’à présent à produire des résultats concrets. Cette discrétion peut cependant être regrettée au regard de l’investissement
de l’UE en amont de la crise, lequel s’est matérialisé
entre autres par l’envoi d’une mission d’observation
des élections en Côte d’Ivoire, et interroge la stratégie
plus générale de l’UE dans la gestion des crises, en
Afrique et ailleurs, et notamment sa capacité à assurer une certaine cohérence et une continuité dans ses
actions.
La stratégie d’assèchement des ressources du gouvernement Gbagbo apparaît en outre difficilement tenable sur le long terme. L’adoption et l’application de
sanctions à grande échelle supposent un haut degré
de consensus au sein des acteurs internationaux. Or
nous avons déjà noté l’opposition de la Russie à de
telles mesures. En outre, les sanctions, quand elles
existent, peuvent être contournées, comme dans le
cas de l’Afrique du Sud de l’apartheid, ou des relations sino-soudanaises. Les exemples récents du
Zimbabwe et du Soudan, dont les dirigeants font tous
deux l’objet de sanctions internationales, attestent ici
de la portée limitée d’un tel outil.
28. Nicolas Gros-Verheyde, « Côte d’Ivoire : les Européens font les gros yeux
mais n’utilisent pas leurs bras », 21 décembre 2010, http://www.bruxelles2.
eu/afrique/cote-divoire-afrique/des-battlegroups-prets-pour-la-cote-divoire-mais-lue-ne-veut-pas-lemployer.html.
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Les sanctions, si elles constituent une alternative
non négligeable à l’intervention militaire, sont aussi
des armes à double tranchant. Les populations sont
en effet les premières touchées par les sanctions
économiques et commerciales29, qui se traduisent
en Côte d’Ivoire par des fermetures d’entreprises, la
montée de l’inflation ou encore les difficultés d’approvisionnement en carburant. Il est difficile de prévoir si ces effets conduiront à un effritement des soutiens populaires du régime Gbagbo, ou au contraire
à un renforcement de la solidarité dans une logique
du « seul contre tous ». Laurent Gbagbo dispose de
ressources pour l’instant trop importantes pour être
directement affecté par les sanctions, même si celles-ci ont déjà commencé à produire leurs effets sur
l’économie ivoirienne30. La réflexion doit se porter sur
les moyens supplémentaires à disposition de l’UE
pour appuyer la stratégie des sanctions. La crise
bancaire provoquée par les récentes décisions de
l’UEMOA pourrait ainsi pousser le président sortant
à contourner les effets des sanctions internationales
en créant sa propre monnaie. L’annonce récente de
la nationalisation de la filière cacao atteste de la volonté du camp Gbagbo de jouer la carte « jusqu’auboutiste », quitte à fragiliser durablement les structures économiques ivoiriennes. Dans certains cercles,
on s’interroge également sur l’éventualité d’une
déclaration d’indépendance par le président sortant
du sud du pays, ce qui lui permettrait de faire d’une
pierre deux coups : garder le contrôle de la Côte
d’Ivoire « utile », tout en se séparant de la partie du
pays largement acquise à son rival.
Laurent Gbagbo tire également sa force de la faiblesse du camp d’en face : le soutien international dont
bénéficie Alassane Ouattara est inversement proportionnel au contrôle qu’il exerce sur le pays réel. Un
pays ne peut se gouverner longtemps à partir d’un
hôtel, à plus forte raison si cet hôtel est placé sous
la haute protection de soldats internationaux. La stratégie de M. Ouattara est difficilement lisible, et cette
faiblesse lui fait courir le risque de voir s’éroder ses
soutiens tant sur le front intérieur qu’extérieur. Cette
frilosité s’explique peut-être par la surprise qui a été la
sienne au lendemain de l’annonce des résultats des
élections – il ne s’attendait manifestement pas à être
29. Simon Chesterman et Béatrice Pouligny, The Politics of Sanctions / La
politique des sanctions, Policy Report, International Peace Academy, CERI /
Royal Institute of International Affairs, Paris/Londres, 2002, 52 p.
30. Pour un état des lieux plus détaillé de l’équilibre des forces en présence
voir « Côte d’Ivoire, quelle sortie de crise ? », art. cit.
Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union européenne
élu31 – ainsi que par une trop grande confiance dans
les pressions internationales exercées sur Laurent
Gbagbo.
Conclusion
En Côte d’Ivoire, le temps qui passe, et l’absence de
solutions concrètes, profitent directement au président
sortant et installe durablement la Côte d’Ivoire dans le
crise. Il est fort à craindre que la mission du Groupe de
haut niveau mandaté par l’UA ne débouche sur aucun
résultat tangible. Si M. Ouattara peut se prévaloir d’une
nouvelle victoire diplomatique, il est malheureusement
fort à parier que cette crise n’en vienne très rapidement
à se régler par la voie des armes, entre Ivoiriens. Au
vu des récents développements de la crise – prise de
Toulépleu par les Forces nouvelles, tirs à l’arme lourde
dans la région de Bouaké – il semble que, dans les
deux camps, l’heure n’est plus à la négociation.
31. Entretien téléphonique avec un expert gouvernemental français proche
du dossier, 21 février 2011.
Remerciements : l’auteur remercie Damien Helly pour ses relectures du texte et ses conseils.
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