Kourtrajmé, exemple d`une censure systémique et

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Kourtrajmé, exemple d`une censure systémique et
Kourtrajmé, exemple d’une censure systémique et politique
Par Mélanie Eysseric-Hoyaux
Le documentariste Chris Marker les qualifie de « nouvelle nouvelle vague », ils sont 134
membres actifs, mutualisant leurs talents pour créer des oeuvres audiovisuelles et graphiques, et
les produire. Formée depuis 1994, la société de production Kourtrajmé (le verlan de courtmétrage) s’est beaucoup développée par le web dans un premier temps, diffusant des courtsmétrages et vidéos tantôt burlesques, tantôt ultra-violentes, toujours humoristiques, illustrant à
leurs yeux la société d’aujourd’hui, particulièrement le quotidien des jeunes de banlieue parisienne.
A l’initiative, ils étaient deux : Kim Chaperon et Romain Gravas autour du court-métrage
Paradoxe perdu. Depuis, cinéastes, danseurs-seuses, graffeurs-ses, réalisateurs-trices,
restaurateurs, chanteurs-ses, et autres les ont rejoint. Le plus actif et militant d’entre eux est Ladj
Ly, originaire de la cité des Bosquets, à Clichy-Montfermeil. On lui doit notamment deux
documentaires qui permettent de visualiser le style et le discours social défendus par la bande, un
sur les émeutes de 2005 dans les banlieues : 365 jours à Clichy-Montfermeil, puis un sur la route
des otages au Mali où il a passé un an, avec son ami rappeur Said Belktibia, aussi membre de
Kourtrajmé, 365 jours au Mali (disponible sur le net - sorti en mars 2014). Parmi eux, encore, des
personnalités politiques et artistiques célèbres, populaires, publiques ou reconnu-e-s : Vincent
Cassel, Mathieu Kassovitz, Oxmo Puccino, Teki Latex du groupe TTC, La Caution, ou encore Mai
Lan, Mouloud Achour, JR… Et des collaborations artistiques avec Justice, Kanye West, Jay-z…
L’histoire et la vie de la bande de jeunes de l’Est parisien sont métissées, mutualisées, autogérées,
politiquement construites selon leurs propres choix. Le logo a été dessiné par Bertrand Grébaut,
aujourd’hui à la tête du restaurant Septime (1 étoile Michelin), mais à l’époque où il a intégré
le collectif, graffeur.
Kourtrajmé défend une liberté d’expression totale et dénonce les oeuvres et propos
censurés, mais joue aussi avec les limites de cela. Eric Dusset dans une communication pour le
9ème colloque des Invalides autour de la censure explique, avec emphase, ce fait social. « Il nous
a paru intéressant de ne pas agonir ce pauvre outil de la répression, pour en observer plutôt le
contre-emploi et les transformations. Il apparait en effet que la censure est aussi un formidable
organe de promotion littéraire. Un outil de promotion personnelle, pour commencer. » Si le ton est
ici assez provocant, souhaitant souligner les « dérives » d’une censure finalement au « service du
capital », c’est effectivement un phénomène que l’on retrouve formellement avec Kourtrajmé. C’est
en produisant des images provocantes ou dérangeantes que Kourtrajmé s’est fait une place,
notamment dans les médias, qui se sont emparés de leurs vidéos, alors qu’aucune critique n’avait
été écrite avant les controverses. La censure ou tentative de censure leur permet donc en contreemploi de se faire connaitre et, est utilisée à des fins de promotions de leurs propres productions.
« La censure, par nature néfaste pour la réception des oeuvres, a agi maintes fois plus
efficacement que certains prix littéraires. […] L’effet paradoxal de la censure est d’apporter à
Mélanie EYSSERIC-HOYAUX
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l’oeuvre une diffusion, une reconnaissance, une aura, alors qu’il s’agissait de l‘interdire, de la
cacher, d’occulter son existence »1
Kourtrajmé donne à voir ce qui est quotidien mais que l’on ne regarde pas et éclaire celles
et ceux qui ne le sont généralement jamais. La bande souhaite donner la parole à celles et ceux
qui ne l’ont pas, au risque de s’attirer les « foudres » des uns et des autres ou d’être soumis à la
censure ; à l’image des projets du photographe JR, réalisateur d’un documentaire acclamé,
Women are heroes. « De lui, qui tient à rester anonyme, on ne saura pratiquement rien, sinon qu’il
est né dans la banlieue ouest de Paris, d’une mère d’origine tunisienne et d’un père européen.
Son œuvre, spectaculaire, que certains jugent naïve, est aujourd’hui devenue nécessaire. Car
cette nouvelle forme d’intervention urbaine interpelle, braquant les projecteurs là où le regard du
monde ne se porte habituellement jamais. Télérama : Pourquoi vos projets portent-ils davantage
sur les femmes que sur les hommes ? « Dans les pays où je vais, les femmes sont les piliers de la
société mais ce sont les hommes qui tiennent le haut du pavé. Quand vient l’heure de coller les
portraits, ce sont eux qui doivent s’y mettre. Et là, le projet prend tout son sens. Au Liberia, je me
suis retrouvé avec d’anciens rebelles pour mettre au mur des photos de femmes qui avaient été
violées pendant la guerre. Les discussions qui ont suivi étaient extraordinaires. A ce moment-là,
les hommes sont obligés de regarder la force et la dignité de ces femmes en face. » Télérama :
Dans votre documentaire Women are heroes, une femme de Kibera dit que sa vie va changer
grâce à votre projet. Comment ces femmes ont-elles changé la vôtre ?
« Si une alchimie naît toujours de ces rencontres, les interviews sont parfois très dures. Souvent,
ces femmes viennent jeter une bouteille à la mer et ça tombe sur moi. En me racontant leur
histoire, elles me donnent une responsabilité énorme. A moi d’en faire quelque chose. Cela vous
fait forcément grandir. Avec Women are heroes, j’ai réalisé que, partout dans le monde, ce que ces
femmes demandent, c’est d’être vues autrement que comme des habitantes de bidonvilles
dangereux. » Les projets de Kourtrajmé sont sociaux, et ne dérangent pas qu’avec des scènes de
violences. Le clip Caddy Marakani, en 2005, a été produit, et avait fait parlé de lui. C’est un clip qui
avait été commandé par le géant du commerce équitable Max Havelaar, visant à sensibiliser le
spectateur au greenwashing et à l’altermondialisme. Celui-ci visait certaines grandes marques en
particulier, dénonçant leur manque d’intérêt pour les questions éthiques et écologiques. Il a été
retiré très rapidement du site de Max Havelaar sans explication et la campagne de sensibilisation
n’a jamais vu le jour avec ce clip, elle avait été maintenue mais avec d’autres supports, plus
consensuels.
En outre, Kourtrajmé a aussi été victime de cas de censures de leurs productions en
France récemment. Nous allons en décrypter plus précisément deux cas, très différents, mais qui
résonnent ensemble tant sur le sujet de l’objet censuré que sur ce que cela révèle de la société.
« En étudier les manifestations et les singularités [de la censure] au delà de l’anecdote permet
1
J. DOMENECH, Censure, Autocensure, et art d’écrire, Editions Complexe, 2005. p.11
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d’entrevoir des complexités d’autant plus profondes, pleines d’incidences durables sur la création
littéraire et artistique, sur les modes de communication, sur le fonctionnement social. »2 En
perspective, nous abordons la censure de Kourtrajmé avec une vidéo fictionnelle, dans un premier
temps, le clip de MIA, Born Free, réalisé par Romain Gravas et une vidéo de faits réels, de
violences policières, dites « bavures », sur les habitants de Clichy-sous-bois et Montfermeil, réalisé
par Ladj Ly en septembre 2009.
Le clip vidéo dont nous discutons est visible à ce jour via ce lien : http://
www.dailymotion.com/video/xd2w3j_m-i-a-born-free-video-official-real_music. Pour le décrire
brièvement, on peut dire que sur une musique particulièrement anxiogène on voit une armée, en
guerre, procéder à une sorte de chasse aux roux, tirant, tuant, séquestrant, etc. La vidéo dure 9
minutes, est ultra-violente, et illustre donc le nouveau single (en avril 2010) de M.I.A., connue
antérieurement pour la chanson Paper Planes. On comprend assez facilement pourquoi elle a pu
être retirée de nombreuses fois de Youtube, elle est dure à regarder, et n’est pas adaptée à tout
type de public (enfant, personnes sensibles, etc). Cependant ce qui est intéressant ici, est de se
demander qu’est ce qui dérange dans cette vidéo, au delà de la violence primaire, qui n’est pas
plus choquante que des extraits par exemple du jeu vidéo G.T.A. qui ne sont pas censurés. Le
propos du single et de la vidéo est clair, défendu, annoncé : il est question de dénoncer les
discriminations, les délits de faciès, et les évènements « fascistes » du passé. Ce sont des
questions politiques qui sont soulevées, et auxquelles le système audiovisuel répond avec un
argumentaire dénué de réponse politique. Nous pouvons mettre cet exemple en parallèle avec
deux chansons de rap censurées et ayant un message similaire, La France de SNIPER et A force
de le dire de Youssoupha3. Alors que des oeuvres artistiques, dans ces trois cas, se proposent de
soulever une question politique, celle des violences policières et des dérives racistes, c’est notre
système judiciaire qui y répond, par la censure, en invoquant l’ « appel à la haine » ou « l’incitation
à la violence » que produirait ces oeuvres, qui sont fictions, alors que justement elles évoquent
cette haine, bien réelle, vécue : « On n’a pas sorti les armes, juste parler à nos proches. »4 . De
surcroît, sur ces trois exemples d’oeuvres, la question de la censure ou des controverses est liée à
celle de la promotion des productions : « Ce ne serait pas la même histoire sans autant de disques
vendus. » concluent, dans leur réponse à la censure de leur chanson, les rappeurs de SNIPER
dans La France, itinéraire d’une polémique.
La seconde vidéo que nous abordons n’est plus visible en entièreté à ce jour sur le net à
ma connaissance, mais elle est assez fréquemment remise en ligne. Un extrait est visible ici: http://
archives-lepost.huffingtonpost.fr/article/2009/09/26/1712999_novapresse-com-violence-policiere-a2
J-J. LEFRERE, M. PIERSSENS, La Censure, Du Lérot, 2006. p.2
3
http://www.franceinfo.fr/actu/faits-divers/article/un-rappeur-menace-eric-zemmour-la-justicecensure-le-morceau-83081
4
http://genius.com/Sniper-la-france-itineraire-dune-polemique-lyrics
Mélanie EYSSERIC-HOYAUX
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clichy-sous-bois-montfermeil-kourtrajme.html, avec la légende « Vidéo filmée par Kourtrajmé des
violences policières contre la population de Clichy Sous Bois, vidéo supprimée plusieurs fois sur
internet. Septembre 2009. ». Sur la vidéo entière censurée dont nous parlons ici, on voit et entend
très nettement des violences policières menées sur des habitant-e-s, des « dérapages » verbaux à
caractères racistes et des scènes dite de « bavures » de deux policiers s’acharnant physiquement
sur un jeune. Techniquement bien meilleure que les vidéos amateurs que l’on peut voir
habituellement sur le sujet, ce qui différencie cette vidéo filmant les violences policières qui ne sont
en général pas prises au sérieux, c’est le caractère professionnel. Ladj Ly est réalisateur, et a su
ainsi se servir de sa caméra afin que les traits soient nets (c’est pourquoi les agents de police ont
été reconnus sans équivoque par exemple) et le son n’est pas saturé par les bruits autour qui
souvent « gâchent » ce type de vidéo, il a su courir derrière ces violences et les capturer. Un
article, sur le site de Médiapart, d’Erich Inciyan, explique avec clarté les portées judiciaires de cette
vidéo.
« Le 14 octobre, un vidéaste a surpris des brutalités policières sur un homme menotté, à
Montfermeil (Seine-Saint-Denis). Une semaine plus tard, mardi 21 octobre, deux membres des
forces de l'ordre soupçonnés d'avoir porté ces coups ont été placés en garde à vue dans les
locaux de l'Inspection générale des services (IGS). Ces deux agents en poste au commissariat de
Gagny (Seine-Saint-Denis), un gardien de la paix de 26 ans et un sous-brigadier de 38 ans, ont
été interrogés après avoir été identifiés sur une vidéo filmée par un témoin de la scène. Ce
document avait été versé dès la fin de semaine dernière à l'enquête, confiée, le 16 octobre, à l'IGS
par le parquet de Bobigny. Outre les deux policiers, placés en garde à vue pour «violences par
dépositaire de l'autorité publique avec arme», l'IGS devait entendre une dizaine de leurs collègues
dans la journée. La diffusion de la vidéo sur Internet, par Rue89, a depuis dépassé les
100.000 visites. Filmer la police? Cette pratique citoyenne relève toujours, en France, du parcours
du combattant. Comme d'ordinaire, à Montfermeil, les images ont été prises à la sauvette et à
l'insu des policiers. Mais, pour une fois, la vidéo est d'assez bonne qualité. Coup de chance: un
cinéaste professionnel, Ladj Ly, habite l'un des immeubles de la cité des Bosquets où l'opération
policière a eu lieu. Il est déjà l'auteur de plusieurs films (émeutes, trafic de drogues) centrés sur le
quartier. L'enquête devra préciser le contexte de ces images par nature incomplètes. Mardi 14
octobre, au soir, des échauffourées avaient opposé des groupes de jeunes et des policiers, dont
les véhicules avaient reçu des pierres. Un peu plus tard, vers 22 heures, la police était revenue en
force, avec casques, boucliers et «flashballs» pointés vers les étages. L'escouade a grimpé les
escaliers pour interpeller Abdoulaye Fofana, vingt ans, soupçonné d'être impliqué dans les jets de
projectiles. Plusieurs zones d'ombre demeurent. On ne sait pas pourquoi l'intervention a eu lieu à
cet horaire propice aux débordements (la police préfère généralement intervenir à «l'heure du
laitier», vers 6 heures du matin, quand la ville dort). Ni si la porte de l'appartement des Fofana a
été fracassée, comme le dit la famille, ce qui serait une violation supplémentaire de la loi pénale.
En tout cas, les images montrent la vigueur des coups portés à Abdoulaye Fofana – un
coup de crosse de flash-ball dans les jambes et plusieurs coups de tonfa (longue matraque
dure) sur le haut du corps. Cet étudiant en BTS (de «négociation et relation client»), d'origine
guinéenne, est pourtant visiblement maîtrisé par les policiers qui l'entourent. Devant de telles
évidences, le parquet a ouvert une enquête pour «violences illégitimes». De son côté, Abdoulaye
Fofana est poursuivi pour «violences volontaires sur personne dépositaire de l'autorité publique»,
en raison du jet de pierres (auquel il dément avoir participé). […] Dans l'Hexagone, les militants
civiques ont fort à faire, s'exposant notamment à des PV pour outrages. Juridiquement, en
France, rien n'interdit pourtant de filmer la police. Mais cette pratique irrite les fonctionnaires
intéressés. «Le fait d'être photographiés ou filmés durant leurs interventions ne peut constituer
aucune gêne pour des policiers soucieux du respect des règles déontologiques», soulignait
toutefois la commission nationale de la déontologie de la sécurité (CNDS), dans son rapport
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annuel de mars 2007. A ce sujet, la commission déplorait «une inflation des procédures pour
outrages engagée de manière trop systématique par les personnels des forces de l'ordre»,
notamment face à des citoyens qui réagissent à des conditions d'interpellations leur semblant
abusives. Dans l'Hexagone, les images de brutalités policières restent donc le fruit du
hasard et de l'amateurisme. Fort rares, elles sont prises à la dérobée – ce qui contribue à
renforcer le malaise. Quelques exemples viennent l'illustrer. Avril 2007 en pleine nuit et
dans une rue déserte de Mont-Saint-Aignan (près de Rouen): un policier donne des coups
de pieds à un jeune homme apparemment menotté et à terre, tandis qu'un chien est lâché
sur lui. Après le passage des images sur France2, le préfet a indiqué avoir saisi la «police
des polices». Ou encore, en mars 2008, à un carrefour et en plein jour, à Beaucaire (Gard): un
jeune père de famille, Aziz El Bennouni, est rudement frappé, alors que son épouse et leur enfant
de huit mois sont à l'arrière du véhicule (à l'issue de sa garde à vue, il ressortira avec une
convocation pour «outrage et rébellion»). Ou bien, en novembre 2005, à La Courneuve (SeineSaint-Denis) et toujours la nuit: un jeune homme est entouré par des policiers qui lui donnent des
coups de pied et de poing alors qu'il est à terre – sans que l'on sache la suite judiciaire donnée
depuis à ces faits. Retour en Seine-Saint-Denis. C'est à quelques centaines de mètres de la cité
des Bosquets qu'étaient parties les émeutes ayant embrasé les banlieues françaises, en octobre
2005. On se souvient que l'élément déclenchant avait été le décès de deux adolescents qui,
poursuivis par la police, étaient morts électrocutés dans un transformateur EDF de Clichy-sousBois. Une indication que la situation reste explosive? Les Bosquets, décidément sous les feux de
l'actualité filmique ces jours-ci, devaient servir de lieu de tournage à un film produit par Luc
Besson, From Paris with love, avec John Travolta en vedette américaine. Mais l'incendie de
plusieurs voitures de la production, dans la nuit du 12 au 13 octobre, a mis un terme au projet. Aux
cinéastes de trouver un endroit pour tourner leurs scènes de banlieues. // Actualisation du 23
octobre 2008: Les deux policiers soupçonnés de violences ont été mis en examen pour violences
aggravées, au tribunal de Bobigny, et laissés en liberté sous contrôle judiciaire. Le chef de la
police de Seine-Saint-Denis, Jean-François Herdhuin, a dénoncé un «dérapage inexcusable», tout
en demandant d'appréhender les événements «dans leur globalité». «Les fonctionnaires ont
frappé quelqu'un de menotté, c'est inadmissible. Mais les autres scènes de violence le sont aussi,
il faut qu'on mette les images de notre côté», a ajouté le responsable policier.»5
En France, les violences policières existent quasi-quotidiennement et persistent mais sont
assez peu relayées par les médias, sauf en cas de mobilisation ou de réaction judiciaire, comme
on a pu en entendre parler lors des meurtres de Zyed et Bouna ou de Rémi Fraisse. La raison
principale est l’étroite collaboration de la police et des médias en France, leur système interne6 .
Ici, plusieurs notions sont à remettre en perspective autour de la censure de cette vidéo de
violences policières. Par qui et pourquoi cette vidéo a de nombreuses fois été censurée ? Il est
difficile de le déterminer clairement, pourtant le fait est là : elle est très souvent retirée du net. On
comprend évidement les raisons politiques de cette censure, qui ébranlent les fonctionnaires de
police de l’état français, mais il est compliqué de déterminer qui contrôle toutes ces vidéos, sur un
internet international et qui se renouvelle en permanence. Un article du Monde nous éclaire un peu
sur la situation7 , ce sont des commissions nationales, européennes, qui travaillent pour faire
5
https://www.mediapart.fr/journal/france/211008/banlieues-filmer-les-brutalites-policieres-un-defitres-francais
6
https://www.mediapart.fr/journal/france/050612/violences-policieres-le-deni-de-letat
7
http://www.lemonde.fr/technologies/article/2011/09/01/qui-controleinternet_1566544_651865.html
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supprimer ce type de vidéos. Ce qui prime ici, de la même manière que dans la première vidéofiction, c’est que les images de violences visibles sont assez « traumatisantes » pour imposer un
retrait. De la même manière que dans le premier exemple, ceci est contradictoire puisque ce n’est
pas, d’après les propos du réalisateur, une vidéo d’appel à quelconque violence mais une vidéo
dénonçant celle-ci. Enfin, on retrouve un dernier symptôme de notre étude sur ce cas : après cette
vidéo « choc », les vues sur le site de Kourtrajmé ont enregistré une hausse spectaculaire, leurs
films ont été plus téléchargé sur les plate-formes, ces controverses et censures entraînent un
regain d’attention du public pour leurs productions. Entre Kourtrajmé et la censure, il y a
effectivement plusieurs liens, qui s’opposent et se complètent. Leur refus de l’auto-censure semble
ici important à signifier aussi, ils dénoncent cette auto-censure des autres, ce fait social qui règne
d’après eux dans le cinéma français en particulier. De manière personnelle, ils se disent soutenus,
complimentés, hors réseaux publics, mais publiquement, c’est beaucoup moins visible. « On a
souvent été boycottés par le milieu, ce sont des frustrés de la pellicule ! On a jamais eu de prix,
sauf ceux décernés par le public. »8
« La notion de Bourdieu de l'habitus peut nous aider à comprendre cette résurgence quasiautomatique de la censure à des moments d'instabilité lorsqu'un nouveau régime cherche à
consolider son pouvoir. Bourdieu définit l'habitus comme l'effet de régularisation produit par la
situation dans laquelle on se trouve et qui détermine l'ensemble des «possibles» - ce qu'on peut
penser, ce qui peut se faire et se dire. Bourdieu explique que les principes qui génèrent et
organisent les pratiques et les représentations dans une société fonctionnent un peu à la façon
d'un orchestre sans chef: ce sont des opérations «réglées» et «régulières», mais qui ne sont pas
le produit d'une obéissance à des règles. Pendant des périodes de stabilité politique, l'habitus
assure la continuité du discours dominant de façon automatique, sans avoir à recourir à des
mesures de coercition. Pourtant, comme l'a fait remarquer Terdiman, pendant des périodes de
transformations rapides, cette internalisation du discours dominant est incomplète. La prolifération
des voix de l'opposition qui a accompagné les différents mouvements de révolte au dix-neuvième
siècle est un des effets d'un habitus en train de se créer et correspond à une étape relativement
préliminaire du processus par lequel la classe dominante consolide son pouvoir discursif. La
caractéristique de ce discours dominant est qu'il «va sans le dire». Sa présence est définie par
l'impossibilité sociale de son absence. C'est comme un scénario dont tous les citoyens, ou
membres de cette culture, connaissent les répliques, sans savoir qu'ils les connaissent, ni
comment ils les ont apprises. Cela explique en partie l'absence de directives précises données aux
censeurs, ou la façon plus ou moins intuitive et idiosyncrasie dont ils ont suivi les directives aux
époques où il en existait. Formés par l'habitus dont ils cherchaient à préserver la dominance, ils
8
Kourtrajmé dynamite le court métrage Le Monde, Martine Valo, 02/05/2004
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savaient d'instinct identifier toute déviation du scénario social. »9 ; Néanmoins, il est important de
souligner que le collectif agit en conscience sur cette question de la société qu’ils dénoncent mais
dans laquelle ils évoluent et ils bénéficient et contrôlent leur image et la portée de leurs propos.
Dans une interview pour Télérama, à la question « Pensez-vous qu’une photo ait le pouvoir de
changer le monde ? », le photographe JR clarifie : « Je suis très conscient de l’impact de l’image.
Mais ce qui compte, ce n’est pas l’image, c’est ce qu’on en fait. Vous ne pouvez pas imaginer le
nombre de grandes marques qui ont voulu acheter les droits de la photo de Ladj braquant sa
caméra comme un flingue à Montfermeil. Si on la leur avait vendue, c’est sûr, cette photo aurait eu
un impact sur le monde : ces marques auraient écoulé davantage de baskets. C’est pour cela que
je contrôle toutes mes images. »
Pour conclure, il me semble intéressant d’aborder ce flou, existant vis à vis des propos
politiques et artistiques en France, que l’on censure avec plus ou moins d’impunité. La sociologue
Nathalie Heinich explique dans une communication autour de la censure comment il en résulte
qu’une oeuvre n’est protégée aux Etats-unis qu’à la condition d’être clairement politique (cf Le
premier amendement de la constitution) et en France qu’à condition d’être clairement artistique.
Dans une interview pour Le Monde en 2006, Kim Chapiron « se veut rassurant : « c’est tout pour
rire, rien que de la fiction. Seule la réalité est violente. De toute façon, comme dit mon père [Kiki
Picasso, ndlr], toute société a les oeuvres qu’elle mérite. » »10 . Ceci est intéressant au regard des
cas que l’on vient d’étudier car la qualification d’une oeuvre en objet protégé devient strictement
basé sur des interprétations, qu’est ce qui fait art est une grande question, poly-disciplinaire, mais
pas uniquement juridique, et c’est ainsi que l’application d’une censure peut avoir lieu via des
interdictions législatives qui n’ont aucun rapport avec l’art et mettent en danger la liberté
d’expression11 . Ces possibilités d’interdictions sont les armes légales permettant la censure, la
réponse de Kourtrajmé ce sont leurs productions artistiques « une manière de rappeler que les
images sont parfois aussi efficaces que les armes. »12 ; La censure de Kourtrajmé est, par ce que
l’on vient de démontrer, intrinsèque au système global de la société, c’est un fait social à part
entière aussi, et fait politique.« La lutte pour la liberté d'expression est sans fin, mais est-elle sans
espoir ? Le dialogisme inhérent au langage assure une continuelle remise en question de
l'autorité. En restant attentif à ce que dit réellement le pouvoir et à la multiplicité de voix qui parlent
même à travers ses silences, on finit par apercevoir ce que Terdiman appelle le «secret réprimé»
du discours dominant, l'alternative dont l'exclusion définit la stabilité apparente de la formation
9
BEST J., La subversion silencieuse : Censure, autocensure et lutte pour la liberté d’expression,
L’Univers des discours, 2001. p.18-19
10
Les sauvageons font leur cinéma, Le Monde, Martine Valo, 21/01/2006
11
Accès public et liberté d’expression dans les réseaux d’information : lignes directrices pour une
politique culturelle européene, Edition du conseil de l’Europe, Octobre 2001
12
Kourtrajmé débauche Charles Villeneuve, les Inrockuptibles, Diane Lisarelli, 07/10/2008
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sociale elle-même. La marge revient au centre, rend visible la contingence historique de toutes
formes de domination, comme signe concret des transformations futures. C’est dans le silence du
discours dominant que réside la possibilité la plus matérielle de sa subversion. La question qui
reste encore à résoudre est quelle sera la nature de cette nouvelle société qui se profile à l'horizon
de la lutte - un système authentiquement démocratique qui assurera le droit légitime de critiquer
ainsi que la tolérance pour l'opinion d’autrui ? Ou une nouvelle hégémonie, sapée de l'intérieur par
d'autres voix qui s'opposent de nécessité à ses efforts de les passer sous silence ? Pour Michael
Holquist, être pour ou contre la censure en tant que telle suppose une liberté que personne n'a. La
censure existe. On ne peut que choisir entre ses effets plus ou moins répressifs et les dénoncer.
Mais tant que la censure existera, la voix de l'opposition existera aussi, et il faut apprendre à mieux
interpréter la subversion de leurs deux silences. »13
13
BEST J., La subversion silencieuse : Censure, autocensure et lutte pour la liberté d’expression,
L’Univers des discours, 2001. p.278
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Mélanie EYSSERIC-HOYAUX
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages
BEST J., La subversion silencieuse : Censure, autocensure et lutte pour la liberté d’expression,
L’Univers des discours, 2001
BOURDIEU P., Les règles de l’art, Edition du Seuil, Septembre 1992
FERRET J., MOUHANNA C., Peurs sur les villes, PUF, 2005
LEFRERE J-J., M. PIERSSENS M., La Censure, Du Lérot, 2006
Articles Presse
Kourtrajmé dynamite le court métrage Le Monde, Martine Valo, 02/05/2004
Après Clichy, sans cliché, les Inrockuptibles, Diane Lisarelli, 06/03/2007
Kourtrajmé débauche Charles Villeneuve, les Inrockuptibles, Diane Lisarelli, 07/10/2008
Les sauvageons font leur cinéma, Le Monde, Martine Valo, 21/01/2006
Brochures
Accès public et liberté d’expression dans les réseaux d’information : lignes directrices pour une
politique culturelle européene, Edition du conseil de l’Europe, Octobre 2001
M9A302 : documents rassemblés pour le séminaire par Laurent Martin, octobre 2015
Sites WEB
http://www.kourtrajme.com, dernière visite le 11 décembre 2015
http://www.crakedz.com, dernière visite le 11 décembre 2015
http://www.jr-art.net, dernière visite le 11 décembre 2015
https://www.mediapart.fr/journal/france/050612/violences-policieres-le-deni-de-letat
https://www.mediapart.fr/journal/france/211008/banlieues-filmer-les-brutalites-policieres-un-defitres-francais
http://www.lesnouveauxcinephiles.com/article-clip-kourtrajme-m-i-a-born-free-real-romaingavras-51989328.html, dernière visite le 11 décembre 2015
http://www.telerama.fr/cinema/que-reste-t-il-de-kourtrajme,110712.php, dernière visite le 11
décembre 2015
Mélanie EYSSERIC-HOYAUX
Page 9 sur 10
http://www.franceinfo.fr/actu/faits-divers/article/un-rappeur-menace-eric-zemmour-la-justicecensure-le-morceau-83081, dernière visite le 11 décembre 2015
http://archives-lepost.huffingtonpost.fr/article/2009/09/26/1712999_novapresse-comviolence-policiere-a-clichy-sous-bois-montfermeil-kourtrajme.html, dernière visite le 11
décembre 2015
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mia_son_clip_choc_realise_par_romain_gavras_est_censure_201723, dernière visite le 11
décembre 2015
Mélanie EYSSERIC-HOYAUX
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