Jacques Balmat dit Mont-Blanc

Transcription

Jacques Balmat dit Mont-Blanc
balmat_mep_Hdef
27/03/09
13:28
Page 3
Roger CANAC
Jacques Balmat
dit
Mont-Blanc
Presses universitaires de Grenoble
balmat_mep_Hdef
27/03/09
13:28
Page 11
Chapitre I
UNE RENCONTRE
PEU ORDINAIRE
C
HAMONIX, LE 29 SEPTEMBRE 1832. Chamonix du MontBlanc a succédé à Chamonix des Glacières. Tout ce qui
est lettré, tout ce qui « a les moyens », tout ce qui est snob
accourt ; aussi bien pour voir que pour se faire voir. On a vu
passer des aristocrates et des lettrés du Siècle des lumières…
Suisses, Anglais, Russes, Polonais. On voit passer les romantiques : Chateaubriand, Hugo, Nodier…
Pour recevoir tout ce beau monde, on a bâti de beaux hôtels.
Un plaisantin s’est même aventuré à écrire « Chamonix est un
hôtel ! » Nous sommes donc devant l’hôtel de la Couronne
bâti et géré par Joseph Tairraz… Sous les ombrages, assis sur
un banc, un vigoureux vieillard de 70 ans converse avec un
domestique. Visiblement, il attend : une connaissance ? Un
client amateur de cristaux ou de promenade en montagne ?
Un visiteur ? Un homme d’affaires ?
Cet homme respire l’énergie. Un certain quant-à-soi, une
certaine tenue le situent hors du commun. Est-il un paysan ?
Ses mains calleuses et ses épaules un peu voûtées le laisseraient imaginer. Est-il un guide? Son visage tanné par le grand
air, basané par le soleil de la montagne, ses manières assez
policées pourraient le laisser croire. Est-il un notable du lieu ?
La fierté de son port, son vaste front, ses sourcils épais, son
menton volontaire n’interdiraient pas de le supposer.
L’homme est « bien pris » de sa personne. Il mesure un mètre
11
balmat_mep_Hdef
27/03/09
13:28
Page 12
JACQUES BALMAT DIT MONT-BLANC
soixante-dix (cinq pieds, trois pouces, indique un passeport de
1799). Il est vêtu à la mode du pays, simplement, mais avec
une certaine élégance : gilet de couleur, foulard sombre
arrangé en mode de cravate, sorte de veste redingote et
chapeau de bon ton. Qui est donc cet homme ?
C’est la célébrité locale. Il est à la fois paysan, guide, autodidacte, chercheur d’or et de cristaux et familier des grands de
ce monde. Cet homme s’appelle Jacques Balmat du MontBlanc.
Et qui attend-il à cette heure ? Un voyageur qui est descendu
hier au soir à l’hôtel de Tairraz… Il est aujourd’hui en excursion à la Flégère en compagnie du guide Payot, face aux
glaciers du Mont-Blanc. Ce voyageur se nomme Alexandre
Dumas. Alexandre? C’est le prénom du fils aîné de Balmat qui
a participé aux guerres de Napoléon et disparu en Espagne.
Le « monchu » qui arrive à la Flégère lui ressemble étrangement : bel homme, des cheveux noirs et quelque peu crépus,
le teint basané… Certains habitants de Chamonix ont pu
penser « Tiens, Alexandre Balmat est enfin revenu ! Après une
si longue absence. » Curieuse coïncidence.
L’homme qui arrive, Alexandre Dumas, fils d’un général
républicain, petit-fils d’une créole et d’un aventurier, est déjà
une personnalité littéraire : il connaît Musset, Balzac,
Lamartine, Vigny, Liszt, Rossini, Mademoiselle Mars ; il est
l’ami de Victor Hugo, de Charles Nodier, d’Eugène Delacroix.
Il a 30 ans : l’âge de séduire, l’âge de tout entreprendre. Il s’est
enthousiasmé pour les « trois glorieuses » de 1830. Il a écrit
des pièces de théâtre : Le Tout Paris romantique connaît
Antony. Et il a failli trépasser.
Eh oui ! À Paris, le choléra sévit. Il vient de tuer près de vingt
mille personnes. Grâce à sa robuste constitution et à une
thérapeutique de cheval, l’éther pur en étant le principal
ingrédient, Dumas a résisté. En guise de convalescence, le
12 balmat_mep_Hdef
27/03/09
13:28
Page 13
Une rencontre peu ordinaire
médecin lui a prescrit de prendre l’air : ce sera un voyage en
Suisse, c’est-à-dire dans les Alpes. La Suisse est à la mode,
y est inclus le voyage aux Glacières, c’est-à-dire Chamonix.
Il a repris son physique avantageux : carrure d’athlète, aisance
de bon vivant, point gêné aux entournures. Il aime la bonne
chère, les belles maîtresses, et les bons mots. Jovial et fécond.
Il a tout pour devenir l’auteur populaire des Trois
Mousquetaires : il est goulu de voir, goulu d’entendre, goulu de
connaître et surtout goulu de se frotter aux gens simples, aux
gens qu’il a l’occasion de rencontrer où ils se trouvent…
Il aime la couleur locale et le pittoresque. Il en ramènera ses
impressions de voyage… comme tout le monde.
Le 31 juillet, il est à Genève ; le 18 août à Kandersteg ; le 19, aux
bains de Loueche ; le 20 à Laax ; le 26 août, il rencontre
Chateaubriand à Lucerne ; le 14 septembre, il explique à la
reine Hortense, fille de Joséphine, ce qu’est un vrai républicain, il est au bord du lac de Constance. Par Neuchâtel, il
revient sur Bex, le Grand-Saint-Bernard. À partir de là, il
décide d’aller à pied.
– Monsieur va à pied ?
– Toujours, répond-il sans complexes.
Et le voilà qui entreprend la traversée des montagnes à destination de Chamonix. Arrêt au col de Balme où il est de règle
de faire halte pour admirer les pics et glaciers, mais après que
« le froid et la faim, ces deux grands ennemis du voyageur »
aient été calmés. Primum vivere !
Le guide valaisan, présumant des aspirations contemplatives
de son compagnon, propose de dîner et coucher en ces lieux :
– Je ne suis pas fatigué, rétorque Dumas.
– C’est qu’il est quatre heures !
– Trois heures et demie.
13
balmat_mep_Hdef
27/03/09
13:28
Page 14
JACQUES BALMAT DIT MONT-BLANC
– C’est que nous avons cinq heures à faire et trois heures de
jour seulement.
– Nous ferons les deux dernières heures de nuit.
– C’est que vous perdrez un beau paysage.
– Je gagnerai un bon lit et un bon repas.
Arguments de sportif, d’épicurien, de boulimique en somme.
Allons donc !
Arrivé à Chamonix il songe à trois occupations : prendre un
bain, souper et prier à dîner la célébrité du pays le lendemain.
Le voici donc le fameux Balmat dit Mont-Blanc.
– Monsieur Balmat, si je ne m’abuse ?
– C’est bien moi, Monsieur, et je suis honoré d’être invité à
votre table.
– Mais tout l’honneur est pour moi, mon cher.
« Il ne comprenait pas, commente-t-il, qu’il fut pour moi un
être tout aussi extraordinaire que Colomb qui trouva un
monde ignoré et que Vasco qui retrouva un monde perdu. »
Jacques Balmat était entré dans l’histoire avec Paccard, avec
Saussure, et le Mont-Blanc ; il entrait en littérature avec
Dumas, et il s’apprêtait à entrer dans la légende.
Le dîner chez Tairraz, arrosé au vin de Montmélian, fut
chaleureux. Certes, l’euphorie due à la dive bouteille se
prêtait à quelque exagération de la part de Balmat et à quelque connivence avantageuse de Dumas. L’âge du protagoniste aidant, toutes querelles s’étant apaisées et le principal
témoin, le docteur Paccard étant mort, permettait d’évoquer avec nostalgie et avantage le temps des exploits qui
était aussi le temps de la jeunesse. Néanmoins, Pierre Payot,
le guide de Dumas, qui assistait à l’entretien, aurait pu
apporter quelques sourdines. Il confirma à son fils, Venance
14 balmat_mep_Hdef
27/03/09
13:28
Page 15
Une rencontre peu ordinaire
Payot, naturaliste bien connu à Chamonix, la véracité
globale du discours. Il existait à propos de la version de
Balmat bien des contestations et d’orageux débats…
Nombre d’érudits prirent parti par la suite et la querelle
Balmat-Paccard n’est pas encore close. Mais c’est une autre
histoire.
Ne crachons pas dans la soupe. Écoutons avec Dumas, en
dépit toutefois de quelques exagérations ou délayages, le récit
de Balmat :
« J’étais bon là… un jarret du diable et un estomac d’enfer !
J’aurais marché trois jours de suite sans manger… Ça m’est
arrivé une fois que j’étais perdu dans le Buet… »
Le Mont-Blanc lui « trotte dans la tête »… Par attrait naturel
certes, mais probablement à cause d’une récompense promise
par Saussure.
« Le jour je montais dans le Brévent d’où l’on voit le MontBlanc comme je vous vois et je passais des heures à chercher
un chemin. La nuit, c’était bien autre chose : je n’avais pas
plus tôt fermé les yeux que j’étais en chemin. »
Il lui arrive des rêves étranges :
« Je mettais mes pieds sur des bouts de rocher, et je les sentais
remuer comme des dents qui vont tomber, la sueur me coulait
à grosses gouttes… » « Je voyais la terre s’en aller sous moi… »
« Je me retournais les ongles sur les pierres… »
Rien de changé. Une course n’est jamais aussi présente que
lorsqu’elle est rêve. Et une nuit il n’y tient plus.
« Je sautai au bas du lit et je mis mes guêtres.
– Où vas-tu ? me dit ma femme.
– Chercher du cristal que je répondis… Et ne sois pas inquiète
si tu ne me vois pas arriver ce soir.
15
balmat_mep_Hdef
27/03/09
13:28
Page 16
JACQUES BALMAT DIT MONT-BLANC
Je pris un bâton solide bien ferré, double en grosseur et en
longueur d’un bâton ordinaire, j’emplis ma gourde d’eau-devie, je mis un morceau de pain dans ma poche et en route ! »
C’était vers la fin de juin 1786. Il prend le chemin de la montagne de la Côte qui domine le glacier des Bossons. Quatre
heures plus tard, il est aux rochers des Grands Mulets, casse
la croûte, boit un coup et s’engage sur les étendues glaciaires… À sept heures du soir, en pleine montagne, il s’installe
sur un rocher, mange un second morceau de pain, boit une
goutte et appareille pour une froide nuit. Vers onze heures le
temps se gâte : « Je voyais descendre de l’aiguille du Goûter
un coquin de brouillard qui ne m’eut pas plutôt atteint qu’il
se mit à me cracher de la neige à la figure. Alors je m’enveloppai la tête dans mon mouchoir…
À chaque minute, j’entendais la chute des avalanches qui
grondaient en roulant comme le tonnerre. Les glaciers
craquaient et à chaque craquement j’entendais la montagne
remuer…
Mon haleine s’était gelée contre mon mouchoir, la neige avait
mouillé mes habits, il me sembla bientôt que j’étais tout nu.
Je redoublai la rapidité de mes mouvements et je me mis à
chanter pour chasser un tas d’idées qui me venaient à l’esprit. Ma voix se perdait sur cette neige, aucun écho ne me
répondait… »
Est-il possible de décrire une telle situation sans l’avoir éprouvée ? Et quels délices d’écouter le conteur Balmat, le dos au
feu, devant une table illuminée par le vin de Montmélian, en
évoquant la nuit, la neige et le froid.
« À deux heures, le ciel blanchit vers l’Orient. Avec les
premiers rayons du jour, je sentis le courage me revenir…
mais sur les quatre heures, les nuages s’épaissirent, le soleil
s’affaiblit et je reconnus que ce jour-là il me serait impossible
d’aller plus loin. »
16 balmat_mep_Hdef
27/03/09
13:28
Page 17
Une rencontre peu ordinaire
Cependant, il visite les glaciers et reconnaît quelques passages avant de se retirer pour une nouvelle nuit vers les blocs
de granit dits le Bec à l’Oiseau et nommés par la suite le « gîte
à Balmat ».
Au matin, il est de retour dans la vallée lorsqu’il rencontre
François Paccard, Joseph Carrier et Jean-Michel Tournier.
« C’étaient trois guides ; ils avaient leur sac, leur bâton et leur
costume de voyage. Je leur demandai où ils allaient ; ils me
répondirent qu’ils cherchaient des cabris qu’ils avaient donnés
en garde à de petits paysans… »
Une telle réponse n’est pas crédible pour Balmat.
« Ils se retirèrent à l’écart, se consultèrent entre eux et finirent
par me proposer de monter tous ensemble. »
Après être rentré dans sa maison pour rassurer sa femme,
changer de bas et de guêtres et prendre quelques provisions,
Balmat se remet en route à onze heures du soir et rejoint les
hommes au Bec à l’Oiseau où « ils dormaient comme des
marmottes ».
Nouveau périple à travers les glaciers pour atteindre le dôme
du Gôuter.
« Nous vîmes sur l’aiguille du Goûter bouger quelque chose
de noir que nous ne pouvions distinguer. Nous ne savions
pas si c’était un chamois ou un homme. Nous criâmes et on
nous répondit. »
C’étaient Marie Couttet et Pierre Balmat, les guides de
Saussure qui avaient fait le pari, avec les autres, d’être parvenus avant eux au dôme du Goûter (on appelait alors cette
montagne le dôme et l’aiguille le Blanche) ; leur pari était
perdu.
On s’attend, on suppute des chances de suivre la crête sommitale du Mont-Blanc…
17
balmat_mep_Hdef
27/03/09
13:28
Page 18
JACQUES BALMAT DIT MONT-BLANC
Balmat, au lieu de dire, essaye…
« Pour utiliser les moments, je m’étais aventuré à la découverte et j’avais fait un quart de lieue à peu près à cheval sur
l’arête en question… C’était un chemin de danseur de corde.
Comme il était impossible d’avancer plus loin, je revins vers
l’endroit où j’avais quitté mes camarades : mais il n’y avait
plus que mon sac : désespérant de gravir le Mont-Blanc, ils
étaient partis en disant :
– Balmat est leste, il nous rattrapera.
Je me retrouvai donc seul, et un instant je balançai entre l’envie de les rejoindre et le désir de tenter seul l’ascension.
Je traversai le grand plateau et je parvins jusqu’au glacier de
la Brenva d’où j’aperçus Courmayeur et la vallée d’Aoste en
Piémont. Le brouillard était sur le sommet du Mont-Blanc : je
ne tentai pas d’y monter moins dans la crainte de me perdre
que dans la certitude que les autres, ne pouvant pas m’y voir
ne voudraient pas croire que j’y étais parvenu. »
À l’approche de la cime, Balmat cherche un abri, n’en trouve
point, redescend jusqu’au grand plateau. Saisi par des éblouissements, il s’arrête un moment puis reprend la descente. La
nuit est là.
« Je n’avais pas fait deux cents pas que je sentis avec mon
bâton que la glace manquait sous mes pieds. J’étais au bord
de la grande crevasse. » D’après le récit ce serait celle où s’engloutit en 1820 une partie de la caravane du docteur Hamel.
Malheureusement, elle ne correspond pas à la description
des lieux.
Nouveau bivouac : froid plus vif, neige. « Je sentais une pesanteur et une envie de dormir irrésistible, des pensées tristes
comme la mort me venaient dans l’esprit et je savais très bien
que les pensées tristes et l’envie de dormir étaient un mauvais
18 balmat_mep_Hdef
27/03/09
13:28
Page 19
Une rencontre peu ordinaire
signe, et que, si j’avais le malheur de fermer les yeux, je pourrais bien ne plus les rouvrir. »
Et il se dit :
« Peut-être n’y en a-t-il pas un parmi eux qui pense à moi, ou
s’il y en a un qui pense à Balmat, il dit en tisonnant ses braises ou en tirant sa couverture sur ses oreilles :
– À l’heure qu’il est, cet imbécile de Jacques Balmat s’amuse
probablement à battre la semelle. Bon courage Balmat. »
Mais le jour finit par arriver avec sa même ligne blanche à
l’horizon… Et encore une fois le Mont-Blanc a « mis sa perruque ». Au bout de cinq heures, il est de retour au village des
Pèlerins.
« Ma femme m’offrit à manger ; j’avais plus sommeil que je
n’avais faim ; elle voulut aussi me faire coucher dans la chambre, mais je craignais d’y être tourmenté par les mouches ; j’allai m’enfermer dans la grange, je m’étendis sur le foin et je
dormis vingt-quatre heures sans me réveiller. »
Trois semaines plus tard, le docteur Paccard et Balmat
complotent une troisième tentative sur la « taupinière ». Le
temps est enfin favorable : un certain 8 août 1786. Une date à
retenir puisqu’elle consacre la réussite et la célébrité des deux
hommes.
Balmat raconte l’exploit à sa manière et Paccard à la sienne.
Bien entendu les deux versions feront couler beaucoup de
salive dans le landernau de Chamonix… Il en résultera quelques échanges d’horions… voire de la prison pour le cousin
de Paccard… Les partisans de l’un et de l’autre vont gloser,
échanger des arguments pendant deux cents ans. Mon Dieu
quelle affaire ! Nous en reparlerons.
Rien n’empêche. Balmat est un fameux conteur et un personnage hors de la mesure commune. Pardonnons à Dumas de
s’être laissé charmer par le récit du vieux guide. Il aurait pu
19
balmat_mep_Hdef
27/03/09
13:28
Page 20
JACQUES BALMAT DIT MONT-BLANC
vérifier ses dires, certes. Mais il est bien compréhensible de se
laisser gagner par le souffle de l’épopée et d’enjoliver l’histoire. Tentation humaine, trop humaine. On parle de l’ophtalmie du docteur, contractée pendant l’ascension. Est-il resté
aveugle ?
– Il est mort il y a onze mois, dit Balmat, à l’âge de 79 ans, et
il lisait sans ses lunettes. Seulement, il avait les yeux diablement rouges.
– Des suites de son ascension ?
– Oh que non !
– Et de quoi alors ?
– Le bonhomme levait un peu le coude…
En disant ces mots Balmat vida sa troisième bouteille.
Balmat vu par Dumas
C’est dur à avaler pour les historiens « sérieux ». Quel crédit
accorder à un jeune auteur dramatique trop fécond, et au
demeurant, touche à tout ? Jugez-en. 1825 : La chasse et l’amour,
puis La noce et l’enterrement, l’Élégie sur la mort du général Foy,
son ancien patron, des vers dans la Muse Française, des nouvelles galantes, des nouvelles contemporaines (Le souvenir de nos
malheurs et de notre vieille gloire), l’adaptation du Puritain
d’Écosse… Des drames historiques : Christine à Fontainebleau,
Henri III et sa cour, Édith. Une collaboration à la Revue des Deux
Mondes. Napoléon Bonaparte ou Trente ans de l’histoire de France,
vaste fresque injouable, Antony, drame contemporain,
Charles VII chez les Grands Vassaux, La Tour de Nesle… De 1825
à 1832 le bilan est bien fourni.
Ajoutez à cela une vie mondaine débordante. Il court chez
Madame Nodier, rencontre Delacroix, Deveria, Balzac, Mérimée,
Musset, Sainte-Beuve, Vigny et tous les auteurs en vogue,
20 balmat_mep_Hdef
27/03/09
13:28
Page 21
Une rencontre peu ordinaire
illustres ou moins illustres. Il traite avec le baron Taylor et Harel
pour placer sa production dramatique… gagne beaucoup d’argent, en dépense davantage. Il attribue des rôles à Mademoiselle
Georges, Mademoiselle Mars, Mademoiselle Despréaux, Marie
Dorval, Bocage, les monstres sacrés du théâtre.
L’adolescent amoureux des nièces de l’abbé Grégoire, à
Villers-Coterêts, a fait du chemin. Le tableau de ses conquêtes sentimentales ressemble à un vrai palmarès : Nanette,
Aline Hardy, Aglaé, Laure Labay, Mélanie Waldor, Belle
Krelsammer, l’ex-maîtresse du baron Taylor, et j’en passe. De
la lingère aux dames du demi-monde, des bourgeoises aux
aristocrates.
Une vie bouillonnante. Alexandre est de toutes les batailles :
la bataille des « chevelus » romantiques contre les « genoux »
conservateurs à perruques. La bataille d’Hernani avec Hugo,
les batailles pour la République, les trois glorieuses de 1830.
Alexandre parcourt les rues de Paris en costume de chasse, le
carnier bourré de balles, la poire à poudre en bandoulière, il
arrache des pavés avec le peuple, se fait signer un ordre de
mission par La Fayette pour réquisitionner les poudres de
Soissons. Et tout cela ne l’empêche pas de bien manger et de
contempler le spectacle de Paris insurgé à la terrasse d’un
café. Aux obsèques du général Lamarque, républicain bon
teint, il chante la Marseillaise avec les polytechniciens. Il est
impliqué dans la révolte matée au cloître de Saint-Merri qui
verra l’enterrement de la République par Louis Philippe, son
ancien protecteur.
Faut-il ajouter foi au témoignage d’un auteur à qui ses
contemporains concèdent « d’user de la liberté accordée aux
poètes qui ne sont pas forcés d’être des historiens » ? Certes,
mais Alexandre jouit d’une mémoire prodigieuse. Villenave le
dit, en 1927, capable de retenir trente à quarante mille vers.
Bref, faut-il récuser la facilité, le foisonnement au détriment de
la rigueur historique ? Faut-il suspecter le récit de Dumas ?
21
balmat_mep_Hdef
27/03/09
13:28
Page 22
JACQUES BALMAT DIT MONT-BLANC
Partant du constat que la littérature n’est pas l’histoire,
nombre d’auteurs évoquant l’épopée des hommes du MontBlanc ont « oublié » le « reportage » d’Alexandre Dumas.
D’autres l’ont récusé.
Voici ce qu’écrivait Claire Éliane Engel dans son livre Le MontBlanc – route classique et voies nouvelles :
« Jacques Balmat, lorsqu’on l’aura poussé à se composer une
légende, fera un récit fantaisiste de ses heures solitaires. Il
dira, d’après Bourrit d’abord, d’après Alexandre Dumas
ensuite, qu’il a bivouaqué plus haut que le dôme du Goûter,
puis qu’il a remonté presque tout ce qu’il avait descendu la
veille, qu’il a observé le sommet de très près, qu’il a reconnu
une voie d’accès facile, qu’il l’a suivie en partie, puis, qu’il
est enfin descendu pour arriver à Chamonix à huit heures du
matin. Tout cela est impossible. »
Il me semble que Claire Éliane Engel n’a pas lu très attentivement le récit de Balmat relaté par Dumas. Que dit-il ?
Nous sommes à la hauteur du dôme du Goûter le 8 juin 1786.
Jacques Balmat et ses compagnons ont aperçu Pierre Balmat
et Marie Couttet. Ils les attendent.
« Pendant ce temps, dit Balmat, pour utiliser les moments, je
m’étais aventuré à la découverte et j’avais fait un quart de
lieue à peu près, à cheval sur l’arête en question qui joint le
dôme du Goûter au sommet du Mont-Blanc… Comme il était
impossible d’avancer plus loin, je revins vers l’endroit où
j’avais quitté mes camarades; mais il n’y avait que mon sac… »
Et il continue :
« Je me trouvai donc seul et un instant je balançai entre l’envie
de les rejoindre et le désir de tenter seul l’ascension. Leur abandon m’avait piqué; puis quelque chose me disait que cette fois
je réussirais. Je me décidai donc pour ce dernier parti; je chargeai mon sac et me mis en route : il était quatre heures du soir.
22 balmat_mep_Hdef
27/03/09
13:28
Page 23
Une rencontre peu ordinaire
Je traversai le grand plateau et je parvins jusqu’au glacier de la
Brenva d’où j’aperçus Courmayeur et la vallée d’Aoste en
Piémont. Le brouillard était sur le moment du Mont-Blanc, je ne
tentai pas d’y monter, moins dans la crainte de me perdre que
dans la certitude que les autres ne pouvant m’y voir, ne
voudraient pas croire que j’y étais parvenu. Je profitai du peu de
jour qui me restait pour chercher un abri; mais au bout d’une
heure, comme je n’avais rien trouvé et que je me rappelais l’autre nuit, je résolus de revenir chez moi. Je me mis donc en marche,
mais arrivé au grand plateau… je m’assis pour me remettre.
Au bout d’une demi-heure ma vue s’était remise, mais la nuit
était venue : il n’y avait pas de temps à perdre, je me levai et
allez !
Je n’avais pas fait deux cents pas, que je sentis avec mon bâton
que la glace manquait sous mes pieds ; j’étais au bord de la
grande crevasse…
Cependant, il fallait se décider à demeurer jusqu’au jour près
de la crevasse. Je posai mon sac sur la neige, je tirai mon
mouchoir en rideau sur mon visage et je me préparai à passer
une nuit pareille à l’autre…
Sur les deux heures, je vis reparaître à l’horizon la même ligne
blanche,… le Mont-Blanc avait mis sa perruque… aussi je me
tins averti et je redescendis dans la vallée… Au bout de cinq
heures j’étais de retour au village, il en était huit… »
Ne parlons pas de la version Bourrit. Jacques Balmat ne dit
pas qu’il a bivouaqué plus haut que le dôme du Goûter…
mais deux cents pas au-dessous du Grand Plateau… Il ne dit
pas être remonté tout ce qu’il avait descendu la veille. Il a
simplement tenté une autre voie.
Le docteur Paccard, dans ses mémoires, donne une autre
version des faits. Repartons de l’arête du Goûter. « Ils ont
presque tous senti une espèce de défaillance, écrit-il. Celui
des Baux a été ranimé avec de l’eau fraîche qu’il a trouvée au
23
balmat_mep_Hdef
27/03/09
13:28
Page 24
JACQUES BALMAT DIT MONT-BLANC
rocher et il est monté seul à la recherche de cristaux… Les
autres sont redescendus ; le mauvais temps est arrivé, il
tombait de la grêle… Celui des Baux qui était resté en arrière,
a été pris par la nuit sombre des neiges. Il suivait les traces des
autres qui s’enfonçaient jusqu’aux genoux alors dans la neige
dure du matin. Ayant aperçu avec son bâton une fente que les
autres avaient sautée, il n’a pas osé passer plus avant, il a mis
son sac sous sa tête et ses cercles [ses raquettes] sous son dos
et a ainsi passé la nuit sur la neige. Ses habits étaient tout
gelés le lendemain matin. »
Pas question qu’il ait couché plus haut que le dôme du Goûter.
Qu’il soit descendu très bas et remonté ensuite.
Qui a renseigné le docteur? Probablement son cousin François
Paccard. Mais il était de retour à Chamonix à dix heures du
soir. Balmat était seul.
Saussure, peut-être sur les informations de Paccard, adopte la
version de la recherche des cristaux, mais à la descente du
dôme. « En revenant du dôme du Goûter, comme il n’était
pas de trop bonne intelligence avec les autres, il marchait seul
et s’éloigna même pour aller chercher des cristaux dans un
rocher écarté. Lorsqu’il voulut les rejoindre ou du moins
suivre leurs traces sur la neige, il ne les retrouva pas ; sur ces
entrefaites l’orage survint ; il n’osa pas se hasarder seul au
milieu de ces déserts, par l’orage et à l’entrée de la nuit, il
préféra se blottir dans la neige et attendre patiemment la fin
de l’orage et le commencement du jour… Vers le matin, le
temps s’éclaircit et comme il avait tout le jour pour redescendre, il résolut d’en consacrer une partie à parcourir ces vastes
et inconnues solitudes en cherchant une route par laquelle on
pût parvenir au Mont-Blanc. C’est ainsi qu’il découvrit celle
qu’on a suivie. »
Les récits ne concordent pas et Saussure introduit un élément
nouveau. L’exploration de l’autre passage est reportée au
lendemain.
24 balmat_mep_Hdef
27/03/09
13:28
Page 25
Une rencontre peu ordinaire
Examinons maintenant la relation de Michel Carrier, fils de
Joseph Carrier qui participait à l’expédition et abandonna
Balmat à son errance solitaire.
« Après la retraite de ses compagnons, Balmat redescendit au
Grand Plateau et résolut d’y passer la nuit afin de poursuivre
ses recherches le lendemain. »
Il rapporte ensuite la narration de Balmat « faite à l’auteur et
à bien d’autres personnes et textuellement la même mot pour
mot ».
Que dit Balmat ?
« Enfin l’aube parut : il était temps, j’étais gelé…
J’avais cru remarquer en descendant au Grand Plateau, qu’à
moitié de la descente, il se trouvait une route, rapide à la
vérité, mais pourtant accessible qui conduirait droit sur le
Rocher Rouge ; je me décidai à l’escalader ; arrivé là, elle se
trouva si rapide et la neige si dure que je ne pouvais m’y tenir.
Cependant, en faisant des trous avec le fer de mon bâton je
réussis assez bien à m’y cramponner, mais j’éprouvais une
fatigue et une lassitude extrêmes…
Enfin, à force de persévérance, j’atteignis le Rocher Rouge.
– Oh ! me dis-je, nous y sommes presque ; d’ici là plus rien qui
nous en empêche : tout uni comme une glace, plus d’escaliers
à faire ; mais j’étais transi de froid et presque mort de fatigue et
de faim. Il était tard : je dus descendre, mais cette fois avec la
certitude d’y remonter au premier beau temps et de réussir… »
Mis à part le décalage de la tentative par l’autre côté reportée
au lendemain matin (peut-être sous l’influence des écrits de
Saussure ?), le récit de Michel Carrier concorde avec celui de
Dumas et le complète.
Paul Payot cite un manuscrit de Balmat, probablement plus
près des faits, qui confirme. « Je redescendit pour rejoindre
25
balmat_mep_Hdef
27/03/09
13:28
Page 26
JACQUES BALMAT DIT MONT-BLANC
mais camarade [sic] sur la sommité du dôme du Goûter ; ne
les ayant pas trouvé… alors je pris le courage de remonter,
mais par le côté gauche, ayant parvenu tout près du MontBlanc ayant vu la vallée d’Aoute (d’Aoste). »
Fantaisiste le récit de Balmat ? Romancée la relation de
Dumas ? Voire. Charles Durier pour sa part l’adopte et il se
fonde sur le récit du célèbre naturaliste Venance Payot, fils
de Pierre Payot qui, accompagnant Alexandre Dumas à la
Flégère et à la mer de Glace, assistait à la rencontre de l’écrivain avec son héros et confirma son récit.
Charles Durier conteste la relation de Saussure écrite « sur le
rapport de ses guides ordinaires de Jean-Marie Couttet, jusquelà le héros du Mont-Blanc, de Cachat le Géant dont l’animosité
déclarée contre Balmat est un fait notoire… Il n’est pas croyable, ajoute-t-il, que Balmat qui ne songeait qu’au Mont-Blanc…
se soit écarté pour aller chercher des cristaux. De plus, la journée n’était pas si avancée qu’il ne put regagner au moins les
Grands Mulets. Il avait reconnu ces lieux les deux jours précédents et était plus capable de retrouver son chemin à lui seul
que ses camarades tous ensemble. Il avait prouvé que les courses solitaires ne l’effrayaient pas. » Il adopte donc la version
racontée à Dumas et les conditions techniques précisées par
Michel Carrier : Grand Plateau – pente des Rochers Rouges
haute de cinq cents mètres – arête de la Brenva – descente à la
fente ou grande crevasse. Balmat a-t-il pu effectuer cette
« variante » pendant que ses compagnons redescendaient à
Chamonix ? En juin, les jours sont longs. Le mauvais temps ne
l’a-t-il pas gêné ? Est-il monté le lendemain matin ? La neige
était très dure. Mais alors il y aurait décalage d’une journée
pour qu’il ait pu rentrer chez lui à huit heures du matin.
Pour un profane des choses de la montagne, pour un simple
passant, Dumas ne s’en tirait pas mal et je lui donnerais volontiers, quelques fioritures mises à part, un satisfecit pour son
reportage.
26 balmat_mep_Hdef
27/03/09
13:28
Page 27
Une rencontre peu ordinaire
L’auteur du Comte de Monte-Cristo, du Chevalier de Maison
Rouge, des Trois Mousquetaires, de Joseph Balsamo aurait pu tout
aussi bien tirer une œuvre romanesque de sa rencontre avec
un personnage aussi extraordinaire que Balmat, d’autant qu’il
conserva des liens avec son guide Payot et avec Balmat
(lui-même) et qu’il fut informé des circonstances étranges de
sa disparition. Estimait-il sa connaissance de la montagne trop
élémentaire ? Le sujet trop particulier pour les goûts de son
public ? La réalité trop brûlante ? Ou peut-être pensait-il que
lorsque la réalité dépasse par trop la fiction, il suffit de s’en
tenir au simple reportage ?
27