Signe de Piste - Editions Delahaye

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Signe de Piste - Editions Delahaye
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Collection Signe de Piste
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Ruyard KIPLING
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Le Livre
de la jungle
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Illustrations de Pierre Joubert
Traduction et adaptation de François Chagneau
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EDITIONS DELAHAYE
40, rue Carnot, 89100 SENS
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Dépôt légal - 2e trimestre 2012
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© 2012 — Editions Delahaye, Sens.
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Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
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Note de l’éditeur
Pour le soixante-quinzième anniversaire de la Collection
SIGNE DE PISTE (1937-2012),
nous sommes heureux d’accueillir
LE LIVRE DE LA JUNGLE.
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Pourquoi ce choix ?
Parce que tous les pionniers du Signe de Piste en étaient
imprégnés, du fondateur Maurice de Lansaye/Jacques Michel
(ancien chef louveteau) à Guy de Larigaudie (dont le Tigre et
sa panthère réinventait Bagheera), de Foncine et Dalens (qui
n’auraient pu écrire leurs Contes sans le souvenir de Puck, et
dont les Ayacks ou les Loups ressemblaient comme des frères à
Stalky, Beetle ou M’Turk), à Roland-Denis et sa Longue piste
dont le lyrisme crépusculaire évoque tant la mélancolie de La
lumière qui s’éteint…
Ses personnages, Mowgli, Akela, Shere Khan, Baloo, Kaa,
Darzee sont connus de tous, petits louveteaux ou amateurs de
dessins animés, sans jamais vieillir, depuis si longtemps.
Enfin parce que Rudyard Kipling (prix Nobel de littérature
1907, année de fondation du scoutisme), participa sans le
savoir, avec ce merveilleux récit, à la naissance de notre
chère collection: un an seulement après sa mort, nos auteurs
livraient leurs premières œuvres, toutes imprégnées de l’univers
magique de ce maître du récit d’aventure.
Cette publication est donc un retour aux sources du SIGNE
DE PISTE, et un passage de témoin pour toute jeunesse en
recherche de repères.
A.F.
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LeS fRèReS de MowGLI
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llons, en chasse, dit Père Loup.
Il s’était gratté, avait bâillé et s’était étiré après son
somme quotidien, comme pour redonner vigueur à ses pattes.
Les quatre louveteaux se chamaillaient autour de Mère Louve
allongée de la queue jusqu’au bout de son gros nez gris. Il était
sept heures d’un soir très chaud, et la lune blanchissait l’ouverture de la caverne, où tous se trouvaient.
Un trait de touffe au bout d’une ombre raya l’ouverture en
piaillant.
– Bonne chasse, Grand Loup, et que les dents des enfants
soient blanches et fortes. Et qu’ils aient toujours une petite pensée pour ceux qui ont faim.
C’était Tabaqui le Chacal, le lèche-plats, qui rôde partout
laissant derrière lui remue-ménage et ragots, une sorte de chemineau chiffonnier fouillant pour se nourrir les tas d’ordures
aux portes du village ; pas vraiment un chasseur ! Les loups le
méprisent et le craignent aussi. En effet, Tabaqui peut attraper
la rage et là, comme fou, oubliant sa peur naturelle, il court à
travers la jungle, mordant tout sur son passage. Attraper la rage
est la honte suprême pour un animal sauvage, et même le tigre
se sauve et se cache de l’enragé fou.
– Entre, lui dit Père Loup ; il n’y a rien à manger, mais
cherche des restes.
– Il ne me faut pas grand-chose ; je suis si peu, comme tout
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Gidur-Log, que je ne fais jamais la fine bouche.
Il dénicha au fond du trou un os de chevreuil entièrement
décapé, dont il croqua pourtant l’extrémité avec délices.
– Quel bon repas… et quels beaux enfants vous avez là,
nobles aux grands yeux. Déjà si forts, encore si jeunes. De
futurs maîtres en vérité.
Ce flagorneur de Tabaqui fit son plaisir de la gène des parents
loups et reprit :
– Au fait, Shere Khan, le grand Shere Khan va chasser sur les
collines dès la prochaine lune. Lui-même me l’a dit.
– La Loi le lui interdit, aboya Père Loup. Il doit avertir quand
il change de terrain. Avec ses façons de rustre, il va effrayer tout
le gibier et je ne pourrai plus chasser pour deux.
le Livre de la Jungle
– Souviens-toi qu’il s’appelle le Boiteux, ajouta Mère Louve.
Ce n’est pas pour rien qu’ainsi le nomma sa mère à sa naissance.
Il ne tue que des bestiaux. Cela va rendre furieux les villageois
qui mèneront des battues, Shere Khan sera déjà loin, mais nos
enfants et nous devrons nous sauver devant les feux d’herbes et
n’aurons plus qu’à dire : merci Shere Khan !
– Je lui dirai votre gratitude, ironisa Tabaqui.
– Chacal de malheur, va-t’en chasser avec ton maître !
– Je m’en vais, je m’en vais. D’ailleurs, écoutez, Shere Khan
est déjà là. C’est à vous faire regretter d’être un messager !
En effet la plainte rauque et hargneuse, moitié chant, moitié
râle, montait de la vallée, annonçant le dépit du tigre bredouille.
– Et voilà, dit Père Loup, grâce à cet imbécile le travail est
gâché et nos chevreuils s’en iront. Les croit-il comme les veaux
gras de sa chasse habituelle ?
– Chut, dit Mère Louve, il ne se soucie ni de chevreuil ni de
bœuf. Cette nuit, il cherche l’Homme.
– L’Homme, quelle honte ! Ne peut-il le laisser en paix.
Surtout sur nos terres. Les citernes sont pleines d’insectes et de
grenouilles, et c’est bien assez pour le tigre.
Un bourdonnement sourd emplissait tout l’espace ; feinte du
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tigre qui conduit souvent bergers et nomades à sauter directement dans sa gueule.
Rien n’est gratuit dans la Loi de la Jungle : il est interdit de
tuer l’Homme, sauf quand il faut montrer à ses enfants comment
l’on fait. Et l’apprentissage doit se dérouler hors des réserves
de son clan ou de sa tribu. Cela permet d’éviter ces immenses
battues, menées par des centaines d’hommes armés de fusils, de
torches, de gourdins, juchés sur des éléphants et qui font souffrir
atrocement le Peuple de la Jungle. On dit aussi que l’Homme
est un gibier indigne à cause de sa faiblesse, et que le manger
provoque la gale et la chute des dents.
On entendit d’abord le cri du tigre qui charge, puis un hurlement bizarre tout à fait indigne d’un chasseur.
– Shere Khan a manqué son coup, dit Mère Louve.
– L’imbécile a sauté sur un feu de bûcheron, dit Père Loup, et
le voilà qui arrive en grommelant comme un sauvage, les pieds
brûlés, et suivi bien sûr par Tabaqui. Tenons-nous prêts.
Un bruissement dans le fourré voisin mit Père Loup en arrêt.
Il se ramassa et bondit ; mais ce qu’il vit cassa net son élan et
transforma le bond du chasseur en saut de carpe. Il retomba sur
ses pattes presque à l’endroit d’où il avait sauté.
– Un Petit d’Homme, siffla-t-il.
Eh oui, une petite chose toute nue, toute brune, douce et
potelée, se tenait à une branche basse et regardait Père Loup en
souriant.
– Oh, amène-le, ce Petit d’Homme, réclama Mère Louve. Je
n’en ai jamais vu.
Il n’y a pas plus délicate que la gueule d’un loup quand il veut
porter un être fragile comme ses propres enfants : les mâchoires
de Père Loup se refermèrent sur le dos de l’enfant sans y laisser
trace de dent. Il le déposa parmi ses petits.
– Oh, le brave petit si mignon, si nu, bêtifia Mère Louve avec
tendresse. Et vois comme il se pousse au milieu de nos petits
pour prendre avec eux son repas ! Ah je suis sûrement la première qui ait allaité un Petit d’Homme !
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– Peut-être pas, fit doctement Père Loup. J’ai entendu semblable histoire, mais elle n’est ni de notre temps ni de nos terres.
Apparemment il n’a pas peur, tout nu qu’il est pourtant, alors
que d’un seul coup de patte je pourrais…
La tête grossière de Shere Khan s’encadra dans l’ouverture,
plongeant tout dans la pénombre. Et Tabaqui, derrière lui, le
poussant de sa voix stridente :
– Il est ici, Monseigneur, il est entré ici, je l’ai vu !
– Shere Khan ! Quel honneur ! grinça Père Loup. Que nous
vaut cette visite ?
– Je veux ma proie, ce Petit d’Homme dont j’ai fait fuir les
parents. Il est ici, je le sais.
L’ouverture de la caverne était trop étroite pour la masse
d’un tigre, et Shere Khan se tenait resserré comme le serait un
homme, les jambes dans un tonneau.
– Nous n’avons pas d’ordre à recevoir de toi, dit Père Loup.
Nous sommes un Peuple Libre, gouverné par le Conseil
Supérieur du Clan. Le Petit d’Homme est à nous pour en faire
ce qu’il nous plaît.
– De quel droit ? Le Petit d’Homme est mon dû, bande de
chiens. Je suis Shere Khan, l’avez-vous oublié ?
Shere Khan avait rugi et d’un bond Mère Louve fut sur ses
pattes. Elle planta ses yeux en amande, verts, dans le regard de
feu de Shere Khan.
– Et toi, tu as oublié que je suis Rashka. Ce petit est à moi, sale
boiteux, et rien qu’à moi. Il vivra avec le Clan, chassera avec
le Clan et bientôt te chassera toi-même, sale mangeur de grenouilles, lâche chasseur de petits tout nus. Et maintenant, sors
d’ici. Je n’ai pas besoin d’attendre que le gibier meure de faim
pour m’en faire un repas, alors prends garde que je ne te rende
plus boiteux que tu n’es, voyou de la Jungle. Fiche le camp !
Père Loup n’en revint pas. Un vrai démon ! Il l’avait conquise
à la suite d’un combat contre cinq autres loups et ce n’était pas
en vain qu’on l’appelait alors le démon.
Shere Khan comprit qu’il n’était pas en position de force et
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que Mère Louve combattrait à mort. Il se retira et cria :
– Tu cries fort parce que tu es chez toi ! Mais attends un peu
ce que dira le Conseil du Clan. Le petit reviendra sous ma dent,
chienne voleuse à queue mal lissée !
– Ouf, pensa Mère Louve.
Et Père Loup de sa voix grave :
– Shere Khan a raison. Nous devons montrer le petit au Clan.
Tu veux toujours le garder ?
– Oui. Il est venu la nuit, tout faible, tout nu et sans crainte,
et ce boucher boiteux l’aurait tué avant de se sauver. Et nous
aurions dû subir la vengeance des villageois. Oui, je le garde…
Couche-toi là, ma petite grenouille, ô Mowgli, car Mowgli
sera ton nom, et grandis pour chasser Shere Khan comme il t’a
chassé.
– Mais que dira le Clan ?
Ainsi le veut la Loi de la Jungle : chaque loup adulte peut
fonder sa famille et se retirer du Clan. Mais il doit présenter ses
petits en âge de marcher, pour que les autres loups le reconnaissent comme des leurs, au cours d’un des Conseils du Clan qui
se tient chaque nuit de pleine lune. Après cet examen, les petits
peuvent courir librement jusqu’à ce qu’ils aient tué leur premier
daim. Et nul, avant, ne peut les tuer sans être condamné à mort
par tous les autres. C’est ainsi et c’est bien ainsi.
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Père Loup, à la nuit de l’assemblée, conduisit ses petits en
âge de marcher, Mère Louve, et Mowgli, au Rocher du Conseil,
sommet caillouteux où se regroupaient une centaine de loups.
Akéla, le grand Loup gris solitaire, présidait, étendu sur la
pierre. Il était sagesse, finesse et rigueur. Plus bas, une quarantaine de loups étaient assis dans leur robe de toute couleur. Le
gris des vieux chasseurs capables de traquer et tuer un daim sans
problème ; le noir des plus jeunes, qui s’en croyaient capables.
Akéla les guidait depuis un an, après avoir connu les pièges de
l’homme quand il était tombé dans un trou, et avait vu la mort
de près quand on avait tenté de l’assommer.
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Peu de paroles s’échangeaient. Les petits, innocents, s’ébattaient au centre du Cercle. Un vieux loup s’approchait de l’un
ou l’autre et l’observait avant de regagner sa place en silence.
Les mères anxieuses poussaient parfois leurs petits en avant et
la voix d’Akéla résonnait.
– Vous connaissez la Loi, ô loups, regardez, regardez bien !
Et les mères ;
– Oui, regardez, regardez bien !
Enfin, devant Mère Louve tremblante, Père Loup poussa
Mowgli vers le centre et Mowgli resta là, gazouillant, jouant
avec les pierres en riant.
Akéla continuait sa psalmodie : « Regardez, regardez bien ! »
– Ce petit est le mien, rugit Shere Khan surgissant de l’ombre.
Le Peuple Libre n’a rien à faire d’un Petit d’Homme.
Et Akéla :
– Le Peuple Libre a-t-il à faire quelque chose des ordres d’un
étranger ?
Mais un jeune loup de quatre ans reprit la question de Shere
Khan.
– Qu’avons-nous à faire d’un Petit d’Homme ?
En cas de désaccord, la Loi demande qu’au moins deux
membres du Clan apportent leur soutien au petit en litige.
– Qui parle pour lui ? demanda Akéla. Qui, du Peuple Libre,
veut parler pour celui-ci ?
Le silence épais répondit… Et Mère Louve se préparait au
combat quand retentit la voix de Baloo.
– Moi, je parle pour lui. Bien sûr la parole ici n’est pas mon
droit. Mais il n’y a pas de mal dans un Petit d’Homme. Qu’il
coure avec les autres et comme aux autres, je lui apprendrai la
Loi.
Baloo était le seul étranger à pouvoir venir au Conseil du
Clan. Sage et vieux Docteur de la Loi, il enseignait les petits et
pouvait aller et venir partout à sa guise, ne mangeant que des
noix, des racines et du miel.
– Il nous faut une autre voix, dit Akéla. Qui parle avec Baloo ?
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Bagheera surgit comme une ombre au milieu du Cercle.
Superbe dans sa robe noire toute moirée, dangereuse car plus
rusée que Tabaqui, plus téméraire que le buffle sauvage, plus
redoutable que l’éléphant blessé. Et pourtant sa voix résonna,
douce comme le duvet, suave comme le miel :
– À moi non plus, la parole n’est pas mon droit dans le Clan
du Peuple Libre, ô Akéla. Mais la Loi le dit : la vie d’un nouveau petit peut être rachetée si quelqu’un – la loi ne précise pas
qui – en paye le prix.
Les jeunes loups s’agitèrent, affamés.
– Oui, oui, écoutons Bagheera.
– Sachant que je n’ai pas le droit à la parole, je veux d’abord
votre assentiment à tous.
– Mais oui, vas-y, parle, crièrent vingt voix.
– Il est honteux de tuer un petit tout nu. De plus, quand il sera
grand, il nous aidera à chasser. Alors si vous acceptez ce petit,
j’offre en paiement, et avec la parole de Baloo, un taureau fraîchement tué ! Cela vous convient-il ?
L’agitation fut à son comble.
– Où est le taureau, Bagheera, dis-nous le vite. Quant au petit,
il mourra grillé par le soleil ou asphyxié par les pluies d’hiver.
Nous n’avons rien à craindre de cette grenouille toute nue !
– Regardez bien, ô loups, regardez bien !
Et les loups, à tour de rôle, vinrent examiner Mowgli, indifférent à ce manège et qui préférait jouer avec les cailloux.
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Shere Khan rugissait encore dans la nuit, après que le Rocher
eut été déserté par tous et où ne restaient qu’Akéla, Baloo,
Bagheera, Mowgli et sa famille-loup.
– Tu peux rugir, murmura Bagheera. Mais moi, je connais
l’Homme et celui-là, un de ces jours, te fera rugir de bien autre
façon.
– C’est une bonne décision, déclara Akéla. Les hommes et
leurs petits sont intelligents. Celui-ci nous sera utile un jour.
Pendant que Bagheera acquiesçait, Akéla pensait au temps
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futur où, faible et vieux, il serait tué par les autres loups, qui
désigneraient un autre chef qu’ils tueraient à son tour, beaucoup
plus tard.
– Emmenez-le et qu’il soit élevé comme un membre du
Peuple Libre.
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Et Mowgli grandit avec les louveteaux. Ses frères devinrent
loups quand, bien sûr il n’était, lui, qu’un enfant. Père Loup lui
enseigna tout ce qu’il savait de la Jungle. Mowgli sut bientôt le
sens de chaque frisson d’herbe, de chaque souffle d’air chaud
dans la nuit, du moindre cri de hibou, du bruit de l’écorce que la
chauve-souris égratigne dans la nuit, et jusqu’au plus petit saut
du plus petit poisson dans la plus petite mare.
Entre les leçons, il se couchait au soleil et s’endormait. Il se
réveillait pour manger avant de s’endormir à nouveau, ou sautait dans l’eau pour se laver ou se rafraîchir avant de courir aux
arbres chercher du miel. Il y grimpait maintenant aussi hardiment que le fait le singe gris ; Baloo le lui avait appris.
Mowgli prit sa place au Conseil. Il arrachait les épines de la
fourrure de ses amis et s’amusait à utiliser la force de son regard,
devant lequel chacun détournait le sien. Il était curieux du mouvement des villageois quand il les observait du bord des terres
cultivées. Bagheera lui avait appris à se méfier des hommes et
de leurs pièges habilement dissimulés, quand Mowgli avait un
jour manqué d’y tomber. Elle lui enseigna enfin que jamais il
ne devait s’attaquer au bétail car sa vie à lui avait coûté le prix
d’un taureau.
– C’est la Loi, lui dit Baloo. La Jungle t’appartient sauf bétail
jeune ou vieux, que tu ne devras jamais tuer ni manger.
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aloo enseignait à Mowgli la Loi de la Jungle. Il se plaisait à voir l’intelligence vive de son élève. Les jeunes
loups, eux, se contentent de ce qui concerne leur Clan et
décampent dès qu’ils savent le refrain : « Avancer sans bruit,
voir dans l’ombre, écouter dans le vent, mordre de ses dents,
voilà comment sont nos frères, sauf Tabaqui et la hyène que
nous haïssons. » Mowgli en apprit bien plus.
Pendant que Mowgli récitait sa leçon, Bagheera venait parfois
admirer en ronronnant son protégé. Baloo apprenait à Mowgli la
loi des bois et des eaux, et Mowgli savait courir aussi bien que
nager ou grimper aux arbres. Il savait choisir la branche saine
et éviter la pourrie, parler poliment aux abeilles, se présenter
à Mang la Chauve-Souris quand il dérangeait son sommeil ou
avertir les serpents d’eau avant de plonger au milieu d’eux. Il ne
faut jamais déranger la Jungle, toujours aux aguets.
Mowgli apprit aussi à répondre aux étrangers qui demandaient le droit de chasser sur les terres du Clan.
– Chasse pour ta faim, non pour ton plaisir.
Mowgli se donnait du mal pour tout apprendre par cœur.
– C’est un Petit d’Homme, dit un jour Baloo à Bagheera. Il
doit tout savoir de la Loi. Il m’arrive de le corriger de la patte,
en douceur.
– En douceur… à lui griffer le visage, vieux Pied de Fer. Il est
petit cet enfant et tes discours sont bien longs pour sa petite tête.
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– Nul ici n’est trop petit pour se faire tuer, et c’est pourquoi
je corrige ses oublis !
– Encore la douceur !
– Eh, je le préfère meurtri que mort d’un oubli ou d’une
imprudence. Avec les Maîtres Mots, il est protégé du Peuple
Serpent, des oiseaux et de tout ce qui bouge dans la Jungle ; ça
vaut bien une fessée de temps en temps.
– Ah ! moi qui n’ai rien à demander mais plus à aider, j’aimerais les connaître ces Maîtres Mots, dit Bagheera, jouant de ses
longues griffes bleues.
– Mowgli va te les dire… Mowgli !
– Ma tête est comme un nid de frelons – déclara Mowgli en
descendant d’un arbre, bougon – et je viens pour Bagheera et
pas pour toi, vieil ours, na !
– Peu m’importe – Baloo cachait sa peine –, dis à Bagheera
les Maîtres Mots !
– Lesquels ? Je les connais tous.
– Ce que tu sais n’est rien encore ! Ah, jamais personne ne
remercie le professeur, pas plus lui que les louveteaux. Alors, ô
Grand Savant, se moqua Baloo, les Maîtres Mots pour le Peuple
Chasseur !
– Nous sommes du même sang, vous et moi, dit Mowgli avec
l’accent ours.
– Bien… Et pour les oiseaux ?
Mowgli répéta en finissant par le cri du vautour.
– Pour le Peuple Serpent ?
Un sifflement indescriptible répondit, puis Mowgli se mit à
s’applaudir en trépignant avant de sauter sur le dos de Bagheera,
tapant des pieds sur ses flancs comme sur un tambour et faisant
à Baloo les plus horribles grimaces.
Baloo déclara qu’avec tout ce qu’il savait maintenant, Mowgli
était garanti contre tous les accidents possibles et que ni serpent,
ni oiseau, ni bête à quatre pattes ne pouvaient lui faire aucun
mal et que Mowgli n’avait plus personne à craindre.
– Sauf ceux de sa propre tribu ! grommela Bagheera.
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Puis :
– Mowgli, attention à mes côtes ! Qu’as-tu donc à danser
ainsi ?
– J’aurai bientôt une tribu à moi, que je conduirai à travers les
branches et qui viendra jeter de la crotte sur Baloo, on me l’a
promis !
Baloo, en colère, jeta d’un coup de patte l’enfant en bas du
dos de Bagheera.
– Quelle est cette nouvelle chimère ?
– Il a sûrement parlé aux Bandar-Log, les singes, dit Baloo.
Bagheera regarda Mowgli de ses yeux durs comme du jade :
– Comment ? Tu as frayé avec les singes, les sans-loi, les
mange-tout ? Tu n’as pas honte ?
– Les singes m’ont consolé quand Baloo m’a tapé, pleurnicha
Mowgli.
Baloo se moqua : « Belle pitié que celle du Peuple Singe ! Et
alors Petit d’Homme ? »
– Alors ils m’ont donné des noix, m’ont emmené en haut des
arbres, m’ont dit qu’ils étaient mes frères par le sang et que je
serai leur chef.
– Ce sont des menteurs, dit Baloo.
– Laissez-moi monter avec eux. Jamais on ne m’a emmené
vers eux, alors qu’ils marchent comme moi. Ils m’attendent
pour jouer et pas pour me cogner avec leur grosse patte. Je veux
aller avec eux.
– Petit, dit l’Ours en grondant, tu sais tout sauf la loi des
singes parce qu’ils n’ont pas de loi, ni de patrie, ni de langage.
Ils volent les mots des autres, restent dans les branches à nous
épier ; ils passent leur temps à jacasser et rire, se croient un grand
peuple quand ils ne sont rien. Ils n’ont ni chef ni mémoire. Pour
un rien, ils oublient tout et nous n’avons rien de commun avec
eux : ni chasse, ni boisson, pas même la mort. Jamais tu ne m’as
entendu te parler des Bandar-Log.
– Non, Baloo.
– Ils font tout pour attirer l’attention, mais le Peuple de la
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Jungle les a bannis et vomis de sa pensée, car ils sont sales,
impudiques et méchants.
Là-dessus une grêle de noix et de brindilles dégringola des
arbres et on entendit, là-haut dans les arbres, toux irritées et
bonds furieux.
– Le Peuple Singe est frappé d’interdit, souviens-t’en, dit
Baloo.
– Certes, dit Bagheera, mais tu aurais pu l’en avertir, tout de
même !
– Comment aurais-je pu savoir qu’il les fréquenterait.
Une nouvelle grêle s’abattit, et ils détalèrent, emmenant
Mowgli.
Ce que Baloo avait dit des singes était exact. Ils vivaient à la
cime des arbres ; et, comme les bêtes regardent très rarement
en l’air, le Peuple de la Jungle et eux n’avaient pas l’occasion
de se rencontrer ; mais, chaque fois qu’ils trouvaient un loup
malade, un tigre blessé, ou un ours, les singes le tourmentaient ;
ils avaient l’habitude de jeter des bâtons et des noix à n’importe
qui, seulement pour rire, en espérant qu’on les remarquerait.
Puis ils criaient et braillaient des chansons dépourvues de
sens ; ils provoquaient le Peuple de la Jungle à grimper aux
arbres pour lutter avec lui, ou bien, sans motif, s’élançaient en
furieuses batailles les uns contre les autres, en prenant soin de
laisser les singes morts où le Peuple de la Jungle les verrait. Ils
ne se résolvaient jamais à se donner un chef, des lois et des coutumes, sans mémoire qu’ils étaient et incapables de rien retenir
d’un jour à l’autre ; ils se contentaient de déclarer : « Ce que les
Bandar-Log pensent maintenant, la Jungle le pensera plus tard
», et cela suffisait à leur réconfort. Aucune bête ne pouvait les
atteindre, et ne faisait attention à eux ; c’est pourquoi ils avaient
été si heureux d’attirer Mowgli et de constater combien Baloo
en ressentait d’humeur.
Ils n’avaient pas d’autre intention – les Bandar-Log n’ont
jamais d’intentions – mais l’un imagina, et l’idée lui parut lumineuse, de dire aux autres que Mowgli serait utile à la tribu, parce
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qu’il savait tresser des branches pour en faire un abri contre le
vent ; et ils pourraient le forcer à leur apprendre s’ils l’attrapaient. Mowgli, enfant de bûcheron, avait hérité de beaucoup
d’instincts et s’amusait souvent à fabriquer de petites huttes à
l’aide de branches tombées, sans savoir pourquoi ; et le Peuple
Singe, aux aguets dans les arbres, considérait ce jeu comme une
chose étonnante. Cette fois, disaient-ils, ils allaient réellement
avoir un chef et devenir le peuple le plus sage de la Jungle…
si sage qu’il serait pour le monde entier un objet d’admiration
et d’envie.
Ils suivirent Baloo, Bagheera et Mowgli à travers la jungle,
jusqu’à ce que vînt l’heure de la sieste. Mowgli, honteux de luimême, s’endormit entre la Panthère et l’Ours, résolu à ne plus
frayer avec le Peuple Singe.
Il se rappela ensuite une sensation de mains sur ses jambes et
ses bras… de petites mains rêches et fermes… puis de branches
lui flagellant le visage ; et son regard plongeait à travers le mouvement des branches, tandis que Baloo alertait la Jungle de ses
cris sourds, et que Bagheera bondissait sur le tronc de l’arbre,
en montrant ses crocs. Les Bandar-Log hurlaient de triomphe
et luttaient à qui atteindrait le plus vite les branches hautes où
Bagheera ne pourrait les suivre :
– Ils nous ont vus ! Bagheera nous a remarqués ! Tout le
Peuple de la Jungle nous admire ! Nous sommes les plus
adroits, les plus rusés.
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Et la fuite du Peuple Singe débuta, à travers le monde des
arbres. Les singes y ont leurs routes habituelles et leurs raccourcis, tous tracés à plus de cinquante pieds au-dessus du sol, et par
lesquels ils voyagent de jour comme de nuit. Deux singes parmi
les plus robustes avaient saisi Mowgli sous les bras et sautaient
sur les cimes des arbres par bonds de vingt pieds. Le poids de
Mowgli les ralentissait. Bien que mal à l’aise et pris de vertige,
Mowgli ne pouvait s’empêcher de profiter avec plaisir de cette
course fantastique ; il eut peur pourtant de voir, parfois, que le
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sol était si loin au-dessous de lui ; tous ces chocs et ces terribles
secousses, qui marquaient la fin de chaque saut à travers le vide,
lui mettaient le cœur à la bouche. Le cortège s’élançait avec
lui vers le sommet d’un arbre jusqu’au moment où les ultimes
branches fines, pliées sous leur poids allaient se rompre ; puis,
avec un cri guttural, ils s’élançaient, décrivaient dans l’air une
courbe gracieuse, avant de se retrouver suspendus par les mains
ou par les pieds, aux branches de l’arbre le plus proche, presque
au ras du sol.
De là-haut il découvrait de grandes étendues de jungle calme
et verte, comme un homme au sommet d’un mât plonge à
des lieues dans l’horizon ; puis les branches et les feuilles lui
fouettaient encore le visage, et dans l’instant suivant, ses deux
porteurs le descendaient presque à ras de terre.
À force de bonds, de bruits, de hurlements, la tribu tout entière
des Bandar-Log filait donc la route des arbres avec son prisonnier.
Au début, Mowgli eut peur qu’ils le laissent tomber, avant
de sentir monter en lui la colère. Mais il savait que toute résistance serait inutile et se mit à réfléchir. D’abord, avertir Baloo
et Bagheera, car, à la vitesse des singes, il savait que l’un et
l’autre seraient vite semés. Vers le bas, il n’y avait que le moutonnement de la forêt ; il leva donc les yeux au ciel et vit, haut
dans l’azur, Chil le Vautour, flânant et tournoyant au-dessus de
la jungle à la recherche de quelque charogne. Chil vit que les
singes transportaient quelque chose, et se laissa glisser plus bas,
pour voir si leur fardeau pourrait lui convenir. Il siffla d’étonnement en apercevant Mowgli traîné à la cime d’un arbre. Mowgli
lança l’appel du vautour :
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– Nous sommes du même sang, toi et moi.
Puis les branches l’enveloppèrent à nouveau ; Chil, alors, d’un
coup d’aile, vola au-dessus de l’arbre suivant, et vit apparaître à
nouveau la petite figure brune :
– Repère le chemin ! cria Mowgli, et préviens Baloo de la
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tribu de Seeonee, et Bagheera du Conseil du Rocher.
– Qui es-tu, frère ?
Chil ne connaissait pas Mowgli, mais il avait déjà entendu
parler de lui.
– Je suis Mowgli la Grenouille… le Petit d’Homme… Repère
mon chemiiiin !
Ces mots furent criés à tue-tête, tandis que le petit garçon se
balançait dans l’air. Chil acquiesça d’un signe et s’éleva verticalement, jusqu’à n’être plus qu’un grain de sable dans le ciel ;
il demeura immobile, suivant des yeux le sillage dans les cimes,
que l’escorte de Mowgli traçait à grande allure.
– Ils ne vont jamais loin, ricana-t-il, et jamais au bout de leurs
projets. Ils sont tout juste bons à donner de la gueule dans les
nouveautés. Cette fois, à mon avis, ils se sont mis dans un pétrin
dont ils ne sont pas près de pouvoir se sortir. Baloo n’est pas du
genre poussin et Bagheera peut, je le sais, tuer bien autre chose
que des chèvres.
Là-dessus, il étala ses ailes, ramena les pattes sous son ventre,
et attendit en planant.
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Non loin de là, Baloo et Bagheera se rongeaient de colère et
de chagrin. Bagheera montait aux arbres comme jamais de sa
vie, mais les branches frêles se brisaient sous son poids, et elle
glissait jusqu’en bas, attachant l’écorce de ses griffes.
– Tu aurais au moins pu l’avertir, ce petit, grognait Bagheera…
Baloo s’était mis en route, de son pas pesant, dans l’espoir de
retrouver les singes.
– … Belle éducation que de le brutaliser sans l’avoir prévenu
du danger des singes !
– Vite !… vite !… Nous… pouvons… encore les rattraper !
haletait Baloo.
– Ton pas ne forcerait pas une vache handicapée, Docteur
de la Loi… bourreau d’enfants… Encore un mille à rouler et
tanguer comme tu le fais, et tu t’écrases. Arrête-toi plutôt et
réfléchis tranquillement ! Dresse un plan ; il est inutile, pour
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l’instant, de leur courir après ; ils vont le laisser tomber si nous
les suivons de trop près…
– Peut-être se sont-ils déjà fatigués de le porter. On ne peut
se fier aux Bandar-Log… Qu’on me jette des chauves-souris
mortes à la tête !… Qu’on me fasse ronger des os noirs !…
Qu’on me pousse dans les ruches des abeilles sauvages et
qu’elles me piquent à mort et qu’on m’enterre à côté de la
hyène, car je suis le plus stupide des ours !… Ô Mowgli,
Mowgli ! Pourquoi ne t’ai-je pas prévenu contre le Peuple Singe
au lieu de te taper dessus ? Maintenant mes coups ont sûrement
fait sortir mes leçons de sa mémoire, et il va se retrouver seul
dans la jungle, et sans les Maîtres Mots !
Baloo se prit la tête entre les pattes et se mit à tanguer en
gémissant.
– En tout cas, il m’a répété les mots très exactement il n’y
a pas si longtemps, s’impatienta Bagheera. Baloo, tu n’as ni
mémoire ni dignité. Que penserait la Jungle si je me roulais sur
le sol comme Sahi le Porc-Epic, pour me mettre à pleurer ?
– Qu’importe ce que pense la Jungle ! Le petit est peut-être
mort à cette heure-ci !
– À moins qu’ils ne l’aient lâché pour s’amuser de le voir
tomber, ou qu’ils l’aient tué par paresse ; mais jusqu’à ce qu’ils
le fassent, je n’ai pas peur pour le Petit d’Homme. Il sait beaucoup de choses et a plus de sagesse qu’on ne pourrait le croire,
et, surtout, il a ce regard qui fait plier le Peuple de la Jungle.
Mais il est entre les mains des Bandar-Log, et c’est un grand
malheur, car une fois dans les arbres, ils ne redoutent personne
d’entre nous.
Pensive, Bagheera lécha une de ses pattes de devant.
– Vieux fou et gros balourd à poils bruns que je suis, fouisseur de racines ! dit Baloo en se relevant d’un seul coup ; je me
souviens de ce que dit Hathi l’Eléphant : « À chacun sa crainte.
» Les Bandar-Log reculent devant Kaa, le Serpent de Rocher.
Il escalade aussi bien qu’eux. La nuit, il vole les jeunes singes.
Rien que le murmure de son nom les glace jusqu’à leur dernier
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os. Allons demander l’aide de Kaa…
– Que pourra-t-il faire ? Il n’est pas comme nous, il n’a pas de
pieds, et… ses yeux sont très inquiétants, dit Bagheera.
– Il a la ruse de son âge. Et plus que tout, dit Baloo optimiste,
il est toujours affamé. Propose-lui des chèvres à manger.
– Il dort un mois entier après chaque repas. Peut-être dort-il
en ce moment, et, s’il ne dort pas, il préfère peut-être choisir
lui-même ses chèvres !
Bagheera ignorait tout de Kaa et se méfiait, bien sûr !
– Alors, vieux compagnon de chasse, nous ne serons pas trop
de deux pour parvenir à le convaincre.
Baloo frotta le pelage usé de son épaule contre Bagheera, et
ils partirent du même pas à la recherche de Kaa.
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Celui-ci était étendu sur une saillie de rocher, au soleil de
midi ; il admirait la beauté de son habit neuf, car il venait de
passer dix jours de retraite à muer et il avait retrouvé maintenant toute sa splendeur : sa grosse tête camuse au ras du sol, les
trente pieds de long de son corps tout en nœuds et en courbes
fantaisistes, il se léchait les lèvres de sa langue en fourche à
l’idée de son prochain repas.
– Il est à jeun, dit Baloo en grognant de soulagement à la vue
du rutilant fourreau brun et jaune. Méfie-toi, Bagheera ! Il est
toujours un peu myope après la mue, et très vif à l’attaque.
Kaa n’est pas un serpent venimeux ; en fait, il méprise leur
lâcheté ; sa force tient dans son étreinte, et, quand il a enroulé
ses anneaux énormes autour de quelqu’un, il n’y a aucun espoir
de salut.
– Bonne chasse ! appela Baloo en se reposant sur ses hanches.
Kaa étant presque sourd, comme tous ceux de son espèce,
il n’entendit pas de suite le salut qu’on lui adressait. Il se leva
pourtant, prêt à toute éventualité, l’œil en alerte.
– Bonne chasse à tous !… Tiens, tiens, Baloo, toi ici ?…
Et toi, Bagheera ?… Est-ce un gibier qui t’attire ? Une biche,
peut-être, ou un jeune daim ? Je suis aussi creux qu’un puits par
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temps de sécheresse.
– Nous chassons, fit simplement Baloo.
Il ne faut jamais presser Kaa. Il est trop gros, et Baloo le
savait.
– Je vais me joindre à vous, si vous le permettez, dit Kaa. Un
coup de patte de plus ou de moins est peu pour toi, Bagheera,
ou pour toi, Baloo ; tandis que moi… je dois attendre des jours
et des jours, à l’affût dans un chemin, et grimper presque une
nuit entière pour la mince prise d’un jeune singe. Sssss ! Les
arbres ne sont plus ce qu’ils étaient. Rien que rameaux pourris
et branches cassantes.
– Ton grand poids y est peut-être pour quelque chose, insinua
Baloo.
– Oui, je suis d’une belle longueur… d’une belle longueur,
dit Kaa avec un peu d’orgueil. Mais pourtant, c’est ce bois nouveau ! J’ai bien failli tomber lors de ma dernière prise… failli
tomber, en vérité… Et en glissant, car ma queue ne serrait pas
assez l’arbre, j’ai réveillé les Bandar-Log, qui m’ont lancé des
noms horribles.
– Dans le genre « cul-de-jatte, ver de terre jaune », murmura
Bagheera, à l’abri de ses moustaches, faisant appel à ses souvenirs.
– Sssss ! Est-ce vraiment ainsi ? demanda Kaa.
– C’était quelque chose de ce genre qu’ils nous criaient à la
dernière lune, mais nous n’y avons pas pris garde. Ils disent
n’importe quoi… comme, par exemple, que tu n’as plus tes
dents, et que tu n’oses attaquer rien de plus gros qu’un chevreau, parce que (ces Bandar-Log sont vraiment sans pudeur)…
parce que tu as peur des cornes des boucs, continua Bagheera,
doucereuse.
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Un serpent, et surtout un vieux python madré du genre de
Kaa, montre rarement sa colère, mais Baloo et Bagheera virent
les gros muscles avaleurs onduler et se dilater des deux côtés
de sa gorge.
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– Les Bandar-Log ont changé de territoire, dit-il calmement.
Quand je suis monté ici pour me mettre au soleil, j’ai entendu
leurs cris dans les arbres.
– Quelle coïncidence ! ce sont justement les Bandar-Log que
nous poursuivons…, dit Baloo.
Les mots lui restaient dans la gorge, car c’était bien la première fois, selon lui, qu’un animal de la Jungle déclarait s’occuper des singes.
– Je devine que ce n’est point une petite affaire, qui met deux
chasseurs tels que vous sur la piste des Bandar-Log, répondit
Kaa poliment, tout gonflé de curiosité.
– À vrai dire, hasarda Baloo, je ne suis que le vieux et parfois
imprudent Docteur de la Loi des louveteaux de Seeonee, et
Bagheera ici…
– Est Bagheera, interrompit la Panthère Noire.
Et ses mâchoires claquèrent sèchement ; l’humilité n’était pas
son fort.
– Voilà notre problème, Kaa : ces voleurs de noix et traîneurs
de palmes ont enlevé notre Petit d’Homme, dont tu as sûrement
entendu parler.
– En effet, Sahi m’a raconté, du haut de ses piquants, qu’une
espèce d’homme avait été admis dans un clan de loups ; mais je
ne l’ai pas cru. Sahi est habité d’histoires à moitié bien entendues et toujours très mal répétées.
– C’est pourtant vrai. Il s’agit d’un Petit d’Homme comme il
n’y en a pas, dit Baloo. Le meilleur, le plus intelligent et le plus
audacieux des Petits d’Homme… mon élève, qui rendra célèbre
le nom de Baloo à travers toute la Jungle ; et je… nous… l’aimons, Kaa.
– Ssss ! Ssss ! dit Kaa, en balançant la tête. Moi aussi j’ai su
ce que c’est que d’aimer. Il y en a des histoires que je pourrais
raconter !
– Mais il faudrait une nuit de lune et l’estomac plein pour
les écouter comme il convient, dit Bagheera sèchement. Notre
Petit d’Homme est prisonnier des Bandar-Log, et nous savons
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que de tout le Peuple de la Jungle, c’est toi seul qu’ils craignent
vraiment.
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– Ah ? Je suis le seul !… Ils ont bien raison, dit Kaa. Les
singes ne sont que ragots, bêtise et prétention. Mais pour un
homme, il ne fait pas bon tomber entre leurs mains. Ils se lassent
vite des noix qu’ils cueillent et les jettent. Ils se promènent avec
une branche pendant une demi-journée, décidés à en tirer des
choses inouïes, et, soudain, ils la cassent en deux. Votre Petit
d’Homme n’a guère de chance. Ne m’auraient-ils pas appelé
aussi… « Poisson jaune » ?
– Et aussi « ver… ver… ver de terre », dit Bagheera… et bien
d’autres mots que je ne peux répéter, car ils choquent la pudeur.
– Ils vont apprendre à parler de leur maître. Sssss ! Et comment retrouver la mémoire ! Où peuvent-ils bien être en ce
moment ?
– La Jungle seule le sait. Vers le couchant, peut-être, dit
Baloo. Nous avions pensé que tu le saurais, toi…
– Et comment le saurais-je ? Je les prends quand ils croisent
ma route, mais je ne cours pas après les Bandar-Log, pas plus
qu’après les grenouilles ou l’écume verte au-dessus des flaques
d’eau.
– Eh ! Levez le nez en l’air, oui, en l’air ! Toi, Baloo du Clan
de Seeonee, et toi Bagheera, du Clan de Bagheera.
Baloo leva les yeux et vit Chil le Vautour qui descendait à
grands coups d’ailes. Chil avait envie d’aller se coucher, mais
il avait parcouru toute la Jungle à la recherche de l’Ours, sans
pouvoir le trouver sous l’épais feuillage qui le dissimulait.
– Qu’y-a-t-il ? lança Baloo.
– Mowgli est prisonnier des Bandar-Log, je l’ai vu ! Ils l’ont
emporté vers les Grottes Froides, la Cité des Singes. Ils peuvent
y rester plusieurs jours ! Les chauves-souris veilleront pendant
la nuit. Mon message est fini et je vous souhaite bonne chasse
à tous !
– Bon souper et grand sommeil, Chil, répondit Bagheera ; je
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réserverai la tête de ma prochaine proie à ton intention, tu es le
meilleur des vautours !
– Il n’y a pas de quoi… L’enfant m’a dit le Maître Mot, qu’aurais-je pu faire d’autre ?
Et Chil regagna son repaire à grands coups d’ailes.
– Il n’a pas perdu sa langue, notre Petit d’Homme, se réjouit
Baloo, plein d’orgueil. Si jeune et se souvenir du Maître Mot,
alors qu’on est ballotté au sommet des arbres !
– Tu avais pris le moyen de bien le lui enfoncer dans la tête,
dit Bagheera. Enfin, soyons heureux… Et maintenant, aux
Grottes Froides !
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Ils savaient tous où cela se trouvait, mais personne n’avait
encore visité ce lieu. C’était une ville ancienne, oubliée par
les hommes et perdue dans la jungle ; les animaux fréquentent
rarement un endroit où ont vécu les hommes. Les sangliers
peut-être, mais jamais les chasseurs. De plus, les singes en
avaient fait leur résidence, et nul animal qui se respecte n’en
aurait approché les yeux, sinon en période de sécheresse, quand
les citernes et réservoirs, à demi crevés, retiennent encore un
peu d’eau.
– À toute allure, nous en avons pour la moitié de la nuit ! dit
Bagheera.
– J’irai le plus vite possible, fit Baloo, inquiet.
– Nous ne pourrons t’attendre. Suis-nous au plus près, car il
nous faut aller d’un pied agile… Kaa et moi.
– Avec ou sans pieds, je ferai aussi bien que tes quatre pattes,
répartit Kaa, soudain très sec.
Baloo redoubla d’efforts mais dut vite s’asseoir, essoufflé.
Bagheera pressa le pas vers son but et ils laissèrent Baloo,
sachant qu’il les rejoindrait plus tard. Kaa, en silence, restait
toujours à la hauteur de Bagheera. En passant d’un bond un torrent de montagne, Bagheera prit de l’avance, tandis que Kaa dut
traverser à la nage, la tête et deux pieds du corps hors de l’eau ;
mais plus loin, il rattrapa son retard.
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– Par la Serrure Brisée qui me délivra, dit Bagheera, alors que
la nuit tombait, quel marcheur tu fais !
– La faim me pousse, dit Kaa. Et puis, ils m’ont appelé « grenouille tachetée », alors…
– Et « ver… ver de terre… et jaune », en plus, rappela
Bagheera.
– C’est pareil, allons-y !
Et Kaa se coula sur le sol. Son œil vif choisissait la route, et
il savait s’y tenir.
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Aux Grottes Froides, le Peuple Singe ne pensait plus aux amis
de Mowgli. Ils se trouvaient seulement très heureux d’y avoir
amené l’enfant. Mowgli n’avait jamais vu de ville hindoue et le
spectacle, malgré les ruines, lui sembla étonnant et merveilleux.
Un roi l’avait bâtie, autrefois, sur une colline. On pouvait encore
distinguer les chaussées empierrées qui menaient aux portes
écroulées, pendant sur leurs gonds rongés de rouille. Des arbres
avaient poussé le long des murs ; les pierres des créneaux s’effritaient au sol et les lianes sauvages se balançaient aux fenêtres
des tours, en touffes grosses comme des chevelures.
Un grand palais sans toit trônait sur la colline ; le marbre des
cours d’honneur et des fontaines était fissuré, tout marqué de
rouge et de vert, et les pavés des cours où logeaient autrefois
les éléphants royaux avaient été soulevés par les herbes et
les racines. De nombreuses rangées de maisons, découvertes,
constituaient la ville ; un bloc de pierre, sans forme, marquait
la place d’où rayonnaient quatre routes. Des figuiers sauvages
crevaient les murs des temples au dôme brisé.
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Les singes en avaient fait « leur ville », et n’en avaient que
plus de mépris pour le Peuple de la Jungle. Ils ignoraient pourtant tout de cette ville, et de l’usage des bâtiments. Ils s’asseyaient en rond à l’entrée de la chambre du Conseil Royal, se
grattaient les puces et jouaient à être des hommes ; ou encore
ils couraient dans les maisons, entassaient dans un coin débris
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et vieilles briques, puis oubliaient leurs cachettes ; tout n’était
que cris, disputes et bagarres ! Les singes dégringolaient du haut
des terrasses dans les jardins où ils secouaient les arbres, pour
le seul plaisir d’en voir tomber les fruits. Ils passaient partout,
dans les couloirs, les souterrains, les petites pièces, sans jamais
retenir la disposition des lieux. Ils allaient au gré de leur fantaisie, seuls, deux par deux ou en groupes, croyant vivre comme
les hommes et s’en félicitant mutuellement. Ils troublaient l’eau
des réservoirs en y buvant, se battaient pour en approcher, puis
repartaient tous ensemble en criant :
– Notre Peuple est le plus sage, le plus intelligent, le plus fort,
le plus doux de tous les peuples de la Jungle.
Ils recommençaient ainsi et ne rejoignaient les arbres que
lorsqu’ils en avaient assez, soucieux pourtant que le Peuple de
la Jungle les remarquât.
Mowgli, en élève respectueux de la Loi de la Jungle, n’aimait
pas ce mode de vie et surtout, n’y comprenait rien.
Quand ils arrivèrent aux Grottes Froides, en fin de journée,
ils ne songèrent pas à dormir, comme Mowgli l’aurait fait après
un aussi long trajet ; ils se mirent à danser en rond et à chanter
les ritournelles les plus idiotes. L’un d’eux fit un long discours,
assurant que la capture de Mowgli marquerait une étape dans
leur vie, car le Petit d’Homme leur montrerait comment on tressait des branches et des roseaux pour s’abriter de la pluie et du
vent. Mowgli se mit à tresser des lianes ; les singes tentèrent de
l’imiter mais, au bout d’un court instant, ils ne s’intéressèrent
plus à leur projet et se mirent à se tirer la queue les uns aux
autres, et à sauter en ricanant.
– J’ai faim, dit Mowgli. Je suis un hôte ici. Apportez-moi à
manger, ou bien laissez-moi chasser !
Vingt ou trente singes sortirent cueillir des noix et des papayes
sauvages à son intention ; mais ils recommencèrent à se battre
en route, et du coup ne prirent pas la peine de revenir avec ce
qui restait des fruits. Mowgli, meurtri, furieux et affamé, errait
dans la cité déserte, lançant de temps en temps, mais en vain, le
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cri de chasse des étrangers. Ce gîte était vraiment détestable !
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– Baloo avait raison, songea-t-il. Les Bandar-Log sont sans
loi, sans cri de chasse et sans chefs… Ils ne sont que mots
absurdes et petites mains agiles et pillardes. Si je meurs de faim
ici, ce sera par ma faute. Je dois tenter de retrouver la Jungle.
Baloo me frappera sûrement, mais cela vaudra mieux que de
courir après des chimères, avec les Bandar-Log.
Il se dirigea vers le mur d’enceinte mais les singes le retinrent, en lui assurant qu’il ne connaissait pas son bonheur, et le
pincèrent pour provoquer sa reconnaissance. Il serra les dents
et marcha, au milieu des braillements des singes, jusqu’à une
terrasse au-dessus des réservoirs de grès rouge à demi remplis
d’eau de pluie. Au centre de la terrasse se tenaient les ruines
d’un bâtiment, en marbre blanc, construit pour des reines disparues depuis un siècle. Les ruines du toit en dôme obstruaient le
passage souterrain par lequel les reines accédaient au palais. Les
murs étaient de marbre, découpés en panneaux blancs comme le
lait, ajourés d’entrelacs sculptés, incrustés d’agate, de cornaline,
de jaspe et de lapis-lazuli ; lorsque la lune apparut à l’horizon,
sa lumière brilla au travers du lacis ajouré, dessinant sur le sol
comme une dentelle de velours noir.
Bien que meurtri, fatigué et affamé, Mowgli éclata de rire
quand les Bandar-Log, par vingt à la fois, tinrent à lui démontrer
qu’il serait stupide de vouloir quitter des gens comme eux.
– Nous sommes grands et nous sommes libres. Nous sommes
le « peuple » le plus surprenant de toute la Jungle ! C’est vrai
puisque nous le disons tous ! Ce soir tu nous entends pour la
première fois, et tu pourras tout répéter au Peuple de la Jungle ;
nous te raconterons tout ce qui concerne nos estimables personnes et, enfin, ton Peuple nous prêtera attention !
Mowgli ne protesta pas, et les singes rassemblés en plusieurs
centaines sur la terrasse, écoutèrent leurs propres orateurs chanter leurs propres louanges ; et chaque fois que l’un d’eux s’arrêtait, à bout de souffle, ils hurlaient tous ensemble :
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– C’est vrai, nous sommes du même avis !
Mowgli battait des paupières et répondait « oui » aux questions qu’ils lui posaient ; mais tout ce bruit lui donnait le tournis.
– Tabaqui le Chacal les a sûrement tous mordus, pensaitil, et maintenant les voilà fous-enragés. Ils ne dorment donc
jamais !… Tiens, un nuage va bientôt cacher la lune. S’il pouvait être assez gros pour que je puisse m’enfuir à la faveur de
l’obscurité ! Mais… je suis si épuisé !
Mowgli n’était pas seul à guetter ce même nuage ; du fond du
fossé, au pied du mur de la ville, Bagheera et Kaa attendaient ;
ils savaient quel danger représentait le Peuple Singe en groupe,
et ne voulaient pas courir de risques inutiles. Les singes préfèrent combattre à cent contre un, et personne ne se risque à les
affronter dans une telle lutte.
– Je vais escalader le mur de l’ouest, chuchota Kaa, et leur
tomber dessus en profitant de la pente du sol. Ils ne pourront se
jeter sur mon dos, malgré leur nombre…
– Je sais, dit Bagheera. Et Baloo qui n’est pas encore là ! Mais
agissons comme nous pouvons ! Quand ce nuage cachera la
lune, je ramperai vers la terrasse : c’est là qu’ils se concertent
au sujet de Mowgli.
– Bonne chasse, dit Kaa, d’un air sinistre.
Et il disparut vers le mur de l’ouest. C’était le moins dégradé
et le serpent perdit du temps à trouver un chemin pour se hisser
en haut des pierres. Le nuage cacha la lune, et Mowgli entendit
le pas coulé de Bagheera sur la terrasse. La Panthère avait gravi
le talus sans alerter personne, et sachant qu’il n’y avait pas de
temps à perdre en morsures inutiles, terrassait à sa droite et à sa
gauche les singes assis en cercle autour de Mowgli. Il y eut des
hurlements de peur et de rage folle, et comme Bagheera trébuchait sur les corps qui roulaient en se débattant, un singe cria :
– Elle est seule ici, tuons-la !
Une nuée informe de singes toutes dents et griffes dehors,
se referma sur Bagheera, pendant que plusieurs d’entre eux,
saisissant Mowgli, le traînaient jusqu’en haut du pavillon et
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le poussaient dans l’orifice du dôme fendu. Mowgli tomba,
comme Baloo le lui avait appris, et rebondit sur le sol, les pieds
les premiers, sans se faire aucun mal.
– Attends ici, crièrent les singes ; nous allons éliminer tes
amis, et nous reviendrons jouer avec toi après… si le Peuple
Venimeux t’épargne ! (toute ruine dans l’Inde devient vite un
nid à serpents, et le vieux bâtiment grouillait de cobras).
Mowgli lança l’appel des serpents, le Maître Mot :
– Nous sommes du même sang, vous et moi !
Un frémissement et des sifflements montèrent des ruines
alentour ; Mowgli lança l’appel une seconde fois, par sécurité.
– Bien, mettons bas les capuchons, sifflèrent quelques langues. Mais ne bouge pas, Petit Frère, tu pourrais nous écraser !
Mowgli s’immobilisa de son mieux, épiant à travers le réseau
de marbre, et prêtant l’oreille au formidable bruit du combat de
la Panthère. Pour la première fois, Bagheera luttait pour sa vie,
et son souffle profond dominait les hurlements, les piaillements,
les piétinements de ses ennemis, dans lesquels elle fonçait et
plongeait.
– Baloo ne doit pas être loin songea Mowgli ; Bagheera ne
serait pas venue seule !
Et d’un cri vigoureux :
– Au réservoir ! Bagheera. Va aux citernes. Va et plonge !
D’entendre Mowgli sain et sauf redonna courage à Bagheera.
Elle se fraya un chemin, pouce par pouce, dans la direction des
réservoirs, progressant difficilement et en silence. Alors, du mur
en ruine le plus proche de la Jungle, résonna comme un coup de
tonnerre : le cri de guerre de Baloo. Le vieil Ours avait fait tout
son possible, et venait d’arriver.
– Bagheera, cria-t-il, me voici. J’arrive, j’arrive ! Les pierres
roulent sous mes pieds ! Mais vous allez voir, Baloo arrive,
ignobles Bandar-Log !
Une vague de singes le submergea aussitôt ; mais il se cala
fortement sur ses hanches, et, de ses pattes de devant, il en
écrasa autant qu’il pouvait et se mit à frapper régulièrement et
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en cadence, faisant un bruit qu’on aurait pris pour le rythme
d’une roue à aubes. Un bruit de plongeon avertit Mowgli que
Bagheera était parvenue au réservoir où les singes ne pouvaient
la suivre. La Panthère y resta, essoufflée, la tête au ras de l’eau,
tandis que les singes, juchés sur les marches rouges, sur trois
rangs de profondeur, dansaient furieusement, prêts à l’attaquer
par tous les bords, si elle avait tenté de sortir pour courir au
secours de Baloo. Bagheera souleva son menton tout dégoulinant d’eau et, désespérée, lança l’appel des serpents :
– Nous sommes du même sang, vous et moi…
Kaa venait à peine de gravir le mur de l’ouest, d’un effort
qui descella une des pierres du faite et l’envoya rouler dans le
fossé. Il voulait garder tous les avantages du terrain ; il vérifia,
en se déployant et se ployant une ou deux fois, que chaque pied
de son long corps était en position. Baloo, lui, continuait le
combat et Bagheera était toujours encerclée par les singes hurlants ; Mang la Chauve-Souris, voletant ici et là, annonçait à la
Jungle le déroulement de la bataille en cours ; Hathi lui-même,
l’Eléphant sauvage, se mit à barrir et, de très loin, des bandes
de singes, alertées, bondirent d’arbre en arbre, pour venir au
secours de leurs amis des Grottes Froides, tandis que les bruits
du combat apeuraient tous les oiseaux sur des miles à la ronde.
Ce fut le tour de Kaa de rentrer en lutte, dressé, rapide, et
tout habité de la hâte de tuer. La force de combat d’un python
est toute dans le choc de sa tête propulsée par le poids de son
corps. Kaa ressemblait à une lance, à un bélier, ou à un marteau
d’environ une demi-tonne, munis d’une détermination froide et
calme. Un python de quatre ou cinq pieds environ peut culbuter un homme d’un coup en pleine poitrine ; Kaa en mesurait
trente ! Il frappa au cœur de la masse des singes agglutinés sur
Baloo. Ce premier coup suffit ! Les singes s’enfuirent en hurlant :
– Kaa ! C’est Kaa ! Fuyons !
Depuis toujours, les singes étaient épouvantés par les histoires
de leurs ancêtres à propos de Kaa, le voleur de la nuit, qui
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La Chasse de Kaa
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glisse le long des branches aussi doucement que de la mousse
et enlève d’un coup le singe le plus résistant ; le vieux Kaa, qui
peut à ce point imiter une branche morte ou une souche pourrie
que les plus prudents s’y trompent. Dans la Jungle, et avant tout,
les singes craignaient Kaa, car aucun d’eux ne connaissait les
limites de son pouvoir, aucun d’eux n’osait le regarder en face
et aucun d’eux n’avait jamais survécu à son étreinte.
Ils fuyaient donc, hurlant de terreur, par les murs et les terrasses. Baloo poussa un profond soupir de soulagement. Malgré
son épaisse fourrure, il avait beaucoup souffert du combat. Alors
seulement, Kaa ouvrit la bouche : l’ordre siffla et les singes qui,
au loin, accouraient pour défendre les Grottes Froides, s’arrêtèrent net, figés de terreur, faisant plier et craquer sous leur poids
les branches qu’ils chevauchaient. Ceux qui s’accrochaient aux
murs ou couraient les maisons abandonnées cessèrent d’un coup
leurs cris et, dans le silence qui envahit la ville morte, Mowgli
entendit Bagheera s’ébrouer en sortant du réservoir. Soudain, la
clameur reprit. Les singes bondirent en haut des murs et se pendirent au cou des grandes idoles de pierre en poussant des cris
aigus, d’autres trépignant le long des créneaux ; Mowgli dansait
de joie dans sa prison et collait son œil aux jours du marbre,
imitant le cri des hiboux, pour mieux manifester son mépris à
tous ces hurleurs froussards.
– Aide le Petit d’Homme à remonter par la trappe, je n’en
peux plus, souffla Bagheera à l’intention de Kaa. Emmenons-le
vite. Ils pourraient reprendre l’offensive !
– Ils sont immobiles sous mon ordre. Restez. Sssss !
Kaa siffla et le silence s’établit à nouveau.
– Je ne pouvais faire plus vite, mais… j’ai cru, t’entendre
appeler…
Kaa s’adressait à Bagheera.
– Peut-être ai-je crié dans la lutte, répondit Bagheera, peutêtre ! Baloo, es-tu blessé ?
– Ils ont fait de moi cent petits oursons, dit Baloo en secouant
doctement ses pattes. Je suis fourbu ! Kaa, je crois que nous te
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devons la vie… Bagheera et moi.
– Peu importe. Où est le Petit d’Homme ?
– Ici, dans une trappe dont je ne peux pas sortir, cria Mowgli.
– Emmenez-le d’ici. Il danse comme Mor-le Paon et va écraser nos petits, supplièrent les cobras.
Kaa eut un petit rire.
– Cette graine d’homme a des amis partout, ma parole !
Recule-toi, et vous ; Peuple du Poison, abritez-vous, je vais
casser le mur.
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Kaa examina soigneusement le mur, jusqu’à ce qu’il vit dans
l’entrelacs du marbre une lézarde plus diaphane ; il évalua la
distance de deux ou trois légers coups de tête ; puis, dressant
une partie de son corps au-dessus du sol, il lança de toutes ses
forces une demi-douzaine de coups de bélier. Le mur ajouré
creva, dans un nuage de poussière et de gravats ; en un seul
bond Mowgli fut dehors, chacun de ses bras passé autour d’un
cou noué de muscles.
– Tu es blessé ? demanda Baloo en le serrant tendrement.
– Je suis fatigué, j’ai faim et je suis complètement moulu.
Mais, ils vous ont bien maltraités, mes frères ! Vous êtes couverts de sang !
– Nous ne sommes pas les seuls, dit Bagheera en se léchant
les lèvres et en désignant les cadavres, étendus sur la terrasse et
autour du réservoir.
– Tout cela n’est rien, puisque tu es sain et sauf, toi la plus
belle de toutes les petites « grenouilles ! » pleurnicha Baloo.
– Nous verrons ça tout à l’heure, dit Bagheera sèchement –
ce qui ne plut pas vraiment à Mowgli – c’est à Kaa que nous
devons la victoire, et toi, la vie ! Dis-lui merci comme il se doit,
Mowgli !
Mowgli, par-dessus son épaule, vit la tête du grand Python qui
le contemplait à un pied au-dessus de lui.
– Ainsi, voilà donc cette graine d’homme. Si ce n’est l’absence
de poils, on dirait un Bandar-Log ; prends bien garde, petit, un
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jour où je viendrai de changer d’habit, surtout au crépuscule !
– Nous sommes du même sang, toi et moi, répondit Mowgli.
Je te dois la vie. Ma proie sera la tienne, le jour où tu voudras,
Kaa !
Je t’en remercie, Petit Frère, dit Kaa, l’œil narquois et brillant.
Que peut tuer un si vigoureux chasseur ? Je demande à te suivre,
la prochaine fois que tu te mettras en chasse.
– Je suis trop petit pour tuer, mais je rabats les chèvres pour
ceux qui savent y faire. Quand tu seras affamé, viens vers moi,
tu verras que je dis vrai.
– Bien parlé ! apprécia Baloo.
Le Python reposa sa tête, un instant, sur l’épaule de Mowgli.
– Brave cœur et beau langage, dit-il ; tu iras loin dans la
Jungle, petit. Maintenant, pars vite avec tes amis. Va dormir !
La lune se couche, et ce qui va suivre n’est pas un spectacle
pour toi.
La lune disparaissait en effet à l’horizon, et les singes tremblants, ramassés les uns contre les autres sur les murs et les créneaux, n’étaient plus que dentelles ballottées et déchirées. Baloo
s’en alla boire au réservoir et Bagheera commença la toilette de
sa fourrure ; Kaa glissa vers le cœur de la terrasse et fit claquer
ses mâchoires ; les yeux de tous les singes étaient rivés sur lui !
– La lune s’efface, dit-il. Avez-vous encore assez de lumière
pour me voir ?
Des murs surgit une plainte semblable à celle du vent caressant la cime des arbres :
– Nous te voyons, ô Kaa !
– Bandar-Log, siffla Kaa, pouvez-vous bouger mains ou pieds
sans mon ordre ? Parlez ! Je vous écoute !
– Sans ton ordre, ce n’est pas possible, ô Kaa !
– Bien ! faites un pas !
En rangs serrés, les singes se pressèrent en avant ; Baloo et
Bagheera avancèrent d’un pas raide en même temps qu’eux.
– Plus près !
Tous répétèrent le mouvement.
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Mowgli retint de ses mains Baloo et Bagheera, et tous deux
sursautèrent, comme sortant d’un rêve.
– N’enlève pas ta main de mon épaule, murmura Bagheera,
laisse-la, ou je vais être obligée d’aller… d’aller vers Kaa !
– Pourquoi aller vers le vieux Kaa qui fait tout simplement des
ronds dans la poussière ? Mais partons, partons vite !
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Tous trois disparurent à travers une brèche de la muraille et
regagnèrent la Jungle.
– Ouf ! dit Baloo en retrouvant la douce protection des arbres.
J’espère n’avoir jamais plus à faire alliance avec Kaa !
Et il frissonna de toute sa hauteur.
– Il en sait plus que nous, trembla Bagheera. Encore un peu et
je me jetais dans sa gueule.
– Plus d’un en prendra le chemin avant que la lune ne
revienne, dit Baloo. Sa chasse à lui sera bonne.
– Mais que signifie tout cela ? demanda Mowgli, qui ne savait
rien du pouvoir hypnotique de Kaa. Ce n’est rien qu’un gros
serpent qui fait des ronds stupides, à la nuit tombée. Un gros
python, avec le nez tout abîmé !
– À cause de toi, Mowgli, dit Bagheera irritée ; son nez était
abîmé à cause de toi, comme sont déchirés mes oreilles, mes
flancs et mes pattes, ainsi que le museau et l’échine de Baloo.
– Ce n’est rien, dit Baloo, nous avons retrouvé notre Petit
d’Homme.
– Oui, mais à quel prix ! Au prix du temps que nous aurions
pu passer en bonnes chasses, au prix des blessures, du poil
arraché (je n’ai presque plus rien sur le dos !) et enfin de l’honneur. Oui, de l’honneur car, dis-toi bien Mowgli, que moi, moi
la Panthère Noire, j’ai dû appeler Kaa au secours, et tu nous a
vus, Baloo et moi, rester plantés comme des moineaux devant
la Danse de la Faim. Tout ce mal, Petit d’Homme, vient de tes
fantaisies avec les Bandar-Log…
– Pardon, pardon, dit Mowgli, chagriné. Je suis un vilain Petit
d’Homme et j’en ai le cœur triste.
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La Chasse de Kaa
– Hum ! que prévoit la Loi, Baloo ?
Baloo ne voulait pas enfoncer Mowgli, mais il ne pouvait
prendre de libertés avec la Loi ; il marmonna :
– Une chose est le chagrin, une autre la punition. Mais tu le
sais, Bagheera, il est petit, tout petit !
– Je saurai m’en souvenir ; mais il a mal agi, et les coups
appellent les coups. Mowgli, as-tu quelque chose à dire pour ta
défense ?
– Non, rien, j’ai eu tort ! Baloo et toi êtes blessés. Il est juste
que je sois puni !
Bagheera le frappa une demi-douzaine de fois, amicalement
pour une Panthère (ses coups auraient à peine réveillé un de ses
petits), mais pour un enfant de sept ans, ce fut une correction
assez sévère, comme on souhaite plutôt les éviter. Mowgli éternua et se reprit, sans un mot.
– Allons, dit Bagheera, saute sur mon dos, Petit Frère, et rentrons à la maison.
Dans la Jungle, la punition règle tous les comptes. C’est toute
la beauté de la Loi. Après, nul n’en parle plus.
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Mowgli s’endormit sur le dos de Bagheera, si profondément qu’il ne s’éveilla même pas, lorsqu’on le déposa dans sa
caverne, aux côtés de ses frères.
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