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LES MAFIAS : UNE GÉOPOLITIQUE ?
Les Mafias:
une géopolitique?
Jean-François Gayraud
Commissaire divisionnaire, criminologue, docteur en droit, diplômé de l’IEP Paris,
diplômé de l’Institut de criminologie de Paris.
Auteur de « Le monde des mafias », Odile Jacob 2005/2008 ;
« Showbiz, people et corruption », Odile Jacob, 2009.
Qu'est ce qu'une Mafia ? Nous avons tous le sentiment de connaître, de comprendre, ce qu'est une mafia par le biais du cinéma, de la télévision et d'internet.
Nous vivons dans la société du spectacle et, dans cette société très particulière, les
représentations par la fiction, en particulier la représentation cinématographique,
nous donnent l'illusion de la connaissance : en réalité ce n'est qu'une illusion. Pour
essayer de comprendre « la chose mafieuse », on va d'abord s'intéresser au mot.
Car, comme le disait le philosophe Clément Rosset, le mot précède toujours la
chose. Qu'est ce qu'une Mafia ? Si on revient au mot, au départ, le nom de mafia
est un nom propre, qui désigne une organisation criminelle particulière, une entité
criminelle située, qui est née et qui s'est développée en Sicile à partir du XIXe siècle. Le paradoxe est que ce nom propre est en réalité un nom impropre : on a
découvert à partir des années soixante que les mafieux, les membres de la Mafia
sicilienne comme les membres de la Mafia italo-américaine d’Amérique du nord,
n'utilisaient jamais ce terme. Ce terme a été utilisé par les hommes politiques, les
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policiers, la justice, voire les universitaires, mais, entre mafieux, ce terme les faisait
toujours rire, ils ne l'utilisaient pas. Ils utilisaient une autre expression qui est
maintenant popularisée, c'est Cosa Nostra, « notre chose », la chose à nous, un
terme très intéressant parce qu'il désigne bien ce qu'est une mafia : c'est d'abord
un entre-soi.
Mafia, un nom propre devenu un nom commun
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Premier paradoxe donc, pendant plus d'un siècle, aussi bien en Sicile qu'aux
États-Unis, on a désigné une organisation criminelle par un nom impropre. Ce qui
en dit très long sur ce que sont les mafias, c'est-à-dire des univers d'invisibilité, en
fait des sociétés secrètes. Y a-t-il beaucoup d'institutions dans le monde moderne,
dans la prétendue société d'information, dont nous ne connaissions pas le nom
exact ? Évidemment non. Mafia est un nom propre et c'est un nom totalement
impropre. Comment a-t-on découvert le vrai nom ? Simplement par l'action des
« repentis », les « collaborateurs de justice ». Il y a eu deux grands moments dans
la repentance de justice (il faut utiliser le terme de repentance, parce qu'avec sa
dimension religieuse il colle bien avec la Sicile et les réseaux mafieux). Le premier temps, aux États-Unis, au milieu des années 60, avec un homme dont vous
avez certainement entendu parler, Jo Valachi (on en a fait un beau film avec Lino
Ventura). Et ensuite, dans les années 80, avec la vague de repentance mise en
œuvre par les juges Falcone et Borsellino en Italie, avec des hommes très connus
comme Tommaso Buscetta ou Antonino Calderone. On a alors découvert que la
Mafia avait un autre nom.
De nom propre, de nom impropre, c'est devenu aujourd'hui un nom commun,
avec une dérive sémantique : le mot de mafia est devenu synonyme de crime, de
criminalité, c'est une espèce de mot-valise que l'on met à toutes les sauces. On
parle de la « mafia des hormones » ou de la « mafia vietnamienne » ou de « mafia
politique ». Il s'agit d'une dérive sémantique qui pose problème, parce qu'elle
nous éloigne de la réalité criminelle stricto sensu. En soi, cette dérive de nom propre en nom commun est très intéressante et très révélatrice ; elle n'est pas totalement farfelue car, de manière très inductive, le fait que ce mot apparaisse en
partant du terrain a une signification. Comme disait Tocqueville, quand un mot
apparaît c'est qu'il correspond bien à un besoin. Tocqueville faisait cette
remarque à partir du mot "actualité", apparu dans la deuxième moitié du XIXe
siècle car il correspondait à une réalité sociale nouvelle. À partir des années 8090, il y a eu nécessité de qualifier de manière générale un certain nombre d'organisations criminelles, et ce par comparaison avec la Mafia (sicilienne). L'un des
objets de mon livre a été d'essayer de comprendre pourquoi ce mot apparaissait
et si, d'un point de vue criminologique, « scientifique », on pouvait définir certaines organisations criminelles comme des « mafias » au sens strict du terme. En
tant que nom commun, le mot mafia a du sens, de la valeur et je pense en effet
que c'est un concept pertinent permettant de qualifier une certaine aristocratie
du crime.
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Les critères qui caractérisent les mafias
Des organisations criminelles se trouvent au sommet, dans la tranche supérieure de cet univers social très particulier. Tout univers social, toute profession, a
ses classes inférieures, ses classes moyennes et ses classes supérieures. C'est vrai
dans le monde classique, dans le monde ordinaire et normal, c'est vrai aussi dans
le monde criminel. Et en effet le terme mafia permet de qualifier une certaine
aristocratie du crime. J'emploie le terme d'aristocratie dans le sens de
Tocqueville : des individus qui se définissent comme supérieurs à partir, entre
autres, du concept d'honneur, fruit d'une césure entre un intérieur et un extérieur,
entre « eux » et « nous ». Ce qui signifie qu'entre une organisation criminelle que
l'on peut qualifier de mafieuse et une organisation criminelle ordinaire - une
bande, un cartel, un gang, etc. - il existe non pas une différence de degré mais une
différence de nature, d'essence.
Alors quels sont les critères qui permettent d’opérer cette différence ? J'en ai
défini sept ou huit et je vais revenir sur quatre d'entre eux qui me semblent tout
particulièrement pertinents.
Des sociétés secrètes
Le premier critère d'une société mafieuse, c'est d'abord d’être une société
secrète. Une bande criminelle classique n'est pas une société secrète, c'est
quelque chose qui a une plus ou moins grande visibilité sociale. Expliquer qu'une
organisation criminelle est une société secrète, c'est nous faire entrer dans une
sociologie différente, dans un autre univers. Dans l'histoire, on connaît des sociétés secrètes à finalité politique ou culturelle légitimes - la franc-maçonnerie est un
type de société secrète - mais il existe au-delà des sociétés secrètes légales, légitimes, des sociétés secrètes à caractère purement criminel. On est dans l'univers
de l'invisible et dans le monde du silence.
L'invisible et le silence, voilà des choses que nous ne savons plus voir et que
nous ne savons plus comprendre. Puisque nous vivons exactement le contraire,
que nous vivons dans la société de la communication et de l'information, donc de
la transparence, que nous vivons dans un univers qui aime les discours, le bruit, la
parole, et qui ne comprend que le visible. Les seules réalités qui existent dans le
monde moderne sont celles de la médiasphère, et tout ce qui n'est pas dans la
médiasphère n'existe pas réellement. Or les sociétés criminelles secrètes vivent en
permanence avec le périscope rentré.
Cela a un certain nombre d'implications. Premièrement, quand on est une
société secrète criminelle, on passe son temps à organiser la négation de sa propre
existence. Pendant plus d'un siècle, il y a eu un processus politique, intellectuel,
universitaire, (que dire de la sociologie ! nous reviendrons là-dessus), un processus
global qui a consisté à organiser la négation de l'existence de ces organisations
secrètes. Toute une littérature, souvent savante (qui pourrait emplir cette pièce),
en Italie et ailleurs, a expliqué que la Mafia (sicilienne ou italo-américaine) n'exisPARCOURS 2008-2009
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tait pas. Quand vous utilisiez le terme, les Palermitains, les Siciliens vous disaient :
le concept de mafia est une invention des Italiens du nord pour stigmatiser les
Italiens du sud. C'est du racisme et de la xénophobie. Ou bien on vous disait : la
mafia existe, mais ce n'est pas une organisation criminelle, c'est un ensemble d'us
et coutumes. C'est un code culturel, une manière d'être. On peut qualifier de
mafieux quelqu'un qui est fier, rien de plus. En soi ce n'est pas une organisation
criminelle. Évidemment quand ce discours était tenu par des gens qui étaient
mafieux eux-mêmes, on le comprend, c'est normal : si une organisation n'existe
pas, on ne la combat pas. Tel est le sens de la négation. Et la classe politique italienne, globalement, a organisé cette négation pour des raisons évidentes de collusion, de symbiose corruptrice. C’est un échec des sciences sociales et humaines,
pas seulement en Italie, mais aussi aux États-Unis, au Japon et un peu partout,
sciences dont la vocation est pourtant de connaître et comprendre la réalité, et
qui n'ont pas su la percevoir.
Le premier objectif d’une société mafieuse est donc de nier jusqu'à son existence même. Et une des règles premières d'un mafieux qui est interpellé est de
nier cette existence : non les triades n'existent pas, non la Mafia sicilienne n'existe
pas, etc. Vous organisez la négation de l'entité criminelle parce que si elle n'existe
pas on ne va pas la combattre. Fondamentalement, un système judiciaire ne peut
combattre que ce qu’il voit et que ce qu'il comprend. Une chose n'existe que si on
lui donne un nom ; une table n'est table que parce qu’on l'appelle table. On ne
peut combattre la Mafia que si on sait lui donner un nom et donc une existence.
On organise la négation de l'entité criminelle et évidemment dans un deuxième
temps, on organise la négation même des activités criminelles. L'idée est de disparaître du champ social, disparition toujours imparfaite, car les individus qui vivent
au contact de l'organisation criminelle savent très bien, eux, qu'elle existe. Mais il
se produit un phénomène de silence, c'est cela l' « omerta ».
Les processus de négation sont très intéressants à analyser et peuvent prendre
de multiples visages. Les phénomènes d'aveuglement peuvent avoir des causes
diverses : l'aveuglement par étourderie, l'aveuglement par intérêt, l'aveuglement
par corruption. Je prends deux exemples : une des manières les plus subtiles de
nier l'existence d’une mafia est de la folkloriser, comme on le voit au travers du
cinéma. Une autre manière de la nier, de manière subtile, c'est de nous expliquer
que c'est une entité du passé et qu'elle n'existe plus. Vous voyez bien que l'action
est double : dans un premier temps, vous dites que ça a existé parce que les
preuves sont trop accablantes, vous re-situez le phénomène pour en faire un produit économique, artistique, fictionnel, vous faites de l'argent avec, et puis vous
dites que ça n'existe plus. Oui, on l’admet : « Las Vegas a été fondé par les
mafieux » ; on en fait des films, mais évidemment depuis les années 80, nous diton, « il n'y a plus de mafia à Las Vegas ». C'est un mode de discours très intéressant, un phénomène de négation historiquement passionnant et qui aujourd'hui
ne peut que susciter l'étonnement. Ainsi, pendant 48 ans, aux États-Unis, l'homme
qui a dirigé le FBI, John Edgar Hoover, (48 ans à la tête d'une telle administraPARCOURS 2008-2009
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tion, ça en dit long sur ce que sont les États-Unis !) a affirmé que la Mafia italoaméricaine n'existait pas, alors que le FBI savait bien que la Mafia existait.
Pourquoi organise-t-on la négation d'un phénomène aussi grave ? Il n'y a pas
d'explication unique, il y a des explications équivoques mais pas uniques, en soi
c'est un phénomène passionnant. Quand, pendant un demi-siècle, le FBI ne s’attaque pas la Mafia, cela permet à l'entité criminelle de s'enraciner profondément
dans le paysage social américain.
Expliquer qu’une mafia est une société secrète, cela signifie qu’il s’agit d’une
entité qui a une vie permanente, c’est une « personne morale » au sens juridique
(bien qu’immorale) qui a une vie propre. Au-delà du destin particulier de ses
membres, elle survit : si un homme de base tombe, s’il meurt ou s’il est emprisonné, peu importe, un autre prend sa place. Un « capitaine » tombe, peu importe,
un autre prend sa place. Donc l'entité survit quel que soit le destin particulier de
chacun de ses membres. Vous avez ainsi une géographie des Familles mafieuses
qui, à travers l'histoire, ne change pas. La cartographie des Familles de Cosa
Nostra italo-américaine au États-Unis au début du XXe siècle comparée à ce
qu’elle est au début du XIXe siècle, n'a pas changé d'un iota. Il y a une totale permanence. L'entité ne passe pas, ses cadres passent, c'est un peu comme nos entreprises : le PDG est viré, les ouvriers sont licenciés, mais l'entreprise est là, toujours
et encore. Cette situation est donc radicalement différente de celle du mode criminel « classique » : dans une bande, quand le chef tombe, en général la bande se
disloque. Évidemment les individus poursuivent leur carrière criminelle, mais différemment, et l'entité ne survit pas.
Dans une société secrète il y a un intérieur et un extérieur, il y a un processus
d'entrée dans ce système. On ne pose pas sa candidature, il y a des processus de
choix et de sélection, il y a ensuite des processus d'intégration, en particulier via
des rituels. Parlons des rituels mafieux. Ils ont été niés pendant très longtemps.
Les rares fois où les repentis en ont parlé, tout a été mis sous le tapis, cela a été
nié, jusqu'au jour le FBI a enregistré des rituels d'initiation en plaçant des micros.
Le premier rituel qui a été enregistré par le FBI, dans les années 80, a donné lieu
à une publication absolument passionnante, et à partir de là il n'était possible d’en
nier l'existence. Pourquoi des rituels ? Cela relève de l'ethnologie et de l'anthropologie. La fonction des rituels dans les sociétés dites "primitives" est exactement
la même que dans les sociétés mafieuses. Le rituel est un moment symbolique de
passage dans lequel un homme ancien devient un homme nouveau, par lequel un
homme change de statut et devient un nouvel homme. Dans le monde mafieux,
(c'est vrai chez les Chinois des Triades comme chez les camorristes de Campanie),
l'idée est de conférer à cet homme un nouveau statut, d’en faire un aristocrate.
Quand vous lisez les confessions des repentis, ils utilisent le terme d' « aristocrate » et ils se vivent comme une entité supérieure au sein du monde criminel.
D’où l'importance du concept d'honneur. Ils ne se vivent pas comme des bandits
mais comme des gens ayant un autre statut social. Lors du rituel, il y a une césure
symbolique, à la fois géographique et psychologique, par laquelle l'homme change
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de statut social, et ce rituel est l'occasion de faire passer un certain nombre de
messages ritualisés. En particulier, on inculque les normes de la société secrète,
(parce que ce monde criminel mafieux est un monde profondément normé), on
fait passer les règles et les valeurs de la société secrète qui sont impératives. C'est
aussi l'occasion de faire passer toute une mythologie sur les origines prétendument nobles de la société secrète. Parce que les mafias sont des sociétés secrètes,
nous sommes dans une autre sociologie, dans une autre anthropologie que celle
du monde criminel classique. Donc le premier critère est d'être dans le monde du
secret et du silence. Cela signifie que nous sommes dans un monde qui nous est
profondément étranger.
Des sociétés qui ont une mythologie
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Un deuxième critère de ce qu'est une société mafieuse par rapport à une
bande ordinaire : une société mafieuse s'habille de tout un appareil mythologique,
d'un corpus de contes et de légendes. Là où une bande criminelle n'a qu'une
vague réputation, une organisation mafieuse s'est construit volontairement,
consciemment, patiemment, à travers les années, toute une mythologie propre.
Comme toute mythologie, celle-ci a un certain nombre de fonctions. La première
est de cimenter les membres du groupe, de créer un lien, un liant psychologique et
social. La deuxième est une fonction de fascination du monde extérieur.
L’individu devenu mafieux s'imagine à travers cette mythologie comme un aristocrate, comme un être d'une essence différente. La troisième fonction, qui est
implicite mais qui fonctionne bien, est la fonction d'intimidation.
Lors des rituels d'initiation, quelles sont les mythologies, quels sont les contes
et légendes qui sont proposés aux nouveaux mafieux? Quand on analyse ce qui se
passe aussi bien chez les Siciliens que chez les Italo-américains ou dans les triades,
on rencontre deux grands types de discours. D'abord que l’organisation criminelle
a été créée au départ pour aider les pauvres, pour les protéger face aux puissants.
Je vous le résume à l'extrême. C'est une mythologie de « Robin des bois ». Le
second niveau de discours mythologique est celui de la « résistance à l'oppression
et au pouvoir ». Je prends l’exemple tout simple de la Sicile, qui est la terre, en
Europe, qui a été la plus envahie. Dans l'âme sicilienne, il y a l'idée selon laquelle
le pouvoir extérieur est un pouvoir illégitime, que le vrai pouvoir est indigène,
endogène, clanique, local, et qu'en fait le pouvoir central est toujours un pouvoir
allogène : les Phéniciens, les Français, les Anglais, aujourd'hui les Romains, les
Italiens du nord et puis cela changera peut-être dans un siècle. Dans le rituel d'initiation on a la fameuse narration de l'affaire dite des "vêpres siciliennes" au XIIIe
siècle. On a transfiguré cet incident, qui était un acte de révolte face à la présence
de l'armée française, à l'oppression française, pour en faire un acte de résistance
mafieuse. C'est une relecture, c'est une instrumentalisation de l'histoire, mais c'est
ainsi que ça se passe. Dans le rituel d'initiation des Italo-américains aux ÉtatsUnis, le rituel dit: nous mafieux siciliens, avons été l'instrument de la protection
des immigrants pauvres italiens face aux méchants WASP qui dominaient la
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société américaine. Je vous le résume à l'extrême, cela fait sourire, pourtant c'est
un élément très fort de l'idéologie, parce que c'est bien une idéologie. Cet appareil
mythologique de contes et légendes, pour les Triades, s'ancre dans l’histoire de l'invasion manchoue, dans la légende des moines de Shaolin, dans le kung-fu etc. Des
choses qui nous font sourire, mais qui ne font pas sourire les Asiatiques.
Tout cet appareil, et nous ne nous en rendons pas compte, est profondément
renouvelé à chaque génération, par deux phénomènes. Tout d'abord par l'histoire
elle-même de ces Mafias, celle des grands gangsters qui alimentent cette mythologie, (comme Al Capone). Et puis la deuxième source nous est fournie par la
médiasphère, par le cinéma, surtout le cinéma américain (les films de Coppola, de
Scorcese). Il y a un avant et un après Coppola. C’est quelque chose de fondamental, ce n'est pas anecdotique, d'où l'intérêt du film « Gomorra » qui nous sort du
glamour et de la glorification cinématographique. Le deuxième grand critère est
donc l'existence d'un appareil mythologique et légendaire.
Des sociétés d’ordre
Troisième grand critère, les sociétés mafieuses sont des sociétés d'ordre : ce
n'est pas un monde du désordre mais un monde de normes et de stabilité. Les
chefs mafieux craignent le désordre, ils se vivent avant tout comme des hommes
d'ordre. Dans une organisation mafieuse, les Familles mafieuses sont structurées
de manière hiérarchique, comme des organisations paramilitaires, ce sont des systèmes féodaux triangulaires. C'est un monde d'autorité et d'obéissance : nous
sommes donc très loin de la culture ambiante moderne, il n'y a pas de crise de
l'autorité (au sens d'Hannah Arendt) dans le monde mafieux, voilà une différence avec notre monde moderne. Si vous n'obéissez pas aux normes vous pouvez
être (au mieux, c'est rare) exclu, mais en général vous risquez la peine de mort.
Un exemple très simple, mais qui en dit long : dans le rituel d'initiation des
mafieux américains, une des règles prioritaires est que, lorsque le chef appelle, il
faut venir immédiatement, même si ta femme ou ton enfant sont sur leur lit de
mort. C'est une règle impérative, il y a une absolue priorité du clan mafieux sur la
famille biologique. Ce sont des mondes très ordonnés, avec une structuration classique que l’on retrouve dans la mafia sicilienne, dans la mafia italo-américaine,
dans les Triades et ailleurs dans les autres mafias : à la base il y a ce qu'ils appellent, en général, les « soldats », regroupés en « dizaines » dirigées par des « lieutenants », ou des « capitaines » ; ensuite vous avez un chef avec un sous-chef. Il y a
des organisations criminelles où l’on trouve d'autres raffinements, mais voilà la
structuration, il y a une vraie ligne hiérarchique. Un soldat ne parle directement
pas au chef. En Sicile, des Familles, au niveau local, sont regroupées par districts,
par canton : ce sont les "mandamenti", qui elles-mêmes envoient un représentant
au niveau provincial. Et il y a ensuite une structure au niveau régional. Mais
soyons clairs : ce n'est pas la démocratie participative. Je dis cela parce qu'en réalité l'idée diffusée par ces mafieux est que leur idéologie est démocratique. Mais
c'est une démocratie au sens du politburo, c'est-à-dire qu'on est égaux entre pairs
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mais c'est une démocratie complètement formelle. Le boss est formellement élu
par les lieutenants, par les capitaines. C'est parfois une vraie élection, (parce que
c'est aussi une vraie servitude comme l'était la royauté sous l'ancien régime),
mais en fait cette élection ne fait qu’entériner a posteriori l’état des rapports de
forces dans l'organisation. Mais on propage cette idéologie de la démocratie, de la
vraie démocratie, de l'égalité entre pairs, de la démocratie formelle.
Quand je disais que c'est un monde d'ordre, cela signifie que c'est un
monde de domination. C'est une domination qui s'exerce toujours sur un territoire. On ne peut pas penser à une mafia sans penser à un espace physique :
une rue, un quartier, un village, une région, un pays. C'est une dimension territoriale tout à fait cruciale.
Des sociétés anciennes
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Le quatrième critère que je vous propose pour distinguer une mafia d'une
organisation criminelle classique, c'est l'ancienneté et la pérennité. Le meilleur critère pour comprendre qu'une organisation criminelle est devenue une mafia est un
critère a posteriori, historique: une entité criminelle est une mafia parce qu'elle est
ancienne. Toutes les organisations dont nous allons parler sont nées au XIXe siècle.
Je ne connais pas d'institutions sociales, économiques, administratives ou politiques, (ou très peu), qui aient, dans le monde moderne, deux siècles d'existence, en
dehors de l'Église catholique. Regardez notre histoire constitutionnelle, elle est
troublée, la Ve République date de 1958. Que signifie cette capacité d'une organisation criminelle à traverser plus de deux siècles d'histoire? Cela signifie qu’elle a
survécu aux changements sociaux, politiques, économiques. La Mafia Sicilienne est
passée ainsi d'un monde rural à un monde citadin, d'une société féodale à une
société d'économie de marché, a connu un système autoritaire puis le fascisme puis
la démocratie. Quelle capacité d'adaptation ! Un psychologue parlerait de résilience. Cela signifie que ces entités que l'on décrit comme un peu primitives, composées d’individus un peu lourdauds, peu subtils, ont une capacité quasiment
biologique à s'adapter à l'environnement. Cela signifie qu'elles ont une intelligence collective assez supérieure. Elles s'adaptent au changement, mais surtout,
elles ont su résister à la répression. Je ne connais pas d'organisation criminelle qui,
une fois que l'État a pris les choses en main, au bout de cinq ou dix ans, puisse survivre et ensuite renaître. Comment se fait-il qu'après chaque frappe répressive de
l'État italien, de l'État américain ou de l'État japonais, l'entité mafieuse est réapparue et s’est régénérée au sens biologique du terme ? Qu'est ce que cela nous
apprend sur l'essence de ces organisations? Le fait qu'en plus d'être des sociétés
secrètes, elles ont visiblement des moteurs, un ADN très particulier. Donc c'est un
critère a posteriori. Les cartels mexicains sont-ils une mafia? Ils sont un problème
crucial pour les États-Unis, c’est leur premier problème de sécurité nationale, (le
Pakistan, Ben Laden… sont des faux problèmes). Ces cartels mexicains remplissent aujourd'hui certains de ces critères. Ce ne sont pas encore des sociétés
secrètes, on en est loin, mais ils ont une vraie capacité de domination territoriale et
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un vrai appareil de mythes et de légendes, ils ont une véritable activité poly-criminelle. Mais les cartels mexicains de la drogue n'ont qu'une trentaine d'années
d'existence. Sauront-ils survivre à des changements majeurs? On ne le sait pas. On
ne pourra répondre à cette question que dans cinquante ans.
Violence et mafias
Parmi les critères d'une mafia, je ne vous ai pas parlé de la violence, parce que
ce n'est pas un élément qui permet de caractériser une mafia, c'est même le
contraire. Le monde criminel est par nature violent. Les mafieux ne sont pas des
gens fréquentables, mais ce qui les caractérise n’est pas la violence, contrairement
à une idée reçue, c'est la retenue dans la violence. Ce sont des entités suffisamment matures socialement et psychologiquement, et qui ont donc intégré dans
leurs normes que la violence attire l’attention. S'il y a quelque chose que les
mafias refrènent, c'est bien la violence. La violence est toujours pour elles un
ultima ratio. Elles utilisent en général d'autres armes, comme celle de l'intimidation, qui est un processus beaucoup subtil, beaucoup plus complexe, surtout
quand il est ancré territorialement. Elles utilisent ensuite la corruption, qui va de
pair avec l'intimidation. On est souvent corrompu parce qu'on s'est laissé intimider. Et la violence n'est qu'un ultime recours. Il y a des cibles qui ne sont jamais
touchées ni visées, justement parce qu'elles amènent, comme disent les
Américains, " trop de chaleur". Une règle qui a été toujours respectée aux ÉtatsUnis est que la Mafia ne tue pas de policier, parce qu'évidemment tuer un policier
c'est se trouver, du jour au lendemain, face à de sérieux problèmes. Il y a donc une
retenue vis-à-vis de la violence, même si évidemment il y a des périodes d'extrême violence, il y a des bouffées de violence, souvent internes à l'entité criminelle, dans des processus de régénération ou de lutte pour le pouvoir. Mais la
violence vis-à-vis du monde extérieur, ceux qu'ils appellent les « civils », est
quelque chose de refrène, justement pour ne pas attirer l'attention. Vous avez
bien vu que, quand Cosa Nostra, en Sicile, a fermé la parenthèse de sa période
dite terroriste, celle des Corleonais entre le début des années 80 et le milieu des
années 90, quand la Mafia à repris son visage historique d'entité secrète, quand
elle a « rentré le périscope », quand elle à commencé à se faire oublier, quand elle
a cessé d'assassiner des représentants de l'État, le discours dominant, en Italie, a
été très vite : « Ça y est la Mafia n'existe plus, elle a été vaincue ». Grave erreur
qui s’explique par la méconnaissance de ce qu’est l’essence de ces entités criminelles, mais aussi par un processus psychologique classique d’auto persuasion, de
whishful thinking. Ces organisations criminelles savent très bien que la violence
doit être utilisée avec parcimonie.
Les mafias actuelles
Alors quelles sont les entités criminelles, qui de mon point de vue, peuvent
être qualifiées de Mafia ?
Historiquement, à tout seigneur tout honneur, il y a celle qui a donné son nom
à tout ça, Cosa Nostra en Sicile. Et comme l'Italie a à peu près tout inventé, (c'est
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un homme qui a du sang italien qui vous le dit), il y a trois autres organisations
criminelles, en Italie, qui méritent ce qualificatif : en Calabre la Ndrangheta, plus
au nord la Camorra autour de Naples (Campanie), et du côté Adriatique et dans
les Pouilles la Sacra Corona Unita.
Si on fait un tour du monde en passant par l'est, il y a une mafia albanophone.
Je dis albanophone, et pas albanaise, parce que cette entité criminelle déborde
largement l'Albanie : on la retrouve évidemment au Kosovo (90 % d’Albanais),
ensuite dans les pays de la région ayant de fortes communautés albanophones :
Monténégro, Macédoine. Aux marches de l’Europe, il y a la mafia turque.
Ensuite, toujours vers l'est, nous avons le monde chinois avec ce que nous
appelons, improprement, les Triades, un terme qui nous vient des Britanniques.
Les Chinois parlent de sociétés noires, ou de sociétés du ciel et de la terre. Elles
sont présentes en Chine continentale, à Taïwan, Hong-Kong, et dans toute l'Asie
du sud-ouest.
On a ensuite la mafia japonaise, les Yakuza.
Et pour terminer le tour du monde, on trouve aux États-Unis la mafia italoaméricaine Cosa Nostra qui est une entité distincte de sa génitrice sicilienne. Il y a
une fille et une marâtre, ce sont deux organisations criminelles qui sont en empathie et en sympathie culturelle, mais qui sont différentes.
Voila donc ce paysage international d'entités criminelles de niveau supérieur,
mais le marché du crime est comme tout marché, il n'est pas fermé. Certaines de
ces organisations disparaîtront peut-être un jour, dans un processus d'adaptation
et de sélection naturelle. Darwin est intéressant pour réfléchir aux mafias, il y a
une vraie généalogie du mal, un vrai combat pour la survie dans cet univers. Mais
nous avons ces neuf organisations et on n'a jamais vu une organisation mafieuse
défaite ou vaincue. C'est d'ailleurs un problème historique. Mais rien ne nous dit
qu'il n'y aura pas de nouveaux entrants, et quand on observe le monde criminel
contemporain, il y a quelques entités criminelles qui commencent déjà à avoir les
caractéristiques de ces mafias. On doit ainsi réfléchir à ce que sont aujourd'hui les
cartels colombiens et mexicains de la drogue.
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Approche géopolitique
Traditionnellement, quand on réfléchit au crime, on utilise une science, (tombée en désuétude en France, alors que c'est une science franco-italienne), la criminologie. Je vous annonce qu'il y aura un grand débat dans les mois et dans les
années à venir parce que le monde universitaire se cabre contre la renaissance de
la criminologie en France. La réflexion sur le crime, on la doit ou à la criminologie
ou à une de ses branches qui est la sociologie criminelle. Je pense que la criminologie ou la sociologie criminelle, en France, ont très largement sombré. La criminologie universitaire a été largement aveugle à l'explosion du crime et de la
criminalité. Pendant trente ans la sociologie criminelle française a nié l'explosion
du phénomène criminel, non seulement en France mais dans l'ensemble du
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LES MAFIAS : UNE GÉOPOLITIQUE ?
monde occidental. Ceci pour dire que, face à des phénomènes criminels de niveau
supérieur, qui ont une portée politique majeure et un puissant ancrage territorial,
il me semble intéressant d'utiliser une autre science, la géopolitique. Il y a au cœur
de la géopolitique trois concepts qui permettent de bien décrypter les organisations mafieuses : le territoire, les flux, la puissance.
Commençons par la puissance : ces organisations mafieuses ont une caractéristique au-delà de leur permanence et de leur pérennité, c'est le fait qu'elles ont
une vie propre et autonome. Aujourd'hui elles ont atteint des capacités autonomes de puissance militaire, financière, voire quasi politique qui sont uniques
dans l'histoire. C'est quelque chose qui peut choquer, parce que nous ne comprenons et nous ne voyons les relations internationales qu'à travers l'État-Nation.
C'est pourtant quelque chose de très dépassé. Une des caractéristiques du monde
moderne est l'existence de flux transnationaux, et en particulier d'organisations
criminelles transnationales qui, par le bas ou par le haut, viennent concurrencer
la puissance de l'État. Les mafias ont cette caractéristique d'être de véritables
puissances, au sens de Raymond Aron, des gens qui ont une capacité autonome
d'action.
Deuxièmement ce sont des entités territorialisées : on ne comprend la naissance et le développement d'une mafia qu'à partir d'un territoire. La Mafia sicilienne est née dans la partie occidentale de la Sicile, principalement dans la région
de Palerme, et cette géographie est intangible. Il y a là un mystère géographique
et anthropologique. Une mafia a toujours une origine géographique précise qui
lui procure un ancrage territorial et qui perdure à travers les siècles. C’est pourquoi son pouvoir est un pouvoir territorial sur un espace géographique. Et là on
est en plein dans un phénomène de concurrence de souveraineté. En Sicile il y a
deux souverainetés : une souveraineté formelle, légale et apparente, c'est l'État
italien, les communes, la région. Et puis il y a une autre souveraineté qui est invisible et subtile. C'est une concurrence de pouvoirs sur un territoire. Ce qu'exprime
très bien une infraction qui s'appelle le racket. Le racket est une infraction trop
négligée et souvent mal interprétée, mais qui a une fonction déterminante. Le
racket c'est l'extorsion, par la violence, d'argent. Le racket a une fonction économique majeure, mais c'est d'abord un marqueur territorial. Le racketteur est
comme un inspecteur des impôts. Qui lève l'impôt se signale comme étant le seigneur : on lève l'impôt pour s’enrichir mais aussi pour asseoir sa souveraineté
politique. C'est toute l'histoire de la féodalité. Et quand à Palerme 80 % des commerçants, chiffre que donne le patronat italien et qui n'a jamais été démenti,
paient l'impôt mafieux, la Mafia exprime ainsi d’abord son pouvoir territorial :
« tu vas payer, tu paieras parce que symboliquement tu dois me reconnaître
comme étant le boss du quartier. Point à la ligne ».
Espace géographique mais aussi espace immatériel. Une des grandes caractéristiques des mafias c'est leur implication dans l'économie légale au travers du
processus du blanchiment d'argent. Aujourd'hui l'organisation criminelle arrive à
influencer de très grands secteurs économiques. Vous ne pouvez pas réfléchir à
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JEAN-FRANÇOIS GAYRAUD
l'économie des déchets et des ordures en Italie et dans l'est des États-Unis si vous
ne comprenez pas qu'une grande partie de cette économie est aussi une économie
mafieuse. Vous ne comprenez rien au BTP et au béton à New York (une ville, ce
n'est que du béton et des ordures) si vous ne comprenez pas que c'est une économie qui est parasitée en permanence par les organisations mafieuses. Ce n'est pas
un fantasme. Il y a tous les ans, depuis un siècle, des affaires judiciaires majeures :
le surcoût du béton à New York est de 10 à 20 % en moyenne. Quelqu'un paie, le
contribuable, le propriétaire, le locataire ! Qu'est ce que l'économie en
Campanie ? En Campanie il n'y a pas de secteur économique qui ne soit peu ou
prou sous la domination de la Camorra. Quand on pense territoire, il faut penser
au territoire physique, mais il faut penser au territoire immatériel, c'est-à-dire aux
marchés économiques et financiers, et il faut penser aussi au « marché politique » :
celui des prises de décisions et des élections. Mais c'est un autre sujet. Les organisations criminelles de type mafieux sont des organisations qui génèrent des chiffres d'affaires et qui déplacent : elles déplacent les individus, elles déplacent de
l'argent et elles déplacent des activités. Certains de ces flux restent sur « leurs »
territoires mais la plupart d'entre eux, que ce soient des flux d'hommes ou des
flux d'argent, traversent le monde.
Conclusion
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En conclusion, une conclusion ouverte, comme doit l'être une conclusion, je
pense que le crime organisé et les phénomènes criminels ont une place centrale
dans le monde moderne, ce sont de vrais périls, beaucoup plus importants que le
terrorisme qui est largement conjoncturel, ponctuel, très adapté à la médiasphère,
au monde du visible, donc surestimé.
Le crime organisé tente toujours de corrompre les élites. Il n'y a de mafia, sur
un territoire, que dans la recherche d'une forme de cohabitation avec les pouvoirs
en place, avec l'État. On reconnaît l'existence d'une mafia sur un territoire au fait
qu'elle a su corrompre une partie des élites et des autorités. Ceci pour dire qu'il
est très intéressant de se poser la question : comment une mafia gère-t-elle ses
relations avec les élites ? Mais quelles sont les élites du monde contemporain ?
Dans quel type de société vivons-nous ? Vivons-nous dans une démocratie d'économie de marché ? Peut-on qualifier les sociétés au travers de leur mécanisme
central technologico-économique, celui de la société de communication et de l'information, ou bien vivons-nous (ce que je crois !), ce que Debord avait pressenti,
dans la « société du spectacle » ? Au double sens, à la fois du show-biz et du
consumérisme exacerbé. Si on pense, comme Guy Debord ou Philippe Muray,
que nous vivons dans la « société du spectacle et du festif », quelles sont alors les
nouvelles élites ? Quelle relation cet univers festif et spectaculaire entretient-il
avec le crime organisé ? Mais c’est là un autre sujet…
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LES MAFIAS : UNE GÉOPOLITIQUE ?
Débat
(Suite à un problème technique d’enregistrement, la plupart des questions sont
inaudibles : on en a résumé le sens général au vu des réponses.)
Une Participante - Quelle est la place des femmes dans la mafia ?
Jean-François Gayraud - Les mafias sont des univers masculins, ce ne sont
pas des univers modernes, ce sont des mondes machistes. Ces univers font rêver
beaucoup d'hommes modernes, parce que personne n'ose dire que les hommes
ont perdu leur pouvoir dans un univers féminisé. Je dis cela pour faire sourire. Ce
sont des univers très sexués : il n'y a pas de femme dans les organisations
mafieuses. La seule exception, marginale d’ailleurs, est dans la Camorra à Naples.
Là, dans quelques cas, des femmes, en général des épouses ou des sœurs, ont pris
la tête de clans mafieux. Mais en général, retenons que les univers mafieux sont
des univers machistes, qui excluent les femmes. Pourquoi ? Je vais vous répéter ce
que disait un mafieux sicilien : « une femme c'est l'univers de la faiblesse, une
femme c'est l'univers de l'enfantement, une femme c'est l'univers de la maison,
donc ce sont des êtres que l'on doit protéger, d'autant plus qu'elles sont faibles et
fragiles et qu'on peut faire pression sur elles à cause des enfants ».
Les femmes sont extérieures au processus mafieux. On voit fleurir des articles
sur le thème, "En Sicile les femmes arrivent dans la mafia » : c’est un contre sens !
Ce n'est pas parce qu'une femme, une épouse ou une sœur a apporté des messages à un parent mafieux emprisonné que pour autant elle fait partie de la mafia.
Elle ne sera jamais qu’une pourvoyeuse de messages. Donc c'est un univers
d'hommes, et d'hommes mûrs. Dans le processus d'initiation, vous êtes choisi
suite à une observation pendant de longues années dans votre rue, dans votre
quartier : en général on n'initie pas des adolescents, on initie des hommes relativement mûrs, de 20 à 25 ans. Les enfants ne sont ponctuellement que des outils, mais
des outils extérieurs. En principe il y a une idéologie mafieuse, (c'est vrai au
Japon, c'est vrai aux États-Unis, c'est vrai en Sicile), qui fait qu'on ne touche ni
aux femmes ni aux enfants. Il y a un respect machiste, il y a un respect catholique,
(parce qu'il y a instrumentalisation du catholicisme) ; toucher à la femme ou aux
enfants des autres c'est mettre en danger sa propre famille. Mais il y a eu des
exceptions : pendant cette grande guerre, dans les années 80 en Sicile, lorsque les
Corleonais ont pris le pouvoir contre les clans Inzerillo/Bontate, on a vu des
règlements de compte terribles, avec des cas d'enfants jetés dans de l'acide et des
femmes assassinées. Il y a eu ce que les Siciliens appellent des "vengeances transversales" où on ne tue pas uniquement le mafieux qui est votre adversaire mais
on tue toute sa famille, parce qu’ainsi personne ne peut plus se venger, c'est aussi
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JEAN-FRANÇOIS GAYRAUD
simple que ça. Plus de combat, faute de relève, ni de souvenir entretenu via les
femmes. Mais on est là plutôt dans l'exception. La question s'est posée, elle se
pose toujours aux États-Unis avec Cosa-Nostra : la mafia italo-américaine a subi
depuis les années 80 une vague de repentance, il y a beaucoup de collaborateurs
de justice qui ont parlé, ce qui a permis de comprendre ce qu'était la mafia américaine… et ce qui a permis aux journalistes américains d'expliquer, chaque fois
qu'il y avait un repenti, que la mafia était morte ! La question s'est posée de
savoir s'il ne fallait pas punir les familles des collaborateurs de justice. Si on ne
peut pas les atteindre parce qu'ils sont dans le programme de protection des
témoins, ne pourrait-on pas les punir en punissant leur famille. La question s'est
posée, puis rapidement le couvercle a été remis dessus. Une telle option aurait eu
des effets trop chaotiques.
Un Participant - Pourquoi les mafias se sont-elles développées là où elles
existent et pas ailleurs ?
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Jean-François Gayraud - Il n'y a pas d'explication unique d'une société à
l'autre, d'une culture à l'autre, ce serait irréaliste sauf à trouver du structuralisme
là-dedans.
Il y a certainement des causes conjoncturelles, locales, précises, uniques. Dans
le cas de la mafia sicilienne l'explication la plus commune est que la mafia a été
une réponse à un besoin social donné à un moment donné. Lorsqu'au XIXe siècle
le système féodal s'est écroulé, on a vu se constituer de grandes propriétés de
style latifundia, et les propriétaires palermitains ou napolitains ont délégué à des
intermédiaires sociaux leurs pouvoirs. Ils ont délégué leur pouvoir d'ordre sur les
paysans et leur pouvoir de lever l'impôt sur les dits paysans. Et deux groupes
sociaux intermédiaires, les campieri et les gabellòtti, ont rempli ce vide social : les
maîtres étaient absents et ce sont eux qui ont organisé leur domination sur ces
paysans, au sens de Bourdieu. Ensuite on a vu la transformation de ces campieri
et de ces gabellòtti en organisations criminelles. Et puis ces organisations criminelles ont rempli de multiples fonctions, et elles n'auraient pas pu se maintenir
sans ces autres fonctions d'intermédiaire social, de médiateur, d'intercesseur, de
juge de paix… Au Japon, les yakusas, aujourd'hui, remplissent cette fonction de
juge de paix social, parce que la justice civile est peu développée au Japon. Pour
régler les conflits, historiquement et encore maintenant, on a fait appel à eux : il y
avait des vides, et ces entités criminelles les ont remplis.
Un Participant - j'ai cru comprendre que l'un des critères des mafias était le
code d'honneur : qu’en est-il exactement ?
Jean-François Gayraud - C’est un monde normé, et l'honneur fait partie de
leur idéologie justificatrice. Ces gens-là ne vivent pas in concreto dans l'honneur,
mais cela fait partie de l'appareil idéologique dont ils essaient de convaincre les
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LES MAFIAS : UNE GÉOPOLITIQUE ?
autres et dont souvent ils sont souvent convaincus eux-mêmes. C'est un élément
idéologique et ils le vivent comme ça. C'est un honneur très particulier, les
mafieux se vivent comme des aristocrates, ils ne se vivent pas comme des bandits.
Souvent, sincèrement, les êtres humains ont une capacité d'auto aveuglement qui
est immense.
Un Participant - Quel est le poids économique et financier des mafias
Jean-François Gayraud - Ces entités criminelles génèrent des chiffres d'affaires considérables elles sont polycriminelles. Une organisation criminelle n'a pas
de spécialité. Sur son territoire, elle domine l'ensemble des marchés criminels.
Elle organise la grande criminalité : trafic d'armes, d'êtres humains etc. Mais elle
organise aussi la petite et la moyenne criminalité qu'elle ne pratique pas ellemême. A Palerme, dans le quartier historique de la Cala, personne ici ne cambriolera un appartement sans l'autorisation du Boss local de la mafia. Si vous le faites,
c'est avec l'autorisation.
Ceci pour dire que ces organisations criminelles génèrent des chiffres d'affaires considérables dont les ordres de grandeur se situent, dans le monde
moderne, en milliards d'euros ou de dollars. Voire en dizaines ou en centaines de
milliards de dollars. Le problème numéro un des mafias et des cartels mexicains
est la gestion de cet argent, qui est surtout de l'argent liquide. Le problème est
l'introduction de cet argent dans l'économie légale, c'est le processus de blanchiment. La conséquence est que les organisations criminelles investissent dans
l'économie légale et prennent des parts de marché. Vous êtes la Camorra à
Naples, il faut bien convertir l'argent du trafic de la cocaïne : vous achetez des
hôtels, des agences de voyages, des champs. On peut lire une organisation
mafieuse comme étant une entreprise, au sens à la fois capitaliste du terme et
métaphorique. On ne peut pas réduire une organisation mafieuse à une entreprise
mais c'est ça aussi. Dans l'économie légale moderne, certains acteurs économiques ont un visage de légalité et de normalité, mais ils ont en fait une profondeur stratégique qui est autre. Une des caractéristiques de l'économie moderne
est la porosité croissante entre l'économie légale et l'économie illégale. Des phénomènes d'économie grise se répandent, comme l'économie des déchets aux
États-Unis. Sur ces marchés il y a des acteurs sains et normaux, mais aussi des soldats de la mafia. Or, quand sur un marché vous avez des acteurs classiques,
comme vous et moi, et des acteurs qui en réalité ont une profondeur criminelle, le
croisement de l'offre et de la demande est problématique. Tout ça fausse le jeu du
marché. Quand les acteurs mafieux s'investissent sur des marchés légaux ils ont
un avantage concurrentiel. Donc une des problématiques majeures est moins
cette économie illégale que le fait qu'aujourd'hui il y a une contamination de l'argent sale dans des secteurs croissants de l'économie et des marchés financiers.
Une Participante - Quels circuits pour l’argent liquide ?
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JEAN-FRANÇOIS GAYRAUD
Jean-François Gayraud - Vous posez le problème crucial des espèces. Lors
des saisies chez les cartels mexicains de la drogue, on découvre souvent des hangars ou des appartements pleins de billets de banque. Pour blanchir cet argent il
faut acheter des complicités, créer des sociétés commerciales par exemple. Qu'estce que l'économie du tourisme à Naples ? Qu'est-ce que l'économie du tourisme à
Mexico ? Ils sont obligés d'avoir des partenaires extérieurs dans l'économie
légale, des avocats, des banquiers, des entrepreneurs, qui vont se nourrir de cet
argent sale.
Une Participante - Comment les mafias peuvent-elles rester invisibles ? Et la
lutte contre les mafias ne doit-elle pas s’appuyer sur les femmes ?
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Jean-François Gayraud - Je ne sais pas s'il y a une essence féminine supérieure à l'essence masculine, j'en doute un peu. Je vais vous faire plusieurs
réponses. Le philosophe Clément Rosset explique très bien que rien n'est jamais
invisible en soi. L'invisibilité est en nous, nous ne voyons pas les choses parce que
nous ne voulons pas les voir, ou parce que nous ne savons pas les voir. Le meilleur
paradigme pour comprendre les sociétés secrètes c'est "la lettre volée" d'Edgar
Allan Poe. Comme chez Edgar Poe, la lettre est là, nous l'avons sous les yeux,
mais nous ne voulons pas ou nous ne savons pas la voir à un moment donné. La
présence de la mafia est écrasante de visibilité pour les indigènes. Mais à un
moment donné, tout un appareil de masques et d'illusions (politique, médiatique,
universitaire, etc.) fait que nous ne voulons pas voir la vérité. Ce qui renvoie au
mécanisme de refoulement en psychanalyse.
Sur les femmes, n'ayons pas trop d'illusions quand même : on voit des femmes
criminelles être pires que les hommes. Je crois la problématique n'est pas là.
S'imaginer que la résistance en Sicile est le fruit des femmes, ce n'est pas si simple. C'est très minoritaire. En réalité, même si c’est dérangeant, il y a aussi une
adhésion féminine au phénomène mafieux. Les épouses de mafieux savent très
bien ce qui se passe, ce sont des mères qui laissent éduquer les enfants comme ça.
Elles participent du système. Ce n'est pas parce que, seuls, les hommes sont initiés
dans les sociétés secrètes qu'elles sont innocentes et étrangères au phénomène.
Au contraire, beaucoup d'entre elles y participent en entretenant cette espèce de
substrat culturel qui fait qu'un enfant peut devenir mafieux. Dans la réalité sicilienne, je ne crois pas qu'il y ait de « gentilles femmes » et de « méchants
hommes ». C’est plus complexe.
Une Participante - Vous avez dit que les fascistes avaient failli gagner contre
Cosa-Nostra : qu’en est-il réellement ? Autre question : puisque les mafias sont
organisées territorialement y a-t-il des régions qui échappent à cette mainmise?
Jean-François Gayraud - Sur le fascisme italien, j'ai dit tout à l'heure qu'il
n'y avait pas eu de mafia vaincue, défaite, mais qu’on a cependant failli connaître
un début de défaite de la mafia sicilienne à l'époque du fascisme italien. Que
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LES MAFIAS : UNE GÉOPOLITIQUE ?
s'est-il passé ? Le fascisme est un étatisme, une pure idéologie de l'État, quelque
chose qui ne supporte aucun contre-pouvoir, et les fascistes, non pas par répulsion
fondamentale à l’égard des organisations criminelles, mais parce qu'ils ne supportaient aucun contre-pouvoir, et Mussolini le premier, ont décidé qu'en Sicile les
mafieux ne seraient plus les « patrons » : c’est ainsi que Mussolini a envoyé le
fameux « préfet de fer », Cesare Mori, avec pour mission d'éradiquer la Mafia.
Cesare Mori va presque réussir. Il explique dans ses mémoires : « pour éradiquer
la mafia j'ai utilisé des méthodes mafieuses ». Arrestations arbitraires, enlèvements, tortures… tout ça va très bien fonctionner. Il y a débat historique, entre
experts, pour savoir si tout cela ne fut pas une illusion, si réellement la mafia a été
défaite. On peut affirmer cependant qu'après l'expérience de Cesare Mori, relativement brève (de 1925 à 1927), la Mafia était, non pas morte, mais moribonde. Ce
qui ne signifie pas que certains dignitaires fascistes ne pouvaient pas s'entendre, à
titre personnel, avec certains mafieux. Le ministre des affaires étrangères de
Mussolini avait fait beaucoup d'affaires de stupéfiants avec Vito Genovese, le
mafieux italo-américain qui s'était enfui à Rome. Globalement on a donc failli
connaître la défaite de cette organisation, mais avec des méthodes contestables !
La Mafia va renaître avec l'arrivée des alliés en 1943 ! Elle va renaître de ses
cendres, parce que les seuls qui avaient un vrai brevet d'antifascisme et qui
étaient encore survivants, c'était les mafieux. Quand les Américains ont progressé, il a fallu mettre des gens à la tête des communes, ils sont donc allés chercher ceux qui ont levé la main le plus rapidement. Évidemment les Américains
n'ignoraient pas ce qui se passait. Mais, dans la démocratie chrétienne naissante,
les Américains (on est au début de la guerre froide) n'avaient qu'une peur, celle
de l'agitation sociale, des communistes, des socialistes, des syndicalistes, la peur de
voir l'Europe, la France, l'Italie, tomber aux mains des bolchevicks. Leur pari a été
de s'appuyer sur les forces conservatrices. C'est comme ça que la Mafia a pu
renaître de ses cendres et mener une vie tranquille avec une fraction de la démocratie chrétienne, pendant 50 ans.
Sur la question de l'expansion et du partage, les mafias se déplacent géographiquement, il y a des mécanismes de déplacement géographique, que j'explique
dans mon livre. Dans le cas de l'Italie, un des phénomènes majeurs est la montée
sud-nord des quatre mafias italiennes, principalement pour des raisons démographiques. Les organisations mafieuses ont suivi les migrations internes à l'Italie
pour des raisons économiques et sociales. Les organisations mafieuses ont aussi
réussi à s'installer dans le nord de l'Italie grâce à l'État italien qui, dans un phénomène de racisme/préjugé anthropologique, considérait qu'un mafieux, une fois
sorti de son environnement territorial et de son bocal social, mourrait s'il était
loin de chez lui. D’où une politique d'assignation à résidence dans le nord de
l'Italie. Or un mafieux, lorsqu'il quitte son territoire, ne meurt pas, mais il transforme son environnement, il recrée son biotope, un environnement mafieux.
Donc il y a eu une extension énorme. En Sicile aucune organisation criminelle ne
travaille, qu'elle soit italienne ou étrangère, sans l'accord de la Mafia. Vous ne verPARCOURS 2008-2009
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JEAN-FRANÇOIS GAYRAUD
rez jamais les Yakusas, les triades, les organisations albanaises, les clans corses,
commencer à travailler en Sicile sans avoir l' « imprimatur », simplement parce
que les criminels savent très bien qui est le suzerain. Ce que l'on constate c'est
que chacun est souverain sur son territoire, et que les relations entre les organisations criminelles matures sont des relations de coopération et d'échange, pas de
conflictualité.
Un Participant - Pourquoi des mafias en certains lieux et pas ailleurs ?
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Jean-François Gayraud - Je ne sais pas. Pour y répondre, il faudrait considérer qu'il existe une cause unique. Pourquoi le « milieu » criminel français n'a t-il
pas généré de mafia ? Historiquement, le grand banditisme en France est bien
localisé : Paris, Lyon, Grenoble, Marseille et la Corse. Pour autant, malgré cette
permanence, rien de mafieux n'a émergé. Pourquoi, je ne le sais pas. Pour pouvoir
répondre à cette question il faudrait comprendre la raison de la naissance, dans
chacun des pays concernés, de ces organisations criminelles. Nous sommes dans
un univers dans lequel nous ignorons à peu près tout. Soyons modestes. On peut
être relativement savant quand on parle de la mafia italo-américaine, parce que la
société américaine est une société ouverte, avec des procès, des repentis, des universitaires qui travaillent, et qu’il y a de vrais journalistes aux États-Unis. C'est un
autre monde : quand vous lisez le New York Times, vous savez que vous ne lisez
pas un journal français. C'est une société ouverte, donc il y a un matériau considérable pour travailler. Dans une société fermée et/ou qui nous est complètement
étrangère, par la langue et par la culture, comme la Turquie ou l'Albanie, notre
capacité à comprendre ce qui se passe est à peu près égale à zéro. Il n'y a pas
beaucoup de Japonais qui écrivent sur les yakusa. Philippe Pons par exemple, correspondant du Monde au Japon depuis 25 ans et un des meilleurs connaisseurs du
Japon, a écrit un livre remarquable (que je vous conseille) sur l'histoire du crime
au Japon : tout est très savant jusqu'aux années 70, puis subitement on ne voit plus
rien, on ne sait plus rien. Pour les chercheurs en sciences sociales, en Turquie et au
Japon il y a une forme de retenue vis-à-vis du phénomène. Ces dernières années
j'ai essayé de lire tout ce qui était accessible sur les triades, en anglais et en français, et en réalité on tourne toujours autour des mêmes sources. On doit faire aveu
d'ignorance et de modestie. L'ignorance est difficile à avouer dans une société qui
se dit société de l'information. Mais la vérité est là !
Une Participante - Quels sont les rapports de la mafia et des Églises ?
Jean-François Gayraud - L'Église, comme toutes les institutions italiennes, a
vécu dans la négation des mafias, le silence, le refoulement. La vraie rupture est
née dans les années 80, (des prêtres l'ont payé de leur vie) avec Jean-Paul II qui,
dans un grand discours, a nettement mis en cause la Mafia. Avant, comme pour les
autres institutions, c'était une relation de cohabitation silencieuse, d'autant plus
que ces mafieux étaient formellement de « bons » catholiques. On a l'exemple, au
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LES MAFIAS : UNE GÉOPOLITIQUE ?
XIXe siècle, de prêtres initiés de la Mafia. Ne faisons pas de mauvais procès à
l'Église catholique, elle s'est retrouvée dans la même situation que les autres institutions publiques ou privées face à un pouvoir dominant et menaçant. On parle
de ces choses ici, de manière confortable, mais quand vous êtes face à une réalité
criminelle qui commence à vous parler de votre famille, de votre femme et de vos
enfants… le courage, il est plus facile de l'avoir ce soir, ici, que de le vivre in-situ.
Les premiers à en parler l'ont payé de leur vie. Mais l'Église catholique a été dans
un phénomène d'accommodement. Les organisations mafieuses détournent beaucoup de symboles de la culture catholique. La mafia des Pouilles, c’est la Sacra
Unita Corona, c'est « la couronne sacrée unie » c'est le Christ, c'est un détournement culturel.
Une Participante - Nous avions pensé illustrer cette soirée par le film de
Cronenberg « La promesse de l'ombre » sur la mafia russe. Vous avez dit que vous
n'en parleriez pas. Mais qu'est ce qu'il en est aujourd'hui de cette mafia russe ?
D’autre part, dans votre livre, vous avez écrit que le Kosovo était un État
mafieux qui venait d'entrer au sein de l'Europe, sans expliquer plus que ça…
Jean-François Gayraud- La « mafia russe » n'existe pas. C'est largement un
fantasme journalistique et cinématographique. Après la chute du mur de Berlin,
on a vu déferler en Europe des hommes trop riches entourés de femmes trop
voyantes entre Courchevel et Deauville. Cette hyper-visibilité a alimenté des fantasmes. La « mafia russe » n'existe pas, pour deux raisons. D'abord, du point de
criminologique, ce n'est pas une mafia mais du banditisme de haut niveau : ce que
décrit le film de Cronenberg est un système de pré-aristocratie criminelle qui
s'appelle « les voleurs dans la loi ». C'est un système qui peut donner l'illusion
d'une mafia, mais qui ne l'est pas. Le « système des voleurs dans la loi » est un
code de comportements pour des bandits qui se voient comme des pairs et des
aristocrates, en effet ; mais cela ne forme pas une société secrète stricto sensu. De
plus, cette prétendue « mafia » n'est pas russe, elle est russophone. Les gangsters
en question ne sont pas toujours Russes, ils sont souvent Géorgiens, Tchétchènes,
Daghestanais, etc. Du point de vue ethnique, (je ne sais pas si on peut parler
d'ethnie, il paraît que cela n'existe pas) la réalité est celle-là. Le film de
Cronenberg est remarquable esthétiquement, mais il renvoie de cette réalité criminelle une vision relativement fausse, et c'est tout le problème du cinéma, souvent américain, qui ancre dans les représentations, dans les cerveaux, une vision
du crime qui n'a rien à voir avec la criminalité réelle. Mais nous vivons dans la
société du spectacle donc de l’illusion consumériste !
J'en profite pour rebondir sur Coppola. Il y a un avant et un après Coppola.
La trilogie des « Parrains » constitue un chef-d'œuvre. Il y a un avant et un après,
ce sont les mafieux qui le disent. Sur les écoutes de la police américaine et dans
les ouvrages des repentis, ils en disent : « c'est merveilleux » ! Subitement ces
mafieux ont eu des modèles d'identification valorisants. Ils ont bien compris que,
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à travers Don Corleone, ce à quoi ils pouvaient désormais s'identifier, c'était à un
pater familias, un entrepreneur de génie, aimant sa famille, pratiquant l'honneur,
détestant les protestants, et non plus à d’ignobles individus qui tuent et qui violent. Par exemple, (ça peut faire sourire, mais c'est fondamental), les dialogues de
ces films sont devenus des mantras pour les mafieux réels. La fameuse réplique :
« une offre que l'on ne peut pas refuser ! », ils la répètent en permanence y compris pendant les procès. Entre eux, quand ils veulent parler d'un tueur, ils disent
un « Lucas Brasi » du nom de cette espèce de grosse brute au début qui est le
tueur de Don Corleone. L’acteur était d’ailleurs lui-même un vrai gangster, il s'appelait Lenny Montana, il sortait de prison lorsqu'il a tourné le film. Dans la scène
du mariage, les figurants sont pour la plupart des gangsters de la Mafia. Car le
film a été cogéré entre la Paramount et la Mafia pour un certain nombre de raisons. Je ferme la parenthèse parce cela nous entraînerait trop loin. Mais le plus
important et le plus pernicieux, c’est que Coppola nous a renvoyé une vision criminologique fausse de la Mafia. Coppola nous dit que la Mafia, c'est une famille
biologique, un pater familias avec des enfants, qui essaie de se faire une place au
soleil dans un environnement hostile. Or une Famille mafieuse n'est jamais une
famille biologique. Il y a un processus d’initiation, c'est une Famille (re)construite,
culturelle. Il peut y avoir des gens de la même famille, mais en général ce sont des
gens d'univers différents, ce n'est pas une famille biologique, c'est une société
construite, c'est une société secrète. Coppola ne dit pas ça. Il nous renvoie l'idée
selon laquelle la Mafia est un phénomène de résistance face à un environnement
hostile, les méchants "wasp". Tout cela est faux. Je sabre dans la réalité du film,
mais en gros, c'est une vision totalement fausse, éculée. C'est normal parce que le
film est tiré du roman de Mario Puzo qui avouait : « je n'aime pas la mafia, je suis
bien d'origine italienne, mais j'ai tout inventé ». Au moins c'est clair et net. Il n’y
connaissait rien ! Coppola est un génie, et le but du cinéma est de distraire et de
vendre un produit, son souci ce n'est pas la vérité. En général la réalité n'est pas
glamour et séductrice. La réalité, c'est plutôt Gomorra.
Il y a donc un avant et un après Le Parrain : subitement les mafieux italo-américains ont eu un modèle positif d'indentification. Tout ce cinéma est né dans les
années 70, il est très daté. Si le genre du « film de gangsters » est né dans les
années 30 à 32, le « film de mafia » est né dans les années 70 avec Coppola et
Scorsese. C'est un phénomène qui a eu pour conséquence, (si j'étais un adepte de
la théorie du complot je dirais pour fonction), d'acter la mafia dans l'imaginaire
américain. Pendant des générations la Mafia a été perçue comme une menace
étrangère, allogène, et ces films ont acclimaté la Mafia, ont fait de la Mafia et des
mafieux un élément « normal » du paysage urbain.
Le meilleur exemple en est la série « les Sopranos ». Cette série est à la télévision ce qu'est la trilogie de Coppola au cinéma. C'est un chef-d'œuvre. Fait remarquable : du point de vue de la vérité criminologique, il n'y a pas de bêtises. Mais
surtout, « Les Sopranos » ont acclimaté définitivement les mafieux et réussit à les
rendre sympathiques !
PARCOURS 2008-2009
LES MAFIAS : UNE GÉOPOLITIQUE ?
Je vais vous raconter un peu ce qu'est la série « Les Sopranos », parce qu'elle
est d'une extrême perversité. Leurs scénarios, aux États-Unis, sont parmi les
mieux écrits. On est à des années lumières de ce que produisent l'Europe et surtout la France. La culture populaire fait partie du génie américain. « Les
Sopranos » nous racontent l'histoire d'un boss, d'un chef de la Mafia dans le New
Jersey, (le modèle a été pris sur la famille des DeCavalcante). Tony Soprano est
un chef de Famille, il a un territoire dans le New Jersey et dans la série (qui dure
des années, il y a plus de cinquante épisodes), on voit en permanence cet homme
se débattre entre ses deux familles. Avec sa famille naturelle (il a une femme, des
enfants), c'est compliqué, il a des problèmes comme tout le monde. Et puis avec
sa Famille criminelle, il a les problèmes qu'ont tous les chefs d'entreprise (surtout
à la tête d'une entreprise criminelle). On voit très bien comment cette série se sert
du thème de la Mafia pour nous parler de beaucoup d'autres choses. Le fil
conducteur des Sopranos, c'est que ce gangster est en cure psychanalytique. C'est
un film fantastique sur la psychanalyse. Le non-dit de la série c'est que l'homme
américain (et pas le seulement l'homme criminel) est un homme qui doute et qui
est en pleine dépression. En fait c'est une réflexion sur la société américaine.
C'est une réflexion sur l'homme moderne aux prises avec ses problèmes familiaux. Mais, parce qu'elle prend un fil conducteur mafieux, elle acclimate définitivement la Mafia dans l'imaginaire américain et dans l'imaginaire occidental. Ce
n'est plus quelque chose qui nous est extérieur, mais qui fait maintenant partie de
nous, même si 99 % des gens qui regardent « Les Sopranos » ne pensent pas à
cela. Mais forcément, quelque part, il va y avoir porosité. Martin Scorcese, qui a
beaucoup réfléchi sur ses films, qui sont de vrais films bien ancrés dans la réalité
criminologique comme « Casino », dit : « j'ai essayé de les montrer tels qu'ils sont,
mais je les ai rendus glamour malgré moi ».
C'est une question centrale : peut-on représenter le crime du point de vue du
criminel sans le rendre sympathique, glamour, attrayant ? C’est une problématique que j'aborde dans le livre qui parait à la fin du mois : qu'est ce que « le film
de gangster » ? C'est un genre cinématographique qui décide de ne plus prendre
le point de vue de la répression, les gentils, les flics, les détectives, la justice, mais
par un phénomène d'empathie et de sympathie, d’adopter le point de vue, le
regard du gangster. Et quand on analyse les films de gangsters aux États-Unis,
(parce que c'est un genre typiquement américain), on constate une division du
travail avec deux types de gangsters, le « bad bad guy » et le « good bad guy ». À
l'intérieur du système criminel, il y a toujours des criminels sympathiques. Et à
partir du moment où on prend le point de vue du criminel on crée, comme c'est
normal, un début d'explication donc de justification, puis de sympathie.
Il faut comprendre le sens de tous ces films. J'y pense parce qu'on a un renouveau, en France, du « film de gangster », et cela ne tient pas du hasard. Prenez les
deux opus de Mesrine : tous les critiques de cinéma, y compris Le Monde et
Libération, ont écrit que ce n'était pas une apologie du crime. En réalité c'est une
pure apologie du crime. Quand même, dans la scène finale de l'opus n° 2 où
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303
JEAN-FRANÇOIS GAYRAUD
Jacques Mesrine est tué par la police porte de Clignancourt, on le voit de profil
dans une position christique, comme sur l'affiche du film de Scorsese « La dernière tentation du Christ ». Donc le message du film est que Jacques Mesrine est
un martyr. Les gens cultivés et intelligents savent garder de la distance. Mais
qu'est ce que cela peut produire sur d'autres formes de public ?
Sur le Kosovo, j'ai personnellement une lecture particulière de la libération du
Kosovo par l'OTAN, difficile à démontrer parce qu'en la matière il y a peu de matériaux. Je pense que la fameuse armée de libération du Kosovo, l'UCK, n'était que le
masque politique de clans familiaux et de clans criminels. Les Américains ont bien
compris ce qui se passait, ils avaient des objectifs géopolitiques, et en réalité ils se
sont appuyés, au Kosovo, sur des forces qu'ils avaient connues en Sicile: des criminels. En temps de guerre, on ne choisit pas toujours ses alliés! Le facteur criminel
n'est jamais premier dans les conflits géopolitiques. Dans l’entité qui s'est autoproclamée indépendante en février 2008, il y a en réalité fusion et collusion entre les
clans politiques et les clans criminels et donc une totale corruption du système. Et
les forces internationales de l'Europe, de l'ONU, ne jouent que les utilités. Les
forces internationales d’armée ou de police serviront accessoirement à nourrir l'industrie du sexe localement. Pour les proxénètes albanais c'est fantastique, quand
vous avez subitement 2 000 à 3 000 hommes qui arrivent, c'est un boom de l'industrie du sexe. On vient de laisser se créer, au cœur de l'Europe, quelque chose de
totalement mafieux, dont les conséquences se percevront dans un siècle ou deux.
Un Participant - Mafia, mondialisation financière, et la crise.
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Jean-François Gayraud - Vous voulez définitivement me faire virer (rires).
Première réponse : il est évident que les phénomènes de mondialisation ont
été de grandes aubaines et de grandes opportunités pour ces organisations criminelles. La mondialisation-globalisation, c'est premièrement l'ouverture de territoires, (rattachement de Hong Kong à la Chine continentale, Alena entre
l'Amérique du nord et le Mexique, etc.) et deuxièmement le desserrement juridique des contraintes sur les marchés. Évidemment l'ouverture de ces espaces
physiques et matériels a créé de grandes opportunités.
Deuxièmement, il y a une omniprésence du crime organisé sur les marchés
financiers. Je suis étonné que ni la presse européenne ni la presse américaine ne
l'aient rappelé, mais à Wall Street, dans les années 90 et 2000, il y a eu constamment des affaires criminelles dans lesquelles le FBI est intervenu : des brokers et
des traders qui étaient en cheville avec les cinq Familles de la Mafia de New York.
Ceci pour dire qu'il y a une présence mafieuse sur les marchés financiers comme
sur les autres marchés. On a essayé de nous faire croire, pendant une décennie,
que tous ces mafieux étaient des bonshommes mangeant des pâtes, fumant des
cigares, un peu primitifs et idiots. En réalité ils se sont montrés sur-adaptés sur ces
marchés modernes et très sophistiqués. Dans les années 90, ils ont organisé à New
York les plus grandes opérations de manipulation de cours boursiers, les opéraPARCOURS 2008-2009
LES MAFIAS : UNE GÉOPOLITIQUE ?
tions dites de « Pump and down ». Ça consiste à faire monter fictivement les
cours de certaines actions cotées en bourse, et quand elles sont à leur faîte, on les
revend, et les gogos qui avaient acheté les actions se retrouvent sur la paille. Ils
l'ont fait de deux manières, soit en menaçant des brokers ou des traders qui
avaient des dettes de jeu ou qui fréquentaient les prostituées de Manhattan, ou se
droguaient (je suis désolé mais c'est tout de même ça) ou en créant ex-nihilo des
sociétés de courtage.
Je travaille actuellement sur la dimension criminelle des crises financières (cf.
La Tribune, N.D.L.R.), et quand on reprend l'histoire financière des vingt-cinq
dernières années aux États Unis on est troublé par sa dimension criminelle. Dans
cette dimension criminelle, il faut être très précis, il n'y a pas que le crime organisé et les mafieux, mais aussi le « crime en col blanc », les acteurs normaux de
l'économie et de la finance qui à un moment donné dérapent, mais de manière
structurée et souvent avec une grande ampleur. La très grande faillite financière
que connaissent les États-Unis dans les années 80, plus personne n'en parle, surtout pas les Américains actuellement. Avec la faillite des caisses d'épargne, (j'ai
écrit un article sur le sujet), les Américains ont alors failli connaître un dérapage
de leur économie comparable à l'affaire des subprimes. Cette faillite fut une pure
faillite frauduleuse avec des acteurs criminels très hétérogènes.
En réalité ils sont omniprésents sur les marchés, parce qu'il y a nécessité de
blanchir de l'argent. Et là l'affaire Madoff est intéressante, pour trois raisons.
Premièrement c'est une pyramide financière, et rien n'est plus banal qu'une
pyramide financière, il y en a toujours eu dans l'histoire financière des ÉtatsUnis. On parle de Madoff mais le FBI est en train d'interpeller un tas de petits
Madoff. La maison était bien gangrenée. « Une fois ce n’est pas de chance, deux
fois c’est le hasard, trois fois il faut se poser des questions ». Ensuite, dès la fin
des années 80, la masse financière que voyaient passer les sociétés financières
de Bernard Madoff représentait 5 % (!) de la masse financière des marchés de
Wall Street, chiffre donné par les gendarmes de la bourse américaine, la SEC.
Dans une société, on dirait que c'est un actionnaire de référence.
Troisièmement, il faut regarder qui investissait chez Madoff, on parle de victimes, mais dans une pyramide financière la frontière entre une victime et un
complice est très floue. Vous êtes victime quand vous n'avez pas retiré votre
argent au bon moment, vous êtes complice quand vous avez été assez intelligent
pour le retirer avant. Tout le monde semble avoir oublié ça. Et donc il va être
très intéressant de regarder qui étaient les clients, les « feeders », comme disent
les Américains, qui sont venus sur la longue période, pas uniquement les derniers, ceux qui restent en ligne, qui sont les gogos. Sur la longueur historique, qui
est venu dans la maison et qui en est ressorti. Et on va découvrir des choses
extraordinaires. On va découvrir, peut être pas des organisations mafieuses
stricto sensu, mais des gens qui sont des associés ou des complices. Dans les
« feeders » de Madoff, on trouve le nom d'un associé historique des Genovese
(la mafia de New York).
PARCOURS 2008-2009
305
JEAN-FRANÇOIS GAYRAUD
Ce que je veux vous faire comprendre, c'est que les pyramides financières ne
passent pas inaperçues surtout sur la longue durée. Elles ne passent pas inaperçues des clairvoyants. Ces machines sont forcément alimentées à la fois par de
l'argent propre et par de l'argent sale. On va découvrir des choses hallucinantes, si
tant est que le procès nous l'apprenne. Grâce au système du « plaider coupable »,
évidemment, il est possible que la justice américaine baisse le rideau assez rapidement.
Une question plus générale s’impose : qui sont les propriétaires des sociétés
cotées en bourse ? La capitalisation boursière à Paris est détenue à plus de 50 %
par des capitaux étrangers, ce qui renvoie à des questions complexes : qu'est-ce
que l'économie française ? Qu'est-ce que la nationalité d'une entreprise ? Une
entreprise française dont 60 % des capitaux sont étrangers et le siège social est
aux Pays-Bas ? Vous ne savez jamais sur le marché boursier qui détient quoi. Un
des grands mythes que l'on veut nous faire avaler est que la mafia a disparu de
Las Vegas, et on veut nous l'asséner depuis trente ans. Depuis que le big business,
depuis que Wall Street et les grandes entreprises, sont propriétaires des grands
casinos, ils sont venus, nous dit-on, blanchir, ils sont venus chasser les gangsters.
Pourquoi cela ferait-il disparaître les vampires ? On l'a vu avec Enron en 2001. La
société était prétendument la septième des États-Unis, avec une capitalisation
boursière théorique de 101 milliards de dollars, et en réalité ce n'était qu'un château de cartes et une pure illusion. Tous les contrôles internes et externes ont été
défaillants. On n'a pas su voir qu'Enron était un montage frauduleux. Rien ne ressemble plus à de l'argent propre que de l'argent sale.
Un Participant - Évolution future de la mafia ?
306
Jean-François Gayraud - Il n'y a pas de complot, il faut se méfier. J'ai fait
une présentation concentrée de l'univers criminel et il ne faut pas imaginer des
deus ex machina, les choses sont plus complexes. Ce que je veux vous faire comprendre ou admettre, c'est que ce sont maintenant des acteurs sociaux non marginaux, importants et déterminants, ils font partie du paysage. Pour l'avenir, je suis
d'une nature pessimiste, car c'est le type de problème que nous ne savons pas traiter. Nous savons traiter le terrorisme, parce que ce sont des menaces conjoncturelles, très ponctuelles et non problématiques, quoiqu'on en dise. À partir du
moment où vous traitez des organisations criminelles de niveau supérieur, vous
touchez à des situations de pouvoir, à beaucoup d'argent. Nul n'est plus isolé, en
Italie, qu'un magistrat, qu'un carabinier, qu'un commissaire de Police qui est
engagé dans ce type de problème. Car évidemment il tutoie des pouvoirs qui peuvent être en périphérie de « chose mafieuse ». Ben Laden est extérieur aux sociétés occidentales ; un boss mafieux au contraire est au cœur de nos systèmes. Ce
sont des situations complexes, d'autant plus complexes qu'on est dans le monde
de l'invisible. Pour vous répondre, ces organisations criminelles ont des marges de
progression considérables et nous n'avons pas d'exemple historique de recul.
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LES MAFIAS : UNE GÉOPOLITIQUE ?
Nous ne savons pas déraciner ce type d'organisation criminelle. Vous pouvez
avoir des systèmes démocratiques, l'Italie est une démocratie, mais une démocratie très criminalisée. On peut avoir cohabitation de systèmes qui formellement
sont des démocraties libérales à économie de marché, mais avec un cœur beaucoup plus obscur.
Un Participant - Je reste sur le terrain de la mondialisation. Vous avez dit
que le crime organisé était plus dangereux que le terrorisme, comment s'articulent ces mafias les une par rapport aux autres ? Comment définissent-elles leurs
territoires ? Comment elles s'arrangent entre-elles ? Peut-on envisager un conflit
mondial au niveau de ces mafias ? Ou bien vont-elles s'articuler les unes par rapport aux autres pour ne pas se gêner ?
Jean-François Gayraud - Pour vous rassurer, il n'y aura pas de conflit.
Comme je le disais tout à l'heure, elles ont des territoires naturels, géographiques. Elles sont souveraines chez elles, et elles sont en situation de coopération et d'échange. Par exemple, les cartels colombiens et mexicains de la cocaïne
sont confrontés au fait qu'aux États-Unis la demande est plutôt stagnante. Elles
ont besoin de trouver de nouveaux marchés, d’autres débouchés. Elles veulent
investir le marché européen. Pour investir le marché européen, elles passent par
les organisations qui le connaissent, c'est-à-dire les organisations italiennes, principalement la Camorra et la Ndrangheta, avec échange et coopération. Autre
exemple : les cartels mexicains ont du mal pour blanchir leur argent, parce que
les autorités américaines ont tendance à se montrer plus fermes sur le blanchiment de l'argent depuis 2001. Que font-ils ? Ils demandent aux organisations qui
sont un peu plus loin ou ont plus d'expertise ou de liberté, de le faire. Elles le
demandent à la Camorra ou à la Ndrangheta. Ou elles le font directement en
Espagne en investissant dans l'urbanisme en liaison avec le « milieu » local. Ce
que je veux vous faire comprendre, c'est que toutes ces organisations criminelles,
parce qu'elles sont matures, sont avant tout sur leurs territoires matériels ou
immatériels en situation de coopération et d'échange. C'est à la fois une économie très sophistiquée et très primaire, souvent dans le troc. « Tu blanchis de l'argent, je te donne de la cocaïne, ou je te donne des femmes, tu me donnes des
armes ». Il n'y a pas vraiment de conflits de territoires. Il peut y en avoir sur des
espaces neutres. L'Afrique de l'ouest est en train de sombrer à cause de la
cocaïne. Parce que les cartels colombiens et mexicains ont décidé de faire de
cette partie de l'Afrique, du Nigéria au Sénégal, leur « hub », leur plaque tournante pour introduire la drogue, pas seulement la cocaïne, vers l'Europe. Les
Mexicains et les Colombiens sont physiquement présents sur place. J'imagine
qu'il y a des modus vivendi avec les gangs locaux. En général on est en situation
de coopération.
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JEAN-FRANÇOIS GAYRAUD
Une Participante - Y a-t-il des endroits au monde sans criminalité de haut
niveau ?
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Jean-François Gayraud - Première réponse, il y a du crime dans toutes les
sociétés : au sens sociologique du terme, il n'y a rien de plus « normal » que le
crime. Une société sans crime n'existe pas, ou ce serait très inquiétant. Par ailleurs
la qualification de crime peut être relativement subjective, Durkheim disait que
l'on peut appeler crime ce qui touche « les états forts et définis de la conscience
morale ». Piller, tuer, violer est à peu près condamné dans toutes les sociétés, à
quelques exceptions près.
Deuxième réponse, les organisations criminelles n'ont pas de préférences,
elles sont opportunistes. Elles font de l'argent en fonction des occasions qui
s'offrent à elles. Il n'y a aucun interdit, il n'y a pas de préférence. Vaguement, les
mafieux siciliens vous expliquent qu'ils ne sont pas proxénètes, mais c'est une
farce. Ils ne sont pas directement proxénètes, mais ils prélèvent une dîme sur les
proxénètes, ce qui revient au même. Ceci pour dire qu'en réalité le raisonnement est micro-économique, rationnel : coût/avantage, c'est l'opportunité qui
guide. Pas de préférence. Au XIXe siècle, on ne pouvait pas voler d'automobile,
on volait du bétail. Au XXIe siècle on vole des téléphones portables parce qu'il
n'y a plus de bétail. Ce que je vous dis est à peine caricatural. Il n'y avait quasiment pas de marché financier au XIXe siècle, on ne faisait pas de manipulation
boursière. Il y en a au XXIe, on fait des manipulations boursières. Ils sont « adap-ta-tifs ». Là où les systèmes étatiques sont verticaux, ankylosés, lents, ces
systèmes sont horizontaux, adaptatifs, opportunistes. Quand ces organisations
criminelles peuvent faire de l'argent dans l'économie légale, elles le font. Quand
elles ont de l'argent à blanchir, elles le font là où elles peuvent faire des profits.
C’est ce qui distingue le terroriste du mafieux : le terroriste est un homo politicus. Un criminel, (en dehors du mari qui tue sa femme), commet des crimes de
prédation, c'est un homo économicus. Il y a un déterminant économique. De ce
point de vue-là, ce sont de petits ou de grands entrepreneurs, qui n'ont pas de
préférence. Le raisonnement micro-économique que vous apprenez en faculté,
eux l'appliquent. Rien n'est plus naturel que l'allocation rationnelle des
richesses. Rien n'est plus primitif et naturel que le capitalisme.
Une Participante - Les mafias sont-elles favorables au durcissement des lois
répressives anti-drogue, anti-alcool, anti-tabac…
Jean-François Gayraud - Je ne crois que les organisations criminelles soient
pour la légalisation des stupéfiants, mais là en encore il faut être très prudent. La
mafia italo-américaine a fait beaucoup d'argent grâce au trafic de l'alcool durant
la prohibition. Ce fut une aubaine historique, grâce aux puritains et aux féministes
qui ont interdit l'alcool. Je suis sérieux, il faut se méfier du puritanisme. Or la
société française commence à devenir une société puritaine. Cela a beaucoup
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LES MAFIAS : UNE GÉOPOLITIQUE ?
d'implications, et il faut être attentif à la multiplication des interdits, (on ne fume
pas, on ne boit pas…). La multiplication des dingues qui tuent dans les écoles, tout
cela est le fruit du puritanisme. Le puritanisme n'a pas empêché la Mafia de tenir
une partie de l'économie de l'alcool, mais de manière légale, ils ont simplement
réinvesti leur argent. Il y a toujours des trafics parallèles. Les cigarettes sont en
vente libre, cela n'empêche pas les réseaux parallèles de contrebande et de
contrefaçon : moindre coût etc. On a le droit de jouer à Las Vegas, c'est légal, mais
si c'était illégal ce serait aussi bien pour les mafieux. Quand on a un pied dans un
casino, cela permet de tenir ce qui est autour, l'usure, la prostitution. Cette problématique, légal/illégal, est complexe, mais ce n'est pas pour les mafias un enjeu fondamental, sauf pour le trafic de drogue.
Le 12 mars 2009
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