Les forges de Normandie : origine de la fabrication du

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Les forges de Normandie : origine de la fabrication du
Les forges de Normandie : origine de la fabrication du fer en
Normandie / par Amand Desloges
INTRODUCTION
Qui me rendra cet âge où, dans son innocence,
Le coeur danse aux chansons que chante l'Espérance ?
C. DELACOUR.
Pauvres qui succombez sous le poids de la misère ; Travailleurs dont le dur labeur suffit à peine à l'existence
de la famille ; Riches à qui la fortune sourit dès le berceau, mais à qui l'opulence fait sentir plus lourdement le
poids des préjugés ; Sceptiques et blasés, enfin, pour qui l'intérêt de la vie tourne tout entier dans la
circonférence que peut décrire une pièce de cent sous ; tous, tant que vous êtes, vous évoquerez avec plaisir les
souvenirs de votre enfance et, avec un égal bonheur, vous retremperez votre âme à la source délicieuse et pure
de vos belles années de jeunesse.
Cédant moi-même à la douce impulsion de ce sentiment, je ne saurais résister au désir que j'éprouve de
reporter ma pensée à ces jours déjà lointains où, insouciant et libre, en compagnie de joyeux camarades, j'allais
courir à travers champs, ou bien sous les voûtes sombres de la grande forêt, à la recherche des noisetiers, des
mûres sauvages et des nids.
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C'était aussi dans nos prairies qu'avaient lieu les folles équipées, sur les bords de la Risle au lit capricieux,
dans lequel, parfois, s'aventuraient les plus braves, pour y capter la paisible écrevisse blottie sous la pierre ou le
joli petit graisset trônant majestueusement sur la feuille tremblante d'un nénuphar en fleur.
Délicieux aussi les moments passés seul, quand, étendu mollement dans les hautes herbes, à l'ombre des
grands poiriers du verger paternel, je laissais voguer au gré d'une douce rêverie, mon imagination et mes idées
vaguement dessinées, que venaient seuls troubler le chant du grillon caché sous la fleur et la cadence régulière
des lourds marteaux de la Forge de Rugles. Et lorsque le soir, les gaz parfumés du crépuscule enveloppaient les
coteaux et la plaine, que les notes de l'angelus résonnant au vieux clocher apportaient à notre troupe en sabots le
signal du retour, que d'émotions inexplicables en ce temps, envahissaient mon âme.
C'était la jeunesse alors !... et le coeur plein d'allégresse, c'était le bonheur !
Joyeux camarades, hélas !... qu'êtes-vous devenus ?
Les notes de l'angelus portent bien encore à la troupe toujours rieuse des enfants
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d'Ambenay le signal du retour ; à l'ombre des fleurs nouvelles que ramène le printemps les grillons chantent
encore ; seule, la grande voix des marteaux ne trouble plus l'écho de la vallée... Elle s'est tue, et avec elle a
disparu de nos contrées normandes l'Industrie du fer.
Exista-t-elle, cette industrie ?
C'était hier pourtant !... Combien s'en souviennent encore ?
Notes graves de l'angelus du soir ; danse monotone et régulière des lourds marteaux ; souvenirs de jeunesse
dont la grande poésie a gravé sa forte empreinte dans mon coeur d'enfant, vous inspirâtes ces lignes ; je les
dédie à la mémoire des anonymes pionniers de nos industries primitives et je souhaite qu'elles puissent faire
revivre aux yeux de leurs descendants ce que furent à travers les temps, et les énergiques efforts et le dur labeur
des Ancêtres... Les Forgerons.
Rugles, 4 mars 1902.
Sans aucune prétention, mais avec le seul désir de ne pas conserver pour moi seul les intéressants documents qu'il m'a été donné
de pouvoir compulser, je présente cette deuxième édition des Forges de Normandie à mes concitoyens, les fils des anciens Ferrons.
En leur offrant ce modeste opuscule, ma pensée se porte avec reconnaissance vers deux vieillards presque centenaires qui m'ont
toujours tendu une main généreuse
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pour guider mes pas chancelants dans l'étude des choses du passé, et qui, à des titres différents, tiennent une place distinguée dans
notre département, M. Alph. Chassant, conservateur du Musée d'Evreux, et M. Charles Corbeau, conseiller général.
Leurs appréciations, que je publie, sont pour moi la plus flatteuse récompense que je puisse envier.
Je leur en exprime ici ma plus respectueuse gratitude.
A. DESLOGES.
Evreux, 15 mars 1903.
A Monsieur Amand Desloges,
Auteur de l'histoire de Rugles et de ses environs.
CHER MONSIEUR,
J'ai reçu et lu avec plaisir l'intéressante notice " Les Forges Normandes ", que vous avez eu la gracieuseté de m'adresser, et dont je
ne saurais trop vous remercier.
Les curieux renseignements que vous donnez sur l'industrie du fer dans notre contrée, nous manquaient, et l'on peut dire, en toute
sincérité, que votre travail sur l'Origine de la Fabrication du Fer en Normandie et particulièrement dans le département de l'Eure, est
venu combler les lacunes laissées par M. Vaugeois, traitant le même sujet dans son excellente notice sur l'origine et les antiquités de
Condé-sur-Ilon.
Les gens studieux et les amis de notre histoire départementale vous sauront gré de cette nouvelle édition, corrigée et augmentée.
Je vous remercie donc sincèrement, cher Monsieur, de votre gracieux envoi, ainsi que j'ai eu le plaisir de le faire pour tous les
articles historiques qui m'arrivent de votre part.
Agréez, avec mes félicitations, mon salut tout cordial,
Alph. CHASSANT, Conservateur du Musée d'Evreux.
Evreux, le 15 mars 1903.
MON CHER MONSIEUR DESLOGES,
J'ai parcouru votre intéressante notice sur les Forges de la Normandie. C'est avec de semblables travaux sur les choses locales
qu'on pourrait constituer une véridique histoire de France. Votre étude me paraît très consciencieusement faite, bien conduite, bien
écrite et par conséquent mériterait une place dans nos Annales nationales.
Mes félicitations les plus sincères.
Charles CORBEAU, conseiller général.
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LES FORGES DE NORMANDIE
Origine de la fabrication du fer en Normandie
Il est démontré que les Gaulois ont connu les moyens de fabriquer le fer ; César, dans ses Commentaires, a
désigné les Forges Gauloises comme étant de grandes fabrications ; cette observation du Conquérant des
Gaules nous permet de supposer que les tribus cantonnées sur les bords de nos cours d'eau et dans les
clairières de nos forêts où elles trouvèrent les minerais presque à la surface du sol ont utilisé leurs connaissances
pour se forger les instruments et les outils indispensables aux besoins de la vie, ainsi que les armes propres à la
défense de leur personne et de leur liberté.
On conçoit que, dans ces conditions, la première opération que durent faire les Romains, fut de s'emparer de
toutes les forges alors en activité et de les faire exploiter par les malheureux Gaulois réduits en esclavage. Ils se
procuraient ainsi le métal qu'ils ne trouvaient pas en Italie pour la fabrication de leurs armes et ils empêchaient du
même coup les vaincus de s'en forger de nouvelles.
On sait, d'après une statistique officielle qui fut dressée vers l'an 437 de notre ère, que les Empereurs avaient
établi dans la Gaule huit ateliers où l'on
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fabriquait des armes de toutes espèces ; l'atelier d'Amiens, notamment, devait fournir aux soldats Romains des
épées et des boucliers (Aug. Thierry Hre du Tiers-Etat).[1]
De même qu'à Condé, où ils fondèrent un important établissement où vinrent converger les nombreuses voies
qui sillonnèrent nos contrées ; ce serait à la production du fer qu'il faudrait attribuer l'établissement du poste
Romain qui a donné naissance à la Ville de Rugles ; peut-être même, étant donné l'abondance des substances
métalliques que renferme son sol, et que les Romains appelaient Régules, pourrions-nous en déduire
l'étymologie de son nom " Rugles ".
Quoiqu'il en soit, une découverte récente, faite à Rugles même, est venue nous fixer, si ce n'est d'une manière
certaine sur l'origine gauloise du fer en Normandie, du moins sur l'existence de cette industrie, dès les premiers
siècles de l'occupation Romaine.
En creusant une cave dans le roc dont est formé le sous-sol de la place Neuve, sur l'emplacement d'une vieille
maison qu'il faisait reconstruire, notre ami, feu M. Jules Lemaréchal, artiste dessinateur, a mis à jour un espèce
de puisard mesurant deux mètres quarante centimètres de profondeur sur un mètre trente centimètres de large,
lequel était rempli de terreau noir
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d'où s'exhalèrent pendant plusieurs jours, de fortes émanations.
Surpris de cette découverte, M. Lemaréchal voulut bien nous en informer et, animés tous deux d'une égale
curiosité, nous explorâmes les parties du puisard comprises sur sa propriété, abandonnant avec regret, celle qui
s'étend sous les fondations de la maison voisine.
Nous avons retiré de ce terreau des débris de tuiles Romaines, des os et des mâchoires d'animaux
domestiques, boeuf, mouton, cochon, des scories de fer et des clous, ainsi qu'un grand nombre de morceaux de
poteries fines, quelques uns d'un beau rouge avec sujets en reliefs d'une très belle facture [2]. Nous ne pouvions
douter que nous ne soyions tombés sur un dépôt de l'époque romaine [3].
Afin d'en contrôler le caractère nous avons soumis tous ces débris à M. Alphonse Chassant, conservateur du
musée d'Evreux, et à feu M. Gabriel de Mortillet, professeur de paléonthologie à l'école d'Anthropologie de Paris
et Président de la Commission des Monuments mégalithiques de France
Les réponses de ces éminents savants ont été identiques. Voici d'ailleurs les termes mêmes de celle que M.
de Mortillet a bien voulu nous faire parvenir :
" — Le puisard que vous avez fouillé est bien ce qu'on a pris longtemps pour un puits funéraire Romain et ce
que M. Lelièvre a démontré n'être qu'une simple fosse d'aisance. Les objets qui en sortent n'en sont pas moins
précieux : les débris de poteries, un noir, un brun, deux gris et deux d'un beau rouge, sont éminemment romains,
les rouges sont fort caractéristiques, ils font partie de ce qu'on a appelé la poterie Samienne et qu'on désigne plus
particulièrement sous le nom de poteries à verni rouge.
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" - De l'ensemble de vos morceaux et surtout de la présence des deux derniers, on peut déduire que votre
fosse était en plein usage du premier au deuxième siècle. "
Il résulte donc de ces documents que les Forges de Rugles ont une origine Romaine si ce n'est Gauloise.
Les Forges à bras
Les vallées de la Risle et de l'Iton paraissent avoir été le berceau de la fabrication du fer en Normandie.
De riches forêts aux voûtes sombres et silencieuses couvrent les coteaux de ces vallées et ombragent de
leurs vertes frondaisons les prairies où ces deux rivières décrivent leurs capricieuses sinuosités, multipliant ainsi,
dans cette partie du territoire Normand, les sites les plus charmants que l'on puisse imaginer ; forêts de
Beaumont, d'Evreux, de Conches, de Breteuil, de Bourth, de Laigle, de Saint-Evroult, de La Ferté, etc., forêts
démembrées de la Gaule, qu'a chantées Déroulède.
Qu'ils sont touffus les bois formés par tes grands chênes,
Gauloise chevelure au front mystérieux.
Ces forêts qui sont la beauté du paysage ont fourni le combustible qui alimentait les Forges-à-bras et les
petits-Fourneaux des premiers Ferrons.
Les minerais étaient extraits du sol à ciel ouvert ou par galeries souterraines, par de nombreuses équipes
d'ouvriers [4]. Les fondrières ou fosses que l'on rencontre encore à chaque pas dans nos bois et nos sapaies
ainsi que les buttes de silex, résidus des minerais, que l'on voit dans les champs où l'extraction eut lieu, restent
un vivant témoignage de l'importance de leurs travaux. L'emplacement des anciennes Forges-à-bras
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se retouve encore communément dans les villages où elles étaient installées.
Le petit-fourneau des premiers Ferrons était rudimentaire ; il consistait en une construction carrée d'environ
trois à quatre pieds de haut sur quatre à cinq de chaque côté, percée de trous destinés à activer le feu ; au milieu
de cette espèce de cheminée, était creusé un bassin destiné à recevoir la fonte en ébullition, ou bien encore, ce
bassin était creusé en contre-bas et recevait la fonte par un conduit le reliant au petit-fourneau.
Quant on voulait opérer on commençait par échauffer le fourneau avec des charbons ardents ; puis on jetait
peu à peu sur ce brasier le minerai préalablement lavé et pilé, auquel on ajoutait un peu de chaux ou de marne.
Quand le tas atteignait le sommet du mur, si le vent ne suffisait pas, on faisait agir les soufflets, faits simplement à
l'origine avec des peaux de bêtes ; on continuait à porter au fourneau des charges alternatives de mine, de
charbon et de marne, jusqu'à ce que l'on jugeât la quantité suffisante pour produire une masse de fonte appelée
Loupe de trente à quarante livres. Le fondeur, alors, ouvrait un conduit appelé Queue de Renard, par où
s'écoulaient les laitiers amassés à la surface de la fonte ; quand ceux-ci étaient sortis, le travail du petit fourneau
était suspendu et l'on devait attendre que la masse fût figée et un peu refroidie.
On arrachait alors cette masse du bassin, on la jetait par terre, et, après l'avoir cinglée avec des petits maillets,
on la soumettait au tranchant d'un instrument qui la découpait en autant de parties que l'exigeait la grosseur des
objets que l'on voulait fabriquer. Ces parties étaient alors passées dans un autre feu ; puis on les martelait sur
l'enclume et elles recevaient ainsi diverses formes définitives telles que : socs de charrue, carrés, barres de
différentes grosseurs et bandages de roues, lesquels n'étaient pas tout d'une pièce, comme de nos jours, mais en
sept ou huit bandes ainsi que nous en avons encore vu.
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Les Tréfileries
Avec les pièces rudimentaires servant à l'agriculture et à la grosse quincaillerie, les fers provenant des petitsfourneaux étaient encore convertis en fil pour la fabrication des épingles, dont Rugles a été le berceau en France,
des portes, des crochets, que les bergers fabriquaient avec de petites pinces en gardant leurs troupeaux, etc., etc
Longtemps avant l'établissement des Grosses-Forges, les moyens de tréfiler le fer et le laiton étaient connus
en Normandie [5]. La filière, en effet, paraît avoir été la première invention des anciens ferrons, et, au XVIe siècle,
les filières renommées provenaient de La Ferté-Fresnel, et plus tard, de la commune d'Anceins [6].
Le fer que l'on désirait transformer en fils était soumis au travail de trois ouvriers spéciaux, connus sous le
nom de la spécialité de fils qu'ils produisaient. C'étaient le Forgeron ou Allemandier, l'Ebroudeur et l'Agrayeur.
Au moyen du Marteau-tranchant le forgeron découpait dans la loupe sortant du petit fourneau un lingot de
métal ; il faisait recuire ce lingot dans un feu de charbon de bois, puis il le martelait sur l'enclume et avec le
marteau à pressurer il l'arrondissait et en formait une tringle de trois pieds de long. Ainsi préparées ces tringles
s'appelaient des Forgis : la façon en était payée cinq sous par douzaine et elles devaient peser cent douze livres
le cent, ou une livre deux onces pièce (560 grammes).
Ces forgis passaient alors aux mains du second
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ouvrier, l'Ebroudeur, dont le travail était certainement le plus pénible de la fabrication des fils. La bobine, en effet,
n'était pas encore inventée ; elle ne fut connue qu'au commencement du siècle dernier ; ce serait même, à
Romilly-sur-Andelle, dans la belle fonderie de cuivre créée en 1782 par M. Le Camus, que la bobine aurait
commencé à être employée en Normandie, de là elle fut introduite aux fonderies de Chanday, par M. Boucher, et
enfin dans celle de Rugles vers 1834, par D. Le-Marechal et par l'entremise d'un ouvrier venant de Chanday,
nommé Aveline, que nous avons connu.
Ce fut donc, jusque là, à la force des bras, et au moyen de longues tenailles non tranchantes appelées
crapeau que l'Ebroudeur faisait passer les forgis dans la filière. Après huit ou neuf passes successives ces forgis
dégrossis et allongés devenaient des fils Ebroudis.
L'ébroudi était alors soumis au travail de l'Agrayeur. Il faut voir dans ce dernier le précurseur direct de nos
habiles tréfiliers ; c'est l'agrayeur qui donnait les dernières passes aux fils et qui les amenait au degré de
perfection où, sous le nom de fils Agrailis, ils étaient livrés au commerce pour la fabrication des articles cités plus
haut, et aussi, vers l'année 1725, pour celle du clou dit Pointes de Paris, que l'on commença à fabriquer dans les
environs de Rugles [7].
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Liés par bottes de douze fils, les forgis, ébroudis et agrailis, ne comptaient plus que pour une unité ; il était
d'usage, en effet, dans les transactions commerciales, et cet usage est encore en vigueur pour un grand nombre
d'articles, de compter pour une douzaine une grosse ou douze douzaines d'unités ; il arrivait même que la
douzaine comprenait quinze et même vingt fils dont un règlement de métier fixait la longueur ; du reste, c'était par
le poids et par le nombre que la grosseur des fils était déterminée. En 1613, on vend deux cents de fer assortis
des quatre sortes, de huit, dix, douze et quatorze onces moyennant 30 livres par chaque cent. La jauge n'était
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pas encore inventée ; ce n'est qu'à la fin du XVIII siècle qu'apparaissent les désignations par numéros. Ce fut
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seulement au commencement du XVII que les forces hydrauliques commencèrent à être appliquées à l'industrie ;
jusque-là, en effet, avec les quelques rares moulins à fouler les draps, le joyeux tic-tac des moulins à blé avait
seul troublé les échos de nos vallées Normandes ; mais alors une activité féconde envahit les esprits et créa une
nouvelle source de richesses par l'utilisation des forces naturelles de nos cours d'eau.
Les premières tréfileries de fil de fer ont été établies sur la Risle vers 1640, l'une à Ambenay, au moulin Amet
ou de Transières, l'autre à Rugles même au Moulin-à-Papier.
François Girard, tabellion à Rugles, greffier de la Vicomté-de-Lyre, contrôleur des eaux et forêts de Conches
et Breteuil et receveur du comte de Rugles, serait le fondateur de la Tréfilerie de Transières.
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Le 13 juin 1648, il vendit du fil de fer pour 224 livres (Lebeurier) et le 15 septembre 1651, il vendait encore 500
douzaines de fils agrailis à raison de 4 livres 14 sous la douzaine (Notes Le-Marechal). La Tréfilerie établie sous
le toit du Moulin-à-papier paraît avoir eu pour spécialité l'Ebroudage, nous dirions aujourd'hui l'ébauchage. En
1675, nous voyons le fermier, François-le-Dauphin, recevoir à façon de Noël Trevet, marchand-bourgeois de
Rugles, douze douzaines de Forgis par semaine, qu'il rendra en fils ébroudis, moyennant 4 francs du cent.
Forgis et Agrailis se faisaient donc encore à domicile ; mais la façon de l'ébroudi étant fort pénible, on conçoit
aisément qu'elle ait suggéré aux hommes de ce temps le désir d'y suppléer par la force hydraulique.
Ils imaginèrent donc de fixer des Cammes ou dents d'engrenage en bois, sur l'axe de la roue également en
bois, puis, sur un tablier incliné formé d'un fort plateau de bois reliant l'axe à la filière, ils montèrent leur tenaille ou
Crapeau, à laquelle était fixée une chaînette munie d'un anneau à son extrémité formant tirant. Dans leur rotation
les Cammes passaient à tour de rôle dans cet anneau et elles donnaient ainsi le mouvement à la tenaille qui, du
fait de sa pesanteur, ou au moyen d'un pliant en bois, redescendait d'elle-même amorcer le fil qu'elle n'étirait
jamais plus de 50 centimètres à la fois.
Telle fut, dans sa rustique simplicité, la primitive invention mécanique introduite dans les moulins banaux dont
elle devait transformer la destination ; elle a marqué l'évolution de l'industrie dans nos vallées Normandes, et, en
la rappelant ici, cela permettra la comparaison des progrès accomplis depuis cette époque.
Un inventaire de l'année 1646 [8], nous donne le
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détail de l'outillage alors en usage ; cet outillage consistait en deux masses petite et grosse, quatre soufflets, un
marteau à forgeur, trois paires de tenailles, un siroir ? une croce ? (sic), un ciseau à fendre le fer, un marteau à
pressurer, le marteau à poinçonner, le marteau taillant, le marteau à rabattre la filière, cinq poinçons à tréfiler,
trois paires de tenailles (il y avait les tenailles tranchantes pour couper le fil et les tenailles pour le tirer, à
mâchoire plate dite Crapeau), quatre enclumeaux, deux buses, cinq grosses chevilles en fer, deux trouïères, plus
un ringard pour lever les vannes, c'est là sans conteste et sans modification, l'outillage primitif des premiers
ferrons.
La fondation de la tréfilerie de Rugles, au Moulin-à-Papier, contemporaine de la tréfilerie de Transières, doit
être attribuée sinon, à Nicolas Le Forestier, écuyer Sr des Landes, du moins à son gendre, Baptiste Letellier Sr
des Brieux à qui, par son mariage avec Anne Le Forestier, étaient échus la Métairie et le Moulin-à-Papier.
Ce fut à cause de son installation sous le toit de ce vieux moulin à fouler les draps, dont étaient baniers tous
les hommes des environs et même ceux de la Sergenterie de Glos, et où depuis deux siècles déjà les Le
Forestier avaient importé l'industrie du Papier qui lui donna son nom, que le moulin-à-papier est passé aux mains
des Seigneurs de Rugles.
Ceux-ci venaient de fonder la Grosse Forge et le Fourneau. Ils trouvèrent donc la tréfilerie à leur convenance,
et pour s'en emparer, ils arguèrent des droits féodaux de leur fief de Bailli, dont relevait encore le Moulin-àpapier ; ils s'opposèrent donc au fonctionnement de la dite tréfilerie, prétendant que le Moulin devait mouldre du
papier ; mais, pas autre chose.
Afin d'esquiver les conséquences ruineuses d'un procès depuis longtemps engagé, le 26 novembre 1645, le
sire des Brieux et Anne Le Forestier, son épouse, cédèrent au marquis André Duplessis-Chatillon, Seigneur de
Rugles, moyennant trois mille cinq cents
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livres, leur moulin-à-papier, dix à douze acres de terre qui en formaient la Métairie [9] ainsi que leur tréfilerie.
Avec les Grosses-Forges, on allait opérer sur une plus grande masse de métal et une transformation
s'imposait dans l'outillage.
De vieux ouvriers tréfileurs que nous avons consultés, nous ont dit tenir eux-mêmes de leurs ancêtres et
devanciers, tréfileurs comme eux, que chaque forge était pourvue d'une série de petites auges semi-cylindriques
en fer de différents calibres appelées sous-gorges, et d'autant de châsses mobiles correspondant à cette série.
Les barres destinées à la tréfilerie étaient d'abord chauffées à blanc ; puis on les déposait dans la sous-gorge ;
on appliquait dessus les châsses correspondantes, et, à coups redoublés, on donnait à la barre une forme ronde :
cette opération se répétait jusqu'au dernier numéro de la série, d'où le fer sortait assez dégrossi pour passer à la
filière.
Ces petits auges, ces châsses, remplaçaient l'antique marteau à pressurer, comme elles furent remplacées à
leur tour, au commencement du siècle dernier, par l'emploi des laminoirs.
Pendant les siècles où ces procédés de fabrication furent en usage, on conçoit que la production du fer et de
ses dérivés soit restée très limitée.
Les Grosses-Forges
Les Grosses-Forges avec leur Haut-Fourneau et leur Fenderie qui en complétaient l'installation, ne furent
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connues partout que vers la fin du XVI siècle,
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et ce serait dans la première moitié du XVIIe, qu'aurait eu lieu dans les vallées de la Risle et de l'Iton
l'établissement définitif des Forges de Normandie.
Celle de Rugles, sur laquelle nous avons des renseignements particuliers, fut créée en 1646 par le marquis
André Duplessis-Chatillon, seigneur de Rugles et louée en 1650, moyennant un loyer annuel de deux mille cinq
cents livres, aux nobles hommes François et Jacques Leroy, écuyers, sieurs de l'Oisonnière et des Vallées.
Toutefois, antérieurement à cette date les Forges de Bourth, Aube, Saint-Evroult, Breteuil, Orville, CourcellesChambrais, le fourneau de Conches étaient déjà en pleine activité. Leur installation à donné un nouvel essor à
l'industrie du fer dans cette partie si pittoresque du territoire Normand ; elle s'y est maintenue florissante pendant
près de trois siècles.
Cependant, l'apparition de ces Grosses-Forges et de leur Haut-Fourneau allait concentrer dans les mains des
Seigneurs, devenus " Maîtres de Forges ", le travail séculaire de centaines de chefs d'atelier et révolutionner de
fond en comble l'existence de nos ancêtres.
Sans doute les feux joyeux des petits Fourneaux et des Forges-à-bras continuèrent bien pendant quelques
temps encore à donner la vie et l'animation dans les paroisses où ils étaient installés ; mais ils ne purent
longtemps lutter avec la puissance de production des Grosses-Forges et devinrent bientôt sans utilité et sans
aucune valeur.
Les malheureux ferrons qui, jusque-là, avaient vécu entourés de leurs familles dans leurs ateliers où ils étaient
les maîtres, comme le sont dans leurs loges les charbonniers avec lesquels ils avaient d'ailleurs, beaucoup
d'affinité, se virent dépouillés de leur gagne-pain, contraints d'apprendre le chemin de l'usine, et de mettre au
service d'un seul les énergiques efforts de leur dur labeur.
Ce fut le premier pas vers ces puissants monopoles industriels qui sont la caractéristique de notre époque.
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Il est remarquable que ce phénomène économique se produisit chez nous, précisément en même temps et
parallèlement avec l'évolution de la Monarchie vers l'absolutisme : celle-ci restreignit les antiques libertés que le
régime féodal n'avait pu dominer, ni supprimer, telles furent celles des corporations de métier.
La monarchie autocratique et la féodalité industrielle capitaliste seraient donc soeurs et auraient grandi l'une
près de l'autre : elles ont, en effet, une certaine ressemblance.
On est conduit à regretter que par leur liberté étouffée sous l'étroitesse de leurs règlements et peut-être le
manque d'initiative, les corporations ne soient pas devenues, elles aussi, " Maîtres de Forges ".
Il faut reconnaître, toutefois, que la substitution des forces hydrauliques au travail à bras réalisait un immense
progrès dans la fabrication du fer. Il est bien évident aussi que, comme les cloutiers et les épingliers dont nous
avons vu l'industrie subitement anéantie, les Ferrons éprouyèrent en cette circonstance les effets de la loi
naturelle du progrès dans ses légitimes évolutions ; mais, hélas ! le progrès dont le merveilleux flambeau guide
sans cesse le génie humain vers des horizons nouveaux, le progrès dont nous ne cessons d'admirer les sublimes
manifestations, sera-t-il toujours une arme meurtrière aux mains des forts pour dépouiller les faibles ? Et,
semblable au Dieu de la fable, qui dévorait ses propres enfants, affirmera-t-il sans cesse sa marche
ascensionnelle par l'hécatombe de toute une génération ?
Quel tribut de reconnaissance ne devrait-on pas à celui qui, tout en consacrant le génie inventif de l'homme de
science, saurait, par une équitable législation, concilier les intérêts du malheureux que la nouvelle invention va
ruiner, ou forcer à chercher ailleurs son gagne-pain ?
Les petits Fourneaux ayant cessé de fonctionner les minerais furent transportés aux Hauts-Fourneaux
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où ils étaient mis en fusion [10]. La fonte qu'on en retirait était grossièrement coulée dans le sable, sous formes
de bandes ou lingots pesant environ mille kilos [11].
Ces blocs étaient appelés Gueuses ; lesquelles étaient transportées à la Forge pour y être affinées ; l'on ne
présentait alors à la fournaise, que l'extrémité de la Gueuse ; la matière en fusion qui s'en échappait, était
recueillie dans un creuset où elle formait une lentille ou Loupe du poids de soixante à quatre-vingts kilos. On
fouettait cette loupe avec des marteaux à bras ; on lui donnait une forme carrée et, quand cette masse était
solidifiée, on la façonnait au moyen de gros marteaux mus par l'eau pesant quatre à cinq cents kilos.
Les fers ainsi martelés étaient pour partie transformés en objets propres à l'agriculture, tels que essieux,
bandages de roues, socs de charrues, etc., etc., l'autre partie façonnée en barres était transportée à la fenderie.
Là, ces barres étaient fendues au moyen de deux arbres ou axes mus par l'eau, sur lesquels on adaptait, à
distance facultative, suivant l'échantillon de fer que l'on désirait obtenir, des rondelles acérées formant cisailles ;
les fers ainsi obtenus étaient livrés au commerce pour être convertis en objets de quincaillerie et sellerie dont les
communes de Francheville, La Guéroulde, Breteuil et Rugles, étaient et sont encore le centre de fabrication en
Normandie, en clous forgés à chaud et fils pour la tréfilerie, etc.
C'est aussi de nos grosses Forges normandes, que sont sorties les nombreuses taques ou contre coeur que
l'on retrouve encore fréquemment dans nos campagnes. Ce serait seulement vers le milieu du XVIe siècle,
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que serait apparue pour la première fois l'indication de ces contre-coeur [12] ; l'usage s'en est répandu en
Normandie au cours du XVIIe siècle. Les sujets représentés sur ces plaques sont, le plus souvent, tirés de la
Bible ; et sous Louis XIV, ce fut l'image allégorique du soleil, entourée des Cordons des Ordres de Saint-Michel et
du Saint-Esprit, plus tard, l'Ecu de France, et enfin, l'Ecu Armorial des familles nobles.
L'exécution des modèles était confiée aux habiles artistes sculpteurs sur bois de cette époque. Nous avons
encore vu il y a une dizaine d'années, dans une exposition rétrospective tenue à Conches, figurer une série de
ces intéressants modèles conservés, croyons-nous, au Fourneau du Vieux-Conches.
Les Forges fabriquèrent aussi les ustensiles de ménage ; au XVIIIe siècle, la Poultière possédait une série de
cent dix patrons en cuivre jaune, de marmites, chaudrons, couvercles, cloches, fourneaux, cagnards et galloires.
Un usage s'inspirant d'un sentiment aussi gracieux que délicat voulait, lorsque la fille d'un Forgeron se mariait,
que les compagnons fissent présent à titre de cadeau de noces, de tous les instruments nécessaires au jeune
ménage que la Forge pouvait produire ; à cet effet, et selon leurs aptitudes respectives, les Forgerons
s'ingéniaient à donner à ces instruments " pelle à feu, pincettes, chenets, marmites, poëlons, etc. ", le cachet
artistique et parfois bien naïf, qu'ils pouvaient imaginer.
Nous possédons un de ces petits chefs-d'oeuvre, c'est une petite marmite qui a échappé à la tourmente
révolutionnaire, couverte de fleurs de lys, elle fut, en effet, un objet bien compromettant pour ceux qui la
possédaient, outre le symbole de la monarchie, et à côté de la petite cheminée formant soupape de sûreté, le
couvercle
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est orné de la figure allégorique du Père Eternel sur un nuage, puis, sur le tour, trois chiens et deux cerfs figurent
une chasse à courre, et enfin elle porte la dédicace suivante : pour Anne Leveillé, 1769. Elle provient des forges
de Lallier.
Le prix du fer sortant des Forges a été pendant très longtemps de huit francs le cent ou 160 francs la tonne, et
le poids de forge, à la livraison, était de 108 livres pour cent.
Tous les produits, fer, acier et fonte étaient frappés d'un droit domanial perçu par les Fermiers Généraux ou
des sous adjudicataires admis à en soumissionner à forfait le recouvrement. Ce droit était ainsi fixé, le fer dix
sous le quintal de cent livres, l'acier 20 sous, la fonte 6 sous 8 deniers.
En 1644, le 11 mai, les maîtres de Forges, dont les noms suivent, étaient réunis à Rugles à l'hôtel de la Coupe
d'Or, dans le but de s'entendre entre eux pour soumissionner auprès du principal adjudicataire, Pierre Legros de
Paris, la perception de ces taxes, sur les autres maîtres de forges de Normandie et Bretagne : c'étaient, noble
homme Pierre Chouet, seigneur de Vieil-Moulin, maître de la grosse forge de Bourth ; noble homme, Jehan
Mahor, seigneur de la Boissière, maître de la grosse forge d'Aube ; noble homme Jacques Regnard, maître de la
grosse forge de Saint-Evroult ; noble homme Pierre Martin, seigneur des Carreaux, maître de la grosse forge de
Breteuil ; noble homme Jacques Doucet, maître du fourneau de Conches ; les associés offrent de souscrire un
bail de six années, moyennant dix mille livres par chacun an.
Or, dix mille francs de droits équivalent à une production approximative de vingt mille quintaux métriques ou
deux mille tonnes ; il n'y aurait donc rien d'excessif à supposer que, d'après les calculs des soumissionnaires euxmêmes, la production métallique des forges de Normandie et Bretagne, alors en activité, pourrait s'élever à trois
ou quatre mille tonnes.
Avec les maîtres de forges, ci-dessus nommés, nous
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trouvons encore : Thomas Harou, à la forge de Lyre ; Jean Leprevost à Courcelles-Chambrais ; François
Lechoine, à la forge d'Orville ; Alexandre Poupart, seigneur des Sablons à la forge de Lallier.
Au commencement du siècle dernier, le département de l'Eure seul, avait onze fourneaux, neuf fenderies, huit
forges, toutes dans l'arrondissement d'Evreux, dans les vallées de la Risle et de l'Iton.
En 1806, une société fut formée pour l'exploitation des usines métallurgiques de la région, entre MM. Roy et
Martin Duval, auxquels succéda le marquis d'Albon, cette société fit successivement valoir, d'abord les forges et
hauts fourneaux de Breteuil et Lallier, puis La Poultière (1812), Conches, Trisay, Condé (1827), Rugles (1829),
La Ferrière (1845), La Bonneville (1854), les tréfileries des Bottereaux à Ambenay (1825), et de Roger (1833) ; en
outre, cette société avait acquis en 1825, la forêt de Conches, sept mille trois cent cinquante hectares.
On évaluait à cette époque, qu'il fallait à chaque fourneau, en moyenne, quinze cents tonnes de minerai et que
chacun de ces établissements employait annuellement dix huit mille sacs de charbon produit de 23 mille trentecinq stères de bois.
D'après une statistique que nous avons sous les yeux (S. Monny 1882) s'appliquant à la France entière, la
production de la fonte a passé de 110 mille tonnes en 1819, à 152 mille tonnes en 1877.
La production du fer de 90 mille tonnes en 1819, était de 745 mille tonnes en 1877.
L'acier a passé de 10 mille tonnes en 1833, à 250 mille tonnes en 1877.
En résumé, dans un demi siècle, la production du fer, de la tôle et de l'acier, est passée de cent mille à
quatorze cent mille tonnes, et les prix ont baissé de 70 pour cent [13].
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La Maîtrise des Ferrons de Normandie
On sait que c'est à Saint-Louis que l'on doit attribuer la création des Maîtrises. Avant de s'embarquer pour la
dernière Croisade où il trouva la mort, touché de la détresse profonde où se trouvaient ses chevaliers par suite
des sacrifices qu'ils s'étaient imposés pour la Conquête de la Terre-Sainte, ce monarque donna des Lettrespatentes par lesquelles, sans déroger de noblesse, les gentilshommes pourraient exercer les métiers de MaîtresVerriers et de Maîtres de Forges.
De nombreux privilèges furent alors octroyés aux hommes du métier de ferron, des tribunaux spéciaux furent
créés pour connaître et juger tous les différends concernant cette industrie. Les ferrons eurent la faculté de
choisir dans le sein de leur corporation, le Maître ou Juge du Tribunal.
On comptait en Normandie six Baronnies Fossières : Gacé, Ferrière, La Ferté-Fresnel, les Abbayes de SaintWandrille, de Saint-Evroult et de la Vieille-Lyre. Les Seigneurs et Abbés de ces Baronnies formèrent entre eux
" La maîtrise des Ferrons de Normandie ". Le titre de Barons-Fossiers qu'ils prenaient volontiers, leur venait de la
Fosse Charbonnière qu'ils détenaient dans chaque forêt et dans laquelle ils pouvaient pour leur service
personnel, faire consumer autant de bois que sept hommes pourraient en apporter dans un jour.
Glos-la-Ferrière était le siège de la Maîtrise. Chaque année, le dimanche après la St-Jean-Baptiste, dans la
chapelle de la Maladrerie, les barons Fossiers s'assemblaient pour présider à l'élection du Maître ou Juge des
Ferrons. Ce dernier était toujours choisi parmi les gens du métier de ferron, c'est-à-dire parmi les maîtres en l'art
du métier de ferron et de. tireur de fil. Il devait habiter le bourg de Glos-la-Ferrière ; il avait droit au port de l'épée
et qualifiait le maître de Forge de Notre-Cousin. Ce dernier, en tant que Maître de Forge de même que les
Ferrons en était justiciable et devait se soumettre à ses arrêts.
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Dès l'année 1266, à Breteuil, à l'échiquier de la Chandeleur, nous voyons les Ferrons de Glos-la-Ferrière
obtenir une sentence contre Pierre de Verberie, adjudicataire d'une coupe de bois dans la forêt de Breteuil, pour
le dommage qu'il leur aurait causé, en la faisant exploiter avant le temps fixé par la coutume de Normandie (Dre
hque de l'Eure).
Un septième Baron Fossier
La qualité de Fossier était ardemment recherchée, non seulement pour les privilèges qui y étaient attachés,
mais aussi, parce que les gentilshommes étaient extrêmement flattés de pouvoir se qualifier de Fossiers de
Normandie ; ce titre porté par un très petit nombre leur paraissait une distinction honorifique digne de leur
ambition.
Les Seigneurs des Bottereaux, dont le domaine est situé à proximité de Glos-la-Ferrière, au milieu d'un sol
bouleversé par l'extraction des minerais, entretenaient des rapports suivis avec les Ferrons : il n'est pas étonnant
que l'un d'eux ait tenté d'enrichir sa Couronne de Baron du fleuron des Fossiers.
En 1440, Jehan de Garencières, escuyer de l'écurie du roy notre sire, baron des Bottereaux, se présenta à
Glos-la-Ferrière à l'Assemblée annuelle des Ferrons. De Garencières exposa qu'au droit de sa Seigneurie des
Bottereaux, il était Fossier, que ses prédécesseurs avaient toujours joui des Franchises de Ferronnerie. Il
requérait en conséquence " être reçu au dit métier et jouir des privilèges comme Fossier ". Il s'engageait à ne pas
faire user ni besogner du dit métier de ferron autrement que faisaient les dits ferrons d'ancienneté, obéissant,
re que
payer les droits, namps, vins et autres droits accoutumés, et de garder les ordonnances du dit métier (D h de
l'Eure).
Malgré l'avis du Procureur de l'Abbé de St-Evroult
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qui soutenait que les statuts s'opposaient à cette réception, de Garencières fut admis du chef de sa terre des
Bottereaux, septième Baron-Fossier de Normandie.
Deux siècles plus tard, le 16 janvier 1659, eu vertu d'une sentence du Juge des Ferrons qui décide " à bonne
cause l'opposition des anciens Ferrons à ce que l'on inscrivit à leur suite le nom du sieur des Bottereaux "
Philippe Gruin, Seigneur de cette Baronnie, s'est vu rayer de la liste des Fossiers de Normandie [14].
Corporation et Fête de Saint-Éloi
Alors que dans les forges à bras, le même ouvrier dirigeait toutes les opérations, dans les hauts-fourneaux,
ainsi que dans les grosses-forges, le travail se partageait entre un maître-fondeur, un maître-chauffeur, un maîtreaffineur et un maître-marteleur, ayant chacun sous leurs ordres un certain nombre de manoeuvres et de petits
valets.
Le maximum des salaires de ces maîtres-ouvriers atteignait en moyenne un franc par jour, c'était peu ;
Cependant si, le confortable actuel et les années de disette exceptées, l'on veut bien tenir compte de la simplicité
de leurs goûts et de leurs besoins, ainsi que de l'extrême bon marché des matières alimentaires [15], on
reconnaîtra volontiers qu'ils arrivaient peut-être aussi aisément que de nos jours, à assurer leur existence et celle
de leur famille.
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La Franchise, cette vertu essentiellement française qui tend de plus en plus à disparaître de nos moeurs,
n'était point exclue de leur langage rustique ; ils jouissaient d'une très grande liberté dans leurs rapports avec le
Maître de forge ; nous avons même vu, dans les clauses d'un bail de la forge de Rugles, le Comte de Narbonne
Pelet donner au Maître de forge droit de chasse et de pêche sur son domaine, et aussi est-il spécifié dans ce
bail : les forgerons pourront chasser modérément, de temps en temps, à condition qu'ils n'en abusent.
Ce grand seigneur, donnant aux forgerons le droit de chasser sur les terres de son domaine, nous montre
l'évolution morale accomplie depuis le temps, peu éloigné encore, où la marque et les galères étaient réservées
aux malheureux Serfs qui, pour défendre leurs maigres récoltes, avaient tué les lapins de la garenne féodale qui
les dévoraient.
Il faut d'ailleurs tenir compte qu'on était alors en plein xviiie siècle ; ce siècle où le génie français brilla sur le
monde entier avec un incomparable éclat, semblable au chaud soleil printanier qui fait éclore les fleurs, emplit les
buissons de nids et ouvre les coeurs à l'espérance. Le style magique de Rousseau enflammait les esprits ; le
ministre Malesherbes accueillait Franklin et l'introduisait à Versailles ; la France de cette époque entendait avec
Voltaire les gémissements de l'humanité et suivait Lafayette allant au secours des Colonies que l'Angleterre avide
opprimait en Amérique.
Ces idées libérales dont la Révolution fut la conséquence avaient enthousiasmé la haute noblesse ; sous leur
souffle puissant on put voir, en 1789, aux États généraux, un de Clermont-Tonnerre sortant bruyamment des
premiers rangs de ses pairs, venir se confondre au Tiers-Etat et s'associer à ses travaux. Dans la nuit du 13 juillet
1789, lorsque les troupes étrangères cernaient Paris et l'Assemblée, prêtes à étouffer la liberté naissante, le
même de Clermont-Tonnerre
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jetait ce suprême défi à la Monarchie menaçante : " Nous avons juré de donner une constitution à la France ; la
constitution sera où nous ne serons plus. "
Ceux-là eussent volontiers brisé de leurs mains les servitudes du passé, collaboré au relèvement de la dignité
humaine par la liberté, et conduit la France vers ses nouvelles destinées ; mais, malgré leurs efforts généreux, ce
premier mouvement vers la justice ne fut suivi que par un petit nombre et il eut pour lendemain l'émigration qui
déchaîna les passions révolutionnaires, et fit, de ses auteurs, les premières victimes.
Mais, revenons à notre étude.
Les forgerons se qualifiaient entre eux de Cousins du Foisil. Ils pratiquaient la confraternité et l'hospitalité et
l'exerçaient envers les Compagnons, elles étaient considérées comme un devoir que tous tenaient
scrupuleusement à remplir.
Dans chaque forge il existait un tronc alimenté par de légères cotisations ou des amendes ; quand un
compagnon se présentait et qu'il s'annonçait comme cousin du foisil on l'invitait à forger une barre qu'on lui faisait
porter sur l'enclume ; s'il sortait avantageusement de cette épreuve on vidait le tronc en sa faveur, on l'hébergeait
et s'il n'était pas embauché on lui fournissait les moyens de gagner une autre forge.
Suivant la coutume observée pendant tout le moyen-âge les membres de chaque corps de métier formaient
entre eux des associations qui, sous le nom générique de corporations, avaient leurs statuts, leurs règlements et
leurs fêtes.
Celle des forgerons était placée sous le patronage de Saint-Eloi, elle fut une des plus brillantes qui aient existé
dans nos contrées normandes et dont nos ancêtres aient gardé mémoire.
Chaque année vers la fin du mois de juin la fournaise et les lourds marteaux faisaient relâche. Une activité
d'un nouveau genre occupait ces vigoureux travailleurs ; on ne voyait plus alors entre leurs mains
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puissantes les lourdes masses de fer incandescentes dont la vive lueur blanche se reflétait sur leurs mâles
visages ; mais une confusion de pampres légers, de tendres feuillages agréablement mélangés de fleurs, avec
lesquels les forgerons allaient tapisser leurs ateliers ; les vieux murs noircis, témoins de tant de peines, de tant
d'efforts, semblaient un bosquet verdoyant qui flattait le regard par une souriante illusion de printemps et de
douceur au milieu du formidable outillage de la grosse-forge.
Hier encore ce n'était qu'un effroyable vacarme, que jets étincelants de flamme ; qu'une lutte terrible de
l'homme contre la nature, lutte où la masse informe de la matière devient instrument de civilisation, victoire
superbe de l'intelligence.
Aujourd'hui..., on célèbre les antiques Vulcanales en l'honneur du Dieu du feu Vulcain patron des Forgerons et
il n'est pas permis de travailler. Le christianisme ayant substitué Saint-Eloi à Vulcain, les réjouissances ne se sont
point altérées pour cela et, sous les auspices de ce nouveau patron... La Forge est en fête... C'est la Saint-Eloi.
En ville et dans les villages environnants on pouvait voir, dès le matin, les heureux invités endosser leurs
habits des dimanches ; les hommes la culotte de serge, de Laigle ou de Verneuil et l'habit de froc ou de camelot,
qu'avaient porté les ancêtres ; car, dans ce temps, un habit servait à plusieurs générations ; les femmes leurs
plus beaux atours, jupe en buras, puce, capucine ou incarnat, bas blancs à jour, souliers à cothurne, mitaines en
filoselle et grand mouchoir Thibet sur les épaules ; puis, comme une pyramide fleurie, le traditionnel grand bonnet
normand orné d'une large Fontange et d'une épingle à tête d'or ; on les voyait dis-je, par les sentiers fleuris à
cette heure de l'année, se diriger d'un pas alerte et par petits groupes vers la forge.
Aussitôt réunis ils se formaient en cortège pour se rendre à la paroisse voisine y entendre la messe. En tête
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de cette longue théorie de francs compagnons marchaient les violons, puis venait le roi de la fête portant en guise
de bannière le Bâton de Saint-Eloi, longue perche surmontée d'une espèce de niche enguirlandée de rubans et
de verdure, au centre de laquelle une petite statuette figurait l'emblème du Saint-Patron ", et, porté à deux sur
une civière, un énorme pain bénit décoré de pousses d'asperges garnies de fleurs et de rubans.
Ensuite venaient le Maître de Forges et le Régisseur avec leurs femmes et leurs invités ; puis c'étaient le
maître-ferron, les maîtres marteleur, chauffeur, affineur également accompagnés de leurs femmes et de leurs
invités respectifs, et ainsi de suite selon le poste que chacun occupait à l'atelier.
Dans ce long défilé ce n'étaient que joyeux propos échangés, frais éclats de rire échappés à de jeunes et
jolies lèvres ; mais soudain un silence s'établissait et dans un choeur formidable repris à l'unisson par cent
robustes poitrines, ils chantaient à pleine voix l'hymne des Forgerons que répétait au loin l'écho de la vallée.
er
1 Couplet
C'est aujourd'hui la Saint-Éloi.
Suivons tous la vieille loi.
La forge, il faut balayer (bis),
Les outils, il faut ramasser.
e
2 Couplet
Allons au bourg promptement,
Monsieur le curé nous attend.
La Messe il faut écouter (bis)
Et celui qui va la chanter.
e
3 Couplet
Nous voilà tous revenus.
Que cinquante coups soient bus.
Et de notre pain bénit (bis)
Nous en porterons au logis.
e
4 Couplet
Nous allons fleurir le marteau
Et lui donner du vin sans eau.
Que nul ne fasse de bruit (bis)
Car nous allons dîner ici.
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e
5 Couplet
A la santé du marteleur,
Sans oublier son chauffeur,
Ainsi que le brave affineur (bis)
Qui travaillent tous avec coeur.
e
6 Couplet
Les filles de notre canton
Aiment bien les Forgerons,
Elles n'ont pas peur du marteau (bis)
Quand dessus...............
Une place était réservée dans le Choeur pour les Forgerons.
La cérémonie religieuse terminée, ils reprenaient le chemin de la Forge accompagnés de M. le Curé.
Dès la veille, le maître charpentier avait dressé les tables du banquet. Avant de commencer le repas, on
procédait à une cérémonie bizarre à laquelle fait allusion le quatrième couplet ci-dessus, et dont la tradition
prenait certainement sa source aux antiques coutumes de l'idolâtrie jadis observées en Normandie [16].
Le maître-marteleur accompagné de tous les gens de la fête, se rendait auprès du gros marteau de la Forge
préalablement décoré pour la circonstance de pampres et de rubans ; avec la gravité solennelle qu'imposait sa
mission et au moyen d'un tour de roue, il mettait en mouvement le monstre de fer ; mais au lieu des blocs
incandescents qu'il soumettait chaque jour à ses coups, c'était un verre rempli de vin qu'il présentait sur
l'enclume, et que, dans sa chute, la lourde masse pulvérisait.
Dans le langage des forgerons cela s'appelait " faire boire le marteau ". Réminiscence sensible du tableau de
l'Enéide peint par Virgile : " Les fiers cyclopes du
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Mont-Etna, rendent hommage à Vulcain en offrant à ce Dieu le Nectar cher à Bacchus [17] ".
Vers trois heures, le prêtre donnait le signal du départ et, gaiement, bras-dessus bras-dessous, l'on retournait
à l'église pour entendre les vêpres et procéder à l'échange du bâton de Saint-Eloi.
Cette cérémonie terminée, les danses allaient bientôt commencer sous les yeux même du curé qui, en ce
temps, à l'exemple du curé de Véretz, loin de blâmer ces amusements y assistait croyant bien faire, ajoutant par
sa présence à ces réunions un nouveau degré de décence et d'honnêteté. Sous les yeux du curé, dis-je, un
essaim gracieux de jeunes filles et de jeunes garçons, de tout rang et de toute condition, " les bourgeois de ce
temps ayant encore la naïve simplicité de s'associer aux plaisirs du peuple ", tourbillonnait aux accords des
modestes violons et s'en donnait a coeur-joie ; les vieillards assemblés autour d'une pinte de bon cidre
applaudissaient aux joyeux ébats de toute cette jeunesse qui leur rappelait le temps lointain de leurs jeunes
années.
Le soir, encore tout animés du plaisir de la danse, les forgerons s'attablaient de nouveau et quand, au dessert,
ils dégustaient le vin du maître de forge (le café leur étant inconnu), c'était le moment où les bons chanteurs
allaient développer leur talent.
Nous ne saurions résister au désir de rappeler ici, à titre de souvenir et aussi de regret, quelques couplets de
ces bonnes chansons que la France a chantés vers 1830. Elle les chanterait encore si, hélas ! elle n'avait perdu
ce goût, bien Français pourtant, qu'avaient nos pères pour les chansons simples et de bon ton, remplacées
aujourd'hui par de si grotesques insanités. Il y a peut-être une cause à cela. De nos jours en effet la condition des
travailleurs s'est modifiée ; ils sont
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embrigadés dans les grands ateliers des usines, et soumis aux brutalités de la machine ; ils ont perdu ce
sentiment de liberté que leur donnait le travail à domicile, et qui leur inspirait une gaieté franche et naturelle, ainsi
que le goût des réunions familiales et celui de la chanson.
Le Souvenir
Combien j'ai douce souvenance
Du joli lieu de mon enfance
Ma soeur, qu'ils étaient beaux les jours
De France !
O mon pays, sois mes amours
Toujours !
Te souvient-il de cette amie,
Tendre compagne de ma vie ?
Dans les bois en cueillant la fleur
Jolie !
Hélène appuyait sur mon coeur
Son Coeur !
Chateaubriand.
Ma Normandie
Quand tout renaît à l'espérance,
Et que l'hiver fuit loin de nous,
Sous le beau ciel de notre France,
Quand le soleil revient plus doux,
Quand la nature est reverdie,
Quand l'hirondelle est de retour,
J'aime à revoir ma Normandie,
C'est le pays qui m'a donné le jour.
J'ai vu les champs de l'Helvetie
Et ses chalets et ses glaciers.
J'ai vu le ciel de l'Italie
Et Venise et ses Gondoliers,
En saluant chaque patrie,
Je me disais, aucun séjour
N'est plus beau que ma Normandie,
C'est le pays qui m'a donné le jour.
Frédéric Bérat.
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Les forgerons répétaient en choeur ce refrain ; puis ils buvaient au maître de forge, dont le privilège annuel
consistait à verser vingt-quatre livres pour la Saint-Eloi. Ils buvaient au régisseur, à son commis, au marteleur, au
chauffeur, aux petits valets, à l'affineur, aux dames, aux demoiselles, à Pierre, à Paul, aux jeunes fiancées, dont
ces fêtes favorisaient la combinaison des mariages, et tous ces visages bronzés par le travail reflétaient un rayon
de bonheur et de ciel bleu.
Une simplicité naïve, un abandon gracieux et familial présidaient à ces repas monstres et mettaient la joie au
coeur des deux à trois cents convives qui y figuraient ; car, il faut dire que, les maréchaux, les ferronniers, les
cloutiers et tous les travailleurs de métaux célébraient alors en commun la Saint-Eloi.
Nous avons voulu retracer ici le tableau d'une des plus belles fêtes corporatives du temps passé ; les
forgerons y pensaient trois mois à l'avance et son souvenir a encore fait le charme des vieux jours des quelques
rares survivants que nous avons pu consulter.
Où sont les fêtes de cette nature dont les ouvriers de nos jours pourront évoquer le souvenir dans leur
vieillesse ?
Et pourtant, ils sont soumis à de plus grandes exigences, livrés à un incessant labeur, tenus, étreints,
absorbés par l'usine et la machine ; cependant à celui qui travaille il faut des jours de repos, des heures de joie
où il se recrée et se ressaisit.
Où donc peut-on mieux y parvenir que dans ces fêtes fraternelles ? [18]
Où, mieux que là, peut-on trouver l'instant d'oubli qui délasse le corps, le moment de gaieté qui ouvre
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le coeur, la minute de plaisir qui libère l'esprit et l'élève ?
Aussi, à part les mesures restrictives à tout progrès à toute innovation, que prescrivaient les règlements
corporatifs, nous reconnaissons volontiers que les corporations avaient leur bon côté.
A l'aube du XX e siècle, nous saluons les énergiques efforts des courageux pionniers qui, sous la forme
d'association de Prévoyance, Mutualités, Caisses de Retraites, vont faire revivre les saines traditions des
Ancêtres, et conquérir enfin aux travailleurs leur part de soleil depuis si longtemps promise et toujours attendue.
Les Transports
Les voies de communication étaient alors dans un état si défectueux, notamment dans les forêts où les
grandes lignes qui les traversent actuellement n'ont été créées que sous Louis-Philippe, qu'il était impossible de
circuler avec des charrettes ; le transport des bois, charbons et minerais s'opérait donc à dos de cheval ; il
s'effectuait parfois sur un parcours de 30 ou 40 kilomètres et le service d'une forge de production moyenne
nécessitait le concours de 130 à 150 chevaux [19].
Ceux-ci étaient généralement petits et de peu de valeur. Ils vivaient en tout temps en liberté, au nombre de
trois à quatre cents dans chaque forêt ; leurs maîtres étaient constamment poursuivis pour les délits
considérables parfois qui leur étaient imputés. Pour éviter la saisie de cette cavalerie, saisie qui eut paralysé la
marche de l'usine, les maîtres de forges se voyaient contraints d'indemniser les plaignants, et payèrent de ce
chef, au cours de certaines années, jusqu'à quatre à cinq mille francs.
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Ces petits chevaux étaient connus dans notre région sous le nom de Chevaux de Sacs ou Hurtus. Ils
marchaient par bandes de quinze ou vingt, sous la surveillance d'un conducteur qui, ainsi que ses bêtes, vivait en
toute saison dans la forêt.
D'un aspect sauvage et agréable à la fois, le défilé de ces petits chevaux a procuré à l'auteur quelques bons
moments ; le lecteur voudra bien lui permettre d'en évoquer ici le souvenir.
Il y a de cela environ cinquante ans, confondu dans les rangs de ses camarades d'école, il les accueillait aux
cris, fort humiliant, sans doute, pour leur dignité de cheval, de v'là l'zurtus, v'là l'zurtus, v'là l'zurtus !
accompagnés, hélas ! d'une grêle de pierres, allant impitoyablement s'abattre au milieu de la troupe affolée de
ces pauvres bêtes.
Leur conducteur, espèce de vieux Sylvain des forêts, trônait majestueusement assis sur le bât en bois de l'un
de ses favoris, et, avec une omnipotence que nul ne lui contestait, il régnait en maître absolu dans le rayon que
pouvait décrire la lanière de son énorme fouet.
Ce n'est pas, cependant, que cet instrument lui ait été d'une grande utilité pour conduire sa cavalerie ;
lorsqu'ils étaient chargés les Hurtus marchaient toujours à la file indienne ; ils n'offraient d'apparentes que la tête
et la croupe. C'était au moyen d'une pierre, moyen tout primitif, on le reconnaîtra, lancée avec une dextérité sans
égale, et qui manquait rarement son but, que le conducteur appuyait ses ordres, et se faisait obéir.
Il n'y a pas bien longtemps encore que, poussé par la misère, l'un de ces derniers est venu demander
l'aumône à l'auteur ; avec son obole et tout ému des souvenirs que sa présence ravivait, il serra affectueusement
la main de ce vieux travailleur, saluant en sa personne l'un des derniers survivants de cette phalange d'hommes
énergiques et robustes qui, pendant des siècles, ont été les hôtes de nos forêts.
[p. 39]
L'aventure suivante, arrivée à ce dernier, démontrera jusqu'à quel point les animaux vivant à l'état sauvage
s'identifient avec l'homme qui partage leur dure destinée.
En 1872, il fut prié de conduire à Bernay pour une cavalcade, ses douze ou quinze chevaux. A son arrivée,
organisateurs et cavaliers choisirent leurs montures et firent donner au conducteur les soins qu'il méritait.
Peu habitué à une pareille sollicitude, celui-ci se trouva légèrement ému. Malgré cela, comme il tenait à jouir
du spectacle qui lui était offert, il alla se poster sur le passage du défilé ; mais, hélas ! à la vue de ses petits
chevaux si richement harnachés, il ne put surmonter son émotion, ni résister au désir de leur adresser ses
compliments.
Oubliant le lieu et la circonstance et de sa forte voix dominant le bruit de la foule comme s'il fut encore au sein
de la forêt, il lance aux échos ce roulement de sons gutturaux et sauvages particuliers aux gens de son métier et
compris seulement de ses petits chevaux, puis il les appelle chacun par leur nom ; aussitôt, et aux
applaudissements de la foule, ceux-ci rompent le défilé, désarçonnent les cavaliers qui leur résistent, et vont se
grouper en bandes aux côtés de leur conducteur.
Triomphant, celui-ci n'avait plus qu'à donner le signal du départ, et, il eut infailliblement enlevé au fond des
bois, avec sa cavalerie richement caparaçonnée, les quelques cavaliers tenant encore l'étrier.
Fermeture des Forges
L'année 1830 a marqué l'apogée des forges de Normandie. Jusque-là, en effet, elles n'avaient point eu à
compter avec la concurrence étrangère ; laquelle était à peu près nulle par suite du mauvais état des chemins qui
rendait impossible le transport du fer à de longues distances.
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L'établissement des grandes voies de communication routes royales et départementales, commencé sous le
règne de Louis XVI et continué sous celui de Charles X et Louis Philippe favorisa la concurrence et porta la
première atteinte à la fabrication du fer en Normandie.
L'établissement des chemins de fer, ligne de Paris à Cherbourg en 1855, ne fit qu'aggraver cette situation et,
enfin, la loi du libre échange, promulguée en 1860, qui ouvrait toutes grandes les barrières entravant encore
l'envahissement du marché français aux fers étrangers, porta le dernier coup à cette industrie.
Pendant quelques années encore, et comme de grands corps frappés d'anémie qui ne veulent pas périr, les
forges de Normandie essayèrent énergiquement de lutter ; mais, elles ne purent longtemps survivre et furent
contraintes, à leur tour, de subir la loi du plus fort, la loi du progrès.
Successivement s'éteignirent les forges et hauts-fourneaux de Ferrière, Courcelles, Beyrout, Randonnai, La
Ferrière, Aube, Breteuil, Condé, Pillebourse, Lallier, La Poultière, Bourth, Conches, Trisay, La Bonneville, et enfin
la dernière en 1872, la forge de Rugles.
Avec son dernier souffle, la dernière étincelle de ses lourds marteaux, dont, par les nuits calmes et sereines,
les coups se répercutaient à deux lieues à la ronde, rappelant aux populations endormies que là-bas, les
rustiques Forgerons veillaient, a disparu de la Normandie, l'industrie vingt fois séculaire du fer.
A. DESLOGES.
Rugles 1903.
Notes
[1] Parmi les monnaies de Licinius Valérien, trouvées dans le vase des Authieux, [(1) Courrier de l'Eure, 9 avril
1867. - Découverte aux Authieux d'un vase contenant 800 médailles romaines petit bronze " Note communiquée
par M. Chassant ".] nous voyons avec plaisir, plusieurs revers frappés en l'honneur du Dieu Vulcain (DEO
VOLCANO ) si cher à notre antique contrée. Ce dieu est représenté dans son temple, debout, les tenailles d'une
main, et le marteau de l'autre.
Qui ne voit là une félicitation à l'adresse des Forgerons qui avaient mis beaucoup de zèle à fabriquer les
armes et les engins de guerre dont cet empereur avait besoin pour son expédition contre les Perses, et qui lui fut
si fatale ! Il n'est pas douteux que la Gaule prit une grande part à cette fabrication, et notamment les forgerons
Aulerco-Eburoviks, dont le territoire de toute antiquité, était en réputation pour l'abondance et la richesse de sou
minerai. Les nombreux amas de laitier qu'ils nous ont laissés sont des preuves de leur active industrie. Et encore
une fois, si l'Empereur Licinius Valérien, est bien l'ancien gouverneur de notre MEDIOLANUM (Evreux), comme le
prétend, M. Charles LE NORMANT, membre de l'Institut, c'est une raison de plus pour croire que les ferrons et
forgerons du pays aient prêté un puissant concours à leur ancien administrateur qui, de son côté, et par le même
souvenir, a dû les faire participer à ses largesses impériales.
[2] Collection de l'auteur.
[3] Une seconde fosse, de même forme et de mêmes dimensions, contenant des débris de mêmes natures, fut
encore découverte quelque temps après par M. Lemaréchal. Ces fosses prouvent l'importance de l'établissement
Romain en cet endroit.
[4] En 1651, ceux-ci gagnaient 8 à 9 sous par jour et les minerais rendus à la Forge prêts à être jetés au fourneau
étaient payés 10 sous la razière de 70 litres. - Notes Le-Marechal.
[5] En 1558, Pierre Bigot et Guillaume Vallet d'Ambenay, font marché pour l'étirage du fil de laiton. - Notes LeMarechal. - Ce fil de laiton, seulement ébauché, provenait de Stolberg près Aix-la-Chapelle et de Namur ; mais on
préférait le laiton de Hambourg et de Norkoping, Suède - Dre hque de Savary des Brulons et Annuaire de l'Eure
1811, communiqué par Chassant.
[6] En 1613, Jacques l'Heureux de La Ferté-Fresnel vend à Daniel Lefebvre bourgeois de Rugles, trois douzaines
de filières portant six vingt trous et reçoit en échange 200 d'acier. - Notes Le-Marechal.
[7] Ce serait à un membre de la famille Le-Marechal que nous devrions l'importation de cette industrie dans la
contrée. Voici dans quelles circonstances : En 1721, la Seigneurie de Juignettes était aux mains de Messire
Dommey, Chevalier de Saint-Louis ; si l'on en juge par les registres de l'état civil où l'on voit baptiser plusieurs
bâtards venant de lui, ce Seigneur se conduisait envers ses jolies vassales en véritable Don Juan. Or, en cette
même année 1721. Alexandre Le-Marechal de Juignettes, venait d'épouser en secondes noces une jeune fille de
Couvain, Madeleine Bonnet ; Fort jolie, la jeune épousée eut le don de provoquer la brûlante ardeur du galant
Chevalier, mais Madeleine résista et ce fut peine perdue pour Messire Dommey. Exaspéré, celui-ci n'hésita pas à
violenter la jeune femme pour tenter d'assouvir son amoureuse flamme.
Informé du danger qu'il avait couru, Le-Marechal empoigne son fusil, s'en va dans les champs où chassait le
Chevalier de Saint-Louis et, l'ayant rencontré lui tira un coup de fusil.
C'était un fait très grave ; Messire Dommey poursuivit donc son agresseur ; il obtint contre lui deux sentences
montant ensemble à 600 livres et il le fit décréter de prise de corps. Toutefois par l'entremise du curé de NotreDame de Rugles, Messire de Chambon et de Jacques Morel de Juignettes, le Chevalier de Saint-Louis voulut
bien consentir à arrêter l'affaire. Alexandre Le-Marechal et Germain son frère, lui donnèrent en paiement la
masure et la cour qu'ils possédaient à Juignettes et Alexandre s'engagea à s'expatrier du pays.
Il s'en alla à Paris ; habitué comme épinglier à travailler les métaux, il entra chez un fabricant de clous, où il
apprit à faire ce qu'on appela " la pointe de Paris.
Revenu au pays, Le-Marechal s'établit à Juignettes et il enseigna son métier à ses voisins, de ce fait il leur
créa une prospérité qui ne s'est éteinte que vers 1830, quand la fabrication à la main fut ruinée par la mécanique.
(Notes Le-Marechal).
[8] Tréfilerie du Moulin-à-Papier ; ce moulin, transformé par Denis Le-Marechal, en 1834, en une fabrique de
laiton, est actuellement pourvu d'une force motrice de 450 chevaux vapeur.
[9] Le tout était alors loué à Nicolas Cordieu, moyennant 300 livres et une douzaine de fromages. La métairie et le
bois qui l'environne ont pris le nom de celle famille " ferme du Bois-Cordieu ". Cette ferme relevait de la
Seigneurie du Boisarnault appartenant à Mme de Narbonne, Le 18 janvier 1791, Denis Le-Marechal, alors citoyen
Actif de Rugles et Député à l'assemblée nationale, en devint acquéreur moyennant 25 mille livres.
[10] Le minerai extrait en Normandie était celui désigné scientifiquement sous le nom de " limoniles ou
serquioxide de fer ", ou encore plus vulgairement mine de fer en grain. Il pouvait donner 55 p. 100 de fer ; c'est le
même que l'on exploite en Franche-Comté, en Bourgogne, en Lorraine :
Il se trouve en général à fleur de sol, quelquefois à une profondeur ne dépassant guère dix ou douze mètres,
en morceaux, dont les plus gros pèsent sept à huit kilogrammes (Chantelais et Peuchet).
[11] Dans un inventaire de la Grosse-Forge de Rugles, de 1785, nous voyons quatre-vingt-six gueuses pesant
ensemble 179.375 livres, soit, en moyenne mille quarante kilos.
[12] En 1560, Nicolas Clerget Mre de la Grosse-Forge de St-Dizier, reçut la somme de 300 livres pour la fourniture
des contre-coeur qu'il a fournis pour servir aux cheminées du Louvre. - Bulletin archéologique de Reims, 1895.
[13]. En 1895, la production du fer dans le département de l'Eure, a été de 1948 tonnes de fers marchands et fers
spéciaux obtenus par réchauffage.
[14] Les Gruins des Bottereaux étaient fils d'un cabaretier de Paris " à la pomme de pin dans l'île au bout du Pont
Notre-Dame " ; à force d'exactions dans les subsistances, ils avaient acquis une grande fortune, qui, beaucoup
plus que leurs vertus, les conduisit à la noblesse ; l'on peut supposer que ces antécédents auront influé sur la
sentence du Juge des Ferrons malgré cela, en 1728, nous voyons, Jacques-François Clerel de Rampan, baron
des Bottereaux et du Boisnormand, prendre sans conteste le titre de Baron-Fossier de Normandie. Les armes
des Clerel se voient encore dans une verrière de l'Eglise de La Selle.
[15] En 1608, un mouton pour la boucherie valait 3 livres. - Une vache 25 à 30 livres. - le loyer d'une maison de 9
à 12 livres (Notes Le-Marechal).
[16] Le Jupiter en bronze qui fait l'orgueil du musée d'Evreux, atteste l'existence de ces pratiques. Quoique sans
aucune comparaison, la découverte d'un phalus en pierre faite au pied même des ruines de l'ancienne abbaye de
St-Evroult, nous reporte à l'époque Gallo-Romaine, et nous ferait supposer que, là où vécut notre vieux
chroniqueur Orderic Vital, s'élevait une statue à Priape, le dieu des Jardins et des amours virils (Collection de
l'auteur.
[17] Sur l'un des bas-reliefs d'un autel élevé à Jupiter par les Nautoniers de la Seine sous le règne de Tibère,
trouvé en 1710, le choeur de la cathédrale Paris, on voit une figure en pied, à demi couverte d'une draperie ou
paludamentum ! qui ne dépasse pas les genoux : elle tient de la main droite un marteau et de la gauche des
tenailles. L'inscription porte Volcanus ; c'est le Dieu Vulcain, patron des Forgerons (Dulaurehre de Paris).
[18]. Pendant dix années de suite, de 1883 à 1892, on a vu refleurir à Rugles, sous l'égide de " la Ligue des
Patriotes ", ces bonnes fêtes du passé. Autour des tables d'un modeste banquet, deux cents convives, hommes,
femmes et enfants, travailleurs des champs et de l'atelier, sont venus chaque année oublier dans ces heures
fugitives d'un plaisir pur et de bon ton, les amertumes de la vie.
Puisse le souvenir en être resté gravé au fond de leur coeur.
A. D.
e
[19] La forge de Rugles, à la fin du XVIII siècle, faisait venir des bois de la forêt de Longny, des minerais de
Pommereuil, des Minières près Damville et de la forêt de Conches.