Demain dès l`aube Demain, dès l`aube, à l`heure où blanchit

Transcription

Demain dès l`aube Demain, dès l`aube, à l`heure où blanchit
Mélancholia
Demain dès l'aube
Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules ;
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : « Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! »
Victor Hugo
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
Victor Hugo
Saison des semailles – Le soir
Le soleil s’est couché ce soir dans les nuées
C’est le moment crépusculaire.
Le soleil s’est couché ce soir dans les nuées.
J’admire, assis sous un portail,
Ce reste de jour dont s’éclaire
Demain viendra l’orage, et le soir, et la nuit ;
Puis l’aube, et ses clartés de vapeurs obstruées ;
La dernière heure du travail.
Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s’enfuit !
Dans les terres, de nuit baignées,
Tous ces jours passeront; ils passeront en foule
Je contemple, ému, les haillons
D’un vieillard qui jette à poignées
Sur la face des mers, sur la face des monts,
Sur les fleuves d’argent, sur les forêts où roule
La moisson future aux sillons.
Comme un hymne confus des morts que nous aimons.
Sa haute silhouette noire
Et la face des eaux, et le front des montagnes,
Domine les profonds labours.
On sent à quel point il doit croire
Ridés et non vieillis, et les bois toujours verts
S 'iront rajeunissant ; le fleuve des campagnes
A la fuite utile des jours.
Prendra sans cesse aux monts le flot qu’il donne aux mers.
Il marche dans la plaine immense,
Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête,
Va, vient, lance la graine au loin,
Rouvre sa main, et recommence.
Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux,
Je m’en irai bientôt, au milieu de la fête,
Et je médite, obscur témoin,
Sans que rien manque au monde, immense et radieux !
Pendant que, déployant ses voiles,
Victor Hugo
L’ombre, où se mêle une rumeur,
Semble élargir jusqu’aux étoiles
Le geste auguste du semeur.
Victor Hugo
Océano nox
Ô combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis !
Combien ont disparu, dure et triste fortune
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l’aveugle océan à jamais enfouis !
Combien de patrons morts avec leurs équipages
L’ouragan, de leur vie, a pris toutes les pages
Et d’un souffle il a tout dispersé sur les flots
Nul ne saura leur fin dans l’abîme plongée,
Chaque vague en passant d’un butin s’est chargée
L’une a saisi l’esquif, l’autre les matelots !
Nul ne sait votre sort, pauvres têtes perdues
Vous roulez à travers les sombres étendues,
Heurtant de vos fronts morts des écueils inconnus.
Ô ! que de vieux parents qui n’avaient plus qu’un rêve,
Sont morts en attendant tous les jours sur la grève
Ceux qui ne sont pas revenus !
Où sont-ils, les marins sombrés dans les nuits noires ?
Ô flots, que vous savez de lugubres histoires
Flots profonds redoutés des mères à genoux
Vous vous les racontez en montant les marées,
Et c’est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que vous avez le soir quand vous venez vers nous.
Victor Hugo