La fabrique des footballeurs

Transcription

La fabrique des footballeurs
La fabrique des footballeurs
Julien BERTRAND
Le sociologue Julien Bertrand a mené l’enquête dans le centre de formation d’un
grand club de football français. Son étude déconstruit l’image du talent sportif comme
don, et celle du football comme voie privilégiée d’ascension sociale pour les jeunes issus
des milieux populaires.
Le spectacle offert par la Coupe de Monde de football entretient l’idée, plus ou moins
confuse, que le footballeur réalise sur le terrain un talent naturel dont le geste parfait veut être
la plus belle incarnation. Mais la célébration du « génie » des idoles ne doit pas faire oublier
qu’elles sont savamment produites – la grâce ne doit pas faire oublier que le football est un
métier, dont l’apprentissage a ses règles et ses exigences. On ne naît pas footballeur, on le
devient. Au football, l’accès à cette élite repose sur une socialisation longue et intensive,
d’autant plus exigeante que derrière l’apparente facilité des gestes se cache un travail de
longue haleine nécessitant un sens de l’effort et de la persévérance. Ce n’est qu’à la suite d’un
long cheminement incertain, les confrontant à une concurrence précoce à l’intérieur
d’institutions
spécialisées,
que
quelques
rares
apprentis
ouvrent
les
portes
du
professionnalisme. À partir d’une enquête dans une de ces institutions, il est possible de
reconstruire la fabrication de ces parcours, qui se révèlent bien plus périlleux que ne le laisse
penser l’image, souvent invoquée, du football comme voie d’ascension sociale pour les jeunes
issus des classes populaires.
1
Enquête au sein du système de formation
Les parcours des footballeurs se réalisent, dans la majorité des cas, à l’intérieur d’un
système de formation qui s’est fortement organisé et institutionnalisé au cours des dernières
décennies. L’apprentissage est l’objet d’une importante action de la Fédération (F.F.F.) en
matière de formation des entraîneurs et de repérage des joueurs développant des qualités
sportives, par le biais des sélections en équipe « jeune » de niveau départemental, régional ou
national, et par la prise en charge directe d’un travail de formation précoce via treize centres
de préformation (« Pôles Espoirs », qui accueillent des jeunes entre douze et quatorze ans).
L’action de la Fédération se combine à celle des clubs professionnels, qui ont la charge des
centres de formation (on en compte actuellement trente-deux). Ces derniers sont devenus la
voie privilégiée d’accès au plus haut niveau, depuis que les clubs professionnels ont
l’obligation de cette prise en charge (via la signature de la Charte du football professionnel en
19731) et grâce à leur généralisation au cours des années 1980. Ils organisent une initiation
sélective des jeunes aspirants (entre 15 et 19 ans) comme le montre notre investigation à
l’intérieur de l’un des grands clubs professionnels français (Bertrand, 2008). Cette enquête,
menée par le biais d’observations, d’entretiens (avec trente-trois apprentis) et d’une étude des
dossiers scolaires, s’est déroulée dans l’un des grands clubs professionnels français, au sein
duquel les apprentis connaissent un apprentissage sportif intensif (de quatre à sept
entraînements hebdomadaires).
Les ressorts sociaux de la « passion »
L’analyse de la genèse des parcours des jeunes apprentis montre que la carrière du
footballeur n’a rien d’une « passion » spontanée. Quand il n’est pas décrit comme la
manifestation d’un appétit pécuniaire, l’engagement dans une telle voie est pourtant
généralement perçu et vécu comme une orientation personnelle. C’est ce qui donne
l’impression enchantée d’appartenir à un monde « à part », loin du travail « ordinaire »
(Bertrand, 2009).
Premièrement, le développement de ces « talents » se réalise très souvent à l’intérieur
de familles dans lesquelles l’initiation footballistique est d’autant plus précoce que ce sport y
occupe une place conséquente. Sa pratique et son spectacle constituent souvent un trait
1
Faisant suite à un mouvement de grève des joueurs, cet accord est signé entre les différents
représentants des acteurs impliqués (joueurs, présidents de club, Fédération française du football (FFF)) et
négocié sous l’autorité de l’État. Il a contribué grandement à l’instauration d’un véritable marché du travail
professionnel et à l’organisation d’une filière de formation spécifique et institutionnalisée.
2
significatif d’une précoce socialisation masculine portée par des pères « footeux » (deux tiers
des pères ont joué en club) et dont les effets se lisent sur l’ensemble de la fratrie (neuf sur dix
des frères des enquêtés pratiquent ou ont pratiqué ce sport). L’engagement de ces pères dans
le jeu n’avait d’ailleurs souvent rien d’anecdotique puisqu’un tiers a pratiqué dans des
championnats nationaux et près d’un quart a occupé des fonctions d’encadrement. Les
footballeurs rejoignent ici d’autres métiers à carrière précoce dans lesquels l’initiation
familiale joue souvent un rôle décisif (cela a été observé dans le domaine sportif chez les
cyclistes (Lefèvre, 2007) et les athlètes (Forté, 2008) ou dans le domaine musical chez les
violonistes solistes (Wagner, 2004) ou les clarinettistes (Ravet, 2007 par exemple).
L’imprégnation précoce des jeunes par cette culture sportive s’opère, le plus souvent, à
l’intérieur de familles appartenant aux milieux populaires. Plus de la moitié des apprentis
rencontrés a un père ouvrier ou employé (environ 57 % sur 47 cas). Les données sur le centre
étudié, proches de celles produites par une enquête statistique menée au cours des années
1990 (Slimani, 2000), semblent situer le football parmi les sports où l’excellence est
majoritairement l’affaire des classes populaires (avec le cyclisme ou la gymnastique par
exemple), alors que la population des sportifs de haut niveau dans son ensemble est
majoritairement issue de familles fortement dotées en ressources culturelles et économiques
(Fleuriel, 2004). Cependant, le lien entre professionnalisme et classes populaires est loin
d’être univoque, et cela d’autant plus que l’institutionnalisation de la formation a toutes les
chances d’élargir le recrutement social. C'est ce que laisse penser le fait que les fils des cadres
et professions intellectuelles supérieures sont loin d’être exclus (presque un cinquième de la
population) et que leur proportion s’est sensiblement accrue chez les footballeurs de métier
entre le début des années 1980 et le milieu des années 1990. Cette évolution rappelle, par
ailleurs, que la relation entre les groupes sociaux et les formes de pratique sportive est l’objet
de fluctuations historiques et n’a rien de « naturel ». Cette relative variété du recrutement
social se traduit par la diversité des modes d’entrée dans la pratique. Par exemple, la pratique
sportive a été plus fréquemment diversifiée chez les jeunes interviewés issus des classes
supérieures avant de se concentrer sur le football (celui-ci ne jouant pas le rôle de référence
sportive centrale dans leur famille contrairement à leurs homologues issus des milieux
populaires), et c'est aussi pour eux que la question de concurrence scolaire s’est posée avec le
plus d’acuité.
Deuxièmement, l’étude détaillée des parcours permet de montrer que, si l’entrée dans le
club professionnel est précoce (en moyenne entre 13 et 14 ans), elle est en fait le produit
3
d’une trajectoire sportive déjà longue, qui a permis la construction progressive de leur
engagement. L’analyse rétrospective met ainsi en lumière le long travail de persuasion qui
rend possible l’adhésion au projet sportif, fondée sur le sentiment d’être « fait pour ça ». Ce
n’est qu’à l’issue d’une longue intériorisation de la « passion » sportive que les joueurs
entrent en formation, intériorisation réalisée à travers une pratique amateur régulière durant
laquelle, à force d’élections et de gratifications, les jeunes enquêtés ont acquis le sentiment
d’être « doués ». La pratique antérieure des jeunes sportifs se caractérise en effet par sa
précocité (presque la moitié d’entre eux a débuté en club avant l’âge de six ans) et par une
ascension sportive rapide (reconnaissance par les entraîneurs, sollicitations de clubs plus
huppés, sélections fédérales). Ainsi, s’ils débutent pour la majorité d’entre eux à l’intérieur de
clubs modestes, ils s’entraînent fréquemment dès l’âge de onze ans dans des clubs d’élite.
« C’était déjà plus sérieux » disent-ils souvent pour décrire sommairement cet accès à des
niveaux de jeu plus élevés et la transformation correspondante de leur activité. S’observe ainsi
un mouvement de dé-territorialisation du jeu, l’horizon de référence de la pratique se
déplaçant d’un espace local de « connaissances » vers un espace d’« experts ». Cette tendance
est d’autant plus forte qu’ils connaissent de nouvelles consécrations footballistiques (les
sélections dans les équipes fédérales par exemple) et qu’ils sont repérés par un encadrement
doté de capitaux sportifs (entraîneurs de clubs situés en haut de la hiérarchie, agents
fédéraux). Parce qu’ils sont reconnus sur ce marché amateur, qui opère de ce fait un véritable
marquage symbolique faisant de chaque sélection une élection, l’orientation vers un club
professionnel devient un avenir pensable et l’invitation de celui-ci a toutes les chances
d’apparaître comme un appel à se réaliser soi-même.
Formation sportive et parcours scolaire
Parmi les représentations associées aux footballeurs professionnels, celle de leurs
supposées incompétences intellectuelles et scolaires est l’une des plus tenaces. Plus ou moins
explicitement, l’image de « dernier de la classe » n’ayant que le football comme voie de salut
leur est facilement attribuée. Or les données existantes invitent à ne pas systématiser et
essentialiser la relation entre parcours scolaire et sportif.
Tout d’abord, l’enquête a permis de constater que l’investissement footballistique ne
porte pas systématiquement préjudice aux perspectives scolaires. Les résultats à l’école
primaire, en particulier, montrent que ces apprentis footballeurs ont assez rarement rencontré
des difficultés scolaires précoces. En fin de cycle primaire, seulement trois sur quarante-trois
4
avaient redoublé. Et huit joueurs sur dix ne présentent aucun retard scolaire au moment de
l’entrée en préformation. Au final, seulement un des jeunes rencontrés sur cinq a connu des
difficultés
scolaires
nettes
au
moment
de
l’engagement
(redoublement,
série
d’« avertissements ») et c’est parmi cette minorité que la voie sportive apparaît régulièrement
comme une voie de salut possible, voire un refuge symbolique, susceptible de se substituer à
un avenir scolaire précocement envisagé comme « bouché » ou aléatoire.
On sait, par ailleurs, que la population des diplômés a nettement augmenté parmi les
footballeurs professionnels et qu’ils ne sont pas restés à l’écart du mouvement de
massification de l’enseignement secondaire et supérieur. En 1996, on comptait ainsi 29% de
bacheliers et 10,3 % de diplômés du supérieur dans leurs rangs (Faure et Suaud, 1999). Le
projet sportif n’est donc pas nécessairement contradictoire avec l’obtention de diplômes. Dans
le centre étudié, 56,4 % des apprentis ont obtenu le BEP ou un baccalauréat au terme de leur
cursus de formation (environ un tiers des 39 cas). Ce score reste cependant inférieur à celui de
la génération de ces jeunes puisque le taux de bacheliers s’établit à 57 % pour les garçons
entrés en sixième en 1995 (contre environ un tiers chez les jeunes joueurs). Si le recrutement
social explique cet écart, il apparaît également que l’investissement sportif n’est pas sans effet
sur les trajectoires scolaires de nos enquêtés : il facilite assez souvent la baisse des ambitions
scolaires (orientation vers des filières réputées plus faciles comme le baccalauréat
technologique par exemple), la fréquente érosion des efforts scolaires et, très majoritairement,
l’arrêt des études après le lycée. Cela se traduit par une baisse progressive, inégale mais
généralisée, des résultats à partir du second cycle des études secondaires, les plus en
difficultés étant ceux au passé scolaire défavorable et qui sont plus souvent issus d’une
famille populaire. C’est notamment le cas d’un cinquième des jeunes rencontrés, ceux qui ont
arrêté leurs études avant la présentation des examens du second cycle. L’expression,
récurrente en fin de formation, d’une lassitude à l’égard de l’école (« j’ai de moins en moins
envie » disent-ils souvent), le sentiment d’avoir de moins en moins « la tête à ça », le souhait
de ne plus « se prendre la tête avec ça » sont les témoins de leur absorption progressive par les
enjeux sportifs et d’une baisse des attentes scolaires d’autant plus marquée que la majorité des
aspirants sont issus de familles populaires aux capitaux scolaires modestes2.
2
Même si les enquêtés connaissent mal les diplômes parentaux (ce qui, on peut le supposer, est déjà un
indicateur de leur faiblesse), les entretiens révèlent que les trois quart des parents n’ont pas atteint le niveau du
baccalauréat.
5
Les « génies » du football ?
En matière de performance sportive, le recours au registre de la « magie », du « don »,
du « talent » mystérieux et naturel est souvent prégnant. Cette perception naturalisée de
l’excellence sportive est dominante, tout en étant souvent associée à une vision ethnicisée du
talent sportif3. Or ce type de représentations passe sous silence le fait que ces talents sont le
produit d’une organisation rationalisée de formation qui prend place au sein d’une politique
nationale.
L’apprentissage au sein du Centre est l’objet d’une spécialisation des compétences
qu’objective l’organigramme interne. À côté des entraîneurs en charge des équipes, les rôles
se sont diversifiés avec l’emploi d’agents qui ont pour mission l’entraînement des gardiens, la
préparation physique et le développement d’une cellule médicale (un médecin et un
kinésithérapeute). Les entraîneurs délèguent ainsi une partie de leur enseignement à des
spécialistes qualifiés. Le centre emploie, par exemple, un préparateur physique formé à la
physiologie liée au sport de haut niveau, qui met en place une planification du travail
athlétique associée à des mesures régulières des aptitudes physiques. L’apprentissage des
techniques footballistiques connaît lui-même une logique de planification qui s’appuie sur la
montée des exigences en matière de qualification sportive. Les formateurs du club élaborent
ainsi des programmes annuels, hebdomadaires et quotidiens qui organisent les objectifs
pédagogiques et qui sont structurés autour de types de savoir-faire à acquérir.
La performance footballistique, si elle le laisse peu apparaître au moment de l’action,
s’appuie donc sur un appareil de plus en plus rationalisé. Parallèlement, la réalisation de tels
parcours d’élite exige de la part des jeunes aspirants une grande persévérance dans l’effort.
Qu’il s’agisse des façons de jouer et de se comporter sur le terrain ou à l’extérieur de celui-ci,
le football est une école qui, tout en maintenant l’ambiguïté propre à un métier de « passion »,
forme à un sens de l’effort. L’apprentissage dans un tel cadre s’appuie, en effet, sur
l’intériorisation de dispositions ascétiques. D’où, par exemple, les injonctions répétées, de la
part des entraîneurs, à éradiquer la « facilité » ou le « confort ». De la même manière,
l’incorporation d’une culture somatique orientée vers le dépassement physique fait de
l’acceptation de la douleur une condition d’accès au métier (Roderick, 2006). La résistance
physique comme la résistance psychologique aux privations qu’implique l’engagement
3
Pour une analyse de la relation entre performance sportive et immigration : SCHOTTÉ, Manuel. 2005.
Destins singuliers. La domination des coureurs marocains dans l’athlétisme français, Doctorat de STAPS,
université de Paris X-Nanterre, 2005.
6
intensif (raréfaction des pratiques de loisirs, éloignement fréquent de la famille) doivent être
acceptées comme autant de nécessités liées à un parcours d’excellence. Inséparablement, la
pratique du football dans cette formation s’appuie sur une discipline des comportements et des
dispositions au contrôle de soi. Si l’attention portée par les formateurs à un ensemble de
manières d’être (corporelles, verbales, vestimentaires) en est un premier indicateur, la forme
de jeu elle-même est structurée par l’importance accordée à la discipline. La manière dont elle
est enseignée exclut la débauche anarchique d’énergie ou le relâchement gestuel, elle vise la
production d’un jeu « posé », enserré dans une discipline collective qui exige une gestion des
efforts et un contrôle émotionnel important. Au final, loin d’une éclosion spontanée, les
parcours de ces jeunes athlètes peuvent être décrits comme la rencontre entre une institution
de formation méthodique et exigeante et des acteurs sur lesquels peut prendre prise ce travail
d’inculcation d’une culture professionnelle et les dispositions sociales qu’elle implique.
La figure du « mercenaire »
Une des dénonciations les plus récurrentes à l’encontre des footballeurs prend pour
cible leur mobilité professionnelle, leur « individualisme » et le terme de « mercenaire »
connaît un certain succès pour décrire leur attitude. Ce type de discours est dominant dans la
description qui est faite des évolutions du marché du travail des footballeurs. Les travaux
socio-historiques ont montré, par ailleurs, de quelle manière les footballeurs sont passés d’une
situation de forte dépendance à l’égard des clubs, cristallisée dans des formes de contrats très
contraignantes (dont les « contrats à vie » ont été l’incarnation la plus exemplaire) à une
emprise de la logique du marché. Ce marché du travail a connu un processus d’atomisation
dont un des témoins est le déplacement des enjeux des luttes collectives (via le syndicat des
joueurs, l’Union Nationale des Footballeurs Professionnels (UNFP)) vers les négociations
individuelles entre joueurs et clubs (par l’intermédiaire des agents sportifs).
Dans les discours récurrents sur ces évolutions, la dévalorisation de ces comportements
recoupe souvent deux dimensions : le reproche d’un manque d’attachement durable au club et
l’accusation d’une motivation strictement financière. Cette image est, par ailleurs, d’autant
plus prégnante qu’elle peut s’appuyer sur un sens commun qui fait du sport une affaire de
passion désintéressée que l’argent dénaturerait nécessairement. Face à ces propos qui
attribuent à l’« individualisme » la mobilité professionnelle des footballeurs, il faut souligner
que le rapport des footballeurs au métier et à leur employeur se construit pendant la période
d’initiation. Dans le club étudié, la formation donne ainsi lieu à la familiarisation à un mode
7
de régulation qui favorise une forte notion de la carrière individuelle et rend difficile
l’attachement durable au club. Si l’apprentissage exige un engagement intensif, il est aussi
structuré par le poids de l’incertitude et de la concurrence individualisante qui règnent en son
sein. Outre l’incertitude, forte, du débouché professionnel, les joueurs sont insérés dans une
formation qui organise une concurrence sélective intense fondée à la fois sur un
renouvellement des effectifs (très fort lors des deux premières années, où un quart à un tiers
des équipes est renouvelé en fin de saison) et un écrémage progressif. Les joueurs se trouvent
engagés dans une course au « temps de jeu », dans laquelle ils s’approprient l’impératif
concurrentiel selon lequel « il faut gagner sa place ». Dans ce contexte, les joueurs
intériorisent un calendrier d’échéances individuelles et une nouvelle propension à percevoir la
pratique en termes de carrière individuelle. Cette dernière est d’ailleurs vécue comme une
rupture : ici on travaille « pour soi », voire « chacun pour soi » disent-ils souvent quand ils
décrivent les différences principales avec leurs clubs amateurs précédents.
À l’immersion dans cette concurrence s’ajoute leur initiation précoce au
professionnalisme. Il faut, par exemple, noter la forte inflation du recours à un agent sportif,
recours qui tend à devenir la norme parmi les apprentis (dès l’âge de seize ou dix-sept ans)
après l’être devenue chez les professionnels. La grande majorité des apprentis rencontrés (soit
environ huit sur dix) s’est liée à un agent4 et a acquis la conviction qu’il s’agissait d’une
relation presque incontournable pour mener à bien son projet. Ces apprentis sont ainsi initiés,
au prix d’une délégation auprès d’un intermédiaire, aux prémices d’une gestion individuelle
de la carrière et apprennent à la penser en rapport à un marché. C'est ainsi que les apprentis
sont amenés à s’approprier une tension qui traverse la définition du métier. D’une part, ils
apprennent à se mobiliser dans un effort collectif pour faire face aux exigences de la
compétition dans laquelle ils sont appelés à exceller. Mais, d’autre part, ils intériorisent une
perception de la pratique comme carrière individuelle, qui se construit dans la concurrence
interne et l’insertion sur un marché individualisant et qui rend difficile la production d’un
attachement durable au club.
En fin de compte, l’accumulation des données d’enquête à l’intérieur de l’un de ces
centres de formation permet de décrire des parcours et un apprentissage qui se distinguent
4
Pour de nombreux agents sportifs, la formation constitue une zone de recrutement plus « ouverte » que
celle des professionnels, alors qu’ils peuvent espérer une rémunération lors de l’éventuelle signature du premier
contrat professionnel.
8
nettement de représentations ordinaires tenaces. Au-delà des espoirs que le football suscite,
elle permet de souligner l’incertitude qui affecte ces trajectoires au sein des institutions de
formation et à leur sortie puisque le déséquilibre entre la réserve d’apprentis et les débouchés
est très conséquent (en 2005 par exemple, on comptabilisait 1960 footballeurs sous contrat,
dont environ 47 % étaient des apprentis en contrat de formation). Le mérite de cette approche
est également, sans doute, d’obliger à la nuance. C'est particulièrement le cas en ce qui
concerne le recrutement social et les parcours scolaires des jeunes aspirants. Si la formation
sportive observée a souvent un coût scolaire, le club professionnel réunit un public de jeunes
qui ont des passés à l’école très divers. Si les fils des classes populaires restent les plus
nombreux, ils sont loin d’accaparer toutes les places de cette élite sportive. Enfin, ces données
mettent en exergue le poids des processus sociaux dans des domaines réputés leur échapper.
On peut lire ainsi à partir des récits de ces jeunes footballeurs la genèse sociale de la
« passion » et du « talent » sportifs.
Bibliographie
- Bertrand, J. (2008). La fabrique des footballeurs. Analyse sociologique de la construction de
la vocation, des dispositions et des savoir-faire dans une formation au sport professionnel.
Doctorat de Sociologie, Université Lyon 2.
- Bertrand, J. (2009). Entre « passion » et incertitude : la socialisation au métier de footballeur
professionnel. Sociologie du travail, 51 (3), p. 361-378.
- Faure, J. & Suaud, C. (1999). Le football professionnel à la française. Paris : PUF.
- Fleuriel, S. (2004). Le sport de haut niveau : sociologie d’une catégorie de pensée. Grenoble
: PUG.
- Forté, L. (2008), Devenir sportif de haut niveau : approche sociologique de la formation et
de l'expression de l'excellence athlétique, Doctorat de STAPS, Université Toulouse.
- Lefèvre, N. (2007). Le cyclisme d’élite français : un modèle singulier de formation et
d’emploi, Doctorat de Sociologie, Université de Nantes.
- Ravet, H. (2007), « Devenir clarinettiste : Carrières féminines en milieu masculin », Actes de
la recherche en sciences sociales, 168, 51-67.
- Roderick, M. (2006). The work of professional football. A labour of love ? Londres :
Routledge.
9
- Schotté, M. (2005). Destins singuliers. La domination des coureurs marocains dans
l’athlétisme français, Doctorat de STAPS, université de Paris X-Nanterre.
- Slimani, H. (2000). La professionnalisation du football français : un modèle de dénégation.
Doctorat de Sociologie, Université de Nantes.
- Wagner, I. (2004), « La formation des violonistes virtuoses : les réseaux de soutien »,
Sociétés contemporaines, n° 56, p. 133-163.
- Wahl, A. & Lanfranchi, P. (1995). Les footballeurs professionnels des années trente à nos
jours. Paris : Hachette.
Publié dans laviedesidees.fr, le 30 juin 2010
© laviedesidees.fr
10

Documents pareils