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ITINÉRAIRES CROISÉS. DEUX BRITANNIQUES EN AMÉRIQUE DU NORD: ISABELLA BIRD ET FRANCES TROLLOPE Catherine MORGAN-PROUX Université Blaise Pascal-CELIS, Clermont-Ferrand Palabras clave: literatura de viajes, mujeres viajeras, América del Norte, siglo XIX. Resumen: Isabella Bird y Frances Trollope viajaron por América del Norte en un momento de gran fascinación por esta nueva nación británica. Ambas disfrutaron de un estado de viajeras ilustres y sus historias tuvieron un gran éxito. Hoy en día se consideran parte del canon de la literatura de viajes. Sin embargo, el aumento de su visibilidad no pudo ocultar estrategias de escritura propias de las mujeres viajeras escritoras del siglo XIX, las estrategias puestas en marcha para hacer una incursión fuera del estándar aceptable para un género poco acostumbrado a aceptar a las mujeres como autoridad cultural. Mots clés: Literature de voyage, femmes voyageuses, Amérique du Nord, XIX siècle Résumé: Isabella Bird et Frances Trollope ont parcouru l’Amérique du Nord à une époque de grande fascination des britanniques pour cette nouvelle nation. De leur vivant, elles jouissaient déjà toutes les deux d’un statut d’illustres voyageuses et leur récits ont connu un grand succès. Aujourd’hui, elles sont considérées comme faisant parti du canon la littérature de voyage. Cependant, leur visibilité accrue ne saurait cacher des stratégies d’écriture repérées chez des femmes voyageuses Sociocriticism 2014 - Vol. XXIX, 1 y 2 écrivains du dix-neuvième siècle, stratégies mises en place pour rendre acceptable une incursion hors norme dans un genre littéraire peu habitué à accepter les femmes comme autorité culturelle. Keywords: Travel writing, women travellers, North America, 19th century Abstract: Isabella Bird and Frances Trollope travelled through North America at a time of great fascination for this new nation felt by the British. During their lifetime, they were both considered illustrious travelers, and their travelogues were popular among a wide readership. Today, their texts are considered part of the literary canon of travel writing. However, their established status should not belie the fact that, like many women travel writers of the nineteenth century, Bird and Trollope used literary strategies that helped make their travel writings acceptable in a society which was not inclined to accept women as cultural authorities. ITINERAIRES EXCEPTIONNELS Si les femmes qui publiaient des récits de voyage au XIXième siècle avaient, dans l’ensemble, peu de chances de voir leur livre devenir une œuvre de référence1, deux d’entre elles font exception: Isabella Bird et Frances Trollope. Une exploration de l’écriture viatique des voyageuses du XIXième siècle dans les Amériques est une invitation à suivre leurs traces. Considérées aujourd’hui comme des incontournables de l’écriture du voyage au féminin du monde anglophone, elles jouissent dès leur vivant du statut de « grandes voyageuses » et se situent dans la lignée des illustres femmes britanniques depuis Lady Mary Montagu jusqu’à Mary Kingsley en passant par Marianne North et Hesther Stanhope. Leurs œuvres ont connu plusieurs éditions, elles figurent sur les bibliographies des programmes universitaires 1 Voir une étude très utile sur le sujet par l’historien (Venayre, 2008: 99-120). 156 Itinéraires croisés. Deux britanniques en Amérique du Nord (155 pour Trollope, 295 pour Bird)2 et elles sont régulièrement citées dans des anthologies.3 Cet article se penche sur le statut particulier de ces deux voyageuses écrivains. Est-ce que leurs parcours exceptionnels requièrent un traitement à part ? Peut-on les lire plutôt à la lumière des analyses féministes, notamment Bénédicte Monicat et Sarah Mills, qui ont décelé les éléments distinctifs qui caractérisent l’écriture féminine du voyage –son environnement, ses stratégies, ses voix discursives? Ces « illustres voyageuses » ont toutes les deux traversé l’Amérique du Nord à une époque où l’Etat Nation était en construction. Frances Trollope, femme de lettres britannique et mère de l’écrivain Antony Trollope, partit en 1827 avec trois de ses enfants et un jeune artiste, August Hervieu, pour rejoindre son ami Frances Wright en Tennessee. A peine arrivée, Trollope en repart aussitôt pour un long circuit vers les États du Nord. De retour en Angleterre, elle gagne en notoriété en publiant en 1832 Domestic Manners of the Americans (« Mœurs domestiques des Américains »), critique sévère qui obtint un grand succès en Angleterre et devient un bestseller. Isabella Bird est connue aujourd’hui surtout pour son texte, A Lady’s Life in the Rocky Mountains, le récit des quatre mois passés dans les Rocheuses, partageant le quotidien rude des colons et parcourant à cheval des centaines de kilomètres en compagnie de desperados. Ce texte la place définitivement dans les rangs des grands explorateurs (C’est la première femme à être acceptée au prestigieux Royal Geographical Society en 1892). Cependant, son premier voyage – et celui qui fait naitre en elle le désir perpétuel de voyager – a eu lieu 20 ans plus tôt. En 1854, avec 100 livres 2 3 Recherche par internet effectuée le 19/04/12. Par exemple (Foster and Mills, 2002; Robinson, 2001; Morris, 2007). 157 Sociocriticism 2014 - Vol. XXIX, 1 y 2 en poche et une invitation à rendre visite à de la famille, elle est partie au Canada et au Etats Unis avec des cousins dont elle n’hésite pas à se séparer afin de voyager seule. Le résultat de son voyage fut un premier livre qu’elle écrivit anonymement sous le titre The Englishwoman in America. Best seller à son époque, il a jusqu’à présent, moins attiré l’attention critique que A Lady’s Life in the Rocky Mountains. ETATS ET LIEUX Il est bien connu qu’au dix neuvième siècle des centaines d’Anglais et d’Américains traversaient l’Atlantique pour visiter leurs pays respectifs et publiaient les récits de leur voyage (Mulvey, 1963: 3). Dans sa préface de Portrait of a Lady, publié en 1881 Henry James commente la vague grandissante de femmes voyageuses, Aujourd’hui, venir en Europe est une toute petite aventure, même pour le sexe faible». Les anglais se rendant en Amérique étaient irrésistiblement attirées par cette terre qui regarde vers l’avenir et qui est animée par une dynamique de renouveau. Dans son étude sur les femmes voyageuses aux Etats Unis, Frawly relève le sentiment de renouveau qu’inspire l’Amérique, notamment chez les femmes, irrésistiblement attirées par la promesse cette terre d’opportunité et de renaissance (Frawley 1994: 161). Frances Trollope exprime son excitation: « on first touching the soil of a new land, of a new continent, of a new world, it is impossible not to feel considerable excitement and deep interest » (Trollope, 2006: 19). Il est intéressant qu’elle propose plusieurs vocables afin de déterminer le type de pays qui est devant elle – terre, continent, 158 Itinéraires croisés. Deux britanniques en Amérique du Nord univers – comme si l’échelle démesurée de cette contrée ne pouvait pas se contenir dans un seul mot. Le pays est considéré par ces femmes comme un vaste laboratoire où les idéaux démocratiques sont institués et testés. Dans les récits, une large place est consacrée à la sphère public : ses églises, ses mairies, ses écoles, ses journaux. Comme dit Frawly, elles jouent un rôle d’investigateurs sociaux. Elles s‘informent, elles posent des questions à leurs interlocuteurs locaux, elles visitent les sites pertinents. Elles comparent les villes, les institutions, les campagnes, les communautés avec un regard scrutateur et une certaine méthode. Le récit prend des allures de reportage. Une telle étude est nécessaire d’après Trollope, car l’Amérique est peu connu : «hardly better known than FairyLand; and the American character has not been much more deeply studied than that of the Anthropophagi » (Trollope, 2006 : 85). L’Amérique est une contrée aussi fantastique que celles des contes de fée et le caractère américain n’a pas été beaucoup plus étudié plus que celui des anthropophages, race mythique de cannibales dont la tète se situaient dans le torse. Son choix d’image est curieux mais révélateur : l’image fantasmée des américains est à la fois semblable à l’homme et très éloigné de l’homme. Isabella Bird est motivée également par un désir de transmettre un savoir acquis par une certaine rigueur et à partir de sources fiables. Elle décrit le moment du départ de son voyage en citant le texte du journal local, « to use the words in which the same event was chronicled by the daily press, « the Cunard Royal mail steamer Canada, Captain Stone, left the Mersey this morning for Boston and Halifax, conveying the usual mails ; with one hundred and sixty eight passengers and a large cargo on freight» (Bird, 2010 : 5) Elle insiste sur l’importance d’une méthode scientifique pour écrire un livre sur la géographie, la politique, l’économie et la population de l’Amérique : 159 Sociocriticism 2014 - Vol. XXIX, 1 y 2 It has been truly observed that a reliable book on the United States yet remains to be written. The writer of such a volume must neither a tourist nor a temporary resident. He must spend years in the different States, nicely estimating the different characteristics of each, as well as the broadly-marked shades of difference between East, West, and South. He must trace the effect of Republican principles upon the various races which form this vast community ; and while analysing the prosperity of the country, he must carelfully distinguish between the real, the fictious and the speculative (Bird, 2010 : 251). On voit ici que le récit de voyage est un genre qui permet aux femmes d’écrire des textes qui s’inspirent des approches des sciences sociales : la science politique, la géopolitique, l’ethnologie, l’anthropologie naissantes. TRAVERSEES, LIBERTES, IDENTITES L’image de l’Amérique comme le site d’opportunité est d’autant plus vraie pour les femmes au dix neuvième siècle. Pour elles, le pays est un terrain d’essai pour l’indépendance féminine. Frawly donne le titre « déclarations d’indépendance » à son chapitre. Isabella Bird se réjouit qu’en Amérique, une femme, même seule, peut voyager facilement et en toute sécurité, sans crainte de danger ou d’attentions importunes, d’une manière qui aurait été tout à fait impossible en Angleterre (Bird, 2010 : 73). Avant que Tocqueville ait lancé l’idée de l’Amérique comme laboratoire de démocratie et d’entreprise, Fanny Wright avait conduit sa propre expérience. Après un premier voyage en Amérique en 1818, elle y retourna pour fonder une communauté. Inspirée par les expériences utopiques de 160 Itinéraires croisés. Deux britanniques en Amérique du Nord Robert Owen, elle fonda en 1825 dans le Tennessee la communauté de Nashoba, une micro société multiraciale destinée à démontrer les vertus émancipatrices de l’éducation sur les esclaves. Le projet ne s’est pas inscrit dans la durée. Malgré l’échec, l’entreprise de Wright a marqué les esprits : L’Amérique est une terre où les femmes peuvent se lancer dans des projets. C’est précisément cet état esprit qui a conduit Frances Trollope à rejoindre Fanny Wright à Nashoba. Sa déception à l’arrivée est évidente. Elle décrit un endroit d’un aspect « désolé » (Trollope, 2010 : 34) et complètement à l’opposé de idée qu’elle en avait faite. Aussitôt, elle part pour la ville de Cincinnati où elle se lance dans une entreprise en créant son propre commerce. Ce précurseur des grands magasins modernes, le Bazar, comme elle l’a nommé, comprenait un café, une salle de bal, deux salons, une galerie d’exposition d’art et une boutique au détail affichant “objets de fantaisie.” Le Bazar, qui a ouvert à la mi-Octobre 1829, a attiré plus de curieux que de véritables clients. Il a fermé dans les deux ans. Son succès, Francis Trollope l’a connu à son retour en Grande Bretagne à la publication de son récit, « Domestic Manners of the Americans » où elle transforme son amertume en récit de voyage. Son succès peut être attribué au ton particulièrement acerbe envers les américains dont elle déplore le manque de bonnes manières et de moralité, « I do not like them. I do not like their principles, I do not like their manners, I do not like their opinions» (358). Cette amertume n’enlève pas le fait que Trollope (et Wright avant elle) a trouvé en l’Amérique un terrain d’expérimentation, un lieu où une femme seule pourrait se réinventer. L’indépendance d’Isabella Bird s’exprime d’une autre manière qu’on est tenté de qualifier comme étant plus personnel. Son arrivée en Amérique marque le début d’une nouvelle ère dans sa vie, comme elle le dit elle même : « as I stepped upon those shores on which the sanguine suppose that the Anglo-Saxon race is to renew the 161 Sociocriticism 2014 - Vol. XXIX, 1 y 2 vigour of its youth, I felt that a new era of my existence had begun » (69) Le ton de Bird est positif et clairement lié aux joies récemment découvertes de la pratique de voyage. On ressent chez elle l’excitation à la découverte d’un autre pays marquée par une forte fascination notamment pour des modes de transports. D’ailleurs, il est à préciser que Bird voulait donner à son récit le titre, « The car and the steamboat » mais son éditeur, John Murray, a préféré que l’intitulé comprend «Englishwoman » Ce mot clé était à la mode car potentiellement plus vendeur. Citons par exemple « An Englishwoman’s Experience in America» (1853) par Marianne Finch ou « A Woman’s Wanderings in the Western World » (1861) de Clara Bromley. Bird exprime l’excitation procurée par l’aventure. Elle adore les excusions en dehors de la ville où les moyens de conforts sont réduits « roughing it » (Bird, 2010 : 39) Sans que ce soit dit explicitement, on sent chez elle une préférence pour le voyage en solitaire. Conformément aux règles de bienséance, elle se rend en Amérique en étant accompagnée par de la famille. Cependant, on remarque qu’elle se sépare d’eux très facilement. Ceci est reflété par le mode de narration. Le « nous» du début du récit cède la place au « je ». Même quand elle est en compagnie des autres, Isabella Bird s’isole afin de trouver en elle les mots pour décrire un paysage qui la touche. Les chutes du Niagara en est un exemple. Elle visite les chutes une première fois accompagnée de ses compagnons de voyage, la famille Walrence, mais quand ces derniers retournent à l’hôtel, fatiguées après la visite guidée, Isabelle, elle, retourne pour y passer la soirée : « I sat down completely undisturbed in view of the mighty fall […] As I sat watching them, a complete oblivion of everything but the falls themselves stole over me (Bird, 2010 : 182-183). C’est dans la tradition romantique bien sur de contempler seul le spectacle de la nature mais il ne s’agit pas ici d’une solitude orgueilleuse du moi. Cela s’apparente plutôt à la joie d’une femme 162 Itinéraires croisés. Deux britanniques en Amérique du Nord accédant à l’indépendance grâce au voyage. C’est une joie qu’elle va connaître de nouveau plus tard dans sa vie quand elle entreprend des voyages seule aux Sandwich Islands, dans les Rocheuses, au Japon et en Malaisie L’expérience initiatique d’Isabelle Bird en Amérique allait fonder un gout pour le voyage en solitaire tout le long de sa vie. La deuxième moitié de la vie d’Isabella Bird a été consacrée aux voyages longs et difficiles qu’elle entreprenait de sa propre initiative. Le voyage solitaire devient voyage salutaire. Les maux de dos dont elle souffrait depuis son enfance disparaissaient miraculeusement lors de ses périples périlleux. Pour Bird le voyage est le moment où une vie ordinaire peut se muer en expérience extraordinaire. La rencontre avec l’inconnu et l’imprévisible la fait chercher en elle ses propres ressources ce qui lui procurent un épanouissement avéré. VOIX EMPRUNTEES Le statut exceptionnel de Bird et Trollope est indiscutable. Cependant, ce serait réducteur de les mettre à part. Nous proposons l’idée qu’elles partagent beaucoup avec les autres femmes qui publiaient leurs récits. Dans un contexte où les femmes accédaient peu à l’autorité culturelle, les écrivains voyageuses mettaient en place des stratégies d’écriture afin d’être prise au sérieux tout en préservant leur identité féminine. Souvent, ces femmes préfacent leurs écrits en signalant leur manque de compétence ou en niant toute ambition d’écriture professionnelle. Elles passent, comme le dit Monicat par de « mulitiples étapes justificatrices » (Monicat, 1996 : 4). Bird et Trollope ne dérogent pas de cette constante. Dans son premier chapitre, Bird clame qu’elle a écrit son récit seulement pour satisfaire les demandes de ses amis formulées après son retour. Elle s’excuse d’ailleurs en craignant que son récit soit certainement trop « personnel » aux gouts du lecteur. Cependant, dans le para163 Sociocriticism 2014 - Vol. XXIX, 1 y 2 graphe suivant, elle remarque que ses impressions de l’Amérique sont construites grâce en partie aux rencontres privilégiées qu’elle a pu avoir sur place, des rencontres préparées et rarement accessibles aux communs des voyageurs. I have given those impressions which as a traveller I formed; if they are more favourable than those of some of my predecessors, the difference may arise from my having taken out many excellent introductions, which afforded me greater facilities of seeing the best society in the States than are usually possessed by those who travel merely to see the country (Bird, 2010 : 1). Elle insiste sur la pauvreté des notes qu’elle a prises lors de son voyage « my notes take at the time were few and meagre » (Bird, 2010 : 3) (bien sur elle n’avait aucune intention de les publier …). A nos yeux, l’image d’une femme qui publie ses quelques impressions personnelles de voyage seulement pour satisfaire ses amis semblent peu cohérent avec la voyageuse qui prépare les rencontres qu’elle va faire pendant son voyage et qui cherche véritablement à comprendre le pays visité. Il s’agit très probablement d’une tentative de rendre plus acceptable aux yeux de ses lecteurs sa démarche de publication. Pour sa part, Trollope elle semble avoir intégré pleinement le fait que l’écriture est une tradition masculine. Dès les premières lignes de son récit, Trollope se rapporte aux maitres du canon littéraire occidental. A son arrivée en Amérique, elles est frappée par l’embouchure aussi « désolée » du Mississippi que le paysage de Dante ; elle cite les mots de Swift sur la nature qui cède sa place à l’art ; elle clôt son premier chapitre en empruntant une phrase de Milton : « Tomorrow to fresh fields and pastures new. » (Trollope, 2006 : 18) Bird s’excuse d’avoir mis trop de personnel dans ses 164 Itinéraires croisés. Deux britanniques en Amérique du Nord écrits. Trollope s’incline devant les grands classiques de la littérature occidentale. Trouver leur propre voix semble compliqué pour ces femmes. L’historien Sylvain Venayre nous rappelle la faible part consentie par l’édition de façon générale à l’écriture féminine, à une époque qui considérait comme antinomique le fait d’être femme et écrivain (Venayre, 2008 : 3) Quelles stratégies sont mises en place par Bird et Trollope afin de rendre compatible ces deux statuts ? Trollope, elle, contourne le problème. Elle analyse les institutions politiques du pays en choisissant l’angle des mœurs – clairement annoncé dès le titre – ce qui la situe dans le domaine des compétences des femmes et écarte l’accusation éventuelle qu’elle glisse trop près du monde masculin de l’analyse politique. Elle donne l’air de respecter les convenances qui dictent qu’une femme ne commente pas la politique tout en fournissant, en creux, un commentaire. «Both as a woman, and as a stranger, it might be unseemly for me to say that I do not like their government and therefore I will not say so» (Trollop, 2006 : 358). La voix d’Isabelle Bird est multiple. Comme nous l’avons vu, elle emprunte la voix du journal pour dire son départ. C’est comme si son histoire personnelle se confondait avec un événement historique qui lui mérite un article dans la presse écrite. Fait divers - fait tout de même- donnant substance et un caractère réel à son histoire. Au fur et à mesure, ce qui émerge, c’est une narratrice qui n’hésite pas à tenter plusieurs formes discursives et qui en tout cas régale son audience. Lors des longs voyages en carriole ou en bateau, elle est souvent en conversation avec ses co-passagers, par exemple elle discute jusqu’à 2h du matin avec les femmes noires venant d’acheter leur liberté - des femmes qu’elle trouve d’ailleurs « intelligentes et agréables » quoique « naives » (Bird, 2010 : 132). Plus tard, elle raconte des histoires de fantômes devant une audience. Fascinée par les accents et les expressions différentes, elle reproduit le badinage 165 Sociocriticism 2014 - Vol. XXIX, 1 y 2 d’un jeune homme en train de courtiser une jolie femme dans un bateau lors d’une excursion sur le lac Chamblain. « Do tell now, where was you raised ? « In Kentucky » « I could have guessed that whenever I sees a splendiferous gal, a kinder gentler goer, and high stepper, I says to myself. That gal’s from old Kentuck.” (Bird, 2010 : 255). Ces quelques exemples nous donnent un aperçu de la tendance chez Bird d’adopter des voix et des accents différents, à reproduire des dialogues et des scènes. Ces virées dans des nouveaux champs textuels la placent en toute apparence à la marge du récit. Au lieu de se positionner au cœur du texte – position dangereuse car elle déroge du discours traditionnel qui n’admet pas aux femmes une telle affirmation de soi - il nous semble de Bird adopte une écriture déguisée pour se raconter de façon détournée. NOUS AUTRES Abordons maintenant la problématique de l’appropriation de l’Autre par l’Autre, la voyageuse étant elle même considérée comme Autre dans son propre pays. Confrontées aux variables de genre, nous voyons que Trollope et Bird, elles aussi, sont des exemples de l’ambigüité du regard féminin au XIXième siècle, à la fois caractérisé par une forme d’empathie pour l’Autre, et simultanément porteur de préjugés. Regardons comment Bird et Trollope décrivent les femmes américaines rencontrées. Trollope, par exemple, prête attention à leur garde robe et en particulier l’élégance de leur toilette quand elles vont à l’office le dimanche. Ce qui pourrait s’agir en apparence d’une préoccupation pour les « friperies » la mode fait parti en réalité d’une observation du genre journalistique sur le rituel qui caractérise l’acte d’aller à l’église, rare lieu où les femmes exerçaient du pouvoir, d’après Trollope. Bird est fascinée par la House of Assembly au Québec et elle y consacre plusieurs pages notamment sur les 166 Itinéraires croisés. Deux britanniques en Amérique du Nord conditions matérielles qui favorisent l’accueil des femmes souhaitant assister aux débats politiques. Ce sont des conditions bien supérieures à celles qui existent en Grande Bretagne, note Bird où les femmes sont « condamnées » à écouter les débats à travers un trou avec grillage (où il y a des barres). Ce déplacement outre-Atlantique lui donne une vision des lacunes – littéralement les trous – dans son propre pays en ce qui concerne la place des femmes dans la sphère public. En voyant ailleurs elle revoit ce qui se passe ici. Cependant ni Bird, ni Trollope n’exprime une empathie particulière pour les femmes en Amérique. La complicité féminine dans ces textes se fait rare. Dans le New Brunswick où Bird séjourne une nuit dans une auberge, elle nous confie qu’elle laisse ses compagnons de voyage se retirer au salon car elle préfère suivre l’hôtesse dans la cuisine. Pourtant, ce n’est par envie de converser avec elle. Sa priorité est de trouver un endroit confortable pour écrire. ETAPE La lecture des deux textes de Bird et Trollope ont permis d’aborder la question de l’Amérique – nouvelle nation – vue par les Britanniques. Reconnues pour leur parcours exceptionnels, leur écriture partage toute de même un certain nombre de traits distinctifs communs à beaucoup de femmes qui ont mis en place (consciemment ou pas) des stratégies textuelles pour se faire accepter dans un genre littéraire aux antipodes de l’image traditionnelle de la femme sédentaire. REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES BIRD, Isabella Bird [1856] (2010), My First Travels in North America, Minola and New York: Dover Publications, [Originally 167 Sociocriticism 2014 - Vol. XXIX, 1 y 2 published as An Englishwoman in North America, London: John Murray]. FOSTER, Shirley and MILLS, Sara (2002), An Anthology of Women’s Travel Writing, Manchester University Press. FRAWLEY, Maria H. (1994), A Wider Range. Travel Writing by Women in Victorian England. London and Toronto : Associated University Press. MILLS, Sara (2003), Discourses of Difference: An Analysis of Women’s Travel Writing and Colonialism. Routledge. MONICAT, Bénédicte (1996), Itinéraires de l’écriture au féminin: Voyageuses du 19e siècle. Amsterdam : Rodopi. MORRIS, Mary (2007). The Illustrated Virago Book of Women, UK : Virago. MULVEY, Christopher (1963), Anglo-American landscapes. A study of Nineteenth Century anglo-american travel literature. Cambridge University Press. ROBINSON, Jane (2001), Unsuitable for Ladies, An Anthology of Women Travellers, Oxford University Press. TROLLOPE, Fanny (1832), Domestic Manners of the Americans. Stroud : Nonesuch, 2006. VENAYRE, Sylvain (2008), « Au-delà du baobab de Madame Livingstone», CLIO. Histoire, femmes et société, 28, 99-120. 168