Humour et crises sociales
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Humour et crises sociales
Humour et crises sociales Sous la direction de María Dolores Vivero García Humour et crises sociales Regards croisés France-Espagne Illustration de couverture : La gran derecha, peinture de Santiago Racaj Romero. Nous remercions l’auteur de nous avoir autorisé à reproduire ici ce tableau. © L’Harmattan, 2011 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-56557-9 EAN : 9782296565579 Avant-propos Par María Dolores Vivero García Dans les contextes de crise comme celui que connaissent actuellement nos sociétés, l’humour peut-il avoir un rôle subversif ? Peut-il bousculer les opinions et les valeurs dominantes ? Mais, tout d’abord, comment décrire l’humour ? Comment catégoriser les différents procédés ? L’humour a-t-il des formes propres à une culture ? La comparaison des modes d’apparition de l’humour dans les contextes socio-culturels français et espagnol est un moyen non seulement de caractériser ce qui les distingue et ce qui les rapproche, mais encore de mieux comprendre et de mieux décrire les fonctionnements de la parole humoristique. Entre 2000 et 2003, un groupe de recherche franco-espagnol essayait ainsi de répondre à quelques unes des précédentes questions, notamment à celles qui touchent au problème des catégories, en adoptant une approche comparative. Ses résultats ont donné lieu à un ensemble d’articles réunis en 2006 dans le dossier « Humour et médias » de la revue Questions de communication 10, dont celui d’Anne-Marie Houdebine-Gravaud et Mae Pozas sur les dessins de presse espagnols et français traitant du 11-Septembre, celui de Manuel Fernandez et María Dolores Vivero García sur les chroniques journalistiques ou celui de Patrick Charaudeau, sur les catégories de l’humour. Celui-ci 1 propose de distinguer les catégories énonciatives (l’ironie, le sarcasme et la parodie) et les catégories descriptives (l’insolite, l’absurde et le paradoxe), qui combinées entre elles et associées à des thèmes et à des effets de connivence variables (critique, ludique ou cynique), permettent de décrire et de contraster les diverses formes d’humour. S’appuyant sur ces premiers résultats, l’actuel projet de recherche « Humor e interrogación de la doxa en tiempos de conflicto o de crisis. Estudio comparativo (francés-español) del 1 « Des catégories pour l'humour? », article téléchargeable sur le site <patrick-charaudeau.com>. 6 María Dolores Vivero García humor en la prensa y en la literatura contemporánea » (FFI200908499) prolonge et approfondit ce travail en lui donnant un nouveau tournant, plus relié aux crises sociales, des institutions et des idéologies que nous vivons et à la confrontation des valeurs, que l’humour peut contribuer à renforcer ou à renverser. C’est dans le cadre de ce projet que s’inscrit le présent ouvrage collectif2. La première partie propose une réflexion théorique sur la conceptualisation de la parole humoristique et sur les catégories dont il est nécessaire de se doter pour décrire ses manifestations discursives et leur rapport à la doxa. Le premier chapitre, « Des catégories pour l’humour. Précisions, rectifications, compléments », rédigé par Patrick Charaudeau, commence par un rappel des positions de l’auteur sur le langage et sur l’humour, puis reprend les catégories proposées en 2006 pour en montrer la validité tout en les révisant et en y apportant des précisions ; il présente, pour finir, une définition de la doxa et une réflexion sur les relations entre humour et doxa. Dans le deuxième chapitre, « L’ironie, le sarcasme, l’insolite... peuvent-ils bousculer les valeurs dominantes ? », María Dolores Vivero García, poursuit cette réflexion sur les catégories et sur leurs différentes aptitudes à remettre en cause la doxa, en s’appuyant sur des analyses de textes littéraires et journalistiques. Dans le chapitre 3, « Ironie, paradoxe et humour », Marion Carel essaye de montrer ce qui distingue, d'un point de vue énonciatif mais surtout d'un point de vue argumentatif, la lecture ironique et la lecture paradoxale d'un même enchaînement. Elle étend ensuite ces remarques et propose une redéfinition de l'ironie et du paradoxe. La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à des analyses de données journalistiques. Elles articulent la théorie aux études de corpus et permettent d'apporter des éclairages sur les catégories descriptives ainsi que sur les fonctionnements discursifs concrets de l’humour en France et en Espagne. Les deux premiers chapitres portent sur les dessins dans la presse espagnole et française. Ils proposent deux études qui s’interrogent sur l’aptitude des caricatures à utiliser ou déconstruire des stéréotypes relatifs aux femmes. Dans le chapitre 4, Anne2 Le projet est financé par le Ministerio de Ciencia e Innovación espagnol. Avant-propos 7 Marie Houdebine analyse les représentations concernant le « monde des femmes » dans le dessin de presse (dans le Monde, Libération et Sud-Ouest) ; elle met en évidence les stéréotypes sous-jacents à la représentation du monde des femmes, et la façon dont les caricaturistes les dénoncent plus ou moins ironiquement ou sarcastiquement. Elle contribue, en même temps, à la réflexion sur les formes d’humour décelables et leurs effets, non sans souligner la difficulté de trancher parfois entre les catégories proposées. Parallèlement, dans le chapitre 5, Mae Pozas s’intéresse au « chiste gráfico » dans les journaux espagnols ABC, El Mundo et El País pour étudier les représentations sociales et les imaginaires sur des femmes comme Margaret Thatcher, Angela Merkel ou l’Espagnole Esperanza Aguirre, ainsi que sur des sujets controversés comme la religion, la laïcité, le port du foulard islamique et l’éducation. L’étude permet de dégager certaines différences entre le dessin de presse français et l’espagnol. La culture du jeu de mots semble être une particularité française. En effet, si les jeux de mots ne sont pas exclus de la presse espagnole, ils sont surtout caractéristiques de la presse française et, notamment, des titres de Libération, qui font, dans cette deuxième partie du livre, l’objet de deux études présentées successivement dans les chapitres 6 et 7. Le chapitre 6, rédigé par Catherine Kerbrat-Orecchioni, « De la connivence ludique à la connivence critique : jeux de mots et ironie dans les titres de Libération », propose une analyse sémantique et rhétorique de la façon dont ces titres exploitent de manière exhaustive toutes les possibilités de jeux sur la langue. L’auteur distingue l’humour, fondé sur les jeux de mots et lié à une connivence ludique, et l’ironie, envisagée comme une catégorie relativement large qui serait associée à une connivence critique. Elle s’interroge également sur le pouvoir de l’humour de mettre en cause la doxa. Dans le chapitre 7, Sara Huertas Martín met à l’épreuve les types de procédés discursifs proposés par Charaudeau. Elle montre, en particulier, comment les jeux de mots, en tant que procédés langagiers, peuvent relever de catégories discursives comme la parodie, l’ironie, le sarcasme, l’insolite ou le paradoxe. 8 María Dolores Vivero García La troisième partie du livre est consacrée à l’humour dans la littérature française et espagnole. Le chapitre 8, « Visée ludique, visée ironique dans le roman contemporain espagnol et français », rédigé par Montserrat Cots Vicente, propose une réflexion sur le rôle de l’ironie chez Eduardo Mendoza, Juan José Millás, Amélie Nothomb et Michel Houellebecq. Ses analyses de la polyphonie énonciative dans des textes de ces auteurs mettent en évidence la dimension sociale fondamentalement critique de cet humour qui cherche avant tout à faire réfléchir. Dans le chapitre 9, Mª Luisa Burguera Nadal étudie, dans une perspective littéraire, l’humour chez Antonio Mingote et son évolution à travers les différentes étapes d’un parcours marqué par le contexte artistique et culturel espagnol ; en se centrant sur ses écrits dans la presse satirique et sur sa production littéraire à partir de 1980, elle met en évidence le recours, chez cet auteur, aux jeux de la parodie et de l’intensification des incohérences ou des absurdités du monde, qui rattachent l’humour de Mingote à la tradition de Cervantès. Le chapitre 10, rédigé par Anne-Marie Houdebine-Gravaud et par María Dolores Vivero García, « Quatre romancières face à la doxa. Étude de l’humour chez Paloma Díaz-Mas, Rosa Montero, Anne Garréta et Fred Vargas » analyse, dans une perspective contrastive, l’humour de deux écrivaines espagnoles (Rosa Montero et Paloma Díaz-Mas) et de deux françaises (Anne Garréta et Fred Vargas) qui, toutes les quatre, de manière parfois différente, font basculer les stéréotypes ; l’analyse contrastive des procédés qu’elles utilisent met en évidence des convergences et des divergences qui permettent d’avancer certaines hypothèses plus générales sur l’humour en France et en Espagne. L’un des intérêts majeurs de cet ouvrage vient sans nul doute de la diversité des champs et des supports qu’il interroge. Il aborde, dans des perspectives différentes mais complémentaires (analyse du discours, pragmatique, sémiologie, argumentation et rhétorique littéraire), la question des catégories descriptives susceptibles de fonder l’étude contrastive de l’humour, en confrontant la théorie à l’analyse de corpus littéraires et journalistiques. Première partie. Réflexions théoriques Chapitre 1. Des catégories pour l'humour. Précisions, rectifications, compléments Par Patrick CHARAUDEAU Comme dans toute recherche, il y a un temps pour l'exploration d'une question en observant des corpus, un temps pour l'élaboration de catégories susceptibles d'avoir un pouvoir explicatif, un temps pour les éprouver en les appliquant à divers types de textes, et un temps pour revenir sur ces catégories afin d'en vérifier la validité. Aussi, après avoir proposé, à l'issue d'un premier travail de recherche collectif franco-espagnol, des définitions de certaines catégories de l'humour, il m'est apparu utile de reprendre ces catégories pour, soit en montrer la validité, soit apporter des précisions quant à leur définition, soit même en rectifier certains aspects. Je vais donc reprendre ici certaines parties de mon positionnement sur l'humour que j'ai présenté dans Charaudeau (2006), article téléchargeable sur le site <patrick-charaudeau.com>, pour en préciser, voire corriger, certains aspects. Je m'attacherai à justifier de nouveau les raisons pour lesquelles je propose de considérer l'humour comme une catégorie générique puis je reprendrai rapidement les différentes composantes de l'acte humoristique pour y apporter quelques précisions, et enfin je me centrerai plus particulièrement sur l'ironie et le sarcasme, catégories emblématiques de l'humour, en m'interrogeant parallèlement sur la notion de doxa et les effets discursifs que peuvent produire l'usage de ces catégories. 10 Patrick Charaudeau 1. Mon positionnement vis-à-vis des questions du langage Dans mon approche des questions concernant ce phénomène psychologique et social qu'est le langage, je privilégie l'aspect communicationnel. C'est-à-dire que je pars de l'hypothèse psychosociale que tout individu parle pour communiquer avec un autre dont il ne sait pas tout de sa nature psychologique et sociale, et que tout individu récepteur d'un acte de langage, quel qu'il soit, comprend et interprète en cherchant à savoir ce que veut dire cet être parlant dont il ignore la totalité de la nature psychologique et sociale. Cette hypothèse met en lumière l'existence d'une double identité des êtres parlant : d'une part, un être qui pense, a des intentions et un projet de parole en fonction de ce qu'est sa psychologie et sa position sociale ; d'autre part, un être qui parle, qui se manifeste, qui configure son projet de parole et le met en scène pour qu'un autre le perçoive. Ce qui fait que je pose comme préalable, indépendamment du phénomène de polyphonie, que toute communication humaine se fait entre des êtres qui ont une double identité, sociale et discursive. D'un côté, un être pensant, lieu mystérieux où se joue et se construit l'intention communicative mélange de rationalisation consciente et de pulsions inconscientes en fonction d'une identité à la fois psychologique et sociale. D'un autre côté, un être de langage - ou être de parole - lieu de construction d'une identité qui est reflétée par l'acte de langage lui-même et dont on ne sait a priori si cette identité discursive révèle, renforce ou occulte le projet de parole du sujet parlant. C'est selon cette double identité que procède le discours du sujet locuteur, c'est selon cette double identité que procède l'interprétation du sujet récepteur. Pour simplifier, on peut dire que tout sujet parlant est à la fois un être pensant et un être disant. Je ne veux pas dire pour autant qu'il existerait un être pensant indépendamment du langage, ni un être de langage indépendamment de la nature psychologique et sociale de l'individu. Les deux se construisent simultanément et s'alimentent Des catégories pour l'humour 11 réciproquement, le sens de tout acte de langage résultant du rapport dialectique qui s'établit entre ces deux êtres. L'être de langage est le lieu de la mise en scène des signes avec lesquels communique le sujet parlant dont le résultat produit un ensemble de sens possibles dépendant à la fois des intentions (conscientes et inconscientes) du sujet locuteur et des possibilités interprétatives du sujet récepteur. Les sens possibles des discours mis en scène sont ainsi le résultat d'une co-construction entre locuteur et récepteur. Faisons varier les récepteurs et, à chaque fois, un sens nouveau est susceptible d'émerger enrichissant l'ensemble des sens possibles, le rôle de l'analyste consistant à faire émerger cet ensemble de possibles. J'aborde donc les questions de langage à partir de cette postulation, et considère que la polyphonie et l'aspect pragmatique du langage ne sont pas un principe de départ mais une conséquence de cet état des choses postulé. Dans cette perspective, c'est bien l'usage, avec sa composante psychosociale qui prime et qui interdit qu'on analyse les faits de langage hors contexte. Lorsque Sperber et Wilson (1989 : 359) analysent les énoncés : — Pierre : « C'est une belle journée pour un pique-nique », — Marie : « Effectivement, c'est une belle journée pour un pique-nique » ils ne s'interrogent pas sur qui sont Pierre et Marie (je reviendrai làdessus à propos de l'ironie), ici locuteurs abstraits, comme tirés d'exemples de grammaire. Ils rapportent certes un aspect de l'événement qui est concomitant à l'échange, à savoir « qu'ils partent pique-niquer alors qu'il pleut », mais, outre qu'on ne sait rien sur l'identité de ces interlocuteurs, rien de ce qui a précédé cet échange n'est pris en compte. Et c'est pourtant la connaissance de ces données qui permettrait de comprendre ce qui se joue dans cet échange. De même, je ne saurais dire si l'énoncé « Les noirs ne sont pas égaux aux blancs » témoigne d'une pensée raciste ou non. Il faudrait pour ce faire que je sache qui la prononce : si c'est un ethnologue décrivant la société qu'il étudie, si c'est un blanc ou un noir (et dans quelle condition de vie), si c'est un Américain ou un Français (et à propos de quoi), si c'est Jean-Marie Le Pen, homme politique d'extrême droite en campagne électorale. Évidemment, 12 Patrick Charaudeau les mots par leur usage sont chargés des situations d'emploi (Tournier, 1997) et du déjà dit (Bakhtine, 1981), mais c'est toujours en contexte qu'il faut les étudier. C'est pourquoi lorsque sont analysés les titres d'un journal, il est difficile de dissocier la connaissance que l'on peut avoir des positionnements idéologiques du journal de la façon dont les titres sont configurés. C'est d'ailleurs ce qui probablement clive les récepteurs entre ceux qui apprécient les jeux de mots dans les titres et ceux qui y sont opposés. Si donc tout acte de langage comporte trois aspects, sémantique, énonciatif et communicationnel, c'est ce dernier que je privilégie dans ma démarche, non pas à l'exclusion des autres mais comme un déplacement de focale sur un objet multidimensionnel. 2. Justification de l'humour comme notion générique Quand on passe en revue les écrits sur l'humour, on observe que les notions d'humour, d'ironie et de sarcasme sont tantôt opposées, tantôt confondues. J'avais déjà signalé que dans le Dictionnaire de poétique et de rhétorique d'Henri Morier, ironie et humour sont présentés comme des catégories distinctes : l'ironie jouerait plus particulièrement sur l'antiphrase, l'humour sur des oppositions qui ne seraient pas antiphrastiques. L'ironie enclencherait le rire, l'humour n'enclencherait que le sourire : « L'humour est l'expression d'un état d'esprit calme, posé, qui, tout en voyant les insuffisances d'un caractère, d'une situation […] s'en accommode avec une bonhomie résignée et souriante, persuadé qu'un grain de folie est dans l'ordre des choses […], alors que l'ironie serait un jugement critique de dénonciation face à l'imperfection du monde » (Morier, 1989 : 610). Pour Robert Escarpit (1987), en revanche, humour et ironie sont confondus ou du moins enchâssés l'un dans l'autre : le paradoxe ironique est au cœur même de tout processus humoristique par la mise en contact soudaine du monde quotidien avec un monde délibérément réduit à l'absurde. Des catégories pour l'humour 13 Par ailleurs, ironie et sarcasme (ou raillerie) sont mis dans le même panier, comme le disent Dumarsais et Fontanier (1967) : « l'ironie consiste à dire par manière de raillerie, tout le contraire de ce qu'on pense ou de ce que l'on veut faire penser aux autres », ce qui pose un véritable problème, car lorsque Zazie dit « Mon cul ! » à un monsieur qui se croit très important, elle ne dit pas le contraire de ce qu'elle pense : elle raille mais n'ironise pas. Dans telle autre publication 1 collective, les articles qui s'y trouvent sont censés relever de la dérision, alors que les auteurs, bien embarrassés, emploient alternativement les termes de satire, humour ou ironie pour désigner ce même phénomène de dérision dans le discours politique. Dans toute classification, il faut une notion générique dont la principale caractéristique est de comprendre dans sa définition les traits généraux communs aux catégories spécifiques qui s'y trouvent incluses, chacune avec des particularités qui la définissent en propre. Il en est ainsi des classifications lexicales qui s'organisent autour d'un terme générique hyperonyme (fleur), lequel inclus les termes co-hyponymes qui en dépendent (rose, œillet, magnolia, géranium, …). Quelle serait donc la définition d'humour comme notion générique ? J'emploie le terme « humour » pour désigner une stratégie discursive qui consiste à : - s'affronter au langage, se libérer de ses contraintes, qu'il s'agisse des règles linguistiques (morphologie et syntaxe) ou des normes d'usage (emplois réglés par des conventions sociales en situation), ce qui donne lieu à des jeux de mots ou de pensée ; - construire une vision décalée, transformée, métamorphosée d'un monde qui s'impose toujours à l'être vivant en société de façon normée résultat d'un consensus social et culturel quant aux croyances auxquelles il adhère ; - demander à un certain interlocuteur (individu ou auditoire) de partager ce jeu sur le langage et le monde, d'entrer dans cette connivence de « jouer ensemble », mais un jouer qui engage l'individu à devenir autre, l'instant de l'acte humoristique, ce qui permet de dire que l'acte humoristique n'est jamais gratuit. Au 1 Voir Hermès 29, «Dérision-contestation», CNRS, Paris, 2001. 14 Patrick Charaudeau total, l'humour correspond toujours à une visée ludique, mais à celle-ci peuvent s'adjoindre d'autres visées plus critique, voire agressive, qui engage le sujet humoriste et son interlocuteur à partager un engagement bien plus profond. En tout cas, il s'agit toujours d'un partage de liberté, du fait que l'acte humoristique est tourné, à la fois, vers le monde, dans le désir de le mettre en cause, et vers l'autre, dans le désir de le rendre complice. Dès lors, on pourrait se demander si le mécanisme qui produit de l'humour serait le même que celui qui produit de la poésie, dans son double processus de transformation des visions du monde et de partage du plaisir. Si humour et poésie partagent un principe de plaisir, la poésie, en plus, vise à révéler une vérité. La poésie propose aussi des décalages de la vision normée du monde, mais c'est pour révéler une autre vérité, une vérité cachée, plus profonde, plus fondamentale. La poésie dit quelque chose comme : « le vrai monde, c'est ce que dit la parole poétique », l'humour dit seulement : « le monde, c'est peut-être aussi son envers ». Évidemment, on peut toujours défendre l'idée que l'acte humoristique est aussi au service d'une vérité. Mais cette vérité n'est pas une fin en soi. Elle est un moment de libération d'une contrainte, de négation d'une évidence, de relativisation d'un savoir doxique. De plus, à la différence de l'acte poétique, l'humour ne propose pas autre chose à la place : s'il désacralise, ce n'est pas pour resacraliser en même temps. En mettant en cause certaines valeurs, il fait émerger la misère ou l'anomalie du monde qui étaient cachées, comme on le voit dans les films de Charlot. Mais lorsque le poète dit « La terre est bleue comme une orange », il propose de considérer sérieusement 2 que terre et orange peuvent fusionner l'une dans l'autre par certaines de leurs propriétés, qu'il peut se produire une transmutation des éléments que sont le ciel, l'orange et les couleurs. Lorsque l'humoriste dit : « Il y a des choses bizarres, dans la vie. Je vais au comptoir d'un café, je commande un demi, j'en bois la moitié et il en reste encore » (Raymond Devos) il met en cause une certaine logique de pensée qui est contredite par une logique d'expérience, mais sans rien proposer à 2 Sauf si cet énoncé est repris dans un autre contexte, en une énonciation ironique. Des catégories pour l'humour 15 la place. C'est que le travail sur le langage n'est pas le même : la poésie casse les contraintes de la langue pour révéler un autre monde possible ; l'humour joue avec les possibilités de la langue pour mettre en cause la normalité du monde. Conséquemment, on peut dire que ce qui distingue l'humour de la poésie est le caractère non sérieux de l'humour : la vision décalée du monde que nous propose l'acte humoristique, en mettant à mal des normes de perception, se veut non sérieuse, du moins dans le paraître. La poésie, elle, est sérieuse. Le sérieux n'est pas dans la nature des choses, il est un jugement porté sur ce qui se produit dans le monde, que cela procède du comportement des individus ou des événements eux-mêmes. Ce jugement dépend des représentations qu'ont les individus sur ce qui est conforme à une certaine raison, du point de vue des connaissances ou des croyances. Le jugement de non sérieux est donc un inverse ambigu : un énoncé comme « Tu ne parles pas sérieusement, quand même ! » peut renvoyer soit à « tu ne crois tout de même pas à ces balivernes » (croyances), soit à « tu ne peux pas nier l'évidence » (connaissance). Certes, tout ce qui est non sérieux n'est pas forcément humoristique, mais on peut dire que l'humour se donne en son principe comme non sérieux. Un non sérieux un peu particulier, car il révèle en même temps la fragilité, voire la futilité des normes de perception du monde en ouvrant la porte à un pourquoi est-ce ainsi, et pourquoi ne serait-ce pas autrement ? Ce « pourquoi pas » ne tend pas vers une vérité : il témoigne seulement d'une tension entre sérieux et non sérieux. Bergson oppose le poète à l'homme d'esprit par l'intelligence. Le sérieux vise la vérité, le non sérieux la suspension provisoire de la vérité, même lorsque sa visée ultime est sérieuse comme dans les fables ou dans Alice au pays des merveilles. La parole humoristique se caractérise bien par un dédoublement de vision sur le monde social, mais elle n'a de raison d'être que si cette vision est donnée en partage à un autre dans la communion d'une même mise en cause du monde ou des personnes. Si la parole humoristique est souvent présentée - principalement par la psychanalyse - comme un travail du sujet pour se libérer des inhibitions qui l'emprisonnent, elle ne peut être conçue hors d'une relation entre soi et autrui. On rejoint ici l'une des intentions qui 16 Patrick Charaudeau d'après Freud accompagne « la communication de mon mot d'esprit à l'autre : [...] compléter mon propre plaisir par l'effet en retour que cet autre produit sur moi » (Freud, 1988). La relation de soi à autrui n'est pas un « par-dessus le marché », mais la condition même de son existence comme acte libérateur. Acte libérateur d'une angoisse engendrée (même lorsque celle-ci reste cachée) par les contraintes et fatalités qui contrôlent l'être social. L'angoisse étant un rétrécissement (ad augusta), l'humour est l'ouverture, la sortie de cette « gorge » vers une libération, une extension, une félicité. Ce partage serait en même temps le gage d'une intelligence commune entre les partenaires : l'auteur d'un acte humoristique se montre intelligent et l'autre en montrant qu'il apprécie, fait preuve à son tour d'intelligence. Il s'agit donc bien d'un jeu : non point déni de la réalité, non point illusion de celle-ci, non point disparition des inhibitions, mais stratégie ludique d'un je vis-à-vis d'un autre, de façon à produire un effet pragmatique de connivence entre son auteur et celui à qui il s'adresse, afin de suspendre, l'instant du jeu, l'incontrôlé des pulsions. Voilà pourquoi, de mon point de vue, l'humour (il faudrait dire l'acte humoristique) peut être élevé au rang de notion générique. 3. Précisions sur les composantes du processus humoristique Dans mon précédent article, j'indiquais que l'acte humoristique dépendait d'un certain nombre de composantes : le dispositif communicationnel et énonciatif qui met en scène ses protagonistes, la thématique sur laquelle il porte, et les procédés langagiers qui le mettent en œuvre. Je reprendrai ces composantes en apportant quelques précisions rendues nécessaires par les questions qui m'ont été posées. Des catégories pour l'humour 17 3.1. Le dispositif communicationnel et énonciatif Partant de l'hypothèse générale que l'acte de langage met en scène un locuteur, un énonciateur, un destinataire et un récepteur, on peut dire que l'acte humoristique est produit par un certain locuteur ayant une certaine identité sociale3 (l'humoriste qui est à l'origine de l'intention humoristique) 4, lequel s'institue en énonciateur ayant une identité discursive (celui qui énonce), à l'adresse d'un certain interlocuteur ayant sa propre identité sociale, via l'image d'un certain destinataire ayant une identité discursive construite par le locuteur, en visant une certaine cible. Voici donc quelques précisions. Le locuteur n'est pas seulement une voix comme on le dit dans la théorie de la polyphonie. C'est d'abord l'être psychologique et social qui, à l'intérieur d'une certaine situation de communication, produit l'acte humoristique : l'ami dans une conversation, le publicitaire dans une annonce, le chroniqueur ou le caricaturiste dans un journal, l'animateur d'une émission de radio ou de télévision, etc. Le problème qui se pose à lui est celui de sa légitimité, de ce qui l'autorise à produire dans cette situation un acte humoristique. Car ne produit pas un acte humoristique qui veut, sans tenir compte de la nature de son interlocuteur, de la relation qui s'est instaurée entre eux, des circonstances dans lesquelles il est produit. Parfois, c'est la place qu'il occupe dans la situation de communication qui le légitime : dans les caricatures, le dessinateur est par définition un humoriste ; dans les annonces publicitaires, le publicitaire s'autorise, pour séduire le consommateur, à jouer avec le langage ; dans les chroniques journalistiques d'humeur, le chroniqueur commente l'actualité en émaillant son texte de traits humoristiques. Dans d'autres cas, particulièrement ceux de la conversation spontanée, le locuteur doit se donner les moyens de justifier son 3 4 Pour éviter de répéter un syntagme un peu long, par «identité sociale» on entendra, à chaque fois, «identité psychologique et sociale». On ne confondra pas le locuteur qui devient l'instance d'énonciation de l'acte humoristique et l'auteur d'une histoire qui est celui (souvent anonyme) qui est censé l'avoir construite. Les deux peuvent parfois coïncider. (Voir Charaudeau et Maingueneau 2002 : 350 et sq.). 18 Patrick Charaudeau énonciation humoristique car il risque d'être mal considéré par son interlocuteur. C'est donc le positionnement du locuteur de l'acte humoristique qui est la clef de l'effet de connivence. L'énonciateur est celui qui parle. Il est un être de parole ayant une identité discursive, porteur de sens et d'effets possibles, lesquels dépendent de la relation qu'il entretient avec son mentor, le locuteur. C'est l'énonciateur qui est reçu et entendu par l'interlocuteur, et l'interprétation qui sera la sienne dépendra de ce que dit l'énonciateur et de la connaissance qu'il aura du locuteur5. Le destinataire (qu'il ne faut pas confondre avec le récepteur) est également un être de parole idéalement construit par le locuteur, auquel celui-ci attribue une identité discursive : - soit de complice, appelé à partager la vision décalée du monde qui lui est proposée ainsi que le jugement qui l'accompagne ; il est alors un destinataire-témoin (Freud parle ici de « tiers »), susceptible de co-énoncer l'acte humoristique (phénomène d'appropriation) ; - soit de victime de l'acte humoristique, lorsqu'il fait l'objet d'une critique négative ; il est alors un destinataire-cible (Freud aussi parle de « victime ») d'un jugement négatif porté sur lui, comme dans certains actes ironiques. Cette distinction entre destinataire et récepteur est ce qui permet de distinguer les effets visés par le locuteur à l'adresse du destinataire et les effets réellement produits chez le récepteur, les deux ne coïncidant pas nécessairement et étant à l'origine de bien des malentendus. La cible est ce sur qui ou sur quoi porte l'acte humoristique. Ce peut être : - une personne (en tant qu'individu ou groupe), en position de protagoniste-tiers ou de destinataire de la scène humoristique, dont on met à mal le comportement psychologique ou social, dont on met en évidence les défauts ou les illogismes dans les manières d'être et de faire au regard d'un jugement social de normalité. Par exemple, après une sanction que le professeur vient d'appliquer à 5 Évidemment, cet énonciateur peut apparaître en abîme, lorsqu'il s'agit d'une histoire racontée à travers un personnage. Des catégories pour l'humour 19 la classe, un élève à son camarade : « Tu vois, le prof, il est sympa ! » ; - une situation créée par les hasards de la nature ou les circonstances de la vie en société dont on souligne le caractère absurde ou dérisoire, comme cela apparaît dans certains titres de faits-divers : « Cambriolé pour la troisième fois, il met le feu à sa maison » ; - une idée, opinion ou une croyance (doxa) dont on montre les contradictions, voire le non-sens : « Y a pas de doute, on ne vit bien que dangereusement ». Il faut ici apporter une précision. Cible et topique (ou doxa) ne doivent pas être confondues : la cible est ce sur qui ou sur quoi porte l'acte humoristique ; la topique (ou la doxa) est ce à propos de quoi il s'exerce. Ainsi, lorsque le magazine Marianne titre, à propos du Président de la République « Il est si bien élevé ! »6, la cible est Nicolas Sarkozy, la topique est l'image d'être éduqué que la tradition de la république française attribue à ses chefs et qui, dans ce cas est niée par un acte ironique. Lorsque la cible est une situation impliquant des personnes ayant un certain comportement, on peut encore distinguer celle-ci de la topique. C'est le cas du titre de fait divers déjà cité : « Cambriolé pour la troisième fois, il met le feu à sa maison ». La cible est la personne auteur de cette action, la topique est la question de la normalité et de la folie, car la logique présumée du comportement normal dans ce genre de situation est de « se préserver davantage » ; le comportement anormal de « faire de soi-même sa propre victime ». En revanche, il est plus difficile d'établir une différence dans le cas où la cible représente une idée, car alors cible et topique se confondent : l'idée sur quoi porte la mise en cause est justement la doxa, comme dans le cas du sketch de Raymond Devos Il y a des choses bizarres. Dans l'histoire du « demi », cité plus haut, c'est une logique mathématique qui est mise à mal par une logique d'expérience. Il n'empêche qu'il y a toujours une cible car il faut un support prétexte à l'acte humoristique : la cible est l'objet visé, la topique-doxa est ce au nom de quoi on cherche à toucher la cible. 6 Voir l'exemple plus loin. 20 Patrick Charaudeau Ce jeu de dissociation entre cible et doxa est particulièrement visible dans l'ironie. 3.2. La thématique Considérer la thématique indépendamment du dispositif énonciatif, permet de constater que certains effets d'acceptation ou de rejet de l'acte humoristique ne tiennent pas à la catégorie discursive, mais à l' « univers de discours » auquel il s'applique. Mais ici il ne faut pas confondre thématique et doxa. La thématique est un découpage du monde en domaines d'expérience qui, lorsqu'on les parle, deviennent des domaines thématiques ou thémas : la vie, la mort, la naissance, la santé, la criminalité, l'identité (nationale, culturelle, ethnique), les croyances religieuses, l'âge, le sexe, etc. Et c'est selon la nature de ces domaines thématiques que l'humour sera jugé légitime ou illégitime. Je disais donc que c'est dans la cadre de ces thémas que doit être traitée la question des tabous (le sacré, la maladie, la petite enfance, les vieux) et de l'humour noir. La doxa est le jugement porté à l'intérieur de l'un ou l'autre de ces domaines thématiques. Certains humoristes politiques7 l'ont appris à leurs dépens : traiter la thématique des personnalités politiques n'est pas un problème en soi, mais le faire d'une façon qui confine à l'insulte personnelle (ici intervient une doxa relative au politiquement correct) est moins acceptée. 4. Les procédés langagiers Dans ce chapitre, je proposais de distinguer procédés linguistiques et procédés discursifs, d'une part, figures d'énonciation et figures de description, d'autre part. 7 Il est fait ici allusion aux deux chroniqueurs humoristes. Stéphane Guillon et Bernard Laporte, qui ont été licenciés de la station de radio France culture, pour propos insultants.