1 L`importance du journal de travail dans l`enseignement

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1 L`importance du journal de travail dans l`enseignement
L’importance du journal de travail dans l’enseignement artistique supérieur
au Mexique
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Humberto Chávez Mayol
Centre National de Recherche,
Documentation et Information en Arts Plastiques
INBA-CENART, Mexique.
CURRICULUM VITAE HUMBERTO CHÁVEZ MAYOL
Humberto Chávez Mayol est né à de Mexico en 1951. Il a une maîtrise en Arts Visuels et
cours spécialisés en photographie suivis dans le département de photographie de
l’Université de Nihon à Tokyo et dans le département d’ingénierie et sciences de l’image
de l’Université de Chiba, également au Japon. Il a présenté de nombreuses expositions,
individuelles et collectives, au Mexique et à l’étranger. En 1994, il a été sélectionné dans
l’échange d’artistes Mexico - États-Unis pour faire une résidence au Bemis Center for
Contemporary Arts à Omaha, Nebraska ; en 1999 dans l’échange Mexico - Canada pour
faire une résidence à The Banff Centre (Alberta) et en 2003 à La Chambre Blanche
(Québec). Il est chercheur au Centre National de Recherche, Documentation et
Information en Arts Plastiques du Mexique (CENIDIAP – INBA - CENART) ; il a été
professeur à l’Ecole Nationale de Peinture, Sculpture et Gravure du Mexique (ENPEG –
INBA - CENART) et professeur de sémiotique à l’Universidad de las Américas (Puebla,
Mexique). Il a donné des cours d’analyse de l’image au CENART et au Centre de l’Image
du Mexique. Il a été coordonnateur des séminaires de Pensée Complexe et
Transdiscipline à la Direction des Affaires Académiques du CENART ; des ateliers de
photographie et des séminaires de Stratégies Méthodologiques à l’ENPEG et à l’Ecole
Nationale de Danse Classique et Contemporaine, du séminaire d’Approches
Méthodologiques dans le programme de « flexibilisation curriculaire » à l’Universidad
Autónoma del Estado de México (Toluca, Mexique). Ses recherches se dirigent vers les
modèles complexes et la sémiotique. Il est auteur de textes et d’articles publiés dans des
revues spécialisées et de plusieurs livres : Dispositifs imaginarios (2000), Temps Morts
(2005), His (2008). Il est curateur et promoteur de la collection photographique
Encuentros. Du 2007 à 2009, il a été directeur de l’École des Arts Visuels à l’École
Supérieure des Arts du Yucatan (Merida, Mexique). De 2009 à mars 2013, il était
directeur général adjoint académique au Centre National des Arts du Mexique
(CENART).
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C’est un plaisir de me trouver ici parmi vous pour partager quelques réflexions sur le rôle
que peut jouer le journal de travail au sein de l’enseignement artistique supérieur.
Pour élaborer une méthodologie applicable à l’enseignement artistique, il faut prendre en
compte le champ de réflexion et de production de différentes époques et cultures, leurs
transformations et leurs ruptures, l’état actuel de ces connaissances, leur fusion sociale,
afin de concevoir des stratégies méthodologiques permettant aux étudiants en art d’avoir
recours à des alternatives théoriques, techniques, des parcours d’expériences, des
« tactiques », comme dirait Michel de Certeau ; un ensemble de tactiques combinatoires
écrites comme une reconnaissance de ce qui nous est propre, mais aussi comme une
mémoire du possible.
Les pratiques du travail créatif offrent assurément un espace de recherche. C’est là que
joue un rôle clé le concept peircien de déplacement : connaître et expérimenter.
Découvrir l’existence possible d’une autre manière de voir est un long travail de
reconnaissance. Un travail voué au déplacement malgré des normes habituelles qui
nous font voir le monde tel que nous croyons qu’il est.
Je parlerai ici du journal d’artiste en tant que stratégie méthodologique utilisée dans un
certain nombre de nos établissements d’enseignement supérieur. J’évoquerai l’un des
cadres théoriques qui permettent la mise en forme de ce journal.
Les arts ont fait leur entrée dans le champ des connaissances universitaires depuis déjà
plusieurs décennies, et pourtant, les systèmes traditionnels de recherche académique
prennent rarement en compte la spécificité des caractéristiques de la connaissance
artistique.
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Les logiques d’évaluation des établissements d’enseignement supérieur répondent le
plus souvent à une volonté démonstrative formulée à partir d’une vision scientifique. Or
cela n’est pas adapté à la nature singulière des connaissances artistiques. Comment y
remédier ?
Une des problématiques auxquelles sont confrontés les systèmes d’enseignement
artistique supérieur réside dans le fait qu’ils n’ont pas encore élaboré de méthodologies
organisationnelles de la connaissance susceptibles d’être intégrées aux modèles
d’argumentation et d’évaluation universitaires. L’art aujourd’hui doit être compris non
seulement comme une expérience esthétique formulée à partir du principe du talent,
mais aussi comme une organisation épistémique (qu’on pourrait dire réflexive)1
différente, qui exige d’autres formes de compréhension de l’expérience cognitive.
La révolution informatique contemporaine offre de nouvelles perspectives de fluidité et
de déplacement permettant l’appropriation facile et rapide d’outils multidisciplinaires,
dans le cadre de vastes systèmes multimédias.
De nos jours, les jeunes étudiants en art abordent différentes matières à travers des
cours, des séminaires, des ateliers et laboratoires, élaborant des projets de plus en plus
interdisciplinaires. Les nouveaux outils technologiques offrent une grande quantité de
logiciels qui facilitent le recours à de nouvelles expériences visuelles et sonores,
installations ou performances, créant ainsi des processus relationnels à partir de sources
d’information et de registres documentaires variés. Or si l’informatique permet une
certaine simplification des projets, la réflexion interdisciplinaire tend au contraire à les
complexifier.
Il est désormais indispensable d’avoir recours à des méthodologies permettant de
distinguer les processus d’expérimentation et de production, les ressources et les
approches réflexives dans leurs différentes conjugaisons conceptuelles ainsi que les
pratiques communautaires à travers la constante transformation de la réalité sociale ;
tout cela en vue d’échafauder une pragmatique représentationnelle (on veut dire par là :
la pensée elle même appliquée concrètement à la représentation des choses) intégrant
la production artistique.
En ces temps de transformation par les technologies numériques et les croisements
interdisciplinaires, il est plus que jamais nécessaire d’élaborer des stratégies de
compréhension du phénomène créatif, afin de démontrer qu’il manque des processus de
reconnaissance des logiques artistiques susceptibles d’alimenter les conceptions
universitaires non pas en tant que savoirs stabilisés, autrement dit figés et fixés, dans
des lois de la connaissance appliquées à des cas, mais bien en tant que déplacements
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ensemble des connaissances rendant possible les différentes formes de science
propre à un groupe social à une époque donnée
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interprétatifs qui, tout en renvoyant à des savoirs concrets, n’en forment pas moins un
ensemble d’expériences dont la justification outrepasse les limites d’une démonstration.
En d’autres termes, la tradition concernant la production et la reconnaissance d’objets et
d’œuvres d’art sous-estime l’importance des processus d’expérimentation et de réflexion
qui relèvent de logiques étayées / soutenues par des arguments de nature non
seulement inductives et déductives (volontiers reconnus par la science), mais aussi et
surtout de nature abductive.
En affirmant cela (à partir de certaines propositions peirciennes que j’évoquerai
brièvement plus bas), je cherche à souligner le fait que l’élément fondamental de la
production artistique est « le déplacement ». La stabilisation et la reconnaissance de
l’œuvre au sein d’un marché culturel est certes une donnée importante, mais l’essentiel
reste le processus créatif. Or les modèles de déplacement artistique ne sont pas
reconnus dans le champ éducatif comme des formes valides d’évaluation d’un savoir.
Je souhaiterais aujourd’hui vous soumettre quelques cas et quelques réflexions sur une
stratégie qui, bien qu’elle soit utilisée depuis de nombreuses années par les
communautés artistiques, n’est pas appréciée à sa juste valeur au sein de
l’enseignement supérieur. Je pense qu’il est plus que jamais indispensable d’apprendre
à connaître et à reconnaître la mutation actuelle de la culture artistique portée par les
nouvelles générations. Mais encore faut-il leur apprendre à produire des stratégies
permettant l’identification et la compréhension aussi bien des traditions culturelles que
des nouvelles formes de représentation et d’intégration. Il nous faut encourager les
balbutiements d’un langage non acquis permettant un meilleur agencement des moyens,
des liens interdisciplinaires, des outils et des ressources.
Mon expérience dans la conception de modèles pour l’enseignement des arts a débuté
en 1990, lors de la création du Centre National des Arts de Mexico, dans le cadre de
laquelle artistes et chercheurs issus des différents centres de recherches et écoles des
Beaux-Arts se réunirent afin de réfléchir sur un modèle interdisciplinaire d’enseignement
artistique. Au cours de ces réunions, des artistes de toutes les disciplines et des
théoriciens appartenant à différents courants se sont employés, à partir de sensibilités et
de visions différentes, à élaborer non seulement un langage commun, mais aussi un
système permettant de traduire et de reconnaître les valeurs et les qualités de disciplines
extérieures à chacune de leurs spécialités. L’une des propositions les mieux accueillies
au cours de ces rencontres envisageait d’avoir recours à une sémiotique épistémique
(système de représentation qui part d’une logique ne dépendant pas du langage mais
d’une prise de conscience) permettant d’intégrer les diverses approches de la façon la
plus neutre possible et prenant en compte les déplacements, au cours de la rencontre,
de différentes formes de représentations, avec leurs syntaxes, leurs interprétations et
leurs mondes possibles.
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La pensée de Charles Sanders Peirce, philosophe pragmatique américain, propose un
système représentationnel du fonctionnement de la pensée qui s’organise autour de trois
éléments : le signe considéré par lui comme premier, le monde tenu pour second et
l’interprétant ou la pensée comme troisième. Il est utile de comprendre que si
l’interprétant varie, l’objet lui-même devient différent et cette dynamique est la clé d’une
vision relative
Sans entrer dans le détail très complexe et savant de ce système, il conduit à distinguer
trois formes d’argumentation importantes pour notre propos – qui est le positionnement
de l’artiste par rapport à la recherche. La première et la plus connue de ces formes
d’argumentation est la déduction laquelle, partant d’une loi se matérialise dans un cas
qui produit un résultat ; La préférence des sciences exactes va à ce modèle. La seconde
est l’induction qui partant d’un cas spécifique dont la répétition des résultats finit par
produire une sorte de loi ; les sciences naturelles et sociales utilisent majoritairement
cette forme d’argumentation. La troisième, l’abduction, part d’un résultat qui s’appuie sur
une loi (qui peut déjà préexister, découler de la mise en relation de plusieurs lois ou être
créée de toutes pièces) pour aboutir à l’élaboration d’un cas. C’est l’abduction qui
mobilisant l’intuition, l’imagination et l’improvisation, concerne directement le processus
artistique. En réalité, l’expérience artistique intègre les trois formes mais c’est
l’abduction qui est la plus déterminante dans la reconnaissance et l’évaluation des
processus éducatifs de l’enseignement artistique.
La pratique de l’abduction telle que l’utilise la création contemporaine peut prendre de
multiples formes et intéresser de nombreuses disciplines, pas seulement artistiques. Elle
peut donc être un outil au service de l’interdisciplinarité.
Il faut donc encourager l’étudiant à élaborer en toute confiance un journal de travail, ou
journal créatif, illustrant les déplacements des trois systèmes argumentatifs mentionnés
ci-dessus (déduction, induction, abduction). De ce fait, on peut ainsi reconnaître des
cheminements pratiques et réflexifs qui ont mené à l’élaboration d’un processus. Cette
démarche constitue à nos yeux l’un des outils méthodologiques les plus fiables dans la
conception d’un projet éducatif.
Dans les cursus d’un grand nombre d’écoles d’art mexicaines existent différentes options
permettant d’obtenir son diplôme : rédiger un mémoire, présenter une exposition, etc.
Depuis une quinzaine d’années, on peut également élaborer un journal de travail
retraçant les étapes de la production, une manière de présenter un projet qui s’accorde
mieux aux formes et aux modes d’activités propres à la conception d’une expérience
créative.
De nombreux cursus incluent un cours sur la « conception de projets », qui vise à
préparer l’étudiant en art à mener à bien un travail, qu’il soit interne à l’établissement ou
qu’il cherche à obtenir des soutiens extérieurs. En effet, les étudiants ont souvent le plus
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grand mal à organiser les différentes dimensions de leur travail. Ils ont par exemple
tendance à confondre les éléments de production avec les bases théoriques qu’ils
utilisent, où encore à ne pas distinguer clairement le sens référentiel recherché.
L’expérience au sein des différents établissements a démontré que les étudiants
n’apprennent pas à élaborer un projet en un ou deux semestres : ils ont besoin d’une
stratégie de reconnaissance de la recherche faisant appel à différentes matières, à des
niveaux variés.
En ce sens, le journal créatif constitue une sorte d’accompagnement méthodologique qui
permet, sans alourdir le travail quotidien, d’identifier les éléments de chaque dimension
et de conserver le souvenir des différents essais de construction : métaphores
techniques, visuelles et théoriques qui reconfigurent et alimentent une manière de
percevoir et de faire. Car si l’étudiant en art a besoin d’une chose, c’est bien de pouvoir
porter un regard sur son propre processus créatif.
Beaucoup d’étudiants en art font part de leurs difficultés à écrire correctement (fautes
d’orthographe, de syntaxe), et soulignent qu’il leur est plus facile de dessiner les faits ou
d’exprimer leurs idées dans des enregistrements. Personnellement je considère toutes
les formes expressives comme valables, à condition qu’elles prennent en compte les
logiques organisationnelles de la connaissance.
Il convient de souligner ici un élément important : les déficiences discursives d’un journal
de travail telles que les fautes d’orthographe ou les brouillons de dessins, ou encore de
médiocres photographies documentaires doivent faire l’objet d’une certaine indulgence
de la part des professeurs. En effet, le journal de travail est une stratégie qui implique
parfois des déplacements insignifiants, instantanés, intuitifs, dont la formalité discursive
est parfois un peu négligée. S’il s’agit d’un élément constitutif d’une présentation finale, il
convient d’en corriger les déficiences expressives, néanmoins la fonction primordiale du
journal de travail est de rendre compte des expériences subjectives vécues par
l’étudiant. Il ne s’agit donc pas en principe d’un matériel destiné à être corrigé, mais d’un
instrument de référence et d’expérimentation. Le journal de travail est une stratégie de
déplacement qui permet de mieux comprendre le sens de la recherche d’une production
artistique.
Pour revenir une nouvelle fois à Pierce et à son système d’éléments comportant trois
moments, le processus créatif peut être envisagé sous un angle phénoménologique2 qui
conçoit le cheminement de l’expérience sous trois aspects : une expérience sensible
qualitativement génératrice d’une modification, un processus relationnel dans
l’intégration du réel au sein de la communication humaine et enfin un système de
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Philosophie qui consiste à comprendre l'essence des choses par la conscience
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légalisation des expériences sociales. Autrement dit la qualité, le rapport et la loi peuvent
être également compris comme milieu sensible, forme et concept.
On peut considérer l’expérience artistique comme une forme de recherche qui nous
permet d’avoir un regard réflexif formulé en dehors d’un cadre de connaissance,
s’introduisant simultanément en lui et le transformant. Une sorte d’abduction qui fait
glisser les processus culturels de la reconnaissance d’un savoir stabilisé vers une
expérience transformatrice sensorielle, relationnelle et argumentative.
Lorsque je dis argumentative, je ne fais pas référence à une figure de stabilisation
logique, mais à la reconnaissance des formes de pensée qui organisent une expérience,
qui la rendent viable, non pas en tant que produit objectif, mais en tant que pratique qui
fait glisser l’ordre-désordre subjectif vers une grammaire de la découverte et de
l’innovation.
Dès lors, la recherche artistique consiste à penser les glissements sensibles du
désordre, à expérimenter les métaphores de sa représentation, à matérialiser les
stratégies de déplacement à partir d’une conscience réflexive et selon une pragmatique
incluant et répétant les processus qui permettent de configurer un dessin créatif.
L’idée de « penser les glissements » ne renvoie pas à une expérience éloignant le sujet
de lui-même pour devenir autre dans la reconnaissance d’un savoir légalisé, elle renvoie
plutôt au sens que Foucault donne à la « méditation » dans l’article « Mon corps, ce
papier, ce feu » : « […] le sujet est sans cesse altéré par son propre mouvement [la
méditation] produit en lui des états, et lui confère un statut ou une qualification dont il
n'était point détenteur au moment initial. […] » ou encore dans « L’herméneutique du
sujet » : « la méditation consiste à faire une sorte d’expérience d’identification […] Jeu
non pas du sujet avec sa propre pensée, ou ses propres pensées, mais jeu effectué par
la pensée sur le sujet lui-même ».
Je prends le glissement comme principe de désordre, d’angoisse, comme sujet d’anxiété
et d’obsession. Il est cette expérience qui a lieu dans le corps mais n’est pas limitée au
corps, qui a lieu dans l’espace mais n’est pas limitée à l’espace, qui a lieu dans la
pensée mais n’est pas limitée à la pensée ; jeu de mémoire, punctum, cheminement, qui
apparaît comme une matière insaisissable, peut-être tout simplement comme une valeur
transformatrice.
Les métaphores de représentation sont multiples, elles sont la substance fondamentale
qui alimente un projet : la philosophie, la littérature, l’art, les sciences sociales et, en soi,
toute la connaissance et ses multiples voies qui construisent un univers de métaphores.
Et la stratégie... c’est le sujet avec lequel, répétant une dernière fois ce que nous avons
dit au cours de cette communication, nous allons conclure : une des principales
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stratégies de déplacement est le journal de travail, sorte de carnet de bord créatif. On n’y
reconnaît pas l’ultime reflet d’un savoir, d’une vérité, mais un cheminement à l’aide de
différentes tactiques (dirait Certeau). Chaque jour je suis un autre. Oscillation,
résonnance et enfin représentation formelle. Des stratégies qui réunissent, qui
entrecroisent par différentes voies la mémoire sociale et les tactiques de l’expérience
affective. Le journal de travail ne définit pas, il délocalise, il marque des différences.
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