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Transcription

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mensuel de l’Union
des progressistes juifs de Belgique
septembre 2011 • numéro 318
éditorial
Israël. Une indignation
sélective
Bureau de dépôt: 1060 Bruxelles 6 - mensuel (sauf juillet et août)
HENRI WAJNBLUM
T
rois cents mille Israéliens dans les rues de
Tel-Aviv début août, on
n’avait plus vu ça depuis près de trente ans,
depuis l’été 1982 très exactement. À cette époque, c’était pour
dénoncer le massacre de Sabra et
Chatilah perpétré par les phalanges chrétiennes libanaises avec la
complicité avérée de l’armée israélienne commandée par Ariel
Sharon. Aujourd’hui, c’est pour
réclamer la justice sociale et protester contre la flambée des prix
qui atteint tous les secteurs de
l’économie.
Les revendications du mouvement de protestation visaient
tout d’abord à dénoncer les prix
de plus en plus élevés du logement, mais elles se sont rapidement élargies à d’autres champs
tels les coûts des produits alimen-
taires et de l’éducation.
Effets de la crise mondiale qui
exigerait des mesures drastiques
d’austérité comme celles imposées à la Grèce, à l’Espagne, à
l’Italie… ? Difficile à croire quand
on sait qu’Israël connaît une des
croissances les plus élevées de
la planète, avec une prévision
de 4,8% pour 2011, et un taux de
chômage de 5,7% dont rêveraient
la plupart des pays occidentaux.
Fervent adepte des privatisations, du néo-libéralisme et des
lois du marché, Benyamin Netanyahou s’est largement vanté de l’enviable bulletin de santé
de l’économie israélienne obtenu
grâce à sa politique. Mais il s’est
tu dans toutes les langues sur les
graves disparités sociales ainsi
créées, de même que sur les augmentations constantes du coût de
la vie qui ont fini par écraser les
➜
BELGIQUE-BELGIE
P.P.
1060 Bruxelles 6
1/1511
septembre 2011 * n°318 • page 1
sommaire
éditorial
1 Israël. Une indignation sélective ............................................ Henri Wajnblum
lire
4 Dans la peau du tortionnaire ..........................................Tessa Parzenczewski
hommage
5 Simon Zaleski 1952-2011 .............................................. Marc-Henri Wajnberg
regarder
6 Mufuki, peintre .......................................................................... Antonio Moyano
lire, regarder, écouter
8 Notules d’été ............................................................................... Gérard Preszow
diasporas
12 Art contemporain et Renaissance juive en Pologne .......... Roland Baumann
histoire(s)
14 Pogromes en guerre civile 1928-1922 ..........................Jean-Marie Chauvier
relire
18 « Regard » sur Marcel Liebman ...........................................Nicolas Zomersztajn
réfléchir
22 Bibi au Congo ................................................................................ Jacques Aron
24 La réincarnation d’Adolf H. Breivik ............................................ Jacques Aron
25 Jésus est juif aux USA........................................................... Michel Staszewski
controverse(s)
26 Le négationnisme est-il l’affaire des tribunaux ? ........................Mateo Alaluf
28 Sophismes, leurres et manoeuvres de diversion ..........................Olga Elkaïm
yiddish ? yiddish !
! widYi ? widYi
30 budapesht - Budapest. ...............................................................Willy Estersohn
humeurs judéo-flamandes
32 Un été pretty much pourri ..........................................................Anne Gielczyk
le regard
34 L’art de se plaindre .................................................................... Léon Liebmann
36
activités
rectificatif
classes moyennes, véritable épine
dorsale du pays. Et véritable épine dorsale aussi du large mouvement de protestation que le pays
connaît depuis la mi-juillet.
Car il ne faut pas s’y tromper…
La fameuse « high-tech » qui fait
la fierté de l’État ne regroupe en
tout et pour tout que deux ou trois
grosses entreprises liées au ministère de la Défense et environ
3.000 PME, et elle n’occupe que
198.000 travailleurs. Quant aux
autres, ils sont le plus souvent mal
payés, beaucoup d’entre eux devant se contenter du revenu minimum (750 euros) alors que le
coût de la vie est largement supérieur à celui des grands pays
européens.
Bref, tandis qu’Israël s’enrichit,
la grande majorité de ses citoyens
connaît de plus en plus de difficultés à nouer les deux bouts et
réclament aujourd’hui des réformes en profondeur : construction
massive de logements pour offrir
des locations à bas prix, hausse
du salaire minimum, taxes sur les
appartements inoccupés et école gratuite à tout âge, ainsi que la
réduction du pouvoir des industriels, accusés d’augmenter artificiellement le prix des produits de
consommation par le biais de cartels et d’ententes.
DES CITOYENS
TRANSPARENTS
39 La galaxie Dieudonné [suite] ............................................ Manuel Abramowicz
écrire
40 1943............................................................................................... Henri Erlbaum
écouter
42 Ton âme de caravane .................................................................................... Noé
44
éditorial
➜
les agendas
septembre 2011 * n°318 • page 2
Certains se sont montrés sceptiques et même quelque peu ironiques au début du mouvement…
Ainsi Etgar Keret, écrivain et cinéaste israélien dont le film Meduzot, réalisé avec son épouse
Shira Geffen, a obtenu la Caméra d’or au Festival de Cannes en
2007. Interviewé dans Le Monde du 7 août, il déclarait « Lorsque
la contestation a commencé, con-
tre la hausse du prix du fromage
blanc, j’ai été très critique et cynique. Je me disais que, dans un
pays comme le nôtre, où les députés adoptent des lois qui sanctionnent l’appel au boycottage des
colonies, où tant de gens n’obtiennent pas la citoyenneté, sans
parler de l’occupation... c’était un
peu égoïste de s’occuper de la
hausse du prix du cottage cheese. Puis j’ai réalisé qu’il se passait quelque chose de plus fort.
Beaucoup d’Israéliens ne sont pas
contents de la situation actuelle
du pays, chacun pour des raisons
différentes, économiques ou plus
politiques ».
Et d’expliquer… « La majorité des citoyens israéliens ont le
sentiment d’être transparents aux
yeux du gouvernement de Benyamin Netanyahou. La coalition au
pouvoir dialogue avec les colons,
avec les ultraorthodoxes, avec les
grandes entreprises, mais elle ne
s’intéresse pas aux autres. Historiquement, les enjeux sociaux
n’ont jamais intéressé les députés. Ce qui compte pour un ministre, c’est d’avoir le portefeuille de
la Défense (…) ».
À la question de savoir s’il
voyait un lien entre les révoltes
du « printemps arabe », et l’été social des Israéliens, il répondait…
« Bien sûr, les révoltes arabes ont
montré que le changement était
possible. Israël est une société
très démocratique, mais très docile. On a toujours eu le sentiment
que manifester allait affaiblir le
gouvernement et donc affaiblir
le pays. Le « printemps arabe » a
montré qu’on pouvait descendre
dans la rue pour rendre son pays
meilleur ».
Il y a tout de même une nette
différence, et Etgar Keret ne peut
pas l’ignorer, entre les pays arabes où les révolutions se sont déroulées, Tunisie, Égypte, Yémen,
ou se déroulent encore comme
en Syrie, et Israël. Dans ces pays,
soit il n’y avait pas d’élections,
soit les résultats en étaient connus d’avance, alors qu’en Israël
les élections sont libres et démocratiques. C’est donc librement et
démocratiquement que les Israéliens ont choisi de porter au pouvoir la coalition la plus droitière et
néo-libérale de l’histoire de l’État,
ne pouvant ignorer quelle serait
sa politique.
La désavoueront-ils lors des
prochaines élections ? Peut-être.
Mais au profit de quelle autre ?
De la gauche ? Elle est en état de
coma profond et ne s’est d’ailleurs
jamais beaucoup, pour ne pas
dire pas du tout, préoccupée de la
question sociale, ce qui a provoqué le début de son déclin à dater
de 1977 et la venue au pouvoir de
Menahem Begin. De Kadima ? La
plupart de ses 28 députés sont issus du Likoud et ont rejoint Kadima dans les bagages d’Ariel Sharon, mais leur « vision » politique
reste celle de leur ancien parti. Une de ses figures de proue,
Avi Dichter, ancien chef du ShinBeth, vient de déposer une proposition de loi, qui a toutes les
chances d’être votée prochainement, intitulée « loi fondamentale ; Israël comme l’État-nation du
peuple juif» dans laquelle il suggère de bien distinguer les priorités : Israël est d’abord et avant
tout l’État-nation du peuple juif, et
ensuite seulement un État démocratique. Cela signifie, ainsi que
le souligne Uri Avnery, que « si
jamais la démocratie entrait en
conflit avec la judéité de l’État, la
judéité gagnerait, la démocratie
perdrait ». Et d’ajouter, « À propos,
cela ferait d’Avi Dichter le premier
sioniste de droite à reconnaître
qu’il existe une contradiction fondamentale entre un État juif et un
État démocratique ». L’horizon politique d’Israël est donc loin d’être
à l’embellie.
UNE
INDIGNATION SÉLECTIVE
Malgré toute l’empathie que
l’on peut éprouver pour ce mouvement légitime de protestation,
on ne peut s’empêcher de se poser un certain nombre de questions.
« Le logement est une valeur fondamentale, il est la base de tout »
déclaraient les représentants des
manifestants lors du rassemblement de Tel-Aviv… Qui pourrait
ne pas être d’accord avec une telle déclaration? Mais ce qui est gênant c’est que seul l’écrivain palestinien Sayed Kashua a dénoncé
« les destructions de maisons dans
les localités arabes, les saisies de
terres et autres mesures discriminatoires, visant une minorité qui
représente 20% de la population
globale ». Comment, aussi, ne pas
s’interroger sur l’absence de dénonciation du prix de l’occupation
et de la colonisation ? Comment
ne pas s’interroger sur l’absence
de dénonciation des autorisations
accordées à tout va pour la construction de plusieurs milliers de
logements dans les colonies alors
qu’il y a un manque abyssal de logements à prix modérés en Israël.
Le mouvement pourra-t-il évoluer et prendre conscience de l’injustice dont est victime le peuple
palestinien dans les territoires occupés ? On ose l’espérer. Peut-être
pas tout le mouvement, mais une
partie tout au moins. Car comme
l’écrit Amira Hass dans Ha’aretz
du 10 août… « Dans les mois qui
viennent, lorsque le mouvement
prendra de l’ampleur, il éclatera.
Certains continueront de demander justice à l’intérieur des frontières d’une nation, toujours au
détriment de l’autre nation qui
vit sur cette même terre. D’autres
comprendront que cela ne sera jamais un État de justice et de bienêtre s’il n’est pas l’État de tous ses
citoyens ». ■
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lire
hommage
Dans la peau du tortionnaire
TESSA PARZENCZEWSKI
U
n poète à Gaza, une romancière à Tel Aviv…
et dans les coulisses,
une machination ourdie par les services
secrets. Telle est la trame de ce
thriller concocté par Yishaï
Sarid. C’est par la voix du narrateur, un agent des services secrets, que nous découvrons le dispositif destiné à piéger Hani, le
poète de Gaza, dont le fils est à la
tête d’un réseau qui fomenterait
des attentats-suicides. Hani souffre d’un cancer au stade terminal.
À Gaza, tout manque, même les
médicaments pour calmer la douleur. Dafna, la romancière, essaye
de faire soigner Hani en Israël et
c’est là qu’intervient l’agent secret. Travesti en aspirant écrivain,
il prend contact avec Dafna et facilite l’arrivée du poète en Israël.
D’un univers à l’autre, double jeu
et double personnalité. Locaux sinistres où se succèdent sans dis-
continuer des cohortes de suspects et où notre agent pratique
sans états d’âme la torture psychologique, l’humiliation mais
aussi la brutalité physique, parfois
jusqu’au point de non retour… Et
en total contraste, dans une sorte
de schizophrénie, les rencontres
amicales avec Hani et Dafna,
les conversations chaleureuses, l’amitié naissante. Double jeu mais pris à son propre
jeu, le narrateur sent vaciller
ses certitudes, mais poursuit implacablement la mise
en place du piège. Jusqu’à
quand ?
Fils de Yossi Sarid, ancien président du Meretz,
Yishaï Sarid est juriste et fut
un temps procureur. C’est
donc quasi de l’intérieur
qu’il nous fait connaître cet
autre monde, monde parallèle, cynique, où la fin justifie
tous les moyens. Cependant,
sans céder à une vision manichéenne, c’est d’une manière plutôt subtile qu’il nous
fait vivre les affres et les contradictions de son personnage, sa vie privée, son couple
qui se délite, en préservant
jusqu’au bout son ambiguïté.
Il évoque aussi ces années lointaines où un écrivain de Gaza pouvait séjourner à Tel-Aviv, fréquenter des intellectuels israéliens,
nouer des amitiés, mais peut-être
n’était-ce qu’un trompe-l’œil ?
D’une écriture minimaliste, par-
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fois brutale, où le rythme tient lieu
de style et structure le récit, ce
thriller nous entraîne, sans souffler, de Tel-Aviv à la mer Morte,
dans une réalité plurielle, sans
toutefois noyer le poisson. ■
Yshaï Sarid
Le Poète de Gaza
Traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz
Actes noirs/Actes Sud
220 p., 21,50 EURO
Simon Zaleski 1952-2011
MARC-HENRI WAJNBERG
Szymon/Simon Zaleski est décédé il y a quelques semaines. Sa famille fut chassée
de Pologne par la campagne antisémite de 1968 et s’installa en Belgique. Simon
Zaleski fut comédien, acteur, directeur de production, réalisateur et parfois
photographe de plateau. Il est retourné dans les années 80 en Pologne où il joua au
Théâtre yiddish d’État de Varsovie. Simon Zaleski avait repris le nom originel de sa
famille. Il s’appelait Shimon Bromberg.
S
alut Simon.
J’ai connu Simon Zaleski lorsqu’il m’a assisté sur un tournage que
je préparais en Russie. Simon pouvait se débrouiller
dans toutes les situations. Il parlait russe, polonais, anglais, français, espagnol, allemand, yiddish
et surtout c’était un négociateur
de génie. Son côté gainsbaar-polisch-jewisch, ses grands yeux
tristes, la tête qui balançait de
gauche à droite quand il espérait
obtenir quelque chose, ses épaules
qui se haussaient pour y engoncer
le coup, tout cela le rendait irrésistible. On lui aurait donné le bon
dieu sans confession. Très fort. Sa
grande intelligence et une sensibilité hors norme en faisaient le
conseiller historique et l’assistant
parfait sur le tournage du film que
je faisais sur le photographe soviétique Evguéni Khaldéi.
1997, nous avons probablement
testé tout ce que Moscou comptait
de clubs, bars, dancings anciens,
modernes et casinos qui poussaient comme des champignons.
Un matin, sur le tournage, en
comprenant que l’absence de Simon était due à l’accumulation de
ses nuits blanches, le vieux photographe Khaldéi m’avait alors dit :
« Aahh Szymon, des yeux d’orphelin, des couilles de brigand ».
C’est ça, c’est lui.
Un vrai brigand. Nous avons
souvent mangé du caviar, le bon,
le gros gris, celui qu’il importait en
fraude et qu’il revendait à un prix
défiant toute catégorie. Ce trafic lui faisait faire régulièrement
des allers-retours entre la Russie
et la Belgique. Une nuit, près de
la frontière polonaise, ayant senti le danger, Simon avait planqué précipitamment sa cargaison
de boites de caviar sous la neige,
au pied d’un arbre. Peu de temps
après il était revenu sur les lieux
de son forfait. Rien ne ressemble
plus à un pin sous la neige qu’un
autre pin sous la neige dans une
forêt de pins sous la neige.
Si un jour vous trouvez une cargaison de boîtes bleues de caviar
gris de première qualité dans une
forêt près de Meduniszki, à moins
que ce ne soit Zheleznodorozhnyv
ou Bagrationovsk, mangez les à sa
santé.
Simon était brillant, je l’avais
perdu de vue. Je ne l’ai bien connu qu’une courte période. Maintenant il est mort, merde. Regrets.
Tous ses amis ont bien plus de
souvenirs à raconter, des histoires
émouvantes, intelligentes, cocasses, belles.
Et c’est ça qui m’a frappé lors
de son enterrement … (il ne s’est
pas fait enterrer, il s’est fait incinérer. Mais c’est moche de dire
‘ crémation ’ ça passe pas) c’est le
côté agréable (hé oui), convivial,
intelligent, non solennel, du moment. Le rabbin Dahan (je vous le
conseille si vous devez mourir un
de ces jours) qui avait été approché par Simon pour officier ce jour
là avait compris qu’il fallait le faire à la juive mais pas trop, comme
il faut quoi, et les proches de Simon qui ont parlé c’était pareil :
intelligence, admiration, humour.
Simon était présent, à sa façon,
dans tous les gens qui se souvenaient de lui. Enfin une cérémonie de crémation non sordide. Un
moment fort, apaisant. T’es un
type bien Simon, on te regrette,
on pense à toi.
Son dernier souhait : que ses
cendres soient mises dans une
boîte bleue de caviar Beluga
avant d’être dispersées en Pologne, dans la mer Baltique, près
d’un village qui s’appelle Hel.
Bon vent Szymon ! ■
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regarder
Mufuki, peintre
ANTONIO MOYANO
M
ufuki ? Un pseudo, un patronyme
ou un prénom ? Et
dans quelle langue ? Il est Noir
Mufuki ; de quel côté, le père ou la
mère ? Et sa peinture dit-elle aussi qu’il est Noir ? Heu… attendez
voir… Oui, absolument !
Mufuki peint sur toile. Impression visuelle ? C’est très coloré,
c’est beau à voir et très maîtrisé,
il « parle » bien avec chaque couleur, ça ne fait jamais patchwork
arc-en-ciel, non. C’est figuratif, ça
raconte quoi ? On verra plus tard.
Impression tactile ? C’est épais
comme des couches de repentirs,
c’est à l’huile fine et à la peinture industrielle, et des mix d’autres
mélanges. Et ça donne quelle
sensation ? Que l’image n’a pas
été plaquée, ni coupée/collée, ni
venue d’ailleurs, non, comme si
l’image avait surgi du fond même
de la matière, d’un petit magma/
placenta. Ça évoque le jour ou la
nuit ? Les parages de la nuit. Ça
saute aux yeux, Mufuki refuse le
fignolage, la joliesse, l’épate. Ici
ça respire l’urgence, le fric-frac du
geste vif, rapide, et par une étrange alchimie j’y goûte un cocktail
des plus enivrants : délicatesse et
gravité. Et j’aime la peinture de
Mufuki car elle RACONTE. Vous
savez, ce n’est pas donné à tout le
monde de donner vie à une pein-
ture qui raconte. Évidemment, je
sais, ça raconte toujours quelque
chose, et dans le pire des cas, je
vois, par exemple, que ça ne raconte rien et je le vois, ce RIEN,
rien qui me vrille le cœur, je précise. Chez Mufuki c’est tout le contraire : c’est du « 2 en 1 » : un pur
morceau de peinture + le je-nesais-quoi-qui-fait-que-ça-raconte. Vous comprenez ? Non ? C’est
normal et intentionnel. Je tente
(maladroitement, 1000 excuses)
d’exprimer le pourquoi cette peinture m’attire : elle m’oblige (comme tant et tant de choses dans la
vie – matérielles ou immatérielles) à jouer à colin-maillard avec
le regard : je vois/je crois percevoir – j’ai tout vu/je n’y vois plus
rien – je vois et ça m’échappe.
Après tout quoi de plus normal ?!
la peinture existe pour nous dire :
tu es aveugle et tu l’ignorais, recommence, ferme les yeux, ouvre
les yeux, recommence. Et si longtemps je garde les yeux fermés
(je compte jusqu’à 100, je compte jusqu’à 1000…) et quand je les
ouvrirai que vais-je découvrir ?
Encore une raison d’aimer cette peinture : elle nous dit à tous
(de façon très jazzy, très cool, très
pianissimo) l’instant fugitif qui a
suivi ou précédé le drame. Comme si l’image finale ne surgissait qu’au terme d’un long et très
jouissif, « effaçons tout, nous ver-
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rons bien ce qui surgira… » Résultat ? Il me semble que l’image
finale nous raconte l’abandon. Attention ! Ce n’est jamais balourd
ou ennuyeux, bien au contraire !
C’est aurore et écume. Comme si
l’image laissée à l’abandon était,
en définitive, l’ultime rinçure d’un
récit, et ça vacille entre vacarme
assourdissant ou silence total, impossible de connaître le fin mot de
l’histoire… Le repentir mis à nu,
en quelque sorte. Oui, c’est poidsplume et chagrin, cette peinturelà. Et pourquoi donc ? Comme un
coup d’œil jeté par inadvertance par une porte entr’ouverte, les
bribes d’une confession… Arrêtons-nous un instant sur ces espaces qui dans les toiles de Mufuki semblent vides ou délaissés…
Je dis « des vides » et je pense à
des silences, aux non-dits, aux
frissons de l’entre-deux. Et au final, voici quelques fragments de
toiles surnageant dans ma mémoire : les futurs mariés, le fiancé tenant l’alliance, la fiancée
n’est qu’une arabesque, rien que
l’ombre d’elle-même, et lui, rien
qu’une épaisseur de fumée noire,
une femme en longue jupe rose
se penche, se penche, se penche,
elle va finir par tomber ou prémisse à se faire mettre, j’ai dénombré trois personnes dans un
piteux état, elles ont fait des excès, la fille qui attend le client est
Photo gépé
assise à côté d’un tabouret d’un
blanc éclatant, comme la formule algébrique d’une éternelle absence, et cet homme débordant
de chagrin se cache le visage des
deux mains, il a fait le décompte
de tout ce qu’il a bu et du dédale
de ses déboires, le tableau noir de
ses beuveries ressemble au mur
d’une cellule de prison, et celle
qui se retrouve les quatre fers en
l’air sur le carrelage des waterclosets, alourdie par l’insurmontable carapace de la soif inextinguible, et celui qui souffrant de la
fièvre (paludisme ?) fait des mauvais rêves, et comme dans certaines Crucifixions du Moyen Âge,
les éléments du cauchemar sont
à décrypter comme des pièces
à conviction lors d’un procès, et
ce n’est que tardivement, juste
quand j’allais partir que j’ai vu…
je le prenais pour un clown, celuilà ! mais non, c’est Jésus de Nazareth, enfin ce qu’il en reste car il
a tout l’air de sortir en droite ligne
d’un camp de réfugiés souffrant
de malnutrition, et c’est tout le
puzzle du Golgotha… et je revois
la camionnette (renforcée !) surchargée de paquets, de ballots,
de caisses, de valises, petite, petite comme un scarabée, traversant
le désert… Oui, jadis ça existait, il
y avait un avant et un après, on
retrouve intactes chez Mufuki toutes ces arêtes de l’âme. ■
Les œuvres de Mufuki sont visibles chez
Grégoire de Perlinghi - Galerie Lumières
d’Afrique, 204, chaussée de Wavre 1050
Ixelles - www.lumieresdafrique.eu
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lire, regarder, écouter
Notules d’été
GÉRARD PRESZOW
À
Charleville, je suis
en train de prendre en photo la façade du musée Rimbaud
(1854-1891). Passe un
homme qui promène son chien :
« en prison, oui, en prison. C’est ça
qu’il lui faut, pas un musée. C’est
la tôle qu’il mérite, ce trafiquant
d’armes, ce bandit … ! ». En voilà un qui a pris le poète à la lettre.
Quel bel hommage !
*
Quelques arbres dans un doux
paysage. Une petite Bourgogne
qui ondule. Parfois une bonté, un
repos de la nature dans une lumière qui ouvre les bras. J’aime
cet espace qui s’étend entre l’écho
du Rosaire de Beauraing, le cortège des nonnes en longues jupes
bleues qui dissimulent leurs chevilles (c’est à cet habit qu’on devine encore les grandes familles
catholiques) et la révolte rimbaldienne juste de l’autre côté de
la frontière. La Belgique est riche de sous-pays, de petits enclos distincts : la Thiérache avec,
à l’horizon, son champignon atomique de Chooz, la Gaume, côté
France, avec sa folle basilique
d’Avioth. Mais pourquoi le territoire cadrerait-il le regard ? La
géologie aurait-elle à voir avec la
géopolitique ? Des troncs – pommiers, cerisiers – greffés, griffés,
porteurs. On m’explique la gref-
Photo gépé
fe, la griffe, du domestiqué sur du
sauvage. Paul Celan, le poète, disait que le Juif et la Nature… ça
fait deux. Je voulais en fait parler de cette mésange qui vient qui
va. Je dis « mésange », comme on
me l’a dite et nommée. Elle a fait
son nid dans l’un des arbres, dans
un trou, sous l’écorce. Et elle va
et elle vient des heures durant.
La mésange va dormir tard et
se lève tôt. Elle travaille toute la
journée pour nourrir ses enfants.
Elle chemine et n’arrête pas. Va
d’un arbre à l’autre, en zig-zag,
en oblique. Toujours le même chemin, mais tellement de détours.
Elle s’approche du nid, une larve,
un ver au bec. La proie dépasse
et rend belle la tâche. La mésan-
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ge est à deux doigts d’entrer dans
le nid. Elle déjoue le guetteur ; la
voilà qui s’éloigne, s’enfuit, part
se poser ailleurs. Je la vois et je
me dis pourquoi ? La mésange se
méfie de ses amis comme de ses
ennemis. Elle ne fait confiance à
personne. Je parle, je parle… la
voilà dans son nid et déjà repartie. Je ne l’ai vue ni entrer ni sortir.
*
L’un est blanc de chez blanc,
l’autre à moitié noir ou à moitié
blanc, c’est selon. Tous deux peignent la peau noire des femmes
noires. Mais pas de pareille manière. Une vie et une quarantaine
d’années les séparent. Une autre
manière de faire, aussi.
Jean-Marie Lahaye (1939) a
été magistrat pendant une dizaine
d’années au Congo, nommé alors
Zaïre. Il en est revenu avec un goût
pour la peinture et les femmes de
là-bas. Cela fait maintenant plus
de quarante ans qu’il s’est mis à
son tour à peindre en autodidacte, ici, dans sa maison située sur
les hauteurs de la rue de la Victoire à Saint-Gilles. Depuis qu’il a
exposé à la galerie Art en Marge
en décembre 1986, on peut suivre son parcours au gré du biennal Parcours d’artistes de sa commune au cours duquel il ouvre sa
maison. Il lui arrive aussi d’exposer quand on le lui propose, comme récemment – quasi une rétrospective – à la galerie Duqué
& Pirson1 à Ixelles. Je surprends
Jean-Marie, seul au milieu de ses
nombreuses toiles, en train de
s’étirer au cœur de cet espace qui
me paraît bien trop clean et lissé pour ses aplats colorés et sensuels ; l’impression d’un appartement tout fraîchement repeint de
blanc qui attend d’être meublé et
habité. Mais l’espace a l’avantage d’être vaste et de proposer un
grand nombre de toiles. Les femmes brésiliennes ont pris le pas
sur les africaines. À quoi voit-on
la différence ? À l’usage de pigments distincts… De la couleur
noire brillante à la patine cuivrée.
Jean-Marie n’hésite pas à se représenter lui-même parmi ces voluptés au clin d’œil aguichant et
quelque peu affolant, aux cuisses ouvertes et découvertes. En
s’approchant de la toile, on voit
combien le pinceau s’est amusé à couvrir amoureusement des
surfaces de pure peinture, à qua-
si épeler de peinture la moindre
parcelle libre du tableau. Peutêtre avez-vous vu Jean-Marie représenté à son tour par le maître
de Kinshasa, Chéri Samba (1956),
sur la fresque monumentale de la
porte de Namur, rebaptisée pour
l’occasion « La Porte de l’Amour » ?
Toujours est-il qu’au-delà des regards coquins et des chairs alanguies, la peinture de Jean-Marie
résonne d’une pure joie picturale. Avec le sourire amusé de ses
vieux jours, la barbe et la chevelure abondantes et blanchies, le
regard pétillant et la voix prenant
le temps de détacher les mots.
C’est Antonio Moyano (1958),
écrivain-peintre,
peintre-écrivain qui me conseille d’aller voir
Mufuki Mukuna (1973), dit Mufuki, dit Muf pour les intimes. Mufu
qui ? C’est d’emblée jazzy. Sueur
et fumée. Les femmes, l’alcool,
la langueur des cuivres, la nuit
et… la déprime du petit matin,
seul au fond du lit. Mais quel ly-
Jean-Marie Lahaye. Photo gépé
risme, quelle intelligence intuitive
du récit, quel art de démultiplier
et de synchroniser les plans du
réel et du fantasme, de les disposer là sur la toile avec l’élégance
et l’évidence d’un geste d’apparence jeté ! Une peinture syncopée qui rend si bien compte du
chaos, de la fièvre et des impossibles. On dirait que la brosse est
passée sur les corps et les visages
comme pour les rejeter d’emblée
dans un souvenir d’avant l’ennui.
Beaucoup de blanc, beaucoup de
vide, beaucoup d’éléments séparés ou en transparence. C’était
au mois de mai à la galerie
Caravan’Sérail2. En fait de galerie,
un superbe rez-de-chaussée d’une
ancienne vaste maison bourgeoise avec des chambres d’hôtes aux
étages. Au fond de la pièce, passé de hautes portes-fenêtres, un
jardin arboré insoupçonné – quasi un parc aux contours irréguliers
– dans ce quartier d’Ixelles à l’habitat si dense. Et sur un banc, le
➜
septembre 2011 * n°318 • page 9
➜
peintre Mufuki himself dont je ne
sais rien sinon que je suis boule-
che, les questions qu’il se donne à résoudre plastiquement. Des
d’Afrique3, quasi mitoyenne du
resto africain L’horloge du Sud.
C’est un puzzle formidable qui
fonctionne à merveille : le peintre
a eu raison… de ma perplexité.
Tandis qu’à l’heure des nouvelles du soir, coincé dans un embouteillage du côté de Lille, j’apprends l’incendie des ateliers de
la boulangerie La Wetterenoise.
Merde, c’est là que Paul Trajman
dispose d’un atelier. Je l’appelle :
il ne lui reste plus rien des trois
cents toiles couleur et des deux
cents encres entreposées là !
*
Feu l’atelier de Paul Trajman 16 juillet 2009. Photo gépé
versé par ce que je viens de voir
aux murs. Je le lui dis. C’est si rare
de découvrir et d’être sous le choc,
d’être littéralement soufflé. Une
peinture du côté de Jean-Michel
Basquiat (1960-1988) et Stéphane
Mandelbaum (1961-1986), avec
une patte tournoyante à la Francis Bacon (1909-1992). Du Mufuki, désormais ! L’histoire ne s’arrête pas là. Nous sommes à Bruxelles
où le monde est encore plus petit
que le monde. « Mufuki, je le connais, c’est le copain d’une copine », me dit le peintre Paul Trajman (1960). Ni une ni deux, nous
voici à Anderlecht dans l’atelier
de Mufuki qui jouxte le Mémorial. « J’ai besoin de peindre autre
chose, de m’éloigner de ce que je
montrais à l’expo ; là, je suis tombé sur un paquet de châssis petit
format carré, bon marché, je vais
peindre des têtes toutes différentes d’une toile à l’autre ». Je suis
perplexe mais j’aime sa recher-
questions de vie, donc. Des questions d’identité instable. Et quelques jours plus tard, je vois 40 de
ces petits formats accrochés côteà-côte dans la galerie Lumières
Photo gépé
septembre 2011 * n°318 • page 10
Je le croisais de proche en
proche. Avons-nous seulement
échangé quelques mots ? On m’en
parlait, oui. Il traficote du caviar
de la mer Noire, il est taximan,
il fait de la course à pied au Kenya, il produit des films en Pologne, il termine le montage d’un
film sur son cancer. À la rencontre de chamans guérisseurs dans
l’Amazonie péruvienne. Le titre Happy end. Je voulais y con-
sacrer une notule avant sa sortie
publique mais je ne l’ai pas fort
aimé, l’ai trouvé bâclé, avec trop
peu de matière pour faire un film.
Qu’est-ce que la mort d’un être à
côté d’un film raté ? Ou qu’est-ce
que j’ai raté, que je n’ai pas vu,
que je n’ai pas su dire ? Ou aussi, comment parler d’un nouveau
genre cinématographique désormais fort couru (et déjà classique
en littérature) – filmer sa maladie, sa mort annoncée – sans céder à la séduction terrifiante du
propos ? Mais je sais aussi que si
j’en parle aujourd’hui « dans son
dos » c’est parce que j’avais une
profonde tendresse pour la vie
et le visage que me tendait Simon (Zaleski 1952-2011) sans
le savoir. Je l’ai toujours associé à
Kafka. Parce qu’il en avait le regard profond et inquiet et la forme osseuse d’un visage émacié. Parce qu’il en avait l’accent
et la musicalité en français (c’est
par Szimon que j’imagine Kafka (1883-1924) parlant français),
lui qui était l’un de ces Juifs polonais chassés par le pouvoir communiste en 68 ! Et aussi, et surtout, parce qu’il avait tenu ce rôle
inoubliable dans une pièce mise
en scène par André Engel (1946)
à Strasbourg (aux côtés d’Hélène Lapiower (1957-2002) dont il
avait été l’époux d’un jour et l’ami
de toujours) au cours de laquelle,
muet tout le long du spectacle, il
ne cessait de vouloir se défaire –
en vain – d’un faisceau lumineux
qui lui dessinait une étoile de David jaune sur le revers du veston.
Tout à coup, j’ai un doute : l’ai-je
vue cette pièce ? Ou est-ce à force d’avoir tant lu à son propos que
je m’en suis fait une mise en scène ? Ou est-ce comme une réminiscence du Dibbouk qu’il incarnait à l’église des Brigittines ? Je
ne sais plus. Un luftmensh s’en
est allé. En chemin pour le cimetière, au cœur même de la ville,
au creux des rails de tram, je croise des coquelicots incongrus qui
poussent un chant tenace et fragile. Décalé.
*
« Il est passé par ici, il repassera
par là… ». C’est un peu ça la saga
des Indignés. Les arrière-petits-
à la lettre le campement comme
besoin élémentaire : s’abriter, se
nourrir et… boire. Encore que ça
faisait belle lurette que le Carré
était devenu leur territoire. L’époque est à la précarisation mais
aussi à la tchatche. On dirait que
ceux qui viennent aux assemblées
libres quotidiennes parlent pour
ne rien dire. Ils refont le monde ?
Oui. Le goût de la palabre à l’ombre de l’arbre bio qu’ils viennent
de planter dans le gazon commu-
Les Indignés. Photo gépé
enfants de Stéphane Hessel (1917)
sont aujourd’hui à Tel-Aviv, hier à
Madrid, Barcelone et… à Bruxelles, si peu nombreux et si peu
de temps sur le carré de Moscou
de Saint-Gilles. Ce qui frappe et
en dit plus long sur l’époque que
les discours infatués des cohortes
d’économistes et de politologues
de l’après coup, c’est la présence nombreuse de SDF fortement
imbibés. Les intrus ne sont plus
les quelques corsaires radicaux
de l’ultra-gauche des années 68,
mais des incrustés qui prennent
nal. Quelque chose de dérisoire avec, pourtant, un avant-goût
de démocratie directe. Au temps
d’Actiris, l’utopie est pesante mais
elle parvient quand même à poindre ! Un camion poubelle aura suffi pour faire place nette. Ce n’est
pas pour cette fois-ci … ■
Galerie Duqué & Pirson, chaussée de
Vleurgat, 109 -1050 Bruxelles.
2
Galerie Caravan’Sérail, rue
Lesbroussart, 47 -1050 Bruxelles .
3
Galerie Lumière d’Afrique, chaussée
de Wavre, 204 - 1050 Bruxelles.
1
septembre 2011 * n°318 • page 11
diasporas
Art contemporain et Renaissance
juive en Pologne
ROLAND BAUMANN
R
eprésentant la Pologne à la 54ème exposition internationale
d’art contemporain, à
Venise, la trilogie cinématographique de Yael Bartana ... and Europe will be stunned
(« ... et l'Europe sera stupéfaite »),
est l’oeuvre-manifeste du « Mouvement de Renaissance juive en
Pologne », Jewish Renaissance
Movement in Poland
(JRMiP)
fondé par cette artiste israélienne
et une poignée de jeunes intellectuels et artistes polonais.
LA POLOGNE À
LA BIENNALE
Organisée par la galerie nationale d’art Zacheta, la plus prestigieuse institution polonaise d’art
contemporain, avec le soutien financier du ministère de la culture
et de l’héritage national de la République de Pologne, l’exposition
de Yael Bartana brise le modèle
national omniprésent dans la Biennale de Venise, suscitant un intense débat, en Pologne et ailleurs. J’ai découvert cette trilogie
« stupéfiante » à Varsovie où la
galerie Zacheta la montrait également cet été, en parallèle à la Biennale.
Exposition singulière d’une Israélienne qui représente la Pologne, mais dont toute l’oeuvre
antérieure à sa trilogie polonaise
pose un regard critique sur
l’identité israélienne et son univers
symbolique. Utilisant principalement le support vidéo, Bartana est
l’auteur d’un série de « video-vignettes », scènes brèves, centrées
sur un lieu, avec le caractère fragmentaire de l’instantané photo.
Ses installations vidéo questionnent l’état de guerre permanent
subi par la société israélienne et
en particulier la place de la femme
dans cet univers en conflit. Oeuvre emblématique, A Declaration,
« Une déclaration » (2006) filme le
rocher d’Andromède, sur lequel
flotte le drapeau israélien. Un
homme y vient en barque et substitue un olivier au drapeau. Cette
plantation évoque les rites de fondation sionistes, la reconquête de
la terre stérile par sa mise en culture. L’olivier est aussi un symbole
de paix. Base de l’agriculture palestinienne, il est aussi coupé ou
déraciné par les colons juifs, dans
les Territoires. Andromède, un petit rocher entre Tel Aviv et Jaffa,
un lieu mythique, où Persée triompha du dragon...
Montrée à la Documenta (Kassel) en 2007, Summer Camp
(« Camp
d'été »)
documente
l’oeuvre de militants de l’ICAHD
(Israeli Committee Against House
Demolition) reconstruisant une
maison abattue par les autorités
israéliennes dans un village palestinien. Bartana associe ses images à des extraits du documentaire Avodah (1935) réalisé par
Helmar Lerski sur une musique de
Paul Dessau. Détournant les codes
de ce film de propagande exaltant
les idéaux pionniers du sionisme,
la cinéaste renforce le pouvoir
symbolique du travail constructeur
des militants de l’ICAHD opposé à
l’oeuvre de destruction du régime
d’occupation militaire israélien.
septembre 2011 * n°318 • page 12
L’APPEL AU RETOUR DES
JUIFS EN POLOGNE
Ouverture de sa « trilogie
polonaise », le court-métrage
« Cauchemars », Mary Koszmary
(2007) a été filmé à Varsovie dans
l’ancien « Stade du dixième anniversaire » (Stadion X-lecia) où
s’organisaient les grandes manifestations sportives et festives du
régime communiste. Dans la désolation du stade abandonné,
Slawomir Sierakowski, personnalité de la « nouvelle gauche »
polonaise, prononce un discours
très émotionnel, dans la tradition des grands tribuns du siècle
dernier. Appelant au retour des
Juifs en Pologne, ses propos abordent la culpabilité historique polonaise, l’antisémitisme passé et
la xénophobie actuelle. Des enfants en uniforme, dont les foulards rouges évoquent les jeunes
pionniers communistes, peignent
au centre du stade un énorme slogan, en anglais : « 3.300.000 Jews
can change the life of 40.000.000
Poles ». S'adressant aux Juifs
d'aujourd'hui, Sierakowski proclame : Nous voulons que trois
millions de Juifs retournent en
Pölogne ! Nous voulons que vous
viviez à nouveau avec nous ! Vous
nous manquez ! Singulier jeu avec
l’histoire, s’adressant aux Juifs
disparus pour affirmer la nécessité
de la diversité multiculturelle au
sein de la société polonaise contemporaine. C’est le discours fondateur du Jewish Renaissance
Movement in Poland (JRMiP), le
Mouvement de Renaissance juive
en Pologne...
Dans ses interviews, Bartana
dit son profond lien émotionnel
à la Pologne. Elle a découvert ce
vrai besoin de culture juive dans
l’intelligentsia polonaise, ce sentiment de perte, d’absence, de
blessure restée béante. Comme
elle le souligne, sa rencontre avec
Sierakowski, rédacteur en chef
de la revue Krytyka Polityczna,
la « mauvaise conscience » de
la gauche post-communiste, a
été décisive dans la genèse de
sa trilogie. Résolument actuel,
« l’appel aux Juifs » de Sierakowski contraste singulièrement avec
l’esthétique du film dont Bartana ne cache pas l’inspiration : Le
triomphe de la volonté (1935) et
Les dieux du stade (1936) de Leni
Riefenstahl ! Elle choisit donc de
tourner « Cauchemars » au Stadion,
parce que l'énorme stade sportif lui évoque l’architecture des
congrès nazis à Nuremberg et des
Olympiades de Berlin ! Elle effectue également ce choix parce que Stadion est aussi le lieu
le plus cosmopolite de la capitale
polonaise, le Jarmark Europa,
énorme bazaar à ciel ouvert, installé après 1989 dans l’enceinte
du stade stalinien. Une architecture, aujourd’hui disparue, faisant
place au nouveau Stade National,
où se jouera le championnat européen de football 2012 !
KIBBOUTZ MURANOW
Le deuxième court-métrage
varsovien « Tour et palissade »,
Mur i Wieza,(2009), documente
l'érection à côté du monument
du ghetto à Muranow, d’une reconstitution de l’architecture pionnière des « années héroïques »
du Yishouv: le Homa u-Migdal,
tour de guet et palissade en bois
destinés à protéger les nouvelles
implantations de fermes collectives juives pendant la révolte
arabe en 1936-1939. Un sujet
qu’évoque Arthur Koestler dans
« La Tour d’Ezra » (Thieves in the
Night, 1946). Cette singulière con-
struction d’un « kibboutz palestinien » à l’emplacement du futur
musée d’histoire des Juifs de Pologne est exécutée par les membres du JRMiP, dont le drapeau
rouge et blanc associe l’aigle couronné polonais à l’étoile de David.
Le kibboutz fortifié une fois monté,
ce drapeau est hissé en fanfare au
sommet de la tour. Des barbelés,
déployés autour de l’enceinte de
ce « kibboutz Muranow » achèvent
cette première oeuvre collective
du Mouvement de Renaissance
juive !
POUR UNE ALTERNATIVE
Hommage à l’acteur Juliano
Mer-Khamis, « juif palestinien » assassiné à Jénine le 4 avril dernier,
« Assassinat », Zamach, tourné au
printemps 2011 à Varsovie, termine la trilogie cinématographique
de Bartana. Filmé principalement au Palais de la Culture et sur
la place Pilsudski, lieux chargés
d’histoire au centre de Varsovie,
ce film complexe et multipliant les
intervenants, s’inspire beaucoup
des cérémonies de deuil national suivant la catastrophe de Smolensk et la mort du président Lech
Kaczynski. L’image de scouts, rassemblés autour de bougies formant dans la nuit le sigle du JRMiP, est une transposition des
rites pratiqués par les polonais
endeuillés autour du palais présidentiel à Varsovie après le crash
aérien du 10 avril 2010.
La trilogie de Bartana est
remarquable, tant pour son
esthétique fondée sur le détournement de l’imagerie militante néo-académique des années
trente que pour les débats multiples qu’elle suscite : sur le judaïsme en Pologne, comme à
propos des notions d’identité, polonaise, juive, israélienne, palestinienne, etc. Malgré les avances rapides de la démocratie et du
dialogue judéo-polonais, la Pologne ne s’est pas encore libérée
de sa martyrologie nationaliste et
d’un discours « patriotique » qui
nie les apports des minorités à
l’histoire polonaise. De même, le
déferlement de drapeaux israéliens sur les hauts-lieux du judéocide, à Auschwitz, Treblinka,
etc. est-il la seule manière légitime d’approcher le passé juif en
Pologne et de rendre hommage
aux victimes du judéocide, considérées aujourd’hui par les autorités israéliennes comme autant d’israéliens assassinés ?
Dans « Cauchemars », l’appel au
retour en Pologne de 3.300.000
Juifs, fait référence au chiffre total
de la population juive polonaise
en 1939 et donc à tous ces Juifs
européens, disparus de Pologne,
mais « naturalisés » par la mémoire nationale israélienne. Et, ce
discours polonais « judéophile » affirme aussi implicitement le droit
au retour des Palestiniens et le
besoin vital pour le peuple israélien de s’inventer maintenant une
autre histoire pour se libérer enfin
du poids du passé...
Le 5 mars dernier, marquant
l’inauguration de la section
anglaise de Krytyka Polityczna à
Londres, la projection de « Cauchemars»
(Mary
Koszmary)
introduisait un débat entre
Sławomir Sierakowski et le sociologue Zygmunt Bauman sur la
place de la gauche dans le monde
d’actuel Le mouvement de Renaissance juive en Pologne tiendra son premier congrès dans le
cadre de la biennale d’art contemporain de Berlin en 2012.
Exposition Yael Bartana ... and Europe
will be stunned; 4 juin au 27 novembre
2011, Giardini di Castello, Venise. Lire
(en Polonais et en Anglais) le manifeste
du Mouvement de Renaissance juive en
Pologne sur le site du pavillon polonais
http://www.labiennale.art.pl/.
Voir aussi : http://www.zacheta.art.pl/en/
article/view/404/yael-bartana-zamach.
Précisons que l’oeuvre de Bartana montrée
à Venise est également visible jusqu’au
25 septembre 2011, à Sidney (Australian
Centre for Contemporary Art) assurant le
rayonnement dans la diapora polonaise
de l’art “officiel” polonais présenté à la
Biennale
septembre 2011 * n°318 • page 13
histoire(s)
Pogromes en guerre civile 1918-1922
« L’ébauche du judéocide »?
JEAN-MARIE CHAUVIER
Miliakova L.B. (dir), Kniiga pogromov 1918-1922, Moskva, Rosspen, 2007
Miliakova L.B. (dir), Le livre des
pogromes 1918-1922, ed. Rosspen, Moscou 2007
Miliakova L.B. (dir ), Le livre
des progromes 1918-1922, nouvelle édition, Calmann-Lévy, Paris, 2010
U
ne
grande
vague
de pogromes antiJuifs eut lieu en 19181922 pendant la guerre civile internationale
dans l’ex-Empire russe. Ses instigateurs étaient principalement
ukrainiens, biélorusses, polonais
et russes. Les Allemands et le national-socialisme n’y étaient pour
rien !
Nous sommes au lendemain de
la révolution de 1917, qui a bouleversé les structures sociales et nationales1 et débouché sur le pouvoir dictatorial du Parti bolchévik2.
Au printemps 1918, une guerre civile commence.
Or, l’heure des « États-nations »
semble avoir sonné, au sein d’un
Empire qui se disloque et où des
mouvements indépendantistes se
sentent près du but, alors même
que Lénine a proclamé (comme Wilson) « le droit des peuples
à l’autodétermination », il est vrai
contredit par la volonté de faire
triompher partout les révolutions
soviétiques, à l’encontre des na-
tionalismes.
L’ampleur, le systématisme et
l’idéologisation ethno-nationaliste des pogromes soulèvent la
question : s’agit-il d’une récidive
des traditions antijudaïque (chrétienne) judéophobe (l’hostilité
que suscitent les Juifs régisseurs
de grands domaines fonciers polonais) ? Ou est-ce déjà cet antisémitisme et ce racisme éradicateurs
qui vont se déchaîner avec le nazisme ? Il est vrai qu’en matière
de racisme l’Europe n’en est pas
à ses débuts. Esclavagistes, colonisateurs et théoriciens de l’inégalité et de la sélection des races
ont déblayé le terrain. Mais voici
que l’Europe et l’Empire ottoman
deviennent, dès 1914, le théâtre
de meurtres de masse sans précédents. Un ouvrage de l’Institut
d’études slaves de l’Académie des
sciences de Russie a rassemblé,
sur « les pogromes en Ukraine,
en Biélorussie et dans la partie
européenne de la Russie pendant
la période de la guerre civile de
1918-1922 », sous la direction de
L.B.Milikova, une somme impressionnante de documents d’archives principalement issus du fonds
resté fermé à l’ère soviétique, du
moins depuis les années 20-30
où un certain nombre de publications avaient vu le jour.
Qui étaient les principaux acteurs mis en cause dans les pogromes ?
En Ukraine : Simon Petlioura,
septembre 2011 * n°318 • page 14
le fondateur de la République populaire d’Ukraine (régime du Directoire, opposé à la république
soviétique, 1918-20). Il avait renversé la dictature pro-allemande de l’hetman Skoropadsky et
combattu les bolchéviks, les Russes « blancs » et les anarchistes,
écrasé l’insurrection ouvrière de
« l’Arsenal » à Kiev3. Sa responsabilité dans les pogromes est controversée. Il est aujourd’hui considéré, en Ukraine indépendante,
comme le fondateur emblématique de l’État-nation, glorifié par
l’ex-président Viktor Iouchtchenko, et même honoré en Belgique4.
En Biélorussie (Belarus) : le
plus fameux « boucher » est le général ex-polonais et anti-bolchévique Stanislav Boulak-Balakhovitch, chef insurgé « outsider », en
marge de l’éphémère République
populaire du Belarus.
En Russie : l’ « Armée blanche » (« des Volontaires ») du général Anton Denikine, alors soutenu
par la France et l’Angleterre. Lui
et d’autres chefs blancs ont été
réhabilités dans les années Eltsine en Russie comme « précurseurs
de la démocratie ».
L’estimation des victimes (morts)
de ces pogromes a varié à l’époque entre 35 et 150-200.000.
L’ouvrage retient une donnée officielle (soviétique) de 1921 –
100.194 – et une autre, du démographe I. Lechchinski, produite à
la conférence de Gènes en 1922
– de 150.000 Juifs tués. D’autres
spécialistes précisent que les Juifs
tués ne l’ont pas tous été lors de
pogromse, certains faisant partie de divers détachements armés. Ces massacres se sont produits, d’après l’ouvrage, sur fond
de mouvements paysans anarchiques, sans avoir cependant figuré
« au programme » des révoltes antibolchéviques de la paysannerie
russe. Le contexte était celui d’un
effondrement des conditions de
vie consécutif à quatre années de
guerre mondiale et aux désordres
de la révolution, débouchant en
1918, en Ukraine, sur l’occupation
allemande et le régime de l’hetman (chef) Skoropadski et, bientôt, le déchaînement de la guerre civile internationale. Le pays
était affamé, des milliers de villages détruits. En Ukraine et en Be-
que des Juifs ont été très souvent
régisseurs des grandes propriétés
polonaises installées notamment
en Galicie et le long du Dniepr.
Enfin, il y avait de nombreux Juifs
dans les cadres bolchéviques.
L’opinion s’est alors répandue que
tous les malheurs de la guerre
étaient « la faute aux Juifs ».
UNE HISTOIRE NÉGLIGÉE : LES GUERRES PAYSANNES
Les auteurs ne développent
pas trop l’événement majeur de
ce temps : la révolution de 1917
qui, avant d’être la « prise de pouvoir par les Bolchéviks en Octobre », est une révolution paysanne autonome, que des spécialistes
font durer de 1902 à 19226. Or,
les révoltes paysannes de 1917,
au printemps et en automne, s’ac-
Cosaques combattant dans les armées blanches (1918-1920). Ils étaient souvent en
première ligne lors des pogromes
larus, une partie des produits de
première nécessité se trouvaient
aux mains de commerçants juifs,
ce qui peut expliquer qu’ils furent la cible de la fureur populaire. On devrait ajouter ici, comme
autre source d’hostilité paysanne,
compagnent déjà de pogromes
anti-Juifs, avant que les bolchéviks n’y mettent de l’ordre. Le
partage des terres, spontané puis
organisé, et l’abolition des dettes – par le pouvoir soviétique –
répondent aux aspirations villa-
geoises, mais celles-ci débordent
le projet bolchévique lorsqu’à la
place des soviets (conseils) sous
direction communiste, le type de
pouvoir souhaité par Lénine et
Trotski, la traditionnelle commune rurale (obchtchina ou Mir) reprend tous ses droits, assurant
parfois la prééminence des notables et des paysans influents et riches – les fameux « koulaks ».
Le soutien paysan aux Bolchéviks – majoritaire tant qu’il
y a danger de retour des grands
propriétaires – se fissure dès lors
que Lénine veut « repartager » les
terres au profit des plus pauvres
et que le pouvoir procède, pour
les besoins du « communisme de
guerre », dès mars 1918, aux réquisitions de chevaux et de blé.
Le divorce entre le pouvoir soviétique et la masse des paysans
moyens (la majorité) est tel que
l’on fait la distinction, dans les
villages, entre les « bons » Bolchéviks (ceux qui ont donné les terres en Octobre) et les « mauvais »
communistes (ceux qui réquisitionnent à partir de mars)7.
La plus grande insurrection
paysanne contre les bolchéviks
est celle de la région de Tambov
(Russie centrale) menée en 19191921 par le socialiste révolutionnaire Antonov (l’ « antonovchtchina »), une guérilla de plusieurs
dizaines de milliers de participants8. Elle est écrasée par le général Tchoukhachevski9. Les insurgés réclament le retour des
libertés marchandes et le pouvoir
des soviets sans le parti et, parfois,
« sans les Juifs ». Une « guerre des
paysans » vient donc brouiller le
grand tableau binaire de l’affrontement « Rouges contre Blancs ».
Les révoltes alternent, tantôt contre les Rouges, tantôt contre les
Blancs, ou se combattent l’une
l’autre. À quoi s’ajoute une myriade de poussées centrifuges – des
autonomies régionales au « com-
➜
septembre 2011 * n°318 • page 15
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munisme musulman » (Sultan Galiev), en passant par les sécessions cosaques et les communes
anarchistes. Les Rouges sont dès
lors mobilisés sur tous les fronts –
y compris ceux qu’ouvrent les armées de quatorze pays étrangers.
Le principal en Ukraine est celui
d’un nationalisme tout à la fois
bourgeois et paysan, hostile tant
aux « collectivistes » rouges (ou
anarchistes) qu’aux grands propriétaires polonais et allemands –
et à la bourgeoisie juive.
Parmi les ennemis « collectivistes » figurent d’ailleurs des communes de paysans pauvres, soutenues par les bolchéviks, qui
s’organisent en communautés
autogérées de partage intégral
(genre kibboutzim). Il est bon de
rappeler qu’outre les tragédies,
la révolution fut riche en mouvements artistiques et culturels, en
initiatives sociales émancipatrices10.
Or, toutes les forces antibolchéviques, de même que la presse occidentale, ont mis en relief
l’importance de la présence juive
dans les organes dirigeants soviétiques. Le « complot juif » était partout montré du doigt.
Au delà des « mouvements spontanés » de paysans (et de la « plèbe urbaine » en Russie, précise
l’ouvrage de Miliakova) les pogromes ont été l’œuvre des armées
en campagne.
Selon une estimation reprise
dans l’ouvrage, outre les actions
de bandes inorganisées (24,8%
des pogromes), les pogromes de
Juifs ont été, à 39,9% le fait des
troupes du Directoire ukrainien
(Petlioura), à 17,2% l’œuvre de
l’Armée blanche. On en impute
aussi 8,6% à l’Armée Rouge, 4,2%
aux troupes de Grigoriev (dissident des Rouges), 2,6% à l’armée et aux gendarmes polonais
(qui occupaient une partie de la
Biélorussie et de l’ Ukraine), 2,7%
à d’autres acteurs (parmi ceuxci, on cite le mouvement paysan
anarchiste de Makhno qui a cependant dénoncé l’antisémitisme
et compte des Juifs dans son étatmajor).
La participation aux pogromes
de soldats rouges (notamment la
Première Division de cavalerie de
Boudionny) peut paraître paradoxale, vu la très nette condamnation de l’antisémitisme par le
pouvoir soviétique et la présence juive dans le commandement
rouge (à commencer par Lev Davidovitch Bronstein dit Trotsky,
Juif d’Ukraine). Rien d’étonnant,
pourtant, lorsqu’on sait que cette armée recrute principalement
dans les milieux paysans profondément imprégnés de judéophobie et que les passages d’une armée à l’autre sont fréquents, dans
une grande confusion idéologique.
Les pogromes seront évoqués
dans la littérature soviétique des
années 20, dans Cavalerie rouge
d’Isaac Babel, relatant les méfaits
des « Rouges » et dans le livre emblématique du romantisme révolutionnaire, Et l’acier fut trempé,
de Nicolas Ostrovski, lequel dénonce les pogromes de la contrerévolution pétliouriste. La Tchéka
(organe de la Terreur rouge) réprime sans pitié les pogromistes,
quel que soit leur camp.
DU POGROME
« SAUVAGE » À LA
VIOLENCE IDÉOLOGISÉE
À partir de 1919, ces pogromes
prennent un tour plus « idéologisé ». La propagande anticommuniste répand l’idée de la « jidokommuna » , la commune « youpine ».
Très populaire, se répand le slogan « Tue le Juif ! » (pour sauver la
Patrie, la Russie, l’Ukraine). L’ataman (chef) cosaque I. Semesen-
septembre 2011 * n°318 • page 16
ko (de l’armée de Petlioura) définit l’élimination des Juifs comme
un « devoir national », et la terreur
nationaliste ukrainienne s’inspire
de l’idée que les Juifs font obstacle à la création d’un État « pleinement national ».
On a donc affaire à un ethnonationalisme, qui va se radicaliser
en 1929 avec l’Organisation des
Nationalistes Ukrainiens (OUN)
mais qui ne relève pas au départ
d’un racisme théorisé11.
Cependant, des partis politiques
juifs font également partie du parlement de la République populaire (Nnationale) ukrainienne et
son chef Simon Petlioura, un social-démocrate nationaliste, lancera un appel à la cessation des
pogromes qu’il considère comme contraire à son idée de l’État
ukrainien à construire. Cette vibrante exhortation à l’union des
« forces démocratiques de toutes
nationalités » et à la solidarité entre Ukrainiens et Juifs, qui montre un Petlioura étranger à l’idéologie ethniciste, est daté du 27
août 1919.
Cette prise de position est
aujourd’hui invoquée, en Ukraine, en faveur de la réhabilitation
(officielle) de Petlioura. Battu par
l’Armée Rouge en 1920 après la
retraite des « alliés » polonais de
Pilsudski, qui s’étaient brièvement emparés de Kiev, l’ataman
Petlioura se réfugiera en France
où il sera assassiné en 1926 « par
un terroriste juif »12.
Les auteurs du « Livre des pogromes » caractérisent donc les
tueries antijuives à la fois comme relevant à la fois du conflit
social, politique, et de ce qu’on
appellerait aujourd’hui le « nettoyage ethnique ». À les entendre,
ces pogromes seraient une « forme transitoire » entre les violences ethniques d’inspiration religieuse, localisées au tournant des
19ème et 20ème siècles, et la violence de masse idéologisée et totalitaire telle que l’a définie Hannah
Arendt, laquelle visait aussi bien
le stalinisme que le nazisme13.
Cette extrapolation prête à discussion. D’une part, la base sociale et l’idéologie des pogromes ont
évolué : urbaines et petites bourgeoises au début du siècle, instrumentalisées par le pouvoir tsariste
et ses « Centuries noires » lors de
l’écrasement de la révolution de
1905, elles sont essentiellement
paysannes en 1917-22. Le nationalisme radical qui s’esquisse
est précurseur du national-socialisme et des mouvements fascistes des années trente-quarante.
Leurs ennemis bolchéviks, staliniens procèdent d’une autre logique, même si les crimes de guerre
se ressemblent.
D’autre part, il n’a pas fallu
les pogromes antijuifs pour voir
s’épanouir les meurtres de masse. La guerre mondiale de 191418 en est le théâtre à une échelle
inouïe en Europe. Le génocide des
Arméniens en 1915, à l’initiative
des nationalistes Jeunes Turcs,
est une sorte d’ « ouverture » de la
marche macabre, que relaie, sur
les champs de bataille européens
et russes, le recours à des moyens
sophistiqués tels que les gaz toxiques mortels. Jamais les populations civiles n’ont été à ce point
touchées.
Dans la guerre civile internationale en Russie, les Terreurs rouge,
blanche, noire, jaune-bleue, verte14 etc…, ne lésinent pas sur les
massacres. Les bolchéviks se livrent à une entreprise d’extermination des populations cosaques,
tous statuts et toutes générations
confondues. Elle sera stoppée par
des protestations au sein du parti bolchévik, Lénine soulignant le
rôle positif des « Cosaques rouges »15. Leur chef légendaire, Fi-
lipp Mironov, exécuté en 1921,
avait fait valoir les « différences de
classe » au sein des sociétés cosaques, dont les couches pauvres
n’étaient pas hostiles à la révolution16.
C’est dans un tel contexte, celui de l’exacerbation des haines
de classes et de nations, que s’est
inscrit le plus grand déferlement
de pogromes de l’histoire prénazie. On peut considérer ces meurtres de masse comme un « chaînon
intermédiaire » entre les moindres
massacres du tournant des 19ème
et 20ème siècles et ce qui va suivre
lors de l’invasion de l’URSS il y a
70 ans, en juin 1941 : une nouvelle vague de pogromes bientôt encadrés et systématisés par
les tueries des Einsatzgruppen SS
(« Shoah par balles »), en même
temps que l’extermination de millions de prisonniers de guerre soviétiques, est en avant-goût de la
« Solution finale » des questions
juive et tsigane.
Dans cette nouvelle phase, qui
se prolonge par le gazage industriel, on est également passé d’une « barbarie pogromiste archaïque » (celle que perpétuent
encore les troupes roumaines
dans le sud de l’Ukraine en 194142) à une modernité génocidaire que pouvait assurer une puissance hautement civilisée comme
l’Allemagne, dotée de technologies avancées, s’appuyant sur un
vaste empire industriel en Europe
et douée d’un extraordinaire sens
de l’organisation. ■
Abolition de l’ancien régime tsariste,
partage des terres, suppression des dettes
paysannes, séparation Église-Etat et instauration du mariage civil, égalité juridique
et politique hommes-femmes, proclamation
des « Droits du peuple travailleur » et du
droit à l’autodétermination des peuples.
(Dont la Pologne, la Finlande et les États
1
baltes purent faire usage).
2
« Bolchéviks » = « majoritaires » du Parti
social-démocrate ouvrier de Russie. La
« dictature du prolétariat » censée s’incarner
dans les « soviets » ou conseils d’ouvriers,
de soldats et de paysans sera, de facto,
exercée par le Parti bolchévik de Lénine.
3
Sujet d’un film du célèbre réalisateur
ukrainien Olexandr Dovjenko.
4
Lors de son passage à Bruxelles en 2009,
M. Iouchtchenko a inauguré à Ixelles une
plaque commémorant la république de Pétlioura, en compagnie du bourgmestre Willy
Decourty. Le Soir, 16 octobre 2009
5
Cf. Viktor Danilov et Teodor Shanin, Krestianskaïa Revolutsiia v Rossii – 1902-1922,
Moskva, Rosspen 2002.
6
Il est également vrai que le Parti de
Lénine, de « social-démocrate ouvrier »
(bolchévik) en 1917 se fera appeler « communiste » l’année suivante.
7
Viktor Danilov, Teodor Shanin, Krestianskoie Vosstanie v Tambovskoi goubernii v
1919-1921 gg., Tambov, 1994
8
Qui fut aussi le « vainqueur » des insurgés
de Kronstadt en 1921 et le principal accusé
du procès des généraux en 1937.
9
Cf. Éric Aunoble, Le communisme tout de
suite ! Le mouvement des Communes en
Ukraine soviétique (1919-1920), Éd. Les
Nuits Rouges 2008.
10
L’Organisation Militaire Ukrainienne
(UVO) en 1922, puis l’OUN en 1929, sont
fondées par Evhen Konovaletz, ancien
compagnon d’armes de Petlioura. Adepte
de l’idéologie du « nationalisme intégral »
de Donskoï, alliée de l’Allemagne nazie et
participante à l’invasion de l’URSS en juin
1941, l’OUN se divisera ensuite en collaborateurs et adversaires de l’occupation
nazie, poursuivant le combat contre Soviétiques et Polonais. Elle a été pleinement
réhabilitée en 2007 par le président Viktor
Iouchtchenko.
11
Petlioura sera assassiné le 25 mai 1926
à Paris par Samuel Schwartzbard, un
révolutionnaire juif. Il justifia son acte en
affirmant vouloir venger ses coreligionnaires d’Ukraine, assassinés lors de pogromes
lancés, selon lui, par Simon Petlioura en
1919.
12
Cf. Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme et autres textes. Quarto, Gallimard
2002.
13
« Jaune et bleu » est le drapeau nationaliste ukrainien, « vert » est la couleur
donnée aux bandes armées paysannes
inorganisées et, parfois, anarchistes. Le
drapeau de Makhno était noir.
14
Cf. Jean-Marie Chauvier, « Don 1918-19 :
les Cosaques au cœur de la tourmente » in
Cahiers marxistes, n°210, Septembre-Octobre 1998.
15
V. Danilov, T.Shanin, Filipp Mironov.
Tikhii Don v 1917-1921 gg., F. Demokratiia,
Moskva 1997.
septembre 2011 * n°318 • page 17
relire
« Regard » sur Marcel Liebman
NICOLAS ZOMERSZTAJN
Rédacteur en chef de Regards, le bimensuel du Centre communautaire laïc juif,
Nicolas Zomersztajn reprend le texte de la conférence qu’il a donnée à l’UPJB le
7 juin dernier à l’occasion de la reparution de Né Juif de Marcel Liebman (voir
également l’article de Mateo Alaluf paru dans Points critiques 317, juin 2011)
L
ors de sa parution en
1977, Né juif, le témoignage
autobiographique de Marcel Liebman
a suscité la controverse.
Pour la première fois, un Juif, un
historien de surcroit, évoque l’attitude problématique et ambigüe
de l’Association des Juifs en Belgique (AJB) ainsi que la participation des administrations communales à la déportation des Juifs de
Belgique sous l’occupation allemande. S’il fallait publier Né Juif
aujourd’hui, il est fort à parier que
Marcel Liebman n’aurait pas fait
l’objet d’attaques ou d’anathèmes
analogues à ceux qu’il a dû subir
dans les années 70. Tout d’abord,
le contexte a changé. La génération de dirigeants communautaires et de notables ayant vécu les
années de persécution et de déportation a progressivement disparu à partir des années 90 et en
ce qui concerne l’AJB, leurs successeurs ont une perception identique à celle de Marcel Liebman.
Issus pour la plupart de la « rue
juive », ces nouveaux dirigeants
n’éprouvent ni le besoin ni l’envie
de se présenter comme les dignes
héritiers des « curateurs du ghetto »
de l’AJB. L’émergence d’un nouveau leadership communautaire a
transformé le témoignage de Marcel Liebman en un récit entendu et accepté par l’ensemble de
la communauté juive. Il n’y a pas
que le contexte qui est différent.
L’historiographie a accompli des
progrès importants : des travaux
scientifiques ont permis de mieux
cerner la réalité de cette période
tragique pour les Juifs de Belgique
et de confirmer le témoignage de
Marcel Liebman.
En revanche, ni le temps ni les
progrès historiographiques n’ont
la moindre incidence sur les prises de position de Marcel Liebman sur Israël et le conflit israélopalestinien. Aujourd’hui encore,
elles ne manqueraient pas de le
confiner aux marges de la communauté juive de Belgique. On
est d’ailleurs frappé de constater
que dans Né juif, un livre de plus
ou moins 185 pages consacré à la
déportation des Juifs de Belgique,
une quinzaine d’entre elles portent précisément sur Israël et le
conflit israélo-palestinien. Dans le
dernier chapitre de ce livre, Marcel Liebman aborde son rapport
à Israël qui conditionne à la fois
son rapport à la communauté juive ainsi que son rapport à l’identité juive. Ce rapport et ce double
conditionnement toujours d’ac-
septembre 2011 * n°318 • page 18
tualité auprès de l’immense majorité des Juifs de diaspora méritent
qu’on s’y attarde un instant.
RAPPORT À ISRAËL
Marcel Liebman était particulièrement connu dans la communauté juive, non pas pour ses travaux savants sur le communisme
ou le socialisme en Belgique, mais
bien pour son engagement en faveur de la cause palestinienne
et son positionnement extrêmement critique, voire parfois hostile à l’égard d’Israël. La nature
sioniste de cet État lui pose problème même si paradoxalement,
il peut parfois écrire des phrases étonnantes pour un intellectuel hostile à cette idéologie : « le
sionisme rompt avec la faiblesse
et l’idéologie de la résignation où
les communautés juives s’étaient
enfermées et dont s’échappaient seulement les lutteurs révolutionnaires ». On pourrait dire
que Marcel Liebman fait du sionisme comme Monsieur Jourdain de la prose. On retrouve la
même tonalité nietzschéenne que
chez Mikha Yossef Berditchevsky ou d’autres théoriciens sionistes contemporains de la Deuxième
Alyah. La condition juive diasporique doit absolument s’effacer au
profit d’un homme nouveau régénéré.
La guerre d’Algérie, point de
départ de son engagement politique, fait resurgir son identité
juive. Il évoque son rôle dans les
tentatives entamées par le FLN algérien pour que les Juifs d’Algérie
apportent leur soutien à leur cause et qu’ils ne quittent pas massivement le pays une fois l’indépendance conquise.
Marcel Liebman n’est pas le
seul intellectuel juif à s’être engagé en faveur de l’indépendance algérienne. C’est notamment
le cas de l’historien français Pierre Vidal-Naquet. Contrairement à
Marcel Liebman, son identité juive ne resurgit nullement dans
cet engagement. Il insiste souvent que c’est en tant que français qu’il a choisi d’apporter son
soutien à la cause algérienne. Les
différences de perception ne s’arrêtent pas là. Marcel Liebman affirme avoir découvert pendant
cette période le racisme anti-arabe des Juifs qu’il associe catégoriquement au lien inconditionnel
des Juifs à l’égard d’Israël. En revanche, l’hostilité arabe à l’égard
des Juifs échappe à son regard
critique. Phénomène que Pierre Vidal-Naquet se refuse d’ignorer. Dans le très bel hommage
qu’il rend en 1989 à Marcel Liebman dans la Revue d’études palestiniennes, Pierre Vidal-Naquet
rappelle même que c’était une illusion de croire que les Juifs d’Algérie avaient dans leurs mains un
avenir en Algérie. Ce grand helléniste n’a pas attendu les années
1980 pour évoquer publiquement
ce qui le dérange chez ses camarades arabes en lutte et qui lui paraît essentiel dans leur hostilité à
Israël : l’image du Juif du Mellah
qu’ils méprisent.
Dans Sur un certain délire, texte
écrit en 1967, Pierre Vidal-Naquet
aborde frontalement le problè-
me : « Quoi qu’on en dise souvent, l’Etat d’Israël n’est pas
que le résultat du seul antisémitisme européen, il est aussi
le négatif de la situation faite
aux Juifs en pays musulmans,
destin infiniment moins tragique sans doute mais qu’il ne
faut tout de même pas peindre à l’eau de rose ». Et de
conclure : « L’antisionisme et
l’antisémitisme, en droit distinguables, se mêlent en fait
étroitement dans nombre de
textes publiés dans les pays
arabes. Parler de ‘ racisme de
guerre ’’ comme le fait Maxime Rodinson me paraît nettement insuffisant. Alors de
grâce camarades ! N’idéalisons pas ».
On a le sentiment que la lucidité intellectuelle de Pierre Vidal-Naquet échappe à Marcel
Liebman. Est-ce la conséquence d’un engagement entier et inconditionnel en faveur de la cause
arabe ? S’il est difficile d’y répondre, on constate néanmoins que
Marcel Liebman a tendance à rétrécir le champs des possibles en
partant du principe que l’engagement en faveur de l’indépendance
algérienne et plus tard de la cause
palestinienne ne peut s’exprimer
que par une condamnation virulente d’Israël. Et donc contre Israël. Ce qui n’est pas le cas de Vidal-Naquet qui insiste bien sur la
nécessité historique d’Israël tout
en luttant en faveur du droit des
Palestiniens à avoir leur État.
FIGURES
JUIVES RADICALES
Peut-on imaginer d’autres manières que celle de Marcel Liebman d’envisager Israël et le conflit israélo-palestinien ? D’autres
figures juives radicales évoluant
en dehors de la sphère sioniste
portent un regard aussi critique
que Marcel Liebman sans pour
autant susciter le malaise qu’on
peut encore aujourd’hui éprouver
à son égard. On peut citer Isaac
Deutscher. Cet historien marxiste
britannique né dans une famille
juive en Pologne n’était pas connu
pour ménager Israël. Pourtant, on
serait tenté d’ajouter un « mais »
dont le mérite est de faire toute la
différence : « Je ne suis pas sioniste, bien que maintenant je ne sois
pas hostile au sionisme ». Cette
boutade illustre parfaitement son
positionnement non-sioniste mais
dénué d’une certaine radicalité
qu’on retrouvait précisément dans
l’engagement de Marcel Liebman.
Et en dépit des critiques de plus
en plus vives qu’Isaac Deutscher
adressait à Israël à la fin de sa vie
(1967), il a toujours su accepter « le
caractère fondamentalement juste » de l’existence d’Israël.
La liste n’est pas exhaustive et
on pourrait même élargir le spectre idéologique en évoquant des
intellectuels non-marxistes. Raymond Aron par exemple. Ce « petit camarade » de Jean-Paul Sartre,
considéré comme la figure de l’israélite français par excellence, du
Juif assimilé, ne peut être suspec-
➜
septembre 2011 * n°318 • page 19
➜
té de sionisme. Il a d’ailleurs admis sans peine ne pas avoir été
bouleversé par la création de l’État
d’Israël. La Guerre des Six jours et
les semaines qui précèdent le déclenchement des hostilités bouleversent néanmoins son rapport
à Israël. C’est précisément à partir de 1967 que Raymond Aron a
accepté et choisi une « certaine
dilection particulière » à l’égard
d’Israël. Cette expression originale résume parfaitement un sentiment de plus en plus diffus au
sein du monde juif. Cette dilection
particulière peut même conduire
de nombreux Juifs de diaspora à
critiquer Israël en tenant un langage de vérité à ses citoyens et à
ses gouvernants.
On retrouve une tonalité identique chez Pierre Vidal-Naquet
qui se sentait tout aussi étranger
au sionisme et à Israël que Raymond Aron avant 1967. « Le paradoxe d’Israël est qu’il est à la
fois l’accomplissement d’un rêve
de normalisation et l’incarnation
d’un très vieux messianisme visant à créer une Cité juste. Moimême je sens quelque chose de
cela, et pour donner un exemple clair, un tortionnaire israélien, qui n’a pourtant aucun titre
pour parler en mon nom, m’indigne plus profondément qu’un tortionnaire français, et cela même
si l’on torture moins dans l’Israël
d’aujourd’hui que dans l’Algérie
française de 1957 ».
LA COMMUNAUTÉ JUIVE
Les insultes et les menaces
inacceptables dont Marcel Liebman a fait l’objet n’ont pas contribué à cantonner cet intellectuel
dans une position marquée par la
distanciation. L’absence de condamnations de personnalités modérés et respectées au sein de la
communauté juive l’ont sûrement
blessé profondément. Marcel Liebman ne pouvait pas traiter froi-
dement la problématique de son
rapport à la communauté juive
avec tout le recul que cela nécessite. Est-ce une des raisons pour
lesquelles le regard qu’il porte sur
cette communauté juive soit si sévère ? Probablement. Alors qu’il
constate que l’évolution sociologique des Juifs de Belgique depuis 1945 est marquée par « un
embourgeoisement », un observateur « neutre » aurait plutôt évoqué la mobilité sociale d’une population issue majoritairement de
l’immigration.
À la lecture du dernier chapitre de Né juif, on sent bien qu’un
gouffre s’est créé et que rien ne
peut le combler. Son constat est
catégorique : le centre de gravité de la communauté juive de Belgique s’est déplacé vers la droite. Par ailleurs, en trouvant dans
leur attachement à Israël une
source de réconfort, les Juifs de
Belgique renforcent ce positionnement idéologique. Hélas, Marcel Liebman n’explique pas dans
quelle mesure cet attachement
à Israël radicalise politiquement
les Juifs de Belgique. Par ailleurs,
l’historien qu’il est ne peut ignorer une tendance lourde au sein
de la diaspora mondiale : la création et l’existence d’Israël modifient le regard que les Juifs portent sur eux-mêmes et le monde
environnant. Cela ne l’empêche
nullement de mettre en exergue
un phénomène bien réel : les sollicitations contradictoires suscitées par l’évolution sociologique
et identitaire des Juifs de Belgique ; d’une part, les Juifs entendent poursuivre leur intégration
progressive à la société en effaçant ce qui les distingue de leurs
concitoyens non-juifs et d’autre
part, ils se soucient de mettre en
avant un particularisme juif. Curieusement, ces sollicitations contradictoires paraissent inacceptables aux yeux de Marcel Liebman.
septembre 2011 * n°318 • page 20
À l’instar d’un marxiste orthodoxe, il condamne avec vigueur le
particularisme juif et la fidélité
que peuvent encore éprouver des
Juifs à leurs origines. C’est l’un ou
l’autre, et non pas l’un et l’autre.
Ce double mouvement identitaire caractérise pourtant la situation des Juifs depuis leur rencontre avec la modernité. L’Histoire, la
littérature et le cinéma ont multiplié les exemples bien concrets de
ce tiraillement identitaire.
Paradoxalement, Marcel Liebman modifie son appréciation
lorsqu’il se prononce en faveur de
la défense, qu’il qualifie de légitime, des cultures régionales qu’il
oppose à la défense du particularisme juif, d’une pérennité juive.
Est-ce de la mauvaise foi ou de la
méconnaissance ? Les études sociologiques sur la condition minoritaire dans les sociétés modernes
ont longuement analysé la situation des Juifs. Ainsi, dans Critique
de la modernité, Alain Touraine prend le contrepied de Marcel
Liebman en citant les Juifs comme le meilleur exemple d’équilibre entre la quête d’universalité et la fidélité à une mémoire ou
une culture : « Si certains [Juifs] se
fondent dans la population et si
d’autres s’enferment dans une orthodoxie extrême, un grand nombre combinent de manière remarquable l’universalisme de la
pensée, de la science et de l’art,
avec une conscience d’identité et
une mémoire historique très vive ».
Pourtant, Marcel Liebman ne cesse de voir dans le particularisme
juif un danger, sans jamais nous
dire pourquoi. Pour l’illustrer, il
prend le très mauvais exemple
des résistants juifs et du CDJ, ces
immigrés juifs liés aux organisations de la classe ouvrière. Loin
de prendre en considération les
nombreux témoignages de ces
résistants juifs sur leurs rapports
tendus et parfois conflictuels avec
la Résistance belge, Marcel Liebman préfère s’accrocher au récit
mythique de la fraternité universelle contre l’ennemi fasciste. Le
cas belge n’est pas isolé. Des problèmes analogues se sont posés
en France aux combattants juifs
des FTP-MOI.
Il termine sa charge contre le
particularisme juif en affirmant
que les communautés juives se
présentent comme des centres
« politiquement » liées à Israël. Si
certains dirigeants communautaires se complaisent dans une ligne
de soutien inconditionnel à la politique des gouvernements israéliens quels qu’ils soient, il nous
paraît exagéré de plaquer ce positionnement à l’ensemble des organisations et des institutions juives. En réalité, le lien à Israël est
d’une autre nature et on peut regretter que Marcel Liebman glisse
sur le terrain de l’accusation de la
double allégeance. Le lien à Israël
est surtout symbolique et affectif.
Pierre Vidal-Naquet l’a bien compris. C’est la raison pour laquelle
il exprime bien en quoi il consiste : « La diaspora juive existe elle
aussi, unie à elle-même et à Israël
par un réseau complexe de sentiments et d’institutions, traversée
de courants divers, plurielle malgré des apparences monolithiques et unidimensionnelles, comme était pluriel le judaïsme du 1er
siècle qui vit l’explosion zélote et
la dissidence chrétienne ».
L’IDENTITÉ JUIVE
Pour caractériser sa place sur
l’échiquier identitaire juif, Marcel Liebman évoque un détachement du judaïsme plutôt qu’un rejet. Et il précise que sa judéité, en
passe de devenir implicite, fut ramenée par le détour du politique
lorsqu’il s’est engagé en faveur de
l’indépendance algérienne dans
un premier temps, et en faveur
de la cause palestinienne ensui-
te. Néanmoins, il pose la question que tout le monde se pose :
« qu’est-ce qu’être juif ? ». Avant
d’y répondre, il dit une chose très
juste : « Un individu est une totalité qui ne se découpe pas ». Une totalité riche de ses contradictions.
Il est juif comme « porteur d’un
passé ». Et surtout, il ne veut pas
enfermer ses enfants dans ce passé qu’il lie inévitablement à une
conception lacrymale de l’histoire juive.
Beaucoup de Juifs laïques ou
tout simplement non-pratiquants
peuvent contester cette définition
de l’identité juive. On peut être
imprégné d’une conscience d’appartenance au peuple juif, croire
en sa continuité et même militer
en sa faveur sans y voir une prison dans laquelle on enferme des
individus. Les Juifs européens vivent dans des sociétés ouvertes
et démocratiques. Il leur appartient donc de définir les contours
d’une identité juive en adéquation avec ces sociétés. Dans ce
domaine, on peut même avancer
sans fierté déplacée que les Juifs
de Bruxelles se soient illustrés
par des expériences originales.
Aujourd’hui, cette idée de prison
identitaire paraît même obsolète : personne n’est en mesure de
contraindre les Juifs d’y entrer
de manière globalisante. Il suffit de voir l’attitude de la majorité
des Juifs de Belgique par rapport
à leur identité : elle est marquée
par des choix sélectifs (fêtes juives, rites de passage, écoles, vie
culturelle et communautaire,…).
C’est tout sauf une prison. Ce serait plutôt un supermarché on l’on
se sert à sa convenance. À cet
égard, le Juif européen constitue
le meilleur symptôme des évolutions identitaires de nos sociétés.
Raymond Aron exprime bien les
contours à la fois flous et précis
de l’identité juive telle que la vivent un nombre considérable de
Juifs aujourd’hui : « Ma judéité ?
Pour dire la vérité, je suis incapable de définir la spécificité de
ce qui, en moi, est spécifiquement
juif. Ce qu’il y a de choix, c’est,
d’un côté la citoyenneté française, et en second lieu, la volonté de
ne pas rompre les liens avec les
autres Juifs dans le monde, et en
même temps les israéliens ». On
est bien loin d’une prison identitaire.
Il serait grotesque de présenter
Marcel Liebman comme un traître,
un Juif honteux ou ayant la haine de soi. On doit plutôt le considérer comme une des figures parmi d’autres de la modernité juive.
Il incarne une radicalité politique
qui, consciemment ou inconsciemment, prend racine dans son
identité juive. Une radicalité inexplicable si on fait abstraction de
son identité juive.
Pierre Vidal-Naquet écrivait
dans la préface de Né Juif que
« la tradition dont Marcel Liebman
est l’héritier est une tradition qui
veut la justice et la veut pour tous,
même lorsque l’oppression appartient à la communauté au sein
de laquelle on est né ». Comme
beaucoup de Juifs engagés politiquement à gauche et à l’extrême gauche, Marcel Liebman pensait contre les siens. Cette posture
n’est-elle pas une des plus belles
expressions du souci qu’on témoigne pour les siens ? Marcel Liebman aurait pu choisir l’indifférence et le silence. Il a choisi de
s’exprimer en tant que Juif sur ces
questions. À cet égard, on est évidemment tenté de lui objecter ce
que son ami Ralph Milliband lui
a un jour écrit le 29 mai 1967, la
veille de la Guerre des Six Jours :
« le fait d’être juif n’est pas suffisant pour faire du pro-arabisme
forcené ». ■
septembre 2011 * n°318 • page 21
réfléchir
Bibi au Congo
JACQUES ARON
M
algré les vacances,
nos lecteurs se souviennent sans doute encore du discours que Benjamin
Netanyahou prononça le 25 mai
devant le Congrès des États-Unis,
et qui lui valut une standing ovation, comme on dit aujourd’hui
dans cet affreux franglais.
À l’annonce d’une reprise prochaine à l’ONU du débat sur la reconnaissance d’un État palestinien, avec le soutien éventuel du
président Obama, le premier ministre israélien avait tenu à marteler la position de son pays, fermant préalablement la porte à
toute discussion sur les points litigieux. Comme le résumait l’un de
ses proches :
• Jérusalem restera la « capitale
éternelle » d’Israël ;
• Le pays n’acceptera jamais le
moindre retour de réfugiés palestiniens ;
• Israël ne négociera pas avec
un gouvernement dans lequel le
Hamas serait représenté ;
• Israël n’est pas une puissance
occupante dans une région où vivent des Juifs depuis 4.000 ans.
Et, pour donner plus de relief
à son propos, Netanyahou, refusant toute référence à une quelconque colonisation, avait tenu à
se distancier de la politique coloniale belge au Congo. Bien loin de
nous, l’intention d’en vanter en
revanche les mérites, ou d’en taire les scandaleux abus dénoncés
en leur temps. Mais l’Histoire nous
enseigne que les objectifs des co-
lonisateurs furent très divers, ainsi que les moyens mis en œuvre
pour les atteindre. « Nous ne sommes pas les Britanniques en Inde,
nous ne sommes pas les Belges au
Congo, nous ne sommes pas des
occupants étrangers. Cette terre, Eretz Israël, est la terre d’un
D. unique, la terre où le prophète Isaïe a parlé de paix éternelle. L’histoire ne peut nier 4.000
ans d’alliance entre le peuple juif
et sa terre juive. » Cette terre éternelle comprend évidemment la
« Judée-Samarie », autrement dit
les « Territoires occupés ». Voilà ce
qu’il avait tenu à réaffirmer. Comment avait-il pu oublier les tribus
de Manassé, Gad et Ruben qui
peuplaient alors la rive orientale
du Jourdain ?
Quand débuta, dans les années
1920, la colonisation sioniste sous
le mandat britannique qui aurait
dû conduire en principe à l’indépendance de la Palestine, plus
personne ne songeait à s’inspirer de l’État du Congo de 1885.
À l’évidence, il ne s’agissait pas
de piller au profit d’une métropole les richesses naturelles ou humaines, mais de s’approprier des
terres. C’était avant tout une colonisation de peuplement, systématiquement menée.
Le modèle qui fascinait alors un
certain nombre de sionistes était
celui de l’Italie fasciste. Se référant
à Moses Hess, dans son ouvrage Rome et Jérusalem (1862), le
mouvement sioniste cultivait le
mythe du parallèle entre Juifs et
Italiens, « dernières nationalités »
septembre 2011 * n°318 • page 22
en lutte pour leur indépendance. Dans un article du plus grand
journal sioniste allemand, l’« Observateur juif » (Jüdische Rundschau), un correspondant à Milan1
développait ce destin prétendument « parallèle » de deux peuples.
En voici quelques extraits :
« Une série de circonstances
(peu réjouissantes) a brusquement conduit de larges cercles
sionistes à prendre conscience de
ce que savaient depuis longtemps
les observateurs attentifs de l’évolution de l’Italie, à savoir que le
sionisme avait gravement péché
par omission en concentrant son
action politique sur Londres et en
sous-estimant de ce fait le facteur romain. Je voudrais montrer
ici que, pour la Palestine, l’Italie,
avec ou sans le Vatican, sera un
facteur politique de première importance, certainement équivalent
à l’Angleterre, et qu’elle prendra
sans doute, je le crois, une part
directe au développement de la
Palestine. […]
« Comme la plupart des peuples européens, nous aussi avons
négligé le grand essor de l’Italie
pendant ces dernières années.
Mais qui, aujourd’hui, peut encore ignorer que l’Italie est plus peuplée que la France, connaît une
croissance économique supérieure à celle de l’Europe, sans doute Angleterre comprise, et qu’elle
possède une capacité d’expansion politique et culturelle impressionnante. Une capacité d’expansion qui trouve par ailleurs devant
elle des voies clairement tracées.
Avec une population supérieure
à celle de la France, elle ne possède qu’un pays à moitié aussi
grand. L’émigration ou la politique coloniale (ou les deux ensemble) formaient déjà avant 1914 la
question italienne. D’où l’expansion vers Tripoli, que même les
socialistes furent obligés d’accepter (notamment par Mussolini, alors rédacteur de l’Avanti). Aujourd’hui, les frontières sont
fermées à l’émigration. L’expansion obtenue par la guerre n’a
pas réglé la question. L’annexion
de Trente ne fut qu’une question
de sentiments nationaux historiques, le dernier pas sur la voie du
Risorgimento, un mouvement de
renaissance nationale qui s’était
poursuivi de façon quasi linéaire
depuis le début du siècle précédent. Accessoirement, ce fut aussi
une question de stratégie : il fallait mettre fin une fois pour toutes à la menace persistante venue du Nord (fût-elle imaginaire).
Mais pour les problèmes proprement italiens, qui furent toujours
dans l’histoire des problèmes méditerranéens, la guerre n’a rien
apporté de plus que des possibilités, une fois réglée la protection
vers le Nord. On sait que ce développement politique a trouvé en
Mussolini un représentant déterminé. […]
« Indépendamment du fait que
nous ne pouvons nous offrir ce
luxe, ce serait un malheur inouï
du point de vue de l’histoire de la
civilisation si la Rome et la Jérusalem renaissantes devaient s’op-
poser, alors que précisément la
renaissance des deux peuples devrait les pousser à une collaboration étroite et fraternelle ! L’acuité
de la situation politique a poussé
l’auteur de cet article à le publier
plus tôt que prévu ; il avait envisagé d’en rassembler d’abord les
matériaux dans le calme, pour familiariser nos amis à la nature de
ce nouvel essor de la grandeur romaine. Ce qui l’y poussait, c’était
moins des considérations de réalisme politique que des impressions grandioses auxquelles un
sioniste doit être sensible, quand
il vit de près un processus historique, le fascisme, qui n’est rien
d’autre qu’un sionisme à grande
échelle. Pour le comprendre, il faut
être en mesure de séparer le fascisme dans sa forme d’expression
politique, avec tous les phénomènes déplaisants qui l’accompagnent, de son essence spirituelle, qui n’est rien d’autre que ce
que Herzl avait formulé comme
l’essence du sionisme : « Faire de
pauvres jeunes Juifs de fiers jeunes Juifs. » Ainsi, ce peuple italien
qui vivait de mendicité et d’attrape-touristes, qui déversait à
l’étranger d’innombrables vagabonds en haillons et dont la grandeur historique ne peuplait que
les musées, où seuls les étrangers pouvaient la voir, tandis que
le peuple en était exclu, – ce peuple est redevenu conscient de sa
richesse historique inouïe et recommence à en être digne. Nous
qui portons l’Étoile de David, nous
devrions avoir une attention par-
ticulière pour le réveil d’un peuple
sous le signe du faisceau des licteurs, et nous qui avons introduit
le salut Shalom, devrions reconnaître le salut à la romaine, redevenu vivant. »
Le premier gouverneur fasciste de Libye (Tripolitaine), le Comte Giuseppe Volpi2 avait formé un
slogan qui caractérise de façon
éloquente ce type de colonisation à l’avantage exclusif du colonisateur : « Nous ne sommes pas
ici contre les indigènes, ni pour
les indigènes, mais sans les indigènes [soulignés par moi, J. A.] »
Un historien allemand sous le nazisme a bien résumé la nouveauté
d’une alliance contre nature pour
tous les hommes de progrès : « Le
Duce reconnut l’importance des
masses comme facteur de pouvoir pour l’État, et quand il fit le
lien entre les deux concepts qui
paraissaient jusque-là inconciliables : prolétaire et impérialiste, il
produisit un mot d’ordre qui correspondait à la véritable situation
sociale du pays. »3 ■
1
Jüdische Rundschau, n° 93, 9 décembre
1924. Heinrich Margulies, « La nouvelle
Rome et Jérusalem ». L’auteur de l’article
gagna la Palestine en 1925 et y prit le nom
de Haïm Margalit. Il devint directeur de la
Banque Leumi-le-Israel.
2
Giuseppe Volpi di Misurata (1877-1947),
industriel et homme d’affaires, gouverneur
en Tripolitaine (1921-1925) fut ensuite
(1925-28) ministre des Finances.
3
Gert Buchheit, Mussolini und das Neue
Italien, Büchergilde Gutenberg, Berlin,
1938.
septembre 2011 * n°318 • page 23
réfléchir
Jésus est juif
aux USA
La réincarnation d’Adolf H. Breivik
JACQUES ARON
L
a tuerie froidement perpétrée en Norvège par
un psychopathe d’extrême droite a réveillé les
fantasmes occidentaux
qui avaient pour un temps cessé
de hanter nos cauchemars. Anders Breivik serait-il la dernière en date des réincarnations de
celui qui, bénéficiant de plus de
complaisances et de complicités,
avait coûté à l’Europe un nombre
de morts, de victimes et de dégâts
sans commune mesure avec ceux
provoqués par un assassin quasi isolé ? Les hommes de ma génération peuvent le penser, bien
que les circonstances diffèrent.
Mais la rencontre de ces sauveurs
du monde illuminés avec des populations plongées dans le désespoir et l’incompréhension de
crises qui leur paraissent sans issue, ne reste-telle pas le principal danger d’une société d’une
opulence sans précédent, qu’elle
n’arrive pas à maitriser et à distribuer équitablement ?
Le tueur a laissé un écrit « justificatif » de ses ambitions rédemptrices et de son acte, qui compte apparemment deux fois plus de
pages que Mein Kampf. Le délire
de ce dernier était issu du cerveau
malade d’un petit caporal plongé
dans la Première Guerre mondiale et dans la débâcle allemande
qui s’ensuivit ; l’écrit de Breivik
émane d’un Norvégien aisé. C’est
pourquoi, en des temps pas si
éloignés, Hitler gagna en dix ans
suffisamment d’appuis pour nourrir une folie collective sans pré-
Adolf Hitler vu par un malade mental, 1981. Musée Dr Guislain, Gand
cédent, malgré la dénonciation
d’une idéologie démente, assassine et suicidaire, dont on retrouve aujourd’hui des réminiscences
chez son émule nordique.
Quand Hitler eut pris le pouvoir
en 1933, l’écrivain Arnold Zweig
rédigea sur le chemin de son exil
forcé un « Bilan de la judéité alle-
septembre 2011 * n°318 • page 24
mande », directement visée par le
nazisme, comme l’islam fantasmé
l’est à présent par Breivik (et plus
largement par d’autres führers
nationalistes qui ne sont pas encore passé à l’acte). La description
par Zweig de Mein Kampf et de
ses conséquences possibles – que
nous avons vécues ensuite – don-
ne encore à réfléchir sur les limites incertaines de la démence et
de la normalité, individuelles et
collectives.
« Dans son mélange de propagande obsessionnelle, de restes
avariés d’une misérable culture d’autodidacte, d’images faussement percutantes et de fantaisie politique débridée, il [Mein
Kampf] constitue une défaite intellectuelle, qu’il faut lire, si l’on
veut la saisir réellement, comme
on lit les « Mémoires d’un névropathe » du Dr Daniel Schreber. Ce
n’est qu’ainsi que l’on peut évaluer correctement l’inquiétant bavardage, le propos passionnel et
les pensées fugitives contenus
dans l’emboîtement de phrases
de ce déplorable auteur. En partant de présupposés hasardeux,
en passant par de fausses analogies, il énonce des affirmations,
qui lui servent aussitôt de preuves, et le misérable allemand de
cette plume en folie contribue encore à donner le vertige au lecteur. Toute affirmation, à laquelle
l’auteur croit lui-même, est généralisée, le second membre de
la phrase réduisant la portée de
ce qui vient d’être asséné comme
une vérité d’évidence ; une fausse science d’école primaire s’y
mélange avec une fausse histoire apprise en brasserie, les humiliations personnelles s’y mêlent
à l’expérience de la rue, de telle sorte qu’il faut avoir la témérité d’un professeur allemand (de
Bonn) pour comparer ce livre aux
Mémoires limpides de Bismarck
et en faire l’objet d’un cours. Pour
être juste, il faut bien reconnaître
que, sur l’effet de la propagande
ou les étapes de la prise de pouvoir politique, on trouve dans le
livre des connaissances et des
formulations subtiles – des documents sur la manière d’accéder
au pouvoir, comme ceux que Machiavel a décrit en premier. Mais
ces témoignages d’une capacité
de penser avec discernement ne
devraient pas détourner le profane de l’idée qu’il s’agit bien ici
d’un écrit pathologique. Celui qui
est familiarisé avec cette matière
sait au contraire que l’imbrication
et la cohabitation du délire et de
la combativité intellectuelle font
partie de l’image d’une telle maladie. […]
Le rôle moteur qu’y joue le délire obsessionnel reste le facteur
déterminant pour apprécier les
conséquences des processus pathologiques. Et comme le délire
antisémite forme partout la colonne vertébrale de cette sorte de littérature, comme il détermine exclusivement l’action politique de
toute cette tendance, les passages qui contiennent des considérations apparemment objectives rendent ces œuvres encore
plus inquiétantes, plus attirantes,
plus menaçantes. Si un livre tel
que Mein Kampf devient le fondement de l’édifice politique ou intellectuel d’une nation, le résultat
en sera inévitablement une catastrophe comme il en arrive très rarement aux peuples. »
À méditer. ■
V
oici enfin, en langue
française, une étude scientifique approfondie et nuancée de
cette droite évangélique devenue si puissante aux
États-Unis. Ces évangélistes agissent avec une efficacité redoutable pour imposer le soutien des
dirigeants politiques de leur pays
à cette extrême droite israélienne qui détient maintenant les rênes du pouvoir dans l’« État juif ».
Cet ouvrage est particulièrement
éclairant, car non seulement il
présente une approche historique
très documentée du phénomène,
mais il expose aussi de manière très détaillée les ressorts idéologiques du soutien de ces militants chrétiens à la droite sioniste
la plus intransigeante.
Chemin faisant, Jésus est juif
en Amérique contribue grandement à battre en brèche le mythe d’un « lobby juif » tout puissant qui tirerait les ficelles de la
politique étrangère de Washington au Moyen-Orient. Sans nier
le rôle important de certaines organisations juives dans le soutien
inconditionnel à la politique de
l’État d’Israël, Célia Belin démontre que la droite évangélique pèse
aujourd’hui d’un poids bien plus
déterminant dans le lobby pro-Israël. ■
Michel Staszewski
Célia Belin, Jésus est juif en Amérique.
Droite évangélique et lobbies chrétiens
pro-Israël, Fayard, 2011
septembre 2011 * n°318 • page 25
controverses(s)
Le négationnisme est-il l’affaire des
tribunaux ?
MATEO ALALUF
E
n 2007, Bart De Wever, patron de la N-VA,
critiquait Patrick Janssens, bourgmestre SP.A
d’Anvers pour avoir, au
nom de la ville, présenté ses excuses à la communauté juive pour
la complicité active des autorités
communales et de la police dans
la déportation des Juifs durant la
Deuxième Guerre mondiale. Bart
De Wever, tout en minimisant cette responsabilité, qualifiait les excuses du bourgmestre de gratuites
et de faciles, destinées seulement à combattre le Vlaams Belang. Dans un article du Monde
(6/12/2007), Pierre Mertens traitait Bart De Wever de « leader résolument négationniste ». Celui-ci
déposait alors plainte pour calomnie et diffamation. La controverse ne porte cependant pas sur ces
faits : elle est ailleurs.
L’OBJET DE LA
CONTROVERSE
En mai 2011, à l’issue de
l’audience de la Chambre du Conseil lorsque se pose la question
de la prescription, Pierre Mertens
donne au Palais de Justice une
conférence de presse pour annoncer son refus de toute prescription et réclame un procès en
assises dans la mesure où il considère que Bart De Wever aurait
violé la loi du 23/3/1995 « tendant
à réprimer la négation (…) du gé-
nocide commis par le régime national-socialiste ». Il a développé
son point de vue dans une lettre
ouverte au titre explicite publiée
par Le Soir (25/5/2011) : « Minimiser le crime, c’est déjà le nier ».
Simon Gronowski, ancien président de l’Union des déportés Juifs,
évadé du 20ème convoi et juriste
comme Mertens, a réagi à la prise
de position de Pierre Mertens.
Dans la controverse qu’il engage dans Le Soir (21/6/2011), Gronowski, à l’instar de Mertens,
considère les propos de De Wever « inadmissibles », mais il ne
les taxe pas de négationnisme. Le
fait même que De Wever dépose
plainte pour calomnie et diffamation montre bien qu’il nie être négationniste et ne nie pas le génocide. « Les vrais négationnistes
comme Faurisson, Williamson et
autres, écrit Gronowski, ne déposeront jamais plainte car ils se revendiquent comme tels ». D’autant
plus, soutient-il, que Bart De Wever pourrait apparaître au terme
de ce procès comme victime et
gagnerait en popularité.
En fait, Simon Gronowski, instruit par une longue pratique d’explication sur ce que fut la barbarie
nazie et l’horreur que lui inspire
le négationnisme, se méfie instinctivement de ce qu’il considère comme des opérations à grand
spectacle sur le dos des victimes.
Il craint la récupération politicien-
septembre 2011 * n°318 • page 26
ne de la Shoah. De Wever et Janssens ne sont-ils pas rivaux pour
le mayorat d’Anvers, sans parler de la place de De Wever dans
le débat institutionnel ? La banalisation du négationnisme par la
multiplication d’actions judiciaires, qui plus est au fondement incertain, l’inquiète. L’antisémitisme
pourrait, selon lui, sortir conforté
d’une procédure judiciaire incertaine.
L’INJONCTION À BIEN
CHOISIR SON CAMP
La prise de position de Gronowski a suscité une véritable levée de boucliers. Des signataires
représentant l’Association pour la
mémoire de la Shoah1 réagissent
dans une carte blanche (Le Soir,
28/6/2010) contre
Gronowski qui critique « un écrivain soucieux de dire le vrai de la Shoah
en Belgique ». L’émotion paraît telle qu’une autre carte blanche (Le
Soir, 7/7/2011) dans le même sens
est signée par un grand nombre
d’associations et de personnalités belges mais aussi françaises2. Dans le courrier des lecteurs
de La Libre Belgique (13/7/2011),
Jacques Sojcher reproche à Gronowski d’avoir cru blanchir De
Wever et « suggéré perfidement »
que Pierre Mertens aurait agi motivé pour sa « gloriole personnelle ».
Surpris, voire outré, par le flot
de critiques, à mon sens injustifiées, contre Gronowski, j’ai proposé à mon tour une carte blanche
publiée dans Le Soir (15/7/2011)
sous le titre : « Histoire, mémoire
et tribunaux ne font pas bon ménage ». Je rappelais les conditions
dans lesquelles Marcel Liebman
dans son livre Né Juif, paru en
1977, avait dénoncé la collaboration des autorités communales
d’Anvers dans la déportation des
Juifs. Je soutenais aussi que ni la
loi, ni les tribunaux ne sont des
lieux appropriés pour dire la vérité historique et j’abondais dans le
sens de Simon Gronowski.
L’explication de l’émoi suscité à
l’encontre de Gronowski et le ralliement de tant d’associations et
de personnalités pour dénoncer
son point de vue nous est finalement fournie par Sojcher : l’erreur
de Gronowski aurait été d’avoir
mal choisi son camp. Sojcher
semble ériger ainsi le devoir de
mémoire comme une injonction à
bien se souvenir, on peut le penser, se souvenir dans le cadre défini par son groupe d’appartenance. Est-il exagéré de dire qu’alors
la mémoire se substitue à la religion et le non-respect de ce « devoir » se trouve pratiquement assimilé au blasphème ?
DOIT-ON COULER LA
MÉMOIRE DANS LA LOI ?
Peu avant sa mort, l’historien
Pierre Vidal-Naquet, qui avait fait
de la lutte contre le négationnisme l’affaire de sa vie, a développé cette question dans son dernier livre d’entretiens3. « L’histoire,
soutient-il, se méfie, voire se bâtit
contre la mémoire ». Il est « grand
temps, d’intégrer la mémoire dans
l’histoire » et si l’histoire doit tenir compte de la mémoire, elle
ne peut s’y réduire. Les mémoi-
res sont en effet en concurrence
pour fonder l’identité de ceux qui
s’en prévalent. « Elles se disputent
les unes aux autres le monopole
de la primauté ». « L’identité, écrit
Vidal-Naquet, se construit autour
de l’exclusion et je n’admets pas
l’exclusivité mémorielle, je la refuse absolument, d’où qu’elle vienne, juive, arabe, chrétienne, arménienne, etc. Et je n’admets pas
non plus l’obsession de la mémoire en tant qu’obsession ». La mémoire, écrivait-il, doit entrer dans
l’histoire comme objet d’étude.
Vidal-Naquet livrera ses derniers combats contre les lois mémorielles. « Je suis contre, écrit-il,
à cause de l’expérience soviétique.
Il ne faut pas qu’il y ait des vérités
d’Etat. Or, la loi Gayssot suppose
que le massacre des juifs est une
vérité d’État. Si l’on ne veut pas
qu’il y ait des vérités d’État, il ne
faut pas qu’il y ait des lois pour les
imposer. J’ai toujours pensé, ajoutait-il, que la Shoah était l’affaire
des historiens, mais pas l’affaire
de l’État ». Il affirmait ainsi dans le
manifeste « Liberté pour l’histoire »
dont il avait été l’un des principaux initiateurs : « La politique de
l’État, même animée des meilleures intentions n’est pas la politique de l’histoire ».
Une démocratie ne peut combattre les négationnistes, pensait-il, en leur refusant les droits
individuels. Vidal-Naquet tenait
Faurisson pour un « Eichmann
de papier ». Pourtant, soutenaitil, pour le combattre il faut vivre
avec Faurisson.
NE PAS SE
TROMPER DE DÉBAT
La mémoire régie par l’État n’est
pas seulement contestable dans
son principe, elle est aussi contre
productive. Toujours à propos de
la loi Gayssot, l’historienne Madeleine Rebérioux objectait que la
loi permettrait aux négationnistes
de se présenter comme des martyrs. Elle ajoutait : « Imagine-t-on
le doute rampant qui va s’emparer d’esprits hésitants ? ‘On nous
cache quelque chose, on ne nous
dit pas tout, le débat est interdit’.
Imagine-t-on le parti que peuvent
en tirer les antisémites larvés, qui
n’ont pas disparu ? »4.
Ce sont précisément ces mêmes
questions qu’active Gronowski en
soulignant les risques inhérents à
la démarche de Pierre Mertens en
dépit de ses intentions louables.
Pour Gronowski, « les négationnistes sont dangereux : ils nient les
crimes d’hier pour en commettre
d’autres demain ». C’est pour cela
qu’il est important de « connaître
la barbarie d’hier pour défendre
la démocratie d’aujourd’hui ». La
démocratie n’est cependant pas
affaire de tribunaux mais, toujours selon ses dires, « un combat
de tous les jours ». Il n’y avait assurément pas de quoi le vouer aux
gémonies pour avoir souligné les
risques de la théâtralisation judiciaire de ce combat. ■
A. Goldmann, E. Picard, E. Rozental, B.
Swiatlowski, J. et M. Zalc et M. Zimmerman.
2
Pour le CCOJB, M. Sosnowski, pour
le Comité des Arméniens de Belgique,
M. Mahmourian, pour l’Association des
Rescapés du Génocide contre les Tutsis du
Rwanda, E. Rutayisire, pour les Territoires
de la Mémoire, Dominique Dauby, pour
l’Association pour la Mémoire de la Shoah,
E. Picard, pour la Ligue Internationale
contre le Racisme et l’Antisémitisme, A.
Jacubowicz, pour SOS Racisme, Dominique
Sopo, ainsi que Yves Oschinsky et Edouard
Jakhian, anciens bâtonnier du barreau de
Bruxelles, Claude Schulman, professeur
émérite de l’ULB.
3
Pierre Vidal-Naquet, L’histoire est mon
combat, Albin Michel, Paris, 2006.
4
Le Monde, 21 mai 1996.
1
septembre 2011 * n°318 • page 27
controverse(s)
Sophismes, leurres et manoeuvres de
diversion
OLGA ELKAÏM
Bart De Wever, président de la Nieuw-Vlaams Alliantie, poursuit l’écrivain Pierre
Mertens, ce dernier l’ayant traité de « résolument négationniste » dans un article paru
dans Le Monde en 2007.
L
a réflexion qui suit s’inscrit dans le débat provoqué par ceux qui souhaitent minimiser ou
banaliser les actes de
collaboration de certains membres de l’administration anversoise à l’entreprise nazie de traque et de déportation des Juifs en
1942, partie déterminante du judéocide.
Lorsque Monsieur J.-M. Le Pen
se livrait autrefois à d’étonnantes facéties, brodant sur le nom
de Durafour pour en faire Durafour-crématoire, niait-il ce faisant
l’existence des chambres à gaz
et l’extermination de millions de
Juifs en Europe ? Non, il se livrait à
une provocation perverse, jouant
au chat et à la souris avec les lois
sur le négationnisme : il ne niait
pas la Shoah, il disqualifiait ses
victimes et l’hommage solennel
qui leur était rendu. On assistait à
un exercice de style équivalent à
banaliser les faits, à bafouer la dignité des victimes, à délégitimer
tout hommage rendu à leur mémoire.
Est-il question, dans l’habile
performance de Monsieur Bart De
Wever en guise de commentaire au lendemain des excuses présentées par le bourgmestre d’Anvers, Monsieur Patrick Janssens, à
la communauté juive d’Anvers le
28 octobre 2007, de nier le nom-
bre des déportés juifs envoyés à
Auschwitz par la police et la gendarmerie à la demande de l’administration militaire allemande, sans la moindre opposition du
chef de la police, du bourgmestre
Léon Delwaide et du Procureur du
Roi Edouard Baers au moment des
rafles de l’été 1942 ? S’agissait-il
de réfuter le nombre de Juifs enregistrés puis déportés dans le
Grand Anvers (quelque 6O%, record de toutes les villes belges),
de contester le chiffre de 95,11 %
des 24.393 Juifs belges et étrangers qui ne revinrent pas d’Auschwitz ? Non, les faits sont répertoriés notamment dans le dossier
du Ceges* commandité par le Sénat de Belgique en 2004 et publié en 2007. On retrouve dans la
contribution des historiens Lieven
Saerens et Dirk Martin au Dossier
consacré, en mars 2011, par Knack
à Anvers sous l’occupation la
mention de ces chiffres et la description des modalités de la collaboration de l’administration et de
la police d’Anvers avec l’occupant
entre le 18 mai 1940 et janvier
1944, moment où Léon Delwaide
donna sa démission ainsi que les
échevins appartenant au mouvement de l’Ordre ancien.
LA NÉGATION DE LA
QUALIFICATION
Ce ne sont pas les faits qui sont
septembre 2011 * n°318 • page 28
niés au premier degré au lendemain de la solennelle demande
de pardon du bourgmestre Janssens à la communauté juive. C’est
leur qualification. La manipulation
consiste à dénoncer l’évocation de
la Shoah non comme événement
mais en tant qu’argument dans
une joute politique, comme levier
présumé contre le Vlaams Belang qui en serait la victime. Victime aussi la ville d’Anvers sous
la botte de l’occupant. On ne saurait à l’évidence être simultanément victime et complice. Nous
sommes visiblement en présence
d’une habile prouesse pour disqualifier et délégitimer les excuses présentées par le bourgmestre d’Anvers, en étouffer la portée
symbolique et la dignité : il s’agirait d’une simple manoeuvre contre le Vlaams Belang, manoeuvre
qualifiée de « gratuite » et de « facile ». Sophisme, leurre et manoeuvre de diversion.
AFFRONTER LE PASSÉ
L’opération contre Patrick Janssens a toutes les allures d’un leurre qui a pour objet de détourner
l’attention de la portée rédemptrice et solennelle de sa démarche. Faire face au passé et à sa
responsabilité, comme y appelle,
dans ce même numéro de Knack
de mars 2011, Rudi Van Doorslaer,
directeur du Ceges*, auteur avec
d’autres historiens du dossier La
Belgique docile. Le geste de Patrick Janssens va dans le sens
d’un face à face libérateur avec
la réalité du passé. Imagine-t-on
quiconque disqualifiant le geste
de Willy Brandt s’agenouillant sur
les marches du monument élevé à
la mémoire des victimes du ghetto
de Varsovie, en dénigrer la majestueuse dignité, l’hommage rendu
au peuple juif martyr au nom de
l’Allemagne, le qualifiant de « facile » et « gratuit » ? L’utilisation
dans un débat politique actuel, le
reproche adressé au bourgmestre
auquel Monsieur De Wever impute l’intention de se servir d’une
tragédie dite ancienne pour minimiser le crédit du Vlaams Belang, cette démarche met-elle en
cause la vérité des faits, la Shoah,
le nombre ou le pourcentage des
victimes, sa véracité ? Sans doute pas directement. L’historien
Bart De Wever glisse sur une pente savonneuse qui aboutit à la négation de la vérité, non des faits,
mais du rôle d’une administration
trop docile, des modalités de cette docilité. Il fait l’impasse, en
brouillant les pistes, sur les actes
dont Léon Delwaide porte la responsabilité avant sa démission en
janvier 1944, date jusqu’à laquelle les Juifs avaient été persécutés
avec l’aide de la police, au mépris
de la légalité, sans la moindre opposition de l’administration en
place. La pente est celle de la banalisation, de ce que l’on choisit
d’imputer à « l’humaine nature » et
à l’espace intermédiaire entre le
blanc et le noir. Or les faits ne sont
pas gris, ils sont complexes et il y
eut un mouvement de résistance
citoyenne dès 1942, nous rappel-
lent les auteurs de l’essai publié
par Knack.
POPULISME
CONTRE ÉTHIQUE
Sachant que le gris ne résume ni n’efface la frontière entre le bien et le mal, la résistance et la collaboration, qu’il n’y a
pas de moyenne à calculer par famille dont le résultat serait gris,
Monsieur Bart De Wever glisse,
par un changement de perspective, du plan historique à la stratégie politique populiste, faisant
l’impasse sur la dimension essentielle : la dimension éthique, celle qu’incarne la demande de pardon du bourgmestre Janssens. Car
c’est bien sur le plan éthique que
se situe Patrick Janssens lorsqu’il
présente des excuses à la communauté juive d’Anvers. L’accusation
portée contre lui par son adversaire politique qui qualifie ses excuses de « gratuites » et de « faciles » est une pirouette et un leurre,
visant à détourner l’attention de
la démarche solennelle du bourgmestre Janssens, à la disqualifier,
à la délégitimer.
L’effet de cette pirouette produit un équivalent que l’on peut
classer dans la vaste gamme
des sophismes, leurres et autres
stratégies de banalisations et
d’assimilation à la normalité anthropologique présumée des conduites de survie en temps de
guerre. Exit la dimension éthique,
l’engagement citoyen, le courage
et l’audace au profit d’un suivisme qualifié d’universel et de normal en temps de guerre au service
d’une cause que l’occupant promet de favoriser. Nous sommes
dans la démarche d’un politique
habile et de la cohorte de ceux qui
préfèrent effacer plutôt que faire
face. Le politique flirte avec l’interdit de la transgression, banalise la solennité de l’événement
devant le Forum des associations
juives d’Anvers en octobre 2007,
banalise la faute, ignore le parcours libérateur de l’Allemagne et
de la France assumant leurs responsabilités envers les crimes du
passé. Des excuses qualifiées de
non pertinentes, d’inadéquates,
constituent d’évidence une opération ambigüe de disqualification
du propos courageux du bourgmestre Janssens. C’est de toute évidence une manoeuvre de
diversion sous la forme d’un sophisme. Le déni de pertinence du
symbole que représente cette démarche, sa solennité, sa finalité,
n’en masque pas le sens. Seule
une prise de conscience courageuse constitue une démarche
de rédemption libératrice, le face
à face susceptible de réhabiliter
l’honneur d’une région retrouvant
la grandeur de son image.
Si le propos de Monsieur De
Wever équivaut à un déni de pertinence, on entend en filigrane le
déni de vérité, non de l’événement Shoah, mais de la faute, de
la complicité, de la responsabilité de la collaboration, de la spécificité du judéocide qu’elle permit
de faire aboutir.
Faire face à cette responsabilité, la comprendre, l’assumer, est
sans doute la voie royale vers la
dignité retrouvée. ■
* Centre d’Études et de Documentation
Guerres et Ssociétés Contemporaines.
septembre 2011 * n°318 • page 29
! widYi ? widYi
Yiddish ? Yiddish !
PAR WILLY ESTERSOHN
tyynw hnBl id
twep=dub
shneyt levone di
w= tym
budapesht
Budapest
ash mit
.ltref NwidYy Nfyvj
fertl
Installé aux Etats-Unis en 1921, l’auteur de ce poème, Judd (Yehuda Leyb) Teller (1912, Galicie - 1972, New
York), a été un intellectuel polyvalent. S’exprimant aisément dans plusieurs langues, il fut tout à la fois journaliste, professeur d’université et auteur d’ouvrages politiques. Teller n’était généralement pas considéré
comme un poète de son vivant. Cependant ses poèmes posthumes, édités à Tel-Aviv en 1975, ont permis de
découvrir un incontestable grand auteur américain de langue yiddish. On l’a rangé parmi les poètes “introspectifs” qui publièrent la revue in zikh (“En soi”) de 1920 à 1940.
lenins
oyfn
TRADUCTION
Sous le portrait de Lénine,/ un orchestre habsbourgeois./ Comme poissons dans un aquarium/ des bureaucrates, des courtiers et des touristes/ (installés) à des tables dressées/ (sur) une terrasse ouverte. (*)/ Tout
près, un tramway passe à toute allure/ Pareil à une ligne de plomb incandescent./ Des ponts sont éclairés/
tels des cérémonies de mariage./ Sur le Danube,/ un violon prononce la bénédiction du vin (au-dessus d’une
coupe de vin)./ La lune neige/ (avec) de la cendre/ sur le quartier juif.
(*) Pour faciliter la compréhension, les trois vers qui précèdent ne figurent pas dans le même ordre que dans le texte yiddish.
,tertr]p sninel retnvj
portret
yidishn
unter
.retsekr] regrvbsb=h =
orkester
habsburger
a
+ kn=t Nij wif ivv
tank
in
fish
vi
,es=ret enef] N=
terase
ofene
an
Nwit etkedeg Ub Nvj
tishn
gedekte
bay un
.Ntsyrvt Nvj relkem ,Nt=rk]rvyb
turistn
un
mekler
biurokratn
Ubr=f tsiw Uvvm=rt =
farbay
shist
tramvay
a
.Ulb kYYlg hrvw = yvv
blay
gliik
shure a vi
NtcUl Nkyrb
laykhtn
brikn
[vpux yvv
khupes vi
REMARQUES
.Unvd Nrebyj
dunay
ibern
.NUvv receb = rebyj tncvd ldyf =
vayn bekher a
iber
septembre 2011 * n°318 • page 30
dukhnt
fidl
a
kn=t tank = réservoir ; char. tsiw shisn = tirer (un coup de feu). Ubr=f farbay = à côté, tout
près ; NsiwUb=f farbayshisn = manquer (un tir), littéralement : tirer à côté. hrvw shure (hébr.)
= rangée, file ; ligne d’écriture, vers. kYYlg gliik = brûlant, incandescent. Nencvd dukhnen =
prononcer la bénédiction sacerdotale à la synagogue.
septembre 2011 * n°318 • page 31
ANNE GIELCZYK
Un été pretty much pourri
B
onjour les amis, il
me semble que je
me suis quelque
peu plantée sur la
nature de cet été. Il n’est pas
question de « overzomering »1,
ni de « zomer » tout court
d’ailleurs. Il fait froid et il pleut
en Europe, de l’île désormais
tristement célèbre d’Utoya en
Norvège jusqu’à la Méditerranée.
Les bourses ont dû croire qu’on
était en octobre car elles nous
ont refait le coup du jeudi noir
de 1929, tandis qu’à Londres,
pour se réchauffer sans doute
(au propre et au figuré), des
gamins sont descendus dans les
rues mettre le feu aux voitures,
suivis de rien moins que 16.000
policiers pour éteindre ce brasier
(toujours au propre et au figuré)
et pour couronner le tout, voilàt-il pas qu’en Israël des centaines
de milliers de gens descendent
dans la rue et s’indignent… de
la montée du prix du cottage
cheese. Il faut un début à tout
j’imagine et puis c’est pas parce
que l’armée rase les maisons des
Palestiniens que les Israéliens ne
peuvent avoir du mal à se payer
leur fromage national. À chacun
ses problèmes.
J
e reviens d’une semaine
de vacances à Cambridge,
UK. Prononcez iouqué
et quémebridge. Oui je
sais, je vous emm… avec mes
leçons de prononciation, mais
il faut dire que vous n’êtes
vraiment pas doués. Toujours
est-il qu’à Cambridge, je n’ai
pas pu déceler l’ombre d’une
trace d’un début d’indignation.
À Cambridge, pas de bandes de
voyous des quartiers pauvres ni
de quartiers pauvres d’ailleurs.
À Cambridge tout baigne,
Cambridge est lovely, et quand je
dis «lovely», c’est évidemment
un understatement. Nos
flegmatiques Anglais pratiquent
beaucoup l’« understatement »,
par exemple quand ils sont tout
à fait sûrs de quelque chose,
ils disent I am pretty sure, là
où nous dirions, tu te trompes
tout à fait. C’est très dépaysant.
En fait, à Cambridge comme
ailleurs en Angleterre, la crise
et les restrictions frappent dur.
Il n’en reste pas moins que
Cambridge a quelque chose de
magic (prononcez madgic), on
se croirait dans un des films de
Harry Potter en 3D, un mélange
de campagne anglaise et de
sophistication architecturale,
de nature faussement sauvage
et de patrimoine hautement
intellectuel. La rivière Cam y
borde les immenses pelouses
et les superbes jardins des
imposantes chapelles des
multiples colleges (prononcez
colledgeuz). Les vaches y
côtoient les prix Nobel, c’est
très impressionnant. Et pas
septembre 2011 * n°318 • page 32
seulement pour le vaches. On
peut y prendre le thé dans le very
verger où Virginia Woolf, Rupert
Brooke, J.M. Keynes et leurs
amis avaient l’habitude de se
réunir. Avec le thé, le « scone »,
une institution, qui se prépare
de la façon suivante, sur le petit
pain encore chaud, coupé en
deux, une couche de beurre,
suivie d’une couche de confiture
et pour finir une couche de
crème. Attention, pas de crème
Chantilly les amis ! Mais de la
« clotted cream ». La clotted
cream ressemble à de la crème
qui aurait tourné, en fait c’est
de la crème qui a tourné. C’est
absolument delicious (prononcez
delichieuz).
M
ais je m’égare, je
m’égare, pourquoi
est-ce que je
vous parle de
tout ça ? Ah oui ! Figurez-vous
qu’en rentrant de Cambridge
(Quémebridge, les amis,
Quémebridge !), je suis tombée
sur une interview de François
Perin2 dans Le Soir3. Bon il a pris
un petit coup de vieux François
Perin mais il n’a rien perdu de
sa verve. Et que dit-il ? Que si
nous sommes dans la merde
aujourd’hui en Belgique, c’est
la faute aux Anglais ! Après la
défaite de Napoléon en 1815, ils
nous ont arrachés à la France et
rattachés à la Hollande (enfin
dit, tout cela n’a pas
empêché la Belgique
de 1830 de devenir
un État francophone,
le français étant la
langue dominante
des élites, la langue
de l’enseignement,
de l’administration
et de la justice. En
Flandre, l’usage des
dialectes prédomine
(comme dans les
campagnes wallonnes
et françaises de
l’époque), les
gens sont pauvres
ce qui confère au
néerlandais un
statut de langue
La réponse très british à la crise : « Restez calme et
inférieure, que les
tenez bon »
bourgeois ne parlaient
quand je dis « nous », c’est une
« qu’aux animaux et aux
vue de l’esprit, mes ancêtres
domestiques ». Le combat pour
habitaient plus près de Vienne
la reconnaissance de la langue
où ils ont décidé tout ça que de
néerlandaise sera donc d’emblée
un combat culturel, politique et
Bruxelles, mais soit). Toujours
est-il que cela n’a pas plu, ni
social.
aux Wallons ni aux Flamands.
En 1830 la révolution éclate.
our en savoir plus, je
vous recommande deux
« Révolution » est un grand
mot, ce n’est pas le Potemkine
revues qui viennent
non plus. Ça ressemble plutôt
de sortir des numéros
au mouvement des indignés
spéciaux sur la Belgique. Dans
sauf qu’on est plus proche
la première4, quelques têtes
du Carré de Moscou à Saintpensantes belges (Vincent de
Gilles, que de la Puerta del Sol
Coorebyter, Dave Sinardet, Marc
de Madrid. Mais bon, ça a suffi
Uyttendaele, et surtout Els Witte
pour créer un État indépendant :
sur la question linguistique)
la Belgique. Une fois de plus
expliquent la complexité de la
Belgique aux Français. C’est
les Anglais vont s’en mêler en
refusant le roi d’origine française toujours bon à prendre même
que les Belges s’étaient choisis
en tant que Belge. Dans la
et en imposant un illustre
deuxième, Jacques Sojcher et
inconnu, Léopold de SaxeVirginie Devilliers de la Revue
Ah!5 ont demandé à quelques
Cobourg qui avait déjà refusé
écrivains et intellectuels
une autre offre d’emploi en
Grèce et dont c’était j’imagine
flamands (Geert Van Istendael,
la dernière chance avant d’être
Tom Lanoye, Jan Fabre, David
rayé du chômage. À quoi ça tient Van Reybrouck, Alain Platel…)
hein. Les Grecs auront au moins
et deux francophones (Caroline
échappé au Prince Philippe. Ceci Lamarche et Jacques De Decker)
P
de donner leur point de vue sur
la crise actuelle. Il est toujours
agréable de lire des textes bien
écrits surtout quand ils sont
intelligents, ce que la plupart
sont. Personnellement j’aurais
préféré qu’on les édite en langue
originale avec la traduction en
miroir, car la traduction française
nous laisse parfois un peu sur
notre faim. (Je crains qu’il n’y
ait qu’un Van Crugten pour
traduire le nouvel Hugo Claus
qu’est Tom Lanoye). Quand
est-ce que les francophones
comprendront qu’il faut lire/
voir/écouter en langue originale,
sous/sur-titrée !
Ce que tous ces textes nous
racontent c’est qu’en Belgique,
l’Autre c’est la langue (Jozef
Deleu : « La langue néerlandaise
est ma patrie », Benno Barnard :
« La frontière linguistique,
ma patrie », Stefan Hertmans :
« La langue de l’Autre »). Cette
cohabition, cette hybridité
constitue la marque de la
Belgique, une richesse dont on
ne saurait se passer puisqu’elle
préfigure l’Europe et le monde
de demain.
Pour Tom Lanoye, la question
est plus simple, il la formule
dans la langue de Bart De Wever
« Quousque tandem abutere, Bart
De Wever, patientia nostra ? »
ce qui veut dire « Combien de
temps, Bart De Wever, vas-tu
encore nous casser les couilles ? »
Réponse à l’automne ? ■
Équivalent estival d’hibernation, voir ma
chronique de juin.
2
Constitutionnaliste et créateur du
Rassemblement wallon, fédéraliste de la
première heure, aujourd’hui rattachiste.
3
Le Soir, 6-7 août 2011, page 5.
4
La Belgique, Pouvoirs, n°136, Le Seuil,
janvier 2011.
5
Ah, ces Flamands !, Revue Ah, #12, juin
2011.
1
septembre 2011 * n°318 • page 33
LE
DE LÉON LIEBMANN
L’art de se plaindre
U
n ouvrage récent,
fort bien documenté
et rédigé avec autant
de sérieux que de
verve ravira les passionnés de la
culture juive et en particulier de
sa composante en yiddish.
Il est l’œuvre d’un brillant
universitaire juif nord-américain,
Michael Wex, et a pour titre
Kvetch ! Le yiddish ou l’art de
se plaindre*. Sa traduction en
français aux Éditions Denoël a
paru, sous l’excellente plume
d’Anne-Sophie Dreyfus, en
janvier 2011.
Saluons d’emblée les qualités
et la compétence de son auteur,
lui-même traducteur du yidish
vers l’anglais, comédien – son
livre se déguste comme une
bonne pièce de théâtre – et
artisan du renouveau d’une plus
grande diffusion du yiddish, qui
lui ont valu de recevoir le prix
prestigieux du « Yiddish National
Treasure » qu’il doit autant à son
savoir-faire qu’à son savoir.
Michael Wex entame son
excursion panoramique par la
dissection d’une blague juive en
yiddish qu’il considère comme
un test de compréhension de
la langue Yiddish. Il le dit
très simplement : « Si vous
comprenez cette blague, vous
n’aurez aucun problème à
apprendre le yiddish » car
« elle contient, dans une forme
accessible au plus grand
nombre, presque tous les
éléments importants de l’esprit
de la langue ».
V
oyons donc la teneur
« magique » de cette
blague, qu’il prend
bien plus au sérieux
qu’une quelconque plaisanterie.
Un homme âgé monte à la gare
centrale de New-York dans le
train de Chicago. Il prend place
en face d’un vieux monsieur qui
lit un journalw en yiddish. Une
demi-heure après le départ du
train, le vieux monsieur pose son
journal et commence à gémir
en répétant à plusieurs reprises
« Oy, qu’est-ce que j’ai soif ! ».
Son vis-à-vis, excédé après cette
longue salve de jérémiades, va
à la fontaine d’eau fraîche qui
se trouve à l’autre extrémité du
wagon et remplit deux verres
d’eau qu’il offre au vieil assoiffé,
espérant par là retrouver le
calme auquel il aspirait. Celui-ci
vide les deux verres avidement
puis pousse un soupir tenant
lieu de remerciement, avant de
s’enfoncer dans son fauteuil et
de proférer à voix forte « Oy,
qu’est-ce que j’avais soif ! ».
Michael Wex dissèque ce
comportement du buveur
d’eau et aboutit à la conclusion
suivante : les Juifs sont tellement
marqués par leur passé de
persécutés qu’ils ont tendance à
exprimer leur contentement par
une plainte qui devient, je cite :
« une façon d’exercer un contrôle
septembre 2011 * n°318 • page 34
discret sur un environnement
(d’abord) hostile ».
La plainte réitérée et parfois
amplifiée aboutit souvent à
obtenir l’assistance d’une
personne qui n’éprouvait pas de
prime abord de sympathie pour
le plaignant mais qui finit par
réagir dans le sens de celui-ci
pour avoir « la paix ».
L’auteur développe cette
façon d’obtenir ce que l’on
désire mais sans l’ombre
d’une démonstration psychosociologique.
S
ans vouloir le contredire
formellement, je mettrai
néanmoins un bémol
à mon acquiescement
mitigé.
L’utilisation de la langue yiddish
ne se limite pas à kvetchen sur
son sort. Elle recourt à bien
d’autres expressions et comporte
beaucoup d’autres façons de
penser et d’agir. L’auteur aurait
d’autant plus de mal à le nier que
lui-même, dans son livre qui ne
manque ni d’esprit d’observation
ni de saveur, passe en revue
des monceaux d’exemples qui
expriment la diversité du génie
de la langue, qu’il appelle le
« pintele yiddish ».
J’en citerai deux,
plus complémentaires
qu’antinomiques.
Le premier utilise de façon
inattendue la notion de
« kasher », empruntée à la
religion juive, et le second, le
concept opposé de « traife » (=
non-kasher) et, comme tel, le
domaine des interdits d’origine
religieuse.
« Kasher fardinen », c’est
littéralement gagner sa vie en
vendant de la nourriture kasher,
mais on ne l’emploie pas ici
dans ce sens étroit. Celui qui
vend de tels aliments ne sera pas
appelé de cette façon. On parlera
d’un boucher, d’un charcutier
ou d’un poissonnier « kasher ».
« Kasher fardinen » veut dire
tout simplement « gagner sa
vie honnêtement ». C’est une
extension du sens du mot
« kasher » à tout ce qu’il
est permis de vendre
de façon parfaitement
honnête.
Mon second exemple
d’utilisation d’un terme
consacré par la religion
juive dans un contexte
pas nécessairement
religieux concerne le
mot « traif » qui, comme
je l’ai écrit plus haut, a
un sens diamétralement
opposé à celui de
kasher. L’expression « a
traifene mazel » qui en
découle et qu’on peut
traduire vulgairement
mais fidèlement par
« quelqu’un qui a une
veine de cocu » ou
de « pendu », c’està-dire une chance
exceptionnelle mais qu’il
ne mérite pas, pas plus qu’un
mangeur de « traife » ne mérite
de la considération.
O
n le voit, le « pintele »
(= la pointe de)
yiddish ne se borne
pas à des « kvetchen »,
c’est-à-dire des geignements.
C’est tout un mode et tout un
monde de pensée, où les termes
religieux sont amalgamés avec
des mots du langage de tous
les jours pour donner à une
expression ainsi formulée un
sens laudatif ou péjoratif aussi
substantiel qu’inattendu.
Le livre de Michael Wex
fourmille de cas de ce genre. Il
vous fera mieux pénétrer dans
la quintessence du judaïsme
exposée en « mame louchen »
(la langue maternelle, qui, ici,
désigne bien sûr le yiddish).
Vous y trouverez aussi des
considérations souvent fort
savantes mais jamais ennuyeuses
sur l’origine du yiddish et
sur ses composantes ethnogéographiques (le yiddish
parlé naguère à Vilno diffère
sensiblement de celui de
Cracovie ou de celui parlé à
Lodz) et sur la manière dont il a
essaimé en Amérique du Nord et,
plus particulièrement, aux
États -Unis.
Vous en sortirez éblouis et
enrichis, prêts à reprendre
haleine avant de replonger dans
cette langue construite par ses
utilisateurs. À bon entendeur et à
bons lecteurs, salut !
Les traits d’humour… juif
affleurent et abondent. La
plupart y ont été découverts par
un chercheur infatigable mais
beaucoup d’autres sont l’œuvre
de l’auteur, souvent fort bien
inspiré.
Je ne puis que vous convier,
mes chers lecteurs, à devenir les
siens. Vous n’aurez pas à vous en
plaindre (kvetchen) ! ■
*
En yiddish, Kvetchen signifie « se plaindre
avec insistance ».
septembre 2011 * n°318 • page 35
activités
vendredi 16 septembre à 20h15
Véronique Sels présente son roman
La tentation du pont
Dans le cadre de la Journée Nationale du Martyr Juif de Belgique
L’Union des Déportés Juifs en Belgique – Filles et Fils de la Déportation
vous appelle à participer au
55ème Pélerinage National à l’ancienne Caserne Dossin
introduction : Carine Bratzlavsky
Ancienne membre de l’UJJP (Union des Jeunes Juifs Progressistes), Véronique Sels a tenu à présenter
son roman dans la maison qui a marqué sa jeunesse.
La première passion de Véronique Sels a été la danse contemporaine qu’elle a pratiquée à Bruxelles,
Paris, New York et Rio, jusqu’à l’âge de 30 ans. Puis le hasard l’a mise sur le chemin de la publicité,
métier au service duquel elle a mis sa créativité. Directrice de création chez Publicis, elle est aujourd’hui
l’une des publicitaires européennes les plus primées. Véronique Sels écrit depuis longtemps et avec
la même passion créative. Elle a plusieurs romans à son actif. La tentation du pont
(Éditions Genèse) est le premier à être publié.
Résumé du roman : Perséphone décide un jour de quitter la maison de ses parents
pour ‘habiter’ telle une clocharde sous les ponts de Paris. La jeune femme se lie
d’amitié avec des personnages aussi pittoresques qu’attachants : Porphyre, roi
d’Afrique, chauffeur de taxi, qui rêve de sauver son peuple ; Simone, un pauvre
hère qui a reçu plus de gifles que de baisers ; Chang, un moine -coiffeur, Chinois et
maître Kung Fu ; Janòs, balayeur de rue, ivrogne et nostalgique de l’Empire austrohongrois. Chacun entre dans la vie de Perséphone avec ses drames et ses rêves.
PAF: 6 EURO, 4 EURO pour les membres, tarif réduit: 2 EURO
samedi 17 septembre à 20h15
à Malines Rue Goswin de Stassart 153
Le dimanche 11 septembre 2011 à 11h
Rassemblement devant la caserne dès 10h30
Départ des autocars à 9h30
Bruxelles : Place Rouppe
Antwerpen : Loosplaats
Pour voir le futur, il faut regarder derrière soi Isaïe
vendredi 23 septembre à 20h15
Democracia Real Ya ! Un printemps espagnol
Conférence-débat avec
Marc Lancharro Rodriguez
et Leo Ter Halle (les IndignéEs)
(Democracia Real Ya ! – Belgique)
L’inspiration de 18 Carats prend sa source dans la musique klezmer,
celle des Balkans, dans des airs populaires et traditionnels.
Qu’elle soit juive, roumaine ou hongroise, elle se remplit d’une
émotion tantôt mélancolique, tantôt joyeuse qui vise avant tout le
coeur des gens.
Laissez vous emporter par ces mélodies venues d’Europe de l’Est
pour une soirée festive !!
L’agenda néolibéral européen a été troublé par l’irruption, en Espagne
et en Grèce, d’un mouvement de contestation massif qu’aucun parti
politique n’est parvenu à enrayer ou canaliser. En phase avec les
révolutions arabes, cette mobilisation d’un genre nouveau n’en est
cependant pas le simple reflet : il s’agit bien d’un phénomène propre
au Sud de l’Europe, en opposition radicale aux plans d’austérité et de
détricotage des droits sociaux que les gouvernements de l’UE appliquent
docilement.
Cette soirée sera particulièrement consacrée à l’Espagne et à une
analyse, de l’intérieur du mouvement, des spécificités nationales et aussi des aspirations plus
universelles de cette mobilisation qui a créé la surprise. Pour cela, nous écouterons un représentant
du collectif Democracia Real Ya ! Belgique, regroupant des Espagnols vivant dans notre pays, et un
militant du mouvement bruxellois des IndignéEs qui a tenté, sur une base plus modeste, de se faire
l’écho sur nos places publiques de ce printemps européen.
PAF: 9 EURO, jeunes et petits revenus : 2 EURO
PAF: 6 EURO, 4 EURO pour les membres, tarif réduit: 2 EURO
Concert de rentrée
avec le groupe klezmer18 carats
septembre 2011 * n°318 • page 36
septembre 2011 * n°318 • page 37
activités
vendredi 30 septembre à 20h15
Le Mouvement du 20 Février au Maroc
Points critiques présente à ses lecteurs, membres de l’UPJB
et abonnés, ses meilleurs voeux à l’occasion de la nouvelle année 5772
Conférence-débat avec
Nadia Oussehmine et Fouad Lahssaini
Mouvement du 20 Février – Belgique
La vague révolutionnaire qui traverse le monde arabe n’a pas épargné le Maroc. Dans
ce pays cependant, le régime a réussi, pour le moment, à se maintenir notamment en
organisant un référendum constitutionnel avec un résultat typique des dictatures :
98% !
Mais la contestation radicale de ce pouvoir despotique et corrompu se poursuit, grâce
entre autres au Mouvement du 20 Février, qui regroupe principalement des jeunes, et qui
poursuit la mobilisation sans se laisser séduire par les sirènes des partis de Sa Majesté.
Pour en parler, nous donnons la parole à deux représentants du Mouvement du 20
Février - Belgique, nouveau regroupement qui prolonge dans l’immigration en Belgique
les objectifs du mouvement contestataire marocain.
PAF: 6 EURO, 4 EURO pour les membres, tarif réduit: 2 EURO
vendredi 7 octobre à 20h15
Un regard sur la communauté juive iranienne
Atelier d’écriture de récit de vie
L’atelier d’écriture reprend dès septembre !
Il s’agit d’un cycle de 10 séances de 3 heures.
Il y aura 2 groupes.
1er groupe
: les mercredis 21 et 28 septembre, de 17h30 à 20h30
les 5, 12, 19 et 26 octobre,
les 9, 16, 23 et 30 novembre
2e groupe (avancés) : les jeudis 22 et 29 septembre, de 10 à 13h
les 6, 13, 20, 27 octobre,
Contact : [email protected]
les 10, 17, 24 novembre,
0476/99.32.96
le 1er décembre
Prix : 135 euros (membres)
160 euros (non membres)
Inscription : 310-0755684-43
Pour plus d’informations : www.upjb.be
Conférence-débat avec
Mojgan Kahen
La communauté juive d’Iran est l’une des plus anciennes au monde. Sa
présence dans ce pays remonte à bien des siècles avant l’Islam. Mojgan
Kahen nous fera mieux connaitre cette communauté et son vécu dans un
pays qui a subi de grands bouleversements au fil de l’histoire. En évoquant
quelques épisodes cruciaux, elle abordera l’évolution et les changements qu’a
connus la communauté juive en contact avec la société iranienne, la place et la
représentation des Juifs dans cette société à différentes époques, l’impact de
cette représentation sur leur vie et leur relation avec la population iranienne
mais aussi l’influence de la culture iranienne sur les Juifs d’Iran.
Née en 1965 à Téhéran, Mojgan Kahen vit en Belgique depuis 1989.
Psychologue, elle vient de publier son premier roman, Les murs et le miroir aux Éditions L’Harmattan.
Largement autobiographique, le récit évoque, tel un roman d’apprentissage, un itinéraire de vie, de la
découverte du monde qui l’entoure par une petite fille aux questionnements de l’adolescence, jusqu’à
la transgression des traditions et l’exil. Entre introspection intime et violence de l’Histoire.
PAF: 6 EURO, 4 EURO pour les membres, tarif réduit: 2 EURO
septembre 2011 * n°318 • page 38
Rectificatif : La Galaxie Dieudonné [suite]
Suite à la publication de l’article sur la sortie du livre
La galaxie Dieudonné - Pour en finir avec les impostures (Points Critiques, juin 2011), son auteur et la rédaction ont reçu plusieurs réactions. Mrs. Souhail Chichah et
Pierre Piccini affirment ne pas être membres du « réseau
pro-Dieudonné ». Si le premier est apparu lors de débats
côte à côte de Dieudonné ou lors de conférences sur « son
cas », il ne s’agissait pas de manifestations de soutien aux
discours de celui-ci mais d’une démarche générale de
Mr. Chichah contre le cordon sanitaire et pour la liberté d’expression. L’universitaire belge (ULB) a par ailleurs
dénoncé les propos racistes et le positionnement pro-iranien de Dieudonné. Également cité dans l’article, Michel
Collon récuse lui aussi toute appartenance à une galaxie
partisane de l’artiste-homme politique français. Seul le
ciblage perpétuel du « sionisme » semble être leur point
commun. Quant à Olivier Mukuna, après un e-mail évoquant un article comportant des affirmations diffaman-
tes et de la calomnie à son égard, il avait annoncé – dès
le début du mois de juin – l’envoi d’un droit de réponse.
Au moment du bouclage de ce numéro (mi-août), aucune missive de Mukuna n’a été communiquée. Jean Bricmont, mentionné comme appartenant à la galaxie belge
pro-dieudonné, n’a pour sa part pas réagi.
Signalons enfin, que le polémiste Alain Soral, principal
« compagnon de route » français de Dieudonné, s’est récemment engagé publiquement dans une attaque en règle très violente contre Souhail Chichah, Michel Collon,
Olivier Mukuna et Jean Bricmont. Le sociologue fasciste
(Soral se revendique du « nationalisme-révolutionnaire »,
l’un des courants du fascisme, et apporte à nouveau son
soutien à Marine Le Pen) les désigne, notamment, comme étant la « bande des antisionistes belges faux-culs »
(sic). Dont acte.
Manuel Abramowicz
septembre 2011 * n°318 • page 39
écrire
1943
HENRI ERLBAUM (FOURMISSEAU)
Points critiques a publié en mars dernier un premier texte de Henri Erlbaum intitulé
« 1942 ».
J
e ne sais pas pourquoi on
m’a caché, je ne reconnais
rien et je suis seul. Et puis,
il y a si longtemps de cela
que j’ai oublié tout le reste, sauf la Tache Jaune.
Au dehors il y a un magnifique
jardin fleuri, sans doute, peut-être,
je ne sais pas. Quelques marches
en pierre mènent à une cave sans
porte, ce qui fait que la lumière y
pénètre en abondance et y reste
prisonnière. Au fond de cet espace, il y a un soupirail. Cette ouverture a été condamnée. Le soleil
inonde cet endroit en permanence. Il fait très clair, c’est agréable et cela me donne une sensation de chaleur. À part ça, je ne
me souviens plus du reste, sauf de
la Tache Jaune.
Autour de moi, il y a ces deux
murs en briques que je caresse
toute la journée. Je les regarde…
Je les regarde des heures entières, je n’ai que cela. Je joue avec
les briques. Je connais chacune
d’elles. Avec mon doigt, je fais le
tour de l’une et puis, je zigzague
à gauche et la suivante à droite,
et aussi celle du dessus et encore l’autre à côté. Elles sont belles,
elles se ressemblent toutes, comme des sœurs. Il y en a beaucoup
et je les aime toutes.
Je ne sais pas depuis quand je
suis là, j’ai même oublié qu’il existe des dimanches. Je ne sais pas
si les jours se ressemblent, si le
temps avance ou si les jours reculent. Le temps s’est arrêté et il ne
se passe rien. Tout est gelé. Paralysé. Il n’y a même plus de bruit.
Je suis dans le silence. Personne
ne me parle. Je suis seul. Je n’ai
plus de nom. Mais tous les jours
je leur dis bonjour à mes amies.
Je les touche et je joue avec elles,
mes sœurs. Je suis heureux, il y a
du soleil. Je n’attends rien, je ne
souhaite plus rien. Je ne me souviens de rien d’autre. Il y a longtemps de cela, sauf de la Tache
Jaune.
J’aime passer mes mains sur les
briques. Elles sont toutes les mêmes et pourtant, elles sont très
différentes. Je les ai bien observées. Elles ont toutes des craquelures en forme d’éclairs, certaines
légères et sinueuses, d’autres plus
longues et même très profondes
comme des cicatrices. Les briques
sont là, immobiles l’une à côté de
l’autre, silencieuses. De même dimension, bien alignées par rangées. Je les connais toutes et
j’aime cette symétrie. Cela donne
septembre 2011 * n°318 • page 40
un rythme, c’est comme une respiration, bien répétitif. C’est beau.
C’est calme et reposant. Elles parlent en me transmettant une sensation rugueuse, rêche et chaude qu’elles communiquent sur la
paume de ma main nue.
Je passe mes deux mains d’un
mur à l’autre en tournant en rond,
et cela me suffit. Il y a du soleil, je
suis ébloui, tout est calme, je ne
me pose pas de question, je suis
heureux. Je ne me souviens de
rien d’autre, mais peut-être il n’y
a plus rien, sauf moi et mes briques. Et entre chacune d’elles, il y
a une matière d’une autre couleur.
Lorsque je touche cette matière
du bout des doigts c’est très lisse, elles sont toutes reliées l’une à
l’autre par cette matière très douce. Je les connais bien mes briques. Je les regarde rangée par
rangée, l’une après l’autre. Les
yeux fermés, je les reconnais. Je
les ai tellement saluées, regardées, touchées que je les ai intégrées en moi. Je peux toutes
les identifier. Je voyage de l’une
à l’autre. Elles font partie de moi
depuis longtemps et pour toujours.
Et puis un jour ma main a rencontré quelque chose de nouveau.
J’ai été très surpris. J’ai longtemps
observé. Le coin inférieur d’une
brique près du sol est cassé et il
en manque un morceau. J’ai bien
regardé, il y a un vide. À quatre
pattes, j’ai observé le fond de ce
vide, c’est très sombre. J’ai mis
mon doigt dans ce nouveau monde inconnu. J’ai touché quelque
chose de mou. J’ai fait un bond en
arrière, je ne m’y attendais pas. Il
y a quelque chose qui s’y cache.
J’ai été effrayé, il y a une présence. Je ne suis plus seul et j’ai très
peur. Quelque chose d’inconnu se
cache là. Comme moi sans doute.
J’ai peur. Je ne caresse plus mes
briques, j’ai peur. Et tous les jours,
c’est la première chose que je fais,
j’observe ce vide, et j’avance mon
doigt pour toucher cette chose,
mais une seule fois par jour, uniquement pour vérifier que cette
présence existe. Je me pose des
questions maintenant. J’ai peur.
Je ne suis plus seul et cette chose
est vivante, je le sens. Mais il y a
tellement longtemps de cela que
j’ai presque tout oublié… sauf que
de toutes mes forces et très fort,
j’ai appuyé, avec tous mes doigts
sur cette chose effrayante qui me
dérangeait. Je ne sais pas pourquoi. Mais très très fort j’ai voulu
la faire disparaître. Et cette chose a sauté sur mon visage. C’était
Jaune. J’ai hurlé. Je crois que c’est
la première fois de ma vie que j’ai
crié. C’était Jaune. Il y a si longtemps que j’ai oublié tout le reste
mais ça je ne l’ai pas oublié et je
m’en souviendrai pour le restant
de ma vie. Et ce qui m’a le plus effrayé … ce n’est pas la Tache Jaune, mais le cri qui est sorti du fond
de cette cave, du fond de moi.
x
Le reste est allé très vite comme
dans les beaux contes. Une fée est
venue avec sa baguette magique.
J’ai reçu du jour au lendemain
sans rien demander un père, une
mère et un grand frère plus grand
que moi.
x
Le reste est allé très très vite.
Mes parents m’ont inscrit dans
une école. Ils m’ont offert des lunettes. Mon grand frère lit de gros
livres. Moi je regarde les images
en couleur. Et puis un jour, j’ai hurlé, oui c’est elle, je la reconnais, la
Tache Jaune, c’est bien elle, c’est
elle qui m’a sauté au visage. Elle
était là dans le livre de mon grand
frère. Il m’a dit que cette chose
était une grenouille. Le reste est
allé encore plus vite. Trop vite.
J’ai appris à lire des livres comme
mon grand frère, et j’ai tout lu sur
les grenouilles. Comment elles vivent, comment elles se reproduisent. Maintenant je sais qu’elles
hibernent, quelques mois par an.
Moi aussi, j’avais hiberné.
Un jour à l’école, le professeur a
demandé que tous les élèves parlent pendant une heure d’un sujet libre. Moi j’ai parlé, parlé, parlé des grenouilles. Comment elles
respirent, comment elles se protègent des prédateurs. Le prof m’a
félicité. C’était la première fois
que je recevais un compliment.
Il m’a aussi demandé pourquoi
je m’intéressais tellement à cette
espèce étrange. Je n’ai pas su lui
répondre. À l’armée, lorsque l’on
m’a demandé qui m’avait appris
à nager si vite, j’ai répondu une
grenouille. On ne m’a pas cru.
Aujourd’hui j’ai envie d’arrêter
le temps… et comme moi et les
miens il y a une soixantaine d’années, la grenouille est sur la liste des espèces en voie de disparition. ■
septembre 2011 * n°318 • page 41
écouter
est le mensuel de l’Union des
progressistes juifs de Belgique
(ne paraît pas en juillet et en
août)
L’UPJB est soutenue par
la Communauté française
(Service de l’éducation
permanente)
Ton âme de caravane
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NOÉ
D
ans le bus À la sortie
du bus À la vue des
tentes À la tombée de
la nuit Au petit matin
En route pour le réfectoire Après le chocolat-chaud matinal Entre deux bols de céréales
Au milieu de la plaine Les pieds
dans l’eau Au départ de la randonnée Au retour de la randonnée Dans la salle « brico » Sous la
houlette des Jospas Lors du radiocrochet À l’entrée du bus Dans le
bus
Les Roms pour thème de camp.
Une chanson ? Comme une évidence.
Plusieurs années que notre répertoire héberge deux chansons
de La rue Ketanou. Cette année,
nous en intégrons une troisième.
C’était qui le premier à s’époumoner sur « Les cigales » et « Les
hommes que j’aime », à s’égosiller
pour nous les faire aimer ? Kevin,
peut-être ? Le camp avec Gilles ?
Ou bien avant. Peu importe. Nous
y sommes. Et entre le claquement des couverts sur les tables
et tous les bruits coutumiers qui
font la gaieté des plus beaux repas du monde, les nôtres, on fait
une pause. Un signe de la tête aux
guitaristes, toujours prêts à dégainer.
Une chanson, mille horizons.
Almarita de La rue Ketanou,
groupe français sur la route depuis dix ans.
Elles sont peut-être les folles
De Nevers ou de Séville
Des bracelets qui farandolent Des
boucles d’oreilles qui sourient
A une robe de Gitane Une Gitane
que l’on rencontre
Sur une scène à macadam Une
histoire que l’on raconte
La musique c’est elle Et la fête
fait son entrée
Almarita danse, chante Pour les
Gitans
Et que ton cœur vole au vent Ton
âme en caravane
Almarita danse, chante Pour les
gitans
Et que ton cœur vole au vent Ton
âme en caravane
Elles chantent pour tous les printemps Tant de vie et ces gros
temps
Mais elles ne peuvent y rester
L’âme gitane ne fait que passer
Elles se suicident cent fois par
jour Pour dire « on n’brade pas
L’Algérie ou bien l’amour Ces
choses-là ne repoussent pas »
La musique c’est elle Et la fête
fait son entrée
Almarita danse, chante pour les
gitans
Et que ton cœur vole au vent, ton
âme en caravane…
Elles portent des marques du
voyage Et savent très bien nous y
faire croire
Rien qu’à les regarder danser
Cherche pas à comprendre, t’as
qu’à y aller
septembre 2011 * n°318 • page 42
Ni femme de marin, ni putain Je
sais qu’elles repartiront
Des joies de gens dans une main
Et une valise pleine de chansons
Où la musique, c’est elle et la fête
fait son entrée
Almarita danse, chante pour les
gitans
Et que ton cœur vole au vent, ton
âme en caravane…
Il y’en a qui travaillent comme
des fous Pour se payer des clous
A clouer sur leur feuilles de vie
Mais la mort est sans bagages
Moi de tous cela je ne veux rien
Les poches vides et le cœur plein
D’amour qu’une Gitane m’a
laissée
La musique c’est elle Et la fête
fait son entrée…
M
a foi, il m’a toujours
paru
sympathique ce Daniel Guichard. Bien qu’un
peu chevrotant, il
n’est pas mauvais chanteur. Je dirais même qu’il nous a fait de jolies choses au cours de ses quarante ans de carrière musicale.
Le Gitan. Mélange de bons sentiments et de sincérité.
Nous n’avons pas besoin de réclamer le silence. La communauté
est au taquet. Un La mineur, et le
temps est suspendu. On prend de
la vitesse, les couplets s’enchaînent.
Comité de rédaction :
Henri Wajnblum (rédacteur en
chef), Alain Mihály (secrétaire
de rédaction), Anne Gielczyk,
Carine Bratzlavsky, Jacques
Aron, Willy Estersohn, Tessa
Parzenczewski
Photo Maroussia Toungouz N.
Il a un rire de voyou
Dans le fond des yeux : des amis
Il a le cœur au bord des coups
Le Gitan, le Gitan,
Un peu renard, un peu loup
Il sort le jour ou bien la nuit
Ce qu’on dit de lui il s’en fout
Le Gitan, le Gitan, que tu ne connais pas !
Il aurait pu être un grand matador
Un voleur de poules, un jeteur de
sorts
Prendre une guitare, être musicien
Mais sa vie à lui elle est dans ses
poings
Il ne sait pas d’où il vient
Mais il sait toujours où il va
Il a des milliers de cousins
Le Gitan, le Gitan,
Il a couru les chemins
Sainte-Marie ou Guernica
Pour venir dormir à Saint-Ouen
Le Gitan, le Gitan, que tu ne connais pas !
Souvent je deviens : Gitan
Mon ciel est le sien : Gitan
Je suis comme lui : Gitan
J’ai plus de pays : Gitan
J’ai plus de maison : Gitan
Je n’ai plus de nom : Gitan
C’est toi qu’a raison : Gitan
Y a plein d’horizons !
Il a toujours l’air heureux
Les chagrins lui n’en veut pas
Il les jette au milieu d’un feu
Le Gitan, le Gitan,
L’amitié n’est pas un jeu
Quand il donne il ne reprend pas
Il sait couper son cœur en deux
Le Gitan, le Gitan, que tu ne connais pas !
Il aurait pu être un grand matador
Un voleur de poules un jeteur de
sorts
Prendre une guitare, être musicien
Mais sa vie à lui elle est dans ses
poings
Souvent je deviens : Gitan
Mon ciel est le sien : Gitan
Je suis comme lui : Gitan
J’ai plus de pays : Gitan
J’ai plus de maison : Gitan
Je n’ai plus de nom : Gitan
C’est toi qu’a raison : Gitan
Y a plein d’horizons ! ■
Ont également collaboré à ce
numéro :
Manuel Abramowicz, Mateo
Alaluf, Roland Baumann,
Jean-Marie Chauvier, Olga
Elkaïm, Henri Erlbaum, Léon
Liebmann, Antonio Moyano,
Noé, Gérard Preszow,
Maroussia Toungouz N.,
Marc-Henri Wajnberg, Nicolas
Zomersztajn
Conception de la maquette
Henri Goldman
Seuls les éditoriaux engagent
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sont réduits de moitié pour les
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septembre 2011 * n°318 • page 43
agenda UPJB
Sauf indication contraire, toutes les activités annoncées se déroulent au local de l’UPJB,
61 rue de la Victoire à 1060 Bruxelles (Saint-Gilles)
dimanche 11 septembre à 11h
55ème Pélerinage National à l’ancienne Caserne Dossin (voir page 37)
vendredi 16 septembre à 20h15
Véronique Sels présente son roman La tentation du pont (voir page 36)
samedi 17 septembre à 20h15
Concert de rentrée avec
a
le groupe klezmer 18 carats (voir page 36)
vendredi 23 septembre à 20h15
Democracia Real Ya ! Un printemps espagnol. Conférence-débat avec Marc Lancharro
Rodriguez (Democracia Real Ya ! – Belgique) et Leo Ter Halle (les IndignéEs)
(voir page37)
vendredi 30 septembre à 20h15
Le Mouvement du 20 Février au Maroc. Conférence-débat avec Nadia Oussehmine et
Fouad Lahssaini – Mouvement du 20 Février – Belgique (voir page 38)
vendredi 7 octobre à 20h15
Un regard sur la communauté juive iranienne. Conférence-débat avec Mojgan Kahen
(voir pages 38)
vendredi 21 octobre à 20h15
La crise de la zone euro : les marchés font-ils la loi ? Conférence-débat avec André Sapir,
professeur d’économie à l’ULB, ancien conseiller économique du président de la Commis
sion européenne (voir page xx)
Éditeur responsable : Henri Wajnblum / rue de la victoire 61 / B-1060 Bruxelles
club Sholem Aleichem
Sauf indication contraire, les activités du club Sholem Aleichem se déroulent au local de
l’UPJB tous les jeudi à 15h (Ouverture des portes à 14h30)
jeudi 8 septembre
« Qu’en pensent les Flamands ? L’opinion publique en Flandre face à la crise
politique belge » par Anne Gielczyk (chroniqueuse des « Humeurs judéo-flamandes » dans
Points Critiques)
jeudi 15 septembre
« Bruxelles, prouesses d’ingénieurs ». Exposition au C.I.V.A. (Centre International pour la
Ville, l’Architecture et le Paysage). Visite guidée par Jackie Schiffmann. Rendez-vous à
l’entrée, 55 rue de l’Ermitage à 1050 Bruxelles, à 14h30
jeudi 22 septembre
« L’actualité politique et sociale » par Léon Liebmann
jeudi 29 septembre
Congé à l’occasion de Rosh Hashana
et aussi
vendredi 23 septembre à 18h
Prix : 2 EURO
Russell tribunal on Palestine. Soirée de récolte de fonds du Comité national d’appui
belge. Théâtre Molière Square du Bastion, 3 à 1050 Bruxelles
Les agendas sont également en ligne sur le site www.upjb.be

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