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L’île de M. Ellis,
du dépôt de munitions
au lieu de mémoire
“Ce que nous voyons aujourd’hui est une accumulation informe, vestige de transformations,
de démolitions, de restaurations successives, entassements hétéroclites, amas de grilles,
fragments d’échafaudages, tas de vieux projecteurs.” Ainsi Georges Perec décrivait-il
Ellis Island en 1980. Guichet d’entrée pour les États-Unis avant la popularisation de l’avion,
l’île a depuis “muséifié” les traces de ceux qui l’ont foulée, s’attirant critiques et éloges.
par Nancy L. Green,
École des hautes études
en sciences sociales,
Centre de recherches
historiques, Paris
1)- Pour les grandes lignes,
voir Wilton S. Tifft,
Ellis Island, Contemporary
Books, Chicago, 1990 ;
Thomas P. Pitkin, Keepers
of the gate: a history of Ellis
Island (1975) ; Harlan D.
Unrau, Ellis Island - Statue
of Liberty national
monument, US Department
of the Interior – National
park service, Washington
(DC), 1984, 3 vols.
2)- François Weil,
Histoire de New York,
Fayard, Paris, 2000.
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Île d’espoirs, île de peurs et de pleurs, lieu d’histoire, lieu de mémoire,
ce qu’Ellis Island fut et ce qu’elle est aujourd’hui témoignent non seulement de l’histoire de l’immigration aux États-Unis mais aussi de ses
choix de “mémorialisation”. Cette île située au sud de Manhattan,
entrée principale pour des millions d’immigrants arrivant au “pays
mythique de toutes les richesses”, s’est érigée de nos jours en portail
de la mémoire. La transformation semble évidente. Pourtant, la longue
histoire du lieu montre qu’il n’en est rien. L’histoire de son ouverture,
de sa fermeture et enfin sa réouverture après des années d’abandon est
une somme de décisions prises, critiquées, de politiques politiciennes
et économiques, de perceptions tour à tour laudatrices, indifférentes,
calculées, nostalgiques(1).
Kioshk ou Gull Island (l’Île aux mouettes), comme la nommait ses
premiers propriétaires, les Amérindiens locaux, a été ensuite prise par
les Hollandais et rebaptisée Little Oyster Island, selon leur usage d’y
déjeuner sur l’herbe. Elle devint un lieu réputé pour la dégustation
d’huîtres, avant que les Anglais ne viennent à leur tour prendre New
York en 1664(2). Connue au siècle suivant comme Gibbet Island, à cause
des pirates qui y étaient pendus, l’île est devenue une propriété privée.
Le premier propriétaire dont nous avons trace, à la fin du XVIIIe siècle,
s’appelle Samuel Ellis, et son nom restera – même après que l’État de
New York en ai pris possession en 1794 pour y ériger des fortifications,
de peur que les guerres européennes ne traversent l’Atlantique. En
1808, l’île est cédée au gouvernement fédéral qui va l’utiliser comme
lieu de stockage de poudre à canon.
La vraie “invasion” par les mers, au XIXe siècle, ne sera pas militaire mais civile. L’immigration vers les États-Unis n’a jamais été
linéaire. Les courbes d’arrivées en attestent et sont mises en scène au
rez-de-chaussée du musée actuel, oscillant selon les crises en Europe
ou les avancées et les dépressions de l’économie américaine.
N° 1247 - Janvier-février 2004
© D.R.
Les grandes lignes sont connues : après les colons hollandais et
anglais, les immigrés scandinaves, allemands et irlandais arrivent en
nombre au milieu du XIXe siècle. Le port de New York est le point d’entrée pour la vaste majorité de ceux qui ont connu les “joies” des traversées à la voile de plus d’un mois. Témoin du véritable début de l’histoire de l’immigration de masse aux États-Unis, l’État de New York
ouvre, en 1855, sous contrat fédéral, un lieu au sud de Manhattan pour
accueillir les nouveaux arrivants. Castle Garden, qui aura été tour à
tour forteresse, opéra, puis station d’accueil des immigrés, servira donc
de site d’entrée jusqu’à sa fermeture en 1890, et sera ressuscité plus
tard en aquarium. Malgré ses quarante-cinq ans de services, ce bâtiment ne deviendra pas un lieu de mémoire.
Mais Castle Garden était trop petit, les conditions d’accueil
lamentables, la corruption répandue. Les opérations sont transférées
d’abord au Barge Office, à Battery Park [la pointe Sud de Manhattan],
pendant que le gouvernement prospecte d’autres lieux possibles.
Bedloe Island, l’île qui héberge la statue de la Liberté semble alors
logique. Mais celle-ci, cadeau de la France, et connue surtout à
l’époque comme symbole de l’amitié franco-américaine, pouvait fragiliser cette unité. Des protestations s’élèvèrent, contre les dépréda-
Vers un lieu de mémoire de l’immigration
Nouveaux arrivants
portant leurs effets
personnels dans la salle
des bagages.
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3)- La statue de la Liberté
ne fut inscrite aux
monuments historiques
qu’en 1924, année
de la deuxième loi limitant
de façon encore plus
drastique l’immigration.
John Higham, Send these
to me, jews and other
immigrants in urban
America, Atheneum,
New York, 1975, chap. 4 ;
Nancy L. Green,
Et ils peuplèrent l’Amérique,
Gallimard, Paris, 1994.
Vue en coupe de l’immeuble
central d’Ellis Island :
“Il ressemblait à un palais
de l’extérieur, à une prison
dépouillée de l’intérieur.”
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tions prévisibles si la Liberté devait accueillir à ses pieds tant de
pauvres, ces “masses blotties” pourtant bienvenues, selon le poème
d’Emma Lazarus inscrit sur son socle(3).
Les années fastes, 1892-1924
Le choix se porte donc sur l’île d’Ellis. Les premiers bâtiments, inaugurés le 1er janvier 1892, ne s’inspirent “d’aucun style particulier d’architecture” et sont mal construits. D’autres critiques fusent rapidement, sur les conditions de séjour et de restauration inadéquates. Si
c’était un choc pour les Européens de ne se voir initialement proposer
que du ginger ale pour toute boisson accompagnant leurs repas, l’installation de saloons avec de la bière et du vin attire les foudres des
militants du mouvement antialcoolique. Pire, un incendie ravage les
immeubles en bois en 1897 – sans faire de victimes, le personnel et les
immigrés étant rapidement évacués par bateau. Il faut fermer le site
pendant trois ans (retour à Battery Park), ce qui permettra de recommencer sur des bases plus saines.
N° 1247 - Janvier-février 2004
L’immeuble central (ouvert au public aujourd’hui) est reconstruit en
brique sur une armature d’acier, avec de la décoration en pierre calcaire,
le tout appelé “style Renaissance française” avec des fenêtres “style
Chicago”. “Il ressemblait à un palais de l’extérieur, à une prison
dépouillée de l’intérieur”, selon une immigrée(4). Dans l’ensemble, on 4)- Cité dans Wilton S. Tifft,
pense que l’émigration de masse tend à s’amenuiser. Pendant les années op. cit., p. 78.
1890, en effet, l’industrialisation de l’Europe d’un côté, la dépression
économique aux États-Unis de l’autre amènent à un certain tassement
des flux. Les années qui suivent vont
vite démentir cette vision des choses.
Le record d’arrivées est atteint
La réouverture d’Ellis Island en
en 1907, quand en un seul jour,
1900 coïncide avec le début d’une vériquinze bateaux arrivent
table marée(5), qui va marquer les imaavec 22 000 passagers à leurs bords.
ginaires autant que les déterminations
politiques. Les nouveaux immigrés
viennent de l’Europe du Sud et de l’Est : Italiens, Polonais, Juifs… 5)- Sur le langage “liquide”
arrivées successives, voir
On pourrait dire que ce sont les années 1900-1914 qui forment en effet des
Nancy L. Green, Repenser les
le noyau dur de l’imaginaire jusqu’à nos jours. Le record d’arrivées est migrations, Puf, Paris, 2002.
atteint en 1907, quand en un seul jour, quinze bateaux arrivent avec
22 000 passagers. Les photos de cette époque sont les plus connues, et
elles sont effectivement épiques, à la hauteur de l’entassement sur les
bateaux et dans le grand hall d’enregistrement. Même si 80 % des arrivants n’y restaient que de trois à cinq heures, son hôpital et ses lits
étaient connus de tous comme lieu de détention possible si une maladie était décelée, les papiers suspects, ou le nom du correspondant
erroné. La période avant la Première Guerre mondiale est la “belle
époque” du site, celle dont on se souvient par sa “muséification”
actuelle. C’est aussi le début de la fin de son histoire. La guerre, puis les
révisions de la loi sur l’immigration vont contribuer au déclin du lieu –
sinon de son imaginaire.
Désertion et décrépitude
L’histoire des quotas de 1921 et 1924, qui limitent de façon drastique,
selon les nationalités d’origine, le nombre de nouveaux venus admis aux
États-Unis, est trop connue pour y revenir ici(6). Mais la politique fédérale aura un impact certain sur cette première porte d’entrée. Ces lois
auront pour effet secondaire de figer la mémoire d’Ellis Island autour
de son ère héroïque, celle d’avant 1924 (cette période sera celle aussi
du renouveau historiographique des années 1980). L’immigration n’est
pas entièrement arrêtée, mais la foule devient bien moins nombreuse,
et ne s’accroît que l’angoisse liée à l’idée d’un refus. Or, malgré les
craintes suscitées par le processus de passage à Ellis Island, les refus ne
totaliseront jamais plus de 2 % du nombre des entrées. La grande crise
de 1926 diminuera d’autant l’attrait pour le Nouveau monde.
Vers un lieu de mémoire de l’immigration
6)- Voir, par exemple,
Catherine Collomp,
Entre classe et Nation,
immigration et mouvement
ouvrier aux États-Unis,
1880-1920, Belin, Paris, 1998.
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L’activité baisse donc, mais le site reste en activité. Pendant la
Seconde Guerre mondiale, Ellis Island est même transformé en camp
de concentration, pour quelques centaines d’Allemands et d’Italiens.
Un pan de l’histoire de l’île rarement évoqué. Quelques milliers de personnes déplacées vont encore passer entre ses portes en 1945 et 1948.
Mais les quotas restent en vigueur, même après le vote de la loi
McCarran-Walter en 1952, qui modifie les règles d’entrée. Et puis l’île
devient enfin un lieu de retour. Les flux sont inversés, et le site est utilisé, dans ses dernières années d’activité, comme un lieu d’attente pour
des militants radicaux, des sans domicile fixe ou des étrangers sans
visa en attente d’expulsion.
En 1954, le gouvernement ferme le site et, si l’on peut dire, son histoire. Les bâtiments sont abandonnés à leur sort et à l’air salin. Ce ne
sont plus les pirates mais des vandales en canoë qui la visiteront dans
les décennies qui suivent. On pourrait suggérer qu’Ellis Island devient
caduc pour deux autres raisons, l’une “ethnique”, l’autre technologique.
Le peuplement des États-Unis ne sera plus européen. L’immigration
change de direction et de provenance géographique. Et ce sera plutôt à
pied, à la nage (à travers le Rio Grande) ou par avion qu’arriveront les
immigrés en provenance de l’Amérique latine ou de l’Asie, toujours en
direction de New York pour certains, mais aussi de plus en plus vers le
Sud-Ouest ou l’Ouest du pays. La voile, la vapeur, puis les hélices et
ensuite les avions à réaction changent les moyens et l’imaginaire de
l’arrivée. L’île n’a plus de raison d’être. Son histoire est terminée ; la
mémoire se met en route.
De la nostalgie à la “muséification”
7)- De belles reproductions
se trouvent dans le livre
de Wilton S. Tifft (op. cit.),
ou dans Georges Perec
et Robert Bober, Récits
d’Ellis Island, archives
de l’Ina, Paris, 1980.
8)- Dominique Daniel,
Immigration aux États-Unis
– 1965-1995, Le poids
de la réunification
familiale, L’Harmattan,
Paris, 1996.
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L’abandon donne un charme discret à ce site si désuet. Comme l’ont montré Robert Bober et Georges Perec dans leur film Récits d’Ellis Island,
l’épaisseur historique se lisait dans ce vide où le travail de la mémoire a
pu se mettre en place, photos classiques de Lewis Hine à l’appui(7). Le
renouveau de l’intérêt pour le lieu prend forme lentement. Dans un premier temps, les débats concernent son avenir : musée, parc d’attraction,
casino ? Aucun projet ne semble suffisamment mûr ni les fonds adéquats.
Le gouvernement tente de mettre l’île en vente, se heurtant à ceux qui
considèrent que le site doit rester de propriété publique. En 1965, année
du véritable renouveau de la législation concernant l’immigration, qui va
changer les flux et la composition de l’immigration américaine au-delà de
l’imagination des législateurs(8), le président Lyndon B. Johnson signe un
décret joignant juridiquement Ellis Island à la statue de la Liberté, déjà
classée monument historique. Il proclame solennellement toute l’importance de ces sites pour l’histoire américaine.
Deux choses vont retarder une telle consécration. La guerre du
Vietnam enlise le pays dans une autre perception – bien plus critique –
N° 1247 - Janvier-février 2004
de sa propre histoire, tandis que la “renaissance ethnique”, qui suscite
un nouvel intérêt pour celle de l’immigration, commence à peine et ne
prend son véritable essor qu’à partir des années soixante-dix quatrevingt. Entre-temps, des Amérindiens essaient de réclamer le site, sans
succès. Une autre tentative d’y installer un centre de réhabilitation
pour des ex-drogués et ex-prisonniers ne durera que de 1970 à 1973.
Enfin, ce sont les initiatives en vue de la célébration du bicentenaire
des États-Unis (1976) et du centenaire de la statue de la Liberté (1986)
qui vont donner l’impulsion à l’idée de restaurer des bâtiments d’Ellis
Island pour y créer un musée de
l’immigration.
L’histoire principale du lieu continue
Après les déchirements de la
d’englober toutes les autres
guerre du Vietnam, le pays est en
histoires de l’immigration aux États-Unis,
mal de définition, et les commédémontrant comment la mémoire de ces histoires
morations permettent de redorer la mémoire nationale. Ellis
dépasse désormais l’histoire de l’île.
Island témoigne non seulement
de l’histoire (ou d’une certaine période) de l’immigration (européenne) aux États-Unis, mais le projet de musée va rejoindre des choix
de mémoire, voire une politique qui tombe à point face aux besoins de
l’État et de ses citoyens en mal d’identification. Le site rouvre donc en
1976 (et ceci jusqu’en 1984), mais son état de délabrement est visible
de tous. Une commission est mise en place pour chercher des fonds
nécessaires à sa restauration. Des ventes de gâteaux faits maison sont
organisées par les associations d’enfants d’immigrés. Mais l’on fait
appel aussi aux grands donateurs industriels, qui peuvent, au-delà
d’une certaine somme, utiliser le logo patriotique du projet sur leurs
produits. 156 millions de dollars seront réunis en l’espace de huit ans.
L’air du temps – la recherche généalogique des “racines” – est favorable aux efforts, et le clou de l’opération commémorative est, au
niveau individuel, le Mur d’honneur (“American immigrant wall of
honor”) qui permet de faire inscrire, pour un don minimal de 100 dollars, un parent ou un ami qui serait venu aux États-Unis, de l’époque
des Pères fondateurs jusqu’à l’ère des avions. Peu importe qu’il se
trouve ou non sur les listes des douze millions de passagers de cale qui
ont véritablement foulé le sol d’Ellis Island entre 1892 et 1954(9). Le 9)- Les chiffres varient,
même dans les textes
mur permet de perpétuer un nom sur le site (au total près de 200 000 officiels, allant de douze
noms y sont gravés), et l’île devient un lieu de mémoire bien au-delà de à dix-sept millions.
sa propre histoire.
Critiques de fond et de forme
Le site rouvre en 1990, avec le succès que nous lui connaissons. Cette
rénovation est parfois comparée à la restauration du château de
Versailles(10). Mais les paradoxes restent nombreux. Ce n’est qu’une por-
Vers un lieu de mémoire de l’immigration
10)- Voir
www.ellisisland.com.
45
© The Justo A. Marti coll.
Après 1948, les avions
à hélices puis à réaction
changent les moyens
de l’arrivée.
L’histoire d’Ellis Island
est terminée.
11)- Roger Daniels,
“No lamps were lit for them:
Angel Island and
the historiography of Asian
American immigration,”
Journal of American
ethnic history, 17:1, Fall,
1997, pp. 3-18.
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tion de l’histoire américaine qui est retenue pour représenter tant bien
que mal (les détracteurs en conviendront) l’histoire de l’immigration
depuis le Mayflower jusqu’à nos jours. Or, le choix du site – qui semble a
posteriori si évident – ne l’est pas. L’histoire de l’immigration n’est
qu’une partie de celle de l’île, et inversement, l’histoire même partielle
de l’île (de 1892 à 1954) n’est qu’une partie de celle de l’immigration aux
États-Unis. Par sa chronologie (1892-1924 pour la grande masse), par ses
origines (européennes), l’île n’en a vu qu’une partie. Un bon quart des
immigrés, même entre 1892 et 1924, entraient par d’autres ports et
d’autres lieux : Boston, la Nouvelle-Orléans, Galveston, Angel Island(11).
Entre 1910 et 1930, les Chinois et les Japonais exclus par les lois antiasiatiques devaient y attendre des hypothétiques garanties ou des maris
en ce qui concerne les “picture brides” [ces “mariées sur photos” dont
les plus célèbres sont Japonaises et arrivent à Angel Island, Californie,
NDLR]. Ni les passagers en cabines, qui étaient rapidement contrôlés
sur le bateau avant même de pouvoir accéder directement à l’île principale de leurs rêves – Manhattan –, ni les millions d’immigrés asiatiques
ou latino-américains depuis 1965, n’ont foulé le sol d’Ellis Island.
Or, le travail de mémoire comble les trous de l’histoire. Le processus de “muséification” est en lui-même un concentré d’une part de
l’histoire américaine. Promue pendant les années Ronald Reagan, où
N° 1247 - Janvier-février 2004
l’idéologie d’une concertation accrue entre les secteurs publics et privés tient le haut du pavé, la mise en œuvre du projet (notamment les
aspects de parrainage et de publicité) avait attiré les critiques. F. Ross
Holland, acteur et auteur d’un ouvrage sur les travaux de restauration,
montre bien les tensions qui ont existé entre le privé et le public, la
Statue of Liberty-Ellis Island Foundation qui récoltait les fonds et le
National Park Service dépendant du gouvernement fédéral, qui dirigeait lui-même les travaux – sans parler de quelques disputes de voisinage entre les États de New York et du New Jersey(12). Si pour l’historien John Bodnar ce partenariat montre néanmoins que le travail de
commémoration n’est pas seulement une affaire d’État(13) et que la
société civile a son mot à dire, une autre historienne, Karal Ann
Marling, est plus critique. Elle dénonce les acteurs de la rénovation
comme une “bande de crétins [‘morons’] et de demi-criminels venus
du public et du privé”, des “clowns” du business ou de la bureaucratie
fédérale, vantant la rhétorique “reaganienne” de la demi-privatisation
du bien public. Seuls les services du patrimoine et les historiens de
l’immigration émergent avec une parcelle d’honneur pour cette historienne(14).
Certes, l’histoire officielle racontée sur les sites réel et virtuel
d’Ellis Island admettent les bémols. Tout récit d’Ellis Island rappelle
les aspects à la fois positifs et négatifs de la procédure d’entrée au
pays historique de l’immigration. La littérature officielle ne s’interdit
pas de rappeler que, malgré sa proximité avec Miss Liberty, le site
incarnait pour beaucoup une vallée de larmes et la crainte du refus(15).
Mais, outre l’héroïsme de cette deuxième aventure du “fundraising”
[“levée de fonds”, NDLR] et de la réussite de la rénovation, l’histoire
principale du lieu continue à englober toutes les autres histoires de
l’immigration aux États-Unis, démontrant comment la mémoire
dépasse désormais l’histoire de l’île. Symbole universel de l’immigration aux États-Unis, peu de gens aujourd’hui se rappellent les pirates,
la poudre à canon, et a fortiori les huîtres(16). Mais la transformation
du site en musée, avec ses disputes et ses stucs, nous rappelle les
choix inhérents à toute institutionalisation de la mémoire. Ceci est
préférable à l’oubli.
12)- F. Ross Holland
[directeur associé
des ressources culturelles
du National park service],
Idealists, scoundrels, and the
Lady: an insider’s view of the
statue of Liberty-Ellis Island
project, Urbana, University
of Illinois Press, 1992.
13)- Voir Eric Hobsbawm
et Terence Ranger,
The invention of tradition,
Cambridge University
Press, Cambridge, 1983.
14)- Comptes-rendus
du livre de Holland,
Journal of American
history, vol. 80, n° 4,
mars 1994 ; Karal Ann
Marling, American
historical review, vol. 99,
n° 2, avril 1994, p. 632.
15)- À lire sur
www.ellisisland.com :
“Ellis Island symbolized
America’s majesty,
but also its willingness
to reject the unwanted.
As immigrants continue
to flow into the United
States, Ellis Island speaks
not only of past promises,
but also of the future.”
[“Ellis Island symbolise la
majesté de l’Amérique, mais
aussi sa volonté de rejeter
les indésirables.
Alors que les immigrants ont
continué d’affluer aux ÉtatsUnis, Ellis Island parle
non seulement des
promesses passées mais
aussi de l’avenir”, NDLR]
16)- “No comment” sur
la qualité de la restauration
rapide offerte
sur le site aujourd’hui.
Dossier Fragments d’Amérique. Migrants et minorités aux USA,
n° 1162-1163, février-mars 1993.
A PUBLIÉ
Loïc Wacquant, “Portrait d’une nation inachevée”
Dossier Aperçus américains, n° 1149, décembre 1991
Vers un lieu de mémoire de l’immigration
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