Tania Duclos - Université Paris

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Tania Duclos - Université Paris
UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE (PARIS IV)
ÉCOLE DOCTORALE III – Littérature française et comparée
POSITION DE THÈSE
Thèse pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE (PARIS IV)
Discipline : Littérature française
Présentée et soutenue publiquement par
Tania Duclos
le 25 avril 2013
ÉCRITURE ROMANESQUE, INTERTEXTUALITÉ ET GENÈSE CHEZ BALZAC :
L’EXEMPLE DE DEUX ROMANS DES ANNÉES 1838-1839,
BÉATRIX ET UNE FILLE D’ÈVE
Directeur de thèse : M. Pierre Glaudes
Jury:
M. Andrea Del Lungo, Université Charles de Gaulle-Lille 3
Mme Janine Gallant, Université de Moncton, Canada
M. Pierre Glaudes, Université Paris-Sorbonne-Paris IV
M. Roland Le Huenen, Université de Toronto, Canada
M. Jacques Noiray, Université Paris-Sorbonne-Paris IV
Au printemps 1839 paraît dans Le Siècle une nouvelle œuvre signée Honoré de
Balzac. Intitulé Béatrix ou les Amours forcés, ce roman suscite rapidement les critiques :
deux jours après la publication de la première partie, le 26 avril, on peut lire dans Le
Figaro que ce récit « révolutionne le monde parisien. »1 Quelle peut être la raison de cette « révolution » ? À en croire le journal, « [s]ous le masque très diaphane de Camille Maupin, de Béatrix de Rochegude, de Gennaro Conti et de Claude Vignon, le plus rubicond de nos romanciers raconte l’histoire de divers personnages fort en évidence à Paris. » Les clés de l’œuvre paraissent être transparentes pour la critique
qui a reconnu les figures de George Sand, de Marie d’Agoult, de Franz Liszt et de
Gustave Planche. Elle n’a pas tort : ces célébrités parisiennes sont les modèles avoués du
romancier, qui s’inspire largement de l’histoire d’amour de la comtesse d’Agoult et de
Franz Liszt, telle qu’elle lui a été racontée par George Sand elle-même.
L’identification des personnes représentées par les personnages est ainsi devenue
un facteur qui a nui à la réception de l’œuvre, jusqu’à en gauchir l’appréciation générale
par la critique moderne. Dans la préface de l’édition originale du roman, Balzac espérait
que Béatrix, avec le temps, deviendrait l’une de ses œuvres qui « arrivent à réunir plus de
sympathies » et qui « triomphent des trahisons du feuilleton. »2 Mais la réception de
l’ouvrage n’a pas suivi la courbe souhaitée. Dans les années 1970, Madeleine Ambrière
notait : « Victime de son éphémère succès de scandale, victime de sa légende, Béatrix se
trouva, pour longtemps, condamné à l’indifférence de la critique et du public. »3 En 2002,
Owen Heathcote remarquait encore : « [A]lthough one of Balzac’s most substantial
novels, Béatrix remains a relatively unknown work which has received relatively little
critical attention. »4 Notre thèse a en partie pour but de combler cette lacune en proposant
l’étude d’un aspect de l’écriture du roman qui permet d’en mieux comprendre la
composition : son intertextualité.
1
Le Figaro, 28 avril 1839.
2
Honoré de Balzac, Béatrix dans La Comédie humaine, tome II, Paris, Éditions Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1976, rééd. 2007, p. 636.
3
Madeleine Ambrière dans son introduction à Honoré de Balzac, Béatrix dans La Comédie humaine, ibid..,
p. 601.
4
« Même s’il s’agit de l’un des romans balzaciens les plus étoffés, Béatrix demeure une œuvre relativement
peu connue, ayant reçu relativement peu d’attention de la part de la critique. » Owen Heathcote, « ‘Cet être
amphibie qui n’est ni homme ni femme’ : Marginalizing gender and gendering the marginal in Balzac’s
Camille Maupin », Nottingham French Studies, 41, 2, 2002, p. 37.
L’œuvre de Balzac est monumentale, à l’image de la figure de l’écrivain. Ne se
laissant contenir par aucun des grands courants littéraires qui l’ont vue naître, La
Comédie humaine se distingue par l’unité du système qui la régit, résultat d’une réflexion
profonde sur la société française de l’époque. On parle souvent d’un Balzac réaliste, présociologue ou encore, selon sa propre expression, « historien des mœurs ». Le romancier
a cherché à fixer et à promouvoir cette image qui consacrait l’originalité de son projet
ambitieux, en le distinguant de ses contemporains.
Mais Balzac ne pouvait pas élaborer son œuvre en dehors ou indépendamment du
paysage littéraire, tout comme il ne pouvait échapper à la critique, une fois ses romans
publiés. Chacun d’entre eux se situe dans un continuum qui englobe toute la production
littéraire antérieure et à venir. Tout texte se définit en fonction de sa position par rapport
aux textes qui le précèdent, qui le côtoient et qui le suivent. L’étude de l’ensemble des
relations qui existent entre ces textes est l’objectif de l’intertextualité, notion définie
d’abord, au plan formel, par Julia Kristeva, puis reprise et amplifiée par une série de
théoriciens depuis plus de quarante ans. Couvrant un vaste champ théorique,
l’intertextualité est un outil précieux qui renouvelle l’analyse des textes littéraires, en lui
donnant une profondeur inusitée. Tiphaine Samoyault, tout en relevant les reproches
souvent adressés à cette théorie5, propose une méthode de lecture qui s’en inspire, en
prenant en compte la mémoire de la littérature, « à trois niveaux qui ne se recouvrent
jamais entièrement : la mémoire portée par le texte, la mémoire de l’auteur et la mémoire
du lecteur. »6
Afin de faire de l’intertextualité une composante opérationnelle de l’analyse
littéraire, il est cependant utile d’y joindre une perspective génétique. Notre thèse
s’appuie ainsi sur une étude qui intègre la genèse textuelle pour mieux observer le
processus créatif de l’écriture romanesque et, en particulier, le jeu des intertextes qui s’y
révèle. En remontant le temps de cette façon, nous avons voulu découvrir en quoi pouvait
consister le fonctionnement de l’intertextualité pour Balzac. Ainsi, l’intérêt particulier de
notre étude réside-t-il dans le fait d’étudier la façon dont sa poétique intertextuelle
5
Un « positivisme excessif » ou un « flou définitionnel ». (Tiphaine Samoyault, L’intertextualité, mémoire
de la littérature, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », 2005 (2001), p. 111.)
6
Ibid.
s’articule dans Béatrix, ainsi que dans une seconde œuvre qui, au plan génétique, lui est
étroitement associée : Une fille d’Ève. Ces deux textes sont effectivement nés d’une
même ébauche et leurs périodes de gestation se chevauchent : cette proximité temporelle
et génétique nous a paru déterminante dans le choix de notre corpus. Celui-ci fournit un
échantillon du travail du romancier, qui est représentatif de sa création pendant une
période relativement courte (1838-1839). Certes, à cette époque un grand nombre de
textes balzaciens voient le jour ou renaissent grâce à la publication en volumes, de La
Torpille à Pierrette en passant, entre autres, par Le Cabinet des Antiques, Un grand
homme de province à Paris, La Femme supérieure, Gambara et Massimilla Doni. Mais,
la trame intertextuelle complexe formée par les allusions, les références, les échos et les
traces concrètes d’autres textes dans Béatrix nous a incitée à demeurer au plus près du
moment où Balzac crée ce roman. Nous pouvons ainsi considérer ces deux textes –
Béatrix et Une fille d’Ève – comme un cliché photographique où se révèlent la méthode et
le résultat de la pratique intertextuelle de Balzac.
« Toute littérature, comme le note Tiphaine Samoyault, est intertextuelle, certes,
mais certains textes sont plus intertextuels que d’autres », et il convient alors de « faire
montre d’une triple compétence, inventorielle, fonctionnelle – afin d’étudier la façon dont
le montage opère – et sémantique – afin d’analyser et les modifications de l’énoncé
emprunté et, plus encore, les transformations que fait subir cet énoncé à la forme comme
au contenu du texte d’accueil. »7 Ce constat s’accorde parfaitement à la démarche que
nous avons voulu appliquer dans notre travail : avant de nous lancer dans l’analyse à
proprement parler, nous avons établi un inventaire, le plus complet possible, des
intertextes avoués8 dans les deux romans. Nous avons ensuite repéré le moment où la
trace intertextuelle apparaît dans le texte pour la première fois et nous avons suivi cette
trace à travers les différents états du texte que nous avions à notre disposition. De cette
façon, nous avons pu voir quelles œuvres viennent spontanément à l’esprit de Balzac
7
Tiphaine Samoyault, op. cit., p. 95-96.
8
Nous appelons « intertexte avoué » un intertexte dont l’origine est attestée, cette dernière étant révélée par
l’auteur à l’intérieur même du texte, soit à l’aide d’une trace typographique (guillemets, tirets, italiques,
dans le cas d’une citation, par exemple), soit par la mention du nom d’un auteur, d’un personnage ou du
titre d’une œuvre. Nous considérons aussi comme avoué tout intertexte que Balzac affirme avoir utilisé
dans des textes qui n’auraient normalement pas été connus du public, c’est-à-dire sa correspondance, ses
notes ou ses ébauches. À l’opposé, nous appelons « intertexte non avoué » tout intertexte dont l’origine est
indéterminée, fait d’une trace qui l’atteste et constitue en quelque sorte un aveu implicite. C’est le cas de
l’allusion ou du plagiat, par exemple.
durant le premier jet et quelles autres sont sollicitées après-coup, lors des corrections
successives. Nous avons aussi comptabilisé le nombre de fois que ces œuvres étaient
citées dans La Comédie humaine, ce qui nous a permis de mesurer si cette référence était
répandue ou non dans l’ensemble des romans et des nouvelles de Balzac. Nous avons
essayé de déterminer de cette manière s’il s’agissait d’un nouvel intertexte ou si celui-ci
était présenté de manière analogue à ses apparitions antérieures.
À travers l’analyse approfondie du riche réseau intertextuel de Béatrix sont ainsi
apparus les effets d’une démarche fondant la création romanesque sur l’emprunt à
d’autres textes. L’analyse des divers types de phénomènes intertextuels présents,
complétée par celle des diverses fonctions qui leur sont assignées, nous ont permis de
mieux mesurer l’efficacité de la méthode utilisée par Balzac. L’analyse intertextuelle
approfondie de Béatrix et d’Une fille d’Ève nous a permis de mettre au jour les pratiques
intertextuelles de Balzac et les effets de sens que l’interprétation de ces pratiques
dévoilait dans les deux œuvres.
Ainsi, nous avons d’abord cherché à reconstituer la réflexion de Balzac lui-même
sur ses usages de l’intertextualité. Que nous apprennent ces réflexions quand on considère
ce qu’il déclare tout haut à son public (dans ses préfaces et avant-propos) ou à ses amis et
à ses confrères (dans sa correspondance), et ce qu’il dit plus bas (dans ses notes et cahiers
de travail) ? Que comprend-on des motivations du romancier dans l’utilisation des
sources littéraires externes ? L’analyse et l’interprétation des romans qui nous intéressent
a ensuite permis d’exemplifier les réflexions de Balzac : les œuvres, en véritables fruits
d’une pensée de la création, nous offrent la possibilité de confronter les dires de l’auteur à
leur traduction dans des pratiques d’écriture.
Les trois parties principales de notre thèse réunissent ainsi des analyses centrées
sur la présence de différents niveaux et de différents types d’intertextes dans les deux
romans qui nous occupent. La même méthode a été appliquée dans l’un et l’autre des cas
et les résultats sont réunis et présentés sous deux catégories principales : d’une part, les
intertextes avoués et, de l’autre, les intertextes non avoués. Une fille d’Ève, qui devance
chronologiquement Béatrix, est l’objet d’étude de la première partie. Celle-ci rassemble à
la fois les analyses découlant de la présence des intertextes avoués et celles portant sur les
emprunts à Gautier. Le premier chapitre, consacré aux intertextes avoués, offre d’abord
quelques exemples des fonctions remplies par ces intertextes à l’intérieur de l’œuvre et se
termine par une analyse des données intertextuelles relatives aux rôles joués par
l’héroïne, Marie-Angélique de Vandenesse. Ce personnage suit en effet un modèle
explicité par le titre même du roman, celui de l’Ève biblique, qui rencontre son serpent en
Raoul Nathan. L’intertexte religieux est cependant enrichi par des références à La Divine
Comédie et s’en trouve comme redoublé. Le second chapitre propose ensuite une analyse
de la présence des emprunts à la nouvelle Onuphrius de Gautier dans deux passages
descriptifs du roman : le portrait de Raoul Nathan et la scène de bal chez lady Dudley.
Ces approches successives de la question intertextuelle permettent d’apercevoir, en
germes, certaines pratiques qui seront mises en œuvre, de façon plus systématique, dans
Béatrix.
Les analyses portant sur ce dernier roman forment les deuxième et troisième
parties et, pour ainsi dire, le cœur de la thèse. La deuxième partie, consacrée à l’étude des
intertextes avoués, commence par donner quelques repères génétiques et contextuels sur
l’œuvre. Viennent ensuite, comme pour Une fille d’Ève, des exemples d’intertextes
avoués, regroupés selon leurs fonctions principales. En second lieu, nous étudions un
intertexte majeur, commun aux deux romans, c’est-à-dire La Divine Comédie, de façon à
comparer l’usage que le romancier fait de ce même intertexte et à constater l’évolution
possible de son traitement. Le chapitre suivant porte sur des éléments intertextuels avoués
intervenant dans la thématique du récit. Nous y considérons l’apport des articles de
critique littéraire signés par Gustave Planche à propos d’Adolphe de Benjamin Constant
et de Jacques de George Sand, puis l’influence sur Balzac de la lecture de ces deux
derniers romans, d’une autre œuvre de Sand, Leone Leoni, et du roman du marquis de
Custine, Ethel. Le troisième chapitre s’emploie à dénouer le réseau intertextuel qu’ont
tissé les noms attribués aux personnages de Béatrix de Rochefide et de Félicité des
Touches. On y voit de quelle façon Balzac a recours à l’intertextualité afin de mieux
définir, non seulement le caractère des deux figures féminines, mais aussi d’exploiter les
connotations sous-jacentes à leurs noms. Le quatrième et dernier chapitre de cette partie
de la thèse est fondé uniquement sur la figure de Félicité des Touches. Personnage
remarquable dans l’œuvre balzacienne, il se détache de son modèle référentiel avoué,
George Sand, pour mieux s’insérer dans une lignée d’un nouveau type d’héroïnes, apparu
dans l’œuvre de la romancière. C’est dans cette optique que nous étudions les rapports
entre le type de la femme supérieure créé par Balzac et deux personnages créés par
George Sand : Lélia, du roman éponyme, et Sylvia, de Jacques.
La dernière partie de la thèse réunit les analyses portant sur les intertextes non
avoués dans Béatrix : il s’agit des emprunts aux portraits de Gautier ayant paru dans Le
Figaro. Les personnages balzaciens de Félicité des Touches, Fanny O’Brien et Béatrix de
Rochefide rencontrent ainsi les figures de Mlle George, Madame Damoreau et Jenny
Colon, telles qu’elles sont représentées par Gautier journaliste. Pour chacun des passages
descriptifs concernés, nous présentons à la fois une analyse du texte à travers ses
différentes formes et le thème particulier introduit par la référence intertextuelle. Cela
nous permet à chaque fois de rendre compte de la profondeur de la marque laissée par la
méthode de l’emprunt textuel.
Nous avons entrepris notre thèse dans le but de découvrir ce que pouvait nous
révéler une analyse intertextuelle approfondie de Béatrix et d’Une fille d’Ève sur les
pratiques intertextuelles de Balzac, mais aussi, sur les effets de sens que l’interprétation
de celles-ci pouvaient dévoiler dans les deux œuvres. En ce qui concerne ce dernier
aspect, nous pouvons aussi tirer de notre recherche quelques conclusions.
La critique a relevé dans Béatrix une représentation singulière de la femme au
XIXe siècle : le personnage de Félicité des Touches9. On a aussi rapproché cette dernière
de Balzac lui-même10, toute figure d’écrivain dans l’univers romanesque invitant
assurément à la projection de son auteur. Nous espérons avoir réussi à montrer, à travers
l’analyse intertextuelle de certains passages du roman, que l’intertextualité participe
activement à l’élaboration de cette nouvelle représentation féminine. Concrètement, les
intertextes enrichissent la réflexion sur la place et le rôle des femmes, souvent à l’aide de
9
Voir à ce sujet, entre autres, les travaux de Nicole Mozet, Madeleine Fargeaud et Françoise van RossumGuyon dans notre bibliographie.
10
L’article de Françoise van Rossum-Guyon, « Portrait d’auteur en jeune femme. Balzac-Camille Maupin,
George Sand, Hélène Cixous » est particulièrement éclairant.
personnages romanesques qui mettent en abyme le procédé même de certaines pratiques
intertextuelles de Balzac.
Ainsi, dans Une fille d’Ève, comme dans Béatrix, Balzac met en scène une figure
dont le nom renvoie à une fiction d’origine biblique (celle de l’Ève de la Genèse) : une
femme mariée avant la tentation de l’amant, puis, la femme mariée ayant quitté son
« éden familial » pour vivre clandestinement une aventure. Dans les deux romans se
trouve également une figure d’écrivain : Raoul Nathan, et Camille Maupin. Ces derniers
ne s’adonnent pas seulement à l’écriture littéraire : ils créent (ou recréent) autour d’eux
des situations romanesques et, conséquemment, ils cherchent à reproduire dans leur
réalité les effets de la fiction.
Dans Une fille d’Ève, le modèle intertextuel majeur est clairement établi et guide
le fil de l’intrigue. Relativement peu d’articles critiques ont été consacrés à ce roman
mais, dans l’un d’eux, Isabelle Hoog Naginski a déjà constaté l’apport de l’archétype
d’Ève dans l’expérience de Marie de Vandenesse. Dans notre première partie, nous avons
avancé que, dans les faits, si Marie est effectivement placée sous le signe d’Ève, elle est
aussi rapprochée d’une quantité d’autres figures livresques qui viennent nuancer son rôle
diégétique : l’Agnès de l’École des femmes, la Marie biblique, la Rebecca d’Invahoé, la
Laure de Pétrarque et la Béatrix de Dante. La plupart de ces modèles sont utilisés par
Raoul Nathan, l’amant écrivain, afin de mieux projeter sur sa maîtresse les rôles qu’il
veut lui faire jouer dans le roman de sa vie. Hoog Naginski considère que le personnage
de Marie est « sans vie, sans profondeur psychologique » et qu’elle demeurera
« ignorante de l’authentique vie intérieure »11. Certes, Balzac construit un personnage qui
semble être « d’une psychologie féminine simpliste, calquée sur les stéréotypes
misogynes qui définissent la première femme. »12 La critique n’a pas tort. Le romancier
reprend en effet les idées reçues sur Ève propres à son époque. En outre, la trame
intertextuelle tissée autour de Marie confirme qu’il s’agit d’un personnage « blanc », d’un
écran sur lequel peuvent aisément être projetées les attentes des autres personnages, ellesmêmes aussi largement fondée sur des modèles littéraires.
11
Isabelle Hoog Naginski, « De la faute d’Ève au crime invisible et à la sublimation : structures du désir
dans la Comédie féminine de Balzac », op. cit., p. 149.
12
Ibid., 148.
Mais Balzac n’est-il pas conscient de la vacuité de son personnage ? À notre avis,
la dernière référence explicite inscrite dans le roman semble l’indiquer. Il s’agit de la
réplique de Blondet à Nathan, ajoutée dans le septième jeu d’épreuves pour Le Siècle13,
qui a pour but de déjouer le modèle intertextuel que Nathan avait jusqu’alors prôné, celui
qui faisait de Marie de Vandenesse une Béatrix. En mettant en échec le système
représentatif de Nathan par l’opposition à la vérité référentielle, Blondet critique le
procédé intertextuel que son ami avait jusqu’alors utilisé et qui était une mise en abyme
de celui-là même utilisé par Balzac. De cette façon, le romancier démontre les failles
d’une adhésion totale à une idée consacrée, telle que celle de la Béatrix en tant que muse
parfaite, femme idolâtrée. C’est l’image stéréotypée qui est véhiculée constamment dans
toutes les formes de discours artistique de l’époque. Tout au long du roman, le narrateur
met de l’avant un personnage qui souscrit à cette idéologie, pour la mettre en question en
fin de parcours avec un ton moqueur. Le romancier cherche alors à démontrer que son
usage d’un modèle intertextuel stéréotypé se démarque par l’ironie et qu’il a une
meilleure connaissance de l’intertexte en question. L’intertexte est donc au service d’une
vision critique des représentations stéréotypées de la femme, à l’époque de Balzac.
Dans sa préface à la publication originale du roman, Balzac écrit que son œuvre,
d’abord publiée dans Le Siècle, a déçu beaucoup de lecteurs qui « s’attendaient à des
catastrophes émouvantes, à des pages dramatiques », et que le dénouement « vrai,
quoique brusque, fit paraître cette scène innocente, et partant un peu fade. » (p. 261) Il
cherche alors à expliquer que cette fadeur est due à la société même qu’elle représente :
« L’auteur compte dans son œuvre assez de ces dénouements en harmonie avec les lois de
la poétique du roman pour se permettre de suivre, çà et là, ceux de la nature sociale, où
tout paraît se nouer fortement et où tout finit par s’arranger assez bourgeoisement,
souvent sans le moindre éclat. » (p. 262).
On peut effectivement considérer qu’Une fille d’Ève va à l’encontre des « lois de
la poétique du roman », mais met aussi en scène l’échec de ces lois à l’intérieur de la
société. La pratique intertextuelle mise en abyme dans le roman n’est opératoire que pour
Balzac. Les modèles intertextuels stéréotypés ayant guidé Raoul Nathan ne réussissent
13
« Mon cher, Béatrix était une petite fille de douze ans que Dante n’a plus revue ; sans cela aurait-elle été
Béatrix ? » (p. 382).
pas à programmer son destin : sa vie n’est pas un roman. Si Marie dessine une figure
aussi morne, c’est peut-être précisément parce qu’elle n’est pas romanesque : elle n’est ni
Laure, ni Béatrix, ni Ève. Elle est telle que Balzac cherchait à la représenter : une femme
« ordinaire ».
Ce procédé nous paraît être une entrée en matière pour le roman suivant, Béatrix,
dont le projet a été conçu avant que ne le soit celui d’Une fille d’Ève. Si ce dernier était
fondé sur une métaphore biblique qui conduisait à un dénouement banal pouvant être le
fait de toute une série de femmes, le premier a pour élément déclencheur un événement
véridique, quoique digne d’un roman par son éclat.
Nous constatons donc que Balzac s’attaque à un sujet plus propice, au premier
abord, aux « pages dramatiques » qui manquaient à Une fille d’Ève. Pourtant, là encore, il
est bien question de faits sociaux attestés : d’un côté, l’adultère et, de l’autre, la femme
écrivain. Le premier est un problème qui existe de tout temps et, là-dessus, Balzac
n’innove guère. Toutefois, il mêle à ce thème une série d’intertextes qui le nourrissent,
explicitement comme implicitement (Adolphe, Ethel, Leone Leoni, Jacques, etc.). De ce
fait, les réseaux intertextuels à l’intérieur de Béatrix sont peut-être encore plus riches que
ceux découverts dans Une fille d’Ève, quoique souvent mieux dissimulés.
Pour ce qui est du cas de la femme auteur, Balzac reprend à la fois le discours
social de son époque, tout en puisant dans sa connaissance personnelle de George Sand
et, surtout, de son œuvre. À l’aide de l’intertexte sandien, Balzac aborde de front une
question qui l’intrigue : la femme écrivain, la femme supérieure célèbre de plus en plus
présente en cette première moitié du XIXe siècle. Il présente en Félicité un personnage
dont le nom prédit un destin funeste (l’ironie du prénom, le lien avec les hermaphrodites
et androgynes d’Henri de Latouche et de Théophile Gautier), mais le romancier démontre
d’abord de quelle façon elle s’est accommodée de l’entre-deux de sa situation sociale.
L’impossibilité même de cette situation est au cœur de son œuvre. Si Félicité finit par
rejoindre le rang des héroïnes impossibles, c’est sans toutefois manquer de laisser sa
marque dans La Comédie humaine. À ce sujet, Françoise van Rossum-Guyon écrit :
Il me semble qu’on peut savoir gré à l’auteur de Béatrix d’avoir déjoué les pièges du discours
dominant sur la femme auteur et plus généralement d’avoir mis en cause l’équivalence
traditionnelle entre paternité et création. En accordant une telle importance au personnage de
Camille Maupin, au point de faire d’elle le plus grand écrivain de La Comédie humaine, il montre
qu’une telle exception non seulement est possible, mais qu’elle est admirable. Les grands artistes
sont prophètes. Prenons donc ce portrait de femme sublime comme il nous est donné. Comme une
fiction, certes, mais aussi, pour cette raison même, comme une anticipation.14
En effet, Balzac oppose explicitement la représentation typique de la femme auteur
de l’époque à celle qu’il élabore pour Félicité : le narrateur balzacien dit d’elle qu’elle n’a
« rien de la femme auteur », qu’elle est « charmante comme une femme du monde, à
propos faible, oisive, coquette, occupée de toilette, enchantée des niaiseries qui séduisent
les femmes et les poètes. » (p. 699). Il choisit plutôt de multiplier les points de vue et les
opinions qu’elle suscite auprès des habitants de Guérande et de Paris et d’y attacher de
nombreux éléments intertextuels qui contribuent à rendre sa caractérisation plus
complète, plus dense.
Comme l’a remarqué par van Rossum-Guyon, Félicité des Touches/Camille
Maupin est aussi une autoreprésentation de Balzac. Selon un procédé déjà utilisé dans le
cas de Raoul Nathan, le romancier met en abyme des enjeux qui reflètent les conditions
de création de son texte en plaçant Félicité dans la situation du personnage-narrateur pour
décrire Béatrix. Le portrait brossé par Félicité reproduit même les résultats du procédé
intertextuel de l’emprunt dont son propre portrait avait bénéficié.
Avec l’élaboration du personnage et de l’histoire de Félicité, Balzac s’est laissé luimême séduire par le mélange oxymorique engendré par une figure de femme forte. Il a
versé dans ce type tous les discours possibles de son temps : social, critique, comme
artistique. Cet effort a eu pour résultat un amalgame d’intertextes de degrés et d’origines
divers, tous rassemblés dans le but de représenter une forme hybride de personnage.
Malgré l’extrême littérarisation engendrée par toutes ces pratiques d’écriture, on a
l’impression que Félicité des Touches demeure vraie, parce qu’elle reflète la véritable
position littéraire de George Sand, et les enjeux réels auxquels fait face un écrivain,
même masculin.
14
Françoise van Rossum-Guyon, « Portrait d’auteur en jeune femme. Balzac-Camille Maupin, George
Sand, Hélène Cixous », op. cit., p. 183-184.