Tulipe géante de Carqueiranne

Transcription

Tulipe géante de Carqueiranne
30
MAGAZINE Reportage
La tulipe géante de Carqueiranne
Patience et longueur
de tiges…
Photo Stéphane Sandre/MAAPR
La tulipe géante de Carqueiranne s’épanouit sur les rives de la Méditerranée,
patiemment cultivée par une trentaine d’horticulteurs. Rencontre d’une curiosité varoise
qui s’exporte bien, mais mal connue des fleuristes français.
stéphane sandre
e soleil de janvier vient timidement réchauffer les restanques du
Canebas, ces cultures en terrasses qui s’étagent le long du littoral
entre Toulon et Carqueiranne. Quelques arums et massif d’anthemis disputent l’espace aux murets en friches. Mais point de ces tulipes géantes
dont s’enorgueillit la cité balnéaire. « Impossible de travailler mécaniquement sur ces terrains, et lorsque le temps est mauvais, le sel risque de brûler les plantes », explique Thierry Abeille qui, avec son père André, assure
près du tiers de la production de tulipes de la commune.
De leurs restanques d’origine, les tulipes ont été déplacées vers la plaine
côtière, là où poussait autrefois le blé. La terre est meilleure, sableuse et
argileuse. Entre Colle noire et Paradis, les fragiles tulipes trouvent un
microclimat unique. Les deux collines forment un rempart contre les températures excessives de l’arrière-pays et la mer joue le rôle de régulateur.
« Ces tulipes ont besoin d’un hiver froid, d’un printemps humide et d’un été
sec », résume Christophe Massel, technicien pour le groupement de producteurs Philaflor. Ces conditions permettent d’acclimater des bulbes
hollandais pour les rendre plus précoces.
À ce microclimat recherché, s’ajoute un savoir-faire patiemment constitué par les producteurs. Car le travail s’échelonne sur près de deux ans,
L
Bima 1512 janvier/février 2005
alternant culture en plein champs, une première récolte, repos du bulbe
et nouvelle plantation (voir schéma). La tulipe est une histoire récente à
Carqueiranne et ce n’est qu’à partir des années 70 que cette technique
unique a été maîtrisée. Elle permet d’obtenir, de novembre à avril, des
fleurs dont la rusticité leur confère une grande qualité et une bonne
conservation. « Elles passent de 60 à 120 jours en terre quand les tulipes
hollandaises montent en 21 jours le bulbe dans l’eau et dans des hangars
La tulipe géante de Carqueiranne
est un bijou dans la maison et sa
tenue en vase est remarquable
tempérés à 20°c », indique Enno Oudshoorn, horticulteur varois depuis
20 ans. Mais c’est un autre caractère qui rend ces fleurs si uniques. Si
les tulipes coupées lors de la première récolte ne se distinguent que par
leur qualité, les tulipes « tirées » de terre avec leur bulbe au terme du processus affichent des mensurations de mannequins. Une tige de 60 à 70
MAGAZINE Reportage
PROCESSUS
DE PRODUCTION
« Simple tardive » est le nom
du groupe de variétés adaptées au
mode de culture dans le Var
(sans chauffage, ni confinement),
qui sont destinées àla production
en année N+2 à produire
les Géantes de Carqueiranne.
Ce mode de culture « rustique »
confère une bonne qualité
aux tulipes coupées (récoltées
en mars), comme aux tulipes
tirées, les géantes (récoltées
fin octobre).
année
N
OCTOBRE / NOVEMBRE
MARS
Plantation en plein air
à Carqueiranne.
Hiver doux.
Tulipe coupée.
Récolte de la première fleur.
Le bulbe reste en terre et grossit.
année
N+1
avril, récolte
du bulbe
MAI
JUIN
Acclimatation en chambre froide
pendant environ 60 jours.
Hiver « simulé ».
Plantation sous abri léger
(serre découverte
à Carqueiranne).
FIN OCTOBRE
Tulipe tirée.
Floraison de la Géante
de Carqueiranne.
cm contre 40 cm pour la tulipe « ordinaire », des boutons et un calibre
des tiges aux dimensions de cette géante.
Blanche « maureen », rouge « moscou », rose « menton », elle est « un
bijou dans la maison et sa tenue en vase est remarquable ».
Liesbeth Yzebaart dirige avec Patrick Carrasco, Flora Provence l’un des
principaux expéditeurs du marché aux fleurs de Hyères. Les tulipes dont
elle surveille le conditionnement partiront de l’aéroport de Nice le soir
même pour être livrées à New York et Boston. L’Amérique du Nord reste
le principal débouché de la géante varoise depuis le milieu des années
80. « Les designers américains apprécient la french giant tulip. Ils la travaillent seule ou l’intègrent à des compositions florales pour les hôtels, des
personnalités et même pour la Maison Blanche », précise-t-elle. Mais la
hausse des coûts de fret aérien, puis le renchérissement de l’euro face
au dollar handicape fortement la géante. « La part de la tulipe dans notre
chiffre d’affaires a été diminuée par deux », explique Patrick Carrasco.
L’expéditeur diversifie ses débouchés : l’Italie et les Pays-Bas qui réexpédient notamment sur la Russie, la Suisse, la Norvège… Et la France ?
31
année
N+2
le bulbe est épuisé
De l’Orient à l’Occident
Fille de Protée changée en fleur par Diane pour échapper aux assiduités de l’Automne, Tulipe nous vient
plus prosaïquement du persan «thouliban» qui signifie
turban. Transmise à l’occident par la cour de Soliman
le Magnifique, cette fleur provoque un engouement
fou en Hollande au XVII siècle où la tulipomania prit
de telles proportions qu’il fallut légiférer pour faire
cesser la spéculation sur les bulbes. Mais la tulipe ne
se limite pas à une passion hollandaise. Les Français
y consacrent 8% de leurs achats en fleurs coupées
et la tulipe est, après la rose, la fleur la plus cultivée
en France.
E
L’HÉSITATION DES FLEURISTES FRANÇAIS
« Nous nous sommes coupés des fleuristes parisiens », reconnaît Thierry
Abeille. « Les consommateurs ne peuvent pas leur demander un produit
qu’ils ne connaissent pas », ajoute-t-il. Pour Danyèle Hugon, présidente de
la chambre syndicale des fleuristes d’Ile-de-France, le coût de la tulipe
varoise est aussi prohibitif. « C’est celui d’une rose pour une fleur réputée
plus simple. » Pour le producteur, le prix de vente oscille entre 0,43 et
0,47 euros la tige, alors qu’à Rungis, les grossistes s’échangent la tige
classique aux alentours de 0,30 euros. Il en coûtera 4 parfois 5 euros au
consommateur final pour acquérir une géante de Carqueiranne. Les fleuristes français hésitent à jouer des dimensions hors norme de cette tulipe
alors que la mode est au bouquet rond.
Cette tendance touche toutes les fleurs, note Gilles Rus, directeur du
développement de la Sica marché aux fleurs de Hyères où est commercialisée une grande part de la production méridionale de fleurs coupées.
« Le consommateur n’a plus le temps de composer son bouquet. Il s’en
remet au fleuriste. » Dans un contexte de marché tendu et de relance
nationale (lire Bima 1511), les horticulteurs varois(1) misent sur une stan-
dardisation de la qualité de leur production aux moyens de recherches
ciblées et de cahiers des charges couvrant l’ensemble de la chaîne, de la
production à la commercialisation. Une marque collective, Hortisud, permet de valoriser ces efforts auprès des fleuristes. Elle s’applique pour
l’instant aux roses, et anémones. Les tulipes coupées et tirées ont toutes
les caractéristiques d’un produit de terroir (climat, typicité, savoir-faire).
Mais « le bénéfice que nous pourrions tirer d’une AOC, par exemple, n’est
pas suffisant pour une fleur d’abord commercialisée à l’export », juge
Patrick Carrasco.
Quoiqu’il en soit, 2005 sera l’occasion de redécouvrir la géante. Le principal salon français de la fleuristerie, Hortiflor, qui se réunira du 13 au
15 mars à Paris-Nord Villepinte, a fait de la tulipe la fleur de l’année l
(1) La filière varoise sera au Salon international de l’agriculture au stand de la région PACA
(Hall 4, allée centrale) avec une journée d’animation florale le dimanche 27 février.
Bima 1512 janvier/février 2005