conscience et personnalité
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conscience et personnalité
Université de Toulouse le Mirail, UFR Lettres, Philosophie, Musique – Département de Philosophie. CONSCIENCE ET PERSONNALITÉ Travail préparatoire pour le mémoire de M2 par M. Jurian STERK Parcours « Philosophie, Rationalités et Savoirs » Sous la direction de M. Guillaume S IBERTIN-B LANC. Toulouse, 05/2013 1 TABLE Résumé, Introduction PREMIÈRE PARTIE – L'EXPÉRIENCE INTÉRIEURE DE LA FRAGMENTATION 1. L'expérience de la séparation 2. Le monde perçu comme un piège 3. La philosophie comme acte d'émancipation 4. L'expérience de la « terreur de la situation » 5. Pensée collective et pensée individuelle 6. Dissociations extrêmes de la personnalité 7. Le trauma comme intériorisation des influences du monde 8. Programmation de la personnalité : l'impuissance inculquée 9. Un inconscient collectif traumatisé 10. L'état ordinaire d'absence de centre, la mécanisation de l'être 11. La fragmentation de la volonté 12. Le concept d'alignement : la dualité de l'ordre et du chaos SECONDE PARTIE – L'EXPÉRIENCE INTÉRIEURE DE LA RÉUNIFICATION 1. L'expérience de la nostalgie 2. La nuit noire de l'âme et l'expérience de la négation comme retour à soi-même 3. L'expérience d'intemporalité et l'éternel présent 4. L’expérience du point central comme réunion des fragments 5. Métaphores du souverain intérieur (egemonikon) 6. La réunion des fragments comme acte d'équilibrage 7. Métaphores du centre 8. Le développement du centre TROISIEME PARTIE – LA SCIENCE S'EXTRAYANT DU MATERIALISME 1. Un monde quantique 2. La physique de l'information 3. Systèmes ouverts, conscience et libre-arbitre Conclusion, Bibliographie 2 Résumé Ce travail préparatoire au mémoire de Master 2, au-delà de constituer un aperçu des traditions philosophiques et mystiques considérant que la conscience est le fondement de toute réalité, s'interroge spécifiquement sur l'interaction entre la conscience et « l'interface » que représente la personnalité. Nous explorerons le concept de réseaux de « points de conscience » au sein même des individus ou de collectivités, réseaux pouvant définir par leurs interactions la vitalité d'un être ou d'un groupe d'êtres. Pour mettre à jour ces réseaux de conscience, nous évoquerons d'abord l'état de fragmentation psychique des êtres humains, par le biais d'auteurs témoignant de cette réalité du point de vue de l'expérience intérieure, et nous citerons différents courants philosophiques dont les doctrines sont analogues. Nous évoquerons ensuite le travail envisagé par ces auteurs pour réunir de manière cohérente les fragments de l'être. Nous émettrons l'hypothèse d'une géométrie des réseaux de conscience, dont l'harmonie permettrait de définir le « niveau de conscience » d'individus comme de sociétés. Nous expliquerons enfin en quoi notre hypothèse se base sur de nouveaux modèles scientifiques de la conscience. Introduction L'expérience de l'unité a été, en tous temps et en tous lieux, une base sur laquelle se sont développées de nombreuses pensées. Nous pouvons constater que le corollaire à cette expérience de l'unité est le principe de correspondance. En effet, ce qui semblerait dissocié et fragmenté dans le monde des « objets » est, par cette expérience de l'unité, uni par un lien de « correspondance », qui suppose qu'à un autre niveau de l'organisation du monde, tout « être » ou « objet » est intimement relié. En somme, tout est conscience. Un des problèmes les plus fondamentaux de la philosophie a été de déterminer pourquoi ce qui était uni à « l'origine » du temps et de l'espace, se retrouve désuni dans le monde de la temporalité. De nombreux auteurs ont cherché, au cours de l'histoire, à élaborer ou appliquer des systèmes permettant de désunir la trame du monde pour le « réorganiser » d'une manière plus harmonieuse. 3 Ces quelques éléments présupposent la non-localité de la conscience, c'est-à-dire qu'en aucune façon la conscience n'est limitée à un organisme biologique. Ainsi que le disait Carl Gustav Jung, « La structure et la physiologie du cerveau ne permettent pas d'expliquer le processus de la conscience. »1 Bien que cette hypothèse ait été largement exploitée ou développée ailleurs, nous verrons ici qu'il est également possible de déterminer une « organisation » à cette conscience telle qu'elle est « projetée » dans les plans spatio-temporels. Notre hypothèse suppose donc, d'une part, que la conscience soit non-locale, et que d'autre part, il puisse exister un « tissage » ou des « liens » unissant des « points de conscience », permettant un dialogue, une communication instantanée basée sur l'information. Nous verrons enfin les théories évoquant la possibilité que la structure de l'univers ait pour fondement « l'information », présupposé essentiel à notre hypothèse. PREMIÈRE PARTIE – L'EXPÉRIENCE INTÉRIEURE DE LA FRAGMENTATION 1. L'expérience de la séparation L’expérience amère de la perte de sens, plus ou moins intense selon les individus, est souvent le point de départ de la réflexion philosophique. Elle serait même nécessaire à la philosophie, en tant que préparation à la mort. Il s'agit là du thème du memento mori (souvenir de la mort) utilisé en tant que pratique philosophique. Celle-ci a pour finalité de provoquer l'instauration d'un « centre de gravité » créant une permutation intérieure de la conscience. La partie de soi « prisonnière » de son propre état de dispersion est considérée et nommée diversement, et différents moyens sont conseillés pour induire une amélioration de cette situation – ceci étant la base de diverses pratiques, qu'elles relèvent du rituel, de la foi religieuse, ou de courants de pensée plus intellectuels. C'est néanmoins cette « condition humaine » et l'expérience de la vanité, de la futilité, de la temporalité, qui actionne ces tensions intérieures. Nous pouvons voir ici toutes les ramifications de ce thème qui tient en premier lieu de la « conscience de soi », en tant qu'individualité séparée de son environnement et de ses pairs. 1 Jung, C.G., Présent et avenir, Paris, Buchet/Chastel, 2004, p.46 4 Seulement, la « conscience de soi » implique de fait cette « condition humaine » dont le trait principal est la fragmentation – en tant que perte : dispersion, dissolution, diminution. Il est donc admis que ces deux thèmes soient en quelque sorte indissociables, l'un amenant l'autre et inversement. Pour formuler ainsi la problématique, il s'agit de découvrir comment être soi-même, tout en sachant que cette individualité est soumise à des influences qui la mettent en péril. Divers philosophes ont associé la temporalité à la contradiction, comme s'il y avait un lien sempiternel2. Comment pouvons-nous concilier cet état chaotique avec une continuité, ne serait-ce qu'apparente, de notre vie psychique ? Cet état a été qualifié diversement « d'illusion » ou de « rêve », ce qui suppose que l'homme soit plongé dans un certain « sommeil ». Associé à la mort, ce « sommeil » est généralement traduit par des termes à connotation négative dès lors qu'il est intérieurement réalisé. Les termes employés pour définir l'expérience intérieure propre à cet état sont relatifs à la négation, car la conscience assiégée par cet état chaotique cherchera à « l'annuler » pour établir sa primauté. On retrouve ainsi une négation de l'espace (« néant », « absence », « aliénation », « miroir »), une négation du temps (« errance », « éternité »), une négation de la lumière ou chaleur (« nuit », « noirceur », « froid »), une négation de la vie (« angoisse », « peur », « oubli ») et une négation du mouvement ou changement (« immobilité », « fixité »). Il y a de nombreux autres exemples, l'essentiel ici est de déterminer cette constante de la « négation » comme premier mouvement de la conscience. 2. Le monde perçu comme un piège La « négation du monde » amènerait à un plus haut degré de réalité. Le thème du monde considéré comme illusoire est ancien et largement répandu. Sans surprise, nous retrouvons des images associées à l'obscurité : la « caverne », « l'antre »3, la « mer », le « puits »4, ou encore à la jouissance et à la distraction, comme le « miel ». Cette situation de déchéance implique un 2 Montaigne, Essais, III, 2, p.789. « Je ne peins pas l'être, je peins le passage: non pas un passage d'âge en autre, ou comme dit le peuple de sept ans en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l'heure. C'est un contrerolle de divers et muables accidents et d'imaginations irrésolues et, quand il y eschet, contraires: soit que je sois autre moi-même, soit que je saisisse les sujets par autres circonstances et considérations » 3 Porphyre, L'Antre des Nymphes : « C'est avec raison que l'antre est appelé agréable, il est tel au premier abord parce qu'il participe aux formes, puis obscur si l'on réfléchit à ses profondeurs et si on y pénètre en esprit. » 4 Gesta Romanum, Le Violer des histoires romaines, éd. Jannet, Paris, 1858, p.390. Voir aussi le Barlaam et Iosaph attribué à Jean Damascène. 5 renversement des valeurs : vivre c'est mourir, et la mort c'est la vie5. En effet, la vie ordinaire ne serait pas la « vraie vie », car l'individualité humaine ne résulterait pas de l'être propre, mais de forces liées à la « génération », autrement dit une puissance impersonnelle que Schopenhauer appelle le « vouloir-vivre ». Toute l'individualité humaine, à laquelle l'homme s'identifie, est donc un leurre grâce auquel la nature accomplit son œuvre. De par l'implication de l'individualité dans le « monde », cette négation intervient donc à la fois comme excluant le monde mais aussi comme excluant ce qui, en soi-même, « participait » à cette expérience du monde. Le monde est perçu, dès lors, comme vecteur d'une « emprise », relayée par une partie de l'individualité qui se trouve assimilée à cette emprise. C.G. Jung associe la partie « contaminée » de l'être à l'inconscient6. L'imagerie alchimique qu'il commente est significative, car nous y retrouvons des représentations de « dissolution » et de « coagulation », ce qui témoigne d'un combat en soi-même. Toujours du point de vue de l'expérience intérieure, ce combat est décrit comme un dialogue interne conflictuel7. Ce combat est tel qu'il engendre « deux mouvements »8 ou même « deux âmes »9. Ces deux types d'influences créent une fracture dans l'individu, ce qui nous fait considérer l'éventualité d'une « métaphysique de la dualité », où la conscience serait déterminée par la « cristallisation » de différentes parties de l'être autour d'une brèche originelle 10. Cette première « brèche » propulserait l'individualité dans le champ de l'expérience et le rendrait 5 Tourgueniev, ami de Paul Rée et Lou Salomé, décrivit cet état, voir Les eaux printanières, Éd Victor Attinger, 1946. « [Sanine] passa en revue tous les âges (...) et n'en épargna aucun. Toujours le même effort dans le vide, toujours fouetter l'eau avec des bâtons, toujours se mentir à soi-même, à demi-sincère, à demi-conscient. (...) La vie lui apparaissait non comme une mer houleuse, ainsi que les poètes la décrivent, mais comme un océan imperturbablement calme, immobile et transparent jusque dans ses profondeurs les plus obscures; lui-même est assis dans une barque vacillante, -- tandis que là-bas, sur ce fond sombre et vaseux, on aperçoit d'énormes poissons, des monstres difformes: tous les maux de la vie, les maladies, les douleurs, la folie, la misère, la cécité... » 6 Jung, C.G., Psychologie du transfert, Paris, Albin Michel, 1980, p.53-54. « L'unité de la personne qui dit avec insistance « je veux, je pense », etc. éclate en morceaux et se désagrège sous l'effet du choc avec l'inconscient. Tant que le patient pouvait croire que quelqu'un d'autre (par exemple son père ou sa mère) était responsable de ses difficultés, il pouvait sauver à ses propres yeux l'apparence de son unité (putatur unus esse : il pense être un). Mais quand il se rend compte qu'il possède lui-même une ombre, qu'il porte son ennemi « dans son propre sein », alors le conflit commence, l'un devient deux, et comme l'Autre est lui-même une dualité, voire une pluralité faite de couples de contraires, ainsi qu'on s'en aperçoit peu à peu, le moi n'est bientôt plus rien que le jouet de toutes ces « volontés particulières » (mores) et c'est là ce qui amène chez le patient « l'obscurcissement de la lumière », c'està-dire une perte de la puissance du conscient et une désorientation concernant le sens et l'étendue de sa personnalité. […] Et qu'il a-t-il de plus fondamental que de savoir : « Voilà ce que je suis » ? Une unité se forme ici, qui est pourtant, ou qui était, une multiplicité. Ce n'est plus le moi d'autrefois, sa fiction et son apprêt artificiel, c'est un autre moi, un moi objectif […] » 7 Comme dans la Carmina Burana. Voir « Estuans interius », 2010, http://maddingue.free.fr/carmina-burana/cb-byOrff.fr.html. « Rongé intérieurement / d'une violente colère, / amèrement / à mon âme je parle: / fait de matière, / des cendres des éléments, / je suis semblable à une feuille, / avec quoi jouent les vents. Car que ce soit propre / à l'homme sage / de poser sur la roche / le siège des fondations, / je suis le fou comparé / un fleuve qui coule, / qui dans sa course folle / jamais ne change de route. Je suis emporté tel / un navire sans matelot, / et par la voie des airs / tel qu'est porté l'oiseau flottant (...) » 8 Lulle, Raymond, Livre de l'Ami et de l'Aimé, Montpellier, La Différence, 1989, verset 313 9 Goethe, Œuvres, trad. Porchat, tome IV, p.149 10 Cela rejoint le mythe de l'androgyne ainsi que celui de Narcisse. 6 perméable aux influences extérieures intégrant l'individualité. 3. La philosophie comme acte d'émancipation Si la réflexion philosophique jaillit d'un acte de rejet et de retrait, c'est-à-dire d'une opposition, nous devrons discerner quelle est cette influence – dès lors perçue comme étrangère, – que le philosophe cherche à extraire de lui-même. Cette influence est dans diverses traditions perçue comme porteuse d'un principe de mort, elle est identique à la vaine « richesse » évoquée dans les Évangiles et de la gnose.11. Nous pouvons associer la « partie de soi-même » porteuse de cette influence négative à ce qui est communément appelé la « personnalité »12 . Or, celle-ci serait trompeuse, elle n'aurait « aucune réalité »13. Selon Gurdjieff, quiconque cherchant à s'extirper du « sommeil » spirituel est comme assis entre deux chaises. Un déchirement s'effectue entre deux parties profondément liées, dont les désirs sont contraires14. Une partie désire confluer avec le monde, une autre désire se retirer de cette activité qu'elle perçoit comme mortelle15. Selon Miguel de Unamuno, « nous ne vivons que de contradictions et pour des contradictions, la vie est tragédie et lutte perpétuelle sans victoire et 11 Ecrits gnostiques : La bibliothèque de Nag Hammadi, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, p.819. Dans les Actes de Pierre et des douze apôtres, les apôtres se rendent un jour se rendre à la mer, trouver un bateau et naviguent, pour finalement s'échouer sur une petite ville sise au milieu de la mer. Pierre se renseigne sur le nom de la ville et apprend qu'elle se nomme « Demeure », « c'est-à-dire reste ferme en endurance », cela faisant référence au « dirigeant qui est en soi » qui « endure les épreuves » « au milieu des vagues et des difficultés des tempêtes ». Dans la ville, Pierre et les apôtres rencontrent un bel homme s'écriant dans la ville « Perle ! Perle ! » Les riches de la ville virent qu'il n'avait rien à leur vendre et le méprisèrent. Les riches sont ceux dont la personnalité asphyxie l'âme et l'empêche, par sa prépondérance, de se développer harmonieusement. Voir également : Hall, Manly Palmer, Self-unfoldment by disciplines of realization, L.A., The philosophical research society, 1995 : « Un homme riche possède une richesse extérieure qui est d'une nature fragile et impersonnelle. Un homme fier ou égotique a un équivalent de richesse physique. Il est alourdit par un sentiment de sa propre importance. Quoi que nous avons, même s'il s'agit seulement d'une haute estime de nous-même, c'est un obstacle à notre progrès. Le plus gros de tous les fardeaux est la fierté personnelle. Un homme peut se débarrasser de ce qu'il possède, mais seulement des années de disciplines peuvent le libérer de la vanité de sa propre importance. » 12 Selon Gurdjieff, l'individu adopte une persona en réaction à son expérience, par peur ou à cause d'une résistance quelconque, ou encore parce qu'il éprouve le désir, le besoin viscéral d'être l'expérience, d'y participer pleinement. Chez la plupart des gens, l'image et l'être finissent par devenir tellement inséparables que l'image, tel un lierre parasite, va progressivement vider l’être de sa force vitale. L’individu se réduit alors à la persona, il n'a plus aucune substance. 13 Giorgio Colli, « Des dieux et des hommes, L'individu comme illusion », http://www.lybereclat.net/lyber/colli/apres_nietzsche/des_dieux.html : « Les Indiens et les Grecs n'accordaient aucune véritable réalité à l'individu. […] Aujourd'hui plus que jamais l'individu est la donnée première, au-delà de laquelle il est impossible ou vain d'aller. » 14 Davy, Marie-Madeleine, La connaissance de soi, Paris, Puf, 2010, p.61 : « La vie proprement biologique et la vie spirituelle sont orientées en sens contraire", écrivait Brunschvicg dans son ouvrage (De la vraie et de la fausse conversion, p.169). Si l’homme biologique est lié au temps, l'homme intérieur appartient à l’éternité. » 15 Coomaraswamy, La Signification de la Mort : Meurs Avant Que Ne Meures : Études de Psychologie Traditionnelle, Paris, Éd. L'Arche, 2001 7 sans espoir de victoire; elle est contradiction.16 » Sans doute, cela s'explique-t-il par la contradiction intérieure entre ces « deux âmes ». La contradiction est le fait de la personnalité. L'identité de la personnalité, est, selon Mouravieff, l'assemblage de trois éléments : 1) le nom, 2) l'expérience fixée par la mémoire, et 3) la faculté d'ignorer les contradictions intérieures, c'est-à-dire la faculté de se mentir et de mentir aux autres. Or, ces éléments formant l'identité sont favorisés par la société par le biais de l'identification 17. Le philosophe rentre donc en conflit avec les influences promulguées par la société, à l'image du conflit intérieur dont il fait l'expérience. 4. L'expérience de la « terreur de la situation » L'expression « terreur de la situation » renvoie à l'influence de la société sur l'individu. En effet, l'individu ne doit pas « être compris comme une unité substantielle distincte de la société » capable de s'autonomiser de cette dernière par la seule force de sa pensée propre, comme le prétend l'idéologie des Lumières, qui avait conduit à concevoir l'idée d'un « moi abstrait » séparé de la société, doté d'une raison autonome18. Car bien que l'individu « se voit proposer des rôles de plus en plus nombreux, ceux-ci demeurent des constructions collectives.19 », lesquels s'inscrivent dans un climat « d'idéologie céphalocentrique ou pire, égocéphalocentrique ». L'identité personnelle ne 16 De Unamuno, Miguel, Du sentiment tragique de la vie, Paris, Éditions de la Nouvelle revue française, 1917 17 Ravindra, Ravi, Un cœur sans limite, Halifax, Shaila Press, 2002 « Quand nous vieillissons, nous nous identifions à la façon dont le monde extérieur nous voit — notre famille, nos amis, d’autres personnes, la culture en général. Mon identité et mon nom se mettent progressivement à vouloir dire une chose différente, quelque chose d’autre que le sentiment indépendant de je suis qui m’était si souvent familier quand j’étais petit enfant. Progressivement, je ne m’identifie désormais plus qu’aux critères que les autres personnes peuvent voir et savoir ou qui sont introduits en moi par des influences extérieures, et cela inclut nos pensées et opinions, qui nous viennent de l’extérieur, les innombrables émotions, nos goûts et aversions, nos idéaux et valeurs, notre sentiment d’estime de soi et notre situation. Et nous nous identifions de plus en plus à nos corps, à leurs plaisirs, leurs douleurs, et aux changements qui se déroulent en eux, y compris, bien sûr, l’intensité de l’éveil de la sexualité, et les sensations et toutes les émotions qui sont liées à la sexualité. Nous nous identifions à notre classe sociale, groupe ethnique, sexe ou nationalité ou à l’un ou à plusieurs aspects de notre vie communautaire, parmi les centaines qui existent. C’est alors que le mot "âme" — ou son équivalent — se met à vouloir dire tout un tas de choses très différentes. Parfois, il veut simplement dire l’esprit dans son état normal, composé, tel quel, de notions, pensées et vues qui ont été introduites en moi de l’extérieur ou qui ont accidentellement traversé mon esprit et qui s’y sont installés, à côté des "preuves" et justifications que ces notions errantes portent fièrement comme plumage. De telles entités, comme ces pensées et arguments vagabonds, peuvent-elles être identifiées à mon moi, mon âme ? Il suffit simplement de faire un "saut dans le temps", et se rappeler de soi petit enfant pour voir que nos pensées ordinaires ne sont pas notre moi. Il suffit simplement de se souvenir comment, enfant, nous nous sommes confrontés à la réalité ultime — la réalité de la mort et des blessures — pour voir que nous pensées quotidiennes, même nos raisonnements minutieux, logiques, ne sont pas le moi, ne sont pas l’âme. Quand le jeune enfant a besoin de comprendre, quand vous et moi avons besoin de comprendre un mystère, un fait ultime, une réalité écrasante, alors, et seulement alors, nous goûtons une nouvelle façon de pensée qui s’élève du moi intérieur. Une telle pensée a très peu de choses en commun avec les vues et les opinions qui vont et viennent dans l’esprit socialement conditionné. C’est une question qu’il faut soupeser. Ces aspects de nous qui prennent la place du sentiment intime du je suis que nous connaissons enfant — ces aspects qui prennent sa place sont juste ces émotions semées en nous par un environnement culturel et social mystérieusement endommagé que les traditions de sagesse appellent, tout simplement, le "monde". Et ces patterns émotionnels, qui peuvent souvent contenir des éléments de la puissance des vrais sentiments, mais qui sont fortement composés de forces biologiques incontrôlées (que la psychiatrie moderne a perçu avec grande clarté) — ces patterns émotionnels se font passer pour le moi » 18 Voir le sociologue Jean-Claude Kaufmann, s'inspirant de Durkheim, qui s'est intéressé au phénomène d'individualisation dans les sociétés contemporaines. 19 Loriol, Marc, compte-rendu de lecture in La Revue Française de Sociologie vol. 42, n°4, 2001, de Ego, Pour une sociologie de l'individu, Une autre vision de l'homme et de la construction du sujet, par Jean-Claude Kaufman, Paris, Nathan (Essais et recherches), 2001, 288 p. 8 serait donc qu'une « synthèse intermédiaire et incomplète, provisoire et changeante », « fiction productrice de réalité », « processus changeant pris dans des forces contradictoires », « pluralité ouverte faite de reformulations continuelles », et même un « produit de bricolages, de combinatoires de réseaux à géométrie variable »20. Ces images21 ou identifications de la personnalité obnubilent la conscience, instaurent un état qualifié comme nous l'avons vu de « sommeil », sur le plan individuel et social. La perception de cette situation est décrite comme une expérience terrifiante22. En se construisant, la Personnalité s'adapte à un mode normatif de perception, et, ce faisant, se retrouve prisonnière d'un monde illusoire répondant aux désirs – plus ou moins artificiels – d'une collectivité, ce que Mouravieff appelle la « Loi Générale ». Les désirs de la collectivité deviennent les désirs de la personnalité. La personnalité est d'autant plus tiraillée par la multiplication de ces désirs qui ne sont pas ceux de l'âme23. « C'est, selon Kaufmann, dans le concept d'habitudes que la sociologie doit trouver ce principe d'articulation de l'individuel et du collectif. Les habitudes constituent l'ensemble des schémas mentaux incorporés dans l'inconscient de l'individu, qui régulent et rendent possible son action. Ce patrimoine d'habitudes, d'images mentales, l'individu ne le construit pas seul face à lui-même, mais principalement par la confrontation aux modèles que lui 20 C. Dubar, La crise des identités : L'interprétation d'une mutation, Paris, PUF, 2007 21 Fichte, Destination de l'homme, Livre II, p. 147-148, trad. J.-Chr. Goddard, Paris, Flammarion, 1995. « Moi-même, je ne sais absolument rien et ne suis rien. Les images sont : elles sont la seule chose qui existe, et elles ont connaissance d'ellesmêmes à la manière des images – des images qui passent, flottantes, sans qu'il y ait quelque chose devant quoi elles passent; des images qui se rapportent les unes aux autres par des images d'images; des images sans qu'il y ait rien de figuré, des images sans signification et sans but. [...] Toute réalité se transforme en un rêve merveilleux, sans une vie qui serait rêvée et sans un esprit qui rêverait; en un rêve qui se rapporte à un rêve de lui-même. » 22 Beliaev, Ilia, Tosha, La vie et les enseignements d'un mystère russe, Paris, Accarias, 2004, p.46-47. « [Je] partis tôt le matin. Dehors, il faisait humide et sombre. Des queues s’allongeaient aux arrêts de bus ; les gens prenaient d’assaut les autobus bondés, pour ne pas être en retard à leur travail. Leurs visages exprimaient une mélancolie sourde, coutumière ; ni joie, ni espoir dans leurs yeux. La fumée des cheminées d’usines bouchait l’horizon. Une journée ordinaire de travail commençait. C’était la même ville, les mêmes gens, au milieu desquels j’avais vécu toute ma vie ; mais maintenant je percevais tout de manière complètement différente. La ville m’apparaissait irréelle : les rues, les édifices, les voitures, et tous ces malheureux agglutinés aux arrêts. Rien n’était vrai, comme au théâtre. L’entourage citadin était un sinistre décor, les gens n’étaient des acteurs fatigués, jouant un spectacle cosmique monstrueux, écrit par un dramaturge sans talent. Plus exactement, ce n’était même pas des êtres humains tels que les avait conçus le Créateur, mais des zombies tourmentés, préoccupés sans répit par quelque chose, ayant oublié la lumineuse joie éternelle — dont la recherche constitue, en fait, l’unique but et le sens de l’existence. La majorité d’entre eux ne soupçonnaient pas cette joie, de même qu’un lionceau né dans un zoo ne connaît pas la vaste étendue de la savane. Ils étaient résignés à une vie mécanique ; pratiquement, tout ce qui les occupait était l’embellissement de leurs cages et la reproduction dans la servitude. » 23 Kharitidi, Olga, Entering the Circle, New York, HarperOne, 1996 « Regarde toi et les autres personnes autour de toi. La seule et unique chose que font les gens en permanence est d'essayer de construire leur Soi. Tout le monde parle sans arrêt à cet être changeant, évoluant, essayant de le former. (…) Les gens ont trois procédés principaux pour ce faire. Ils se parlent dans leur tête du passé, le reconstruisant en changeant ou effaçant les choses qui ne correspondent pas à l'être qu'ils essayent de créer et en donnant de l'importance aux choses qui l'aident. Ils pensent aussi au futur, imaginant ce qu'ils vont faire, à quoi ils vont ressembler, ce que seront leurs possessions, et comment ils seront acceptés par les autres. (…) La troisième chose que font les gens est en rapport à ce qui les relie au présent. Inconsciemment, ils sont toujours conscients de la perception que les autres ont de ce qu'ils sont et ce qu'ils font, et ils y réagissent continuellement. Certaines de ces réactions soutiennent leur sentiment du Soi, tandis que d'autres le démolissent. Ils voient que certaines personnes sont attirées par eux et que d'autres ne le sont pas. La plupart du temps, quand ils sont avec des personnes qui ne soutiennent pas leur sentiment du Soi, ils éprouvent ce qu'on pourrait appeler une aversion. A l'inverse, quand ils se sentent soutenus par les gens autour d'eux, ils se mettent à aimer ces gens en particulier. De la sorte, les gens combinent le passé, le présent et le futur pour se créer eux-mêmes. (…) Cela se produit en toute personne et en toute situation. » 9 renvoie quotidiennement le monde social. Mais, insiste J.-C. Kaufmann, si notre structure mentale est essentiellement façonnée par le monde social, cette socialisation du psychisme individuel n'est en rien « totalitaire », uniforme. L'individu intègre des normes sociales diversifiées et souvent contradictoires, son action étant ainsi perpétuellement tiraillée entre des schémas mentaux parfois opposés ».24 5. Pensée collective et pensée individuelle La démarche philosophique admet la séparation d'avec cet ensemble vivant qu'est « l'âme de la foule », elle consiste à briser l'« œuf cosmique » conceptualisé par Joseph Chilton Pearce dans La Fêlure dans l'Oeuf Cosmique25. « La presse, le cinéma, la télévision, la radio, la publicité, les vitrines, l'endoctrinement politique et religieux, tout recouvre une conspiration bien organisée destinée à maintenir le sommeil hypnotique. L'utilisation de couleurs vives, de métaux brillants, de publicité à néons, de formes architecturales fantaisistes, et la succession interminables d'images visuelles retiennent l'individu dans un "piège mental". Cependant, les vrais mécaniques de l'hypnose sont produits dans la sphère psychique de l'individu et en particulier dans le champ imaginatif ».26 Bernanos soutient cette même idée déclarant que « l'on ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas tout d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » L'enfant apprend ainsi à quitter sa « subjectivité » personnelle pour rejoindre la « subjectivité » collective (la soi-disant « objectivité »), tout mouvement contraire étant fortement déconseillé. Un facteur clef de cette « conspiration universelle » est que la conscience individuelle est dévalorisée, elle est inacceptable dans un système « d'âme-groupe »27 industrieuse aux allures de ruche. La société semble en effet se « nourrir » de la force d'attention des consciences individuelles qui s'en voient dépossédées. L'attention – l'acte d'observation – est essentielle dans le modèle de la physique quantique, car le libre-arbitre des individus dépend de « l'information » qu'ils ont à leur disposition pour « observer » le monde. Or la société valorise principalement le processus qui fige la conscience dans le moule perceptif de la personnalité. En d'autres termes, l'individu n'a pas l'énergie suffisante pour utiliser d'autres réseaux neuronaux que ceux qui, réactivés en permanence, 24 Lellouche, Serge, compte-rendu de lecture « d'Ego, Pour une sociologie de l'individu », p77 25 Il définit la culture comme un "œuf cosmique" ordonnant la perception de l'univers. 26 Baines, John, The science of love, New York, John Baines Institute, 2008 27 Le concept d'âme-groupe se retrouve dans celui d'égrégore, voir par ex, Abellio, « État dévotionnel et voie gnostique », http://sophia.free-h.net/spip.php?article179 10 font péricliter le potentiel du cerveau. L'individu se lie de plus en plus profondément à ces influences extérieures et ainsi, « s'endort ». 6. Dissociations extrêmes de la personnalité Dans le théâtre de la vie, l'individu jouant différents rôles possède une structure psychique fragmentée, où différents aspects de sa personnalité coexistent. Lorsque ces aspects vont jusqu'à ne plus se connaître, on parle de « trouble de la personnalité multiple ». Dans ce cas, plusieurs personnalités, chacune ayant ses propres comportements, souvenirs, etc., cohabitent dans un même organisme sans qu'elles ne soient mutuellement conscientes de leur existence. Cependant, nous pourrions dire que nous sommes tous atteints de ce trouble à un niveau réduit et moins spectaculaire28. En effet, les différents fragments, les différents « moi », s'activent mécaniquement, selon les circonstances, et prennent tour à tour le pouvoir. Un « moi » pourra agir en contradiction avec un autre « moi ». Cet état ne permet pas un fonctionnement optimal de la conscience.29 Le philosophe cherchera donc à organiser harmonieusement ces différents petits « moi », représentatifs d'autant de sensations, désirs, émotions, sentiments, pensées... la conscience étant à la fois cause et conséquence de cet « ordre ».30 Comme l'a dit Jeanne de Salzmann, la contradiction règne en maître : « Essayez un moment d'accepter l'idée que vous n'êtes pas ce que 28 Voir Stout, Martha, « ''La conscience est petite''. Par cette remarque, je veux dire que la fonction de conscience de soi que l'on appelle « conscience » fonctionne en toutes circonstances comme un outil neurologique – une sentinelle mentale – acceptant et et organisant de quantités relativement faibles d'information venant de nos esprits et du monde extérieur. Cette sentinelle mentale nous permet de fonctionner dans notre vie quotidienne, et ne pas être submergé par les signaux. A chaque instant, la « conscience » n'appréhende pas la totalité de l'esprit, pas plus qu'elle n'appréhende la totalité du monde. » 29 Jean-Pierre Lentin, « Le mystère des personnalités multiples », Nouvelles Clés, Novembre 2006, http://www.nouvellescles.com/article.php3?id_article=672 « Au fond, selon de nombreux spécialistes, le syndrome MPD peut être envisagé comme l’exacerbation d’une tendance que nous portons tous en nous. Il y aurait un continuum, avec, à l’extrémité jugée “normale”, la rêverie, que tout un chacun pratique, imaginant son moi, avantageusement rectifié, dans des aventures gratifiantes, ou les différents "masques” que l’on arbore selon qu’on est seul ou en groupe, à son travail, dans sa famille ou dans une fête, voire même les comportements variés qu’on peut avoir face à chaque interlocuteur individuel. Or, nous vivons à une époque où les choix de vie et de carrière sont beaucoup plus ouverts et variés qu’auparavant, où les informations sur toutes les cultures passées et présentes sont disponibles comme jamais. Bref, notre civilisation nous pousse à la Multiplicité. D’ailleurs, notre moi “cartésien”, unique et linéaire, ne serait-il qu’une éphémère construction historique ? » 30 Baines, John, Hypsoconsciousness, New York, John Baines Institute, 1995, p.98, 103, 209. « Le "Je supérieur" est parfaitement intégré et possède une unité indivisible; le "Je inférieur" est divisible entre d'innombrables petits "Je" qui sont faiblement intégrés. Le "Je inférieur" est celui qui est projeté en d'innombrables parties, chacune suivant un courant d'activité mentale différent. Le "Je supérieur" est le "Je" de la concentration mentale, pleinement conscient du moment présent. Le "je inférieur" est suffisant pour agir dans la vie normale, de sorte que les années peuvent passer sans qu'on ne soit jamais en contact avec le "Je supérieur". Le vrai "Je", tel que défini dans ce travail, est un "Je capitalisé"; c'est le "Je Supérieur"; le produit de l'apprentissage réfléchi conscient de l'individu. » 11 vous croyez être, que vous vous surestimez - en fait, que vous vous mentez à vous-même. Que vous vous mentez à vous-même à chaque instant, toute la journée, toute votre vie. Que ce mensonge vous domine au point que vous ne pouvez plus le contrôler. Vous êtes la proie du mensonge. Vous mentez, en tout lieu. Vos relations avec les autres - mensonges. L'éducation que vous donnez, les conventions - mensonges. Votre enseignement - mensonges. Vos théories, votre art - mensonges. Votre vie sociale, votre vie de famille - mensonges. Et ce que vous pensez de vous-même mensonges aussi. »31 7. Le trauma comme intériorisation des influences du monde L'état de « sommeil » est en grande partie relatif à l'impact des « influences du monde » sur l'organisation des « petits moi ». Lorsque la désunion et la disharmonie entre les aspects multiples de l'être règne, nous constatons un état d'aliénation mentale, où se déployent la peur et l'imagination. Le trauma cause une fragmentation de la personnalité, qui risque de persister32 durablement.33 Une première séparation entre le Moi réel unitaire et la personnalité fragmentaire est généralement due à l'influence de l'environnement sur l'enfant 34. C'est ce que Jeanne de Salzmann appelle la « grande blessure » – la non-reconnaissance et non-acceptation du Moi réel (total) par l'entourage.35 La première rupture entraîne un modèle de comportement où l'énergie est retenue dans 31 De Salzmann, Jeanne, La première initiation, Gurdjieff Electronic Publishing, 2003, http://www.gurdjieff.org/salzmann3.htm 32 Johnson, Samuel : « les chaînes de l'habitude sont généralement trop fines pour être senties jusqu'à ce qu'elles soient trop fortes pour être brisées » 33 Laura Knight-Jadczyk, Programmes, tampons et « Esprit du prédateur », 2007, www.futurquantique.org/articles/travail-esoterique/51-programmes-tampons-et-l-esprit-du-predateur-r « Une personne peut se dissocier à n'importe quel moment dans sa vie quand elle traverse une dure période qui met sous tension ses émotions et pensées - les structures neurologiques. Le problème est qu'une fois que vous l'avez fait, il est plus facile de recommencer la fois suivante, et la fois suivante, et celle d'après... C'est comme une « trace » qui serait de plus en plus facile à suivre. On peut le voir comme des traces de carbone dans un distributeur de moteur à essence qui provoquent un mauvais allumage des bougies » 34 C'est ce que décrit Alice Miller : l'éducation lors de l'enfance produit une séparation intérieure qui fait qu'on se rend plus compte, on ne réalise plus, ses propres émotions, sensations et pensées. On n'est alors conscient que d'une partie de ce que l'on pense, sent et éprouve, mais pas de la totalité du spectre des expériences. 35 Ravindra, Ravi, Un cœur sans limite, Halifax, Shaila Press, 2002. « Le sentiment intime du je suis de l’enfance n’a pas reçu de soutien, n’a pas pu se développer en relation au corps et à l’esprit en croissance. La véritable graine de l’immortalité, qui dans un homme ou une femme peut réellement résister au temps, est passée en arrière-plan avec l’âge. Elle est un millier de fois plus vive et plus intense que nos émotions habituelles et elle souffre avec une force insoutenable et étrange quand elle — quand je suis — est amené à vivre sur le mensonge et la violence. Cette substance essentielle de la singularité humaine vit et grandit au travers d’expériences de vérité. C’est sa nourriture. Mais tel que nous le connaissons, dans notre monde de la société humaine, mystérieusement et incroyablement endommagé, la vérité n’est jamais offerte à l’enfant qui grandit, sous aucune forme assimilable. Quelque chose de tout à fait contraire est donné et, sous d’innombrables formes, le sentiment intime du moi est astreint à se retirer dans une "sub-conscience" inconnue de la psychologie moderne. C’est une subconscience qui est au-dessus du moi 12 des structures défensives36. Le détachement d'avec la totalité de soi-même et l'attachement à une expression limitée de soi-même, la seule « acceptée », provoque l'effondrement de la conscience. 37 « L'ombre » prend le pouvoir. Elle contient l'ensemble de ces parties de soi qui demandent à s'exprimer et que la personnalité va s'efforcer de toujours débouter. 38 Pour Olga Kharitidi, nos zones d'ombres psychiques sont « occupées » par ce qu'elle appelle les « esprits des traumas »39. Leur contrôle sur le reste de la personnalité est insidieux et péjoratif. Nous devons en déduire que des « corps psychiques étrangers » se sont profondément implantés et agissent comme des filtres ou barrières diminuant la cohérence globale de l'individu. « La définition du dictionnaire pour personnalité est « le fait ou la qualité d'être une personne » et par cette description, chaque être humain […] a précisément une personnalité. Mais la définition 36 37 38 39 ordinaire, non en-dessous ; la subconscience des perceptions les plus fines, à l’opposé de l’inconscient du besoin biologique refoulé. Ce "refoulement métaphysique" est la grande blessure que partagent tous les hommes et femmes nés dans le "monde". Les puissantes émotions qui se font passer pour le moi protègent en réalité cette blessure métaphysique. Elles se déclarent moi, mais elles ne sont pas le je suis à l’intérieur. Elles donnent l’impression d’être comme un moi, mais elles ne sont pas le Moi. Et ainsi, au cours de nos vies toute une structure se forme, agissant comme le Moi mais qui n’est pas le Moi. Si ces "moi" émotionnels étaient enlevés, l’âme blessée, intime, serait à nouveau en proie à la douleur et à la faim. Les grands mythes et légendes des anciennes traditions dépeignent le moi intérieur retenu prisonnier de forces qui prétendent être le moi mais ne le sont pas » Golomb, Elan, Trapped in the mirror, New York, William Morrow & Company, 1995 Stout, Martha, The Myth of Sanity, London, Penguin Books, 2002, p.29. « Le sentiment d'estime de soi de l'enfant est endommagé par un faux étiquetage. Plus son étiquette personnelle est exagérée, moins il sent sa valeur intrinsèque […] Ses qualités sont exagérées sans lien à la vérité […] Plus la valeur d'une personne est exagérée, plus il se sent petit. Un faux étiquetage détruit le sentiment de valeur. Tout est pour le spectacle. » Stout, Martha, op.cit., p.3-4. « Au lieu de s'éloigner de façon inoffensive dans le passé, les événements les plus sombres, les plus effrayants de l'enfance et adolescence prennent de la puissance et autorité quand nous vieillissons. Le souvenir de ces événements nous éloigne de nous-mêmes, psychologiquement parlant, ou sépare une partie de notre conscience des autres parties. C'est ce que nous concevons comme une lutter pour continuer à survivre. Et c'est exactement ce que la plupart d'entre nous faisons : nous ne choisissons pas de mourir, ou de vivre ; nous continuons à survivre. Nous ne choisissons pas la non-existence ; ni ne choisissons la conscience complète. Nous peinons à avancer dans une sorte de brouillard cognitif au milieu de nul part, nous disons être sains d'esprit alors que dans ce lieu, nous n'avons presque jamais pris conscience de la brume » Kharitidi, Olga, Entering the Circle, New York, HarperOne, 1996, pp.42-43,50 et 147. « Dans notre tradition, nous les appelons les « esprits du trauma ». Chaque fois que quelque chose vous blesse et que vous ne l'acceptez pas pleinement comme une partie intégrante de votre histoire, vous créez un espace dans votre mémoire ; un espace qui, si la douleur est forte et répétée de nombreuses fois, sera occupé par un esprit du trauma. […] Vous pourriez les définir comme des représentations non intégrées […] Le processus psychique interne, souvent étendu à travers les générations par l'héritage des modèles de trauma formés, il y a peut-être très, très longtemps, quand l'un de vos ancêtre vécût une douleur insupportable. Les gènes humains sont bien plus souples qu'on le pense. Ils perçoivent autant qu'ils agissent. Quand une douleur atteint le niveau des gènes, ils se comportent différemment et déforment la mémoire, empêchant la mémoire ne se complète. L'espace dans la mémoire est créé, et un esprit du trauma loge dans l'espace, caché à la conscience. Quand vous vous distancez de la source de la souffrance, quand vous la considérez comme le contraire de ce que vous voulez être (Je suppose que vous voulez tous être bons, n'est-ce pas), vous perdez la possibilité de la changer. Comme elle continue à vivre en vous, en tant que partie de vous, en vous faisant faire un grand nombre de choix, mais que vous refusez de la reconnaître, vous restez dans une béatitude ignorance et vous continuez à souffrir. […] L'espace dans la mémoire est peuplé d'images. Les démons de mémoire peuvent aussi être perçus comme des images, mais ils ont beaucoup plus d'énergie consciente en eux que les mémoires normales. Et précisément pour cela, quand ils sont perçus et transformés, ils ne disparaissent pas, mais changent la qualité de leur énergie et se mettent à vous servir après que vous les ayez conquis. C'est ainsi que les shamans obtiennent leurs plus puissants esprits qui les aident » 13 psychologique de la personnalité est « un ensemble relativement durable de traits et de comportements. » 40 Cette « persona » a été étudiée par Wilhelm Reich, qui remarqua que les individus dotés d'une telle « cuirasse » présentent des tensions empêchant la libre circulation de l'énergie. La « cuirasse » est une sorte d'armure, à la fois physique et psychique, qui se construit au fil des années de façon inconsciente à force d’inhibition. Elle est à l'origine d'une rigidité caractérielle, d'un manque de contact, d'une attitude "mortifère". Fait curieux, Reich constata que lorsqu'un individu se sert de sa « cuirasse » toute sa vie, sa dissolution laisse place à un sentiment de terreur.41 « Lorsque la Réalité s’approche de nous — non pas les petites choses que nous nommons ainsi avec sérieux —, mais la vérité objective intemporelle sur ce qu'est l'homme et ce qu'il est destiné à être — nous la fuyons automatiquement et fuyons ce qu’elle nous montre sur l'insignifiance de notre ego. Et pourtant sous la surface de notre persona socialement constituée, notre ego, il y a cette même connaissance calme, comme une chaleur, un indice de joie. Le jeune Eliot ressent de la terreur, la terreur d'être visité par une force infiniment supérieure à sa compréhension ; la terreur d’être vu par ses propres yeux ! […] Il existe une forme de peur totalement différente de la peur que notre éducation et monde psychologique a introduite en nous : une peur de la vérité objective. » 8. Programmation de la personnalité : l'impuissance inculquée Comme l'a dit Tchouang-tseu au IVe siècle av. J.-C., « Qui a l'esprit mécanisé ne possède plus la pureté de l'innocence et perd ainsi la paix de l'âme. » Pourquoi, alors, l'homme se retrouvet-il pris au piège d'une interprétation close et restrictive de la réalité, pourquoi a-t-il perdu la « paix de l'âme » ? Pour y répondre, nous devons faire un détour par la psychologie et la neurologie. Prenons l'expérience suivante : un cheval est enfermé dans son box, avec à l'intérieur une sonnette et une plaque électrifiée sous une patte de l'animal. Les expérimentateurs envoient une décharge, le cheval réagit en levant la patte pour mettre fin au désagrément occasionné par la décharge. Après avoir répété l'opération, le cheval prend l'habitude de répéter ce geste au coup de sonnette – comportement adapté et sain. Mais lorsque les expérimentateurs enlèvent la plaque électrique et font retentir la sonnette, le cheval continue de lever la jambe pour se prémunir de la souffrance – 40 Stout, Martha, op.cit., p.101 41 Wilhelm Reich, La psychologie de masse du fascisme, Payot, 1974. « L'organisme cuirassé se différencie de l ´organisme non cuirassé essentiellement par le fait qu'entre le noyau biologique, à partir duquel toutes les impulsions naturelles naissent, et le monde, dans lequel il vit et agit, un mur raide est intercalé. Il en résulte que toute impulsion naturelle et surtout la fonction naturelle de l´amour sera freinée. » « Lorsque le masque cultivé tombe, l'aspect sociable naturel n'est pas celui qui émerge en premier lieu, mais la couche caractérielle perversosadique. » 14 le comportement n'est plus adapté à la réalité, le cheval est « névrosé ». Le principe de cette expérience d'inspiration pavlovienne est utilisé comme méthode de contrôle mental à des fins notamment politiques, mais nous retrouvons également ce principe à différents degrés dans les cercles familiaux, sociaux, ethniques... il est donc possible d'affirmer que tout le monde a été plus ou moins touché par une telle « programmation ». Il s'agit bien de « programmes », car selon Aaron Beck, psychiatre américain à qui l'on doit le modèle des « schémas », toute notre personnalité est un assemblage de ces règles qui fonctionnent sans que les individus en aient conscience. Qu'est-ce qu'un « schéma » ? C'est une structure de base de l'organisation cognitive, contenant les connaissances et l'expérience passée d'un individu. Un schéma peut être une croyance, une attitude fondamentale, une règle de conduite. Pour Beck, ces schémas, qui peuvent être généraux, restreints, personnels, familiaux, culturels, religieux, professionnels,... correspondent à des structures cognitives profondes souvent reliés à des expériences traumatiques ou éducatives. Les schémas structurent l'information apportée par les stimuli et peuvent être plus ou moins en adéquation avec la réalité. C'est un patrimoine d'habitudes, d'images mentales, que l'individu se construit par la confrontation aux modèles que lui renvoie quotidiennement le monde social. « Face à un problème, le cerveau humain, paresseux, utilise de préférence des schémas de pensée automatique, connus, plutôt que de raisonner avec son cortex préfrontal, zone cérébrale qui gère les situations nouvelles et complexes. » (…) « A chaque fois que nous initions un changement, même un changement positif, nous activons la peur dans notre cerveau émotionnel. » Ces différents modèles de comportements rentrent donc logiquement en conflit. Selon J.-C. Kaufmann, « si notre structure mentale est essentiellement façonnée par le monde social, cette socialisation du psychisme individuel n'est en rien « totalitaire », uniforme. L'individu intègre des normes sociales diversifiées et souvent contradictoires, son action étant ainsi perpétuellement tiraillée entre des schémas mentaux parfois opposés. » De sorte que « L’utilisation de la persona se fait sans inconvénient tant que vous ne vous êtes pas identifié à la manière dont vous apparaissez. (...) Les gens qui ne le savent pas peuvent se tromper lourdement. Ils nient être cela, mais ils le sont. (...) Il y a des gens qui sont névrosés parce qu'ils ont deux manières différentes de se conduire. Ils sont toujours en contradiction avec eux-mêmes et comme, de plus, ils n'ont jamais pris 15 conscience d'eux-mêmes, ils ne le savent pas.42» Les travaux de Seligman permettent de comprendre comment un état d'impuissance, de passivité et d'abattement, peut être induit chez un individu. Seligman a montré que si un chien est mis dans l'incapacité d'éviter l'apparition d'une stimulation désagréable, par un brouillage de signaux, le chien perd la capacité d'apprendre et se résigne. La réponse endocrinienne et neurovégétative de cette phase, appelée « réponse sympathique ou hypothalamo-sympathicoadrénergique », permettant de « faire face » ou « fuir », devient inefficace et inopérante. Dans le jargon psychologique moderne, l'impuissance apprise est le processus qui génère la « diffusion d'identité ». 9. Un inconscient collectif traumatisé L'homme étant capable de s'observer lui-même, il peut aussi se séparer de lui-même dans un mouvement entropique d'oubli de soi, tant les contradictions internes sont grandes. La forme la plus commune « d'auto-destruction » est, paradoxalement, de « vivre » – se dissocier dans la vie, en abuser puisque le « sacré » et la « verticalité » ont perdu toute signification. René Guénon 43, dans son ouvrage Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, examinera en détails le phénomène dans toute son ampleur dévastatrice. Cioran réfléchira 44 aussi sur cet oubli de soi lié à « l'absence d'une intériorité consistante », et la « déficience du sens de l'unicité de chaque individu ». 42 Richard Evans, Entretiens avec Carl Gustav Jung, Petite bibliothèque Payot, 2002, p.58 43 « L'attitude matérialiste, par sa limitation même, ne présente encore qu'un danger également limité; son « épaisseur », si l'on peut dire, met celui qui s'y tient à l'abri de toutes les influences subtiles sans distinction, et lui donne à cet égard une sorte d'immunité assez comparable à celle du mollusque qui demeure strictement enfermé dans sa coquille, immunité d'où provient, chez le matérialiste, cette impression de sécurité dont nous avons parlé; mais, si l'on fait à cette coquille, qui représente ici l'ensemble des conceptions scientifiques conventionnellement admises et des habitudes mentales correspondantes, avec l'« endurcissement » qui en résulte quant à la constitution « psycho-physiologique » de l'individu, une ouverture par le bas, comme nous le disions tout à l'heure, les influences subtiles destructives y pénétreront aussitôt, et d'autant plus facilement que, par suite du travail négatif accompli dans la phase précédente; aucun élément d'ordre supérieur ne pourra intervenir pour s'opposer à leur action. » 44 Cioran, Solitude et destin, traduit du roumain par Alain Paruit, coll. Arcades, Gallimard, 1991, p.13-14. « S'illusionner, c'est troubler l'optique réelle, tenter de substituer à l'observation objective un monde dont la validité est subjective, parce qu'il est issu des exigences de notre conscience et non pas de notre adaptation aux réalités concrètes. (...) La plupart de nos compatriotes sont incapables de renoncer aux illusions et aux préjugés qui leur ont été inculqués dans les écoles, lesquelles (...) ne cultivent aucunement la liberté de l'esprit ni l'indépendance de l'individu. Élevé dans un pareil milieu, qui osera regarder les réalités en face ? Fort peu de gens. Bien que nous nous vantions tous de notre esprit critique et de notre indépendance spirituelle, un très petit nombre réussit à s'affranchir des anciens cadres de vie qui obscurcissent notre conscience. Notre individualisme n'en est pas un à proprement parler, il est une atomisation de consciences individuelles. L'individualisme authentique suppose un style de vie intérieure profond, dont nous sommes incapables. » 16 Chaque déséquilibre de l'axe central de la conscience s'exprime dans un phénomène de transfert, car chaque aspect de soi qui n'est pas intégré, connu et conscientisé, se retrouve désiré dans un aspect de la réalité, engendrant la dépendance, la dévotion, le culte... et provoquant l'état critique d'identification, contraire à la conscience de soi. Tout déséquilibre provoque donc automatiquement un attachement à une réalité qui contraint l'individu à agir selon des règles comportementales fixes. C'est particulièrement vrai à un niveau social, lorsque les individus « intériorisent » l'autorité dans leur propre psyché. « Nous sommes à 1 pour cent nous-mêmes, à 99 pour cent sociologique »45 Gustave Le Bon a étudié ce phénomène en relation à la foule, qu'il considère comme « conduite par l'inconscient », « jouet des excitations extérieures », « subissant toutes les suggestions », « excessivement crédule », « dépourvue de tout sens critique », « certaine de son impunité »... et comme étant « autoritariste », « intolérante », donnant sa sympathie aux tyrans et au « type du héros ». Elles se « dirigent d'instinct vers la servitude »46. Il n'y a qu'un pas à faire pour comparer la vie psychique à une « foule » dont la nature et le désir est d'être contrôlé par une plus haute autorité psychique. La condition humaine est réellement celle du dormeur. Selon Martha Stout, « L'homme tout à fait ordinaire est dissocié de la réalité. En effet, il est dans un état de transe.[…] Il a dissocié une partie de sa conscience d'une autre partie. »47 Comment l'homme pourrait-il prétendre à la conscience s'il est constamment tiraillé par la peur et absorbé par l'imagination ? 10. L'état ordinaire d'absence de centre, la mécanisation de l'être Cette situation où la personnalité fluctuante et décentrée est au pouvoir est considérée comme anormale par divers courants de pensée. La personnalité, faisant écho aux influences du monde, utilise un ensemble de « programmes » pour interagir48. Castaneda l'appelle « l'esprit du prédateur », une instance étrangère agissant à l'encontre de la totalité de l'être. Sans vision d'ensemble de soi-même – ce qui suppose un point de vue extérieur et englobant –, la structure de la personnalité se retrouve livrée à des influences diverses. Les événements prennent alors une valeur 45 46 47 48 Anderson, Margaret, The Unknowable Gurdjieff, London, Arkana, 1970, p.141 Gustave Le Bon, Psychologie des foules, livre I chap 2 Stout, Martha, The Myth of Sanity, London, Penguin Books, 2002, p.27 Beliaev, Ilia, Tosha, La vie et les enseignements d'un mystère russe, Paris, Accarias, 2004. « C'est dans la profondeur obscure du sommeil sans rêve que se trouve notre essence. Cette essence n'est pas du tout ce que nous appelons notre "moi". Au contraire, c'est plutôt son absence totale. Ce que nous avons l'habitude de prendre pour nous-mêmes n'est en fait qu'une minuscule couche de givre sur le sommet de l'énorme iceberg de notre inconscient. L'organisation de l'inconscient rappelle un oignon ou un chou: pendant des millions d'années notre évolution en a gravé les feuilles [...] Au moment où nous nous réveillons du sommeil profond, notre essence impersonnelle revêt toutes ces couches l'une par-dessus l'autre, exactement comme lorsque nous nous habillons pour affronter une froide journée d'hiver. A chaque nouvelle couche de vêtements, notre essence nue se cache plus profondément. Nous devenons de plus en plus structurés, programmés; nous ressemblons de plus en plus à l'image que nous avons de nous. Le dernier petit bouton enfin attaché, nous voilà - millionième partie de ce que nous sommes en réalité - prêts à sortir. Bonjour ! » 17 subjective, superficielle, et arbitraire. Plus important encore, le rétrécissement de la conscience altère le regard et les relations interpersonnelles. La présence d'un tel centre n'est pas automatique. Il n'existe pas forcément en chacun. C'est la raison pour laquelle ce concept a été battu en brèche, et avec raison, depuis l'Antiquité. Le bouddhisme originel49, nie l'existence d'une substance immuable derrière le monde changeant. Plus près de nous, Hippolyte Taine désapprouve la croyance en un moi permanent50, tout comme Marcel Pourst qui défend un moi multiple51, ou Nietzsche qui parle de « l'éclatante contradiction de l’extravagante vanité de l'homme ». Nietzsche s'attaquait à l'idée d'un moi capable de librearbitre, de volonté de pensée personnelle. Gurdjieff disait de la même manière, « en vous, ''ça observe'', ou bien ''ça pense'', ''ça rit'', vous ne sentez pas : ''c'est moi qui observe, j'observe, je remarque, je vois'' ». Selon Castaneda et Nietzsche : Je conservais le sens d’une indéniable continuité, que je pensais être le produit de mon expérience vécue. L’idée que j’avais de moi-même était d’être une entité complète qui pouvait rendre compte de tout ce qu’elle faisait. De plus, j’étais convaincu que le cadre de ma conscience, pour peu qu’il y en ait eu un, résidait dans mon cerveau.52 Si nous prenons le corps pour guide, nous reconnaissons dans l'homme une pluralité d'êtres vivants qui, luttant ou collaborant entre eux, ou se soumettant les uns aux autres, en affirmant leur être individuel affirment involontairement le tout. Parmi ces êtres vivants, il en est qui sont plutôt maîtres que subalternes; entre ceux-là il y a de nouveau lutte et victoire.53 Nous sommes absolument incapables de ressentir l'unité, l'unicité du moi, nous sommes toujours au milieu d'une pluralité. Nous nous sommes scindés et nous nous scindons continuellement.54 49 Walpola Rahula, « ce que suggèrent en général les mots Ame, Soi, Ego, ou pour employer le mot sanskrit Atman, c'est qu'il existe dans l'homme une entité permanente, éternelle et absolue qui est une substance immuable derrière le monde phénoménal changeant. (...) Une telle conception est appelée l'Idée du Soi. » Or, « le bouddhisme se dresse, unique, dans l'histoire de la pensée humaine en niant l'existence d'une telle Ame, d'un Soi ou de l'Atman. Selon l'enseignement du Bouddha, l'idée d'un Soi est une croyance fausse et imaginaire qui ne correspond à rien dans la réalité et elle est la cause de pensées dangereuses de "moi" et "mien", des désirs égoïstes et insatiables, de l'attachement, de la haine, et de la malveillance, des concepts d'orgueil, d'égoïsme et d'autres souillures, impuretés et problèmes. Elle est la source de tous les troubles du monde, depuis les conflits personnels jusqu'aux guerres entre nations. En bref, on peut faire remonter à cette vue fausse tout ce qui est mal dans le monde. » Walpola Rahula explique que « pour la conservation de soi, l'homme a conçu l'idée d'une âme immortelle ou Atman qui vivra éternellement. Dans son ignorance, sa faiblesse, sa crainte et son désir, l'homme a besoin de ces deux choses pour se rassurer et se consoler; c'est pourquoi il s'y cramponne avec fanatisme et acharnement. (...) Ces idées sont si profondément enracinées dans l'homme, elle lui sont si proches et si chères qu'il n'aime pas entendre et ne veut pas comprendre un enseignement quelconque qui leur soit contraire. » 50 un « fantôme métaphysique ». Selon Taine, « le moi n'est que la trame continue de ses événements successifs », et de ce fait, il refusait au moi « les caractères de persistance, d'identité et de spiritualité que la tradition lui avait attribués. » 51 Marcel Proust, lequel dans sa Recherche, exposa son opinion : « [C'est] une vérité bien objective que celle-là, à savoir que chacun de nous n'est pas un, mais contient de nombreuses personnes qui n'ont pas toutes la même valeur morale [...] » 52 Carlos Castaneda, Six propositions explicatives (Préambule de la seconde édition du Don de l'Aigle en espagnol), http://activerecapitulation.uniterre.com/14854/6+propositions+explicatives.html 53 Nietzsche, La volonté de puissance, t. 1, Gallimard, 1995, p. 283 sqq 54 Nietzsche, cité par Gusdorf, 1991, cité à son tour par Laurent Jenny, http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/figurationsoi/fsintegr.html 18 Nous avons donc affaire à un moi fragmenté,55 composé de différents « moi » séparés, peu conscients de leur existence mutuelle56. « Dans la post-face de son recueil Plume (1938), l'écrivain Henri Michaux a plaidé lui aussi pour la multiplicité du moi. Les idées qu'il développe évoquent à la fois Montaigne et Nietzsche et, en un sens, vont au-delà. Comme Montaigne, il pense que le moi n'est qu'une position d'équilibre, une sorte de moyenne statistique d'attitudes et de comportements. Comme Nietzsche, il critique le préjugé de l'unité. Mais il radicalise encore ce point de vue en décrivant cette multiplicité non pas comme une multiplicité de tendances, mais bien comme une multiplicité d'individus – chacun avec sa personnalité complète. Chaque moi abrite une foule d'autres qui auraient pu se développer mais qu'on n'a pas laissés émerger en soi. ''Foule, je me débrouillais dans ma foule en mouvement.'' Il va même jusqu'à évoquer des personnalités d'ancêtres qui font parfois des passages en lui et contre lesquels il lui arrive de se cabrer. »57 Selon Montaigne, nous sommes aussi des êtres différents au fil du temps : « L'homme d'hier est mort pour faire place à celui d'aujourd'hui et l'homme d'aujourd'hui est en train de mourir pour faire place à celui de demain. Aucun de nous ne subsiste ni ne reste identique; nous sommes successivement plusieurs êtres... l'on change précisément en ceci que l'on devient étranger à ce que l'on était auparavant. Ce sont nos sens qui, par ignorance de l'être véritable nous font croire faussement que l'apparence a une existence réelle. »58 On observe alors que les circonstances vont mettre à jour ces noyaux, ces caractères, ces rôles, qui resurgissent involontairement, par « réaction » à des stimuli extérieurs (théorie des schémas, engrammes, et mèmes59). Il s'agit bien d'une mécanisation de soi, qu'exploite aussi les techniques de contrôle mental60. La tradition chrétienne ésotérique étudiée par Boris Mouravieff, affirme que le « Moi de la Personnalité » est composé d'un nombre considérable de « petits moi ». Les différents groupes de noyaux « tour à tour, règlent nos attitudes et nos actions ». Ainsi que le dit 55 « J'ai toujours, [avoue Anaïs Nin], été tourmentée par l'image de la multiplicité des « moi ». Il y a des jours où je me nomme cela richesse, et d’autres où je vois cela comme une maladie, une prolifération dangereuse comme le cancer. Au début, je concevais autour de moi comme coordonnés en un tout, alors que j’étais constituée d’une multitude de « moi », de fragments. » 56 Déjà dans Tertium Organum 50 , Ouspensky 51 affirmait : « Nous savons ce qu'est l'homme de manière seulement imparfaite; nos conceptions à son sujet sont extrêmement fallacieuses et créent facilement de nouvelles illusions. Tout d'abord, nous avons tendance à considérer l'homme comme une certaine unité, et à considérer les différentes parties et fonctions de l'homme comme étant reliées ensemble, et dépendantes les unes des autres. » 57 http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/figurationsoi/fsintegr.html 58 Jean-Yves Pouilloux, Montaigne, une vérité singulière 59 Aaron Beck, Pavlov, Susan Blackmore... Un mème est « à la fois un processus biologique du type réactions d'un système à des stimulations et au final le résultat culturel de transformations neurochimiques au niveau de réseaux de neurones et de tout le substrat cérébral. » http://www.susanblackmore.co.uk/memetics/about%20memes.htm 60 D.C.Hammond, L'Exposé Greenbaum, 2010, http://www.futurquantique.org/2010/04/06/lexpose-greenbaum/ 19 Ouspensky : « Nous savons ce qu'est l'homme de manière seulement imparfaite; nos conceptions à son sujet sont extrêmement fallacieuses et créent facilement de nouvelles illusions. Tout d'abord, nous avons tendance à considérer l'homme comme une certaine unité, et à considérer les différentes parties et fonctions de l'homme comme étant reliées ensemble, et dépendantes les unes des autres ».61 Ou encore Manly P. Hall : « Examiner ce sujet de façon critique revient à explorer l'un des mystères les plus profonds de la vie contemplative. Philosophiquement, la personnalité n'est pas UN SEUL être, entité, principe, ou force unique ».62 Les « moi » fragmentés63 sont des réservoirs mémoriels chargés émotionnellement 64 et « inactivés »65, ils résident en arrière-plan de la conscience mais peuvent aller jusqu'à prendre « possession » de l'individu, qui constatera ensuite un « trou de mémoire », ou qui ne pourra expliquer ses actions à ce moment-là. Ce domaine d'étude est largement inexploré car il dépasse notre compréhension scientifique actuelle de la conscience. 61 Ouspensky, Tertium Organum, traduit en anglais par Claude Bragdon, Éd. Cosimo Classics, 1922, p.176 62 Manly P. Hall, Self-unfoldment by disciplines of realization, The philosophical research society, Los Angeles, 1942 63 Boris Mouravieff, Gnôsis : Etude et commentaires sur la tradition ésotérique de l'orthodoxie orientale, tome 1, cycle exotérique, La Baconnière. pp.26-28 « Quand on demande à celui qui vit sous cette pression constante de la vie contemporaine de tourner vers lui-même son regard mental, il répond généralement qu'il n'a pas le temps de se livrer à un tel exercice. Si l'on insiste et qu'il acquiesce, dans la plupart des cas il dit qu'il ne voit rien. Brouillard. Obscurité. Dans des cas plus rares, l'observateur rapport qu'il aperçoit quelque chose qu'il ne saurait définir, car cela change tout le temps. Cette dernière observation est juste. En effet, tout change en nous et à chaque instant. Il suffit du moindre choc extérieur, agréable ou désagréable, heureux ou malheureux, pour que notre contenu intérieur prenne un aspect nouveau. Si nous poursuivons sans parti pris cette observation intérieur, cette introspection, nous constatons bientôt, non sans surprise, que notre Moi, dont nous sommes habituellement si fiers, n'est pas toujours égal à lui-même: qu'il change. Puis, l'impression se précise; nous commençons à nous rendre compte qu'en fait, ce n'est pas un homme unique qui vit en nous, mais plusieurs, dont chacun a ses propres goûts, ses aspirations propres et poursuit ses propres fins. Soudain, nous découvrons en nous-mêmes tout un monde plein de vie et de couleurs qu'hier encore nous ignorons presque entièrement. » 64 Nietzsche, La volonté de puissance, t. 1, Gallimard, 1995, p.283 sqq. « Il n'est peut-être pas nécessaire d'admettre qu'il n'y a qu'un sujet unique; qui sait s'il ne serait pas permis tout aussi bien d'admettre une multiplicité de sujets dont la coopération et la lutte feraient le fond de notre pensée et de toute notre vie consciente ? Comment se fait-il que nous satisfassions nos inclinations plus fortes au dépens de nos inclinations plus faibles ? Si nous étions une unité, ce conflit ne pourrait, en soi, exister. De fait, nous sommes une multiplicité qui s'est construit une unité imaginaire. L'intellect, moyen d'illusion, avec ses formes astreignantes : "substance", "identité", "durée", c'est lui qui a éliminé de sa pensée la multiplicité. » 65 Ouspensky, L'homme et son évolution possible, L'Originel, 1999 « Chaque pensée, chaque sentiment, chaque sensation, chaque désir, chaque attirance ou répulsion constitue un «moi». Ces «moi» ne sont ni coordonnés ni reliés entre eux. Chacun d'eux dépend d'un changement de circonstances extérieures et d'impressions reçues. Certains d'entre eux prennent mécaniquement la suite de certains autres ou apparaissent toujours en compagnie de certains autres, mais il n'y a en cela ni ordre ni système. (...) Ces groupes de «moi» sont uniquement reliés par des associations accidentelles, des souvenirs fortuits ou par toute autre similitude imaginaire. Chacun de ces «moi», à un moment donné, ne représente qu'une part infime de nos «fonctions», ou «cerveau», ou «intelligence», mais chacun d'entre eux prétend représenter le tout. Lorsqu'un homme dit «moi», on pense qu'il exprime par là la totalité de lui-même, mais en fait – même en croyant être sincère – il ne s'agit que d'une pensée fugitive, d'un état d'âme passager, d'un bref désir. Une heure plus tard, il peut parfaitement l'avoir oublié et, avec la même conviction, affirmer une opinion, un point de vue ou des intérêts inverses. Le pire est que l'homme ne s'en souvient pas. Dans la plupart des cas, il croit au dernier «moi» qui s'est exprimé et cela tant qu'il dure, c'est-à-dire tant qu'un autre «moi», parfois sans lien avec le précédent, n'exprime pas plus fortement son opinion et ses désirs. » 20 11. La fragmentation de la volonté Henri Laborit, neurobiologiste, ethologue et philosophe, nie l'existence de la volonté : « Il n'y a pas de volonté... On est motivé, soit par une pulsion très primitive, soit par un apprentissage culturel qui fait considérer qu'il faut, pour être heureux, faire telle chose. […] La seule certitude (…) c'est que toute pensée, tout jugement nous concernant ou concernant ceux que nous avons rencontrés sur notre route, toute analyse logique de notre vécu n'exprime que nos désirs inconscients, nos automatismes culturels, la recherche plus souvent d'une valorisation de nous mêmes à nos yeux et à ceux de nos contemporains. » Puisque « l'inconscience, c'est ce qu'on appelle le conscient... », que « nous ne sommes qu'inconscience, nous ne sommes qu'automatisme », où se loge la liberté ? « Vous n'êtes pas libre du milieu où vous êtes né, de tous les automatismes que l'on introduit dans votre cerveau et finalement c'est une illusion, la liberté. En plus, c'est une notion extrêmement dangereuse. C'est pour ça que je me bats contre la liberté... » John Baines résume à son tour cette situation : « L'homme est un robot créé par un inconnu, un robot dans lequel certains circuits fondamentaux ont été implantés comme les instincts de protection de soi, de reproduction, de réactions émotionnelles et capacités cérébrales de logique, déduction et analyse. Ce robot a alors développé une petite étincelle, qu'on peut appeler conscience, et qui reste inactive et non remarquée chez la majorité des êtres humains qui utilisent seulement les circuits robotiques qui furent implantés. Quelqu'un qui s'occupe de cette petite étincelle de conscience, la nourrit, lui permet de se développer de telle sorte qu'il peut détruire ces circuits et prendre effectivement contrôle du corps. Il dépasse toutes les limitations humaines, car il s'est rendu plus humain en dépassant les limites imposées à l'espèce [...] La condition humaine peut être comparée à un individu qui entre dans une automobile très compliquée sans savoir comment la conduire. Le corps physique d'un homme qui n'a jamais cultivé ni développé sa conscience, est comme une automobile qui roule sur une longue distance sans conducteur. » 66 12. Le concept d'alignement : l'unité dans la dualité Nous avons recours au concept « d'alignement » pour expliquer les rapports de force entre 66 Baines, John, The science of love, New York, John Baines Institute, 2008, p 128-129 21 ces deux « mouvements » qui tiraillent l'individualité : la fragmentation, mouvement naturel conduisant à une diminution de la cohérence globale de la personnalité, et l'unification, un mouvement propre aux efforts conscients de l'être lui-même. Ainsi que le formule Jung, « Seul peut résister à une masse organisée le sujet qui est tout aussi organisé dans son individualité que l'est une masse. Je me rends parfaitement compte combien une telle phrase doit paraître incompréhensible à l'homme d'aujourd'hui. Il a oublié la notion qui avait cours au Moyen Âge que l'homme est un microcosme, pour ainsi dire une image en réduction du grand cosmos. […] L'homme a en lui les correspondances du vaste monde, grâce à l'activité réfléchissante de sa conscience d'une part, et d'autre part grâce à sa nature instinctive héréditaire, archétypique, qui l'inscrit dans le monde ambiant ».67 L'alignement est un concept applicable à un niveau individuel, mais aussi à un niveau social. Et au-delà des différents points de vue que l'on peut porter sur la société, ce qui se démarque le plus est la suprématie du principe entropique. La destruction est omniprésente, elle s'est insinuée dans tous les rapports existant entre l'homme et la réalité, que cette réalité soit le cosmos, la nature, la société, l'individu... Et c'est ce « taux » de destruction qui devrait « terroriser » tout individu porté par ce mouvement général. Ce taux de destruction devrait provoquer une réorganisation – un réalignement – à un niveau individuel et social, ce qui ne semble pas être le cas . On remarque plutôt une ségrégation de toute volonté créatrice, s'opposant donc à ce courant principal. La conscience est étouffée, la vie bafouée 68. Un réalignement à grande échelle, qui n'est de toute évidence pas à l'ordre du jour, est nécessaire au changement de « cristallisation » de la conscience collective. Nous sommes donc face à un choix entre deux principes métaphysiques cernés depuis longtemps. Ainsi que l'explique Plutarque, « Le principe générateur et conservateur de la nature se meut vers lui et tend à l'être, et le principe destructif et corrupteur s'éloigne de lui et tend au non-être […] Empédocle donne au principe générateur du bien le nom d'amour et d'amitié, souvent encore il l'appelle « harmonie au doux regard ». Quant au principe du mal, il le désigne sous le nom de « haine pernicieuse », de « discorde sanglante ». Les Pythagoriciens s'expriment en donnant plusieurs noms aux deux principes. Ils appellent celui du bien l'unité, le défini, le stable, le 67 Jung, C.G., Présent et avenir, Paris, Buchet/Chastel, 2004, p.60 68 A ce sujet René Nelli indique : « On sera surpris d'apprendre que toute cette mythologie de la mort a été nettement dénoncée, il y a 700 ans, par les cathares du Languedoc et d'Italie, qui la mettaient sur le compte du Mauvais Principe, pour mieux en dégoûter les hommes. Le dessein de Lucifer – lit-on dans un texte de Muratori concernant les sectes cathares – était de fabriquer avec la matière chaotique des automates qui fissent la preuve que de l'extérieur les êtres animés n'étaient que des machines. […] Comme l'avaient pressenti les cathares – et plus tard Leibniz – on jurerait que l'imagination de « l'Homme-Lucifer » est déterminée à se vouloir par avance anéantie, à tarir la pitié et la merci, comme si elle escomptait que la fin des temps – où tout se ramène à zéro – démontrera, en effet, de façon définitive, que tout n'était vraiment que zéro. » Nelli, René, Lumière du Graal, Paris, Les Cahiers du Sud, 1951, p.323 22 direct, l'impair, le carré, l'égal, le côté droit, le lumineux ; et le principe du mal la dyade, l'indéfini, le mû, le pair, l'oblong, l'inégal, le côté gauche, le ténébreux. Tels sont pour eux les principes qui servent à de fondement à la génération. Anaxagore appelle Intelligence, le principe du bien, et celui du mal, Infini. Platon, qui souvent s'exprime comme d'une manière enveloppée et voilée, donne à ces deux principes contraires, à l'un le nom de « toujours le même », et à l'autre, celui de « tantôt l'un tantôt l'autre ». Mais dans ses Lois, ouvrage écrit par lui dans un âge plus avancé et dans lequel au lieu de s'exprimer d'une façon énigmatique et symbolique, il se sert de ses mots propres, il affirme que le monde n'est pas mis en mouvement par une seule âme, mais par un grand nombre peut-être, et tout au moins certainement par deux. L'une est la créatrice du bien, et l'autre, qui lui est opposée, produit des effets opposés. Il admet encore une troisième nature intermédiaire, qui n'est privée, ni d'âme, ni de raison, ni de mouvement qui lui soit propre, comme quelques-uns l'ont pensé, mais qui, tout en dépendant des deux autres, tend toujours à suivre la meilleure, la désire, la poursuit. »69 SECONDE PARTIE – L'EXPÉRIENCE INTÉRIEURE DE LA RÉUNIFICATION Dans la première partie, nous avons vu que la démarche philosophique peut se comprendre comme une séparation, une négation, qui permet de distinguer deux « mouvements intérieurs » antagonistes. Cette dualité intérieure peut ensuite être décelée dans le monde, et se percevoir comme principe métaphysique en tant que tel, valable aussi bien pour l'individu que pour toute entité collective. La dualité du microcosme se retrouve ainsi dans le macrocosme, nous retrouvons là le principe de correspondance que nous avions évoqué dans l'introduction. Partant de là, nous allons maintenant établir en quoi la conscience, déterminée par la dualité, adopte une organisation susceptible de s'ordonner dans un état plus ou moins chaotique ou ordonné. 1. L'expérience de la nostalgie La réalisation de la dualité intérieure est la conséquence d'un sentiment diffus qui pourrait être décrit comme une « nostalgie des origines ». Déjà Pindare70 mettait en garde le voyageur « Connaissons bien notre route, la portion qui nous est fixée. Ne vas pas, ô mon âme, désirer une vie sans fin ». Seulement, le souvenir de la mort est annulé par les effets du « sommeil », tel 69 Plutarque, Isis et Osiris, Paris, Guy Trédaniel, 1990, p.179 70 Pindare, Néméennes, 6, I-19 23 qu'enseigné par le mythe de la Boîte de Pandore. Il reste malgré tout un sentiment douloureux de nostalgie, une « épine dans la tête », qui rappelle qu'il n'y a pas d'acceptation du monde « profane » sans reniement de soi. En somme, l'oubli de la mort équivaut à une acceptation tacite des effets de la mort, et comme le dit Tchouang-tseu, la « ruine de notre nature » : « La plupart des hommes dans leurs actes violent la loi du ciel, s'écartent de leur nature innée, détruisent leurs sentiments vrais, perdent leur âme originelle et agissent en cela selon la foule. Quiconque néglige le soin de la nature se laisse envahir par les passions qui pullulent comme des roseaux; tout d'abord elles semblent nous soutenir, mais finissent par ruiner notre nature »71. Candrakirti, philosophe indien du Vie siècle déclare pareillement que « croyance obstinée à la réalité du monde » demande un antidote, car même si « la réalité des choses n'est qu'illusion, celle-ci peut néanmoins produire souillure (...) pour ceux qui n'ont pas réalisé leur nature ».72 La personnalité séparée du Moi réel ne fait que réagir aux circonstances extérieures. Chaque aspect de la personnalité croît agir indépendamment, mais sans connexion au « centre », ces aspects – impulsions des programmes – sont en réalité incapables de transmettre la volonté du Moi réel – le « maître », ou « roi » endormi. L'individu ainsi déraciné dérive au fil des aléas de la vie sans aucune direction – sans volonté. L'unification du moi suppose un « centre de gravité » capable de transmettre la volonté du Moi réel. « Le moi se modifie constamment tant que l'homme n'est pas unifié, il est le résultat des événements extérieurs et des chocs provoqués par ceux-ci. (…) Prendre conscience aiguë de cette pluralité est un des motifs de détresse profonde.73 » En d'autres termes, il s'agit d'acquérir un « libre-arbitre », lequel n'est pas « donné » mais est un privilège. « Nous sommes un être inconscient au départ, et après un très très long voyage, nous devons être soi-conscient. »74 Ou comme le dit Jung, « l'homme ne doit pas se dissoudre dans la multiplicité d'éléments incohérents […] La possession par l'inconscient, c'est justement d'être déchiré, morcelé en un grand nombre d'êtres et de choses, c'est une « disjonction ». C'est pourquoi le but du chrétien est, selon Origène, de « devenir un homme intérieurement unifié ».75 D'habitude, l'apparition de la conscience du Moi réel est un phénomène aléatoire et imprévisible. Malgré leur caractère éphémère, ces instants sont de fantastiques points de repères. 71 Lao-tseu, Tchouang-tseu, Lie-tseu, Philosophes taoïstes, Tome 1, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1980, p.289 72 Mulamadhyamikakarikavrtti (ou Prasanapada), I, p. 44-46, cité et traduit par Lilian Silburn, Aux sources du Bouddhisme, Paris, Fayard, 1997, p.183 73 Marie-Madeline Davy, La connaissance de soi, Paris, PUF, 2004 74 Dubuis, Jean, « Commentary on the Path of Flamel », Triad Publishing, http://www.youtube.com/watch? v=vOUZFwk4ztc 75 Jung, C.G., Psychologie du transfert, Paris, Albin Michel, 1980, p.52 24 Ils possèdent toujours une saveur particulière, comme l'ont relaté Ilia Beliaev76 et Needleman.77 La rareté de ces expériences de conscience de soi pose la question de ce qui empêche son émergence dans la vie quotidienne. Le courant qui entraîne les hommes durant leur vie s'oppose à l'effort initiatique de « rappel de soi ». Une fois la cristallisation ordinaire de la personnalité effectuée, son manque d'intégration ne laisse que très faiblement percer la pureté et présence du Moi réel qui reste obscurci par les voiles des habitudes, modèles de pensée, comportements, attitudes, etc. Le moi ne perçant jamais au travers des couches factices de la personnalité, le « goût » de cette 76 Beliaev, Ilia, Tosha, La vie et les enseignements d'un mystère russe, Paris, Accarias, 2004, p.17. « Un jour — je devais avoir dans les quatorze ans — je sortis de la maison et m’arrêtai net. Au-dessus de moi, un ciel clair de printemps, autour, des arbres en fleur. Je fus frappé de stupeur et saisi d’une question indicible : qu’est-ce que tout cela ? Cette question me transperça et m’emplit le cœur de perplexité et de ravissement devant l’insondable secret de l’existence. Je me tournais de tous côtés, bouleversé par ce nouveau monde qui se découvrait soudain devant moi. Tous ces gens, toutes ces maisons alentours n’étaient plus seulement des gens et des maisons. Partout ce secret vivant et stupéfiant était présent. Tout apparaissait, en fait, complètement différent de ce que je pensais et m’imaginais jusque-là. Comment c’était en réalité, je ne le savais pas, mais l’idée que le monde environnant ne portait pas de nom, qu’il était indescriptible et infini, m’envahit avec toute la fraîcheur d’un ravissement jamais encore éprouvé. » 77 Needleman, Jacob, Time and the Soul, San Francisco, Berrett-Koehler Publisher, 2003. « Ces moments existent. J’ai quinze ans ; c’est un jour lumineux d’octobre ; il y a dans la rue une rangée de chênes et d’érables flamboyants ; le ciel est clair, d’un bleu cristallin ; c’est le début de la matinée. Je marchais vers l’école. Seul. Les voitures et camions commencent leur brouhaha matinal. Je ressens dans mes narines et sur mon visage l’air frais, pur et doux. Soudainement, sans raison apparente, je m’arrête. Je m’arrête complètement — il me semble en tout cas. Mais mes jambes continuent à bouger, mes bras se balancent en rythme. Des sentiments de joie et les agréables sensations de mon corps se diffusent en moi et mêlent comme deux rivières rapides. Mais mon esprit — mon esprit est maintenant lent et calme, voguant comme un bateau ouvert sur un lac tranquille. Au même moment, avec une saisissante clarté, je prononce mon nom à haute voix. Je ne me rappelle pas avoir eu l’intention de dire mon nom comme cela, à haute et intelligible voix, et pourtant son affirmation était pleine d’intention et de volonté, une intention que je n’avais jamais connue avant. Je dis mon nom : Jerry. Et j’ajoute : Je suis Jerry. Je suis là. Je suis vivant. Cette expérience ne fait aucun doute. Je suis est apparu en moi alors que je marchais ce matin. Il n’y a aucun doute que je suis est venu d’une réalité hors du temps. C’était depuis mon chez moi, un chez moi plus profond et plus réel que tout ce que j’avais connu avant. A ce moment-là j’étais avec moi simultanément un enfant, un bébé et un vieillard attendant la mort. je suis fit son apparition ; ce serait plus exact de dire : il est venu. Et pourtant je suis était aussi dans le temps. Il allait avec moi, regardait les arbres, la circulation, la rue, les gens. Mais il regardait par des yeux qui servaient un nouveau but. Touchés par je suis, mes yeux ne souhaitaient que voir — ils ne montraient aucune peur ou désir ; mes oreilles ne souhaitaient qu’entendre, elles n’avaient pas d’attirances ou de répulsions ; mes poumons ne souhaitaient que respirer, mes lèvres goûter et parler, mon corps se déplacer dans l’océan de l’air et du temps ; je suis voulait être, simplement être. J’étais né, comme un bébé, mais une autre sorte de bébé, qui n’avait soif de rien, qui ne craignait rien, mais voulait purement et simplement regarder, voir, exister. C’était dépourvu de désir, et pourtant d’une incroyable intensité. Il est venu — comme pour me dire : Pourquoi as-tu attendu si longtemps ? Pas de façon accusatrice, mais avec incompréhension : pourquoi as-tu attendu si longtemps avant de me laisser entrer et être ici avec toi ? Et maintenant, il semblait me dire, laisse-moi grandir ! Et puis, petit à petit, il a disparu. Avec le passage du temps, en grandissant, débutant ma carrière et trouvant de la joie se transformant en tristesse, des triomphes se décomposant en angoisse, des défaites se révélant étrangement de magnifiques cadeaux et ouvertures, comme des passages cachés dans la glace et la pierre, puis en faisant une ou deux grandes erreurs dans ma vie émotionnelle — des erreurs semblables à celles que tout le monde fait, des erreurs qui font vraiment partie de notre structure interne et qui ne peuvent être évitées — en faisant de mon mieux, comme nous le faisons tous, et voyant de plus en plus que le mieux n’était pas suffisant, qu’il ne l’est jamais ; en trompant moi-même et les autres sur mon être intérieur, en recueillant du respect pour ce que je n’étais pas et de l’hostilité pour ce que je n’étais pas, bref, quand ma vie s’égarait, ces moments d’avènement revenaient encore et encore en de rares, en d’imprévisibles instants et conditions. Je me mis à réaliser que ma vie n’avait de sens qu’en ces moments, quand je tombais au beau milieu de ma vie. Je réalisais de plus en plus que la rivière du temps ne m’emmenait nulle part, seulement à la destruction ; mais qu’il y a une autre, une seconde rivière, au sein de la vaste rivière du temps, comme un courant à contre-sens que l’on trouve près des rives d’un fleuve rapide et profond. J’entendis dire que l’on pouvait entrer dans cet autre courant qui mène quelque part d’autre qu’à la destruction. Et avec le soutien de personnes qui cherchaient aussi, qui ont cherché plus longtemps que moi et qui ont trouvé l’aide que les grandes traditions de sagesse tiennent pour nécessaire, j’ai commencé à chercher avec une plus grande intention et précision la source de mon être qui, comme l’a dit Emerson, descend en nous depuis l’on ne sait où. » 25 présence n'est guère connu, il peut même totalement être oublié. Comme le rappelle Evola : « C'est seulement en de rares occasions que cet état s’interrompra, en des moments de vision et de souvenir, durant lesquels le Moi reprend la fonction active de centre, de celui qui domine et dirige les éléments « fatals » de sa vie terrestre. Dimitri Merejkowski [...] s'est servi d'une expression fort heureuse [...] il a parlé de se souvenir du futur. On ne saurait exprimer de meilleure façon le sens de ces moments d'éveil, durant lesquels affleure de nouveau, dans le Moi, l'état du « seigneur de la naissance », du sujet de la liberté transcendantale. [...] C'est au contraire à partir de ce moment-là que l'on peut être suprêmement actif et réaliser l'expérience humaine proprement selon le but dans lequel on l'a voulue, sans confusion du rôle joué par l'acteur qui l'interprète [...] »78 2. La nuit noire de l'âme et l'expérience de la négation comme retour à soi-même Par nature, un centre est immobile. Cependant, l'âme ne semble pas résider au centre, elle est justement décrite par Kierkegaard comme « impatiente et voluptueuse, dans sa hâte de jouir et de s'abandonner79 ». Tout ce qui se meut forme des cycles 80, et Kierkegaard ne parviendra pas à trouver ce point immuable au milieu des cycles 81. Il dira que « toute ma vie est une interjection, rien n'y est cloué à mesure... sur moi tout passe : pensée de passage, passantes douleurs »82. Ce centre est en effet très difficile à définir. Simone Weil le compare à un « vide », quand elle dit « qu'accepter un vide en soi-même, est surnaturel. Où trouver l'énergie pour un acte sans contrepartie ? L'énergie doit venir d'ailleurs. Mais pourtant, il faut d'abord un arrachement, quelque chose de désespéré, que d'abord un vide se produise. Vide : nuit obscure. ».83 Ce vide, paradoxalement, est aussi le point central. « Ce monde auquel je suis lié et que je regarde afin de le connaître, est un monde mouvant, changeant; en observant ces perpétuelles contradictions, me voici obligé de prendre conscience de son incohérence. Je ne puis m'appliquer à connaître ce qui est changeant et qui ne cesse de m'échapper, il me faut donc nécessairement fixer un point immuable. » Boèce parle de ce point immuable, seul garant de la liberté, comme d'un « roi » unique 78 Evola, Julius, Ur et Krur 1927, Introduction à la Magie, Paris, Archè Milano, 1983, p.158 79 Chaplan, Denise, Etude sur In Vino Veritas de Kierkegaard, Presses Univ. de Franche-Comté, 1964, p.28 80 Maupassant : « chaque cerveau est comme un cirque, où tourne éternellement un pauvre cheval enfermé; Quels que soient nos efforts, nos détours, nos crochets, la limite est proche et arrondie d'une façon continue, sans saillies imprévues et sans porte sur l'inconnu. Il faut tourner, tourner toujours, par les mêmes idées, les mêmes joies, les mêmes plaisanteries, les mêmes habitudes, les mêmes croyances, les mêmes écœurements. » 81 « Pourquoi n'avons-nous pas eu le courage de rester pour toujours ensemble, unis en un seul être cosmique ? (...) Mais depuis lors je sus qu'aucun homme ne peut survivre tel qu'il est, brisé en deux, seul. La vie a une fin ici-bas, sur terre, parce qu'elle est fragmentée, éparpillée en une myriade de fragments. Mais celui qui a connu comme moi l'intégration parfaite, cette union inaccessible à l'expérience et à l'esprit humains, celui-là sait qu'à partir d'un certain niveau la vie n'a plus de fin. L'homme meurt parce qu'il est brisé en deux, mais par une grande étreinte il se retrouve lui-même, entier, autonome et éternel... » 82 Kierkegaard, Journal, vol.1, trad. Ferlov et Gateau, 5 vol., Paris, Gallimard (coll. « Les essais ), 1942, p.89 83 Weil, Simone, La pesanteur et la grâce, Paris, Éd. Plon, 1947, p.54 26 « qui trouve son plaisir à avoir beaucoup de concitoyens. »84 La négation de soi revient donc à désamorcer les « programmes » de la « personnalité », dus à « l'influence du monde » pour faire concorder à nouveau cette personnalité avec le « vide central »85. En effet, la condition même d'une réunification de l'individu fragmenté ne peut advenir que d'un point de vue placé au-delà de la dualité86 de l'affirmation et de la négation. Nous songeons ici à l'entrée du Tartare : « Vous qui entrez ici laissez toute espérance ». C'est seulement lorsque cette recherche accapare toutes les ressources intérieures que l'être réalise qu'il ne peut pas passer au travers de la « porte étroite », qu'il doit sacrifier quelque chose pour retrouver l'unité 87. L'être est trop épris de ce que Nietzsche nommait « l'esprit de pesanteur », trop épuisé par une « assez grande quantité d'objets encombrants » dont il faut se débarrasser avant tout ascension. Ceci explique pourquoi, le grand mystique soufi Ibn Arabi déclare avoir entendu 88 en pénétrant dans la ténèbre89, l'injonction suivante « Enlève tes vêtements, abandonne l'eau et les pierres précieuses que tu as conservées avec toi, car tu y es », pour ensuite entendre : « Te voilà maintenant tel que tu es. Vois comme cette ténèbre est bonne, combien sa clarté est puissance et sa lumière éclatante. Cette ténèbre est le lieu d'où se lèvent les lumières divines, elle est la source émettrice des secrets, la matrice d'où proviennent les substances. C'est de cette ténèbre-là que je t'ai fait venir à l'existence, et c'est à elle que je te ramènerai, ensuite tu n'en ressortiras plus. » Le point de vue extérieur à la personnalité est qualifié de « goutte de lumière » ou « Epinoia de la lumière »90, par les gnostiques91, c'est en effet cette fonction qu'il remplit : éclairer et 84 Boèce, La Consolation de Philosophie, Belles Lettres, 2002, p.33 85 Morihei Ueshiba, fondateur de l'Aïkido. « Si vous n'êtes pas relié au vide véritable jamais vous ne comprendrez l'Art de la Paix. ». « Éloignez les pensées restrictives et retournez au vide véritable. Tenez-vous au milieu du Grand Vide. Ceci est le secret de la Voie du Guerrier. [...] il s’agit de se mettre au diapason de l’univers en maintenant la paix autour de soi, en nourrissant la vie et en cherchant à éviter la mort et la destruction. » 86 Shah, Idries Les subtilités de l'inimitable Mulla Nasrudin, Paris, Le Courrier du Livre, 2006, p.91. « Un moine dit à Nasrudin : « J'ai atteint un tel détachement que je ne pense jamais à moi : je ne pense qu'aux autres. Je suis si objectif, répond Nasrudin , que je peux me regarder comme si j'étais un autre. Je peux donc me permettre de penser à moi. » 87 « Il n'y a pas de différence entre la naissance éternelle, la réintégration, et la découverte de la pierre philosophale. Tout étant sorti de l'éternité, tout doit y retourner d'une même façon » Jacob Böhme, De signatura rerum 88 Ibn Arabi, Le Livre des contemplations divines, Actes Sud, 1999, p.56 89 À rapprocher, par exemple, de la « kurunba » des aborigènes australiens : « un océan de force qui soutient la manifestation de l'énergie et de la matière dans le monde matériel » 90 Anonyme, Ecrits gnostiques : La bibliothèque de Nag Hammadi, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, Livre des secrets de Jean 91 « Car étant immortelle, la Sagesse a transmis aux hommes une promesse d'immortalité qui le mythe symbolise par une goutte de lumière. Par elle, l'homme a une âme qui fait de lui le dépositaire privilégié de Dieu même. C'est elle qui le rend capable de penser et de nommer les créatures du monde. Mais la goutte d'essence divine est prisonnière d'un démiurge, Yaldabaôth, qui se l'est appropriée pour la garder dans un corps de chair soumis à la mort. Désormais, les passions enchaînent l'âme à ce corps périssable, parce que le démiurge est jaloux de son immortalité. Pour l'homme, l'ambivalence de sa nature entraîne un déchirement intérieur. Son corps l'attache aux passions charnelles qui le condamnent à la mort, alors que son âme le pousse à tendre vers l'immortalité. » 27 ordonner la personnalité autour d'un centre. C'est aussi ce que Jung nomme le « Soi », c'est-à-dire une unité potentielle, que l'on retrouve sous le terme de « moi fondamental »92 ou « Moi réel ». Ainsi que le dit Bergson, il existe bien un moi « qui implique fusion et organisation », un moi « fondamental » qui ne fait que transparaître derrière les voiles de la « durée ».93 Ce moi central est propre à la dimension verticale, il permet de relier les expressions fragmentaires de soi. Plotin le compare à un « maître de chœur » au centre du cercle des choristes qui chantent et qui dansent.94 3. L'expérience d'intemporalité et l'éternel présent La perception de l'individu, offerte par la conscience du centre, englobe à la fois l'espace et le temps, car elle se trouve à la racine même de l'expérience humaine. Son action induit un nouvel ordre des priorités et des volontés des différents « moi ». Cet effet est très bien traduit par Lucien de Samosate, dépeignant l'attitude présumée d'Héraclite : « Je regarde toutes les choses humaines, ô étranger, comme tristes et lamentables, et rien qui n'y soit soumis au destin : voilà pourquoi je les prends en pitié, pourquoi je pleure. Le présent me semble bien peu de chose, l'avenir désolant : je vois l'embrasement et la ruine de l'univers ; je gémis sur l'instabilité des choses ; tout y flotte comme dans un breuvage en mixture ; amalgame de plaisir et de peine, de science et d'ignorance, de grandeur et de petitesse ; le haut et le bas s'y confondent et alternent dans le jeu du siècle.95 » Le désarroi exprimé par cette formulation est teinté d'une impression d'intemporalité. Ce sentiment est à comparer à la notion de destin, le fatum des Anciens. Dans la tragédie grecque, la fatalité porte le même nom que l'erreur, "atè". Até est le nom de la déesse de l'égarement funeste et des actes irréfléchis, qui de ses pas agiles et légers, enivre les hommes d'hybris et provoque la 92 Voir Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience. « Distinguons donc, pour conclure, deux formes de la multiplicité, deux appréciations bien différentes de la durée, deux aspects de la vie consciente. Au-dessous de la durée homogène, symbole extensif de la durée vraie, une psychologie attentive démêle une durée dont les moments hétérogènes se pénètrent; au-dessous de la multiplicité numérique des états conscients, une multiplicité qualitative; au-dessous du moi aux états bien définis, un moi où succession implique fusion et organisation. Mais nous nous contentons le plus souvent du premier, c'est-à-dire de l'ombre du moi projetée dans l'espace homogène. La conscience, tourmentée d'un insatiable désir de distinguer, substitue le symbole à la réalité, ou n'aperçoit la réalité qu'à travers le symbole. Comme le moi ainsi réfracté, et par là même subdivisé, se prête infiniment mieux aux exigences de la vie sociale en général et du langage en particulier, elle le préfère, et perd peu à peu de vue le moi fondamental » 93 Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, 1888, p.59 94 Plotin, Ennéades, III, « Puisque ce que l'âme recherche est l'Unité, puisque ce qu'elle veut contempler est la source de toute réalité, c'est-à-dire le Bien et l'Unique, elle ne doit pas se retirer du plan primordial pour sombrer dans le plan de l'inférieur, mais plutôt renoncer aux objets des sens et de l'existence la plus rabaissée pour se tourner vers ceux de l'existence la plus exaltée... » 95 Lucien de Samosate, Les sectes à l'encan, XIV, http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Lucien/encan.htm 28 dévastation parmi les mortels. Comment révoquer dès lors, la puissance de la démesure dans le monde et sa perpétuelle action. Héraclite nous donne raison : « le caractère humain n'a pas de mesure » par rapport au divin, il « faut éteindre la démesure plus encore que l'incendie ». Lorsque Aristote évoque l'hybris, le fait de « maltraiter et d'affliger à propos de circonstances qui causent de la honte à celui qui en est l'objet, et cela dans le but (...) d'y trouver une jouissance », il explique que ce mépris donne l'illusion d'avoir un avantage ou une supériorité, ce qui inscrit aussitôt l'individu dans une temporalité. La naissance de cette illusion de temporalité nous est connue surtout par l’œuvre de Mircea Eliade, historien des religions qui examina l'apparition du concept de « présent continu », en opposition au « Temps sacré » de l'homme religieux des sociétés primitives et archaïques. De même, pour les philosophes grecs, pythagoriciens, stoïciens, platoniciens, perdurait la notion de temps cyclique, de durée cosmique, de retour éternel (anakuklesis96), qui avec le judéo-christianisme millénariste laissa place à une vision eschatologique messianique et donna « naissance au mythe du progrès indéfini, à l'optimisme américain et au culte de la jeunesse et de la nouveauté »97. Une partie de soi appartient au temps, une autre n'appartient pas au temps. L'expérience de la vie se situe dans le temps, mais plus elle est vécue en conscience, moins le temps n'a de « réalité ». Le temps est subjectif et dans un état modifié de conscience, il n'a pas la même valeur. 98 Ainsi, la partie véritablement éternelle de l'individu est littéralement « hors du temps ». Ce qu'a pressenti le poète initié T.S. Eliot était juste, il y a un « point de quiétude » qui ne se trouve pas dans la « durée ». « Être conscient, c'est ne pas être dans le flux du temps. »99. La perception de temps est, selon Mouravieff, dépendante de l'alignement de la personnalité avec le moi réel, impersonnel. La créative exaltation du moi réel n'existe que dans le « présent », le point central est donc indissociable de la sensation du « Présent » . « Être veut dire être dans le Présent. Car dans l'Avenir nous ne sommes pas encore et dans le Passé nous ne sommes plus. » 96 Mircea Eliade, Le sacré et le profane, éd. Gallimard, 1965, p.95 97 Mircea Eliade, La nostalgie des origines, éd. Gallimard, 1971, p.168 98 Voir Audrey Mouge, « Le temps, une illusion ? », 19 juillet 2012, INREES, http://www.inrees.com/articles/le-tempsune-illusion/ 99 Eliot, T.S., Quatre quatuors, trad. Claude Vigée, The Menard Press, p.10-12. « Va t'en, va-t'en d'ici, va-t'en, dit l'oiseau, l'espèce humaine / Ne peut porter un grand poids de réalité / Temps passé et temps futur / Ce qui aurait pu être et ce qui a été / Pointent vers une seule fin, qui est toujours présente […] / Au point de quiétude du monde qui tournoie. Ni dans la chair, ni désincarné ; / Ni provenance ni visée ; au point de quiétude, c'est là qu'est la danse, / Mais sans arrêt ni mouvement. Ne l'appelez pas fixité, / Le lieu où le passé et l'avenir se joignent. Ni exode ni élan, / Ni ascension ni déclin. N'était le point, le point de quiétude / La danse n'aurait pas lieu, or il n'y a rien que la danse. / Je puis dire seulement : là nous avons été ; mais je ne saurais dire où. / Et je ne peux dire combien de temps, car ce serait le situer dans la durée. […] / Temps passé et temps futur / Ne permettent que très peu de conscience. / Être conscient, c'est ne pas être dans le flux du temps. » 29 Mouravieff suggère une autre définition du présent, qui ne serait pas simplement une « ligne de démarcation entre le passé et le futur », mais plutôt une « étendue » proportionnelle à la conscience.100 4. L’expérience du point central comme réunion des fragments L'alignement de la personnalité sur le « présent intemporel » du « moi réel » répond à un appel, ainsi que Raymond Lulle l'explique par la métaphore de l'ami et de l'aimé. « L'Aimé et l'Amour vinrent voir l'Ami qui dormait. L'Aimé appela son Ami, et l'Amour le réveilla. Et l'Ami obéit à l'Amour et répondit à son Aimé ».101 Chaque « réponse » de la personnalité équivaut à une activation de ce « moi objectif » qui constitue le « centre magnétique » autour duquel va se relier harmonieusement la totalité de l'individu. Ces « appels » seront ressentis comme une « épine » douloureuse, rappelant à soi le besoin impérieux de « sortir du film », ce « roman » de la vie. A ce moment-là, l'individu est placé devant le choix de continuer à suivre les influences du monde ou de s'y opposer.102 Si ce travail de réunion n'est pas accompli suffisamment vite, il s'opère automatiquement une fragmentation de la personnalité. Cet effort conscient est souvent comparé à une quête. Dans la Conférence des Oiseaux103 le centre magnétique est symbolisé par la Huppe qui réunit les trente oiseaux pèlerins pour partir à la recherche de Simurgh, leur roi. Comme le souligne Berdiaev : « L’homme crée sa personne et dans la puissance créatrice il exprime cette personne. Dans l’autoconstruction du moi, de la personne, l’esprit humain accomplit un acte créateur de synthèse.104 . Un effort créateur de l’esprit est nécessaire pour empêcher la désagrégation du moi, 100 Mouravieff, Ecrits sur Ouspensky, Gurdjieff et sur la Tradition ésotérique chrétienne, Paris, Dervy poche, 2008 101 Lulle, Raymond, Livre de l'Ami et de l'Aimé, Montpellier, La Différence, 1989, p.145 102 Mouravieff, Op.cit., p.56 103 Attar, La conférence des oiseaux, Paris, Seuil, 2002 104 Lobaczewski, Andrew M., Ponérologie politique, Castelsarrasin, Pilule rouge, 2006. Lobascezwski s'inspire ici de Dabrowski : « Nos personnalités passent par des périodes destructives résultant de causes diverses, particulièrement quand nous souffrons ou nous trouvons devant des phénomènes qui ne sont pas en accord avec notre expérience ou notre imaginaire. Ces périodes de "désintégration" sont souvent désagréables, mais pas toujours. Un bon travail de mise en scène permet par exemple de faire l'expérience d'un état de désintégration, tout en effaçant les côtés déplaisants et en fournissant des idées créatives qui permettront une réintégration de la personnalité. Le bon théâtre provoque dès lors l'état connu sous le nom de catharsis. Un état de désintégration oblige à l'effort mental pour le surmonter et retrouver l’homéostasie active. Le fait de dépasser cet état en corrigeant nos erreurs et en enrichissant notre personnalité, est un processus adéquat et créatif de réintégration qui mène à un niveau plus élevé de compréhension et d'acceptation des lois de la vie, à une meilleure compréhension de soi-même et des autres, et à une sensibilité plus développée dans les relations interpersonnelles. Notre ressenti confirme lui aussi le retour réussi à un état de réintégration; les circonstances déplaisantes par lesquelles nous sommes passés sont chargées de sens. C'est ainsi que l'expérience nous prépare à mieux affronter les situations ultérieures de désintégration. Cependant, si nous n'avons pas réussi à maîtriser les problèmes qui se sont présentés à nous parce que nos réflexes ont été trop rapides à repousser et substituer dans notre conscience ce qui était inconfortable, notre personnalité 30 le dédoublement et la décomposition de la personne. L’homme n’est pas seulement appelé à la puissance créatrice comme activité dans le monde et sur le monde, mais il est lui-même puissance de création et sans cette puissance il n'a pas de personnalité. L'homme est un microcosme et un microthéos. Il n'est une personne que quand il ne veut pas être partie de quelque chose ou être composé de parties. La figure de l'homme est unité créatrice. Le moi se décompose et s'émiette dans ce temps accéléré, comme le temps lui-même et chaque instant du temps. L'intégrité et l'unité du moi sont liées à l'intégrité et à l'unité de l'indécomposable présent, de l'instant en sa valeur plénière, qui n'est plus un moyen pour l'instant suivant. Mais c'est dire que l'intégrité, l'unité et l'approfondissement du moi supposent la contemplation, car l'instant dans sa valeur plénière, l'instant indécomposable, est l'instant de la contemplation qui se refuse à être un moyen pour l'instant suivant, qui est communion avec l’éternité. L'intégralité et l'unité sont engendrées par le travail de l’esprit et c’est elles qui constituent la personnalité. L'individu naturel n'est pas encore une personne et l'immortalité ne lui est pas inhérente. N'est naturellement immortelle que l'espèce. L'immortalité se conquiert par la personne et désigne une lutte en faveur de celle-ci ».105 C'est pourquoi le centre magnétique induit une urgence. Il permet de répondre aux « chocs » de conscience que reçoit la personnalité106. 5. Métaphores du souverain intérieur (egemonikon) subit une égotisation [NdE : Semblable au retrait narcissique] rétroactive tout en n'étant pas libérée du sentiment d'échec. Les résultats en sont une dégénérescence : la personne devient plus difficile à vivre. Si nous n'avons pas été à même de remédier à cet état de désintégration parce que les circonstances qui l'ont provoqué ont été trop dramatiques ou parce que nous n'avons pas pu disposer d'informations essentielles à la reconstruction, notre organisme réagit par une névrose » 105Berdiaev, Nicolas, De la destination de l’homme, Essai d’éthique paradoxale, 1931. 106Castaneda, Carlos, Histoires de pouvoir, Paris, Gallimard, 1974, p.177. « En certaines occasions, ou dans des circonstances spéciales, quelque chose dans le tonal même prend conscience qu’il y a en nous une partie qui lui échappe. C'est comme une voix venant des profondeurs, la voix du nagual. Tu vois, la totalité de nous-mêmes est une condition naturelle que le tonal ne peut pas effacer complètement, et il y a des moments, surtout dans la vie d’un guerrier, où cette totalité se manifeste. C’est dans ces circonstances-là que nous pouvons nous interroger sur nous et évaluer ce que nous sommes. « J’étais préoccupé par ces chocs que tu avais ressentis, car c'est la façon dont le nagual émerge. C’est à ces moments-là que le tonal prend conscience de la totalité de l'être. Cela se manifeste toujours par un choc, car cette prise de conscience rompt le calme dans lequel nous sommes installés. Cette prise de conscience correspond, d'après moi, à la totalité de l'être qui va mourir. L’idée est qu'au moment de la mort, autre paire du couple véritable, le nagual entre en action, et ces états de conscience, ces souvenirs et ces perceptions emmagasinés dans nos genoux et dans nos cuisses, dans notre dos, dans nos épaules et dans notre cou, commencent à se dilater et à se désintégrer. Sans la force intégrante de la vie, tous ces éléments se séparent, à la manière des perles d'un collier cassé et sans fin. » (...) La totalité de nous-mêmes est quelque chose d'insaisissable, dit-il. Nous n’en avons besoin que d’une petite partie, pour exécuter nos tâches vitales, même les plus complexes. Pourtant quand nous mourons, nous mourons avec la totalité de nous-mêmes. Un sorcier pose donc la question suivante : « S’il nous faut mourir avec la totalité de nous-mêmes, pourquoi ne pas vivre alors avec elle ? » 31 Kudsi Erguner107 déclare que l'homme est tel un chariot tiré par des milliers de chevaux. Il s'agit donc de créer une harmonie entre les chevaux qui tirent ce même chariot afin que leurs forces et leurs motivations s'unissent. Cette allégorie que l'on retrouve dans les sources les plus anciennes108 permet de se représenter et de garder à l'esprit la condition actuelle de l'homme. L'attelage109 représente la structure de l'homme : son corps physique est figuré par le carrosse; les chevaux représentent les sentiments et les passions; le cocher est l'ensemble des facultés intellectuelles et la raison. La personne assise dans le carrosse est le maître. Seul ce dernier peut accéder à l'immortalité. L'immortalité, pour les Anciens, n'était pas une abstraction philosophique, mais une réalité atteignable par la connaissance initiatique qui « confère à celui qui l’embrasse et la cultive, l’intégrale sagesse »110. C'est la doctrine de la philosophie pérenne, ou sophia perennis, propres aux initiés des Mystères, qu'ils eussent pour nom Homère, Virgile, Ovide, Platon, Plutarque, ou Apulée. Plusieurs autres allégories traditionnelles nous renseignent sur le processus de ré-émergence d'un Soi immaculé, portant à nouveaux ses rayons là où auparavant régnait confusion et désordre. Dans une de ces allégorie111 l'homme est comparé à une maison sans Maître ni intendant, occupé par une multitude de serviteurs. Chacun s'efforce d'être le maître, de sorte que la maison est menacée des plus graves dangers. Seul espoir : que les serviteurs les plus sensés se réunissent et élisent un indentant temporaire, pour que le Maître revienne – c'est-à-dire, qu'un centre magnétique se forme pour que puisse régner le Moi réel. Celui-ci ne peut apparaître qu'au moment où l'homme se libère des milliers de petits attachements et d'identifications : attachement à l'imagination, attachement à la stupidité, attachement aux souffrances. Par ce travail la personnalité est ainsi confrontée, du moins indirectement, à sa propre mort. Georgette Leblanc note à ce propos : 107 Erguner, Kudsi, La Fontaine de la Séparation, L'isle-sur-la-Sorgue, Le bois d'Orion, 2000 108Rapportée par Boris Mouravieff, op. Cit., p.16 109Baines, John, The science of love, New York, John Baines Institute, 2008, p.125 « Dans son état normal, le système tout entier est en parfait état de fonctionnement : le cocher tient fermement les rênes en mains et conduit l'équipage en suivant la route que lui a indiquée le maître. Mais ce n'est pas ainsi que les choses se passe dans l'immense majorité des cas. Tout d'abord, le maître est absent. L'équipage doit aller le chercher pour se tenir à sa disposition. Tout est en mauvais état : les essieux ne sont pas graissés et crissent; les roues sont mal fixées; le timon a un jeu dangereux; les chevaux, bien que de race noble, sont sales et mal nourris; les harnais sont usés et les rênes ne sont pas solides. Le cocher dort. Ses mains ont glissé sur ses genoux et tiennent à peine les rênes qui peuvent à tout moment leur échapper. L'attelage avance malgré tout, mais d'une manière qui ne présage rien d'heureux. En effet, abandonnant la route, il s'engage sur une pente de sorte que le carrosse pousse maintenant les chevaux qui n'arrivent pas à le retenir. Plongé dans un profond sommeil, le cocher oscille sur son siège et risque de tomber. Un triste sort attend évidemment un tel attelage. Cette image offre une analogie très poussée avec la condition de la plupart des hommes et mérite d'être prise comme objet de méditation. Nous pouvons comparer l'homme et ces forces à une armée sans général, mais avec de nombreux officiers, chacun donnant des ordres contradictoires. Ces soldats sont confus et ne savent pas à qui obéir et finissent par se battre entre eux. Le "Moi" devrait agir comme un général avec son armée et imposer ses ordres tout le temps, de sorte que la lutte soit fructueuse et non futile, comme ceux qui tous les jours luttent fortement et tenacement pour n'obtenir en fin de compte aucun résultat. Il est donc essentiel d'établir un ordre dans le corps physique. » 110Fulcanelli, Les Demeures Philosophales, Paris, Pauvert, 1976, p.83 111 Citée par Ouspensky, Fragments d'un enseignement inconnu, Paris, Stock, 2003. p.95 32 « Beaucoup d'amis m'ont submergée de questions et conseils. "Ne regardez jamais en vous-même, c'est fatal!" ou "Quoi faire de sa vie quand on a perdu toutes ses illusions?" J'ai répondu : "C'est comme si un paysan déclarait : On a arraché toutes les mauvaises herbes dans mon champ, que puis-je faire de ma terre à présent ? »112 6. La réunion des fragments comme acte d'équilibrage La connexion avec le Moi réel – seul à pouvoir témoigner de la justesse des actes de la personnalité – demande un équilibre parfait, car la connexion n'est effectuée qu'au travers de ce point central. Mark Hedsel, dans The Zelator, nous montre que cette notion était bien connue du mouvement médiéval qui donna naissance aux troubadours. 113 « La Voie du Fou n'est pas facile, car elle implique un acte d'équilibrage, dans lequel le Fou peut tomber et devenir un imbécile. C'est une voie rusée, une voie d'étrange connaissance. C'est ''la Voie Qui n'en Est pas Une" - "la Voie qui Ne Peut être Nommée". »114 Le même concept est présent chez Olga Kharitidi, qui dédie un passage de son livre Master of Lucid Dreams aux prouesses d'une troupe d'acrobates à Samarkand 115 : « Notre conscience doit être organisée pour réaliser son potentiel. Les côtés droit et gauche de notre cerveau doivent garder l’équilibre et le silence quand le point central traverse une expérience.» Ce « fil » d'équilibriste, ou « fil d'Ariane » alchimique, se retrouve aussi dans le symbole antique du labyrinthe, tout aussi évocateur de ce processus d'alignement qui demande les mêmes tours et détours avant de découvrir le centre. La maîtrise du geste le plus simple pour atteindre la cible demande à la fois connaissance et inspiration.116 Mouravieff associe d'ailleurs la personnalité à une « pelote » qui doit être démêlée « Nous comparerons la Personnalité à une pelote, dont on ne peut dérouler le fil que si on le prend par le début; la découverte de ce trait fondamental permettra au Fidèle de débuter utilement dans le travail en vue d'équilibre et de développer sa Personnalité ».117 L'homme tisse son expérience à un niveau subtil, là où son 112 Leblanc, Georgette, La machine à courage, Paris, Le Temps retrouvé, 1947, p.206 113 Wettstein, «Mezura», L'idéal des Troubadours, Thèse, Zurich, 1945, p.27 114 Hedsel, Mark/Ovason, David, The Zelator, A modern initiate explores the ancien mysteries, Weiser Books, 2000 115 Kharitidy, Olga, Master of Lucid Dreams, Santa Barbara, Hampton Roads Publishing, 2001, p.98 « Quand je les observe marcher ainsi sur le câble, cela me rappelle que leur démarche ressemble à la façon dont nous organisons nos expériences de la vie. Et ils le font consciemment. C’est pourquoi je t’ai dis que les acrobates pratiquaient une discipline particulière. Il y a toute une philosophie derrière leurs actes, et après l’avoir accepté, elle est leur meilleur filet de sécurité. Ils ne peuvent pas chuter à moins d’avoir peur. Cela vaut pour eux trois, ceux qui sont assis sur les côtés et celui qui les porte de l’autre côté. Tous les trois doivent être sans peur. De même, notre conscience doit être organisée pour réaliser son potentiel. Les côtés droit et gauche de notre cerveau doivent garder l’équilibre et le silence quand le point central traverse une expérience. » 116 Bouchet, Pascal, Alchimie et voie intérieure, Toulouse, Michel d'Orion Editions, 2003, p.6 « La quête du point commun reliant toute chose est le plus sûr guide pour nous sortir de la complexité apparente de cette science. C'est le fameux fil d'Ariane qui nous permettra d'entrer et sortir sans se perdre dans le labyrinthe tortueux du mental, afin d'y percer le secret voilé sous la forme terrifiante et dévorante du Minotaure » 117 Mouravieff, Ecrits sur Ouspensky, Gurdjieff et sur la Tradition ésotérique chrétienne, Paris, Dervy poche, 2008, 33 attention réside, là où s'emmêle, où se démêle, son éternité et sa destinée. Robert Régor Mougeot, auteur de Du Fil de la Vie au tissage de toutes choses118, propose une excellente étude sur le symbolisme du fil et du tissage, comme structure même de l'univers et de la conscience. Le « milieu » est ainsi ce « vide » dans lequel les fils s'organisent. Ce n'est qu'à partir de ce « vide » qu'il est donc possible d'agir sur le « destin ». Comme le rappelle le soufi Shabestari, « Toutes les vertus se trouvent dans un juste milieu, éloigné à la fois de l’excès et du manque. Le juste milieu est la "voie étroite" (…) aussi fine et acérée que le fil de l’épée. »119 7. Métaphores du centre Le centre de gravité est le point d'équilibre où les réalités se croisent, il est représenté par un œil, une source, un astre, un soleil, ou encore un lac 120, un miroir121... c'est une porte, qui permettrait l'accès à une réalité qui englobe toutes les réalités.122 « Du véritable soleil, nous ne saisissons en effet rien d'autre que la lumière et la chaleur, et le reste de ses propriétés ne nous est connu que par voie de déduction. La conscience émane semblablement d'un corps obscur, le moi, cette condition indispensable de toute conscience, celle-ci n'étant pas autre chose que l'association p.337 118 Mougeot, Robert Régor, Du tissage des formes aux entrelacs de la vie, 2004, http://sens-desentrelacs.wifeo.com/index.php « L’homme est fermement convaincu qu’il veille, qu’il est éveillé, mais en réalité, il est pris dans un filet de sommeil et de rêve qu’il a tissé lui-même. Plus ce filet est serré, plus puissant règne le sommeil. Ceux qui sont accrochés dans ses mailles sont les dormeurs qui marchent à travers la vie comme des troupeaux de bestiaux menés à l’abattoir, indifférents et sans pensée. Les rêveurs voient à travers les mailles un monde grillagé, ils n’aperçoivent que des ouvertures trompeuses, agissent en conséquence et ne savent pas que ces tableaux sont simplement des débris insensés d’un tout énorme. » 119 Shabestarî, La roseraie du mystère, Paris, ed. Sindbad, p.64 120 Kharitidi, Olga, La chamane blanche, Collection de poche, Pocket, Paris, 2004. « Il y a en chacun de nous cet espace intérieur, mais au cours de la vie de la plupart des gens, il devient de plus en plus petit. En traversant la vie, le monde autour de nous essaie de remplir et de tuer cet espace intérieur, ton Lac de l'Esprit. Beaucoup de gens le perdent totalement. Leur espace est occupé par des légions de soldats étrangers, et il meurt. Tu as maintenant expérimenté cet espace en toi-même. Tu le connais. Tu n'auras plus peur du monde autour de toi. Ton espace ne sera jamais rempli d'autre chose que de toi-même, car maintenant que tu l'as expérimenté, tu peux reconnaître son impression et sa pulsation. Tu continueras à l'explorer. Plus tard tu découvriras aussi qu'il y a un Être Intérieur important qui vit là. Tu devras rencontrer et comprendre cet Être Spirituel. […] La seconde chose est le plus grand secret que je pourrais te dire. Nous avons comme tâche de construire deux choses durant nos vies physiques. Notre première tâche est de construire la réalité physique dans laquelle nous vivons. La deuxième tâche la création de nous-mêmes — de ce moi qui vit à l'intérieur de cette réalité extérieure. Les deux tâches demandent une attention égale. Maintenir l'équilibre entre elles est un art très ancien et très exigeant. Dès que l'on oublie une tâche, l'autre peut nous piéger et nous faire son esclave pour toujours. C'est pourquoi le Lac de l'Esprit, la maison de l'Être Intérieur, est vide et mort chez tant de personnes. Ils en viennent vraiment à croire que le monde extérieur est le seul qui mérite leur attention. Tôt ou tard ils se rendront compte de leur erreur. » 121 Voir Bonhomme, Julien, Le miroir et le crâne, CNRS, Paris, 2006 122 Jung, C.G., Mysterium conjunctionis, Paris, Albin Michel, 1980, Tome 1, p.39. « Le centre, origine et terme, « oceanus sive mare magnum », est désigné en un autre endroit comme un « circulus exiguus », et un « médiateur » qui « fait la paix entre les ennemis ou éléments, si bien qu'ils s'aiment entre eux en un mutuel embrassement ». Le petit cercle intérieur correspond à la fontaine mercurielle du Rosarium […] En tant que représentant le « Mercure plus spirituel, plus parfait, plus noble », il est donné comme étant proprement la substance mystérieuse, et le texte observe à ce sujet : « Seul l'esprit pénètre tout, même les corps les plus solides » 34 d'un objet ou contenu et du moi. Le moi, cette réalité dans laquelle on suppose ou l'on feint de voir la chose la mieux connue de toutes, est, en fait, un phénomène des plus complexes qui renferme en lui des obscurités insondables. […] Le corps rayonnant du soleil, ce sont le moi et son champ de conscience […] Cette importance du moi, que l'on ne saurait surestimer si l'on considère son rôle à l'égard de la réalité, explique pourquoi cette particule infinitésimale de l'univers mérite d'être personnifiée comme soleil, avec tout ce que cette image implique. […] le moi est le mystérieux arcane, la substance fugitive et la pierre recherchée. »123 Ce centre de gravité rayonnant est appelé par Karl von Eckartshausen les « yeux de l'âme », concept très présent dans le mysticisme allemand.124 Ces yeux doivent être purifiés sans quoi ils restent obscurs125. Leur pureté détermine donc le « taux » d'absorption de la réalité « actualisée » par le noyau spirituel, un noyau essentiel en-dehors de l'espace-temps, dans une réalité où n'existe qu'un éternel moment « présent ». Tous les « espace-temps » que pourra expérimenter l'être manifesté sont déjà réalisés dans ce présent. Comme le dit Wilfrid Delnord, « A l'instant précis où la musique vous émeut, vous pouvez, si vous êtes intuitif, percevoir comment le passé, le présent et l'avenir de sa mélodie se télescopent en un seul point - un point qui est votre conscience. En un sens, à cet instant là, vous mettez, si j'ose dire, un pied dans l'ordre impliqué. Une partie de vous se met à participer consciemment à ce "réel primaire" qui est l'implication de notre espace-temps". Et Patrice Van Eersel d'ajouter un peu plus loin "Tout au fond de notre mémoire, au nœud central de notre conscience, là où se croisent notre volonté et notre capacité à ressentir, il y aurait donc un trou ? Un trou par où nous échapperions à l'espace-temps ? »"126 8. Le développement du centre L'attention est comparable à la pratique du « rappel de soi » enseignée par Gurdjieff. Elle se rapproche aussi du « satipatthana » de tradition bouddhique et de la « veille » de la tradition chrétienne. La faculté d'attention n'est jamais très développée chez l'homme en général. L'attention, se manifeste rarement mais laisse toujours une trace profonde dans la mémoire. Simone Weil lui donne plus d'importance que la volonté, et, se référant à Malebranche, explique que l'âme s'y refuse avec autant de véhémence que le corps s'oppose à la fatigue. Le travail consiste à 123 Jung, C.G., Op.cit., p.151 124 Voir les Paradoxa Emblemata de Freher ou encore Boehme pour des exemples. 125 Von Eckartshausen, Karl, The Principles of Higher Knowledge, Salt Lake City, Merkur Publishing, 1989, p.23. « Les Yeux de l’Âme doivent être joyeux. (…) Seule l'eau claire et calme laisse voir le reflet du Soleil. La lumière du Soleil se trouble dans les torrents bruyants des montagnes et les eaux sombres et boueuses » 126 Delnord, Wilfrid, « Le corps, le souffle et la pensée », http://wilfrid.delnord.free.fr/le_corps_le_souffle_et_la_pensee.html 35 soumettre la personnalité aux injonctions de l'âme, c'est-à-dire la partie de l'individu qui n'est pas soumise à ce monde, et qui est constitué de ce « fond » essentiel. Comme le dit Shabestarî, « Le connaissant est celui qui connaît l’Être même, / Celui qui est témoin de l’Être absolu. / Il ne perçoit d’autre être que l’Être / Et rejette au loin sa propre existence. ».127 Dans cette direction donnée à la personnalité, nous retrouvons ce travail d'harmonisation 128, ce principe de correspondance que nous évoquions, rejoignant par là les principes de l'alchimie étudiés par Jung. Selon Eugène Canseliet, l'alchimie est précisément cette « volonté d'élévation, de progression constante » visant à atteindre un « état de conscience découlant pour l'homme du phénomène d'harmonie qui peut s'établir entre le rythme de son âme et celui de l'âme universelle. » Par cette voie, suivie laborieusement, « la créature peut échapper à la sphère limitée, ô combien décevante, de l'individu et de sa collectivité ». En alchimie donc, la première phase, l’œuvre au noir, est déterminante pour le reste des opérations. « Ces dissolutions, ébranlements et ablutions exaucent pour ainsi dire la prière de l'âme enfermée au centre de la terre : les verrous des enfers sont brisés. En termes psychologiques, ce qui s'était consolidé en convictions immuables – plus encore : la personnalité toute entière – se dissout et s'ouvre à de nouvelles réalités, le moi se prépare à recevoir les influences du Soi »129 Retrouver l'essence source de vie, est le propre même de la gnose, comme dans le Discours sur la régénération : « La vision intellectuelle de soi qui provoque la régénération consiste "à ne plus former ses représentations sous la figure du corps à trois dimensions" (CH, XIII, 13). Cela implique une mutation de la conscience. Il faut s'abstraire de l'environnement des objets visibles, afin de "se rendre étranger au monde" (CH XIII, 1). Il faut aussi rejeter l'évidence illusoire que le moi des autres est contenu dans leur corps : "tu me vois, mon enfant, avec les yeux, mais ce que je suis, tu ne peux pas le comprendre en me regardant avec les yeux du corps et par la vue sensible" (CH XIII, 3). […] On abolit ainsi la différence entre "l'homme matériel", composé des quatre éléments, et "l'homme essentiel" (CH, I, 15) […] A ce moment-là, on se sent une faculté euphorique d'ubiquité, on s'élève au-dessus du temps, on devient Eon comme Dieu. La vision de soi-même se change ainsi en vision du Tout ».130 Il est donc fait état 127 Shabestarî, La roseraie du mystère, ed. Sindbad, p.49 128 Selon Jeanne de Salzmann : « Vous voyez ce côté, le côté mécanique, et vous savez que quelque chose existe de l’autre côté. Qu’est-ce qui peut établir le lien entre les deux ? Quelquefois il est possible de se placer au milieu. […] Pour pouvoir amener une énergie supérieure au contact avec la Terre, l’homme doit avoir une relation harmonieuse, un juste échange, entre ses centres. » « Il y a trois forces — celle du corps, celle du penser et celle du sentiment. Si elles ne sont pas ensemble, également développées et en harmonie, il ne peut s’établir une relation stable avec une force supérieure. Tout dans le Travail est une préparation à cette relation. C’est le but du Travail. L’énergie supérieure veut descendre au niveau du corps, mais elle ne le peut pas sans notre travail. C’est seulement en travaillant que vous pouvez réaliser ce pourquoi vous êtes là et participer à la vie du cosmos. » (in Ravindra, Ravi, Un cœur sans limite, Halifax, Shaila Press, 2002) 129 Von Franz, Marie-Louise, Aurora Consurgens, le lever de l'aurore, Paris, Ed. La fontaine de pierre, 1982, p.294 130 Anonyme, Ecrits gnostiques : La bibliothèque de Nag Hammadi, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,2007, p.944 36 d'une renaissance, comme l'explique Angélus Silésius sous forme poétique : « Mon corps est une coquille où un petit poussin / Veut être couvé pour être éclos de l’Éternel Esprit »131 Quand la personnalité désormais reliée au centre magnétique reçoit les énergies nouvelles qui lui permettent de passer d'un état solide à un état liquide puis enfin gazeux 132, cette transformation enfante une conscience capable de percevoir un monde dit spirituel. Cette nouvelle « hyperconscience » est décrite comme un « organe de perception de la vérité» par le mystique allemand Karl von Eckartshausen, peut-être l'un des auteurs les plus précis sur ce processus.133 Sur le résultat de ce travail intérieur, et ce fondement de soi-même en dehors du temps, il est difficile de parler. Son environnement correspond de près à la réalité « quantique », une mer énergétique créatrice et illimitée : le point zéro du champ magnétique, un océan de vibrations subatomiques. Il s'agit en fait du « vide » des traditions mystiques. Faridoddin 'Attar, dans un chapitre dédié à « La Naissance de l'Âme », évoque le sort134 de celui qui n'a pas rejoint à temps sa contrepartie énergétique, c'est-à-dire « substitué l'âme au corps, gagné le corps à l'âme »135 C'est un 131 Silesius, Angelus, Le pèlerin chérubinique, Paris, Les éditions du Cerf, 1994, p.119 132 Selon Mouravieff 133 Von Eckartshausen, Karl, La nuée sur le sanctuaire, Livres mystiques, 09/2012, http://livresmystiques.com/partieTEXTES/Echkartshausen/Lanuee1/introduc.html « Plus un corps a d’organes pour la réception, le développement et la propagation d’influences diverses, plus certainement son existence est riche et, parfaite, parce qu’il a plus de potentiel vital. Mais plusieurs forces peuvent dormir en nous pour lesquelles nous n’avons point d’organes, et qui par conséquent ne peuvent pas agir. Ces forces latentes peuvent être éveillées, c’est-à-dire, que nous pouvons nous organiser nousmêmes pour qu’elles deviennent actives en nous. L’organe est une forme dans laquelle une force agit ; mais toute forme consiste dans la direction déterminée des parties vers la force agissante. S’organiser pour l’action d’une force veut dire simplement, donner aux parties une telle forme ou situation, afin que la force puisse y agir. C’est en cela que consiste l’organisation. Maintenant, de même que pour un homme qui n’a point d’organes, point d’yeux pour la lumière, la lumière n’existe réellement pas, lorsque cependant tous ceux qui ont cet organe en jouissent ; ainsi beaucoup d’hommes peuvent ne pas jouir de quelque chose dont d’autres peuvent jouir. je veux dire qu’un homme pourrait être organisé de telle sorte qu’il sentirait, entendrait, verrait, goûterait des choses qu’un autre ne pourrait sentir, ni entendre, ni voir, ni goûter, parce que l’organe lui manquerait. Ainsi, dans ce cas, toutes les explications seraient infructueuses ; car l’un mêlerait toujours les idées qu’il aurait reçues par son organe particulier avec les idées de l’autre, et il ne pourrait goûter et comprendre quelque chose qu’autant que cela s’approcherait de ses propres sensations. Comme nous recevons toutes nos idées par les sens, et que toutes les opérations de notre raison sont des abstractions d’impressions sensibles, ainsi nous ne pouvons nous faire aucune idée de beaucoup de choses, parce que nous n’avons point encore de sensations de ces choses. Cela seul pour lequel nous avons un organe, nous devient perceptible. De là, il paraît être démontré que les hommes organisés pour le développement des forces supérieures, ne peuvent donner à ceux qui ne sont pas organisés pour cela, aucune idée, sinon très vague, de la vérité supérieure. Ainsi toutes nos disputes et nos écrits servent peu. Les hommes doivent d’abord être organisés pour la perception de la vérité. Quand nous écririons des in-folio tout entiers sur la lumière, des aveugles n’en verraient pas plus clair. On doit leur donner d’abord l’organe de la vision. Maintenant, la question est : En quoi consiste l’organe de perception de la vérité ? Qu’est-ce qui rend l’homme capable de la recevoir ? je réponds : Dans la simplicité du cœur ; car la simplicité met le cœur dans une situation convenable pour recevoir purement le rayon de la raison et celui-ci organise le cœur pour la réception de la Lumière » 134 Ce sort est évoqué par Lu Tsou également : « Ce point germinal est quelque chose de grand. Avant que ce corps qui est notre naisse de nos parents, au moment de la conception, ce point germinal est d'abord engendré et la nature et la vie y habitent. L'une et l'autre sont mêlées et forment une unité : mêlées inséparablement comme la semence de feu dans la fournaise à raffiner, combinaison d'harmonie originelle et de conformité à la loi divine. C'est pourquoi il est dit« Dans l'état antérieur à la manifestation il y a un souffle inépuisable. » Il est dit encore : « Avant que les parents aient engendré l'enfant, le souffle vital est entier et l'embryon parfait. » Mais lorsque le corps se meut et déchire la bulle du fruit, c'est comme si l'on perdait pied sur une haute montagne : l'homme tombe jusqu'à terre en poussant un cri et dès lors la nature et la vie sont séparées. A partir de ce moment la nature ne peut plus voir la vie, ni la vie, la nature. Et le destin entame alors son cours; de la jeunesse, il passe à la maturité, de la maturité, à la vieillesse, et de la vieillesse au deuil. » Tsou, Lu, Le Secret de la fleur d'Or, Médicis Entrelacs, 1998 135 Attar, Le livre de l'épreuve, Paris, Fayard, 1981, pp.25-27 « Celui prisonnier de cet étau aux multiples tours meurt sans 37 « mariage » dont il s'agit, entre deux pôles, l'un adapté à la perception ordinaire des choses, et l'autre, hors du temps et de l'espace, dissimulé par de nombreux voiles qui sont ceux que le travail initiatique s'efforcera d'enlever136. Les traditions initiatiques placent ce développement de l'âme comme la priorité absolue de l'existence qui autrement est vaine. Le Secret de la Fleur d'Or affirme que le champ de l'âme est « un espace d'un pouce carré » : « Les confucianistes l'appellent centre du vide ; les bouddhistes : terrasse de la vitalité ; les taoïstes : terre des ancêtres, ou château jaune, ou passe obscure, ou espace du ciel antérieur. Le cœur céleste est comparé à la résidence, la lumière est le maître de maison. » « Lorsque le maître est paisible et lumineux, les valets et les servantes obéissent d'euxmêmes à ses ordres et chacun fait son travail. » Selon Ouspensky, cet espace indescriptible et subtil de l'âme serait un aspect de l'homme dans une autre dimension, et ce serait même la « plus grande partie de notre être » : « En accédant au rapport Nature/Connaissance, l'on s'aligne sur l'axe vertical de l’Être, qui pourrait être défini comme l'axe de gravité en chacun de nous. Peut-être qu'en s'alignant sur cet axe il nous est théoriquement possible « d'ouvrir une porte » donnant accès à cet axe. Et une fois dans cet axe, il serait alors possible d'ouvrir un passager vers n'importe quelle position [des dimensions infinies] ».137 Cette partie de soi est décrite par Empédocle comme un « feu éternel reflété dans la chambre d'eau de la pupille » éclairant la « lanterne » de la personnalité. 'Attar décrit pareillement cette partie de soi comme un « diamant » à protéger.138 Aujourd'hui, la destruction par l'homme de son environnement est le signe d'un détachement avoir trouvé l'âme et rejoint le néant. Dépourvu de l'âme prévoyante, comment oses-tu te qualifier d'homme ? L'homme n'est pas seulement mélange d'eau et d'argile; il est aussi mystère divin et âme pure. Cent univers remplis d'anges, devant une goutte de semence, comment se prosterneraient-ils ? Ton désir ne suffit pas, ô poignée de terre, pour que terre, tu deviennes âme pure. L'homme, ce produit de la semence en quête de l'âme, doit subir d'incurables tourments. Le soutient à cette entreprise ? l'errance. Le baume à cette douleur ? la douleur même. De la semence originelle jusqu'ici, vois combien le chemin est long ! Le cœur requis par la Quête est, jusqu'à la Résurrection, ivre fou. Ton esprit, ce pèlerin, de tourments dans la Quête n'a de repos ni jour ni nuit. Il court, s'acharnant avant le trépas à substituer l'âme au corps, à gagner le corps à l'âme. Ce qui importe ici-bas, est l'effort de ton esprit; que celui-ci, pas une seconde, ne s'écarte de la Voie ![p.25-26-27] » 136 La doctrine du salut des cathares : « Final salvation means the restoration of the heavenly man, when the fallen soul will be united with its divine body and spirit. This is what in the Bible is called the resurrection of the dead. » Van den Broek and Hanegraaff, Gnosis and hermeticism, New York, State University of New York Press, 1998, p.96 Celle-ci rejoint ce que dit Mouravieff du salut : « Le corps psychique – la Personnalité – après avoir acquis, par des efforts conscients déterminés la qualité du corps spirituel, se joint à jamais au Moi réel, étincelle du Christ, pour former l'Individualité. Dès lors, il vit. C'est le salut. » Mouravieff, Gnôsis, Op.cit, p.291 137 Ouspensky, The fourth dimension, 1908, cité par Knight-Jadczyk, Laura, L'Histoire secrète du monde, Un fil d'Ariane, Castelsarrasin, Pilule rouge, 2005, p.753 138 'Attar, La conférence des oiseaux, Paris, Seuil, 2002, p.281 « Si tu n'es qu'un brasseur de vent, bonne nuit et fais de beaux rêves ! Si tu cherches la vérité, tu n'as pas le droit de dormir. Veille jalousement sur la cité du cœur, car de fieffés voleurs convoitent le diamant qui gît dans sa chambre profonde. Prends garde, ils sont nombreux, ils connaissent la route. Il te faut ardemment tenir les yeux ouverts. Quand tu auras appris à veiller jour et nuit sur ton trésor intime, alors tu parviendras au secret de l'amour. Dans l'océan de sang où nous barbotons tous, la connaissance vient aux veilleurs indomptables. Celui qui bravement endure l'insomnie, en Sa présence un jour s'éveillera vraiment. Sois fidèle à ton cœur. » 38 de la conscience de sa source créatrice, d'un incompréhension du phénomène de la vie, qui bien sûr, échappe à la vision matérialiste du monde. Cette réalité catastrophique dans laquelle l'homme grandit, se meut et se meurt, annihile ses pouvoirs créateurs et il n'est pas étonnant qu'elle soit comparée à un profond sommeil, une hypnose, un rêve, ou plus simplement, à la « mort » ellemême. TROISIÈME PARTIE – LA SCIENCE DÉPASSANT LE MATÉRIALISME 1. Un monde quantique La conscience permet aux plans de communiquer entre eux, elle est le point de contact et de correspondance des réalités, de la perception, elle est donc symboliquement « au centre » de notre géométrie intérieure. Ce point central – l'axis mundi, le moyeu de la roue – ordonne la réalité perçue. C'est la nature de la réalité qui rend possible cet ordonnancement. La conscience, comme l'aimant placé sur de la limaille de fer, crée les structures et les formes qui composent son environnement. Elle est souvent comparée au son.139 Selon les travaux du père de la phénoménologie, Franz Brentano, l'esprit construit le monde en le percevant. Il rejoint par là ce pionnier de l'étude de la conscience qu'était Héraclite. Le monde adopte un caractère illusoire car il ne peut pas exister sans interaction avec la conscience. Le monde est soutenu par la conscience. Andreï Tarkovsky dans Solaris (1972) a illustré le principe de la projection qui donne à voir ce qui est souhaité. Alors vient l'attachement à sa propre création, qui est avant tout sa vision du monde, sa propre subjectivité. « La réalité du monde est faite par nous de notre attachement. C'est la réalité du moi transportée par nous dans les choses. Ce n'est nullement la réalité extérieure »140 Cela rejoint le modèle holographique de la conscience, qui rend inutile la recherche du siège de la conscience, ou de l'emplacement de la 139 Padovani, Isabelle, « Le chant de l'unité », 2012, http://www.onsei-do.com/index_kototama.html Voir aussi : Nakazano, Mikoto Masahilo, The Source of the Present Civilization, Santa Fe, Kototama Books, 1990 « En japonais, kototama signifie "mot-âme" ou "esprit du mot" : les "mots-âmes" sont les sons purs qui cristallisent les vibrations originelles que nous percevons ensuite comme couleur, son et forme, dans le monde manifesté. Avant que toute manifestation soit perceptible dans le plan matériel, son essence vibre, résonne sur les plans subtils : ainsi, chaque principe manifesté par la couleur, le son ou la forme, a un kototama, un "mot-âme", une vibration principielle sacrée qui contient son essence, et en permet la manifestation. Ces "mots-âmes" n'ont de signification dans aucune langue : ils sont le substrat vibratoire essentiel de toutes les langues. Ainsi, la maîtrise du Kototama permet de décoder le sens originel des mots, quelle que soit la langue à laquelle ils appartiennent » 140 Weil, Simone, La pesanteur et la grâce, Paris, Éd. Plon, 1947, p.58 39 mémoire. La conscience résiderait alors dans chaque cellule et se manifesterait au travers de tous les systèmes. La conscience est plus largement la cause et la conséquence de l'interaction entre l'individualité et la réalité. Dans ce modèle, le corps est considéré comme un système dynamique, énergétique et interactif. Ainsi que le dit Giorgio Piacenza, « Je pense que les trois domaines principaux (ce qui rappelle l'idée de l'existence des principes de Corps, Âme et Esprit dans la métaphysique classique) peuvent se combiner et se mêler dans des proportions différentes pour former différents types d'environnement expérimentaux ou ‘univers’ où l'information est décodée et expérimentée par le locus de la conscience. Le principe holographique s'applique ici ».141 2. La physique de l'information La « physique de l'information » cherche aujourd'hui un modèle de compréhension de la conscience, cette « pierre angulaire » manquante. Les théories de cette physique 142 ont des implications profondes sur la nature de la réalité, sur l'organisation du vivant, et sur la spiritualité. Jacques Vallée a récemment évoqué dans une conférence les exigences pour l'avènement d'une nouvelle physique susceptible de dépasser les contradictions des modèles classiques : « Premièrement, nous devons reconnaître l’Univers comme un sous-système d’une méta-réalité de structures d’informations, tout est structure d’information et tout est simultané. Je ne parle pas d’une base de données, je ne parle pas de notre technologie brute actuelle, c’est quelque chose d’évidemment beaucoup plus gros, beaucoup plus complexe, mais vous saisissez l’idée. (…) Le présent est sur-déterminé [...] il est déterminé par le passé et il est déterminé par le futur. Et finalement, la conscience engendre notre impression de l’espace et du temps, c’est elle l’espace et le temps. Il s’agit de conscience au travers d’associations faites dans ce monde d’information et créant l’illusion de l’espace et du temps ».143 Ces questions de la nouvelle physique ont une implication directe sur l'étude de la conscience – et donc, l'intervention d'autres niveaux de réalité – car, comme le dit Philippe Guillemant144, la conscience est impossible selon le modèle déterministe dominant de la 141 Piacenza Cabrera, Giorgio, « Uncertainty, New Physics, Universes and the Applicability of an Integral, Noetic Worldview », 2012, http://www.noetic.org/discussions/open/321/ 142 Parmi les précurseurs et membres de ce courant, on retrouve Carl Jung, Wolfgang Pauli, Paul Kammerer, Arthur Koestler, David Bohm, Max Velmans, Landauer, Seth Lloyd, Philippe Guillemant... 143 Vallée, Jacques, Conférence à TEDx Bruxelles, le 22/11/2011, http://www.doublecause.net/index.php? page=Jacques_Vallee.htm 144Dans une émission récente, http://www.agencetousgeeks.com/2012/05/mission-23/ 40 physique actuelle, ou bien elle existerait mais n'aurait absolument aucune action sur le monde matériel. Les équations actuelles ne fonctionnent pas avec une autre conception du monde intégrant la conscience. « La physique, au moins à deux endroit montre des failles, des failles béantes, qui entrouvrent très largement la possibilité que le monde ne soit pas mécaniste, que l'avenir ne soit pas déterminé, - déterministe - c'est-à-dire qu'il ne dépend pas du passé. La mécanique en réalité serait impuissante à déterminer le cours des événements, la mécanique ne serait capable de déterminer qu'un champ des possibles et parmi ce champ des possibles il manque quelque chose pour déterminer où est-ce que l'on va. C'est là que tout le monde recherche la conscience. Donc effectivement, la physique commence à nous apprendre aujourd'hui pourquoi les robots n'ont pas de conscience alors que nous on en a une. Quand on fabrique un robot, on le fabrique dans un monde 4D [trois dimensions d'espace + le temps]... On ne va pas lui attribuer quelque chose qu'on ne maîtrise pas par ailleurs. Par contre, si l'on est capable de fabriquer un robot qui utilise un système indéterminisme c'est à dire un système dissipatif, qui se nourrit des informations, qui produit lui même de l'information mais qui attire toujours plus d'informations, il est possible d'envisager qu'une conscience pénètre ce robot […] On sait maintenant où loger la conscience, grâce à la physique moderne. [Il existe deux possibilités] : soit on dit qu'elle a quelque chose à voir avec la réalité quantique, c'est-à-dire qu'elle fait pas partie de notre monde 4D, qu'elle fait partie des mondes multiples de la mécanique quantique, soit on dit qu'elle fait partie de quelque chose qui a à voir avec les dimensions supplémentaires de l'espace. » 3. Systèmes ouverts, conscience et libre-arbitre Le physicien Arkadiuzs Jadczyk, qui travaille sur ces dimensions supplémentaires de l'espace, a résumé ainsi l'avancée des recherches : « En fin de compte, de quoi est-il question ? De la conscience. Cette question est cruciale, au cœur de la définition même de l'être humain. La plupart des religions affirment que la conscience existe en dehors de la matière, que la matière est devenue vivante à la suite d'une certaine forme de conscience disposée à ce que cela se produise. De la même façon, ils affirment que la conscience qui anime les êtres humains continue après la mort. Le courant principal de la Science insiste sur le fait que la conscience individuelle disparaît à la mort du corps. Cependant, il y a un problème avec ce point de vue. Vous voyez, à l'heure actuelle, il n'existe aucune technologie capable de détecter la présence ou l'absence de toute forme de conscience. Autrement dit, il n'existe aucune preuve directe de l'existence ou de la non-existence de la conscience. La science moderne n'a même pas un cadre théorique dans lequel mener des 41 expériences. Donc, compte tenu de son ignorance de la présence ou l'absence de la conscience, la science est incapable de soutenir cette affirmation. C'est en fait ahurissant que, avec toutes les nombreuses branches de la science, et toutes les technologies qui ont été développées (la plupart pour l'éradication de la conscience !) qui explore tous les aspects de notre univers, notre réalité, nous n'avons toujours pas de science de la conscience. En bref, il y a un énorme fossé dans nos connaissances sur le phénomène qui est le substrat même de nos questions et de notre savoir sur tout le reste ! »145 Bien que cette science de la conscience reste à développer, déjà la théorie de Philippe Guillemant donne à réfléchir sur l'existence de différents niveaux de conscience : « Nous ne savons pas non plus à quoi nous sert notre conscience, quelle est sa fonction. Nous voyons bien que nous sommes capables de faire un tas de choses inconsciemment, y compris des taches très complexes, et il nous arrive même de croire que nous sommes conscients alors qu'à posteriori nous nous rendons compte que ce n'était pas le cas, après nous être (r)éveillés. Il semble ainsi qu'il existe des degrés de conscience très distincts, et que du point de vue d'un certain degré de conscience (ou d'éveil), on puisse considérer que les degrés inférieurs correspondent à des états inconscients. » Et si un véritable réveil élevant le niveau de conscience conduisait à percevoir une différente réalité, enrichie de possibilités ? Dans le roman d'Edwin Abbott, Flatland, quand les êtres bidimensionnels limités de la « seconde dimension » se retrouvent inopinément en « troisième dimension », ils éprouvent une terreur mortelle devant l'espace... eux qui ne connaissaient que la largeur et la longueur. Une terreur similaire pourrait bien être au bout d'un réveil à une réalité supérieure où le temps et l'espace – l'illusion matérielle – pourraient être influencés par le pensée. Les possibilités supplémentaires offertes à la conscience dans ce cas, vont de pair avec une progression du « libre-arbitre »... mais comme l'explique Philippe Guillemant, la vision mécaniste du monde empêche de comprendre le lien entre conscience et libre-arbitre : « Il apparaît ainsi que la conscience peut tout à fait mettre en œuvre notre libre arbitre mais que cette fonction n’apparaît pas aisément car elle est intemporelle, puisqu'elle n'agit pas sur le présent mais directement sur le futur. Or, dans l'hypothèse scientifiquement acceptable (et aujourd'hui presque acceptée) où nos multiples futurs potentiels seraient déjà réalisés, cela correspond à une capacité d'action hors du temps sur les probabilités de ces potentiels (notre arbre de vie). Cela signifie que l'univers ne nous attend pas pour construire peu à peu notre futur et que cette construction commune se fait bien sous 145Laura Knight-Jadczyk, « Les Anciens /Nouveaux Âges Sombres et l'Inquisition - pourquoi il y a une telle pagaille sur notre planète et pourquoi l'Humanité est au bord de l'extinction », traduction SOTT, 15 janvier 2012, http://fr.sott.net/articles/show/7006-Les-Anciens-Nouveaux-Ages-Sombres-et-l-Inquisition-pourquoi-il-y-a-unetelle-pagaille-sur-notre-planete-et-pourquoi-l-Humanite-est-au-bord-de-l-extinction 42 le contrôle de nos consciences. (...) Aussi longtemps que notre véritable identité authentiquement libre restera ainsi masquée par notre égo avec la complicité d'une conscience molle, notre personne sera soumise au mécanisme de la souffrance peu à peu générée par le fonctionnement entropique de son automate (entropie = augmentation inéluctable du désordre). La machine que nous avons en charge ne peut en effet fonctionner durablement sans son véritable maître, l'être intérieur, la maladie étant le principal indicateur de sa destitution: elle est l'expression même du désordre entropique qui s'installe inévitablement dans tout système au fonctionnement purement mécanique. » Plus qu'une compréhension intellectuelle, c'est donc la recherche d'un développement de la conscience, qui devrait faire l'objet d'une attention soutenue et disciplinée. Seule une voie active de développement de la conscience peut affronter la « terreur de la situation », en intervenant sur ce qu'il est possible d'améliorer : soi-même. Cette démarche d'abord philosophique aurait inévitablement une action sur la réalité par l'alignement effectué sur un futur plus harmonieux, « ordonné », comme l'explique la théorie quantique des événements146 : « La matière/énergie telle 146 Jadczyk, Arkadiusz, « La théorie quantique des événements », 01/2012, http://fr.sott.net/articles/show/6586-LaTheorie-Quantique-des-Evenements mar., 10 jan. 2012 « Ce phénomène peut être mis sous forme de modèle mathématique et simulé sur un ordinateur utilisant la Théorie Quantique des Evènements. Est-ce que la Théorie Quantique des Evènements donne un modèle fidèle de l'interaction de la conscience avec la matière ? Nous ne le savons pas. Mais il y a des chances pour que ce soit le cas, parce qu'elle semble décrire les phénomènes plus correctement que la mécanique quantique orthodoxe ou ses théories rivales (Mécanique Bohmienne, GRW, etc). Ce que nous apprenons de la Théorie Quantique des Evènements peut être dit simplement comme suit: Appelons notre univers matériel "le système". Le système est caractérisé par un certain "état". Il est utile de représenter l'état du système par un point dans un disque. Le point au centre du disque, son origine, est l'état de chaos. Nous pourrions aussi le décrire comme "potentiel infini". Les points sur le bord représentent les "purs états d'être", c'est à dire des états de "connaissance pure, non floue". Entre les deux il y a des états mitigés. Plus l'état se rapproche du bord, plus pur et plus "organisé" il est. Un "observateur", une "unité de conscience", extérieur, se fait une idée - peut-être exacte, peut-être fausse, peut-être entre les deux de l'état réel du système, et observe le système avec cette "conviction" au sujet de son état. L'observation, si elle se prolonge, a pour résultat que l'état du système "saute". C'est dans ce sens qu'on crée sa propre réalité; mais comme toujours, le diable est dans le détail. Les détails sont que l'état résultant de l'observation du système peut être plus pur ou plus chaotique, cela dépend de la "direction" du saut. La direction du saut dépend de l'objectivité de l'observation: dans quelle mesure l'observation est proche de la réalité de l'état. D'après la Théorie Quantique des Evènements, si les attentes de l'observateur sont proches de l'état réel du système, le système saute, le plus souvent, vers un état plus organisé, moins chaotique. Si d'autre part les attentes de l'observateur sont proches de la négation de l'état réel (c'est à dire quand les convictions de l'observateur sont plus proches du faux que du vrai par rapport à l'état REEL - la réalité objective) alors l'état du système va sauter vers un état plus chaotique, moins organisé. En outre, ce saut prendra, selon la règle, beaucoup plus de temps. Autrement dit, si la connaissance de l'observateur à propos de l'état réel, est proche de la vérité, alors l'acte d'observation et de vérification en lui-même provoque promptement un saut et l'état résultant est plus organisé. Si la connaissance de l'observateur à propos de l'état réel est fausse, alors cela prend en général très longtemps pour provoquer un changement dans l'état du système, et l'état résultant est plus chaotique. Ce que cela signifie c'est que de l'ordre peut être tiré du chaos grâce à l'observation de ce chaos tel qu'il EST et non pas en prétendant qu'il en est autrement. En résumé, celui qui "croit" en la possibilité de "créer une réalité" différente de ce qu'elle EST, augmente le chaos et l'entropie. Si vos convictions sont perpendiculaires à la vérité, même si elles sont inébranlables vous êtes fondamentalement en conflit avec la vision que l'univers a de lui-même, et je peux vous assurer que ce n'est pas vous qui allez gagner. Vous attirerez la destruction sur vous-mêmes et sur tous ceux qui se livreront avec vous à ce genre d'exercice de "bras de fer" avec l'univers. D'autre part, si vous êtes capable de voir l'univers comme il se voit lui-même, objectivement, sans cligner les yeux et en l'acceptant, vous vous alignez alors sur l'énergie créatrice de l'univers et votre propre conscience devient un transducteur d'ordre. Votre énergie d'observation, accordée de manière inconditionnelle, peut apporter l'ordre dans le chaos, peut créer à 43 quelle, "préfère", semble-t-il, l'état chaotique. La matière/énergie telle quelle n'a pas même un concept de "création" ou "d'organisation". C'est la conscience qui donne vie à ces concepts et par son interaction avec la matière, elle pousse l'univers soit vers le chaos et la dégénérescence, soit vers l'ordre et la création ». C'est la lecture objective de la réalité qui permet une interaction fructueuse avec le monde grâce à l'apport d'informations génératrices d'ordre dans un système plus ou moins chaotique. Héraclite rapporte très justement que les éveillés connaissent un monde unique et commun, contrairement aux endormis qui se détournent chacun dans « un monde particulier ». Cette organisation de la réalité par la conscience est appelé par certains auteurs 147 « spiritualisation de la matière ». Conclusion Au travers de ce travail de recherche nous avons voulu exposer les éléments suivants qui paraissent préliminaires à une étude approfondie de la conscience : – La démarche philosophique en tant que désapprobation de la main-mise de la personnalité sur « l'être total », la personnalité étant le réceptacle d'influences contraires à « l'être total », – L'expérience de « négation du monde » comme nécessaire à l'individualisation et la conscience de soi, expérience libératrice pour le philosophe, – Les mécanismes utilisés par la personnalité et l'importance des processus inconscients qui suggèrent le désir de « confluer » avec le monde, – La présence de deux courants métaphysiques en lien à une dualité primordiale (création et destruction), dont l'identification permettrait un développement de la conscience, – Un lien essentiel entre l'individualité et la perception du monde, suggérant une base commune à ces deux parties, hypothèse soutenue par les théories de la physique de l'information. partir d'un potentiel infini » 147 Baines, John, Op.cit, p.66, et Pascal Bouchet, Op.cit, Michael Topper, etc 44 Bibliographie Abelar, Taisha, Le passage des sorciers, Paris, Seuil, 1998 Adler, Alfred, La psychologie de la vie, L'Harmattan, 2006 Amir-Moezzi, Mohammed Ali, Le guide divin dans le shî'isme originel, Paris Editions Verdier, 2007 Anderson, Margaret, The Unknowable Gurdjieff, London, Arkana, 1970 Apulée, L'âne d'or ou Les Métamorphoses, Paris, Gallimard, 1975 Attar, La conférence des oiseaux, Paris, Seuil, 2002 Attar, Le livre de l'épreuve, Paris, Fayard, 1981 Baines, John, Hypsoconsciousness, New York, John Baines Institute, 1995 Baines, John, The science of love, New York, John Baines Institute, 2008 Baines, John, The Secret Science, New York, John Baines Institute, 1994 Baines, John, The Stellar Man, Woodbury, Llewellyn Publications, 1985 Baldwin, William J., Healing Lost Souls, Charlottesville, Hampton Roads, 2003 Beliaev, Ilia, Tosha, La vie et les enseignements d'un mystère russe, Paris, Accarias, 2004 Berdiaev, Nicolas, De la destination de l’homme, Essai d’éthique paradoxale, 1931 Bergman, Ingmar, Four screenplays of Ingmar Bergman, Éd. 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