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Raison publique
Éthique, Politique et Société
n° 11, octobre 2009
La chose publique
Cahiers saultnier n°26
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Ouvrage publié avec le concours de l’École Doctorale V « Concepts et langages »
de l’Université Paris-Sorbonne et l’EA « Rationalités contemporaines »
Les PUPS sont un service général de l’Université Paris-Sorbonne
© Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2009
isbn : 978-2-84050-•••-•
Emmanuel Marc Dubois
Mise en page Emmanuel Marc Dubois
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fax : (0)(33)1 53 10 57 66
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web : pups.paris-sorbonne.fr
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Rédaction
Raison publique
PUPS/Maison de la recherche
Université de Paris-Sorbonne
28, rue Serpente
75006 - Paris
Directeur de la rédaction : Patrick Savidan (Université de Poitiers).
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Chavel (Université de Picardie), Speranta Dumitru (Université de Paris V),
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de Louvain), Stéphanie Hennette-Vauchez (Université de Paris XII), Justine
Lacroix (Université Libre de Bruxelles), Sylvie Servoise (Université du
Maine) Secrétariat de la rédaction : Pauline Colonna d’Istria (Université ParisSorbonne), Jean Nestor (Université Paris-Sorbonne), Cédric Rio (Université
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raison publique n° 11 • pups • 2009
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Cortina (Universidad de Valencia), Jean-Pierre Dupuy (École Polytechnique
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Montréal), Michel Wieviorka (EHESS).
www.raison-publique.fr
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Sommaire
La chose publique
Introduction
Solange Chavel.................................................................................................................. 11
Voir le pouvoir. L’image composite de l’abbé Nicéron
Bruno Latour......................................................................................................................13
Oleg Kharkhordin..............................................................................................................17
La Res Publica et sa matérialité chez Thomas Hobbes
Quentin Skinner............................................................................................................... 77
Grand angle
Ni mondial ni national : des assemblages originaux de territoires, d’autorité
et de droits
Saskia Sassen. ................................................................................................................. 99
Questions présentes
Éducation à la citoyenneté et parité de participation
raison publique n° 11 • pups • 2009
Qu’est-ce que la « chose » de la Res Publica ?
Caroline Guibet-Lafaye.................................................................................................. 125
Deux façons de mesurer la liberté de procréation
Speranta Dumitru. ......................................................................................................... 153
Pour une éthique de la vulnérabilité
Corine Pelluchon............................................................................................................ 169
Littérature, arts et culture – L’œil des séries.
Sur les séries télévisées américaines
Introduction
Sylvie Servoise............................................................................................................... 185
Les séries télévisées : bref parcours à travers la littérature critique américaine
Solange Chavel............................................................................................................... 187
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La France et les États-Unis au miroir des séries
Entretien avec Martin Winckler..................................................................................... 199
24 heures chrono ou comment justifier la torture
Jean-Cassien Billier........................................................................................................ 213
La compagnie des hommes
Matthieu Rémy............................................................................................................... 221
Morts en séries : représentations et usages des cadavres dans la fiction
télévisée contemporaine
Pierre Mercklé et Thomas Dollé.................................................................................... 233
La Folie de la cohésion - sur la série Dexter
Jean-Marie Samocki....................................................................................................... 251
Chris Carter paranoïaque ? Le complexe sémantique de la perte comme
vecteur herméneutique et créatif
Séverine Barthes............................................................................................................ 263
Les séries télévisées : éthique du care et adresse au public
Sandra Laugier............................................................................................................... 277
Critiques
L’épreuve de la vulnérabilité.
À propos de Corine Pelluchon, L’Autonomie brisée. Bioéthique et philosophie
Marie Garrau................................................................................................................... 291
Schmidt et le théologico-politique.
À propos de Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme
Geoffroy Lauvau............................................................................................................. 303
Une relecture de la modernité politique. À propos de Bruno Bernardi,
Le Principe d’obligation
Damien Clerget............................................................................................................... 309
L’expérience dans la philosophie transcendantale
À propos de Valérie Kokoszka, La Médiation de l’expérience
Philippe Descamps........................................................................................................ 315
L’Histoire de la philosophie politique selon Rawls
À propos de John Rawls, Leçons de philosophie politique
Nicola Riva...................................................................................................................... 319
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Dossier
La chose publique
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Introduction
11
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Parce que le terme de « république » fait partie du vocabulaire courant,
son étymologie particulièrement intéressante se fait sans doute oublier :
la république, c’est d’abord plus largement la « res publica », la chose
publique. Nous voici donc immédiatement renvoyés à la matérialité
du pouvoir politique : la politique, saisie à travers cette expression, est
d’abord un pouvoir d’organisation matérielle des choses et des êtres.
Chaque conception de la politique, chaque débat public, ont alors pour
enjeu cette matérialité créée par le pouvoir : quels objets sont publics,
et quels objets sont privés ? quels assemblages sont créés et quels sont
dénoués ? comment le pouvoir façonne-t-il l’espace ?
C’est à observer de plus près la matérialité du pouvoir que nous
invitent Bruno Latour, Oleg Kharkhordin et Quentin Skinner, au fil
d’un parcours historique.
Reprenant l’expression à sa source latine, Oleg Kharkhordin propose
une relecture érudite et nourrie de la « res publica » antique : il montre à la
fois comment le droit romain, au fil de sa longue histoire, a donné forme
à un espace public, mais il souligne aussi à quel point l’interprétation
de la « res publica » romaine par les historiens contemporains est riche
d’enjeux politiques.
Le pouvoir politique, cependant, n’est pas seulement metteur en scène
des êtres et des choses : il est aussi metteur en scène de lui-même. C’est
en se donnant un visage qu’il peut s’exercer. En invitant à regarder la
curieuse machine proposée par l’abbé Nicéron au milieu du xviie siècle,
Bruno Latour introduit le thème d’un pouvoir politique dont l’efficacité
même repose sur sa capacité de se présenter comme organisateur de
la multitude. De même, Quentin Skinner nous invite à parcourir les
éditions anglaises du xviie siècle pour voir à l’œuvre la mise en scène du
pouvoir : des traductions de Tite-Live au Léviathan de Hobbes, les livres
ouvrent un espace de représentation visuelle, miroir et outil du pouvoir
tout à la fois. Dans les gravures qui ouvrent ces ouvrages se cherche le
visage du bon ordre souverain, la traduction physique de la res publica
idéale.
Solange Chavel
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Voir le pouvoir
L’image composite de l’abbé Nicéron
Bruno Latour *
*
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13
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Marcel Duchamp, l’artiste qui a modifié la définition même de l’art,
s’intéresse aux jeux optiques de l’abbé Nicéron (1613-1646). Stephen Jay
Gould, le paléontologue et historien des sciences, s’intéresse à l’intérêt de
Duchamp pour les dispositifs optiques de Nicéron. Horst Bredekamp,
historien de l’art et des sciences, s’intéresse aux images que Hobbes,
théoricien de l’État, a demandé aux graveurs de son temps pour illustrer
son maître livre : le Léviathan. Passionnés par les révolutions conjointes
de l’optique, de la perspective et de la gravure, tous connaissent
l’étonnant petit livre écrit par Nicéron et publié par Robert Mersenne, le
correspondant de Descartes et le premier organisateur des collaborations
scientifiques en France : La Perspective curieuse 1. Bruno Latour est professeur et directeur scientifique à Sciences Po Paris.
Machine reconstruite par Olivier Vallet pour Bruno Latour et Peter Weibel. Voir
Making Things Public, Cambridge, MIT Press, 2005.
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14
Quelle est donc la petite machine assez astucieuse pour attirer
l’attention des artistes du xviie comme du xxe siècle, et pour intriguer à
la fois les philosophes politiques, les historiens de l’art, de la science et
de l’État ? C’est un dispositif optique qui permet d’extraire d’une image
une autre image qui s’y trouve habilement dissimulée : dans l’image
d’une foule la figure du Souverain ; dans une assemblée de cardinaux,
le portrait du pape… Comment Nicéron s’y prend-il pour créer cette
double image ? L’astuce repose sur une lentille à faces multiples qui
permet de projeter sur une feuille de papier une première image qui
se trouve dispersée en de multiples fragments incohérents par l’effet
des facettes. Mais si vous la regardez par le trou d’un cylindre au bout
de laquelle vous avez installé la lentille, elle se recompose en un tout
cohérent. Nicéron l’appelle pour cette raison l’image réelle. Il vous suffit
alors d’ajouter à ces fragments, en prenant bien soin d’en respecter le
tracé, une autre image complètement différente qui permet de noyer
au regard les éléments de l’image réelle. C’est pour Nicéron l’image
artificielle. Cela demande du soin, une bonne lentille, un cylindre, une
grande habitude du dessin. 272_rp11_c2.indb 14
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Que se passe-t-il alors ? Vous invitez par exemple le Roi de France
à regarder l’écran : il n’y voit, par exemple, qu’une bande de turcs
enrubannés. Demandez-lui alors de placer son œil auguste au bout du
trou d’épingle à l’extrémité du cylindre : il va voir son visage royal émerger
miraculeusement et recouvrir la foule des turcs, sans être pourtant nulle
part dans cette assemblée. L’image réelle se trouve cryptée dans l’image
artificielle. On voit une image double.
15
bruno latour Voir le pouvoir. L’image composite de l’abbé Nicéron
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16
« Cette invention pour sembler moins utile que le télescope, n’est pas à
mespriser puisqu’elle fournit aux curieux un agréable divertissement, &
qu’on se laisse tromper de la sorte avec contentement » écrit-il. Pourquoi
Nicéron s’enthousiasme-t-il pour un tel dispositif qu’il compare au
télescope ? Parce qu’elle donne une représentation d’un immense
problème de théologie qu’un père de l’ordre des minimes ne peut pas
négliger : qu’est-ce qu’un corps mystique ? Ou, de façon plus séculière,
comment représenter la souveraineté ? Le corps mystique de l’Église
n’est évidemment pas un corps au sens biologique du terme : c’est à
la fois une foule, et un esprit qui l’unifie. En inventant son dispositif
optique, ce divertissement savant, Nicéron permet d’imaginer comment
l’esprit (l’image réelle) permet d’unifier la foule des croyants (l’image
artificielle) sans pour autant se reposer sur une métaphore organique. Le
souverain est un être artificiel qui permet de saisir tous les sujets sous un
certain angle, à travers une certaine lentille, grâce à un objectif.
Thomas Hobbes, en exil à Paris, ami de Mersenne dont il fréquente
assidûment l’excellente bibliothèque, ne peut que tomber en arrêt devant
la machine de l’abbé Nicéron : comment mieux décrire ce rapport étrange
qu’il établit dans son livre entre une foule dispersée dans l’état de nature
et cette même foule unifiée par le contrat dans la création d’une personne
morale auquel il donne le nom biblique de Léviathan ? Quand il demande
aux graveurs de donner une forme à ce monstre, il pense au dispositif
optique qui permet, dit-il en employant le terme technique de Nicéron,
de voir le souverain grâce aux « lentilles perspectives de la science morale
et civique » dont il est en train d’écrire le traité. Le Léviathan n’est donc
pas un monstre biologique car personne n’a jamais vu un souverain plus
gros et plus grand que le moindre de ses sujets. C’est un monstre peutêtre mais optique, une chose mentale, un point de vue.
Mais comment faire pour montrer ces deux images à la fois ? Le graveur
trouve la solution en réarrangeant légèrement la gravure de Nicéron : il va
montrer simultanément les deux images en collant l’image réelle – la tête
du souverain – au dessus de l’image artificielle – la foule : c’est le célèbre
frontispice dont on croyait, à tort, qu’il montrait un corps, alors qu’il
dessine en fait deux représentations différentes du même groupe social.
Qu’on se laisse ainsi « tromper avec contentement », voilà qui va
passionner Duchamp occupé à réaliser son Grand Verre, un autre
dispositif optique. Mais qu’on puisse réinterpréter la métaphore
organique, voilà qui ne peut que passionner les philosophes du politique
toujours occupés à comprendre le lien, trois siècles plus tard, entre la
société et ceux qui la composent.
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Qu’est-ce que la « chose » de la res publica ?
Oleg Kharkhordin *
17
raison publique n° 11 • pups • 2009
Sous la pression récente des risques technologiques s’est développé
un nouveau corpus interdisciplinaire, que l’on appelle EST (Études de
Sciences et de Technologies). Une de ses versions, baptisée SAR (sociologie
de l’acteur-réseau) et habituellement associée aux noms de Bruno Latour
et de Michel Callon, se propose de modifier l’approche traditionnelle de
la science politique et sociale 1. La SAR prétend que la complexité des
problèmes mondiaux les plus urgents ne peut pas se résoudre par une
séparation tranchée entre aspects politiques et techniques. La politique
intervient déjà dans la constitution même de la dimension technologique
– à savoir dans les décisions relatives à l’infrastructure des fournisseurs
traditionnels de biens (l’exemple maintenant classique en est la diffusion
de l’électricité en Occident 2), ou dans les débats actuels sur les nouvelles
technologies de l’information utilisées quotidiennement par les marchés
internationaux 3. Ainsi les sujets technoscientifiques constituent-ils une
part mesurable et croissante des préoccupations politiques, si l’on en
juge par le temps consacré aux débats qu’ils suscitent, portant sur les
conséquences des biotechnologies, les nouvelles maladies, le changement
climatique ou sur la couche d’ozone 4.
*
Oleg Kharkhordin est professeur au département de sciences politiques et de
sociologie de l’Université européenne à St Petersbourg.
Voir par exemple John Law & John Hassard (dir.), Actor Network Theory and After,
Oxford, Blackwell, 1999. Bruno Latour, Reassembling the Social: An Introduction to
Actor-Network-Theory, Oxford, Oxford University Press, 2005.
Thomas P. Hughes, Networks of Power. Electrification in Western Society, 1880-1930,
Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1983.
Nelly Oudshoorn & Trevor Pinch (dir.), How Users Matter: The Co-Construction of
Users and Technology, Cambridge, MIT Press, 2005. Karin Knorr Cetina & Alex Preda
(dir.), The Sociology of Financial Markets, Oxford, Oxford University Press, 2005.
John Vogler, The Global Commons: Environmental and Technological Governance,
New York, Wiley & Sons, 2000. Paul Rabinow, Anthropos Today: Reflections on
Modern Equipment, Princeton, Princeton University Press, 2003. Michael J. Sandel,
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18
L’imbrication entre les hommes et les choses est d’une importance
centrale dans le discours de la sociologie de l’acteur-réseau. Elle suppose
que les sciences humaines n’ont pas pris suffisamment au sérieux
le rôle des choses lorsqu’elles y ont vu soit les instruments passifs de
l’action humaine, soit les agents moteurs du changement tel qu’il est
considéré dans les versions déterministes des sciences sociales ordinaires.
Ces deux métaphores – agent passif ou moteur – sont impuissantes
à analyser les éléments terre-à-terre des problèmes technoscientifiques
auxquels le monde doit faire face. C’est pourquoi les concepteurs de
la SAR recherchent une nouvelle métaphore fondatrice pour mieux
décrire cette relation entre humains et non-humains qui caractérise
les imbrications technologiques actuelles. Bruno Latour propose par
exemple la « métaphore de la mise en scène » pour mieux rendre compte
du travail des scientifiques modernes : mieux ils préparent la scène pour
faire apparaître de nouveaux objets, plus objective sera la connaissance
des phénomènes nouvellement « découverts » 5.
Bien qu’elle soit en passe de devenir la troisième des métaphores
courantes utilisées par les sciences sociales pour décrire le rôle des choses
dans la vie humaine, cette métaphore de la scène n’est pourtant pas
assez radicale : en fait, toute action nécessite un lieu (ainsi, certains
objets peuvent être vus comme des conditions préalables à l’action). À
la recherche d’une meilleure métaphore, Latour préfère parfois dire que
les humains sont « pliés dans du non-humain » 6, quand, par exemple,
il décrit le processus de transfert qui échange qualités humaines et
non humaines à propos de ce que les Français appellent le « gendarme
couché », c’est-à-dire le ralentisseur routier. Le terme « pli » n’est pas
innocent : c’est un des concepts importants de la philosophie du
dernier Deleuze qui, dans ses travaux sur les plis et les courbes chez
Leibniz, recherchait un concept pour dépasser l’habituelle dichotomie
entre extérieur et intérieur 7. Le premier problème que pose ce concept
est qu’il est difficilement utilisable pour la majorité des praticiens en
sciences sociales qui, bien sûr, ne sont pas tous versés dans les délicieuses
arcanes de la philosophie post-moderne. Le second problème est lexical.
Deleuze lui-même n’hésitait pas à créer de nouveaux concepts, ce
qui peut être considéré comme une tâche centrale pour un nouveau
« Embryo Ethics – The Moral Logic of Stem-Cell Research », The New England Journal
of Medicine, 2004, vol. 351, n° 3.
Bruno Latour, Pandora’s Hope: Essays on the Reality of Science Studies, Cambridge,
Harvard University Press, 1999, p. 132.
Ibid., p. 186.
Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Éditions de Minuit, 1998.
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19
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
philosophe d’inspiration nietzschéenne. Mais dans le travail de Latour,
cette pratique de Deleuze se transforme en un lexique entier de termes
marqués d’une astérisque qui indique que les mots usuels sont dotés
d’une signification particulière. Ces termes sont réunis dans des
glossaires annexés aux derniers ouvrages importants de Latour, dans
une tentative de transformation du langage destinée à lui permettre
de rendre compte des formes maintenant reconnues de l’imbrication
entre humain et non humain, ce que l’usage quotidien ou scientifique
ordinaire ne permet pas.
Le choix entre inventer de nouveaux concepts ou réactualiser les anciens
est commun à de multiples sphères de la connaissance académique.
Heidegger, on le sait, souhaitait au départ créer un nouveau langage pour
rendre compte de la spécificité du Dasein et Être et Temps constitue un bel
et significatif exemple d’une telle recherche. Cependant, il a ensuite opéré
un virage qui l’a conduit à scruter les dialectes de l’allemand classique
pour y chercher des allusions et des suggestions permettant de penser
selon les plus infimes détails de l’usage contemporain ou historique. En
un sens, la même option s’offre à la SAR. Par exemple, Latour lui-même
a suggéré plusieurs fois que, afin de rendre compte de l’entrelacement
entre humain et non-humain, nous ferions bien d’étudier le fameux
terme latin de res publica qui agrège deux composantes importantes : res
qui signifie « chose » et publica qui se réfère aux questions publiques 8.
L’édition 2005 de l’exposition ZKM de Karlsruhe consacrée à la science
sociale expérimentale, « Rendre publiques les choses », a proposé une
collection de tentatives célèbres pour illustrer cette expression, sur un
mode plus souvent esthétique que scientifique. Le résultat est un très bel
ouvrage herculéen de plus de 1000 pages 9.
Cet essai a pour but de ressaisir quelques imbrications, entrelacements
et plis que les humains et les non-humains ont expérimenté au cours de
l’histoire bimillénaire du vocable et du phénomène de res publica. Pour
le dire autrement, on ne devrait peut être pas inventer de nouveaux mots
pour décrire le nexus entre humains et non-humains, mais regarder de
Voir par exemple, Bruno Latour, The Politics of Nature, Cambridge, Harvard University
Press, 2005, p. 58.
On peut lire dans l’introduction : « De façon surprenante, la science politique
est muette au moment précis où les objets considérés devraient être amenés et
présentés à voix haute. Contrairement à ce que la puissante étymologie de ces
mots emblématiques suggérerait, cette res publica ne semble pas chargée de
trop de choses » (Bruno Latour, « From Realpolitik to Dingpolitik or How to Make
Things Public », dans Bruno Latour & Peter Weibel (dir.), Making Things Public:
Atmospheres of Democracy, Cambridge, MIT Press, 2005, p. 16).
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20
plus près la richesse des connaissances déjà produites par les innombrables
générations de ceux qui ont cherché à le décrire ou qui l’ont pratiqué.
Étant donné l’ampleur du matériel disponible, j’ai choisi de me limiter
à la période qui va de la naissance du concept à Rome jusqu’au moment
où a été compilé le Corpus Iuris Civilis de Justinien 10. Je réserve la pensée
scolastique, classique et post-hobbesienne pour une autre étude.
Mais cet essai a un autre objectif. On a proposé récemment de voir
dans le républicanisme la plus puissante alternative au libéralisme (tout
en restant attachée à la liberté). Il pourrait donc être utile d’examiner les
origines et les vicissitudes de son concept fondateur. À la fin du xxe et au
début du xxie siècles, un républicanisme revigoré s’est principalement
préoccupé d’articuler un concept spécifique de la liberté, en s’intéressant
à la vertu civique et en débattant de dispositions institutionnelles qui
restent au niveau de recommandations générales et de métaphores
hasardeuses telles que la demande d’un « républicanisme de l’eau et du
gaz » 11. Cet essai prévoyait ainsi de rappeler les préoccupations réelles
des Romains concernant la fourniture de l’eau et la circulation routière.
Mais il se trouve que les études historiques de ce terme ont largement
négligé ces domaines.
Sur quoi porte donc la res publica ? Quand je dis « porte » au présent,
je ne fabrique pas un anachronisme. N’étant pas historien, je ne
prétends pas savoir sur quoi portait la res publica. Ma présentation ne
va donc pas cartographier les routes intérieures de ce vaste terrain de vie
qu’était Rome lorsqu’on parlait de res publica. Mon objectif est plutôt
de présenter un miroir en me servant de l’usage historique du terme,
afin de nous aider à démêler l’imbroglio de nos pratiques courantes
– qu’elles concernent les questions de science et de technologie ou les
débats républicains actuels – de façon à mettre en évidence ce que nous
n’avions pas remarqué, pour reformuler nos pratiques.
Je voudrais ajouter quelques mots sur la référence aux auteurs latins
dans les pages qui suivent. En cherchant à transmettre le contexte des
citations aussi complètement que possible, j’utilise les traductions avec
quelques expressions importantes en latin entre parenthèses. Je sais
que les puristes trouveront cette méthode discutable, puisque seule la
10 Connue également sous le nom de « Code de Justinien », cette compilation publiée
en 529 à l’instigation de l’empereur romain Justinien Ier est composé de quatre
éléments : le Codex Iustiniani, le Digeste, les Institutes et les Novelles (NdT).
11 Philip Pettit, Républicanisme [1997], trad. Patrick Savidan et Jean-Fabien Spitz,
Paris, Gallimard, 2004, p. 375 (« une version du républicanisme qui se préoccupe
des conduites de gaz et de l’adduction d’eau (gas-and-water versions of
republicanism) »).
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citation intégrale du texte latin peut montrer la complexité et la subtilité
de l’interprétation, alors que le recours à des traductions existantes
masque les choix opérés par le traducteur. J’ai finalement adopté cette
méthode parce que 1) les textes latins sont maintenant disponibles à
thelatinlibrary.com où pourra les trouver quiconque souhaite vérifier les
interprétations sur lesquelles je m’appuie et 2) parce que c’est le seul
mode de citation qui permette d’insérer beaucoup de références et de
rendre ainsi justice à la richesse de l’objet étudié, dans un exposé qui doit
rester maniable et inciter les étudiants en théorie politique et sociale à
une discussion avec les latinistes, au lieu de les en dissuader.
Stark et la version standard de l’histoire du terme
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
Rudolf Stark a écrit la première histoire détaillée du terme res publica
en 1937, avec des ajouts dans une édition d’après-guerre en 1967 12.
Cette histoire a constitué une référence pour plusieurs générations de
lettrés et l’article « Republik » de la Geschichtliche Grundbegriffe renvoie
à Stark comme source définitive pour l’histoire du terme latin. C’est
pourquoi je commence par résumer la position de Stark avant d’entrer
dans des considérations plus détaillées sur les dédales des autres textes.
Res est un terme latin très étrange. C’est tout d’abord ce que les
grammairiens appellent un « singulier collectif », qui exprime en latin
la forme au singulier d’un collectif, comme ovis pour les moutons, uva
pour les raisins ou pomum pour les fruits (ou l’emploi en français de « la
police » pour désigner une multiplicité de policiers). En second lieu, res
au substantiel neutre remplit la fonction d’un pronom avec différents
qualificatifs qui viennent le définir : fonction que remplissent des
mots comme quelque chose, qualche cosa ou something dans les langues
modernes. Les qualificatifs ajoutés au mot res donnent à l’expression
composée une fonction de généralisation, visant une pluralité d’objets
ou de qualités qui partagent cette qualification avec le terme qualifiant :
par exemple, res patria signifie tout ce qui appartient au paterfamilias,
res familiaris, tout ce qui est relatif à la famille. Ainsi, res publica est un
singulier collectif, qui désigne une multitude par un seul mot ; mais une
multitude de quoi ? Ici, selon Stark, nous devons faire une distinction
analytique entre deux domaines d’usage de ce terme : l’une proche du
21
12 Rudolf Stark, Res Publica, Goettingen, Dietrichsche Universitaets-Buchdruckerei,
1937. Réédité avec des additions dans Hans Opperman (dir.), Romische Wertbegriffe,
Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1967.
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grec chrema – chose ou objet matériel désigné par un nom – l’autre
proche du grec pragma, condition de ce qui se passe, processus ou affaire,
désigné par un verbe. La distinction analytique entre ces deux usages est
toutefois difficile à établir dans les nombreux cas où res publica semble
se référer à la fois aux choses publiques et aux affaires publiques sans que
le contexte permette de trancher.
La plus fameuse définition de res publica, donnée par Cicéron, en
fait une res populi, chose ou question/affaire du populus, ce qui conduit
Stark à retracer l’histoire de l’emploi du terme populus dans les sources
scripturales. Étymologiquement, le mot est lié à l’Indo-européen *plplo, « multitude », que quelques spécialistes rapprochent du Slavonique
ecclésial t’lpa et du Russe tolpa, les deux signifiant « la foule ». Le terme
latin a une acception spécifique de nature militaire : les plus anciennes
formules comme magister populi signifiaient « commandant d’infanterie »
par opposition au commandant de la cavalerie, mais devaient plus tard
évoluer pour désigner un commandant en chef, celui qui nomme les
autres commandants. Populus était donc au départ un terme qui désignait
les unités militaro-administratives également appelées centuria, qu’elles
soient pédestres ou équestres, et ne devait que plus tard signifier l’armée
dans son ensemble. D’autres termes anciens issus de la même racine
visent également les activités militaires. Popularis (nom) signifiait un
camarade de combat, populari (verbe) détruire ou s’approprier quelque
chose. Le terme pour une appropriation collective était publicari, alors
que populari était réservé au rassemblement et à l’embarquement du
butin saisi par le populus. Les sources écrites distinguent soigneusement
la propriété de l’armée de celle de la parentèle, gens, et c’est le général
d’armée qui divisait le butin entre ses soldats et pas n’importe quel autre
chef. C’est uniquement quand les armées de différentes lignées étaient
réunies en armée romaine, souligne Stark, que le terme populus en venait
à représenter l’ensemble commun, englobant aussi bien les plébéens que
les patriciens.
Une tripartition publicus – privatus – sacer était utilisée par les Latins
pour distinguer les possessions du populus des possessions privées de
quiconque participait au divin. Par exemple, l’ager privatus était une
parcelle de terrain, isolée de la propriété environnante de la parentèle
(la curia, union des lignées de la parentèle, les gentes, et recevant son
nom d’un chef, le tribus) et destinée à la construction de l’habitation
familiale individuelle. Elle était de ce fait opposée à l’ager publicus,
terrain qui avait été conquis par le populus sur ses ennemis au cours
des campagnes militaires. Cette terre était res nec mancipi, non soumise
à mancipation, donnée d’emblée en possession privée. En plus de la
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23
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
distinction public/privé existait une distinction public/sacré comme
on peut le constater dans un écrit d’environ 150 années av. J.-C., aut
sacrom aut publicum locum. Le mot locus n’est pas accidentel : comme
l’avait déjà noté Mommsen, les sources écrites ne font usage de cette
distinction que pour les possessions foncières et il serait difficile d’en
trouver des applications en relation avec des outils ou d’autres objets.
Curieusement, la même tripartition existait dans la Grèce de Longin et
d’Aristote (hieron-demosion-idion), et s’appliquait également à la seule
terre et non aux choses ni aux affaires.
Stark note que la division qui nous est familière de l’ensemble des
choses en res publicae et res privatae, dans leurs sens pluriels – que l’ont
trouve dans les Institutes de Gaius (II, 1) du iiie siècle après J.-C. et
reprise dans les Sommaires (1.8.1. pr) – provenait d’une époque où le
terme res publica (au singulier) était déjà depuis longtemps répandu
pour désigner ce que nous appellerions maintenant « l’État » et que ce
sens était clairement dominant dans la littérature non juridique. Selon
Stark, ce souci du classement des choses provenait du fait que l’État était
déjà un phénomène solidement établi : ce qui importait, par exemple,
pour les légistes justiniens, ce n’était pas la distinction entre le sacré et le
public, mais plutôt quelles choses et obligations pouvaient entrer dans
une relation de propriété, qu’elle soit sacrée, publique ou privée. C’est
ce qui a conduit Stark à étudier le développement du terme res publica
dans la littérature non juridique de la Rome républicaine : comment un
terme qui désignait la « chose ou affaire de l’armée » ou la « chose ou
affaire du peuple » avait-elle pu en venir à désigner ce que nous appelons
maintenant l’État ?
Son analyse approfondie des comédies de Plaute révèle les étapes
intermédiaires entre ces deux acceptions. Ainsi, dans Curculio 551 et
Trinummus 34, res publica désigne une affaire ponctuelle, une transaction,
dans laquelle intervient un populus. Un usage plus « public » peut être
trouvé dans Persa I, 3 (55-80) ou Trinummus 1057, où les expressions rem
curo publicam (au singulier) et rebus publicis curare (au pluriel), signifient
« s’occuper des lois » ce qui implique, dans le contexte de ces pièces, que
la législation est l’affaire centrale et le souci du populus. Dans ses autres
pièces (Miles gloriosus, 103 ; Mercator, 985), l’identité qu’établit Plaute
entre acte législatif et soin des choses ou affaires publiques est remplacée
par un usage qui permet difficilement la traduction de res publica par
« chose publique ». Les expressions en question qualifient plutôt les
activités législatives de grande et importante affaire du peuple, magnai
rei publicae, ou de préoccupation suprême et la plus haute des gens,
summa res republica. C’est comme si les affaires du peuple formaient
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un ensemble d’activités à l’intérieur duquel pourraient être distingués
différents sous ensembles ayant différents degrés d’importance. Chez
Salluste, cet ensemble est divisé en sous ensembles qualitativement
différents : par exemple, La Guerre de Jugurtha (3, 1) isole, au sein de
omnis cura rerum publicarum, soin des affaires publiques, deux de ses
formes, la magistrature et le commandement militaire. Et cet ensemble
d’activités appelé res publica (au singulier) dans sa totalité est distinguée
de l’ensemble appelé res privata, affaires privées.
Pour illustrer le glissement de la notion d’une res publica unifiée
qui, au singulier, regroupe et subsume les occurrences de multiples res
publicae, choses ou affaires du populus, Stark s’appuie sur l’historique de
deux expressions transitionnelles, rem gerere et res Romana. La première
signifiait initialement « mener une guerre », ce qui fait qu’un dictateur
pouvait être appelé rei gerundae causa, source ou raison des activités
militaires, alors que dans Macrobe (III, 9, 11), ce sont les légions de
l’armée dans leur ensemble qui sont dites être rebus gerundis sunt,
puissance opératrice de ces actions militaires. Avec le temps, l’expression
change de signification pour désigner toutes les activités et les succès
du populus et pas seulement de l’armée. Ainsi, dans une phrase célèbre
(Persa, 753), Plaute dit de la fin d’une campagne militaire : re placida…,
re bene gesta, « l’État est calme…, la campagne a été bien menée », soit
un usage où res s’interprète comme une condition ou un état des affaires
de l’État. Des générations d’auteurs latins tardifs s’intéressant à optimus
status rei publicae, la meilleure, ou optimale, situation de la communauté,
retiendront le même sens.
La seconde expression transitionnelle clé, res Romana, qualifiait une
condition ou un état de choses romain, à l’instar de res Etrusca, res Albana,
etc. Également d’origine militaire au départ – dans Ennius (Sc. 169) res
Argivum poelio indiquait la position ou la condition des Argiens dans
une certaine bataille – cette désignation toponymique en vint finalement
à désigner tout ce qui avait rapport aux Romains. Selon Stark, cette
désignation saisit avec la plus grande exactitude l’idée d’une res publica
unique subsumant des res publicae variées, affaires du peuple séparées et
distinctes. Avant que l’expression n’ait été stabilisée, un citoyen pouvait
penser ses devoirs comme composés d’obligations multiples parmi
lesquelles les plus élevées étaient summa res publica, celles conduites dans
l’intérêt du populus. Après sa stabilisation, res Romana exprimait non
plus l’idée d’une opération ponctuelle d’un populus Romain comme
c’était le cas dans certaines des premières comédies de Plaute, mais
plutôt la généralité des actions et affaires de ce populus – une affaire
conjointe intégrée dans laquelle l’ensemble du populus Romanus était
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25
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
impliqué, de la même façon que res familiari représentait l’ensemble
du contenu et des affaires de la maisonnée. Stark note que l’expression
res Romana a la connotation d’une chose, plutôt que d’une affaire, mais
que, signe de nouveaux temps, on trouve certaines expressions dans
lesquelles la référence à une chose n’est plus possible, par exemple dans
Ennius (Annales, 500) : moribus antiquis res stat Romana virisque, « la
cause romaine repose sur des mœurs et des hommes antiques ».
C’est ce genre d’expression qui a ouvert la route à une hypostasie de la
res publica. Jamais agent actif dans les sources romaines – par exemple,
les traités étaient signés par SPQR, senatus populusque Romanus, le
Sénat et le peuple de Rome 13 – elle devient dans les sources tardives très
semblable à une personne à laquelle un statut spécial aurait été conféré.
Même chez Plaute, res publica peut être perçue, à certains moments
d’une pièce, comme un personnage 14 à part entière, ou actant dans la
sémiotique de Greimas. Ainsi, dans un prologue de l’Amphitryon, un
protagoniste indique que lui et son père ont rendu des services à ceux
auxquels il s’adresse et à la res publica, instance différente de la multitude
à laquelle il parle, alors que, dans Amphitryon, 527, Jupiter craint que les
autres puissent penser que sa femme aurait été tenue pour supérieure à
un autre agent, la res publica. Bien sûr, Cicéron écrit sur le sang et la vie
de la res publica et, Stark dixit, c’est alors que la notion d’une plus haute
entité s’est finalement imposée. Elle n’agit pas, mais elle donne corps à
la perception d’une entité suprême, tout ce qui a trait au populus.
Le lecteur moderne trouvera étrange (ou caractéristique de 1937) que la
description principale de l’article de Stark s’arrête là, et que la façon dont
la définition étroite de res publica s’est développée (forme particulière
de gouvernement opposée à la tyrannie, par exemple chez Cicéron) se
réduise à une annexe au texte principal. L’auteur ne s’intéressait pas
principalement à la question de la démocratie, mais cherchait plutôt à
montrer l’émergence de l’idée d’une personnalité unifiée et supérieure de
l’État, à partir de celle des diverses choses ou affaires du populus (on est
tenté de dire du peuple). C’est ce qui donne peut-être à cette présentation
un sens plus large : entre les deux guerres mondiales, au moment de la
sanctification des États, la conception du peuple Romain, de transactions
et choses disparates réunies sous un même terme, devait semble-t-il faire
13 Le seul cas où res publica est distingué de populus comme agent d’une action se
trouve, selon Stark, dans les formules au moyen desquelles les censeurs appelaient
les citoyens à se rendre aux champs de Mars : res publica populi Romani Quiritium
(par exemple, Varron, De la langue latine, VI, 86) étaient deux agents distincts au
nom desquels l’appel était émis.
14 *En français dans le texte (NdT).
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apparaître – logiquement et inexorablement – une notion supérieure,
une quintessence de la civilisation moderne : l’idée de l’État.
L’usage du mot dans le Digeste de Justinien
26
Stark semble suggérer que l’idée d’une unité supérieure ou même d’une
personne appelée res publica s’est formée par contraste avec un ensemble
d’usages très variés de res publicae pour traduire les choses ou les affaires
du peuple. L’exposé qui suit va essayer de démontrer que les choses sont
sensiblement plus compliquées. En premier lieu, les questions qui sont
discutées ou mentionnées comme res publicae par beaucoup d’auteurs
actuels auraient difficilement pu être désignées comme telles dans les
documents romains connus. En second lieu, si nous nous tournons vers
les choses publiques plutôt que vers les affaires publiques qui ont pu
être également reprises sous ce terme, nous découvrons que la référence
aux « choses publiques » ne figure que rarement, sinon jamais, dans la
littérature de la République et n’est devenue d’un usage notable que
sous l’Empire.
Intéressons-nous pour commencer aux choses matérielles. Nous avons
vu que Stark avait presque disqualifié d’emblée la langue juridique
comme source de son analyse, sous prétexte que les légistes de l’Empire
s’intéressaient trop peu à l’idée de république et trop à une classification
des choses comme objets de propriété publique, privée ou divine, ainsi
qu’à la discussion des litiges dans des cas pratiques mettant en jeu ces
choses. Son argument est que, puisque la signification de res publica
comme État était déjà fermement établie, ils auraient dû consacrer
plus d’attention au terme. Voyons cependant si on peut trouver dans
le Digeste et le Codex de Justinien des traces de l’histoire que Stark nous
a racontée : celle du développement de l’idée d’une personne unifiée
appelée res publica. Bien sûr, ces livres rapportent l’usage qui prévalait
principalement aux jours de l’Empire romain, mais ils peuvent éclairer
le sens des expressions qui s’étaient stabilisées plus tôt.
Comment la loi romaine divisait-elle les choses et quelles étaient les
« choses publiques » ou res publicae ? Les introductions au droit romain
de l’époque reprennent souvent la classification du deuxième livre
des Institutes de Justinien et essaient de la rationaliser en éliminant les
recoupements entre classes de choses. La présentation habituelle est
la suivante : on peut distinguer quatre catégories principales dans les
choses qui échappent à la propriété privée, … quaedam enim naturali
iure communia sunt omnium, quaedam publica, quaedam universitatis,
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15 Richard Perruso, « The Development of the Doctrine of Res Communes in Medieval
and Early Modern Europe », The Legal History Review, 2002, vol. 70, n° 1-2, p. 76.
16 Voir par exemple une présentation de ce type dans Carol M. Rose, « Romans, Roads
and Romantic Creators: Traditions of Public Property in the Information Age »,
Law and Contemporary Problems, 2003, vol. 66, n° 1-2. Elle utilise beaucoup des
introductions classiques au droit romain analysées plus bas.
17 J. A. C. Thomas, Textbook of Roman Law, Amsterdam et New-York, North-Holland
Pub., 1976, p. 125.
18 The Digest of Justinian, traduction éditée par Alan Watson, Philadelphia, University
of Pennsylvania Press, 1998, 2 vols. Par la suite, j’utilise cette édition uniquement
pour citer des traductions du Digeste.
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27
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
quaedam nullius. (Inst. II:1, De rerum divisione). Tout d’abord, il y a
les res communes, les choses communes selon la loi naturelle, l’air, l’eau
courante, la mer et ses rivages, qui appartiennent à toute l’humanité
(curieusement, au Moyen-Âge, la classe des créatures animées qui
bénéficient de res communes inclura également les animaux) 15. On
trouve ensuite la res publica, choses « de l’État », par exemple les rivières
régulées et les ports. Troisièmement, il y a la res universitatis – les choses
communales possédées par une communauté ou une corporation, telles
les stades et les théâtres possédés par une civitas. Quatrièmement, il y a
la res nullius – les choses qui ne sont à personne, qu’elles soient sacrées
(sacrae, religiosae, sanctae) ou pas encore capturées, comme les animaux
sauvages 16.
Le traitement de la spécificité des choses publiques, res publicae, varie
selon l’auteur et dépend du contraste qu’il trace avec les catégories
adjacentes. Pour rendre compte de ce genre de description, nous utiliserons
d’abord un ouvrage caractéristique, pour en citer d’autres ensuite. J.A.C.
Thomas dans son Handbook of Roman Law commence sa présentation
de res en établissant que la res originale du droit romain est une chose
physique, res corporealis, qui sera ensuite développée dans les Institutes
de Gaïus et de Justinien pour devenir « tout ce qui peut être évalué en
termes monétaires, à quoi une valeur fiduciaire est assignée » 17. Les Res
publicae diffèrent des res communes en ce qu’elles n’appartiennent pas à
toute l’humanité, mais au seul peuple Romain. Les notes qui justifient
cette position renvoient le lecteur à six manuels d’historiens italiens du
droit et au Digeste (50, 16, 15) : Bona civitatis abusive « publica » dicta
sunt: sola enim ea publica sunt, quae populi romani sunt (que l’on peut
traduire par : « les biens de la communauté sont appelés “publics” par
erreur car seules sont publiques les choses qui appartiennent au peuple
romain » 18). Les exemples cités de res publicae concernent les routes
publiques, les ports, les forums et lieux de rencontre, les théâtres, les
3/08/09 13:23:04
28
bains, les rivières. Cependant, la référence qui justifie cette compilation
est Digeste, 43, 12, 1, 3, qui discute uniquement de fiumina publica, les
rivières publiques. L’auteur termine sa brève presentation en indiquant
que la perte de jouissance publique de res publicae nécessitait un acte
legal particulier – actio iniuriarum, que la plupart des commentateurs
pense qu’une distinction entre res publicae et res communes était faite
au temps de Justinien, mais avait peut-être d’abord été suggérée par
Marcian, et que la res universitatis était pour l’essentiel similaire à la res
publica mais que cette « chose commune » appartenait à une colonie ou
une municipalité et pas à l’ensemble du peuple romain 19.
Le Livre 43 du Digeste que J.A.C. Thomas cite est bien sûr célèbre
pour sa discussion serrée des différentes choses concrètes qualifiées de
publicae – par exemple les routes, les rivières et beaucoup d’autres choses
y compris même les égouts. L’auteur peut avoir trouvé son inspiration
dans Digeste, 43, 8, 2, 3 : Publici loci appellatio quemadmodum
accipiatur, Labeo definit, ut et ad areas et ad insulas et ad agros et ad
vias publicas itineraque publica pertineat (« Le terme “lieu public” peut
être compris, tel que défini par Labeo, comme s’appliquant aux places
publiques ouvertes, aux bâtiments de rapport, aux champs, aux routes
et chemins »). Mais cet extrait porte sur les lieux, loci, alors que le terme
res publica n’est mentionné qu’une fois dans ce livre, dans un extrait qui
autorise l’érection publique d’images et de statues qui seront l’ornement
d’une res publica (Digeste, 43, 9, 2).
Pour un wittgensteinien, tout ceci est un peu étrange : beaucoup de
généralisations de res publicae sont faites sur la base de propositions
portant sur des loci publici, une itinera publica ou des viae publicae.
De plus, pour un esprit philosophique moderne, la différence entre
une chose ou une affaire et un lieu, par exemple, nécessiterait un traité
spécifique. Pour les commentateurs usuels du droit romain en revanche,
les différences entre res et locus ne font pas problème. Mais elles auraient
au moins mérité d’être discutées. Par exemple, étant donné que locus
était un objet primaire de propriété et pouvait porter une construction,
il pourrait s’apparenter à notre compréhension d’une chose légale ou
même physique, ou du latin res. Ainsi, Digeste, 50, 16, 60 définit locus
par opposition à fundus : « Un locus n’est pas une propriété, mais une
partie d’une propriété ; un fundus [propriété] en revanche est quelque
chose de complet et nous devons principalement considérer comme
locus un terrain non construit ». Trois compléments à cette définition
sont alors ajoutés : un locus diffère d’un fundus en ce que, si il y a une
19 Thomas, Textbook of Roman Law, op. cit., p. 129.
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29
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
intention de traiter un locus comme fundus, alors il est fundus ; des
loci peuvent se situer en ville et pas seulement dans des villages ; un
locus peut s’étendre alors qu’un fundus a ses propres limites (Digeste,
50, 16, 60, 1‑2). Le Codex opère des distinctions semblables dans trois
constitutiones : Codex, 11, 70, 3 établit qu’« il est certain que le tiers
de la taxe payable annuellement sur le sols et les terres appartenant à
l’État (locis fundisve rei publicae) est largement suffisant pour couvrir
l’entretien des murs publics », et la même opposition locis-fundis est
maintenue dans le Codex, 11, 71, 3 20.
Un autre exemple parlant est fourni par R. W. Lee, dans son introduction
au droit romain très utilisée au milieu du xxe siècle. Il commence par
admettre que les distinctions des Institutes sont « très confuses », mais
termine son exposé sur res publica par la phrase suivante : « Il y avait, sans
aucun doute, une tendance, qui est devenue dominante avec le temps,
à considérer toutes les res publicae comme propriétés du peuple romain,
nous pourrions dire de l’État » 21. Pour étayer cette position, il cite les
expressions in patrimonio populi ou in pecunio populi, respectivement
tirées de Digeste, 1, 1, 14 et Digeste, 18, 1, 6. La première est cependant
relative à un jugement sur les rivages marins, littora publica : ils sont
publics « non dans le sens qu’ils sont un patrimoine du populus, mais
parce qu’ils proviennent d’un don de la nature et ne sont par conséquent
devenus propriété de personne ». La seconde décrit un type de publica
loca, places publiques, qui ne font pas partie du pecunia populi, c’est à
dire du trésor public, mais sont in publico usu, d’usage public, comme
les champs de Mars 22. Ces distinctions subtiles ont été certes très utiles
à des générations d’interprètes des textes latins, dont Lee. Mais, pour
réaffirmer un point évident, ce dernier se sert d’exemples relatifs à
l’usage des places et des rivages marins et non d’exemples qui utilisent
l’expression res publica en tant que telle. De plus, son premier exemple
dit explicitement que la litora publica ne peut pas être appelée res
publicae, mais plutôt res communes, selon la classification des Institutes
de Justinien !
Dans une autre introduction populaire, réimprimée à plusieurs reprises
au cours du xxe siècle, William Buckland (que Thomas cite comme une
autorité pour la distinction entre res publica et res communis omnium)
20 Voir aussi Codex 8, 11, 11 et 8.-, 11.-, 17 pour des nuances.
21 Robert Warden Lee, Elements of Roman Law, with a translation of the Institutes of
Justinian, London, Sweet & Maxwell, 1956, p. 109-110.
22 Les dictionnaires latins distinguent les loci, simples lieux, des loca, lieux reliés entre
eux, régions (voir les entrées dans Lewis & Short par exemple).
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assimile res publicae à « propriété de l’État » : « Les routes principales,
les rivières et les ports sont tels que tous peuvent naviguer, pêcher et
s’amarrer au port, etc., l’usage des rives étant public à cet effet » 23.
Buckland donne peu de sources pour sa liste et ses notes renvoient à
une distinction entre res publica et res universitatis, la seconde étant
plus proche des choses privées parce que propriété d’une corporation.
Ainsi « aucun texte classique ne qualifie les esclaves de res publicae ». Ces
esclaves étaient plutôt in patrimonio universitatis, propriété municipale,
et le texte donne comme référence Digeste, 1, 8, 6, 1 (décision de Marcian
sur un servus communis civitatis, esclave communal de la civitas) et 18, 1,
72, 1 (sur la différence entre les res in usu publico et les res in patrimonio
fisci, les choses d’usage public opposées à celles du trésor impérial).
Le lecteur contemporain, en proie à une bien légitime circonspection,
s’aperçoit alors qu’on ne lui a pas encore donné un seul exemple de phrase
latine comportant un usage clair des expressions res publica ou res publicae.
La plus claire est peut-être l’expression de la dernière citation : res in usu
publico. Les travaux sur le droit public romain qui font suite à ceux,
inégalables, de Mommsen, s’intéressent beaucoup à cette expression et
distinguent deux sorte de « choses publiques » : 1) celles d’usage public
(qui ne peuvent alors être vendues) et 2) celles qui sont propriété du
peuple – en latin in patrimonio or pecunia populi – ou incluses dans le
trésor impérial (qui peuvent alors être vendues et la citation du Digeste,
18, 1, 72, 1 porte exactement sur celles-la 24). Ainsi, le Digeste en 45, 1,
83, 5 et en 45, 1, 137, 6, emploie l’expression : res quae publicis usibus in
perpetuum relictae sunt (« quelque chose qui est dédié à un usage public
perpétuel »), et donne pour exemple un forum et une basilique. Nous
avons déjà cité des exemples d’usages qui se rattachent à la deuxième des
catégories de « choses publiques » de Mommsen, auxquels ces auteurs
se réfèrent habituellement. Ce sont les publica loca quae non in pecunia
populi… habeatur (Digeste, 18, 1, 6), et litora publica non ita sunt, ut ea,
quae in patrimonio sunt populi (41, 1, 14) 25. Il faut redire que ces exemples
sont très particuliers en latin. Dans les deux cas, il n’y a pas de res générale,
mais des rivages et des places, et de plus, ceux-ci sont dits ne pas appartenir
à la propriété ou au patrimoine du peuple.
23 William W. Buckland, A Textbook of Roman Law from Augustus to Justinian,
Cambridge, Cambridge University Press, 1963, p. 183.
24 Voir L. L. Kofanov, « Gosudarstvennaia sobstvennost’ i chastnyi interes v
drevnerimskom prave [Propriété publique et intérêt privé dans le droit romain] »,
Ius Antiquum, 2005, n° 15, note 21 (<www.dirittoestoria.it/iusantiquum> dernière
visite le 5 mai 2007).
25 Ibid.
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3/08/09 13:23:05
En résumé : les exposés sur la res publicae qu’on trouve dans les
manuels s’appuient sur des exemples qui n’utilisent pas cette expression.
Beaucoup d’assertions portant sur le fonctionnement ou la substance des
res publicae sont étayées par des exemples ambivalents, à supposer qu’il
y ait des exemples. Un des derniers manuels, qui ne s’appuie sur aucune
preuve documentaire, propose la présentation synthétique suivante : les
res publicae étaient des
choses publiques considérées comme propriété de l’État, par exemple
les routes publiques, les ports de commerce ou de pêche, certaines
rivières, ponts et propriétés prises à l’ennemi lors d’actions militaires.
La propriété « publique » peut-être la plus importante était la terre
provinciale, c’est-à-dire la terre des provinces situées hors d’Italie 26.
31
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
Cette présentation note alors une différence entre provinces
sénatoriales et impériales (les premières considérées propriété du
peuple romain, les secondes de l’Empereur) et prétend que la terre
provinciale ne pouvait pas faire l’objet d’appropriation privée, mais que
des propriétaires pouvaient y prendre des intérêts. L’opposition avec
les res universitatis qui s’ensuit – elles sont définies comme des choses
possédées par des organismes collectifs comme des municipalités ou
des colonies – nous en dit plus sur le besoin moderne de classer les
phénomènes en catégories non redondantes que sur les textes et usages
anciens. En fait, le manuel mentionne que les rues publiques et les
bâtiments, théâtres, parcs, champs de course et stades pouvaient être
considérés comme res publicae jusqu’à Justinien, mais que les rédacteurs
du Code de Justinien auraient finalement aboli cette confusion 27. Et
c’est tout.
Il semble que de tels jugements aient été puisés dans des manuels et
des introductions au droit romain ou même dans des monographies sur
des sujets précis, qui étaient d’ordinaire plus détaillés et plus prudents
dans l’usage de leurs références. Ces précautions disparaissent quand
des chercheurs, même renommés, décrivent dans des textes complexes
et intéressants ce qu’ils considèrent être les res publicae. Par exemple,
Alan Watson, recensant les documents légaux ayant eu pour objet de
réglementer les res publicae au temps de la République, ne trouve que
deux édits. Il s’agit 1) d’une décision du légiste républicain Alfenus
(Digeste, 8, 5, 17, 2) établissant que, si quelqu’un élève un tas de fumier
sur une place publique (locus publicus) et contre le mur d’un voisin, il
26 Andrew Borkowski, Textbook on Roman Law, London, Blackstone, 2001, p. 153.
27 Ibid., p. 154.
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32
peut être contraint par la loi de le retirer, et 2) d’une décision du légiste
républicain Trebatius (Digeste, 41, 1, 41), qui décide que les statues
érigées dans la cité (in civitate) ne doivent jamais devenir propriété
de citoyens privés. De plus, tout ce qui a été installé en lieu public,
in publico positum est, ne peut en être retiré, même par ceux qui l’ont
installé 28.
En plus de ces décisions, dont il est certain qu’elles datent des temps
républicains, Watson mentionne dans sa section sur occupatio une
discussion sur la réglementation de la prise de butin. C’est un point
important, parce que le butin du populus pouvait aussi être considéré
comme res publica 29. Les détails qu’il donne sont indiscutablement
corrects et pertinents. Il cite ainsi Polybe (6, 21, 1) à propos de
l’occupation de Carthage : pendant qu’une moitié de l’armée
combattait, l’autre moitié rassemblait un butin, qui serait plus tard
réparti par le général entre tous les soldats, y compris ceux qui étaient
malades ou absents lors de l’action. Ceci devait éviter que la cupidité
n’engendre la discorde au sein des légions romaines. Le général pouvait
transférer une partie du butin à l’« État romain » – les objets transférés
étant des esclaves et de la terre, parce qu’il n’y avait pas de texte en
vigueur mentionnant d’objets meubles pris à l’ennemi devenant res
publica 30. Si ce général s’était emparé sans justification d’une partie
du butin pour sa propre possession, comme cela se produisit avec le
dictateur Camille en 391 av. J.-C., qui s’était emparé de portes de
bronze faisant partie du butin (Plutarque, Vie de Camille, 12), il aurait
été accusé de peculatus, délit contre la res publica et non de furtum,
vol privé.
Cependant, ces jolis détails ne nous disent rien de l’usage du terme
lui‑même. Ils s’intéressent avant tout à ce que pouvait être l’essence de
la res publica, plutôt qu’à ce qui était désigné ainsi. Voyons maintenant
ce que les documents romains eux-mêmes disent sur les res publicae.
28 Alan Watson, The Law of Property in the Later Roman Republic, Oxford, Clarendon
Press, 1967, p. 10-12.
29 Ibid., p. 62.
30 La seule exception se trouve dans Tite-Live 30, 14, 8 à propos de la victoire sur
Syphax : lui, sa femme, son peuple, les villes, les terres et tout ce qui appartenait à
Syphax devint praeda populi Romani. En général, la pratique consistait à transformer
la terre conquise en ager publicus et les esclaves en propriétés communales, voir
Plaute, Les Captifs, 110, sur quaestores vendant les prisonniers capturés et Cicéron
(Lettre à Atticus, 5, 20, 5, sur comment il divisa le butin entre les soldats, à l’exception
des prisonniers). Ibid., p. 68.
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Les res publicae dans les textes romains
33
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
Si l’on analyse l’usage réel de l’expression res publicae (au pluriel) dans les
textes du Code de Justinien, on s’aperçoit qu’elle ne désigne pratiquement
jamais des choses ou objets matériels. Elle désigne principalement
trois types de phénomènes : 1) un ensemble d’administrations ou
de communautés, impliquant très souvent des municipia ou civitates
– puisque l’expression latine est également au pluriel ; 2) une catégorie
particulière de la nomenclature du droit ; 3) les affaires publiques, le
terme étant plus fréquemment utilisé en ce sens dans le Codex que dans
le Digeste. À ma connaissance, il n’est jamais fait mention de res publicae
dans les Institutes de Justinien car ce texte n’emploie l’expression qu’au
singulier.
La première connotation – plusieurs res publicae signifiant
habituellement plusieurs municipalités – est de loin la plus fréquente
dans le Digeste 31. Ainsi, en 50, 5, 1, on apprend les différentes raisons
de dispenser les citoyens de munera necessaria in rebus publicis, services
obligatoires « dans diverses communautés ». 36, 3, 6 décrit les façons
de remettre les dépôts de garantie afin d’assurer un fonctionnement
correct des fiducies posthumes dans les cités, rebus publicus remitti
étant l’expression utilisée. 50, 8, 2, 3 discute des omnibus rebus publicis
frumentaria pecunia, la comptabilité du blé nécessaire à toutes les
communautés ne devant souffrir d’aucun retard de paiement de la part
des débiteurs. 50, 4, 6, 1 s’intéresse en particulier aux debitores rerum
publicarum et affirme que, municipaux ou communaux, ces « débiteurs
ne peuvent être autorisés à ouvrir un bureau avant de s’être acquitté de
la sécurité de la communauté (rei publicae) pour ce qui est dû ». 49, 4,
1, 13 fait état d’un statut particulier d’avocats des communautés, ou
defensores rerum publicarum ; la même expression, mais au singulier, est
utilisée en 50, 5, 10, 4, defensores rei publicae ab honoribus et muneribus
eodem tempore vacant, ce qui signifie « les avocats d’une communauté
sont exemptés de pratiquer leur charge et la munera en même temps ».
Un statut spécial de curator rei publicae existait également. C’était une
importante charge municipale, confiée à un inspecteur issu de l’extérieur,
31 Mais pas dans le Codex, bien qu’il concerne le droit public plutôt que le droit privé :
les municipalités étaient considérées par beaucoup comme étant d’une nature
proche de celle des personnes privées, comme le suggère Gaïus dans le Digeste
50, 16, 16 : nam « publica » apellatio in compluribus causis ad populum Romanum
respicit: civitates enim privatorum loco habentur, l’appellation « public » se réfère
dans de nombreux cas au peuple de Rome car les communautés sont considérées
comme étant dans la position de personnes privées.
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soit du sénat impérial, soit de l’aristocratie régionale provenant de villes
situées dans un rayon de 40 à 60 km 32. Il est également fait mention de
cette charge avec res publica au singulier.
Les traducteurs de la plus récente édition du Digeste sont attentifs à
ne pas traduire le terme res publicae par « municipalités » quand il est
utilisé dans le contexte de services ou de charges communales, et lui
préfèrent le terme plus large de « communautés », sauf quand ils sont
obligés de faire autrement. Ainsi, en 50, 4, 3, 15, Ulpien demande que
la munera et les charges municipales soient équitablement distribuées de
façon à éviter que « les cités ne soient lésées (res publicae destituantur) si
les mêmes hommes et les mêmes propriétés se retrouvent trop souvent
en charge ». La tendance à appeler la propriété municipale « propriété
publique » a provoqué une célèbre objection d’Ulpien, qui a déjà été
citée (50, 16, 15) : bona civitatis abusive « publica » dicta sunt; sola enim
publica dicta sunt, quae populi Romani sunt, « les biens de la communauté
sont improprement appelés publics, car ne sont publiques que les choses
qui appartiennent au peuple de Rome ».
Ulpien lui-même comprit que l’usage alors prédominant n’était pas
accidentel : inter publica habemus… si qua civitatum velut bona, nous
considérons comme publiques ces choses qui sont, pour ainsi dire,
choses des cités (50, 16, 17). Mais il n’était pas possible d’identifier
les cités à la res publica, même au niveau de la vie ordinaire, car la
tension ou différence entre les deux était toujours présente. Ainsi, les
deux termes de municipalités et de res publicae sont mentionnés en 47,
2, 31, 1 : Si quis tabulas instrumentorum rei publicae municipii alicuius
aut subripuerit aut interleverit, Labeo ait furti eum teneri, idemque
scribit et de ceteris rebus publicis deque societatibus, ce que la plus récente
traduction anglaise rend par « si quelqu’un prend ou dégrade une res
publica ou un bien municipal, Labeo dit qu’il est coupable de vol et dit
la même chose pour ce qui concerne les autres organismes publics et les
corporations » 33.
32 François Jacques, Le Privilège de liberté. Politique impériale et autonomie municipale
dans les cités de l’Occident romain (161-244), Rome, École francaise de Rome, 1984,
p. 124.
33 Étant donné que res publicae est ici juxtaposé à societates, compagnonages et
corporations, la traduction semble correcte. Il y a cependant une petite possibilité
que alicius se réfère à rei publicae et pas seulement à municipii (et ici, le traducteur
anglais ne voit pas de « ou »). Nous pourrions alors rendre tabulas instrumentorum
rei publicae municipii alicuius par quelque chose comme « documentation sur
quelques affaires publiques d’une municipalité » ou « documents relatifs à quelques
choses publiques d’une municipalité », traduction encore plus littérale.
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35
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
Le second usage du terme res publicae au pluriel intervient quand les
légistes doivent isoler une classe légale de choses. Nous en avons trois
exemples dans le Digeste. 1, 8 nous fournit une citation célèbre du grand
juriste Gaïus : hae autem res, quae humani iuris sunt, aut publicae aut
privatae. quae publicae sunt, nullius in bonis esse creduntur, ipsius enim
universitatis esse creduntur (« Ces choses qui relèvent du droit humain
ne sont ni publiques ni privées. Les choses publiques sont considérées
comme n’étant la propriété de personne parce qu’elles appartiennent
en commun à la communauté toute entière »). Cependant, comme
nous le savons, aucun exemple de res publicae n’a été donné par Gaïus
dans le chapitre du Digeste dont ce texte est extrait. Un autre chapitre,
41, 3, 9, cite également Gaïus. Il dit que les choses corporelles sont
particulièrement sujettes à l’usurpio, l’appropriation qui résulte de
l’usage, à l’exception des rebus sacris, sanctis, publicis populi romani et
civitatium (« choses sacrées et consacrées, propriété publique du peuple
romain et des civitates »). Rebus publicis est ici une des catégories de la
classification du livre II des Institutes de Gaïus, qui étaient déjà cité en 1,
8. Enfin, 41, 1, 51, 1 cite Celse sur les biens des ennemis (res hostiles) qui,
après que ces derniers aient quitté le territoire romain, ne devenaient
pas des propriétés publiques, mais celles du premier à s’en emparer (non
publicae, sed occupantium fiunt). Si les deux premiers exemples donnés
relèvent d’une classification abstraite, le troisième, qui distingue les res
hostiles des res publicae se réfère à une situation pratique. Elle semble
un peu aberrante, non parce qu’elle relève d’un fait pratique – comme
nous l’avons vu, il y a eu des cas lors de la République où le butin
militaire pouvait être considéré comme apparenté aux res publicae –
mais parce qu’il est l’unique cas dans lequel le terme res publicae (au
pluriel) se réfère purement et simplement, de façon évidente, à des
choses physiques. On pourrait dire que c’est l’exception qui confirme
la règle car, en général, le Digeste ne désigne pas de choses physiques
sous le titre de res publicae.
Le troisième sens de res publicae – « affaires publiques » – apparaît
de façon ambiguë en une seule occasion dans le Digeste. En 39, 5, 19,
Ulpien juge que quand un don est débattu dans le contexte d’affaires
publiques (ut in rebus publicis, cum de donatione quaeritur), il importe de
savoir si la personne avait promis ce don à une communauté – en latin
rei publicae promittat – « pour une bonne raison et non pour obtenir une
charge : dans ce cas il est fiable, dans le cas contraire, il ne l’est pas ». En
revanche, les quatre fois où l’expression res publicae est utilisée dans le
Codex, presque toutes comportent cette connotation. Le Codex, 1, 40,
13 nous dit que les empereurs Honoré et Théodore ont ordonné que des
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36
responsables provinciaux indélicats soient relevés de leur charge et même
fustigés sur l’ordre des juges, afin que leur insolence soit punie et que
facilis exsecutio rerum publicarum (« la gestion des affaires publiques soit
rendue plus aisée »). En langage juridique, comme le dictionnaire Lewis
& Short le suggère, exsecutio pourrait signifier « poursuite judiciaire », ce
qui renforce la connotation de procédure, de cause judiciaire. En 11, 41,
5 du Codex, les mêmes empereurs interdisent de transporter d’une cité
ou d’une province à une autre les chars de course, les animaux sauvages
de foire ou les acteurs, parce ces publicarum rerum statum fatigent et
festivitatem impediant (« sont lourdes et épuisantes pour la gestion des
affaires publiques et empêchent la pleine exécution légale des fêtes
municipales »). Le Codex, 2, 7, 14 cite l’éloge par les empereurs Léon et
Anthème des advocati, qui sont aussi importants que des soldats parce
qu’ils utilisent leur capacité de jugement et d’éloquence pour défendre
le peuple in rebus publicis ac privatis (« aussi bien dans les affaires
publiques que privées »). La seule utilisation ambiguë se trouve dans le
titre du chapitre De administratione rerum publicarum (Codex, 11, 31),
puisqu’elle peut être interprétée aussi bien comme l’administration des
« communautés » ou « cités » (au pluriel), que des « affaires publiques ».
La première hypothèse peut se justifier à la lumière de Codex, 11, 31, 2
qui parle des administrateurs de la res publica (au singulier, par exemple
d’une cité) et qui précise les conditions d’un fideicommissum réussi, une
fiducie laissée sous condition, quand le res publicae interest est satisfait.
Le fait que le Digeste et le Codex utilisent plus fréquemment le
terme res publicae au pluriel pour désigner une administration ou
une communauté n’est pas surprenant. À l’époque pré-impériale, en
l’absence de langage juridique codifié, Cicéron aurait souvent utilisé
une telle forme pour désigner des « États » ou des « constitutions », en
ignorant l’usage futur du terme dans le Digeste pour désigner la propriété
municipale. E. A. Sonnenschein qui, en 1904, a essayé de recenser le
nombre des formes plurielles de l’expression dans les discours et les
œuvres philosophiques de Cicéron, en a compté près de vingt-cinq et
a donné comme exemples les plus évidents omnium rerum publicarum
optima (Lois, II, 23), rerum publicarum administratio (De Finibus, V, 58),
rationes rerum publicarum consituendarum (Sur la République, I, 11) et id
maxime in rebus publicis evenit (ibid., I, 68 et I, 45) 34. Selon lui, Cicéron
pensait dans tous ces cas à des États en tant que tels plutôt qu’à des formes
de régime politique, telles que république, monarchie ou tyrannie.
34 Edward A. Sonnenschein, « The Plural of Res Publica », The Classical Review, 1904,
vol. 18, n° 1, p. 37.
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Litige, affaire et objet d’une affaire
Dans son étude soignée du concept de res dans les premières sources
légales et la littérature romaine, Yan Thomas a essayé de montrer que,
depuis le xixe siècle, beaucoup de spécialistes renommés du droit romain
se sont contentés d’aligner leur interprétation de la relation entre persona
et res sur le modèle de la relation sujet-objet. Cette interprétation
conventionnelle était le fait de grands spécialistes légaux allemands,
qui voyaient du Kant et du Hegel dans les sources romaines. Thomas
critique par exemple Max Kaser pour son interprétation de res d’abord
comme une Sache (chose matérielle), puis comme un Gegenstand (tout
objet d’obligation légale, pas seulement la chose matérielle mais aussi
les obligations qui lui sont liées), et finalement comme un Vermögen
(patrimoine dans son ensemble). Il aurait pu adresser la même critique
37
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
En relevant l’ensemble du corpus des textes latins connus à l’époque,
Sonnenschein a également noté trois exemples d’emploi du terme res
publicae au pluriel pour désigner des affaires ou des questions publiques.
Il y en a deux chez Ciceron – sine multa pertractione omnium rerum
publicarum (Sur l’art oratoire, I, 48), omnibus rebus publicis instituendis
(Sur la République, II, 16) – et un chez Horace : ubi publicas res ordinaris
(Odes, II, 1, 10). En pensant peut-être que la même expression au singulier
pouvait mieux convenir (res publica signifiant « affaires publiques »),
Sonnenschein concluait sarcastiquement sur la désignation des affaires
publiques par res publicae au pluriel : « Je n’irais pas recommander l’un
de ces usages pour la rédaction de thèmes latins » 35.
Apparemment, le langage officiel du Codex ne s’est pas soucié de
faciliter le thème latin : il utilise res publicae pour désigner les affaires
publiques autant de fois que dans l’ensemble du corpus des textes latins
que pouvait connaître un spécialiste renommé il y a cent ans. La raison
tient peut-être au fait que, pour le Codex et le Digeste, un tel langage était
certes maladroit, mais significatif. En fait, l’assimilation des « affaires »
aux res publicae était importante, quatre à cinq fois plus fréquente que
pour les choses, si l’on utilise la statistique approximative dont nous
nous servons dans cette section. Regardons maintenant de plus près
la notion d’affaire ou d’action inhérente au concept de res. Peut-être
pourrons-nous mieux comprendre pourquoi « affaires publiques » était
préféré à « choses publiques » comme référence aux res publicae.
35 Ibid., p. 38.
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38
à Savigny ou Jhering. Interpréter res d’abord et essentiellement comme
un objet (matériel) résulte d’une mode philosophique ou d’une illusion.
Quand on revient aux sources historiques disponibles, on s’aperçoit que,
au départ et avant toute autre signification, le terme signifiait le procès,
l’affaire à débattre*, et ce n’est que plus tard qu’il a pris la connotation
familière de res comme chose physique ou patrimoine 36. Reprenons
cette évolution avec Thomas.
La Loi des Douze Tables, la plus ancienne source de droit romain, nous
parle des étapes du litige et emploie le terme res. Rem ubi pacunt orato
(I, 6) signifie que les parties peuvent discuter du problème en litige et
le régler, soit en faisant elles-mêmes une présentation orale de l’accord,
soit en le faisant ratifier par un magistrat. Ni pacunt in comitio aut in
foro ante meridiem causam coicunto (I, 7) : s’ils ne règlent pas la dispute,
ils doivent exposer le cas dans un mémoire sur la place publique ou
celle du marché, avant midi. Post meridiem praesenti litem addicito
(I, 8) : après midi, le juge tranchera le cas en présence des parties. Le
dictionnaire de Festus, en L 103, nous donne la même structure triple
pour les mots-clés lis-causa-res : on considère qu’a perdu son procès
(litis cecidisse dicitur) une personne qui a perdu son cas (causam amisit)
dans une affaire qui faisait l’objet d’un acte de justice (eius re, de qua
agebat). Thomas cite une phrase de Tite-Live où est fait le lien entre
toutes les parties de ce triplet : quarum rerum litium causarum condixit
pater patratus (I, 32, 11) et choisit de traduire rerum par litiges. Ceci ne
va pas sans extrapolation. Par exemple, Thomas lira dans le texte une
demande de réparation formée par les cités ennemies à l’égard de Rome,
que d’autre traducteurs n’y voient pas 37, parce que la suite de cet extrait,
qui énumère les raisons de se plaindre et d’engager une guerre – quas
res nec dederunt nec solverunt, quas res dari solvi oportuit – comporte le
terme res qui peut être interprété comme « choses devant être payées ou
données », plutôt que « matière » ou « objet du litige » 38.
36 Yan Thomas, « Res, chose et patrimoine (Note sur le rapport sujet-objet en droit
romain) », Archives de philosophie du droit, 1980, vol. 25, p. 414-415.
37 Ibid., p. 415. La traduction standard, par Roberts, du Canon (consultée le 5 Mai
2007 sur <www.perseus.tufts.edu>) donne : « concernant les matières, suites
et causes, desquelles le Pater Patratus d’était plaint … », alors que la traduction
conventionnelle de J. Bayet en français rend rerum par choses* (comme Thomas
lui-même le note) et n’y voit pas non plus de réparations.
38 Roberts traduit ici res par « matières » : « ces matières qu’ils étaient sévèrement
obligés de préserver, décharger et bonifier… ». Thomas donne l’explication suivante
de toute la scène en français : les Romains se tournaient vers les cités ennemies
pour demander reparation, a propos de choses qu’elles – les cités – n’ont ni donné,
ni payé, et que pourtant elles devaient donner et payer*… (p. 415).
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39 Thomas, « Res, chose et patrimoine », art. cit., p. 415-416.
40 « Ils appelaient cas une affaire mise en contestation de choses/affaires et en
dispute ». Les tenants de la vieille traduction allemande pouvaient, bien sûr, proposer
une interprétation qui, dans cette phrase, aurait rendu res par « choses ».
41 À la page 420 de « Res, chose et patrimoine », Thomas doit contester la solidité
de l’assimilation germanique entre pecunia et res dans la lecture habituelle de la
Loi des Douze Tables (V, 3), en prétendant que nous devrions abandonner cette
rédaction, préférée par Ulpien, Gaïus et Pomponius, et lui préférer celle retenue
dans des textes réthoriques (Cicéron et Rhetorica ad Herrennium), qui n’utilisent
pas le terme res. Ici, le terme central est familia pecuniaque.
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39
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
Mais cette ambiguïté et cette extrapolation ne gênent pas Thomas,
parce qu’elles lui permettent d’affirmer sa thèse essentielle : « on passe
facilement d’une “affaire” contestée à une chose qui est à l’origine du
désaccord … Le sens originel de res oscille entre les idées de désaccord,
de situation litigieuse et d’objet qui crée une occasion de litige » 39.
Mais, selon Thomas, la signification centrale était indiscutablement
celle d’« affaire » reliant des réseaux contradictoires d’arguments
contradictoires, que nous pouvons trouver par exemple chez Cicéron
avec l’expression res in controversia posita (Sur l’art oratoire, II, 19, 78).
Cet extrait est en fait l’argument le plus solide de sa thèse, puisqu’il
présente deux sortes d’art rhétorique, l’argumentation en cour de justice,
c’est-à-dire les controverses sur une causa, et un exercice plus douteux
appelé quaestio. C’est dans le cadre de l’explication de la première activité
que nous trouvons une formulation qui nous renvoie à res comme
affaire, litige : causam appellant rem positam in disceptatione reorum et
controversia 40.
Thomas décrit ensuite le développement du concept. Dans les
anciens textes, le mot res apparaît très fréquemment dans l’expression
res familiaris, utilisée par les légistes et les agronomes pour désigner les
procès concernant les biens du paterfamilias 41. Nous avons beaucoup
d’exemples de cet usage dans des textes allant de Plaute à Cicéron, qui
comportent des expressions formées sur le modèle « re + nom propre
au génitif », comme de re Floria, de re Atili, lesquelles se rapportent à
des contestations relatives à la répartition de l’héritage entre familles. À
partir de là, le concept s’élargit dans plusieurs directions et en vient à
signifier « litige », « intérêt », « bien contesté » ou seulement « biens »,
pour terminer avec le sens simple de « biens » ou « fortune », comme
chez Plaute, Stichus, 405-6 : « Mercure qui m’avait aidé dans mon
commerce et avait quadruplé ma fortune (rem meam) ». Ainsi, nous
arrivons finalement à toutes les catégories de la classification des biens
du iiie siècle, res privata, res publica, res furtiva, ou au pluriel, res sanctae,
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40
sacrae, etc. Mais, selon Thomas, une notion d’affaire en cause* 42 se
trouvait d’abord et principalement au centre de toutes ces désignations.
Même les familiers rem gerere, administrare, curare et procurator in rem
suam, impliquaient initialement un contexte judiciaire qui a plus tard
évolué vers la connotation non contentieuse de gestion des affaires de
quelqu’un, plutôt que de défense de ses intérêts devant une cour.
Il est également curieux de noter, si l’on suit Yan Thomas, que l’on
peine à trouver une distinction stable entre gens et choses dans certaines
catégories clés du vocabulaire Romain archaïque. Ainsi, familia regroupe
à la fois des gens et des choses. C’est le sujet d’une action parce qu’elle
maintient un ensemble de droits de contrôle le long de la ligne des
générations, mais également un objet parce qu’elle inclut l’idée de tous
les biens sur lesquels le paterfamilias exerce son contrôle, la terre, la
maison, les esclaves et autres possessions. Entrer en pleine possession
d’un héritage à Rome, c’est acquérir du pouvoir à la fois sur les gens et sur
les biens, comme nous le dirions maintenant, mais les premiers Romains
ne distinguaient pas cela : hériter se disait en latin familiam habere. La
principale distinction dans les textes les plus anciens n’est pas interne à la
familia – comme par exemple lorsque, en suivant ce qu’Ulpien établirait
plus tard, nous déduisons que la familia était constituée de choses et
de gens, in res et in personas deducitur (50, 16, 195, 1) – mais, comme
il apparaît dans l’expression familia pecuniaque, entre cet assemblage
qui forme la maisonnée et les biens meubles, seulement biens, pecunia.
C’est seulement avec le temps que le terme pecunia qui, initialement,
regroupait toutes les choses qui ne pouvaient être incluses dans la
familia, en est venu à désigner toutes les choses familiales pouvant être
dénombrées, jusqu’à devenir, à l’époque de Cicéron, ce qui peut être
évalué en argent et dont on peut par conséquent dresser l’inventaire
après la mort d’un paterfamilias : hereditas est pecunia (Topiques, VI,
29). Cette perception d’une existence séparée des choses, maintenant
isolée de l’assemblage initial indifférencié des activités – ce que nous
considérons maintenant comme étant des mélanges de choses et de
gens – se retrouve également dans l’attribution de valeur, inhérente à
la notion de bona, « biens ». Initialement, cette catégorie avait le sens
de « choses qui peuvent être achetées avec de l’argent, acquises après la
vente de pecunia », mais un sens positif lui a été ajouté par la morale
utilitariste de la fin de la République et de l’Empire : le lien entre bona
et beatus, « heureux », est évident à la fois pour Cicéron et Ulpien 43.
42 Ibid., p. 421.
43 Ibid., p. 424.
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41
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
Quelles sont les conséquences pour notre propos ? Nous pouvons
maintenant mieux comprendre ce qui veut dire Gaïus quand il dit que
les res publicae sont une catégorie particulière de choses : nullius in bonis
esse creduntur signifie qu’elles ne peuvent être in bonis, acquises par
de l’argent pour une appropriation privée. Mais il y a plus : quand la
notion de res publicae comme classe particulière de choses est employée
par les légistes de l’Empire romain, c’est en opposition avec ce que
nous entendons maintenant par res comme existant dans un royaume
relativement séparé et distinct des humains et de leur préoccupations
juridiques. Thomas écrit que, même aux iiie et iie siècles avant notre ère,
ce nouveau langage commençait à peine à apparaître : « res, pecunia,
bona…“une chose” n’est plus inscrite dans un statut, mais est tirée du
monde des objets qui ont leur propre valeur, qui ne sont destinés à rien
d’autre qu’à l’échange et l’argent » 44. Les connotations de propriété et
d’échange étaient tellement développées à cette époque qu’il aurait été
possible de bâtir une théorie des régimes justes/injustes sur la seule base
de ce critère, selon que le populus possédait ou non ses res 45.
Cependant, même une fois que la chose est devenue avant tout un
objet séparé vendu pour de l’argent, la conception antérieure survit chez
les légistes impériaux tardifs : la chose comme objet de litige. Thomas
note que, pour parler de propriété, les légistes impériaux préfèrent les
anciennes catégories, patrimonium et dominium, à celle de proprietas
(caractérisation très vague d’une chose, qui indique simplement à qui
elle appartient) ou res, encore prise dans son sens rhétorique et juridique.
C’est un concept qui ne convient pas à certains contextes. Rei apellatione
causae e iura continentur, déclare par exemple Ulpien (Digeste, 50, 16,
23) : le nom de res inclut certaines conditions et droits légaux. De
même que dans la vie romaine ancienne une affaire débattue pouvait
être comprise comme événement litigieux (res) ou cas à examiner par
l’intellect (causa), la notion plus récente de res était toujours incluse dans
des expressions qui lient ces différents mots et renvoient à la notion de
litige juridique. Thomas nomme cette conception de la res, « res iuris »
et la distingue radicalement de la res extensa purement physique de
Descartes ou de la Sache kantienne et hégelienne 46.
La notion de res iuris et sa différence d’avec notre conception actuelle
de simple objet physique, peut être illustrée par un texte célèbre de
44 Ibid., p. 425.
45 Malcolm Schofield, « Cicero’s Definition of Res Publica », dans J.G.F. Powell (dir.),
Cicero the Philosopher, Oxford, Clarendon Press, 1995.
46 Thomas, « Res, chose et patrimoine », art. cit., p. 425.
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42
Cicéron (Topiques, V, 26). Il s’y livre à une distinction entre deux sortes
de définitions : définition des choses qui existent, et définition des
choses intelligibles (unum earum rerum quae sunt, alterum earum quae
intelleguntur). Les premières, « choses que j’appelle existantes, sont celles
qui peuvent être vues et touchées, comme une ferme, une maison, un
mur, une gouttière, un esclave, un bœuf, du matériel, des provisions
et ainsi de suite, des choses dont certaines demandent parfois à être
définies par nous » 47. Mais la classe de choses la plus intéressante à
définir concerne celles qui non sunt et ainsi quae tangi demonstrarive
non possunt (« qu’on ne peut ni toucher ni montrer »), mais qui peuvent
cependant être discernées et comprises par l’âme rationnelle : « si vous
deviez définir l’usurpation, le gardiennage, la nationalité ou la relation,
toutes choses qui n’ont pas de corps (quarum rerum nullum subest corpus),
mais qui ont néanmoins une certaine conformation bien délimitée et
imprimée dans l’esprit (conformatio insignita et impressa intellegentia) ».
Cette conformation est appelée notio, « prendre connaissance d’une
chose », sa « notion ». Selon Cicéron, lorsqu’on débat de ces choses, on
en donne souvent explication et définition : ea saepe in argumentando
definitione explicanda est.
Il s’agit là d’un passage difficile. Non seulement animus, l’âme
rationnelle, était en latin distinguée du corpus (corps), mais également
de l’anima, souffle, mouvement d’air, ou plus généralement principe
de toute vie physique 48. Il serait difficile de rabattre la dichotomie
cartésienne esprit/corps sur cette triplicité. Le problème n’est pas tant de
distinguer entre res corporales et incorporales comme Gaïus l’interprètera
plus tard, mais plutôt de distinguer entre la res qui existe parce qu’elle
a un corpus et peut ainsi être définie sans problème, et celle qui,
empiriquement, ne montre pas d’autres qualités qu’une pure res iuris et
qui sera sujette à contestation permanente, puisqu’elle n’est qu’un nom.
Vous ne pouvez la toucher et vous devez cependant la définir, ce qui la
place en permanence au centre d’une bataille d’arguments. Res ici n’est
pas quelque chose d’opposé à une volonté libre ou un sujet, dit Thomas.
« Le droit romain n’envisage pas la res dans sa relation d’opposition au
sujet, mais dans sa relation d’intégration à la loi : une res est, d’abord, res
iuris » 49. Et il y a des degrés à cette qualité d’existence comme « chose
47 Cicéron, Topiques, trad. C.D. Yonge, consulté le 9 mai 2007 sur <www.classicpersuasion.org/pw/cicero/cicero-topics.htm>.
48 Voir par exemple Lewis et Short, entrée animus, où Cicéron est cité sur pourquoi les
Grecs ont fondu animus et anima dans le concept de psyché, alors qu’elles devaient
être distinguées.
49 Thomas, « Res, chose et patrimoine », art. cit., p. 418.
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en droit » : il est plus facile de trancher un litige sur la première classe
de choses, définies par monstration, et plus difficile voire impossible de
le faire pour la seconde classe, moins définissable. Aussi, quand Gaïus,
dans sa recherche d’un critère pour distinguer en droit entre les choses,
passe de cette notion de degrés dans la facilité de résolution des litiges à
un critère de disponibilité d’un corpus (et divise les choses, contrairement
à Cicéron en corporelles et incorporelles), il ouvre la possibilité de la
future translation de la res iuris à la res extensa cartésienne ou à l’« objet »
de la philosophie moderne du sujet.
« Res publica » dans le Digeste et le Codex
43
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
Thomas nous explique pourquoi il est préférable que les chercheurs
considèrent d’abord que la première désignation de la res publica est
les affaires publiques et non les « choses publiques ». Cette première
référence est, dans l’histoire de Rome, la plus proche de la signification
de res comme affaire litigieuse, et la plus éloignée de son assimilation
à un objet auto-suffisant et indépendant, qui nous paraît aujourd’hui
évidente.
Mais il s’agit là d’une position relative au développement du terme res
en relation avec celui de res publicae (au pluriel), qui a déjà été examiné.
Que pouvons-nous maintenant dire des utilisations de res publica (au
singulier), quand ce terme est employé dans un nombre considérable
de textes latins, allant des discours légaux et politiques de Cicéron et
de ses contemporains, au Digeste et au Codex de Justinien 50 ? Nous
procéderons à une démarche généalogique en partant des textes les plus
tardifs pour remonter dans le temps. En d’autres termes, nous partons
des imposantes compilations juridiques de l’ère impériale et cherchons
à retracer l’emploi de res publica depuis la République. Si, à partir de
l’examen du Code de Justinien, qui est devenu la principale référence
de ceux qui ont écrit sur la res publica depuis l’époque médiévale, nous
découvrons des structures stables, nous nous tournerons alors vers la
littérature, les traités philosophiques, l’éloquence judiciaire et les autres
genres des temps républicains.
Les chercheurs qui acceptent les définitions de la res publica des
Institutes de Justinien ou de Gaïus, nous rétorquerons immédiatement
50 Dans cette section, nous considérons les Institutes de Justinien comme le dernier
manuel écrit au vie siècle de notre ère, mais d’une importance secondaire puisque
se fondant largement sur Gaïus.
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que les usages tardifs ont corrompu le terme, qu’il n’y avait plus alors
de gouvernement républicain et que, après Auguste, l’administration
impériale a trouvé inutile d’utiliser le terme res publica pour étayer la
justesse de ses propos. Un wittgensteinien orthodoxe répondrait que
l’usage démontre le sens et lui donne corps. Il reste que, à l’époque
impériale, res publica signifiait peut-être autre chose qu’à l’époque
républicaine, mais signifiait cependant quelque chose, puisque
l’expression était utilisée de façon spécifique. Chaque fois que nous
constaterons une structure régulière, nous la comparerons à l’usage
attesté dans les temps plus anciens, par exemple dans les textes de
Cicéron, de César ou même auparavant.
L’expression la plus répandue, qui émaille les pages du Digeste et, moins
fréquemment, du Codex, est rei publicae caus absum, « être en dehors des
affaires publiques » ou, comme on l’a fréquemment traduit, « être en
dehors des affaires de l’État ». L’expression justifie l’exemption de certains
devoirs ou la garantie de certains droits, en l’absence de la personne
concernée. Du fait que les soldats et magistrats romains voyageaient
constamment afin de défendre ou d’étendre les territoires gouvernés, de
collecter les impôts et de gouverner, réglementer ce mouvement était de
la plus haute importance. Comme l’affirme Corey Brennan, « tout au
long de la période républicaine, le problème des représentants officiels
hors de Rome, dans des contextes de plus en plus militairement contestés,
a été un puissant catalyseur pour les changements institutionnels du
système » 51. Il pense essentiellement à la question de l’usage du pouvoir
d’imperium des généraux qui se succédaient dans les provinces, mais un
autre aspect de ce mouvement concernait bien sûr la réglementation de
leurs absences du foyer.
Dans la période impériale se sont posées des questions similaires à celles
qui préoccupaient la période républicaine, à propos du bon usage des
propriétés ou des obligations civiles des proconsuls en partance (Digeste,
4, 6, 32), des greffiers qui enregistraient les actes des gouverneurs des
provinces (4, 6, 33, 1), des soldats en route vers les provinces ou de
retour chez eux en permission (4, 6, 34), de leurs agents recruteurs (4, 6,
35) et d’autres dans des positions semblables. Je n’ai cité que les exemples
successifs d’un seul livre du Digeste, mais leur nombre est écrasant. Il
semblerait parfois que le phénomène de la res publica soit entré dans
la langue du droit principalement pour cet usage. Ainsi, les livres 26 à
51 T. Corey Brennan, « Power and Process Under the Republican “Constitution” »,
dans Harriet I. Flower (dir.), The Cambridge Companion to the Roman Republic,
Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 34-35.
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45
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
29 du Digeste sur la réglementation des transmissions de propriété (en
fonction des relations maritales, du tutorat, des testaments et obligations
filiales) cite principalement l’expression res publica comme appartenant
à ce corpus établi 52. La constance de la structure des injonctions
peut être établie par 30, 82, 1 : « Si, à partir des biens de quelqu’un
qui est absent pour des raisons publiques (qui rei publica causa aberat),
j’acquiers une chose par droit d’usage et si, avant que j’en sois évincé,
elle m’est léguée et que j’en suis évincé par la suite, j’aurai un droit
de poursuite pour qu’elle me soit rendue du fait du testament ». Un
autre exemple caractéristique se trouve en 42, 4, 6, 1 : « Si l’édit dit
“quand les biens d’une personne saisissables par ses créditeurs peuvent
être vendus à moins que la personne ne soit un pupillus ou quelqu’un qui
n’est pas authentiquement dans le service public (qui rei publicae causa
sine dolo malo afuit)”, nous devons comprendre que les biens de celui
qui est volontairement absent peuvent être vendus ». Dans les deux cas,
les personnes absentes pour rei pubicae causa sont protégées des actions
contre leurs propriétés, lorsqu’elle surviennent pendant leur absence ou
sont causées par celle-ci 53.
Ce qui est surprenant ici, c’est évidemment que res et causa se retrouvent
une fois de plus dans cette seule expression idiomatique qui porte sur un
processus de restitution ou de défense de la propriété dans une situation
litigieuse. Faut-il accorder à Yan Thomas que res, causa et lis marchent
toujours ensemble dans les textes de droit romain ? Cela pourrait bien
être le cas puisque la plupart des dispositions des clauses évoquant la
rei publicae causa ont en fait pour objet la propriété privée. Une autre
question se pose cependant, qui nous oriente vers le droit public : quelle
était cette res publica, dont un individu absent défendait et soutenait la
cause quand il était rei publicae causa abesse ? En réalité, la question de
savoir quelle est l’unité d’action ou l’allégeance qui se trouvent désignées
par res publica est complexe.
Dans la section consacrée au terme res publicae au pluriel, nous avons
déjà fait remarquer que ce terme désignait plusieurs communautés, des
communautés municipales aux provinciales et ce que nous appellerions
aujourd’hui celles du « pays entier ». Au singulier, res publica garde
la même ambiguïté. Le Digeste, lorsqu’il est question de droit privé,
52 Digeste, 26, 1, 12 ; 26, 5, 15 ; 26, 10, 3, 10 ; 27, 1, 41, 2 ; 27, 1, 44, 2 ; 27, 1, 45 ; 27, 1,
45, 1 ; 27, 3, 9 ; 29, 2, 30.
53 Le Codex, tout comme le Digeste, édicte ce genre de réglementation dans une
section spéciale, Codex, 2, 50, 0, intitulée : « Sur la réintégration des soldats et de
ceux qui rei publicae causa afuerunt » et dans une autre qui traite spécifiquement
des veuves de ceux qui viennent d’être mentionnés (2, 51, 0).
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désigne plus volontiers les civitas ou municipium par res publica que le
Codex qui contient des proclamations impériales publiques, mais les
deux ont recours à ce terme pour désigner ce que nous considérerions
aujourd’hui comme une communauté – quelle que soit sa taille ou son
degré de généralité – une unité d’action à différents niveaux.
Ainsi le Codex parle-t-il de l’Empire tout entier comme d’une res
publica, comme on le voit en 4, 61, 13 dans un décret des empereurs
Théodose et Valentinien :
À l’exception de ces distributions de marchandises qui ont toujours
constitué une part de Notre patrimoine Impérial (sacrum patrimonium
nostrum), tout doit être distribué aux villes et aux corporations de
l’Empire (rei publicae civitatum atque ordinum), une fois déduites les
dépenses nécessaires pour les biens publics. L’ancienne règle voulait que
deux tiers de ces impôts soient reversés à Notre Trésorerie (aerio nostro) ;
nous voulons à présent que le tiers restant soit mis à disposition des
différentes villes et municipalités (urbium municipumque) et qu’elles
aient conscience que ces distributions ont été établies à leur avantage et
non à leur détriment 54.
46
Le lecteur relèvera sûrement l’emploi des pronoms « nous » et « notre »
dans cette phrase, mais il n’y a peut-être que Justinien pour donner
une réelle consistance au terme de res publica nostra que les traducteurs
ont rendu par « Notre Empire » ou « Notre État ». En 1, 27, 1, 10 par
exemple : « Avec l’aide de Dieu et pour le bien de l’État (pro felicitate rei
publicae nostrae), Nous voulons, en vertu de cette loi divine, que toute
l’Afrique, que Dieu dans sa miséricorde a bien voulu Nous attribuer,
jouisse d’un ordre parfait et bénéficie de sa propre préfecture », ou,
parmi les nombreux usages similaires rencontrés dans le Codex, en 6, 4,
3, 2 (in nostra re publica polleant) et en 9, 13, 1, 2 (in nostra re publica).
Avant que Justinien ne réalise cette dernière équivalence entre l’Empire
et « notre res publica », les empereurs utilisaient le terme sans le pronom
possessif pour désigner également les autres communautés. Alexandre
Sévère notamment utilisait res publica pour désigner une municipalité en
6, 54, 8, en y ajoutant deux expressions similaires dans son décret :
54 Les traductions du Codex en anglais correspondent à celles de S. P. Scott, The
Civil Law, New York, AMS Press, 1973, 17 vol. On les trouve également sur le site <www.constitution.org/sps/sps.htm>, consulté dernièrement le 21 mai 2007. Je
signalerai les moments où la traduction a été modifiée, par exemple ici, le terme
ordinum n’était pas traduit par Scott, j’ai donc inséré « corporations », mais cela
aurait tout aussi bien pu être « états ».
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Il est certain qu’une demande de réparation peut être faite aux personnes
ou à leurs héritiers, qui auraient dû s’assurer de la compétence des
magistrats pour gérer les affaires d’une municipalité (qui rem publicam
administrantes per officii necessitatem civitati), mais qui ont échoué dans
la tâche qui leur incombait afin d’assurer à la dite municipalité (quanti
rei publicae interest) la propriété qui lui revenait sous condition en vertu
des termes du fidéicommis.
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47
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
En général, les décrets du Codex traitent le plus souvent de l’ensemble
de l’Empire plutôt que d’une seule municipalité, comme on le voit
en 11, 7, 1 ou en 11, 27, 1, mais les décrets appartenant aux sections
intitulées De iure rei publicae (11, 30, 0) et De administratione rerum
publicarum (11, 31, 0) autorisent les deux interprétations, étant donné
les formulations en 11, 31, 2 (les empereurs Dioclétien et Maximinien
au sujet du fideicommissum) reprenant quasiment mot pour mot Sévère
cité plus haut.
Dans le Digeste, certains textes donnent des noms à la res publica
dont ils parlent, et nous voyons qu’ils signifient clairement civitas ou
municipium. Il existe une res publica de Gravisca, une cité étrusque
devenue une colonie romaine, à laquelle une femme mourante a légué sa
fortune afin de reconstruire une route (31, 30), la res publica de Tusculum
– une autre cité conquise ayant initialement reçu sous la République
le statut de civitas, sans droit de vote, mais ayant conservé sa propre
législation – à laquelle fut attribué un fideicommissum (32, 38, 5), la res
publica de Sardes, financée pour l’organisation des jeux quadriennaux
(33, 1, 24), la res publica de Cirta à laquelle fut légué de l’argent pour la
construction d’un aqueduc (22, 6, 9, 5), et Héliopolis qui, au moment
de la guerre civile, a accepté de l’Empereur Sévère italicae coloniae rem
publicam, « le statut de colonie italienne » (50, 15, 12). Comme nous le
savons, les municipalités disposant d’une administration décentralisée
et d’une trésorerie propre étaient traitées de manière analogue aux
personnes privées,(du moins, par rapport à l’Empire et à son fisc) ; en
conséquence, Ulpien écrit en 20, 4, 8 : « Si une res publica prend une
hypothèque spéciale, nous devons considérer celle-ci comme prioritaire
par rapport à la trésorerie impériale (fisco) si la responsabilité du débiteur
était engagée à son égard, dans la mesure où les personnes privées sont
également prioritaires dans ce cas ».
L’équivalence res publica-municipium est encore présente dans la
section consacrée au munera dans la cité, aux services obligatoires. En 50,
4, 4, 3 notamment, nous trouvons un cas spectaculaire : « Une personne
contrainte de réaliser les munera dans sa communauté (muneribus sua
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48
civitates) s’est engagée dans l’armée afin de se soustraire à la charge
municipale (oneris municipalis), mais cela n’a pas suffi à modérer
les réclamations de la communauté (deteriorem causam rei publicae
facere non potuit) ». 50, 1, 2 traite du cas du père qui doit assumer la
responsabilité de tous les munera dont son fils est en charge ; qu’il ait à
assurer un poste de décurion ou de magistrat chargé des services de la
ville et des constructions, quidquid in re pubulica filius gessit, quoi que
fasse le fils dans la res publica, son père en est le garant verbal. Enfin, on
trouve un autre principe dont beaucoup considèrent qu’il constitue un
mécanisme de construction de la personne juridique, alors qu’il n’en
est rien en réalité : municipes intellegentur cire, quod scient hi, quibus
summa rei publicae commissa est. C’est-à-dire que l’on considère que les
citoyens d’un municipium 55 libre « ne peuvent ignorer ce qui est connu
des personnes à qui les affaires les plus importantes de la communauté
ont été confiées » (50, 1, 14).
S’il nous est impossible de définir res publica au moyen d’une
substitution, se peut-il que l’on y arrive en établissant des distinctions ?
Les textes du Codex et du Digeste nous en donnent largement l’occasion
par les contrastes élaborés qu’ils proposent. Dans le Digeste, en 2, 4, 10, 4
par exemple, Ulpien évoque le droit des esclaves affranchis à poursuivre
individuellement les membres de la communauté qui les a libérés, mais
non les communautés elles-mêmes :
Un individu affranchi par une guilde, une corporation ou une cité
(corpore aliquo vel collegio vel civitate), peut citer ses membres en justice
en tant que particuliers, dans la mesure où sa liberté ne leur appartient
pas. En revanche, il doit prendre en compte l’honneur de la municipalité
(rei publicae honorem), et, s’il souhaite intenter une action à l’encontre
d’une municipalité ou d’une corporation (adversus rem publicam vel
universitatem), il doit, en vertu du décret, demander une permission,
même s’il souhaite citer en justice une personne qui représente la
municipalité ou la cité.
Cette citation impliquerait de considérer les corporations sur le modèle
de la res publica, en plus restreint toutefois, ce qui explique que ce terme
soit traduit par « municipalité », mais distingué de l’universitas que
55 Je suis la définition proposée par Ulpien dans le Digeste, 50, 1, 1. Voir également
John Pinsent, « Municipes II », The Classical Quaterly, 1957, vol. 7, n° 1/2. Le présent
énoncé évite les difficultés liées à la différence des statuts entre les nombreuses
foederatae civitates de Rome. En outre, il se peut que cette différence ait bien moins,
voire pas du tout compté à l’époque impériale.
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désigne habituellement la « corporation ». En effet, l’autorité de Gaïus,
qui a établit ces parallèles, est avancée pour affirmer en 3, 4, 1, 1 :
ceux qui sont autorisés à former une entité juridique (corpus habere),
qu’elle ait la forme d’un collège ou d’une association ou d’une de ces
formes en particulier (collegii societatis sive cuiusque alterius eorum
nomine) disposent, à l’instar de l’État, (ad exemplum rei pulicae) du droit
d’avoir une propriété commune (habere res communes), une trésorerie
commune (arcam communem), ainsi qu’un avocat ou un mandataire
par l’intermédiaire duquel, comme dans un État (per quem tamquam
in re publica), ce qui doit être réalisé et négocié en commun est réalisé
et négocié.
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49
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
Cependant, Gaïus n’utilise pas de terme générique pour « corporations »
contrairement à l’écrivain plus tardif Ulpien qui fait référence au terme
universitas. En effet, dans les textes de Gaïus les catégories de res publica
et res universatis présentes dans les classifications plus tardives n’étaient
pas encore clairement distinctes. C’est tout à fait clair dans la célèbre
définition qu’il donne de res publicae, qui désigne les choses qui ne
font pas l’objet d’une possession privée parce qu’elles appartiennent
à l’ensemble de la communauté collectivement (« nullius in bonis esse
creduntur, ipsius enim universitatis esse creduntur», 1, 8, 1).
L’idée qu’il existe différentes sortes d’associations semblables, mais
que la res publica présente des qualités spécifiques qui l’en distinguent
n’est pas non plus étrangère à la pensée républicaine. Cicéron a repris
une théorie stoïcienne d’après laquelle les différentes societas sont le
résultat d’une tendance naturelle des hommes à s’associer, la proximité
d’une association dépendant des biens qu’une communauté donnée
se partageait. Cette théorie est développée dans De officiis I, 51-57,
par exemple, avec la distinction entre la communauté au sens large
comprenant tous les êtres humains et les communautés plus restreintes
comme les civitas, la famille ou les groupes d’amis. Tous les individus
partagent des choses créées par nature pour l’usage en commun des
hommes, rerum, quas ad communem hominum usum natura genuit.
Un vers d’Ennius, extrait d’un poème dont nous ne disposons plus
aujourd’hui, illustre cette thèse : « en donnant aux autres la lumière, tu
n’affaiblis pas la quantité de celle que tu possèdes ». De officiis, I, 52-56
décrit d’autres types de communautés, plus restreintes : civitas se fonde
sur le partage de choses comme le forum, les temples, les portiques, les
rues, les lois, l’exercice du vote, les contrats. L’unité d’une famille ou
entre proches ou l’unité qui existe entre des amis vertueux est fondée sur
le partage d’autres choses.
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50
Cicéron conclut cette présentation par l’évocation du critère déterminant
pour distinguer la res publica des autres formes de societas. Ce n’est pas
tant la taille ou la nature des choses partagées qui définissent la res publica,
mais plutôt son poids et sa valeur (gravus signifiant à l’origine « lourd »,
et carus renvoie évidemment à la valeur) : omnium societatum nulla est
gravior, nulla carior quam ea, quae cum re publica est uni cuique nostrum
(« parmi toutes les associations, aucune d’entre elles n’est plus étroite ou
ne nous est est plus chère que celle qui nous unit à notre res publica »).
Les lignes suivantes du De officiis, I, 57 donnent à penser que ce poids et
le prix attaché à la République tiennent à la volonté d’un membre de la
communauté de lui rendre le service ultime, pro patria mori : « Les parents
sont des êtres chers, les enfants sont des êtres chers, ainsi que la famille et
les amis, mais la patria seule englobe tout l’amour que nous éprouvons
pour tous ; à ce titre quel homme bon pourrait hésiter à risquer sa vie,
si en cela il pouvait lui être utile ? » 56. Cette conception républicaine à
l’origine est encore présente au sein de l’expression conventionnelle pro
re publica ceciderunt utilisée à la fois par Ulpien dans le Digeste, 27, 1, 18
et par les personnes ayant élaboré les compilations des Institutes dans la
clause qui exempt les pères de leur devoir au sein de la communauté s’il
ont pris soin de leur enfant mort sur le champ de bataille en défendant
la mère patrie : hi enim, quia pro re publica ceciderunt, in perpetuum per
gloriam vivere intelleguntur, (« parce qu’ils sont morts pour leur pays, ils
doivent vivre dans la gloire éternelle », 1, 25).
Une autre distinction reprise de nombreuses fois dans les textes du
Code de Justinien est celle qui différencie la res publica du fiscus, la
trésorerie impériale. Paul est cité à deux reprises lorsqu’il recourt à cette
distinction. Dans le Digeste, en 39, 4, 9, 3, debitores fisci itemque rei
publicae (« les débiteurs de la trésorerie impériale ainsi que de la res
publica ») ne sont pas autorisés à conclure un contrat pour collecter une
taxe appelée le vectigal, alors que 49, 14, 45, 6 pose que « La trésorerie
impériale (fiscus) délivre elle-même des copies de ses propres dossiers à
la condition que la personne qui a droit à ces copies n’en fasse pas usage
adversus se vel rem publicam (« que ce soit contre la trésorerie imperiale ou
contre la res publica ») ». Enfin, Ulpien mentionne en 37, 1, 12, le droit
de certaines personnes, comme les enfants à naître, les aliénés ou ceux
56 Cari sunt parentes, cari liberi, propinqui, familiares, sed omnes omnium caritates
patria una complexa est, pro qua quis bonus dubitet mortem oppetere, si ei sit
profuturus? Traduit en anglais par Andrew B. Peabody, Ethical Writings of Cicero,
Boston, Little, Brown and Co, 1887, consulté pour la dernière fois le 16 mai 2007,
<oll.libertyfund.org/Home3/Book.php?recordID=0265>.
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57 Voir néanmoins le titre du Codex, 2, 17, 0 : Ne fiscus vel res publica procurationem
alicui patrocinii causa in lite praestet, « Ni la trésorerie ni la res publica ne peuvent
bénéficier d’un avocat pour défendre qui que ce soit dans un tribunal ».
58 Fergus Millar, « The Fiscus in the First Two Centuries », Journal of Roman Studies,
1963, vol. 53, n° 1-2, p. 41 (notes 171 et 172).
59 P. A. Brunt, « The “Fiscus”and Its Development », Journal of Roman Studies, 1966,
vol. 56, n° 1-2, p. 82
60 Ibid., p. 85, note 65, mentionnant opera publica et fiscalia. À l’appui de cette thèse,
Brunt se réfère également au Codex, 7, 49, 1, lorsque l’Empeureur Caracalla oppose
causa privata à causa publica sive fiscalis, et au Digeste, 49, 14, 35 lorsque publica
causa et ius fisci se trouvent assimilés (note 67).
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51
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
qui demandent bonorum possessio au nom d’une personne en captivité,
d’en bénéficier et contra fiscum et contra rem publicam, c’est‑à‑dire à
l’encontre à la fois de la trésorerie impériale et de la res publica.
Délaissant les termes de la distinction que nous analysons, Fergus
Millar et P.A. Brunt se sont opposés sur la question de savoir si fiscus
était la propriété privée de l’Empereur et s’opposait donc à aerarium
– qui désigne le patrimoine public que l’Empire a hérité de la période
républicaine – ou s’il incluait ces biens publics. Millar s’est attaché à
montrer que la distinction entre res publica et fiscus était importante
jusqu’au iiie siècle après J.-C. : il y avait les advocati fisci pour les
contentieux, mais selon lui 57 la loi n’en accordait pas à la res publica,
et Millar fait référence à la description d’Auguste par Dion Cassius
qui montre la différence entre to basilikon et to demosion, les biens de
l’empereur et les biens publics 58. Brunt affirme au contraire que « ... le
“fiscus n’était pas”...qu’un simple fonds monétaire privé de l’Empereur,
mais ... une composante de l’aerarium, administré par l’Empereur » 59 ;
la distinction entre propriété fiscale et propriété « publique » dépendant
peut-être du fait que la propriété était administrée par l’Empereur (dans
ce cas elle était considérée comme appartenant à son fisc) ou non (elle
était alors considérée comme faisant partie des biens publics de la res
publica) 60. S’attachant à montrer que fiscus était une propriété privée
de l’Empereur (Millar) ou qu’il désignait une sphère à part entière où
au fil du temps la gestion d’abord des fonds publics et ensuite des fonds
personnels de l’empereur est devenue indiscernable (Brunt), ces derniers
ont mis au jour la difficulté que rencontre l’historien lorsqu’il cherche
à décider du sens de notre distinction. Ils montrent toutefois que des
archives historiques ont révélé qu’un ancien fonds monétaire public
républicain, l’aerarium, a conservé ce nom et caractérisait des possessions
durant la période impériale – ainsi, notre distinction proviendrait-elle de
la différence qui existe entre aerarium et fiscus, ce que semble confirmer
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52
le Digeste. 19, 2, 13, 11 mentionne les rei publicae praedia, les biens de la
res publica, même s’il s’agit en réalité des biens de la municipalité. Bien
entendu, la distinction entre les biens de la communauté et ceux de la
trésorerie impériale trouve tout son sens lorsqu’elle se situe au niveau
d’une municipalité. Par exemple, 20, 1, 11 énonce : Si is qui bona rei
publicae iure administrat mutuam pecuniam pro ea accipiat, potest rem eius
obligare (« l’administrateur légal d’une res publica qui fait un prêt en son
nom propre engage son patrimoine personnel ») 61.
Cette dernière citation nous conduit aux deux préoccupations que
Stark mentionnait – la question de l’organisation de et au sein de la
res publica et la question des « choses publiques ». En effet, dans cette
citation, c’est le peuple qui gère les biens de la res publica qui agit et non
pas la res publica elle-même, ce qui conforte la position de Stark d’après
laquelle la res publica n’a jamais été considérée comme le sujet d’un
acte. De plus, il ressort clairement de la citation que les actions initiées
par ceux qui sont en charge des biens de la res publica ne l’engagent
pas personnellement – le contexte de l’époque autoriserait difficilement
cette substitution – mais plutôt le patrimoine, la valeur au comptant de
la res de la res publica.
Qu’en est-il d’abord de l’action ? La res publica fait le plus souvent
l’objet d’une action, et cette action peut la renforcer, l’endommager
ou la détruire. C’est pourquoi les descriptions que l’on en donne sont
proches de celles que l’on trouve dans le terme italien lo stato au temps
de Machiavel : il ne s’agit presque jamais d’un agent, mais d’une chose
dont on peut se saisir, que l’on peut contrôler, maintenir ou perdre.
Ainsi, Jack H. Hexter a compté que sur environ cent dix utilisations
du terme lo stato dans Le Prince, trois seulement désignent clairement
une action positive, quand les autres font référence au statut passif d’un
objet alloué 62. Ce constat rejoint la thèse de Quentin Skinner selon
laquelle une conception moderne de l’État serait apparue aux xvixviie siècles, lorsque se concrétisa l’idée d’un agent actif, d’un appareil
61 Une autre clause peut-être montre l’interaction des obligations entre les différents
niveaux, municipal, provincial et impérial. Digeste, 49, 10, 1 : « Tous les individus
désignés pour les obligations publiques (munera) qui font appel sans véritable
justification, doivent savoir que tout ce que la res publica aura pu perdre dans
le temps de leur appel est de leur responsabilité. En revanche, s’il s’avère que
leur demande d’appel était inévitable, le gouverneur ou l’empereur (praeses vel
princeps) évaluera à qui revient la responsabilité de cette perte ».
62 J. H. Hexter, « The Predatory Vision: Niccolo Machiavelli. Il principe and lo stato »,
dans Hexter, The Vision of Politics on the Eve of the Reformation, New York, Basic
Books, 1973.
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gouvernemental distinct de la personne de l’administrateur et d’un corps
réglé 63. Bien sûr, Skinner a aussi montré que le traitement de lo stato
par Machiavel, comme d’un objet passif que l’on peut saisir et maîtriser,
s’expliquait par l’ancien usage médiéval du terme status dans l’expression
consacrée status rei publicae, ainsi que par les traités sur le statut optimal
de l’État, de optimo statu rei publicae. On peut dès lors imaginer que lo
stato a vraisemblablement hérité des nombreuses qualités de cet objet
passif nommé res publica. 64
Mais que disent exactement le Digeste et le Codex de la res publica
comme sujet d’action ? On y trouve une république blessée ou en sang
comme en 49, 15, 21, 3 du Digeste :
50, 1, 21 et d’autres citations mentionnent le damnum rei publicae (« la
perte subie par la communauté ») lorsque les munera par exemple ne sont
pas accomplis comme ils le devraient. Même les esclaves employés par la
res publica peuvent engager sa responsabilité, notamment obtenir d’elle
une obligation à payer un intérêt (servus publicus obligationemusurarum
rei publicae adquisiit, 22, 1, 11, 1) ; d’autres ont la possibilité de lui
demander de payer son patrimonium pour la reconstruction de l’aqueduc
(et rem publicam ex corpore patrimonii sui impendere in id opus, 22, 6,
9, 5).
Quoi qu’il en soit, l’expansion de la res publica est ici l’effet de l’action
de tiers et non d’une action propre : quelqu’un se charge ici de rem
publicam gerere ou tractare. 32, 5 cite un exemple de municipalité qui
est tout aussi bien applicable à d’autres types de res publica : « Si un
héritage était transmis à une municipalité, un fideicommissium pourrait
être confié à ceux qui sont responsables de l’administration publique
(rem publicam gerunt) ». Comme nous l’avons appris de Stark, rem
53
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
Même si l’État est souvent affaibli (per aes res publica laedatur) par les
dissensions civiles, la lutte n’a pas pour finalité la destruction de l’État
(non tamen in exitium rei publicae contenditur) ; et quel que soit le camp
que certains peuvent choisir, ils ne sont pas comptés parmi les vrais
ennemis auxquels s’appliquent le droit de captivité et le postliminium.
63 Quentin Skinner, « The State », dans Terence Ball et al. (dir.), Political Innovation and
Conceptual Change, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.
64 La res publica de la littérature de l’époque républicaine n’est pas seulement passive
au sens d’un objet capable d’être saisi, mais également au sens où il peut être perdu
ou détruit. On cite généralement Hans Drexler comme l’érudit qui a réuni une liste
particulièrement longue de citations décourageantes sur la destruction, la perte ou
la détérioration de la république. Hans Drexler, « Res Publica », Maia, 1957, vol. 9,
p. 247-281 et 1958, vol. 10, p. 3-37.
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54
publicam gerere est une expression consacrée – elle ne laisse aucun doute
sur l’identité de l’agent. Et même lorsque la res publica fait quelque chose
par elle-même, comme construire quelque chose, ses actes sont toujours
ambigus : par exemple, ils se réalisent lorsque quelqu’un d’autre est prêt
à donner de l’argent à la res publica, dare rei ut ipsa faciat (32, 11, 25).
La gamme des actes que la res publica peut faire par elle-même n’est
pourtant pas si importante. Tout d’abord, elle n’a autorité que sur
certains actes, comme cela apparaît clairement dans le Codex (2, 53, 4,
empereurs Dioclétien et Maximien) : « Res publica jouit habituellement
du privilège des mineurs, et par conséquent elle peut (potest) exiger
réparation ». Elle peut parfois faire appliquer son droit. Ainsi, elle peut
prendre une hypothèque spéciale, pignus specialiter res publica acceperit
(Digeste, 20, 4, 8), ce qui n’est toutefois qu’un exemple rare de son rôle
actif d’agent isolé. En général, un tiers agit et puisqu’il n’y a pas encore
de représentation effective du corps social, les formulations elles-mêmes
ne suggèrent pas que les individus agissent au nom de la res publica,
par exemple : Gaius seius qui rem publicam gerebat faeneravit pecuniam
publicam sub usuris solitis, « Gaïus Seius, administrateur de la res publica,
a prêté de l’argent public au taux d’intérêt habituel » (Digeste, 22, 1,
11). En ce sens, il est plus adapté ou heureux de dire parfois non que
c’est la res publica qui agit, mais plutôt que les actes sont faits en elle
comme en un champ d’action, par exemple en 50, 1, 2, 1 : « Il nous faut
considérer comme appartenant à la sphère publique (gestum autem in
re publica) les actes consistant à manipuler de l’argent public (pecuniam
publicam tractare) ou à ordonner sa dépense ». Selon Gierke, le concept
de personne juridique n’était pas encore pleinement déterminé – les
Romains n’avaient pas encore élaboré de Genossenschaftsrecht – c’est
pourquoi des formulations comme corpus habere ou loco privatorum
habere (avoir un corps ou agir comme un agent privé) ne signifiaient pas
qu’ils concevaient la res publica comme un agent 65. Le Digeste offre un
65 N.S. Suvorov, Ob iuridicheskikh litsakh po rimskomu pravu [Des personnes juridiques
dans le droit romain], Moscou, Statut, 2000. Bien sûr, on trouve la notion de pro re
publica intervenire, mais cela ne veut pas exactement dire que lorsqu’un magistrat
fait quelque chose, c’est en réalité la res publica qui agit. Ainsi dans le Digeste,
4, 3, 2 : « Si les membres d’une municipalité ou de n’importe quel corps collectif
(municipes vel aliqua universitas) désignent un avocat lors de poursuites, on ne
doit pas dire que celui-ci est investi de la position d’un homme désigné par plusieurs
personnes dans la mesure où il se présente au nom d’une autorité publique ou
d’une corporation (hic enim pro re publica vel universitate intervenit) et non pas
au nom d’individus ». Même s’il est vrai que ce sont des citoyens qui désignent un
avocat, et non pas un agent fictif nommé res publica.
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55
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
bon exemple pour cerner l’esprit de l’époque lorsqu’il précise que ce n’est
pas la municipalité en tant que corps, mais plutôt des individus qui sont
censés savoir ce que l’on sait à sa tête (les citoyens à qui l’on a confié le
summa rei publicae, 50, 1, 14).
On ne trouve donc pas encore l’action, mais on trouve les biens et les
qualités propres. Passons à la question de la tangibilité de la res publica
dont Starck était au moins à moitié sûr. On voit bien dans les textes
de droit que la res publica a ses propres forces, ses nerfs, des tendons,
etc. Ainsi l’empereur Gordien dans le Codex, en 2, 17, 1 déclare-t-il :
« Vous réclamez quelque chose qui est contraire à l’autorité de la loi
lorsque vous demandez à ce que les forces de l’État vous viennent en
aide (rei publicae viribus adiuvari te) au motif que vous lui devez une
certaine somme d’argent (quam eidem rei publicae debes) ». Cette idée
des forces de la res publica fait fréquemment signe vers une métaphore
organique par laquelle res publica est conçue comme un corps. Ainsi,
le Digeste indique en 48, 18, 1, 20 : « Dans le cas où il est question
d’un tribut, et pour lequel personne ne doute du fait que les nerfs de
l’État (rei publicae nervos) sont en jeu, la prise en compte du risque, qui
expose à la peine capitale l’esclave conscient d’une fraude, corrobore
sa déclaration ». Cicéron use des mêmes images lorsqu’il prétend que
cela était courant (Sur les pouvoirs de Pompée, V, 17) : « En vérité, si
l’on a toujours considéré les revenus comme les nerfs de la République
(vectigalia nervos esse rei publicae), nous pouvons à juste titre appeler les
hommes qui collectent ces revenus le support et le soutien de tous les
autres ordres (firmamentum ceterorum ordinum) » 66.
Il est intéressant de noter que Cicéron emploie ailleurs ce firmamentum,
le terme s’appliquant ici aux ordres afin de décrire les appuis ou les forces
de la res publica, dont on ne disait pas seulement qu’elle avait des nervos,
mais également des firmamenta. Ainsi dans De la République, II, 17,
Cicéron explique que Romulus… duo firmamenta rei publicae peperisset,
auspicia et senatum, (« Romulus... a créé deux appuis à la res publica qui
lui ont permis de durer longtemps »). 67 On trouve un autre usage dans
le Plaidoyer pour Pancius, 23, lorsqu’il appelle la classe des publicains
flos enim equitum Romanorum, ornamentum civitatis, firmamentum rei
publicae, c’est-à-dire « le fleuron des chevaliers romains, la parure de
66 Traduit en anglais par C.D. Yonge, de The Orations of Marcus Tullius Cicero, vol. II,
London, Bell and Sons, 1917, vérifié la dernière fois le 16 mai 2007, <oll.libertyfund.org/ Home3/HTML.php?recordID=0043.02>.
67 Les auspices ne constituent pas seulement l’un des deux firmamenta ; on dit qu’ils
sont à la base même, les principium de la res publica. Aussi, De la République, II, 16
dit de Romulus qu’il principium rei publicae fuit, urbem condidit auspicato.
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l’État, le garde-fou ultime de la République » 68. Cette fois, les publicains
sont appelés firmamenta et non nervos, mais il y a une autre métaphore
intéressante – celle de la parure – à laquelle Cicéron recourt dans un
autre texte pour désigner la res publica, et pas seulement civitas. Ainsi,
le Digeste 43, 9, 2 cite Paul : « Il est d’usage d’autoriser l’édification
publique des images et des statues qui seront la parure de la res publica
(quae ornamento rei publicae sunt futurae) » 69. En outre, l’idée des
superbes parures d’une res publica figure en 30, 32, 2 qui cite Ulpien :
« Si rien n’est laissé [légué] en partage à une civitas pour le bénéfice et
la parure de la res publica (quod ad ornatum vel compendium rei publicae
spectat), il faudra certainement l’exiger ».
56
D’après les citations, il se peut que seul ornamenta ait continué, à
l’époque impériale, d’être au cœur des préoccupations. Les nerfs, les
tendons et tous les autres termes liés à firmamenta, ne concernent pas
les forces en présence, peut-être parce que les publicains ne forment
pas alors un ordre républicain isolé, mais font partie de la machine
impériale. Pour Cicéron, il y avait également fundamenta rei publicae,
concordiam primum… deinde aequitatem (De Officiis, II, 77), deux
fondements à la res publica, l’harmonie et l’équité, c’est-à-dire la loi et
une juste redistribution des biens. Au cours de la période impériale, on
a cessé de parler des ligaments du corps public et des fondations des
affaires publiques.
En plus des forces métaphoriques, des organes et des parures, res
publica peut compter parmi ses possessions des choses parfaitement
matérielles. Nous avons déjà vu dans le Digeste en 47, 2, 31, 1 les tables
de documents, et dans d’autres cas nous avons trouvé des documents
matériels signés. Ainsi Hermogène affirme en 44, 3, 13, 1 : « Passés vingt
ans, les comptes de l’État qui ont été signés et contrôlés (rei publicae
rationes subscriptae et expunctae) ne peuvent être réactivés contre celui
qui les a administrés, et passés dix ans contre ses héritiers ». En plus
des documents tangibles, il existe des biens matériels qui peuvent être
mis au compte de la res publica et donc être vendus, hypothéqués ou
expropriés : « Si les civitates ne sont pas défendus par l’action de ceux
68 For Plancius, trad. C. D.Yonge, <www.perseus.tufts.edu>, vérifié la dernière fois le
16 mai 2007.
69 Une autre citation de Paul au sujet des statues et des images : « Si aucune limite de
temps n’est déterminée par ceux qui lèguent des statues ou des portraits pour les
ériger (statuas vel images), le gouvernement doit fixer une limite, et si les héritiers
ne les dressent pas eux-mêmes, ils en sont redevables à la res publica sous la forme
d’intérêts (usuras rei publicae) équivalents à 4 % » (Digeste, 22, 1, 17, 8).
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Mais il y a des constitutiones stipulants que, dès lors que la liberté est un
droit premier, un enfant naît avec le statut d’une personne née libre ;
et cette règle doit être observée d’autant plus scrupuleusement que la
liberté n’est pas une affaire privée, mais publique (libertas non privata,
sed publica res est) et la personne qui la détient doit l’accorder rapidement
(qui eam debet offerre debeat).
57
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
qui sont en charge de leurs affaires (per eos qui res earum administrant)
et qu’aucun bien public ne peut être saisi (nec quicquam est corporale rei
publicae quod possideatur), les accusateurs peuvent obtenir satisfaction de
la civitas par le biais d’actions pour dette » (Digeste, 3, 4, 8).
Javolène, cité ici, laisse entendre que si la res publica n’a pas de biens
matériels saisissables, il est alors possible d’exiger des services à la
République. Cependant, il n’est pas dit que nous ayons affaire à une
catégorie de res publica corporalis, de biens matériels publics ou à la
République incarnée. La res publica a des objets, bien évidemment,
mais on ne dit pratiquement jamais qu’il s’agit d’objets. Ainsi voyonsnous apparaître les propriétés, rei publicae praedia, par exemple dans le
Digeste, 19, 2, 13, 11, cité auparavant ou en 31, 78, 1, lorsque Sévère
réclame la restitution de ces praedia vendues, après la mort du premier
acheteur. Parfois, nous rencontrons des choses comme des routes ou des
rivières publiques, que des personnes seraient censées posséder et qui
pourraient être considérées comme tangibles, mais qui ne sont jamais
nommées res publicae par les textes de droit romain traitant des situations
concrètes, à la différence des classifications plus tardives sur les divisions
des choses qui peuvent faire usage de tels termes. Par exemple, nous
trouvons en 31, 30 une femme écrivant dans son testament : rei publicae
graviscanorum lego in tutelam viae reficiendae, quae est in colonia eorum
usque ad viam aureliam (« À la res publica de Gravisca je fais don de la
somme nécessaire à la réparation de la route traversant cette colonne
jusqu’à la voie aurélienne »). C’est Gravisca, et pas la route, qui est
nommée res publica.
Enfin, l’ambiguïté de l’usage du terme res publica lorsqu’il s’applique
à des choses réelles est bien mise en relief en 40, 5, 53 :
L’expression offerre libertatem suggère que la libération est un bien à
offrir, mais ce qui est offert est en fait un nouveau statut. En d’autres
termes, ce qui est transféré correspond à un don intangible de liberté, en
dépit de l’ensemble des aspects tangibles du procédé de manumission :
la res est toujours mêlée d’actes desquels elle ne peut être parfaitement
dissociée. Par conséquent, elle est donc plus liée à des actions qu’à des
choses.
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Usage polémique de res publica
58
La dernière considération que je voudrais présenter sur le sujet concerne
la manière dont les arguments sur la res publica étaient employés à
l’époque républicaine et à l’époque impériale. En d’autres termes, nous
allons nous intéresser non au sens des expressions comportant cette
expression, mais plutôt à leurs effets performatifs. Pour m’aider dans
cette analyse – comme firmamentum qui donnerait sa cohésion au
corps plutôt disparate de cet article – j’utiliserai un article très pénétrant
de Llewellyn Morgan, qui se rapporte précisément à cet aspect des
énonciations incluant l’expression res publica.
Il commence par une citation de Suétone (Vie de Jules César, 77) qui
cite Tite Ampius à propos des déclarations inqualifiables et arrogantes
de César : nihil esse rem publicam, appellationem modo sine corpore ac
specie. Sullam nescisse litteras, qui dictaturam deposueri. La traduction
de reference de J. C. Rolfe nous donne : « l’État n’est rien, un simple
nom sans corps ni forme … Sylla ne connaissait pas son mode d’emploi
quand il a renoncé à la dictature » 70. L’objectif de Morgan est cependant
de montrer que César ne doit pas être pris pour un tyran prétentieux,
mais plutôt pour un politicien modéré conscient des usages polémiques
de la rhétorique politique de son temps. Pour en faire la démonstration,
Morgan apporte plusieurs précisions qui nous seront utiles.
Ampius appartenait au parti de Pompée et ses déclarations ont
pour but de salir l’image du meurtrier César, alors que Marc Antoine
venait de publier La Guerre civile de César, qui le présentait comme un
Romain traditionaliste, soucieux de la res publica, des mœurs ancestrales
(mos maiorum) etc. Ampius se proposait de montrer au contraire que
César faisait des déclarations qui auraient horrifié les républicains des
premiers temps et n’était en aucune façon un traditionaliste. Il méprisait
et raillait notamment les techniques de divination des augures, qui
instrumentalisaient les prétendues volontés des Dieux pour conforter
leur interprétation de ce qui était favorable à la res publica. Cicéron avait
le même point de vue, mais seulement en privé, quand il déclarait douter
des techniques des augures. En public, il aurait dit qu’ils devaient être
suivis rei publicae causa, dans l’intérêt de la res publica (De la Divination,
2, 28). Morgan peut ainsi avancer sa première thèse : « quand tous les
politiciens se réclament d’un soutien divin à leurs politiques… cela limite
de façon évidente l’intérêt de tels rituels pour départager ces politiques,
70 Llewelyn Morgan, « Levi Quidem de re… : Julius Caesar as Tyrant and Pedant », The
Journal of Roman Studies, 1997, vol. 87, n° 1, p. 23.
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Quant à la matière de l’oralité, certains ont dit que c’est le discours,
opinion représentée par Gorgias chez Platon. Si l’on doit comprendre
par cela qu’un discours (discourse), quel qu’en soit le sujet, doit être appelé
parole (speech), ce n’est pas une matière, mais un ouvrage, tout comme
une statue est l’ouvrage d’un artisan, car les discours, comme les statues
sont produits de l’art. Mais, si par ce terme, nous n’entendons que des
mots, les mots sans matière n’ont pas d’effet (Sin hac appellatione uerba
ipsa significari putamus, nihil haec sine rerum substantia faciunt) 72.
Des mots sine rerum substantia ne produisent aucun effet, nihil faciunt,
parce que le discours, tout comme la statue, doit avoir matière et forme :
si elle ne dénote pas une nature substantielle, qui permet de faire du
discours une œuvre d’art, elle n’est faite que des mots et on ne peut en
attendre qu’elle produise des changements dans la vie corporelle.
Cette relation entre matière et forme est au centre de la démonstration.
Rappelons que César, quand il dit que la res publica n’est rien, une pure
appellation, prétend qu’elle n’est pas seulement sans corpus, mais sans
species. Le terme species n’est pas le moins intéressant, traduisant le grec
eidos ou idea, et synonyme du latin forma, signifiant « forme ». Cicéron
59
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
tout comme… l’appel constant de tous les bords politiques à l’intérêt de
l’État, la res publica, dévaluait cette référence rhétorique » 71.
César n’est donc pas un cynique, mais un intellectuel. Sa déclaration
sur la res publica ne porte pas sur ce qu’est la république, mais plutôt
sur la façon dont les factions rivales emploient cette expression. Selon
Morgan, il développe presque à cette occasion ce que nous appellerions
une approche sémantique. Dire d’une expression qu’elle n’est qu’une
appellation sine corpore est une novation, parce qu’elle dépasse
l’opposition usuelle entre nomen et res que l’on trouve dans Tite Live
(3, 9, 3) ou Ovide (Les Amours, 3, 3, 23). César est plus proche des
distinctions plus subtiles que fera Sénèque un siècle plus tard, lequel,
dans ses Lettres 117, 13 distingue entre la compréhension d’une chose
corporelle se tenant devant nous (corporale quiddam intellegimus) et ce
qui n’est que phrase « sur le corps », de corpore loquimur. Dans les Lettres
58, 131-5, il cite l’exemple des Centaures et des Géants qui n’ont pas
de substantia, mot équivalent à corpus à cette époque. Et il y a, bien sûr,
la fameuse phrase de la rhétorique de Quintilien (L’Institution oratoire,
2, 21, 1) :
71 Ibid., p. 24
72 Quintilien, L’Institution oratoire, 1856, trad. John Selby Watson, <honeyl.public.
iastate.edu/quintilian>, consulté le 17 mai 2007.
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(Topiques, 30) propose d’utiliser forma pour traduire les différents termes
Grecs eidos/idea et species, quand ils sont au singulier. Sénèque, dans les
Lettres, 65, 4 discute les quatre causes d’Aristote et rend la troisième,
eidos en grec, par forma en latin. En 65, 5 il utilise le terme facies, un
genre de la forma, pour dire qu’avoir une materia, support de la figure,
n’est pas suffisant. Tant que la figure n’est pas imprimée dans la statue,
« cette statue ne peut être appelée le Doryphore ou le Diadumène ». Le
facies ou la forma sont ainsi aussi importants que la materia.
Chez Varron (La langue latine, 6, 78), nous trouvons une description
de facies :
dans son sens littéral, facere vient de facies : l’homme est dit facere
quelque chose qui donne une facies à la chose qu’il facit … Il en résulte
une distinction entre les choses si bien que l’une peut être dite vêtement,
l’autre vaisseau, tout comme les créations des artisans, des dessinateurs
et d’autres.
60
Si Quintilien décrivait une situation où, en l’absence de corpus attaché à
la forme, les seuls mots, n’ont pas d’effet, nihil faciunt, on trouverait une
situation parallèle : tant que la forme n’est pas attachée à la matière, il n’y
a pas d’objet spécifique et les actes de l’artisan nihil faciunt. Morgan en
déduit qu’on peut interpréter le sine corpore ac specie de César comme une
proposition sur « deux conditions reconnues pour l’attribution réussie
d’un nom : si “Caton” et “le Doryphore” ne détonent en l’absence d’une
matière physique et d’une forme spécifiante, il en va de même pour res
publica » 73.
C’est alors que Morgan propose une théorie pour l’emploi des
mots res publica. Dans les temps anciens, l’élite romaine employait
simplement ces mots pour dénoter ce qui était commun à tous, dans
des expressions telles que rei publicae causa ou pro re publica 74. Aux
temps de la République tardive, ces mots trouvèrent place dans des
slogans politiques. Ainsi, chaque parti ou faction proclamait que ses
actes étaient bons pour la res republica, mais ces slogans restaient sans
effet sur le parti adverse. Pour démontrer que César était loin d’être
arrogant ou cynique, Morgan cite deux discours de Cicéron qui, à trois
ans d’intervalle avait défendu des positions radicalement opposées en
se réclamant de la rei publica causa : pour la loi Manilia et contre les
73 Morgan, « Julius Caesar », art. cit., p. 27.
74 Sur les incantations politiques et l’apprentissage de formulations langagières
stables dans les cultures premières, voir Eric Havelock, Preface to Plato, Cambridge,
Harvard University Press, 1962.
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oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
lois agraires de Rullus. Dans le premier cas, il défendait la position
du peuple contre les Optimates, qui pensaient qu’un pouvoir excessif
avait été confié à Pompée, et Cicéron réprimandait les Optimates :
« vous avez une conception trop limitée de la res publica » (rei publicae
parum consuluistis, Discours en faveur de la loi Manilia, 64). Dans le
second cas, il se rangeait aux côtés des Optimates pour dédaigner
les intérêts du peuple et réclamer la restauration de l’autorité et du
commandement du Sénat (afin d’instituer une res publica restituta),
parce qu’il savait « ce dont la res publica a besoin par dessus tout » (quod
maxime res publica desiderat, Sur la loi agraire, I, 27). César, dans La
Guerre Civile (1, 8, 3 et 1, 9, 2-5) se livrait à la même jonglerie verbale :
il y disait que, dans ses échanges avec Pompée, ils se réclamaient tous
deux de la res publica ou d’actions res publicae causa. Dans ses lettres à
Atticus (7, 3, 4), Cicéron qualifiait ces phrases de César de purement
rhétoriques, mais les partisans de César n’auraient pas été d’accord,
comme le montre la lettre de son gendre Dolabella, demandant à
Cicéron d’abandonner Pompée et de se ranger sous la bannière de
César : ubi nunc est res publica, c’est maintenant ici qu’est la république,
et si tu ne la soutiens pas, simus in nulla, elle ne sera plus (Lettres à ses
proches, 9, 9, 2-3). La majorité des latinophones de l’époque auraient
cependant trouvé peu sérieuse la tentative de César pour se poser en
républicain : il s’était après tout élevé contre la décision du Sénat, et
beaucoup des sources qui lui sont favorables devaient admettre que
les partisans de Pompée étaient « comme on l’entendait alors, du côté
de la res publica » (id est, ut tunc habebatur pro res publica, Velleius
Paterculus, Histoire romaine, II, 48.4). Dans cette phrase, habebatur,
à la troisième personne du passif, signifiait que le « on », la majorité
des latinophones, acceptait cette dénotation comme usuelle. Mais ceci
pouvait évoluer.
Salluste, dans La conjuration de Catilina 52, 11 a attribué à Caton
des propos fameux : « pendant longtemps, nous avons cessé d’appeler
les choses par leurs vrais noms (nos vera vocabulara rerum amisimus).
C’est parce qu’on appelle générosité le fait de s’emparer de la propriété
d’autrui et courage l’effronterie dans la malfaisance, que la res publica
est si mal en point (eo res publica in extermo sita est) » 75. En traduisant
littéralement, nous aurions peut-être lu : nos dénominations et
appellations ont commencé à s’éloigner des choses ou à perdre avec
75 Salluste, Bellum Catilinae, trad. anglaise de P. McGushin (1980), citée par Morgan,
« Julius Caesar », art. cit., p. 31. Dans le dictionnaire Lewis & Short, les noms
communs (vocabula) sont distingués des noms propres (nomen).
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elles le lien qui était jusqu’à présent établi. J. D. Minyard a décrit ce
phénomène de glissement des significations comme caractéristique de
la République tardive. Dans une situation d’insécurité civile croissante
et de guerre civile larvée, les mots étaient arrachés de leurs racines et
il était impossible de dire si la nouvelle signification d’un mot donné
était une extension légitime de l’usage existant, en vue de rendre
compte d’un phénomène nouveau, ou si c’était seulement un slogan
utilisé pour masquer une réalité nouvelle avec des mots anciens 76.
Ainsi, Minyard accuse César d’étendre le sens du terme dignitas (ce
qui lui permet d’ignorer les ordres du Sénat et de franchir le Rubicon),
mais selon Morgan, d’autres ne se comportaient pas mieux à cette
époque. Des termes ayant un pouvoir d’attraction positive évident ou
connotant un appel à l’émotion, tels que dignitas ou res publica, étaient
utilisés pour créer des factions et constituer des partis. Ainsi, Cicéron
(Plaidoyer pour Ligarius, 21) dit que Tibère entra en guerre contre
César parce que, tout en souhaitant le voir rester à Rome, la puissance
du nom sacré de res publica était telle (rei publicae sanctissimum nomen
opponebant) qu’il ne pouvait résister à [ou supporter] le poids des
mots, ipsorum pondus sustinerem non posset 77.
Parler du poids des mots fait songer aux essais de Barthes sur le
bruissement de la langue et sa matérialité, mais il semblerait que,
pour les Romains, le souci de la force performative des émissions
orales opposée à leur fonction constative ne relevait pas des enquêtes
philosophiques poussées de ceux qui partagent les connaissances
raffinées de Wittgenstein et d’Austin, mais était plutôt le lot de leur
expérience quotidienne. Quand la dispute sur le sens des mots entre
dans les programmes politiques et qu’une victoire dans la guerre des
discours peut faire pencher la balance des forces, le peuple devient très
attentif à la façon dont les mots sont employés.
Morgan voit ainsi dans le De la République de Cicéron une tentative
d’imposer, de solidifier et de faire prospérer une certaine façon de définir
la res publica, qui aurait fait vaciller les définitions concurrentes. Il tient
compte, bien entendu, des principales définitions existantes. C’est ainsi
qu’il décrit le parti populaire idéal, quand le populus tient ius suum, « cela
seul, pensent les démocrates, peut être appelé une chose publique »
76 J. D. Minyard, Lucretius and the Late Republic. An Essay in Roman Intellectual History
(Mnemosyne #90), Leiden, Brill, 1985, p. 14-15.
77 Thelatinlibrary.com donne la version avec verborum qui autorise une telle lecture,
mais il y a des recensions où apparaît virorum, ce qui exclut la phrase sur le poids
des mots (Morgan, « Julius Caesar », art. cit., p. 32).
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oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
(hanc unam rite rem publicam, id est res populi apellari putant, De la
République, I, 48). Les aristocrates sont bien sûr en désaccord : l’égalité
en droit qu’embrasse le parti populaire, est pour eux une inégalité
flagrante (eaque, quae apellatur aequabilitas, iniquissima est) puisqu’elle
applique une même mesure universelle à des individus très différents
(I, 53). Le parti populaire refuse à son tour à la vision aristocratique de
la res publica le droit même de s’appeler ainsi, parce que les démocrates
« pensent que les autres types d’états n’ont aucun droit aux noms qu’ils
s’attribuent d’autorité » (vero res publicas ne apellandas quidem putant
in nominibus, I, 50). Mais ces réflexions sur les combats politiques
en cours se produisirent à la suite même de la tentative de Cicéron
d’imposer une définition nouvelle, qui firent dire à Scipion (en III, 43)
que les mauvaises formes de gouvernement qu’il appelait auparavant res
publica n’avaient pas droit à ce titre : « partout où règne un tyran, nous
ne devons donc pas dire que nous sommes en présence d’une mauvaise
communauté politique, comme je le disais encore hier (ibi non vitiosam
ut heri dicebam) mais, comme la logique nous le démontre aujourd’hui,
que nous n’avons pas de communauté politique du tout (discendum et
plane nullam esse rem publicam) ».
Morgan conclut que, à l’époque, il n’existait pas de règle normative
concernant l’usage du terme et que Cicéron était autant de parti-pris que
les autres en essayant de fixer ces règles, alors que César était plus honnête :
« Il n’y a rien dans le terme res publica qui implique une forme particulière
de gouvernement. Utilisé de la sorte, c’était un pur slogan dépourvu
de contenu » 78. Morgan prétend aussi que, lorsque César, après avoir
dit que la res publica n’était rien, raillait Sylla pour ne pas la connaître
litteras, il voulait dire que Sylla ne comprenait pas la pragmatique des
mots, et donc ne comprenait pas que, derrière res publica, il n’y avait
rien, que c’était un terme vide de contenu 79. Si Sylla l’avait compris, il
aurait aussi compris qu’il n’y avait rien à rétablir comme il pensait l’avoir
fait : son titre officiel était dictator … rei publicae constituendae, et quand
il abandonna le pouvoir, beaucoup pensèrent qu’il laissait derrière lui
une res publica reconstituta (Salluste, Histoires, I, 55, 24 ; Cicéron, Pour
sa maison, 79). César, en revanche, connaissait l’usage des mots, pas
seulement parce qu’il était politiquement astucieux, mais parce qu’il
s’intéressait également aux discussions des grammairiens. Aulu-Gelle
(Nuits Attiques, 19, 8, 12) se réfère à De Analogia, un traité perdu de
78 Morgan, « Julius Caesar », art. cit., p. 35.
79 Ibid., p. 37. Cicéron utilise la même expression pour dénoter le manque de
connaissance de la grammaire, litteras nesciebat (Brutus, 259).
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César pour dire qu’il critiquait certaines expressions comme vitiose dicta,
impropres. Ainsi, harenae (« sables » au pluriel) était un usage impropre
de la langue parce que le singulier harena, signifiant « sable », comportait
déjà une énorme multitude de grains. César s’intéressait profondément
aux questions de désignation et de définition, et nous devrions suivre
son exemple.
La comparaison entre César et Cicéron fait apparaître que le
second était tout aussi intéressé par la logique et la pragmatique des
désignations. Ses argument dans De la République, dont nous avons cité
plus haut deux paragraphes, ne sont pas seulement des propositions
substantielles sur une res publica optimale, mais également des prises
de position sur la façon de nommer et définir la res publica. Apellari
putant, apellatur, apellandas putant, dicebam, dicendum : toutes ces
expressions se réfèrent à un combat pour imposer un nom, à un acte
performatif de désignation réussi ou avorté. Pour notre étude du lien
entre les hommes et les choses dans la res publica, il est difficile de
croire que c’est par hasard que Cicéron s’intéressait tant à ces tentatives
de désignation. Cicéron truffait ses phrases de verbes relatifs aux actes
de désignation et de définition, reflétant ainsi le choc des stratégies des
différents partis. Ce procédé aurait été inutile s’il s’était uniquement
agi de définitions stables et de communication constative. Ainsi,
Cicéron s’intéressait autant que César aux désignations, et peut-être
même plus.
Mais, si Cicéron s’acharnait à décrire les différentes tentatives pour
définir le terme res publica, ces tentatives étaient sans espoir aux yeux
de César. Pourquoi cette différence ? Selon César, une désignation
réussie devait impliquer à la fois le corpus et la species. Si le corpus
ou la forma manquaient, les mots restaient vides et creux. Puisque
personne ne pouvait lui attribuer un corpus, César pensait par exemple
que res publica était une expression vide, sans effet sur la réalité. En
revanche, Cicéron, tout en voyant la difficulté, n’allait pas aussi loin.
Pour lui, la res publica n’est pas une chose tangible, mais intelligible.
Et nous savons que, selon lui, les définitions des choses non tangibles
sont sans cesse contestées et disputées. Mais cela ne signifie pas que
nous ne devons pas les produire. Autrement dit, différents actes de
dénomination amèneraient à l’existence différentes res publicae,
délimitant des signifiés différents et peut-être opposés, auxquels cette
expression pourrait maintenant se référer. C’est un caractère inhérent
des choses non tangibles : il y a toujours des heurts et des litiges sur
leur définition et il est inexact d’en déduire que celle-ci ne peut avoir
d’effet. Cicéron aurait pu dire que César, en demandant à la fois un
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corpus et une species menait une recherche soit trop exigeante, soit
inappropriée.
La res publica a-t-elle un corps et une forme ?
qui, je pense, doit toujours être observé lorsqu’on expose un sujet
(omnibus in rebus disserendis utendum esse), et si l’on veut éviter toute
sorte de confusion ; à savoir si l’on convient du nom de l’objet, le sens
de ce terme doit être expliqué en premier (explicetur, quid declaretur
eo nomine). La discussion elle-même ne doit pas commencer tant que
l’on ne s’est pas accordé sur la signification du fait qu’il est impossible
de débattre consciemment des qualités d’un objet sans avoir cerné au
préalable la nature même de cet objet.
65
oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
On sait que Cicéron distingue dans les Topiques (V, 26) la définition des
choses qui existent de celle des choses intelligibles (unum earum rerum
quae sunt, alterum earum quae intelleguntur), et qu’il assimile les secondes
à des choses qui n’ont pas de corps (nullum subest corpus). Le sens de ces
choses intelligibles peut toutefois être élucidé par le discours puisqu’elles
procèdent de l’intellect. On pourrait souhaiter que cette élucidation
intervienne à l’issue d’une controverse (César prétend que cela n’est jamais
le cas) ou en amont de la discussion, comme le fait Scipion au début du
dialogue portant sur les formae rei publicae au livre I de De la République
(I, 38). Scipion insiste alors sur le fait que, faute d’une définition précise
qui clarifierait initialement les termes en question, la communication est
nécessairement conflictuelle, puisque les parties invoqueront à chaque
fois différentes définitions au lieu d’exprimer celle qu’elles avaient à
l’esprit au départ. (On pourrait penser que cette impression qu’elles ont
à l’esprit s’explique par l’adoption d’une nouvelle définition commune
– à laquelle elles finiraient constamment par se référer tout au long du
dialogue comme on le voit dans De la République – ou par l’existence
d’une définition conventionnelle commune issue de la longue tradition
des mœurs ancestraux, mos maiorum).
Ainsi avant de commencer à débattre des différents genres de res
publica, Scipion prévient que son discours obéira à un principe
Après que Laelius a convenu de cette méthode, Scipion s’autorise à
procéder et à soumettre une définition de la res publica. Il avertit alors
qu’il ne commencera pas, à la manière des Stoïciens, par remonter aux
origines de l’humanité, ni, comme les maîtres, par une analyse détaillée
des plus minutieuses. Étant donné qu’il a en face de lui des personnes
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qui in maxime re publica…versati, sont expertes ou profondément
impliquées dans la res publica, 80 Scipion ne saurait comme il l’explique
« laisser l’objet de son intervention être plus clair que son intervention
elle-même (ut si inlustrior illa ipsa res, de qua disputem, quam oratio
mea) ». Les commentateurs sont divisés quant à l’interprétation de
l’intention de Cicéron lorsqu’il fait dire à Scipion que la res en question
ne doit pas être plus claire ou plus célèbre que son oraison 81. Une chose
toutefois est manifeste dans ce passage : la res existe réellement et n’est
pas une simple appellation. On pourrait peut-être ajouter que plus on
débat d’une chose, plus elle parle à l’esprit des intervenants selon la
définition qu’en donne Cicéron, et plus l’objet devient réel.
Cette situation peut sembler en opposition avec la non-existence de res.
Dans De la République, V, 2 figure le passage célèbre : rem publicam verbo
retinemus, re ipso vero iam pridem amisimus, duquel on retient seulement
res publica en tant que mot et dans lequel l’objet réel semble depuis
longtemps perdu de vue. Le contexte expliquant cet état de fait est assez
clair : maintenant que les mœurs d’antan et que les hommes vertueux
– sur lesquels était fondée la res Romana selon les vers d’Ennius – ont
disparu, la res publica, déplore Cicéron, a également disparu. L’idée selon
laquelle les mœurs sont au cœur de la res publica et qu’elles assurent la
stabilité est un argument plutôt classique. Salluste par exemple pose
qu’une fois les mœurs ancestrales corrompues et disparu le populus
– puisque le peuple est « esclave du plaisir et en l’occurrence de l’argent
et des honneurs » 82 – tout se passe comme si la République était livrée
sans défense aux attaques, in vacuam rem publicam.
Si, en revanche, on prête moins attention aux contenus des idées
censées déterminer cette conception qu’à la récurrence des termes, on
repère à travers ces exemples une opposition majeure entre re ipsa et
verba ou oratio. Dans les passages cités, Cicéron distingue la re ipsa de
l’oratio (De la République, I, 39), et la res ipsa du verbum (V, 2). Une
opposition entre re ipsa, l’objet en lui-même, et oratio est également mis
au jour par James Zetzel dans son commentaire de De la République, I, 2,
80 Ou, comme le traduit C. W. Keyes « des hommes qui se sont illustrés sur le terrain et
en privé, dans l’administration des États les plus importants » ; l’expression latine
complète étant homines et in maxima re publica summa cum gloria belli domique
versatos (De la République, I, 38).
81 Généralement très réservé lorsqu’il s’agit de joindre des notes d’édition, Keyes
s’est senti obligé de préciser : « Cela semble vouloir dire » : « étant donné que la
communauté est presque aussi avertie que mes auditeurs présents, je ne dois pas
obscurcir le sujet avec des définitions absconses et confuses » (ibid., p. 62).
82 Salluste, Conjuration de Catilina.
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oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
lequel dit au sujet de la vertu que « son emploi le plus noble est civitatis
gubernatio et que la réalisation de fait et non uniquement verbale fait
partie de ces choses que nous rabâchent les philosophes (earum ipsarum
rerum, quas isti in angulis personant, reapse, non oratione perfectio) » 83.
Reapse est un terme de bas latin signifiant « en réalité, en fait », construit
à partir de re et de eapse, ancienne forme de ipsa. Ainsi, dans tous ces cas
de figure, on trouve l’idée qu’une république peut exister en re, être une
res et pas simplement une dénomination, un mot ou une oraison.
Ce res est sans corpus, ce qui, comme nous le savons, est pour César
un inconvénient majeur. Ce n’est pas le cas pour Cicéron. Il recourt
au même vocabulaire, corpus et species, mais ne mentionne qu’une
seule fois à ma connaissance le corpus rei publicae, lorsqu’il discute le
conseil platonicien à ceux qui prennent part à la res publica c’est-à-dire
rei publicae praefuturi sunt dans De Officiis, I, 85. Ils doivent s’occuper
du corps de la res publica dans son ensemble – ut totum corpus rei
publicae current – au lieu d’en protéger une partie et de négliger le reste.
Lorsqu’une partie seulement est prise en charge en effet, tandis que
l’autre est laissée à elle-même, alors rem perniciosissimam in civitatem
inducunt, seditionem atque discordiam, les éléments les plus pernicieux
s’introduisent dans civitas : discorde et dissidence. Le souci de ne pas
favoriser le peuple au détriment des Optimates ou vice-versa trouve
peut-être son explication dans le rapprochement que fait Platon entre
la République et une statue (République, 420b) et dans d’autres textes
où il a recourt à des métaphores organiques, en évoquant les nervos et
les firmamenta. Cependant, lorsque Cicéron parle de la disparition de
la res publica, il ne dit jamais que son corps a disparu ; quelque chose
d’autre s’est produit en réalité, la « chose publique » a cessé d’appartenir
à son propre populus, nous examinerons ultérieurement les formulations
exactes.
Cicéron emploie les termes forma et species pour qualifier également res
publica. Il écrit ainsi dans De la République, I, 53 qu’à Scipion a été donné
une description de qui eam formam rei publicae maxime laudant – cette
forme de res publica qui est la plus estimable. Parfois les termes de forma
et de species se trouvent dans la même phrase : « le premier exemple,
le type, l’origine de la tyrannie (forma et species et origo tyranni) nous
apparaît dans cette république même, que Romulus avait instituée »
(De la République, II, 51) 84 ; et dans ce passage sont mentionnées toutes
83 J. E. G. Zetzel, Cicero, De re publica, Selections, trad. C. W. Keyes, Cambridge,
Cambridge University Press, 1995, p. 99.
84 Traduction Keyes corrigée.
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les formes de dépravation et de corruption du civitas, deformior species
civitatis. Il est intéressant de voir que le mot species s’applique à populus
lorsqu’il fait de l’autorité même du peuple une tyrannie. Cet assemblage
d’hommes « est tyran aussi bien qu’un seul homme… et qu’il n’est rien
de plus terrible que cette bête féroce, qui prend la forme et le nom du
peuple (quae populi speciem et nomen imitatur) » (III, 45). Néanmoins,
dans tous ces exemples, on ne trouve jamais de référence à la substantia,
ou au corpus auxquels ces forma et species sont censés s’appliquer. Ainsi
dans De re publica, res a-t-il un species, mais non point de corpus.
Là où il semble que l’on s’en rapproche le plus se trouve dans De
la République III, 44 où est désignée une forme ou une apparence
de ville comprise comme un regroupement de bâtiments. Dans ce
passage, Cicéron refuse à Athènes le statut de res publica en vertu de son
gouvernement oligarchique :
L’antique gloire de cette cité (gloria civitatis), le pompeux aspect de
ses édifices (species praeclara oppidi), son théâtre, son gymnase, ses
portiques, les célèbres parvis de ses temples, sa citadelle, les admirables
ouvrages de Phidias, le port magnifique de Pirée, en faisaient-ils une
république (rem publicam efficiebat) ? – Nullement puisqu’il n’y avait
point là « la chose du peuple » (quidem populi res non erat).
Le même genre d’argument apparaissait plus haut en III, 43, à propos
de Syracuse : « cette citadelle admirable, ces ports, ces rues si larges…,
ces portiques, ces temples, ces murailles ne faisaient pas que Syracuse
fût une république (ut esse tilla res publica), tant que régnait Denys : rien
de tout cela n’appartenait au peuple (nihil enim populi), et le peuple luimême appartenait à un homme ».
Est-ce à dire que pour la plupart des gens en ce temps-là, le corpus de
la res publica désignait l’ensemble des éléments matériels mentionnés
ci-dessus ? En faisant porter l’accent sur ce point et en disant que la res
publica devenait alors possible, ce qui aurait tout à fait convenu à César, le
terme trouvait sa référence. Autrement dit, est-ce que l’on ne considérait
pas généralement à ce moment-là que si une civitas comportait des rues
et des bâtiments publics, et que ces rues et ces bâtiments étaient dotés par
les soins d’un gouverneur d’un species praeclara, d’une apparence et d’une
forme prestigieuse, alors une res publica était réellement advenue 85 ?
85 En 1370 dans une ville française appelée Rodez, un constructeur du nom de Huc del
Cayro a été sommé par le tribunal de définir res publica. « Je n’en suis pas certain,
répondit-il, mais je pense que la Res Publica est ce dont l’usage appartient à tous
ceux qui résident en un lieu ». Joan Gasc, un autre bâtisseur, mais également un
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oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
Peut-être. Cicéron a toutefois cherché à lutter contre cette équivalence
entre les « choses publiques » clairement observables de la civitas d’un
côté, et la res publica de l’autre.
Son idée est que ni des enceintes ni des bâtiments ne suffisent à établir
une res publica ; ils demeurent en réalité lors même qu’elle a disparu.
Ainsi dans un passage célèbre du De officiis (II, 29), il est dit qu’après
l’accession de César au pouvoir, « … seuls les murs de la cité (parietes
modo urbis) tenaient encore et eux-mêmes tremblaient à l’idée des
débordements criminels ; nous perdîmes bientôt la république (rem vero
publicam penitus amisimus) ». Ailleurs, lorsque Cicéron examine le projet
de Pompée de céder Rome au mois de janvier 49 avant J.-C. (Lettre à
Atticus, 7, 11, 3), il s’accorde avec Pompée que non est in parietibus res
publica, que les murailles (ou les maisons) ne font pas la res publica et
ajoute : at in aris et focis, mais ce sont les autels et les foyers qui la font.
Les commentateurs font remarquer les nombreux emplois par différents
auteurs de cette expression connotée : les deux termes par lesquels se
trouvent désignés l’autel et le foyer sont des éléments centraux du culte
domestique. Cicéron use de l’expression « l’engouement patriotique »
pour donner plus de force à sa rhétorique et atteindre le cœur des gens
– notamment dans Les Philippiques, 2, 72 ou Contre Catilina, 4, 24 86.
Sachant que la res publica a été distinguée d’autres formes de societas
dans le De Officiis, I, 57, parce qu’elle est une communauté pour
laquelle certains sont prêts à mourir, on comprend mieux la référence
aux divinités. On ne meurt pas pour sauver des murailles, mais la patrie
et ses autels.
Il y a un autre élément dans la définition cicéronienne de la res publica
que propose Scipion à Lélius, Philus et Tibère avant son examen des
formae rei publicae. Le contexte ici est important. Comme on le sait,
César envisage d’abord la lutte des factions armées et leur usage du terme
de res publica, et juge ensuite que ce terme ne recouvre rien en lui-même.
Cicéron au contraire laisse la définition au cercle étroit des individus
semblables, qualifiés pour conduire les affaires de la République. Dans
entrepreneur répondit à la même question avec d’avantage d’aplomb : « je sais que
les églises, les places, les parcs, les fontaines publiques et les rues forment les res
publicae, et sont ainsi nommées parce qu’elles permettent à quiconque voudrait se
rendre ou prier dans une église, qu’il soit ou non étranger de tirer et de boire l’eau
des fontaines, de séjourner sur les places, de déambuler dans les rues ou dans les
foires et que cela peut se faire librement pour quiconque le désire » (Cité dans Ann
Wroe, A Fool and His Money, New York, Hill & Wang, 1995, p. 48 et 51).
86 Morgan, « Julius Caesar », art. cit., p. 32, note 61. R.M. Ogilvie, A Commentary on Livy
Books 1-5. Oxford, Clarendon Press, 1965, p. 692, commentant Tite-Live, V, 30, 1.
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pareil cercle, on ne s’attend pas au dissensus et la définition commune
de res publica qui sera établie donnera, à la fin du dialogue, une existence
réelle à cet objet de pensée, conformément à ce que l’on trouve dans les
Topiques en V, 26. Cicéron toutefois ne peut échapper entièrement à la
démarche de César qui se construit autour des objets tels qu’ils sont.
L’attention que Cicéron prête à la « choséité » de la res publica – on
pourrait dire aux realitas – s’explique par le fait qu’il fait peu de cas de la
corporéité, à l’instar de César et privilégie les connotations de ce terme,
ce qui l’incite à énoncer une théorie tout à fait spécifique de ce qu’est
une polis.
Malcom Schofield a souligné le caractère inédit de la définition
cicéronienne 87. Il réside dans le fait que res publica est compris comme
une res, propriété du populus et de personne d’autre c’est-à-dire qu’elle ne
saurait appartenir aux tyrans, aux oligarches ou aux foules enragées qui
chercheraient à s’en emparer. L’innovation vient de ce que, par rapport
à la notion de bien commun, et pour le dire en termes aristotéliciens, la
liberté est définie comme capacité de disposer de la « chose publique » :
le droit d’un peuple libre à détenir, à prêter, à transférer ou à placer
son pouvoir est conçu sur le modèle de la propriété. Par conséquent, le
populus n’est pas libre s’il ne peut agir ainsi et il est libre lorsqu’il est en
mesure de in libertatem rem populi vindicare, lorsqu’il peut prétendre
réclamer la part qui lui revient, la retirant des mains des rois ou des
sénateurs (De la République, I, 48).
La place centrale qu’occupe la notion de propriété par rapport à celle
de corporéité est manifeste dans la description de Rome sous l’autorité
des Decemvirs dans De la République, III, 44. Cicéron ne fait pas même
mention des rues, des forums ou des monuments publics – tous ces
éléments matériels auxquels se trouve rattachée la res publica dont il
vient de débattre au sujet de Syracuse et d’Athènes, avant de leur dénier
le statut de res publica, quand bien même elle offrirait toutes ces choses
à l’usage du public. Au lieu de cela, il pose d’emblée : il n’y avait pas de
res publica à Rome du temps des Decemvirs pour cette raison même
qu’« il n’y avait rien “aux mains du peuple” (populi nulla res erat) ; et que
celui-ci devait en réalité s’insurger pour recouvrer son dû (ut rem suam
recuperaret) ».
Ainsi Cicéron ne s’oppose-t-il pas à César lorsqu’il cherche dans le
terme res publica à utiliser la connotation propre à res, mais il diffère de
celui-ci en ce sens qu’il ne conçoit pas cette res comme ayant corpus et
87 Malcolm Schofield, « Cicero’s Definition of Res Publica », dans Powell (dir.), Cicero
the Philosopher, op. cit., p. 76 et 82.
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oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
species – même s’il recourt parfois aux mêmes expressions comme celle
de corpus rei publicae ou species civitatis – il tend plutôt à présenter res
sous les traits de la propriété, laquelle appartient à son dominus. Comme
il le dit du gouvernement du peuple (tel qu’il est perçu par les membres
du parti populaire) dans De la République, I, 48, lorsque le peuple nous
tient ius suum, il devient domini legum, iudicorum, belli, pacis, foederum,
capitis unius cuiusque, pecuniae, « maître des lois et des tribunaux, de la
guerre et de la paix, des accords internationaux ainsi que de la vie et des
biens de tous les citoyens ».
Nous savons, bien entendu, quelle est la vision qui s’est imposée à
Rome. La faiblesse de Cicéron vient de ce qu’il lui fallait persuader ses
pairs de s’accorder avec ses définitions, ce qui ne pouvait avoir lieu
que dans l’espace fictif de ses dialogues dans lesquels Scipion et ses
semblables offraient sans difficulté la qualité requise pour déterminer
l’objet de la définition argumentée d’un phénomène intelligible. Dans
les faits, César a vaincu parce qu’il pouvait régler au contraire les conflits,
et non par la persuasion de ses (relatifs) semblables. Le fait qu’il ait voulu
que la res publica ait un corps et une forme avérés – ce qu’il rejettera
ensuite au motif que ce concept était inutile – s’explique par le fait qu’il
traite la res publica comme si elle était un objet fabriqué par un artisan,
comme on l’a vu chez Varron et Sénèque dans les exemples mentionnés
plus haut. Arendt disait qu’avec César, un idéal d’homo faber – et par là
une certaine vision du politique comme sphère ou forme pouvant être
appliquée à une matière labile et dont les éléments rebelles finiraient par
être informés – a triomphé contre le peuple, lequel savait ce qui était
nécessaire à une authentique action politique, et qui était in re publica
versati 88.
Cicéron, comme César, souhaitait mettre un terme aux controverses
autour du terme res publica. D’où le fait qu’il va jusqu’à inventer dans
l’ouvrage qui en porte le nom le cadre dans lequel se résoudraient ces
querelles. En revanche, il lui est impossible de le faire réellement et dans
son office public, parce qu’il n’en a pas les moyens et qu’il ne manque
pas non plus de lucidité : les définitions portant sur des objets seulement
intelligibles sont inévitablement sujets à controverse et c’est la raison pour
laquelle cela ne fonctionne qu’à peu près avec la res publica, entendue au
sens de république. Pour le dire d’une manière légèrement différente, la
contestation portant sur les objets immatériels est constitutive de la res
publica elle-même.
88 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], trad. G. Fradier, Paris,
Presses Pocket, 1993.
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César, à l’instar de Cicéron, souhaiterait mettre fin aux controverses
autour du terme res publica, et si c’est la violence qui chez l’un vient
résoudre le problème, c’est la modélisation d’un débat politique qui,
chez l’autre, vient informer la matière rebelle. On sait que César s’est
débarrassé de ce concept au motif que celui-ci était inutile, mais à
partir d’Auguste, les empereurs ont réussi à le réutiliser parce que les
méthodes césaristes dénouaient les difficultés qu’il contenait. Dès
les toutes premières lignes du Res Gestae on sait qu’Auguste prétend
avoir rem publicam in libertatem vindicavit avec succès, pratiquement
à la manière de Cicéron dans De la République. Au terme d’un long
développement, Justinien a su imposer à tous les citoyens la définition de
l’empereur et expliquer en quoi consistaient les intérêts de la res publica
et ce qu’était une res publica. Et Justinien n’omit pas de dire à l’instar
d’Auguste dont il reprenait les termes de la définition de la république,
que tous vivaient désormais dans la res publica nostra. Ces classifications
occupent un chapitre entier du livre 50 du Digeste qui contient une liste
des définitions établies des objets intelligibles. Plus important encore
est le fait que ces catégories s’efforcent de souligner l’élément matériel
auquel fait référence le terme res publica. Le concept de res publicae au
sens de « choses publiques » est proche des choses communes et sacrées
qui s’avèrent à tous indispensables et ce rapprochement n’est pas fortuit :
il indique qu’il faut pouvoir voir et toucher du doigt les res publicae pour
comprendre que le terme res publica n’est pas vain. Tel était le but.
Comme la trace rémanente d’une ère républicaine occupée à débattre
de la définition des choses intelligibles, avec toutes ces tournures
cicéroniennes – apellaverunt et dicebam qui apparaissent au lecteur
moderne comme une relique spéculative vaine et mal digérée – Gaïus
continue d’employer des verbes comme creduntur, habebatur ou
videatur. Ainsi, pour citer encore une fois le Digeste en 1, 8 et l’une
des classifications dont nous sommes partis : quae publicae sunt, nullius
in bonis esse creduntur, ipsius enim universitatis esse creduntur. Le verbe
creduntur – « … on pense que » – est ici encore un hommage à l’héritage
républicain qui aurait pourtant non seulement inscrit creduntur, mais
credo ainsi que toutes ses formes dérivées. À l’intérieur de ce travail
de classification toutefois, la forme passive du verbe à l’impersonnel
– à laquelle on recourt souvent dans des définitions – sert également à
indiquer l’origine du pouvoir. La communauté dans son ensemble est
censée reposer derrière ce genre de déclarations ; on sait ce qu’est une
chose donnée et comment s’y conformer.
En outre, l’aversion de César pour les mots vides et vains est toujours
présente. Sont donnés des mots qui ont seulement un référent clair et
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servent les desseins de l’empereur, et c’est encore aujourd’hui la règle.
Aussi Justinien proclame dans le Codex, 7, 5, 1 qu’il supprime le statut
de certains affranchis appelés les dediticii :
Ceux que l’on appelle les dediticii ne doivent pas, quelles que soient les
circonstances, être autorisés ensuite à se mêler de la gestion de Notre
gouvernement (nostram rem publicam molestare), pour ce que Nous
pensons que ce terme est tombé en désuétude et que la liberté dont
jouit la classe susdite n’existe qu’en mots (vanum nomen circumducitur) ;
et que Nous, qui nous efforçons d’entretenir la vérité ne désirons qu’une
chose, à savoir que ces éléments figurent dans Nos lois lesquelles peuvent
entrer effectivement en vigueur.
Nouvelles perspectives
Reprenons ce que nous avons appris jusque-là et essayons d’en tirer de
nouvelles perspectives de recherche. Le concept de res est apparu dans
le cadre des litiges alors que res publica semble être un terme plus positif
et plus générique ayant à peine fait l’objet de litige, jusqu’à ce qu’il
devienne un objet de contestation sous la République tardive. En même
temps qu’émergeaient des débats sur ce qu’est la res publica et ce qui en
constitue les intérêts, les notions d’affaires publiques et la sphère de la
« chose publique » devenait possible. Ce qu’est la res publica à l’époque
de Cicéron est l’objet de différentes définitions et c’est ce qui, comme
on le voit maintenant, oppose la contestation républicaine à toutes les
incantations apprises ou introduites de mos maiorum ou aux définitions
accaparées par les empereurs de César à Justinien.
Tenter de nommer parfaitement cette chose qu’est la res publica ou
d’énoncer ce qui serait dans son intérêt, consiste toujours d’abord à
trouver dans le corpus ou l’élément auquel fait référence res publica : c’est
la volonté de tous ceux qui conçoivent l’art politique sur le modèle de
l’artisanat. On sait néanmoins que dans des situations plus complexes,
d’autres techniques peuvent permettre de trouver ce qu’est la res publica
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oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
On entend à la fin de la phrase latine volumus in nostris esse logibus,
quae re ipsa obtinent : nous ne voudrions avoir dans nos vies que ceux
qui tiennent (ou appartiennent) à la re ipsa. Comme César quelque cinq
cents ans auparavant, le souhait impérial est le même. Les appellations
qui ne se réfèrent à aucun corps existant et à leurs formes sont de vaines
oraisons, bonnes à détourner les intérêts partisans et doivent être
expurgées !
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et son intérêt. Dans De la République, on doit ainsi à Scipion, qui a
participé à l’élaboration de la res publica et réuni autour de lui ses pairs
pour tenter de trouver l’expérience commune fondatrice, d’avoir établi
une res non pas en dégageant, comme le voulait César, son corpus et
son species, mais à travers un accord produit au terme d’un processus de
délibération commune.
Si l’on veut comprendre par conséquent comment les choses et les gens
tenaient ensemble dans la res publica, et comment ont pu être isolées par la
suite les choses, il faut étudier les aspects performatifs et dynamiques des
dénominations à Rome. Les éléments qui ont émergé suite à la volonté
de César de trouver le corps matérialisant le nom – on pourrait dire
l’élément référentiel concret – différent de ceux qui sont apparus à l’issue
des querelles portant sur les noms des objets intelligibles, impossibles à
montrer ou à toucher du doigt. Et ils diffèrent également des éléments
envisagés presque dans leur dimension physique dans la perspective de
Lucrèce, du point de vue de laquelle res publica est contournée et les
objets envisagés uniquement sur le modèle des corpora.
Minyard a montré que les dernières analyses de Cicéron étaient la
réponse d’un loyaliste républicain classique face à l’émergence d’un
puissant dévoiement intellectuel – la philosophie épicurienne habillée
par la belle versification latine de Lucrèce – conduisant à l’abnégation
politique. Cicéron était donc également soucieux du rerum natura,
mais considérait que l’effet majeur de la connaissance des choses était
la connaissance de la nature des « choses publiques ». Comme il l’écrit
dans De la République, II, 57, vincit rerum publicarum natura saepe
rationem, la nature des choses publiques défie souvent la raison, ou
encore en III, 7 : quoniam id est in rerum natura longe maximi consili,
constituere eam rem publicam quae possit esse diuturna, l’établissement
d’une res publica suffisamment stable pour traverser les siècles, exige de
loin les capacités intellectuelles les plus hautes appliquées à la nature des
choses. Lucrèce a suggéré de laisser de côté le délitement de la politique
républicaine pour se consacrer entièrement à la contemplation des res,
aux choses parfaites, épurées de leurs attaches antérieures avec la res
compris comme contentieux ou la res publica comme nom constamment
mis en question.
On sait évidemment aujourd’hui que Cicéron et Lucrèce ont tous deux
échoué dans leur tâche : la res publica ne s’est pas construite d’un côté sur
la res prise comme objet immatériel, et les objets purement physiques
ne sont pas parvenus d’un autre côté à être entièrement isolés dans une
sphère autonome libérée de la politique et de ses appellations propres.
C’est grâce à la façon dont Justinien s’est emparé du terme que le projet
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de Cicéron et de Lucrèce a pu renaître à l’époque de la révolution et de
la science modernes. Mais c’est en étudiant leurs stratégies premières
pour nommer leurs objets respectifs, et en les comparant, que nous
pourrons comprendre comme les choses se mêlent, puis cherchent à se
distinguer ou se détacher de la confusion des pratiques conflictuelles
des hommes.
Traduction de l’anglais par Pauline Colonna d’Istria et Jean Nestor
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oleg kharkhordin Qu’est-ce que la « chose » de la Res publica ?
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La Res Publica et sa matérialité
chez Thomas Hobbes 1
Quentin Skinner *
*
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raison publique n° 11 • pups • 2009
Thomas Hobbes est aujourd’hui reconnu comme une des figures
majeures des nouveaux mouvements scientifiques du xviie siècle. Il a
débattu avec Galilée ; c’était l’ami de Mersenne ; et l’ennemi de Descartes,
avec qui il a eu des querelles violentes. En outre, Hobbes a essayé, dans
ses œuvres de philosophie politique, d’introduire l’idée d’une méthode
scientifique pour mener l’analyse de la vie humaine. Comme il le dit
dans le De Cive de 1642, « la science politique n’est pas plus ancienne
que mon livre ». Et il a finalement réalisé son projet de créer une science
politique dans son œuvre la plus connue, le Léviathan de 1651.
Cependant, Hobbes n’était pas scientifique à ses débuts, mais étudiait
ce qui s’appelait, déjà à l’époque, les humanités, et c’est à Hobbes
l’humaniste que je m’attacherai. Quand les savants de l’Europe de
l’époque moderne parlaient d’humanités, ils se référaient à un cursus
spécifique, celui qui avait été établi dans les Universités anglaises après
les réformes du milieu du xvie siècle. Étudier les humanités consistait
à suivre un programme composé de cinq matières. La première était
la grammaire, c’est-à-dire l’étude de la langue latine. C’était à l’école
que se faisait cet apprentissage, d’où le nom d’École de Grammaire.
À l’Université ensuite, on commençait par étudier la deuxième matière
sur les cinq : c’était la rhétorique classique, l’art de parler et d’écrire
dans le style le plus persuasif possible. Ensuite, après avoir fini cette
formation essentiellement linguistique, on poursuivait en étudiant – et
en essayant d’imiter – les œuvres majeures de l’Antiquité classique dans
les trois genres suivants : la poésie, l’histoire et la philosophie morale. Ces
Je remercie chaleureusement Kinch Hoekstra et Susan James pour leurs commentaires
sur des versions antérieures de cet article, ainsi que Rowan Dorin pour son aide
importante et indispensable dans le repérage des matériaux visuels mobilisés. Je
remercie également vivement les Bibliothèques de Houghton, Huntington et de
l’Université de Cambridge d’avoir autorisé la reproduction de ces images.
Quentin Skinner est Professeur d’histoire à l’Université Queen Mary de Londres.
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disciplines formaient ensemble ce que l’on appelait studia humanitatis,
les études humanistes, et parfois, de manière plus agressive, studia
humaniora, c’est-à-dire les études qui sont plus humaines.
Hobbes était étudiant à l’Université d’Oxford entre 1604 et 1608,
à une époque où ce programme était bien établi, puisqu’il avait été
introduit par les nouveaux statuts de 1564-1565. Ce règlement prévoyait
que quatre trimestres devaient être consacrés à l’étude de la rhétorique,
avec Aristote et Cicéron au programme, suivis de deux trimestres de
littérature latine. On donnait aussi à l’Université des cours magistraux
de poésie antique, en particulier Homère, et de philosophie morale
antique, notamment Aristote et Platon.
Ce qui était au cœur des humanités ainsi comprises était un idéal
d’écriture et de parole persuasives. On apprenait la théorie du discours
persuasif en étudiant la rhétorique, mais on attachait tant d’importance
aux poètes antiques, et même aux historiens, parce qu’ils étaient sensés
fournir le modèle du meilleur style rhétorique. Donc la quasi-totalité du
cursus des Humanités était faite pour former des orateurs convaincants.
Cela était parfaitement logique pour des étudiants qui se destinaient à
la carrière d’avocat, de membre du Parlement, et surtout de ministre
de prédicateur l’Église anglicane. Pour toutes ces professions, la clé du
succès était de savoir bien parler en public.
Le présupposé de base qui sous-tendait cette prédominance de la
rhétorique était le suivant : quand nous débattons – du moins dans
les disciplines humanistes – notre but principal n’est pas tant de
convaincre que de persuader. En effet, les théoriciens de la rhétorique
antique utilisaient cette idée comme une manière de faire la distinction
entre les disciplines humanistes (qu’ils appelaient parfois les sciences
morales) et les sciences de la nature. Ils affirmaient que les vraies sciences
(comme la géométrie, leur exemple préféré) se caractérisent par le fait
qu’elles fournissent des démonstrations qui, du moment qu’on en
accepte les axiomes, ne peuvent être mises en doute ou réfutées. Les
sciences morales au contraire sont définies par le fait qu’elles n’offrent
pas de telles certitudes. Voici pourquoi : comme les rhétoriciens antiques
aimaient à le formuler, dans les sciences morales – l’argumentation
juridique ou politique par exemple – on peut toujours adopter deux
positions différentes sur une question, de sorte qu’il est toujours possible
d’argumenter in utramque partem, c’est-à-dire de défendre le pour et le
contre, l’une et l’autre position.
D’une certaine manière, nous pensons encore en ces termes. L’espace
des cours de justice est encore divisé en deux parties, l’une pour
l’accusation et l’autre pour la défense, et on parle encore aujourd’hui
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quentin skinner La Res publica et sa materialité chez Thomas Hobbes
en français de parties adverses et en anglais, on dit que chacun put their
side of the case. De la même manière, dans le Parlement anglais, les deux
partis principaux sont placés face à face des deux côtés opposés de la
salle, parce qu’il y a toujours two sides to the question.
Les théoriciens de la rhétorique antique insistaient ensuite sur le
point suivant : puisque, dans les sciences morales, il y a toujours deux
positions possibles sur une question, ce qu’il faut savoir avant tout, c’est
l’art d’argumenter de façon à ce que les autres adoptent votre position.
Rappelons la présupposition essentielle ici : on ne peut pas espérer y
parvenir exclusivement par la force de la raison et de la démonstration,
tout simplement parce que, quel que soit le sujet, il y aura toujours une
autre position sur la question, une autre façon de voir le problème. Dans
ces conditions, le but sera forcément d’inciter, voire de forcer l’auditeur
à adopter votre position. Donc la question cruciale est la suivante :
comment peut-on espérer atteindre ce but ?
C’est la question clé à laquelle les grands rhétoriciens antiques –
notamment Cicéron et Quintilien – prétendaient apporter une réponse.
Voici, en un mot, ce qu’ils disaient : si je veux arriver à vous mettre de
mon côté, alors ce que je vais devoir faire est de vous mouvoir en vous
é-mouvant, de vous bouleverser par ma vision des choses. Cela explique
pourquoi, dans l’histoire de l’art oratoire parlementaire, on a toujours
tenu pour le plus grand exploit de l’éloquence de réussir, dans un débat,
à faire « traverser la salle » à quelqu’un, c’est-à-dire lui faire changer de
position pour adopter la vôtre. À ce moment-là, c’est le triomphe de
la rhétorique : vous avez réussi à émouvoir quelqu’un jusqu’à le faire se
mouvoir jusqu’à vous.
Mais évidemment cette réponse ne nous fait pas avancer beaucoup.
Nous cherchons encore à savoir les techniques qui nous permettent
d’ajouter de la persuasion au raisonnement, et par là d’é-mouvoir
l’auditoire pour qu’il adopte notre point de vue. En lisant les théoriciens
de la rhétorique antique, surtout Cicéron et Quintilien, dont les œuvres
étaient très lues à la Renaissance, on s’aperçoit qu’ils avaient un nombre
considérable de conseils à apporter à ce sujet. Parmi leurs suggestions,
la plus importante paraît peut-être un peu bizarre à première vue. Si
vous voulez émouvoir votre auditoire, dit Quintilien notamment, vous
ne devez jamais vous contenter simplement de décrire une situation
ou de raconter un ensemble de faits. Ce que vous devez faire est en
quelque sorte de donner à vos auditeurs une image de la manière dont
vous voulez qu’ils voient et évaluent la situation que vous avez décrite.
C’est-à-dire que vous devez essayer de rendre votre argument persuasif
en le rendant frappant. De cette manière, comme l’exprime la tournure
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de phrase étrange de Quintilien – qu’on utilise encore pourtant – vos
auditeurs verront ce que vous essayez de communiquer avec les yeux de
l’esprit.
Mais comment réussir à faire cela ? Ce qu’il faut faire, poursuivent
les théoriciens de la rhétorique, c’est insérer des figures dans le discours
– c’est-à-dire des illustrations, des images. Nous parlons encore de
figures du discours, et le terme général pour les figures et les tropes de
ce genre est « imagerie ». Cette idée est assez évidente. On ne dit pas
simplement : « Il a crié très fort », mais « Il a rugi comme un lion ». Et on
ne dit pas simplement : « Le Président dissimule quelque chose », mais
« Il y a anguille sous roche ». La comparaison fournit une image, une
représentation : on voit un lion terrifiant, ou une anguille sournoise. Et
les rhétoriciens suggèrent que cela fournit un moyen de se représenter la
scène qui est plus mémorable, et donc plus persuasif.
Avec la réappropriation de la rhétorique antique à la Renaissance, cette
attention aux images, à l’imagerie et à l’imagination est revenue sur le
devant de la scène, mais avec une innovation spectaculaire. On s’est
demandé si le plus sûr moyen de rendre nos arguments les plus persuasifs
possible n’était pas de combiner l’imagerie verbale avec de véritables
images, c’est-à-dire de résumer nos arguments visuellement. Cet acte
de combiner le mot et l’image ne serait-il pas la chose la plus persuasive
que nous puissions faire ?
Cette suggestion a suscité, dans les premiers temps de l’imprimé,
deux développements que j’aimerais considérer maintenant. D’abord,
c’est à cause de cette théorie rhétorique et esthétique qu’est apparu
avec une prééminence extraordinaire dans la seconde moitié du xvie
le genre des Emblemata, les livres d’emblèmes. C’étaient en général
des œuvres d’instruction morale ou religieuse, dans lesquelles les mots
étaient combinés aux images pour transmettre un message dans le style
que les auteurs latins appelaient illustrior, c’est-à-dire, plus brillant,
plus frappant – c’est la source de notre mot « illustrer ». Et plusieurs
milliers de livres de ce genre ont été publiés, d’abord illustrés avec des
gravures sur bois, puis plus tard avec des gravures en cuivre souvent
très spectaculaires, destinées essentiellement à transmettre et souligner
d’importants messages moraux, sociaux et religieux.
Mais un second développement, sur lequel j’aimerais particulièrement
me concentrer, s’est produit aussi dans la même période. Nous
commençons à trouver des traités sur l’enseignement humaniste,
même parmi les plus sophistiqués, qui paraissent avec des frontispices
emblématiques, dont le but était de résumer et en même temps de
rendre plus frappants et mémorables les thèmes majeurs des textes qu’ils
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introduisaient. L’idée était de donner au lecteur, dès le début, une image
qui paraphrasait en termes visuels le message essentiel du texte, pour y
ancrer l’imagination de la manière la plus ferme possible.
Penchons-nous maintenant sur le phénomène des frontispices de la
Renaissance. Comme je l’ai dit au début, on considérait qu’il y avait
trois genres particulièrement propres à l’apprentissage humaniste à la
Renaissance : la poésie, l’histoire et la philosophie morale. Et ce que nous
constatons en Angleterre, pour la première fois vers la fin du xvie siècle,
c’est que certains textes majeurs de l’Antiquité classique dans chacun
de ces trois genres commencent à être rendus plus accessibles, de deux
manières. D’abord, c’est qu’ils étaient traduits pour la première fois, dans
un exercice de la discipline humaniste de base, la Grammaire. Mais en
outre, ils ont commencé à être livrés avec des frontispices explicatifs.
Les premières de ces traductions étaient celles de classiques de la
philosophie morale. Les plus grands noms dans ce domaine étaient,
pour les humanistes, Aristote, et pour la philosophie morale romaine,
Cicéron et Sénèque. L’Éthique à Nicomaque d’Aristote et le De Officiis de
Cicéron ont tous deux été traduits si tôt que leurs frontispices sont encore
très primitifs. Mais à l’époque où on en arrive à la première traduction
de Sénèque, faite par Thomas Lodge en 1620, nous trouvons un texte
précédé d’un frontispice d’une complexité symbolique considérable.
Si nous nous tournons maintenant vers la poésie, c’est le même schéma.
C’est pendant la même période que beaucoup d’œuvres poétiques
classiques ont été traduites en anglais pour la première fois, et ont été
aussi accompagnées de frontispices explicatifs. La plupart des œuvres
traduites était de la poésie latine. On s’accordait généralement à dire que
le poète latin le plus important était Virgile, dont l’Énéide a été traduite
très tôt, en 1553, si bien que le frontispice, encore une fois, n’a quasiment
qu’une fonction décorative. Mais plus tard, quand ses Géorgiques ont été
traduites en 1628, on observe un frontispice explicatif plus complexe.
L’auteur le plus populaire parmi les poètes romains était Ovide. Son Art
d’aimer a été traduit en 1621, accompagné d’un frontispice symbolique
complexe, et en 1626, une nouvelle traduction de ses Métamorphoses a
paru avec un frontispice d’un genre encore plus élaboré. Tout le monde
s’accorde, cependant, pour reconnaître en Homère le meilleur poète
parmi les Anciens, et dans la période que je considère, il a fini par
être traduit par Georges Chapman. La version de l’Odyssée signée par
Chapman a paru en 1614 et celle de l’Iliade deux ans plus tard, et elles
étaient toutes les deux précédées de frontispices magnifiques.
Comme je l’ai mentionné, on disait que le troisième genre
typiquement humaniste était l’histoire. Et là encore, dans la période que
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je considère, nous tombons sur les premières traductions anglaises des
œuvres majeures de l’histoire grecque et romaine, de nouveau avec des
frontispices emblématiques qui résument et font ressortir les messages
moraux que les leçons des historiens étaient supposées transmettre. Une
des préoccupations principales de ces traducteurs était l’histoire des
changements constitutionnels, ce qui explique pourquoi ils prêtaient tant
d’attention aux œuvres de Salluste et de Tacite. Mais ils s’intéressaient
encore plus aux guerres qui étaient souvent à l’origine de tels changements.
Cela explique pourquoi ils se sont surtout penchés sur César, Tite-Live,
Lucain et surtout sur celui que presque tout le monde considérait comme
le plus grand des historiens antiques : Thucydide.
82
Fig. 1.
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Po u r d o n n e r u n
autre exemple, ici nous
voyons le frontispice
de la traduction, signée
Thomas May, de la
Pharsale de Lucain ;
c’est l’histoire des
guerres civiles romaines,
qui a été publiée pour
la première fois en
1627 (fig. 2). Encore
une fois le frontispice
est là pour nous révéler
ce qu’il lui faut savoir
avant tout sur ce texte.
D’abord, qui a mené les
deux camps adverses.
Il s’agit de Pompée, à
gauche, et Jules César, à
droite. Deuxièmement,
on doit savoir que la
guerre produit de vastes
carnages, ce qui est
illustré à la base de la
gravure. Et finalement,
que la guerre provoque
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83
quentin skinner La Res publica et sa materialité chez Thomas Hobbes
Voici un des premiers exemples (fig. 1). C’est un frontispice de la
traduction de 1590, traduction de la partie de l’Histoire de Tite-Live qui
traite des guerres de Rome contre Carthage. Le frontispice se propose
de révéler ce qu’il faut savoir avant tout sur le texte. Et il suggère que
ce qu’il faut surtout savoir est la manière dont Scipion a emporté la
victoire. Vous voyez donc la figure ailée de la Victoire au sommet,
tenant la palme de la gloire et la couronne de laurier du héros. Et nous
apprenons que Scipion doit sa victoire non pas, comme on pourrait s’y
attendre, à une force brute, qui est celle de son adversaire Hannibal,
comme nous le lirons plus tard. Non, il a dominé, et c’est bien connu,
parce qu’il s’est comporté de manière juste : ici nous voyons donc la
figure de la Justice avec son épée. Et aussi parce que c’était un chef
prudent et précautionneux : c’est pourquoi ici nous voyons la figure
rusée de la Prudence avec son serpent.
Fig. 2.
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aussi des conséquences tragiques. La victoire de César a mis fin à la
République, et a vite laissé place à la tyrannie de Néron, et nous voyons
Sénèque, condamné à s’ouvrir les veines sur ordre de l’empereur.
84
Fig. 3.
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Comme je l’ai dit, il ne faisait guère de doute que, parmi les historiens
antiques, le plus grand était Thucydide. Donc, pour un partisan des
humanités, un des plus grands trophées était de traduire Thucydide, non
seulement parce que c’était un incomparable historien, mais aussi parce
qu’il était très difficile à traduire, car il écrivait un grec particulièrement
revêche et compliqué. Cela m’amène enfin à la figure de Thomas
Hobbes, car c’est lui qui a remporté ce trophée. La première œuvre
publiée de Hobbes, qui a paru en 1629, était une traduction complète
de Thucydide, la première jamais faite directement en anglais à partir
de l’original grec. Hobbes y a ajouté un frontispice gravé de manière
spectaculaire (fig. 3). Avec ce dessin il nous propose une puissante
interprétation de ce qu’il faut, selon Hobbes, savoir et se rappeler avant
tout sur le texte de Thucydide.
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quentin skinner La Res publica et sa materialité chez Thomas Hobbes
L’idée de Hobbes, me semble-t-il, c’est qu’il y a quatre points principaux
qu’il faut se rappeler au sujet du livre de Thucydide. D’abord, qu’il a
écrit l’histoire d’une guerre. Vous le voyez ici, son Histoire à la main,
disant d’elle qu’elle est un « bien impérissable ». Et vous voyez également
la guerre, et il faut savoir qu’elle a été menée sur mer comme sur terre.
Deuxièmement, on doit savoir où cela s’est passé et quels ennemis ont
combattus. Comme nous l’apprend le panneau central en haut, cela s’est
passé en Grèce ; et, comme le précisent les panneaux latéraux, les deux
camps ennemis étaient la cité des Lacédémoniens et la cité d’Athènes.
Troisièmement, on doit aussi savoir qui étaient les chefs au début
du conflit. Et ils sont là, dominant logiquement la scène : à gauche
Archidame, le roi de Sparte, qui fait face et s’oppose à Périclès, le chef de
la démocratie athénienne, à droite.
Le quatrième point, et le plus important, est de savoir pourquoi les
Athéniens ont perdu la guerre. Hobbes donne sa propre réponse dans
son Introduction à la traduction, où il tient pour principal responsable le
système de gouvernement démocratique d’Athènes. Le gouvernement,
critique-t-il, était dirigé par des démagogues qui excitaient les foules et
ne laissaient aucune place à la concertation et à la réflexion, ni même
à la cohérence dans leurs propres décisions. Et c’est précisément ce
que montre le frontispice. En dessous du roi de Sparte, nous voyons
les Aristoï, les chefs de la communauté, en train de se concerter et de
débattre activement avec leur roi. Mais en dessous de Périclès, on voit un
orateur qui harangue une foule ignorante – les hoï polloï , selon les mots
grecs – qui ne délibèrent pas du tout, et pour certains n’écoutent même
pas. Hobbes veut que l’on voie et que l’on se rappelle d’une chose : la
démocratie est le chemin le plus sûr vers la destruction, et il ajoute dans
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son Introduction que c’était dans le but de transmettre ce message au
peuple d’Angleterre qu’il a traduit le texte de Thucydide.
Après avoir publié son Thucydide, Hobbes se détourna des humanités,
sans revenir à l’art de la traduction avant la toute fin de sa vie, où il a
publié la traduction des œuvres complètes d’Homère. Il se tourna vers
les sciences, et tout particulièrement vers ce qu’il appelait la science du
politique, genre dans lequel il a publié ses deux œuvres les plus célèbres,
le De Cive en 1642 et le Léviathan en 1651. Il y a pourtant un point
86
Fig. 4.
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Maintenant regardons un moment une autre représentation de ce que
Hobbes a à dire au sujet de ces alternatives (fig. 5). Voici le frontispice
qui avait été ajouté à De Cive à sa première parution en anglais en 1650.
À l’époque, l’Angleterre vivait sous un régime républicain, qui avait
été établi un an auparavant, après l’exécution de Charles Ier, quand
l’Angleterre avait été proclamée un « Commonwealth and free state »,
c’est-à-dire une « République ou état libre ». Pour évaluer ce que nous
voyons, il est important de noter que cette traduction de 1650 a été
publiée sans la permission de Hobbes, sans même qu’il soit au courant,
puisqu’à cette époque il était encore en exil à Paris.
87
quentin skinner La Res publica et sa materialité chez Thomas Hobbes
crucial sur lequel, même dans ces textes, Hobbes n’abandonne jamais son
allégeance humaniste, et c’est sur cette caractéristique de sa philosophie
politique que j’aimerais maintenant me tourner. Ce que Hobbes
n’abandonne jamais, et continue même à accentuer fortement, c’est la
conviction humaniste que la meilleure façon de persuader quelqu’un
d’accepter un argument sera toujours de lui fournir une représentation,
une image, de ce qu’il doit avoir devant les yeux de l’esprit. Donc le
De Cive et le Leviathan sont tous deux précédés de frontispices aux
gravures complexes, pour lesquelles Hobbes a clairement joué un rôle,
et j’aimerais enfin les examiner. Mon idée, c’est qu’en les observant, nous
allons découvrir les idées que Hobbes juge essentielles de retenir dans ses
deux œuvres les plus importantes.
Je vais d’abord me pencher sur le frontispice du De Cive de 1642
(fig. 4). D’après cette image, que veut nous dire Hobbes sur ce qui fait
l’essentiel de son livre ? Surtout deux choses, d’après moi. D’abord, que
l’ensemble de la vie politique se déroule « sous » la religion, et surtout
que le jour du Jugement Dernier adviendra. Et deuxièmement, que,
sur un plan inférieur à Dieu, il y a deux alternatives possibles pour la
vie humaine. Vous pouvez choisir l’Imperium, c’est-à-dire la soumission
au pouvoir absolu, qui porte avec lui son système de justice. Ainsi nous
voyons Imperium là, à gauche, en train de manier l’épée de la justice
pénale, mais aussi de porter la balance dans laquelle tout sera pesé
justement. L’alternative consiste à choisir la Libertas, que nous voyons
à droite.
Ce que nous voyons, c’est une tentative d’ajuster la théorie de Hobbes
pour l’adapter à la nouvelle situation politique. Nous voyons encore
la Domination, qui est couronnée et tient un sceptre qui symbolise
son gouvernement. Mais face à elle la figure de la Liberté – vêtue avec
une splendeur comparable, et souriante – tient un sceptre identique,
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Fig. 5.
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ainsi qu’un pilleus, le bonnet d’affranchi. Ce qu’on nous dit, c’est que
nous avons certes besoin de vivre sous un gouvernement, mais sous
une forme de Domination dans laquelle la Liberté gouverne aussi, en
d’autres termes, dans un état libre, une république.
Pourtant ce n’est pas du tout ce que Hobbes veut nous dire au sujet
de son livre. C’est une véritable trahison vis-à-vis de la morale qu’il a
cherché à transmettre huit ans auparavant dans son propre frontispice.
Ce que Hobbes veut que nous reconnaissions, c’est que la Liberté est
l’état où règne la plus grande misère, voire un véritable enfer. Sous ce
rapport, il est très important de noter que le frontispice représente le
jour du Jugement Dernier, car dans les représentations traditionnelles de
cette scène, le côté droit est toujours sinistre. C’est la même chose dans
l’image de Hobbes, qui place la Liberté dans la position des damnés.
Si nous regardons plus attentivement maintenant, nous voyons ce qui
fait de la Liberté un enfer par rapport à la condition des hommes sous
le régime de l’Imperium. Ici, vous êtes protégé par l’épée de la justice,
alors que là, vos seuls moyens de vous défendre, c’est vos propres forces.
Voilà ce qui rend l’état de liberté naturelle si farouche et brutal, selon
Fig. 6.
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l’expression que Hobbes emploie plus loin. Et la figure de la Liberté
est évidemment montrée comme sauvage et non pas civilisée : armée
d’un arc et de flèches, à moitié déshabillée, ce qui contraste avec la toge
civilisée que porte la figure de l’Imperium.
Hobbes nous dit dans le texte du De cive que les indigènes d’Amérique
du Nord vivaient de cette manière à son époque. Mais dès le frontispice,
Hobbes reprend une tradition picturale bien ancrée qui représente la
condition prétendument sauvage des Amérindiens. Il y a ici, je crois, une
référence visuelle à une célèbre image de l’Amérique parue dans le livre
d’emblèmes publié par Cesare Ripa sous le titre d’Iconologie en 1611
(fig. 6). Ici nous voyons la ressemblance avec l’allégorie de la Liberté de
Hobbes : une figure à moitié déshabillée, qui tient un arc dans sa main
gauche et une flèche dans la droite.
Mais Hobbes fait une référence bien plus claire encore à une autre
célèbre représentation des Amérindiens de l’époque. Son allégorie de la
Libertas fait aussi allusion à une gravure de l’artiste hollandais Théodore
de Bry de 1595 à partir d’une aquarelle réalisée par Thomas White à la
demande de Sir Walter Raleigh au milieu des années 1580. L’aquarelle
de White était la toute première représentation des Amérindiens venant
d’un artiste anglais et De Bry l’a reproduite en guise d’illustration au
livre de Thomas Hariot sur la Virginie, publié en 1595. White avait
peint un seul chef Algonquin, mais De Bry dans sa gravure a reproduit
la même figure de dos, et les a placées toutes deux dans un paysage
imaginaire (fig. 7). Et comme vous voyez, derrière les deux figures De
Bry a aussi esquissé une campagne inventée, avec un groupe de guerriers
armés à gauche, et autre groupe de quatre en train de chasser un cerf,
à droite.
Si nous regardons maintenant plus attentivement la partie du
frontispice de Hobbes correspondante, on constate qu’il ne se contente
pas de représenter la Liberté simplement comme un état de guerre, mais
en fait un état d’une nature bien plus sinistre. Ce que vous voyez à
l’arrière-plan n’est pas un groupe de quatre guerriers en train de chasser
le cerf. Ce que vous voyez est un groupe de trois hommes avec des arcs
et des flèches en train de chasser deux autres hommes, pendant qu’un
quatrième s’apprête à les abattre à coup de massue. Et, plus sinistre
encore, dans la clairière derrière eux, on voit deux personnes accroupies
près d’un tréteau où est pendu un membre coupé.
Donc, qu’apprend-on grâce au frontispice sur ce qu’il faut avant tout
retenir de la thèse du De Cive, selon Hobbes ? Apparemment, un des
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messages essentiels, c’est que l’état de liberté est un état de conflit et
de mort violente ; alors que se soumettre à l’Imperium plutôt que de
s’accrocher à cette liberté, c’est la voie de la paix et de la prospérité, au
lieu de la guerre et de la mort. En effet, regardons maintenant à l’arrièreplan correspondant, derrière la figure de l’Imperium. On y voit une
scène paisible de récolte fructueuse, et une ville ensoleillée sur la colline
à l’arrière plan. Donc la morale que Hobbes essaie de transmettre, de la
manière la plus frappante possible, est très forte : c’est que la paix et la
prospérité exigent une soumission parfaite, et que la liberté n’apporte
que violence et mort.
Après la publication du De Cive en 1642, Hobbes est retourné à ses
travaux scientifiques, et en particulier au traité qu’il tentait d’écrire sur
le concept de corps, qu’il a fini par publier en 1655 sous le titre de
De corpore. Cependant, il a interrompu ces travaux en l’an fatidique
de 1649, quand le roi Charles premier a été exécuté et l’Angleterre
déclarée une République ou État libre. À ce moment précis, il s’est mis
immédiatement à écrire une nouvelle version de sa science politique,
en anglais cette fois, et il l’a publiée sous le nom du Léviathan en 1651.
Toutefois, bien que ce traité ait paru après que Hobbes se soit plongé
pendant des années dans l’étude des sciences physiques, il a su rester
fidèle à ses allégeances humanistes sur un point crucial. Une fois encore,
il a fait précéder son ouvrage d’un frontispice à emblème, où, comme
Fig. 7.
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dans les précédents, il semble nous représenter ce qu’on doit avant tout
comprendre et retenir du texte qui suit.
Voici la version originale du frontispice, telle qu’on la voit dans le
manuscrit du Léviathan, un spécimen offert par Hobbes au futur roi
Charles II en 1651, et qui se trouve aujourd’hui à la British Library
(fig. 8). Le dessin est probablement dû à Wenceslas Hollar, mais il est
92
Fig. 8.
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clair que Hobbes a approuvé, sinon il ne l’aurait jamais inclus dans le
spécimen du texte. La version du frontispice du texte publié est en gros
la même, sauf un détail important. Les visages qui composent le corps
du personnage de colosse et qui nous fixent du regard, sont remplacés
par des personnages entiers qui regardent vers le colosse (fig. 9). De
plus, si vous regardez de très près, vous verrez un ajout d’une extrême
importance (même si rien ne permet d’affirmer que Hobbes l’ait voulu
lui-même) : ces personnages sont aussi bien des soldats que des civils,
des enfants que des adultes, des femmes que des hommes. 93
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Fig. 9.
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Maintenant, prenons cette image comme la paraphrase donnée par
Hobbes de sa propre théorie politique dans le Léviathan (et je suis
convaincu que c’est ce qu’il faut faire). Quel enseignement peut-on en
tirer sur ce que l’auteur veut manifestement nous faire comprendre et
retenir avant tout sur ce texte ? En guise de réponse – et de conclusion
– je distinguerai cinq éléments.
Premièrement, supposez que vous connaissiez la première version de
la théorie politique de Hobbes dans le De Cive, et donc aussi ce premier
frontispice dont j’ai déjà parlé. Alors vous seriez sûrement frappé par
une omission remarquable dans le frontispice plus tardif. Il n’y pas de
scène du Jugement Dernier, pas même de représentation de Dieu audessus du personnage couronné qui domine le paysage. En fait, il n’y
a rien du tout « au-dessus » de ce personnage, et la devise au-dessus de
sa tête dit explicitement : « Il n’y a nul pouvoir sur terre qui lui soit
comparable ».
Deuxièmement, il y a une différence encore plus cruciale entre
l’image plus tardive et le premier frontispice. La première image était
organisée autour de l’opposition de deux forces, Imperium et Libertas,
entre lesquelles il faut choisir. Mais ici, dans le Léviathan, il n’y plus
d’opposition de forces. Le choix a déjà été fait, et tout le monde
– hommes, femmes, enfants – vit maintenant « sous » le personnage
qui surgit au-dessus du paysage et les domine tous complètement. Son
omnipotence est symbolisée par deux éléments : non seulement il tient
l’épée de la justice dans sa main droite, mais en plus il a la crosse, symbole
de l’autorité ecclésiastique, dans la gauche.
Troisièmement, on nous montre à quoi ressemble la vie sous un
tel pouvoir autoritaire, et nous le voyons dans le paysage qui s’étend
devant lui. Nous voyons une ville coquette et ordonnée, une campagne
non moins ordonnée, au cœur d’un paysage baigné de soleil et bien
évidemment en paix. Qu’est-ce qu’il nous dit alors ? Que, si nous
voulons vivre en paix, nous devons vivre sous une autorité unique qui
détient tous les pouvoirs, religieux et civil, et qui use de ces pouvoirs
non pas simplement pour nous dominer, mais, comme on le voit, pour
protéger et même pour envelopper ville et campagne.
Mon quatrième point est que Hobbes souligne positivement le fait que
le pouvoir de ce personnage dominant ne vient pas de Dieu. La puissance
de ce personnage lui vient entièrement de ses bras armés, selon le jeu de
mots visuel de Hobbes – ce qui est plus clair en anglais avec l’homonymie
de « arm », qui signifie à la fois « bras » et « arme ». Mais ses bras armés
sont uniquement composés de l’union des forces de son peuple, qui
compose son corps – un corps politique – dont il est la tête. Notez que
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le peuple ne forme pas une unité naturelle. L’unité que nous voyons ne
se produit que par leur réunion sous un personnage qui a tout pouvoir
pour les gouverner – c’est-à-dire un pouvoir souverain. C’est la présence
de ce personnage dominant – que nous pouvons maintenant identifier
comme étant le souverain – qui leur donne leur unité et leur forme en
tant que corps politique soumis à sa loi. Bref, ce que nous observons,
c’est un corps politique uni par la présence d’un souverain unique. Et
le nom de cette entité politique composée, comme nous le dit le centre
du frontispice, c’est Léviathan, c’est-à-dire, le « Commonwealth », la
communauté, ou – comme Hobbes le nommera plus tard dans son
texte – l’État, au-dessus duquel il n’y pas de pouvoir supérieur.
Le cinquième et dernier message que j’aimerais identifier, c’est l’idée
selon laquelle il nous faut, en tant qu’individus, nous rassembler et
contempler notre souverain avec respect. Selon le jeu de mots visuel de
Hobbes, nous devrions « look up to him » – comme les personnages de la
foule le font dans l’image. Quant aux ennemis de la paix et de la sécurité,
ils seront bel et bien sou-mis, mis dessous, « kept down », selon un autre
jeu de mots visuel. Et « sous » la ville, on voit, comme on pouvait s’y
attendre, une collection de ces forces potentiellement fauteuses de
troubles. Cela est illustré dans deux ensembles de cinq panneaux. Une
lecture horizontale nous invite à réfléchir à leur ressemblance, tandis
qu’une lecture verticale montre que leurs capacités de nuisance peuvent
se cumuler.
En haut à droite, vous voyez une église, et à gauche un château avec
un canon qui tire depuis les remparts. Sous le château, il y a une petite
couronne ducale, et sous l’église une mitre, symbole de ceux qui ont un
rang équivalent dans le domaine ecclésiastique. Sous la couronne ducale,
vous voyez un canon pointé directement sur l’inscription « Commonwealth Ecclesiastical and Civil » Sous la mitre, vous voyez la représentation
conventionnelle de la foudre. À l’origine, la foudre symbolise la vengeance
de Jupiter, mais (comme le note Hobbes lui‑même dans le chapitre 42
du Léviathan), ce symbole a parfois été utilisé pour référer aux « foudres
de l’excommunication », revendiquées par le Pape comme un de ses
pouvoirs sur les principautés temporelles.
En dessous, deux ensembles de panneaux plus grands nous montrent,
dans un nouveau jeu de mots visuel, ce qui soutient (« uphold ») ces
prétentions au pouvoir. Ce qui sous-tend les anathèmes de l’église,
ce sont les armes tranchantes et dangereuses de la joute verbale,
représentées par l’usage scholastique d’arguments tordus, retors. Et au
même niveau on voit, par analogie, ce qui soutient le canon : les armes
tranchantes et dangereuses de la véritable guerre, ainsi qu’un tambour
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qui appelle aux armes. Finalement, le niveau tout à fait inférieur nous
montre le résultat de l’action cumulée de ces sources de désunion et de
discorde. À droite, nous voyons une dispute scolastique, qui utilise les
armes tranchantes de la joute verbale. À gauche, nous voyons un champ
de bataille où des troupes de cavalerie brandissent de véritables armes,
tandis que deux rangées de fantassins se font face, prêts à se massacrer
les uns les autres.
Voilà le résultat des courses, nous dit Hobbes, lorsque les pouvoirs
spirituel et temporel sont divisés et opposés l’un à l’autre, alors qu’il faut
qu’ils soient fermement tenus dans les mains du souverain. Ainsi, la
dernière pensée que ce frontispice nous livre, c’est que la seule alternative
à la division et à la guerre civile est une souveraineté parfaitement unifiée
et absolue.
Traduction de Karine Abiven
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Grand angle
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Ni mondial ni national :
de nouveaux assemblages de territoire,
d’autorité et de droits
Saskia Sassen *
99
Notre époque présente une caractéristique cruciale qu’on néglige trop
souvent : on voit se multiplier des assemblages mondiaux partiels, et
souvent très spécialisés, des fragments de territoire, d’autorité et de droits
(TAD) qui échappent peu à peu à l’emprise des cadres institutionnels
nationaux 1. Ces assemblages ne correspondent pas à l’opposition
du national et du mondial. Ils s’enracinent dans des structures
institutionnelles et territoriales nationales, sans pourtant faire partie de
la nation, telle qu’elle s’est historiquement construite. Ils lui échappent
par un processus de dénationalisation qui conduit parfois à la formation
de structures mondiales.
Ces assemblages sont extrêmement divers. À un extrême, on trouve des
structures privées, souvent très spécifiques, comme la lex constructionis
– une « loi » privée développée par les grands entrepreneurs à travers le
monde pour faire face au durcissement des normes écologiques dans
de nombreux pays 2. À l’autre bout du spectre se trouvent des entités
beaucoup plus complexes et expérimentales, comme la première cour
pénale mondiale, la Cour Pénale Internationale ; cette cour n’appartient
raison publique n° 11 • pups • 2009
Cartographie d’un terrain d’analyse
*
Saskia Sassen est Professeur de sociologie à l’Université Columbia (New York) et à
la London School of Economics (Londres).
Il s’agit à l’évidence d’une analyse qui vient de l’histoire européenne, avec toutes
les limitations que cela implique. La pensée de Gayatri Spivak sur les différentes
positions qui peuvent structurer la position d’un « auteur » est ici essentielle. Donna
Landry & Gerald MacLean (dir.), The Spivak Reader, New York & London, Routledge,
1995.
Voir en général Gunther Teubner (dir.), Global Law without a State, Aldershot,
Dartmouth Publishing, 1997.
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100
pas au système supranational existant et a juridiction universelle pour
les pays signataires 3. Au-delà de la diversité de ces assemblages, il faut
remarquer leur nombre croissant : plus de cent vingt-cinq, d’après le
meilleur recensement récent 4. Leur prolifération ne signifie pas la fin
des États-nations, mais signale pourtant le début d’un démantèlement
du national.
L’argument central de cet article est que ces formations, qui sont pour
l’essentiel seulement embryonnaires, sont pourtant susceptibles d’ébranler
en profondeur les arrangements institutionnels dominants (États-nations
et système supranational) qui règlent les questions d’ordre et de justice.
Des champs autrefois dominés par le national ou le supranational se
différencient toujours davantage. Il en résulte une prolifération de cadres
spatio-temporels et d’ordres normatifs là où la logique dominante tendait
autrefois à produire des cadres spatio-temporels et normatifs unitaires.
Une image permet de résumer cette dynamique : nous assistons au passage
d’une articulation centripète et étatique à une multiplication centrifuge
d’assemblages spécialisés. Cette multiplication peut à son tour favoriser une
forme de simplification des structures normatives : ces assemblages sont
des formations partielles et souvent extrêmement spécialisées, centrées sur
des services et des projets particuliers. Ceux-ci peuvent aller de la quête de
justice (la CPI) au strict intérêt personnel (lex constructionis).
Ce qui caractérise ces nouveaux assemblages, c’est qu’ils peuvent
dé-border les ordres normatifs encore aujourd’hui valides, et même
en sortir tout à fait. Plus important encore, ils peuvent constituer, à
l’intérieur de chaque assemblage, des ordres « normatifs » spécifiques qui
répondent souvent à une simple logique d’utilité. Ces assemblages ne
sont pas seulement extrêmement spécialisés ou particuliers : ils présentent
également une faible différentiation interne, ce qui conduit encore
davantage à faire de ces ordres normatifs des sortes de prestataires de
services de base. Il ne s’agit encore que d’un processus mineur à l’échelle
générale du système géopolitique. Mais il pourrait bien s’agir du début
du démantèlement de son architecture formelle actuelle. De nombreux
éléments (qui comportent des dimensions de TAD) sont soustraits au cadre
normatif national, provoquant ainsi une redistribution des alignements
constitutionnels. Même des États solides avec une puissante raison d’état
ne sont pas en mesure de contrebalancer les normes propres à chacun de
ces assemblages, ni leur glissement vers une logique d’utilité étroite.
Voir Leila Nadya Sadat & S. Richard Carden, « The New International Criminal
Court », Georgetown Law Journal, 2000, vol. 88, n° 3, p. 381-474.
Voir <www.pict.org>.
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101
saskia sassen De nouveaux assemblages de territoires, d’autorités et de droits
Ce glissement vers une logique utilitariste n’est pas toujours une
mauvaise chose. Lorsque l’objectif unique est la poursuite des droits
de l’homme, les résultats positifs sont nombreux. Mais lorsqu’il s’agit
de la poursuite du profit au mépris des fonctions de l’État-providence,
le processus est troublant. Cette multiplication de cadres normatifs de
second ordre est donc à double tranchant. Mais qu’il soit bon ou mauvais,
ce débordement des cadres normatifs nationaux est un changement
profond qui affecte notre manière d’aborder les questions normatives
les plus larges, et leurs interactions souvent complexes.
À mon sens, ces développements signalent l’émergence de nouveaux
types d’ordres ; ils peuvent coexister avec les ordres anciens que sont
l’État-nation et le système interétatique, mais ils ont néanmoins des
conséquences cruciales pour les questions normatives plus larges.
À la fois stratégiques et spécifiques, ces développements sont souvent
difficiles à déchiffrer et demandent des modes d’interprétation
variés.
L’essentiel des travaux sur la mondialisation ignore cette multiplication
d’assemblages partiels. Ces travaux reposent souvent sur l’hypothèse
d’une dichotomie entre mondial et national, et se concentrent sur les
puissantes institutions mondiales qui ont joué un rôle critique dans la
mise en place de l’économie de marché mondiale et réduit le pouvoir
de « l’État ». Pour ma part, je souligne plutôt le fait que le mondial
peut aussi se constituer au sein du national, c’est-à-dire au sein de la
ville mondiale, et que certains aspects particuliers de l’État ont en fait
gagné en puissance précisément parce qu’ils sont chargés de mettre
en place les mesures nécessaires à une économie de marché mondiale.
Mon projet général (2006) et cet article en particulier ont donc pour
objet d’élargir à un bien plus grand nombre d’acteurs l’analyse de ce
qui est décrit comme la « mondialisation ». Les puissants organes de
régulation mondiale, comme le FMI (réinventé) et l’OMC sont alors
redécrits comme les têtes de pont d’une transformation épochale, plutôt
que comme la transformation elle-même. Les dynamiques réelles qui
prennent forme sont bien plus profondes et plus radicales que des
entités comme l’OMC ou le FMI, aussi puissantes soient-elles. Il faut
plutôt voir dans ces institutions le potentiel pour la mise en place d’un
nouvel ordre : mais elles sont des instruments, et pas l’ordre lui-même.
La multiplication des assemblages partiels examinés dans cet article
indique la mise en place d’un nouvel ordre qui commence à ébranler les
vieux cadres qui ont maintenu tant bien que mal des interdépendances
complexes entre droits et devoirs, pouvoir et loi, richesse et pauvreté,
allégeance et indépendance.
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Je vais discuter pour commencer les caractéristiques de certains de ces
assemblages, puis examiner des questions de méthode et d’interprétation
qui structurent ma conceptualisation des transformations actuelles. Je
conclurai en évoquant leurs conséquences normatives et politiques.
Des dynamiques à l’évidence mondiales, mais aussi dénationalisantes,
contribuent à déstabiliser les significations et les systèmes existants.
Les assemblages spécialisés comme nouvelles formes de territorialité
102
Depuis la perspective d’un État-nation, ces assemblages peuvent avoir
l’air de configurations géographiques inachevées. Ce sont en fait les
éléments d’un ordre d’un nouveau genre, d’une réalité naissante. Il sera
utile de commencer par quelques exemples élémentaires pour éclairer
certaines des questions politiques et normatives qui vont m’intéresser
dans la seconde moitié de cette essai. Ces exemples permettent de
détecter un processus de dénationalisation au moins partielle de TAD.
Je vais m’appuyer sur le concept de territorialité. Celui-ci désigne
habituellement l’articulation particulière de TAD propre à l’État
moderne : je l’entends ici de manière un peu différente, afin de saisir
différents types d’articulations de TAD. Mais l’État-nation est bien le
critère qui permet d’identifier les quatre types suivants de territorialité
constitués d’éléments « nationaux » et « mondiaux », chaque exemple
particulier présentant des caractéristiques spatio-temporelles spécifiques.
(Dans le projet général de 2006, j’examine encore d’autres assemblages
émergents.) Ces quatre exemples ébranlent la territorialité de l’Étatnation, c’est-à-dire l’institutionnalisation du territoire qui donne à l’Étatnation une autorité exclusive dans un très large ensemble de domaines. Le
territoire national est une dimension critique dans les quatre exemples :
différents acteurs peuvent sortir de l’institutionnalisation nationale
du territoire tout en agissant au sein du territoire national, et tout en
dépassant largement les arrangements extra-territoriaux existants. Ce
qui donne du poids à ces quatre types d’exemples n’est pas seulement
leur nouveauté mais leur profondeur, leur étendue, et leur prolifération.
Tout cela finit par produire un saut qualitatif. Nous pouvons y voir des
institutionnalisations émergentes de territoire qui déstabilisent l’ancrage
national de ce dernier.
Un premier type de territorialité se constitue à travers le développement
de nouvelles géographies juridictionnelles. Les systèmes juridiques
et l’état de droit se sont largement développés avec la formation des
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103
saskia sassen De nouveaux assemblages de territoires, d’autorités et de droits
États‑nations. Mais certains de ces instruments renforcent désormais une
logique organisationnelle non-nationale. Ils s’intègrent à de nouveaux
systèmes transnationaux et affectent les pouvoirs traditionnels de
l’État‑nation. Plus encore, ils poussent souvent ces États-nations à aller
contre les intérêts du capital national. Un deuxième type d’exemple est
la formation de juridictions transfrontalières triangulaires pour l’action
politique, là où autrefois le national seul était en cause. Les activistes qui
recourent à Internet utilisent souvent les campagnes mondiales et les
organisations internationales pour défendre des droits et des garanties
depuis leurs États-nations. En outre, un grand nombre d’actions
juridiques nationales qui mettent en cause des lieux variés à travers le
monde peuvent aujourd’hui être intentées depuis des cours nationales, et
construisent ainsi une géographie transnationale des procès nationaux.
Le point critique est donc la manière dont s’articulent le national
(comme les cours nationales, le droit national) et une géographie
mondiale qui sort des termes du droit international traditionnel ou du
droit des traités. Par exemple, le Center for Constitutional Rights, basé
à Washington, a intenté dans une cour nationale une action en justice
contre neuf entreprises multinationales américaines et étrangères, pour
atteintes au droit du travail dans leurs opérations industrielles offshore,
en s’appuyant sur l’outil juridique national qu’est l’Alien Torts Claim
Act. Autrement dit, c’est une juridiction mondiale qui met en jeu trois
sites différents, dont deux au moins ont plusieurs bases géographiques :
les sites des sièges des entreprises (à la fois aux États-Unis et dans
d’autres pays), les sites des usines offshore (plusieurs pays), et le site de
la cour à Washington. Même si ces actions en justice n’atteignent pas
complètement leur but, elles montrent qu’il est possible d’utiliser le
système judiciaire national pour intenter des procès à des entreprises
américaines et étrangères, en raison de pratiques discutables dans leurs
opérations hors de leur pays d’origine. À côté des nouvelles cours et des
nouveaux instruments juridiques qui ont été amplement commentés
(par exemple la nouvelle cour pénale internationale, la cour européenne
des droits de l’homme), cet exemple montre donc que des éléments du
droit national qui faisaient autrefois la force de l’État-nation contribuent
aujourd’hui à la formation de juridictions transnationales. Un autre
exemple est la pratique américaine qui consiste à « exporter » les
prisonniers vers des pays tiers (extradition), de facto pour en faciliter la
torture. C’est un autre exemple de territorialité qui est à la fois nationale
et transnationale. Enfin, différentes géographies juridictionnelles
peuvent aussi être utilisées pour manipuler les dimensions temporelles.
Par exemple, en inscrivant un conflit dans le système légal national plutôt
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que dans la juridiction privée de l’arbitrage commercial international,
on peut en ralentir le cours 5.
104
Un deuxième type d’assemblage spécialisé, qui contribue à un nouveau
type de territorialité, naît du travail des États-nations à travers le monde
pour constituer un espace mondial standardisé pour les opérations
des entreprises et des marchés. C’est-à-dire que certains éléments des
structures juridiques et plus généralement des règles de l’état de droit
développées en grande partie parallèlement à l’État-nation, peuvent
à présent renforcer des logiques d’organisation non-nationales. En
s’intégrant à de nouveaux systèmes transnationaux, ces éléments modifient
la portée des anciens pouvoirs nationaux de l’État (sans pour autant les
détruire, comme on l’affirme souvent). Alors que l’état de droit faisait
autrefois la force de l’État-nation et des entreprises nationales, certains
éléments de ce système contribuent à présent à la dénationalisation
partielle et souvent très spécialisée des systèmes nationaux. Par exemple,
les entreprises qui agissent à l’échelle mondiale ont fait beaucoup
pour le développement de nouveaux types d’instruments formels, en
particulier à propos des droits de propriété intellectuelle et des principes
de comptabilité standardisés. Mais pour développer et mettre en place
de tels instruments dans le contexte particulier de chaque pays, ils
ont besoin non seulement du soutien, mais encore du travail effectif
de chaque État particulier. La superposition de ces ordres émergents
produit peu à peu un espace opérationnel partiellement inscrit dans
les éléments particuliers des systèmes juridiques nationaux qui ont été
soumis à des dénationalisations particulières 6 ; ces ordres facilitent
une logique organisationelle qui ne fait pas vraiment partie de l’Étatnation alors même que cette logique s’installe dans cet État. De plus,
ce faisant, ils vont souvent contre les intérêts du capital national. Une
telle représentation de la mondialisation économique diffère largement
de l’image courante qui décrit le retrait des États piloté par un système
mondial. Au contraire, c’est dans une large mesure la branche exécutive
du gouvernement qui s’aligne sur le marché mondial et assure ce
travail.
Un troisième type d’assemblage spécialisé concerne la formation
d’un réseau mondial de centres financiers. Les centres financiers qui
appartiennent aux marchés financiers mondiaux constituent une forme
Sassen, Territory, op. cit., chapitre 5.
Ibid., chapitres 4 et 5.
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de territorialité à part : délimités par les réseaux électroniques plus larges,
ils fonctionnent comme des micro-infrastructures localisées au sein de
ces réseaux. Ces centres financiers sont implantés dans les territoires
nationaux, mais on ne peut pas les considérer comme nationaux dans
le sens historique du terme, ni les réduire à l’unité administrative qui
englobe le terrain (une ville par exemple) qui fait partie d’un État-nation.
Ensemble, ils hébergent des éléments essentiels du marché mondial du
capital, partiellement électronique. Ce sont des lieux dénationalisés de
manière spécifique et partielle. On peut donc y voir les éléments d’un
nouveau type de territorialité réparti entre plusieurs sites et qui s’écarte
nettement de la territorialité de l’État-nation historique.
105
saskia sassen De nouveaux assemblages de territoires, d’autorités et de droits
Les réseaux mondiaux d’activistes locaux et, plus généralement, les
infrastructures sociales concrètes et souvent localisées de la « société
civile mondiale » 7 forment un quatrième type d’assemblage. La société
civile mondiale existe grâce aux réseaux électroniques mondiaux et
aux imaginaires qui leur sont associés. Pour autant, ce sont bien des
acteurs, des organisations et des causes localisés qui forment les pièces
maîtresses de la société civile mondiale actuelle. L’ancrage local des
activités est essentiel, même si le but des différentes luttes est universel
et planétaire – mis bout à bout, ces engagements sont constitutifs. Les
réseaux électroniques mondiaux exploitent davantage les possibilités de
cette dynamique locale-globale. J’ai étudié ailleurs 8 la possibilité que
des individus ou organisations fixes et pauvres en ressources prennent
part à un réseau mondial horizontal, qui relie différentes localités.
S’ils ont accès aux ressources essentielles des nouvelles technologies
– décentralisation, interconnectivité, et simultanéité des transactions –
des individus et organisations locaux et fixes peuvent faire partie d’un
espace public mondial, qui est en partie une condition subjective, mais
en partie seulement puisqu’il est enraciné dans les luttes concrètes des
localités.
En principe, on peut dire que ce sont les personnes fixes qui sont
le plus susceptibles de faire l’expérience de leur mondialité à travers
cet espace (abstrait), plutôt que les individus et organisations qui ont
les ressources et les possibilités de voyager à travers le monde. Ces
Pour beaucoup, ce terme reste indéterminé. Mais il existe maintenant un
vaste ensemble d’études qui ont étudié diverses caractéristiques, mesures et
interprétations. Voir par exemple les volumes Annual Global Civil Society, publiés
par Oxford University Press.
Sassen, Territory, op. cit., chapitre 7.
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106
mondialités peuvent prendre des formes complexes, comme dans le
cas des membres des Premières Nations qui exigent une représentation
directe sur les forums internationaux, outrepassant l’autorité de l’Étatnation – cause ancienne qui a été significativement avancée par le réseau
électronique mondial. Elles peuvent aussi être plus indirectes : le réseau
Forest Watch, par exemple, emploie les habitants des forêts tropicales tout
autour du monde, qui peuvent détecter les destructions de forêts bien
avant qu’elles ne soient sensibles à l’observateur moyen. L’information
est alors transmises à des chaînes d’activistes, souvent fort longues, qui
finissent dans le bureau central ; les premiers maillons de la chaîne, qui
transmettent la connaissance fondamentale, se font typiquement sans
média digital, et ne sont pas en anglais.
Se trouve ici à l’œuvre un type particulier d’interaction entre des réseaux
digitaux délocalisés et des acteurs/utilisateurs très localisés. Un schéma
commun est la formation de juridictions transfrontalières triangulaires
pour l’action politique, qui auraient été autrefois confinées au national.
Des activistes locaux utilisent souvent des campagnes mondiales et des
organisations internationales pour exiger des droits et garanties de la
part des États-nations ; ils ont maintenant la possibilité d’intégrer un
site non-national ou mondial dans leurs luttes nationales. Ces exemples
indiquent l’émergence d’un type particulier de territorialité dans le
contexte des imbrications des conditions digitales et non-digitales. Cette
territorialité réside en partie dans des espaces subnationaux spécifiques,
et se constitue en partie comme une variété d’un public mondial partiel
ou spécialisé.
On pourrait avoir tendance à confondre les troisième et quatrième
types de territorialité ; ils sont pourtant distincts. Contrairement aux
centres financiers, les espaces subnationaux de ces acteurs localisés n’ont
pas été dénationalisés. Les publics mondiaux qui sont alors constitués
sont simplement institutionnels et largement informels, à la différence
du marché mondial du capital, qui est un espace extrêmement
institutionnalisé à la fois par le droit national et international, et par
les systèmes de gouvernance privés. Malgré ce caractère informel,
ces publics mondiaux donnent du pouvoir à des acteurs pauvres en
ressources et peu puissants. Les subjectivités qui émergent à travers ces
publics mondiaux constituent les instruments de nouvelles logiques
organisationnelles.
Ces assemblages émergents commencent à démanteler la territorialité
traditionnelle du national, fût-ce de manière partielle et très spécifique.
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Échapper aux vieilles dichotomies
Le type d’analyse que je propose a une conséquence méthodologique,
théorique et politique majeure : on ne peut pas simplement s’intéresser
à l’État-nation et au système global comme à deux entités distinctes
et mutuellement exclusives. Il existe effectivement des formations
mondiales distinctes et incompatibles avec l’État-nation, et je les ai
étudiées également. Mais les transformations qui m’intéressent ici
dépassent cette dichotomie et traversent l’appareil national et même
l’État lui-même. Il peut s’agir de conditions mondiales qui sont
incorporées par l’État-nation ou bien de conditions propres à l’Étatnation qui sont dénationalisées au cours de ce processus.
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107
saskia sassen De nouveaux assemblages de territoires, d’autorités et de droits
Dans tous les cas où le mondial est riche de contenu ou sujet à des
conditions diverses, son insertion dans un monde institutionnel
qui a été construit historiquement essentiellement comme un
domaine spatio‑temporel national unitaire est un événement
considérable. C’est l’articulation de l’encastrement du mondial et de
sa spécificité.
Même si ces quatre types de territorialités émergentes sont très
différents puisque chacun présente des exemples variés, partiels et
souvent très spécialisés, ils présentent tous des traits caractéristiques.
Premièrement, ils ne sont ni exclusivement nationaux ni exclusivement
mondiaux : c’est un mélange des deux. Deuxièmement, ils réunissent
différents ordres spatio-temporels, différents rythmes et différents
buts. Troisièmement, ils peuvent avoir un résultat remarquable, sous la
forme de contestations ou d’effet de zone frontière : ces espaces rendent
possibles des formes d’engagement pour lesquelles il n’existe pas de
règles claires. La résolution de ces affrontements peut être l’occasion
de débrouiller des conflits qui ne peuvent pas être facilement abordés
dans d’autres espaces. Quatrièmement, de nouveaux types d’acteurs
peuvent émerger dans ces assemblages, et permettent souvent d’accéder
à des champs qui étaient autrefois le domaine réservé d’acteurs plus
anciennement établis, et notamment des États-nations. Enfin, dans la
juxtaposition des différents ordres temporels qui sont réunis par ces
nouvelles territorialités, des outils existants peuvent être redéployés dans
de nouvelles logiques organisationnelles.
Ces assemblages émergents défont peu à peu la territorialité
traditionnelle du national, c’est-à-dire comme domaine spatio-temporel
national unitaire.
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Le national et le mondial sont des constructions. Pour mettre ce fait
en perspective historique, j’ai choisi trois éléments transhistoriques
présents dans presque toutes les sociétés, et j’ai examiné comment
ils s’organisent suivant les époques. (Tout cela est développé
complètement dans le projet général de 2006, sur lequel cet article
s’appuie.) Ces trois éléments sont le territoire, l’autorité et les
droits (TAD). Chacun peut avoir des contenus, formes et relations
particuliers selon les différentes formations historiques. Je les ai choisis
en partie pour leur caractère fondamental, et en partie parce qu’il s’agit
là de mes domaines de compétence. On pourrait ajouter ou substituer
d’autres éléments.
Les TAD sont des institutionnalisations complexes : ils naissent
de processus, de luttes et d’intérêts conflictuels variés. Ce ne sont
pas simplement des accidents. Ils sont interdépendants, même
lorsqu’ils conservent leur spécificité. Chacun peut donc être identifié.
Cette spécificité dépend en partie de leur degré de formalisation et
d’institutionnalisation. À travers le temps et l’espace, les TAD ont été
assemblés en formations différentes au sein desquels ils ont différents
degrés de performance. En outre, le type d’instruments et de capacités
qui les constituent varie, tout comme les sites qui les accueillent :
privé ou public, droit ou coutume, métropole ou colonie, national ou
supranational, etc.
En utilisant ces trois éléments fondamentaux comme des voies
d’analyse pour les deux formations distinctes qui m’intéressent dans
le projet général – le national et le mondial – j’essaie d’éviter un
écueil qui menace la littérature sur la mondialisation et qui consiste
à hypostasier ces deux ensembles. Les chercheurs ont souvent
considéré ces deux formations complexes comme des touts, et ils les
ont comparés pour établir ce qui les distingue. Mais mon point de
départ est différent. Plutôt que de comparer deux touts supposés – le
national et le mondial – je décompose chacun d’eux en trois éléments
essentiels (TAD). Ces composantes sont mon point de départ.
Je les extrais de leurs constructions historiques et particulières (en
l’occurrence : le national et le mondial) et j’étudie leur constitution
et leur situation institutionnelle dans ces différentes formations
historiques, leur changement de valeur éventuelle à mesure que le
niveau mondial prend de l’importance. Par exemple, des éléments
qui appartenaient autrefois à l’autorité publique se transforment en
une variété croissante de formes d’autorité privée. Une thèse émerge
de ces d’analyses : certaines fonctions nationales particulières peuvent
être extraites de leur inscription institutionnelle nationale et devenir
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Dans le projet général (Territory, op. cit., chapitres 1, 8 et 9) se trouvent d’amples
discussions des questions de méthode et d’interprétation. Je propose de distinguer
les compétences particulières (par exemple, les règles de l’état de droit) et les
logiques organisationnelles (le national, le global) au sein desquelles elles se
trouvent. Ces compétences peuvent donc revêtir des valeurs multiples : lorsqu’elles
changent de logique organisationnelle, leur valeur change. Mais elles peuvent
garder le même aspect : le changement doit donc être déchiffré soigneusement.
10 J’emploie le concept d’« assemblage » dans son sens le plus descriptif. Mais différents
chercheurs ont développé des constructions théoriques autour de ce terme. Le livre
de Deleuze et Guattari, Mille plateaux (éditions de minuit, 1980), est particulièrement
significatif pour le projet. Pour eux, un « assemblage » est un ensemble contingent
de pratiques et d’objets qui peuvent être différenciés (c’est-à-dire qu’il ne s’agit
pas de collections de pratiques et d’objets similaires) et qui peuvent être réparties
selon les axes de la territorialité et de la déterritorialisation. Plus précisément, ils
supposent que les mélanges spécifiques de pratiques techniques et administratives
« extraient et donnent intelligibilité aux nouveaux espaces en décodant et encodant
les milieux » (Mille Plateaux). Il existe de nombreuses autres élaborations autour du
concept d’assemblage, y compris, et ce n’est pas étonnant, parmi les architectes et
urbanistes (voir la revue Assemblages). Même si je trouve souvent ces élaborations
extrêmement importantes et éclairantes, et si certains des assemblages que
j’identifie présente certaines de ces caractéristiques, mon usage est profondément
athéorique comparé à celui des auteurs évoqués. Je me contente du terme tel qu’il
apparaît dans le dictionnaire. Ma théorisation porte ailleurs que sur ce terme.
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109
saskia sassen De nouveaux assemblages de territoires, d’autorités et de droits
des éléments constitutifs de la mondialisation, sans être simplement
détruites ou marginalisées 9.
Ce type d’approche produit une grille d’analyse qu’on peut réutiliser
pour étudier soit les pays dans le contexte de la mondialisation actuelle,
soit différents types d’assemblages au cours du temps et en différents
lieux 10. Dans l’État moderne, TAD évoluent vers ce qu’on peut
reconnaître comme une échelle centripète où un niveau, le national,
réunit l’essentiel de ce qui constitue TAD. Même si ce n’est jamais
complètement vrai, chacun des trois éléments est essentiellement
constitué comme un domaine national, et de manière exclusive. Alors
que par le passé la plupart des territoires étaient soumis à de multiples
systèmes de règles, l’État moderne conquiert une autorité exclusive
sur un territoire donné ; inversement, le territoire coïncide avec cette
autorité, ce qui autorise en principe une dynamique similaire dans
d’autres États-nations. Cela donne en retour au souverain la possibilité
de fonctionner comme le garant exclusif des droits. Le territoire est peutêtre la dimension la plus critique pour la formation d’un État-nation.
Mais ce n’est plus le cas pour le nouveau type de régulateurs mondiaux
d’aujourd’hui : leur autorité est plus critique que le territoire. Et ce n’est
pas le cas non plus pour le régime des droits de l’homme, pour lequel les
droits sont plus critiques que le territoire.
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110
La mondialisation ébranle cette architecture particulière que
représente l’État-nation. Les chercheurs ont remarqué que l’État-nation
a perdu une partie de son autorité territoriale exclusive au profit de
nouvelles institutions mondiales 11. Ce qu’ils n’ont généralement pas
étudié en profondeur, ce sont les réarrangements particuliers et souvent
spécialisés, au sein de l’appareil de l’État-nation extrêmement formalisé
et institutionnalisé, pour mettre en place l’autorité des institutions
mondiales. Cette évolution n’est pas une simple question de mesures
politiques : il s’agit de constituer un espace institutionnel d’un nouveau
genre au sein de l’État. En négligeant ces réarrangements, ou en les
interprétant comme de simples changements nationaux, il est facile
d’ignorer à quel point des éléments essentiels du niveau mondial
sont structurés au sein du national, et produisent ce que j’appelle une
dénationalisation partielle et souvent extrêmement spécialisée de ce qui
s’est historiquement construit comme le national.
Certains éléments précis de TAD sont donc aujourd’hui recomposés
dans de nouvelles configurations mondiales. Cela affecte à la fois leurs
interactions et interdépendances, et leur inscription institutionnelle.
Ces changements ont lieu à la fois au sein de l’État-nation (en
passant par exemple du public au privé) et au moyen d’évolutions
11 Pour bon nombres de chercheurs, même si les États restent importants, il existe
aujourd’hui d’autres acteurs essentiels et la mondialisation a modifié certaines
caractéristiques importantes des États et du système interétatique. Philip G. Cerny,
« Structuring the Political Arena: public goods, states and governance in a globalizing
world », dans Ronen Palan (dir.), Global Political Economy: Contemporary Theories,
London, Routledge, 2000, p. 21-35. Philip G. Cerny, The Changing Architecture of
Politics, London & Newbury, Sage, 1990. Y.H. Ferguson & R. J. Barry Jones (dir.),
Political Space. Frontiers of Change and Governance in a Globalizing World, Albany,
SUNY Press, 2002. Susan Strange, The Retreat of the State, Cambridge, Cambridge
University Press, 1996. A. Claire Cutler, Virginia Haufler & Tony Porter, « Private
Authority and International Affairs », dans A. Claire Cutler, Virginia Haufler & Tony
Porter (dir.), Private Authority and International Affairs, Albany, SUNY Press, 1999.
Pour d’autres chercheurs, plus centrés sur des propositions canoniques, les États
restent les acteurs clé indépendamment du changement de contexte, et peu de
choses ont changé pour les États et le système interétatique. Stephen Krasner,
« Globalization and the State », dans Edward Mansfield & Richard Sisson (dir.),
The Evolution of Political Knowledge: Theory and Inquiry in American Politics,
Columbus, Ohio University Press, 2004. Eric Helleiner, « Sovereignty, Territoriality
and the Globalization of Finance », dans D. Smith, D. Solinger & S. Topic (dir.), States
and Sovereignty in the Global Economy, London, Routledge, 1999. Louis Pauly,
« Who Governs the Bankers », dans Rodney Bruce Hall & Thomas J. Biersteker (dir.),
The Emergence of Private Authority in Global Governance, Cambridge, Cambridge
University Press, 2002.
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111
saskia sassen De nouveaux assemblages de territoires, d’autorités et de droits
vers les niveaux mondial, inter- et supranational. Ce qui était uni
et vécu comme une condition unifiée (l’assemblage national de
TAD) apparaît peu à peu comme un ensemble d’éléments distincts,
qui offre différentes prises à la dénationalisation. Par exemple, les
éléments particuliers de l’autorité et des droits démontrent une plus
grande capacité à la dénationalisation partielle que le territoire ; les
frontières géographiques ont beaucoup moins changé (sauf dans des
cas comme la désintégration de l’Union soviétique) que l’autorité
(par exemple, le pouvoir grandissant des régulateurs mondiaux sur les
économies nationales) et les droits (l’institutionnalisation toujours
plus poussée du régime international des droits de l’homme). Cela
indique la possibilité d’une divergence profonde entre les logiques
organisationnelles de la phase internationale précédente et de la
phase mondiale actuelle : ces deux phases sont souvent décrites
comme analogues à la phase mondiale actuelle, mais je crois que cette
interprétation est fondée sur une confusion des niveaux d’analyse.
Dans les périodes précédentes, la logique internationale avait pour
but la construction d’États-nations, dans une approche souvent
impérialiste. Dans la phase actuelle, elle est tournée vers la mise en
place de systèmes mondiaux au sein des États-nations et des économies
nationales, et en cela, vers la dénationalisation au moins partielle
de ce qui s’est historiquement construit comme le national. Cette
dénationalisation peut prendre de nombreuses formes concrètes.
Deux exemples critiques sont les villes mondiales, et les mesures et
institutions spécifiques au sein de l’État lui-même, qui comprennent
des régimes aussi différents que l’institution des droits de l’homme et
l’institution des droits des entreprises étrangères. L’accord de Bretton
Woods, qu’on désigne souvent comme le début de l’ère mondiale
actuelle, ne fait selon moi pas partie de la phase actuelle parce qu’il
cherchait à protéger les États-nations des fluctuations excessives de
l’économie internationale.
Les études sur l’État et la mondialisation présentent trois positions
essentielles : 1) l’État est la victime de la mondialisation, et son importance
décroît ; 2) les changements sont minimes, et l’État continue grosso modo
de faire ce qu’il a toujours fait ; 3), et c’est une variante de la précédente,
l’État s’adapte et peut être transformé, résistant ainsi au déclin pour
demeurer un acteur essentiel. Des études confirment des éléments
importants de chacune de ces trois positions, en partie parce que leurs
différences dépendent beaucoup de l’interprétation. Pour certains, les
États demeurent les acteurs clés indépendamment des changements du
contexte : peu de choses ont donc changé pour les États et le système
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interétatique 12. Pour d’autres, même si les États demeurent importants,
il existe aujourd’hui d’autres acteurs clés, et la mondialisation a changé
certains traits importants des États et du système interétatique 13. Malgré
leurs divergences, ces études tendent à partager l’hypothèse selon laquelle
le national et le global sont mutuellement exclusifs.
112
Une deuxième ligne de discussion porte sur ce qui a changé. Ainsi,
pour Mann, l’époque actuelle est simplement la suite d’une longue
histoire de changements qui n’ont pas modifié le fait essentiel de la
primauté de l’État 14. À la fois les versions « forte » et « faible » de la
théorie néo-wébérienne de l’État 15 partagent certains aspects de cette
conceptualisation de l’État. Ces auteurs admettent que la suprématie
de l’État peut prendre des formes différentes en fonction des relations
structurelles entre l’État et la société ; mais ils tendent à penser que le
pouvoir d’État a les mêmes conditions tout au long de l’histoire : la
capacité à mettre en œuvre avec succès des mesures politiques explicites.
Un second type de travaux 16 interprète la dérégulation et la privatisation
comme une manière pour l’État d’intérioriser l’amoindrissement de
son rôle. Dans sa version la plus formalisée, cette position souligne la
constitutionnalisation par l’État de l’amoindrissement de son propre
rôle. Dans cette littérature, la mondialisation économique n’est pas
limitée au fait que le capital traverse les frontières géographiques
selon les règles du système international commercial et financier,
mais se trouve conceptualisée comme système politico-économique.
12 Krasner, « Globalization and the State », art. cit. ; Pauly, « Who Governs the
Bankers », art. cit. ; Helleiner, « Sovereignty, Territoriality and the Globalization of
Finance », art. cit.
13 Par exemple Cerny, « Structuring the Political Arena », art. cit ; Cerny, The Changing
Architecture, op. cit. ; Strange, The Retreat of the State, op. cit. ; Cutler et al., « Private
Authority », art. cit. ; Ferguson & Jones, Political Space, op. cit.
14 Michael Mann, « Has Globalization Ended the Rise and Rise of the Nation State? »,
Review of International Political Economy, 1997, vol. 4., n° 3, p. 472-496.
15 Theda Skocpol, « Bringing the State Back In: Strategies of Analysis in Curren
Research », dans Peter Evans, Dietrich Rueschemeyer & Theda Skocpol (dir.),
Bringing the State Back In, Cambridge & New York, Cambridge University Press,
1985. Peter Evans, « The Eclipse of the State? Reflections on Stateness in an Era of
Globalization », World Politics, 1997, vol. 50, n° 1, p. 62-87.
16 Leo Panitch, « Rethinking the Role of the State », dans James Mittelman (dir.),
Globalization: Critical Reflection, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 1996,
p. 83‑113. S. Gill, « Globalization, Democratization, and the Politics of Indifference »,
dans Mittelman (dir.), Globalization, op. cit., p. 205-228. James H. Mittelman, The
Globalization Syndrome: Transformation and Resistance, Princeton, Princeton
University Press, 2000.
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En combinant ces différentes contraintes, on construit une quatrième
position, en plus des trois qui viennent d’être évoquées. Cette quatrième
approche n’exclut pas nécessairement toutes les propositions des trois
autres, mais adopte des hypothèses substantiellement différentes.
Par exemple, dans ma propre recherche, j’établis que l’État et la
mondialisation sont bien loin d’être mutuellement exclusifs : au
contraire, l’État est un des domaines institutionnels stratégiques où se
déroule le travail critique pour le développement de la mondialisation.
Cela ne conduit pas nécessairement au déclin de l’État, mais ne le
maintient pas non plus dans son fonctionnement normal, ni ne produit
de simples adaptations aux nouvelles conditions. L’État devient le lieu de
transformations essentielles dans la relation entre les domaines privé et
public, dans l’équilibre interne des pouvoirs de l’état, et dans le domaine
plus large des forces nationales et globales au sein duquel l’État doit
désormais fonctionner 18. Une caractéristique du champ de forces plus
général est la multiplication des assemblages spécialisés décrit plus haut.
Je me tourne à présent vers ce point plus en détail en insistant sur les
conséquences politiques et normatives de ce développement.
113
saskia sassen De nouveaux assemblages de territoires, d’autorités et de droits
Un troisième ensemble de travaux 17, qui prend de l’importance, insiste
sur le déplacement des fonctions de gouvernance publique nationale
vers des acteurs privés, au sein des domaines tant national que mondial.
Les institutions clés du système supranational, comme l’Organisation
Mondiale du Commerce, sont des paradigmes de ce changement. Les
questions évoquées précédemment traversent les différentes études :
les États sont-ils en déclin, sont-ils aussi puissants qu’auparavant, ou
ont-ils changé en s’adaptant aux nouvelles conditions sans perdre du
pouvoir ?
J’essaie d’élargir le terrain d’analyse pour situer la question du mondial
et du national : l’effort de recherche et de théorisation doit se concentrer
sur des aspects de la globalisation et de l’État qui disparaissent dans
ces descriptions dualistes de leur relation. Dans ces descriptions, les
sphères d’influence du national et du mondial sont conçues comme
mutuellement exclusives. Même s’il existe en effet de nombreux éléments
tant du national que du mondial qui sont effectivement mutuellement
exclusifs, il existe un ensemble croissant et souvent spécifique d’éléments
qui ne rentrent pas dans cette structure duelle.
17 Par exemple, Hall & Bierstecker, The Emergence of Private Authority, op. cit., et
Cutler et al., « Private Authority », art. cit.
18 Sassen, Territory, op. cit., chapitres 4 et 5.
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Conséquences politiques et normatives
La multiplication centrifuge d’assemblages spécialisés et/ou
particuliers de TAD est un développement partiel plutôt que
global. C’est pourtant une évolution décisive parce qu’elle ébranle
les arrangements normatifs existants et produit un nouveau type
de segmentation. Une manière d’en formuler les conséquences est
de s’intéresser aux nouveaux types d’inégalités systémiques et aux
nouveaux lieux du normatif.
114
Commençons par les nouveaux types d’inégalités systémiques
produits par ces développements. Il s’agit de formes d’inégalité qui
traversent chaque niveau : État-nation, ville mondiale, appareil d’État.
Ce n’est pas le type d’inégalité intrasystémique qui émerge depuis
l’intérieur d’un système extrêmement différencié, mais néanmoins
unitaire, comme l’État-nation. Ce n’est pas non plus le type d’inégalité
qui existe entre régions développées et moins développées du monde.
Il s’agit là de deux formes d’inégalités reconnues et nommées, et
nous avons développé massivement institutions et discours pour y
faire face ; bien que tout cet effort n’ait que partiellement réduit ces
inégalités, celles-ci sont une cible reconnue des efforts et des moyens
existants.
En revanche, la prolifération d’assemblages spécialisés qui échappe
à l’emprise des cadres normatifs existants et traverse les pays produit
une forme d’inégalité particulière, faite de types particuliers variés de
segmentations intersystémiques – les systèmes étant ces assemblages
spécifiques. Il s’agit donc d’une forme d’inégalité qui peut coexister avec
des formes plus anciennes et reconnues de différenciation au sein des
pays et entre les pays. Mais il faut l’en distinguer.
Deuxièmement, en ce qui concerne l’inscription des normes, les
règles de gouvernance de ces assemblages sont souvent connectées aux
structures de leur système d’une manière qui rappelle le fonctionnement
du marché libre. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de règles et de normes
explicites. Se multiplient ainsi, au sein de la branche exécutive du
gouvernement et dans les marchés mondiaux, de nouvelles formes de
pouvoir qui ne sont pas responsables devant les citoyens ; il en va de même
pour le monde des ONG, peut-être surtout quand elles fonctionnent
au niveau international. Cette inscription de règles et de normes dans
la structure même du système peut se distinguer de systèmes formalisés
de gouvernance, où règles et normes doivent être explicitées et sont
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19 Cela doit permettre de saisir une grande diversité de formations. Par exemple, on
peut considérer que le Hezbollah au Liban a formé un assemblage très particulier
de TAD qu’on ne peut pas réduire aisément aux contenants habituels – État-nation,
région interne contrôlée par une minorité, comme la région kurde en Irak ou région
séparatiste comme la région basque en Espagne. Il accentue la différence avec le
« pays natal » et s’étend en effet hors de lui par des réseaux translocaux particuliers
et des subjectivités plus diffuses. Ce type de développement renforce des types de
fractures de territoire et d’autorité que le projet de construction d’États cherche à
éliminer ou dissoudre.
20 Je développe ces questions en détail dans Territory, op. cit., chapitres 5, 6 et 8.
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115
saskia sassen De nouveaux assemblages de territoires, d’autorités et de droits
situées tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du système, puisqu’elles sont
responsables devant des autorités extérieures 19.
Le lien qui a longtemps tenu ensemble des ordres normatifs différents
sous la dynamique plus ou moins unifiée des États-nations se dissout.
La multiplication de systèmes partiels, qui ont chacun un petit nombre
de rôles constitutifs bien distincts produit une prolifération de simples
systèmes. Cela conduit également à une redistribution des règles
constitutives. Tous ces nouveaux assemblages spécialisés ne contiennent
pas de telles règles constitutives, mais le phénomène est évident lorsqu’ils
se constituent en se dégageant de l’autorité et de la norme de l’État, sous
la forme de systèmes de justice et d’autorité (par exemple, la Chambre
de Commerce Internationale), y compris de systèmes de justice privée
(comme par exemple l’arbitrage commercial international) 20.
Il est peut-être tentant de voir dans ces tendances des arrangements
semblables à la féodalité européenne, période marquée par l’absence
d’États-nations centralisés. Certaines études sur la mondialisation qui
supposent l’affaiblissement, voire la « disparition » de l’État-nation, ont
invoqué ce type d’argument. Il me semble que c’est une erreur (voir mon
travail de 2006, partie 1). En identifiant une multiplication d’ordres
partiels, je vois une différence essentielle avec la période médiévale
européenne, où il existait des ordres normatifs forts et très englobants
(l’Église, l’Empire) et où les éléments indépendants (les fiefs, les villes)
proposaient tous une structure relativement complète qui englobait la
plupart des aspects de la vie, sinon tous (différentes classes, normes,
systèmes de justice, etc.). Aujourd’hui, ces assemblages sont extrêmement
spécialisés, partiels et sans grande différenciation interne. Au contraire,
le monde localisé et limité du manoir ou du fief du seigneur médiéval
était un monde complexe qui englobait des règles touchant l’ensemble
des sphères de la vie sociale.
Cette multiplication d’ordres normatifs partiels, spécialisés et
appliqués est déstabilisante. Elle crée des défis normatifs dans le contexte
3/08/09 13:23:45
116
d’un monde qui est toujours essentiellement composé d’États-nations.
Pour ne prendre qu’un seul exemple : nous pouvons déduire de ces
tendances que les ordres normatifs comme la religion retrouvent une
grande importance là où les ordres normatifs séculiers des États l’avaient
confinée à des sphères spécialisées et distinctes. Je postule donc que
l’essor de la religion au cours de ces vingt dernières années, loin d’être le
retour de cultures plus anciennes, fait partie d’une modernité nouvelle,
quelque « traditionnel » que soit son contenu. C’est le résultat systémique
de développements de pointe. Autrement dit : il s’agit non pas d’un
phénomène pré-moderne mais d’un nouveau type de modernité, né
de la dissolution partielle des ordres normatifs (séculiers) dominants et
centripètes en multiples segments particularisés 21.
Cette formation naissante d’ordres spécialisés ou particularisés
s’étend à l’appareil d’État. À mon sens, nous ne pouvons plus parler
de « l »’État, et donc de « l »’ordre de l’État-nation opposé à « l »’ordre
mondial. Il existe un nouveau type de segmentation à l’intérieur de
l’appareil d’État : une branche importante du gouvernement exécutif
toujours plus privatisée s’aligne sur les acteurs mondiaux particuliers,
malgré les discours nationalistes, tandis que s’amenuise un législatif dont
l’efficacité risque de se confiner toujours plus à des matières domestiques
plus limitées 22. Avec un législatif faible et limité, les citoyens sont moins
21 On peut également voir ces mélanges nouveaux de TAD dans des contextes bien
moins visibles ou remarqués. Par exemple, lorsque l’ancien Président du Mexique,
Fox, a rencontré des immigrants mexicains sans papiers pendant sa visite aux
États-Unis en mai 2006, ses actions revenaient à inventer une nouvelle juridiction
informelle. Ses actions ne rentrent pas dans les formes légales existantes qui
donnent aux États souverains des types précis d’autorité extraterritoriale.
Néanmoins, ses actions n’ont pas été vues comme particulièrement critiquables ; on
les a en fait à peine remarquées. Il s’agissait pourtant d’immigrants illégaux, sujets
à la déportation s’ils sont détectés, dans un pays qui dépense actuellement presque
deux millions de dollars chaque année pour garantir le contrôle aux frontières. Ni
l’INS (Immigration and Naturalization Service) ni aucune autre police ne vint arrêter
les illégaux ainsi exposés, et les médias réagirent à peine, même si cela se passait
au moment où le Congrès discutait de la criminalisation des immigrants illégaux. Ou
lorsque Chavez, vu comme une sorte d’« ennemi » par le gouvernement américain,
est en quelque sorte autorisé (via une entreprise pétrolière possédée par l’État)
à apporter du pétrole aux pauvres dans quelques villes majeurs des États-Unis. Il
s’agit là d’actions mineures, mais elles n’auraient été ni acceptables ni pensables
il y a peu. À mes yeux, ces pratiques produisent de nouveaux types de juridictions
essentiellement informelles, et il s’agit, en dernière analyse, d’assemblages
de TAD.
22 Sassen, Territory, op. cit., chapitre 4. En fait, la nationalité elle-même est une forme
légale sujette au changement (voir par exemple Karen Knop, Diversity and SelfDetermination in International Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2002 ;
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Kim Rubinstein & Daniel Adler, « International Citizenship: The Future of Nationality
in a Globalized World », Indiana Journal of Global Legal Studies, 2000, vol. 7, n° 2,
p. 519-548). La nationalité ne peut plus être présentée comme une condition
singulière. Certaines des principales dynamiques à l’œuvre aujourd’hui ébranlent sa
signification singulière, par exemple, l’autorisation d’une double nationalité (Peter
J. Spiro, Beyond Citizenship, Oxford & New York, Oxford University Press, 2008) et
l’intégration des normes internationales des droits de l’homme dans le droit national
(Harold Hongju Koh, « How is International Human Rights Law Enforced? », Indiana
Law Journal, 1997, vol. 74, n° 4, p. 1397-1417). De ce point de vue, il se pourrait
que la nationalité devienne un exemple des « tensions constitutives dans les
démocraties libérales » repérées par Benhabib. Pour une discussion plus détaillée
de ces questions voir le numéro spécial sur le travail de Benhabib et ma réponse
dans le European Journal of Political Theory, 2007, vol. 6, n° 4, p. 431-444.
23 C’est une question compliquée que je n’aborde pas ici, mais voir Territory, op. cit.,
chapitre 6. On peut notamment se demander s’il existe une relation nécessaire entre
un exécutif toujours plus privatisé et l’érosion des droits privés des citoyens.
24 Cela pose le problème de la relation entre cet alignement de l’exécutif avec une
logique mondiale, d’un côté et, d’un autre côté, la prolifération de nationalismes
variés. J’aborde ce point dans les chapitres 6 et 9 de Territory, op. cit. La proposition
de Calhoun (Nationalism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1997) est ici
utile : le nationalisme serait un processus articulé avec la modernité ; ce qui laisse
la possibilité d’une coexistence de la mondialisation et de la nationalisation.
272_rp11_c2.indb 117
117
saskia sassen De nouveaux assemblages de territoires, d’autorités et de droits
à même de demander des comptes à un exécutif toujours plus puissant
et privé – les citoyens sont en effet en position plus forte par rapport au
législatif qu’à l’exécutif, à cet égard. De plus, la privatisation de l’exécutif
a en partie entraîné une érosion des droits privés des citoyens : évolution
historique de la division public/privé au sein de l’État libéral, même si
celle-ci est toujours imparfaite 23.
Un second élément distingue l’alignement croissant de l’exécutif avec
une logique mondiale et le confinement du législatif aux questions
domestiques 24. C’est le résultat de trois tendances majeures. La
première est l’importance croissante de certains éléments particuliers
de l’administration, comme les ministères des Finances et les banques
centrales (pour les États-Unis, respectivement le Trésor et la Réserve
Fédérale), pour la mise en place d’une économie de marché mondiale ;
ces éléments ont en fait gagné en puissance grâce à la mondialisation.
Deuxièmement, les instances mondiales de régulation (FMI, OMC,
etc.) ne traitent qu’avec l’exécutif ; pas avec le législatif. Cela peut
renforcer l’adoption de logiques mondiales par l’exécutif. La troisième
tendance est évidente dans des cas comme le soutien de l’administration
Bush-Cheney au projet de gestion de plusieurs opérations portuaires
aux États-Unis par l’entreprise Dubai Ports World. À l’inverse, le
législatif a longtemps été une partie intérieure de l’État, ce qui affaiblit
son efficacité à mesure que la mondialisation s’étend. Cela affaiblit
3/08/09 13:23:46
118
également la capacité politique des citoyens dans un monde toujours
plus mondialisé.
La participation de l’État à la mise en place d’une économie de marché
mondiale engendre un type particulier d’autorité internationale pour
l’État à l’égard des entreprises mondiales et une forme d’internationalisme
dans la pratique de l’État. Pour le moment, le déploiement de cette
autorité et de ce nouvel internationalisme se sont largement limités au
soutien d’intérêt commerciaux privés. Cette conceptualisation introduit
un biais dans l’analyse de l’État et de la mondialisation économique de
marché parce qu’elle cherche à détecter la présence effective d’agendas
privés au sein de l’État, plutôt qu’à poursuivre le but plus commun
dans la littérature sur la mondialisation qui s’intéresse à l’évolution des
fonctions étatiques vers le secteur privé et la croissance de l’autorité
privée 25. De plus, elle diffère d’une tradition de recherche plus ancienne
sur l’État captif, qui se concentrait sur la cooptation des États par les
acteurs privés 26. Dans ma propre recherche, j’insiste sur la privatisation
de la capacité à faire des normes et à mettre en place au sein de l’État
une logique de marché privée présentée sous la forme de normes
publiques 27. On peut se demander si ces nouvelles caractéristiques
de la pratique étatique pourraient être réorientées vers des questions
qui concernent le bien commun mondial. Pour que ce soit le cas, il
faut aborder plusieurs questions. Quel type d’autorité étatique est ce
mélange d’élément publics et privés ? ; surtout, pourrait-il s’adapter à
des intérêts autres que les intérêts de marché privés ? Le poids d’intérêts
privés et souvent étrangers dans ce travail particulier de l’État est-il
constitutif de cette autorité et produit-il réellement un mixte qui n’est
ni complètement privé ni complètement public ? Selon moi, nous
assistons à la formation d’un type d’autorité et de pratique de l’État qui
implique une dénationalisation partielle de ce qui a été historiquement
construit comme national. Cette dénationalisation consiste en différents
processus spécifiques, y compris la réorientation des agendas nationaux
en fonction des agendas mondiaux, et la circulation à l’intérieur de
l’État d’agendas privés présentés comme des mesures publiques. Mais
25 Par exemple, C. Cutler, « Globalization, Law, and Transnational Corporations: a
Deepending of Market Discipline », dans T. H. Cohn, S. McBride & J. Wiseman
(dir.), Power in the Global Era: Grounding Globalization, London, Macmillan, 2000,
p. 53‑66.
26 Panitch, « Rethinking the Role of the State », art. cit.
27 Sassen, Territory, op. cit., chapitres 4 et 5 ; Saskia Sassen, Losing Control?
Sovereignty in an Age of Globalization, New York, Columbia University Press, 1996,
chapitre 2.
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28 Par exemple Lourdes Beneria, Global Tensions: Challenges and Opportunities in
the World Economy, New York, Routledge, 2003 ; Max Kirsch (dir.), Inclusion and
Exclusion in the Global Arena, New York, Routledge, 2006 ; Kate E. Tunstall (dir.),
Displacement, Asylum, Migration: The 2004 Amnesty Lectures, Oxford, Oxford
University Press, 2006 ; Linda Lucas (dir.), Unpacking Globalisation: Markets, Gender
and Work, Kampala, Uganda, Makerere University Press, 2005 ; Natalia RibasMateos, The Mediterranean in the Age of Globalization: Migration, Welfare, and
Borders, Somerset, Transaction, 2005 ; Rami Nashashibi, « Ghetto Cosmopolitanism:
Making Theory at the Margins », dans Saskia Sassen (dir.), Deciphering the Global:
Its Spaces, Scales and Subjects, New York & London, Routledge, 2007, p. 241-262.
29 Sassen, Territory, op. cit., chapitres 8 et 9.
30 Par exemple S. Khagram, J. V. Riker K. Sikkink (dir.), Restructuring World Politics:
Transnational Social Movements, Networks, and Norms, Minneapolis, University of
Minnesota Press, 2002 ; Valentine M. Moghadma, Globalizing Women: Transational
Feminist Networks, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2005 ; Nancy
A. Naples & Manisha Desai, Women’s Activism and Globalization: Linking Local
Struggles and Transnational Politics, New York, Routledge, 2002.
31 Sassen, Territory, op. cit., chapitre 6.
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119
saskia sassen De nouveaux assemblages de territoires, d’autorités et de droits
cette dénationalisation peut aussi ouvrir un espace pour des agendas
internationaux non liés au marché.
Dans la perspective de cet article, il est important de déterminer
si cette participation de l’État dans les processus mondiaux (et la
dénationalisation partielle qui s’ensuit) peut aussi prendre place ailleurs
que dans le domaine économique. On peut citer par exemple les récents
développements du régime des droits de l’homme qui permet de
poursuivre en justice des entreprises étrangères et des dictateurs étrangers
dans des cours nationales (et non internationales). La dénationalisation
peut-elle être étendue à d’autres buts que ceux des acteurs du marché
mondial, pour tenter de promouvoir des objectifs de justice sociale plus
larges, et des buts qui ne soient pas strictement économiques ? 28 Comme
je l’ai soutenu ailleurs, je pense que c’est le cas : comme la mondialisation,
la dénationalisation peut avoir plusieurs visages ; elle peut se traduire
par l’incorporation dans le national des agendas mondiaux de différents
acteurs – pas seulement ceux des entreprises et des marchés financiers,
mais également ceux des droits de l’homme et de l’écologie 29. L’existence
d’une sphère dynamique et transnationale croissante 30 est essentielle sur
ce point puisqu’elle peut soutenir cette entrée des acteurs nationaux dans
les luttes mondiales en utilisant les instruments nationaux 31. Parfois ces
processus de dénationalisation permettent, autorisent ou épaulent la
construction de nouveaux types d’échelons mondiaux ; d’autre fois ils se
cantonnent au domaine de ce qui est déjà largement national.
Pose problème la grande illisibilité de ce passage d’une logique centripète
à une logique centrifuge. Il est très difficile de remarquer que cette logique
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120
centrifuge a remplacé d’importants segments de la logique centripète
de l’État-nation. C’est en partie parce que l’État-nation est toujours
l’institution d’ordre dominante et parce que la guerre et le contrôle
militaire des frontières marquent le terrain géopolitique et ont plutôt été
accentuées que dissoutes à travers le monde. Beaucoup d’observateurs
ont de ce fait oublié que les guerres et les frontières peuvent coexister
avec une logique centrifuge. Plus difficile encore à appréhender : à
travers ces processus de dénationalisation, certains des éléments de l’Étatnation et de l’appareil d’État sont eux-mêmes une partie de ce nouveau
mouvement centrifuge. J’ai montré ailleurs comment cette tendance se
vérifie même pour des segments particuliers de l’exécutif 32, malgré les
nationalismes divers. Le maintien d’une puissante politique d’État est
sans doute de plus en plus une affaire de pouvoir brut que d’autorité.
Les nouveaux types de guerre, « civiles » ou internationales, suggèrent
cet accroissement du pouvoir brut par rapport à l’autorité. Même si le
pouvoir brut des États-nations s’est dans de nombreux cas accru, cela
ne signifie pas nécessairement que l’autorité territoriale souveraine est
devenue plus significative. Cette distinction est cruciale pour l’analyse
du projet général sur lequel cet article s’appuie 33.
Il importe de souligner que certaines des significations les plus
complexes du mondial sont constituées au sein du national – territoires
et institutions nationales ou États-nations. Une grande partie de la
mondialisation consiste en une variété considérable de micro-processus
subnationaux qui dénationalisent peu à peu ce qui a été construit
comme national : politiques, lois, capital, subjectivités politiques,
espaces urbains, cadres temporels, ou toute autre variété de dynamiques
et de champs 34. Cet argument apparaît sans doute le plus clairement
32 Ibid., chapitre 4.
33 Ibid., chapitre 4.
34 Étudier ces processus et dynamiques de mondialisation fondées au niveau
subnational exige des méthodes et des théories qui engagent différents éléments
dans les processus mondiaux : pas seulement l’échelon mondial, mais aussi
différents échelons subnationaux, qui déstabilisent de ce fait les anciennes
hiérarchies d’échelles et les emboîtements. L’étude des processus et conditions
mondiaux qui se constituent au niveau subnational présente certains avantages par
rapport aux études des dynamiques à l’échelle mondiale, mais elle soulève aussi
des défis particuliers. Cela autorise l’emploi de techniques de recherche établies
de longue date, du quantitatif au qualitatif, dans l’étude de la mondialisation.
Cela permet aussi d’utiliser la richesse des données nationales et subnationales
ainsi que la littérature spécialisée sur ces zones d’études. Les deux types d’études
doivent toutefois être situées dans les architectures conceptuelles qui ne sont
pas celles que retiennent les chercheurs qui ont mis en place ces techniques de
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en observant le rôle crucial que jouent les États-nations dans la mise en
place des conditions de base – structures de gouvernance comprises –
d’une économie mondiale 35. Les ministères des finances, les banques
centrales, les corps législatifs et bien d’autres secteurs du gouvernement
ont accompli le travail étatique nécessaire pour construire un marché
mondial du capital, un système commercial mondial, les règles de
concurrences nécessaires, etc.
Conclusion
Si l’on écarte les exemples les plus superficiels et les plus évidents (par
exemple les marchés de consommation mondialisés), la formation de ces
dynamiques mondiales à l’intérieur du national est généralement codée,
recherche et ces ensembles de données, puisque leurs efforts avaient fort peu
affaire à la mondialisation. Je développe ce point dans Saskia Sassen, A Sociology
of Globalization, New York, W.W. Norton, 2007.
35 Par exemple, Alfred C. Aman, « The Globalizing State: a Future-Oriented Perspective
on the Public/Private Distinction, Federalism, and Democracy », Vanderbilt Journal
of Transnational Law, 1998, vol. 31, p. 769-870. Giselle Datz, « Global-National
Interactions and Sovereign Debt-Restructuring Outcomes », dans Saskia Sassen
(dir.), Deciphering the Global, op. cit., p. 321-350 ; Rachel Harvey, « The Subnational
Constitution of Global Market », dans ibid., p. 199-216 ; Balakrishnan Rajagopal,
International Law From Below, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
272_rp11_c2.indb 121
121
saskia sassen De nouveaux assemblages de territoires, d’autorités et de droits
Des dynamiques mondiales et dé-nationalisantes ébranlent les
significations et les systèmes existants. Tandis que l’unité de l’Étatnation se défait, ne serait-ce que partiellement, la souveraineté est
elle-même soumise à des démantèlements ponctuels. L’affaiblissement
de la dynamique centripète de l’État-nation peut aussi créer des voies
de sortie pour les plus défavorisés. Ces transformations ne sont pas
nécessairement mondiales au sens étroit, et c’est pourquoi j’essaie de
les saisir à travers la catégorie de dénationalisation. C’est une catégorie
historisante, qui a une double intention : dé-essentialiser le national en le
limitant à une configuration historique particulière, et en faire un point
de référence en affirmant que son énorme complexité et sa large prise sur
la société et le système géopolitique en font un lieu stratégique pour une
transformation qui ne peut pas simplement venir de l’extérieur. Mais
cette catégorie ne signifie pas que l’État-nation comme forme majeure
est voué à disparaître. Mais en plus d’être le lieu de ces transformations
essentielles, l’État sera lui-même une entité modifiée en profondeur.
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122
représentée, formulée ou expérimentée à travers les vocabulaires et les
instruments institutionnels du national, tel qu’il s’est historiquement
construit. C’est en un sens tout à fait normal : les États-nations et les
États nationaux sont des organisations d’une complexité considérable,
avec des histoires souvent très longues de développement des capacités
nécessaires. Au contraire, la phase actuelle d’institutions et de processus
mondiaux est jeune ; c’est une réalité encore ténue. Une partie du travail
de recherche est donc de déchiffrer et, plus généralement, de découvrir
et déceler le mondial au sein du national.
Ces différentes dynamiques de dénationalisation (comme l’insertion
des droits de l’homme dans les décisions judiciaires nationales) ont
d’autres conséquences encore. Elles défont peu à peu des pièces et
morceaux de l’État-nation et de l’appareil d’État. Ce démantèlement
est l’une des dynamiques qui nourrit la multiplication d’assemblages
partiels, souvent très spécialisés, et transfrontaliers de morceaux de TAD
qui étaient auparavant logés au sein du national. Un bon nombre d’entre
eux fonctionnent au départ comme des entités formelles ou informelles
pour des tâches à la fois opérationnelles et gouvernementales dans un
ensemble croissant de processus mondiaux qui s’étendent entre les Étatsnations. La conséquence normative la plus claire en est une prolifération
d’ordres normatifs particularisés, et aussi leur glissement vers une logique
d’utilité. Est-ce là le début d’une phase qui peut encore voir la formation
d’ordres normatifs plus larges et plus englobants ? C’est une question
que mon interprétation laisse ouverte.
Tout cela indique au moins trois pistes de recherche future. La première
concerne le degré de spécificité de ces assemblages émergents qui résultent
du démantèlement partiel des cadres unifiés de l’État-nation. Autrement
dit : quelle est leur lisibilité normative et analytique ? La seconde piste
concerne le degré de complexité et de pouvoir que ces assemblages peuvent
présenter, étant donné leur caractère encore élémentaire, comparé à la
diversité interne, à la complexité organisationnelle et à l’épaisseur sociale
du national. Une troisième piste concerne le mouvement d’alignements
normatifs et spatio-temporels unitaires à l’intérieur des États-nations
qui résulte de cette prolifération d’assemblages multiples. En un mot :
quelles sont les conséquences normatives et politiques de ces mouvements
vers une dynamique centrifuge, loin de la dynamique centripète qui a
marqué le développement des États-nations ?
Traduction de l’anglais de Solange Chavel
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Questions présentes
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Éducation à la citoyenneté
et parité de participation
Caroline Guibet-Lafaye *
125
raison publique n° 11 • pups • 2009
L’humanisme civique 1, nourri par la tradition aristotélicienne, fait
résider le bien propre de l’homme dans la participation à la vie publique 2.
Dans la continuité de cet héritage, l’école républicaine s’est donnée en
France, dès son origine, pour mission de former les individus à être des
citoyens. Cette inspiration est sous-jacente à plusieurs plans éducatifs
mis au point en France au cours du xxe et au début du xxie siècle. Le
plan éducatif Langevin-Wallon, élaboré en 1946, fait une place décisive
à l’éducation morale et civique, à la formation de l’homme et du citoyen.
Il propose explicitement un apprentissage de la citoyenneté et s’inscrit
dans une perspective égalitariste. Cette double perspective, égalitaire
et politique, est également présente dans la Loi d’orientation de 1989.
L’éducation à la citoyenneté y est appréhendée à partir d’un souci de
justice distributive, visant à assurer à chacun une forme d’égalité des
chances. Plus près de nous, le souci d’une éducation à la citoyenneté est
réaffirmé par le « Socle commun de connaissances et de compétences »,
proposé par Gilles de Robien en 2006 et paru au Journal Officiel du
12 juillet 2006 3. Le Socle retiendra particulièrement notre attention car
il « détermine ce que nul n’est censé ignorer en fin de scolarité obligatoire
sous peine de se trouver marginalisé ».
La volonté réaffirmée continûment au cours de l’histoire et ce
consensus sur la nécessité d’une éducation à la citoyenneté rappelés,
il importe de déterminer le contenu réel ainsi que les objectifs de cette
éducation, indépendamment des autres missions traditionnelles de
l’école. L’éducation à la citoyenneté doit-elle permettre aux individus de
*
Caroline Guibet-Lafaye est chargée de recherches (Centre Maurice Halbwachs,
CNRS).
Dont on trouvera une définition dans Jean-Fabien Spitz, La Liberté politique, Paris,
PUF, 1995, p. 234 et suivantes.
Aristote, Politique, VII, 2, 1325 b 13-15.
Nous évoquerons ce texte dans la suite de notre propos par la désignation abrégée :
le Socle.
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3/08/09 13:23:49
126
comprendre la vie politique et ses enjeux ? S’agit-il de leur faire partager
les mêmes valeurs ? De faire des individus des citoyens qui s’engagent
dans la vie politique ? Concernant cet engagement, veut-on que les
citoyens disposent des moyens de participer activement à la vie politique
publique ou qu’ils s’y impliquent effectivement ?
La détermination du contenu de cette éducation requiert, de façon
préliminaire, de préciser les contours de l’exercice de la citoyenneté.
Exercer sa citoyenneté, est-ce voter, délibérer, avoir un esprit critique,
saisir les implications des questions politiques et sociales contemporaines ?
Est-ce participer au forum public, développer des vertus politiques ?
Aujourd’hui toutefois, et au vu de l’évolution des conditions sociales
et politiques de nos démocraties, l’éducation à la citoyenneté, pour être
effective, ne peut plus se penser dans la continuité des programmes
d’éducation civique qui se sont succédés jusqu’à présent. L’exercice de la
citoyenneté et de la participation politiques s’est modifié. La nature de la
participation politique s’est transformée à mesure que nos démocraties
ont évolué vers des formes « participatives » et « délibératives ». Ces
transformations ont induit une évolution du concept de citoyenneté
qui appelle un ajustement de l’éducation à la citoyenneté. L’enjeu de
l’éducation n’est plus tant l’accès à l’éducation – pour une large part garanti
aujourd’hui, en France au moins – que les accomplissements que l’école
permet ou non à ses élèves d’atteindre, qu’il s’agisse de réalisations sociales
fondamentales 4 ou de capabilités politiques. Faute de réaliser cette mission,
l’accès à la vie politique demeurera inévitablement inéquitable entre les
membres de la communauté politique. L’éducation à la citoyenneté ne
peut plus aujourd’hui se penser dans les termes d’une éducation aux vertus
civiques et politiques républicaines. Elle doit se soucier de l’acquisition
d’accomplissements permettant aux élèves, devenus adultes, de tirer
avantage de leur statut politique de citoyen, de participer à des processus
de décision ayant des incidences sur leur existence.
Après la loi d’orientation de 1989 et devant l’insuffisance des résultats
du Socle, il faut penser de nouvelles orientations pour les politiques
éducatives. Le contenu d’une éducation à la citoyenneté doit être
reconsidéré et le schéma actuel des programmes scolaires tout comme la
hiérarchie des objectifs du Socle repensés.
Bien que l’école se soit donnée pour mission de former les individus à
devenir des citoyens et que l’on fasse référence à la façon dont elle était
conçue jadis tout aussi bien qu’à ses formes actuelles, l’école ne garantit
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Voir Marc Fleurbaey, « Equal Opportunity or Equal Social Outcome ? », Economics &
Philosophy, 1995, vol. 11, p. 25-55.
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Citoyenneté et parité de participation politique
Pourquoi défendre la parité de participation à la vie politique publique ?
Lorsque l’on prend au sérieux l’égalité formelle qu’implique la notion
de citoyenneté et l’égale valeur morale des individus, la parité de
participation s’impose comme une évidence et une nécessité. De façon
127
caroline guibet-lafaye Éducation à la citoyenneté et parité politique
effectivement ni ne contribue à une réelle parité de participation des
citoyens à la vie politique. Pourtant l’égalité défendue et revendiquée
dans nos démocraties devrait coïncider avec l’objectif de mettre tous les
membres de la société dans la position de prendre part à la vie sociale sans
désavantage aucun. C’est en ce sens spécifique que la parité de participation
politique retiendra notre attention 5. Quelles en sont les conditions ?
Il est certain que des ressources économiques minima ainsi que
certaines pré-conditions sociales sont nécessaires pour que chacun
puisse participer à la vie politique. Ensuite, la parité de participation
à l’interaction sociale et politique est liée, d’un point de vue moral et
normatif, au concept de reconnaissance. La participation en tant que
pairs à l’interaction politique suppose une reconnaissance de statut par
les autres participants. De toute évidence, l’école ne peut à elle seule
relever le défi d’une parité de participation car les institutions publiques
et privées, les valeurs et les modes de vie dominants constituent, à bien
des égards, des obstacles à cette parité. Néanmoins nous tenterons
d’élucider, dans ce qui suit, ce que peut l’école en la matière. Une parité
de participation réelle, effective, suppose que soient garantis, aux futurs
citoyens, certains accomplissements scolaires et certaines ressources
éducatives fondamentales. De la même façon, nous ne considérerons ici
que les accomplissements scolaires utiles à la participation politique et
n’aborderons la question de l’éducation à la citoyenneté qu’en tant que
vecteur de la parité de participation politique. Notre souci sera donc de
contribuer, par cette réflexion, à une redéfinition d’un contenu éducatif
approprié aux nouvelles exigences d’une citoyenneté fondée sur la parité,
la participation et la délibération.
Nous n’adopterons pas le sens strict que le terme de « parité » a pris, avec les
mouvements des femmes en France qui revendiquaient un partage équitable des
postes de responsabilité et de représentativité publiques dans la République. La
parité de participation ne signifiera donc dans ce texte ni une égalité arithmétique
ni ne donnera lieu à des revendications, en faveur de politiques de discrimination
positive, visant par exemple l’instauration de quota.
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128
élémentaire, l’égalité entre citoyens doit pouvoir se traduire en termes
de parité de participation politique. En effet, les Constitutions des
démocraties occidentales témoignent de ce que la communauté politique
tend aujourd’hui à se définir à partir de l’auto-détermination. Or la
participation civique est un bien non répartissable. Que l’on interprète
la participation en une acception restrictive, comme le fait Habermas,
en lui donnant le sens d’une formation démocratique de la volonté,
d’une « souveraineté populaire » 6, ou qu’on l’interprète de façon large,
comme le suggère Nancy Fraser, en la faisant coïncider avec l’ensemble
des dimensions de l’appartenance des personnes à la vie publique 7,
l’idéal politique, centré sur la participation active des citoyens à la vie
et aux décisions politiques, implique que ces derniers soient des entités
égales notamment du fait de leur participation commune à la direction
de l’État.
L’enjeu n’est pas seulement politique. Dans la tradition de pensée du
républicanisme et de l’humanisme civique, l’accomplissement de la
nature humaine et la dignité de l’homme sont inéluctablement attachés
à la double qualité d’acteur reconnu comme légitime et d’acteur capable
de maîtriser son propre destin. La participation politique joue donc un
rôle central dans l’accomplissement de soi. Dès l’Antiquité, elle a été
pensée comme l’une des formes d’actualisation de la nature humaine 8.
Ainsi, la double qualité d’acteur politique légitime et maîtrisant son
destin ne peut être reconnue à chacun que pour autant qu’il jouit d’une
participation civique lui permettant d’être libre et de bénéficier de la
reconnaissance mutuelle, dans le cadre de normes d’existence commune.
Reconnaissance et estime sociale influent sur la façon dont l’individu
se perçoit lui-même. Participation, reconnaissance et légitimité s’entreimpliquent, de telle sorte que la participation, tout en supposant déjà
une forme de reconnaissance, nourrit l’estime sociale à l’égard des
individualités.
De nos jours, la parité de participation offre une interprétation
démocratique radicale de l’idéal d’égale autonomie – en réalité bien
plus exigeante que celles que l’on trouve dans les interprétations
libérales courantes – et coïncide avec une forme de liberté réelle puisque
Jürgen Habermas, Droit et démocratie : entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997,
chap. 3.
La théorie de Fraser, comme elle y insiste, ne requiert aucune appréciation éthique
du type de participation requis pour assurer l’épanouissement humain (Nancy Fraser
& Axel Honneth, Redistribution or Recognition ?, London et New York, Verso, 2003,
p. 232).
Voir Aristote, Politique, VII, 2, 1325 b 13-15.
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Conditions de la parité de participation
La parité de participation dépend de deux conditions décisives, dont
aucune cependant n’est suffisante par elle-même pour la garantir 9. La
première est une condition objective, relative à la structure économique
de la société et aux différences de classe (i.e. à la structure sociale). Elle
129
caroline guibet-lafaye Éducation à la citoyenneté et parité politique
les individus sont alors en mesure d’intervenir sur des décisions qui
orientent leur destin.
Pourtant et alors même que la citoyenneté se définit par le droit
et la possibilité de participer aux processus de décision politique et
d’influencer les choix collectifs, on ne peut omettre le fait que tous ceux
qui, en raison de leur culture, de leurs moyens matériels et intellectuels,
sont éloignés des zones de pouvoir et de prise de décision, seront, dans
les faits, exclut de cette citoyenneté active. Pour dépasser cet état de
fait, il importe d’assurer à tous l’accès aux prérequis institutionnels de
la parité de participation, c’est-à-dire aux ressources économiques et au
standing social nécessaires pour participer, à part entière, à l’interaction
sociale et politique. Le cas échéant, tout manquement à la parité de
participation constitue une atteinte à l’égalité, à l’égal respect et à l’égale
autonomie que revendiquent pourtant nos sociétés démocratiques.
L’implémentation effective des valeurs de la nation, telles que
l’égalité et la liberté, appelle donc une réorientation de l’éducation
à la citoyenneté, conçue non pas comme un processus par lequel les
individus seraient conduits à adhérer aux valeurs de la République, mais
comme un outil leur donnant les moyens de jouir de la citoyenneté
politique, dans la pluralité de ses dimensions. La citoyenneté active et
participative requiert des ressources cognitives, culturelles et sociales qui,
pour partie, peuvent être fournies par l’école. Bien que l’école ne puisse
contribuer à l’instauration des conditions économiques requises pour
garantir la parité de participation politique de tous les citoyens, elle peut
intervenir au plan culturel, social et dans l’ordre des valeurs reconnues
socialement. Elle doit, à la fois, pouvoir doter chacun des moyens requis
pour cette participation mais elle peut également intervenir sur la nature
des rapports interindividuels, en particulier sur les attitudes à l’égard
des groupes sociaux minoritaires ou marginaux, eu égard à la culture
majoritaire du pays par exemple. Le rôle de l’école apparaîtra avec plus
d’évidence par l’analyse des obstacles à cette parité.
Voir Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution,
Paris, La Découverte, 2005, p. 54-55.
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130
repose sur un principe de justice distributive. La parité de participation
dépend, d’autre part, d’une condition intersubjective attachée à l’ordre et
aux hiérarchies statutaires de la société définis par la culture dominante.
Plus précisément, la parité de participation suppose une parité dans la
représentation politique et l’accès aux lieux du politique, la remise en
question des modèles hérités de valeurs culturelles et la reconnaissance
de cultures minoritaires. Elle appelle également des politiques culturelles
et éducatives de discrimination positive, une régulation des médias et de
l’espace public, l’encouragement du secteur associatif.
Les obstacles à la parité de participation sont de différentes natures et
surgissent dans la plupart des sphères sociales, telles que la politique, la
société civile, le marché du travail, la famille. La propension à participer à
la vie politique publique et les capacités dont dépend cette participation
sont très inégalement distribuées dans la population puisqu’existent des
conditions sociales d’accès à la politique, qui recouvrent aussi bien le
capital culturel que le capital social ou économique 10. L’analyse des
interactions au sein de l’espace public montre que les inégalités sociales
corrompent de façon informelle les sphères publiques existantes et
pourtant officiellement ouvertes à tous. Elles faussent les interactions
discursives qui s’y déroulent aussi bien que la délibération publique. Ces
inégalités empêchent que les interlocuteurs débattent, dans ces espaces,
en tant que pairs. De même, la parité de participation est entravée par les
dévalorisations fondées sur les identités sociales, ethniques, culturelles,
religieuses. On observait, il y a quelque temps encore en France, des
réactions de dénigrement et de disqualification à l’égard des femmes
dans les sphères politiques. C’est un fait que les groupes minoritaires
(malentendants, malvoyants, homosexuels, immigrés, minorités
10 Pierre Bourdieu, Propos sur le champ politique, Lyon, Presses universitaires de Lyon,
2000, p. 54. Ainsi en France, il n’y a, en 2002, aucun représentant des minorités
ethniques au Parlement alors que ces minorités représentent 8 % de la population
(Rapport mondial sur le développement humain du Programme des Nations Unies
pour le Développement, 2004). Le taux de participation électorale des non-diplômés
en France est de 62 % (à âge contrôlé), alors qu’il est de 80 % chez les cadres de la
fonction publique (INSEE, Enquête sur la participation électorale, 2002). De même,
seuls 0,9 % des députés sont d’origine ouvrière alors que cette catégorie représente
28 % de la population. Les députés sont à 78,8 % des cadres ou des actifs issus
des professions intellectuelles supérieures (source : Assemblée nationale, 2003).
Aux élections cantonales auxquelles la parité ne s’applique pas, seuls 10,9 % des
conseillers généraux sont des femmes qui dirigent trois départements sur cent
(Ministère de l’Intérieur, 2004). Ces femmes maires ne dirigent que 44 villes de plus
de 15 000 habitants (soit 0,3 %) et 4 des 37 communes de plus de 100 000 personnes
(Ministère de l’Intérieur, 2001).
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Limites d’une éducation « classique » à la citoyenneté
L’acquisition de connaissances élémentaires
L’école, dans sa forme traditionnelle et dans les différentes réformes
dont l’éducation à la citoyenneté a fait l’objet en France, dote-t-elle les
individus des moyens de participer, en tant que pairs, à la vie politique
publique, étant entendu que la parité de participation implique à la fois
une ouverture à l’autre et un effort spécifique pour permettre que les plus
fragiles, dans les sphères sociales, politiques et culturelles, aient un accès
131
caroline guibet-lafaye Éducation à la citoyenneté et parité politique
religieuses, etc.) ont du mal à se faire représenter et entendre sur la scène
politique. La reconnaissance publique de chacun, dans sa singularité
culturelle, morale, de genre, suppose de vaincre la subordination
statutaire de formes culturelles minoritaires et de promouvoir des
modèles de valeurs favorisant la parité de participation dans la vie
sociale 11. Dans les luttes symboliques qui s’engagent dans le champ
politique, les adversaires disposent de pouvoirs symboliques inégaux.
L’absence de reconnaissance sociale et de reconnaissance réciproque sont
des entraves majeures à la parité de participation car elles sont, dans leur
forme positive, des vecteurs d’implémentation de l’égalité reconnue à
chacun dans l’ensemble des démocraties libérales.
La reconnaissance réciproque, qui sous-tend le statut juridique de
citoyen et les rapports de reconnaissance juridiquement garantis, ne
se reproduit pas d’elle-même. Elle requiert l’effort coopératif d’une
pratique civique à laquelle personne ne peut être forcé par des normes
juridiques 12. En particulier, la reconnaissance peut être grandement
encouragée par l’institution scolaire. Que peut l’école pour contribuer
à la fois à la reconnaissance sociale et à la parité de participation – dans
la mesure où le droit à une participation égale, dans la vie publique, ne
présuppose pas seulement l’élimination des inégalités économiques mais
aussi celle de l’humiliation culturelle, tout comme le respect de soi lié
aussi bien à des réalisations personnelles (à des accomplissements) et à
la force de l’ego acquis à travers la socialisation ainsi qu’à travers l’estime
sociale ?
11 Ce qui a des conséquences, comme nous le verrons, sur les contenus d’enseignement
et l’attitude que l’on peut attendre de la part des enseignants concernant les
références normatives et culturelles qu’ils convoquent.
12 Voir Jürgen Habermas, L’Intégration républicaine [1996], Paris, Fayard, 1998,
p. 76.
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132
effectif à la participation politique ainsi que les moyens d’y participer
réellement ? De façon minimale, l’alphabétisation des individus leur
confère un accès élémentaire à la vie sociale 13 car aucune parité de
participation effective ne peut exister entre un citoyen analphabète et un
citoyen alphabétisé. Ce niveau minimum d’éducation offre aux citoyens
les moyens humains de mener une vie socialement décente mais il leur
faut également acquérir les compétences requises pour comprendre les
enjeux politiques contemporains qui structurent leurs choix futurs et les
choix futurs de leur société.
Ainsi l’individu doit disposer de certaines connaissances indispensables
sur les lois, les institutions et les principes sur lesquels repose l’organisation
politique mais également sur ses droits. La participation « éclairée » à
la vie politique publique suppose des savoirs élémentaires dans d’autres
champs que la politique ou le droit, en l’occurrence des connaissances
historiques, économiques, sociales, morales, une culture générale, en
particulier en sciences exactes et en sciences humaines. Ce savoir est
d’autant plus nécessaire aujourd’hui que l’on assiste à une prolifération
des formes de démocratie délibérative autant qu’à une floraison des
débats participatifs sur des questions politiques sensibles (éthique
médicale, biotechnologies, environnement, développement durable,
etc.), où la maîtrise de l’information ainsi qu’un savoir scientifique et
technique sont une part décisive de l’argumentation. L’ensemble de
ces éléments constitue des « vérités simples » (Rawls) sans lesquelles
le jugement politique ne peut s’exercer. En ce sens, l’exigence de la
parité de participation justifie une formation théorique – en somme
l’acquisition de connaissances – sur les grands problèmes de la vie
sociale et politique, au titre d’accomplissement scolaire fondamental.
Contrairement aux indications formulées dans le Socle, cet apprentissage
ne peut s’opérer d’une façon transversale aux disciplines enseignées.
Une authentique éducation à la citoyenneté et surtout une éducation
efficace à la citoyenneté appelle une réorganisation des enseignements
et des programmes car l’enseignement d’histoire, au cours du collège
et du lycée, puis de la philosophie en classe de Terminale ne peuvent y
suffire. Sans contester la nécessité d’un enseignement théorique relatif
13 L’alphabétisation fonctionnelle est définie à partir de l’idée qu’« est fonctionnellement
alphabétisée toute personne capable d’exercer toutes les activités pour lesquelles
l’alphabétisation est nécessaire dans l’intérêt du bon fonctionnement de son groupe
et de sa communauté et aussi pour lui permettre de continuer à lire, écrire et calculer
en vue de son propre développement et de celui de sa communauté » (UNESCO,
1978).
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à la citoyenneté 14, nous défendrons l’idée que ce dernier ne peut ni
constituer l’axe majeur d’une éducation à la citoyenneté et encore moins
celui d’une éducation à la parité de participation.
Éducation à la délibération
14 Le Socle en offre un exposé détaillé pertinent à travers « Les compétences sociales
et civiques », associées à la 6e compétence. Le « Nouveau Contrat pour l’École »
(1995) apportait déjà des éléments de réponse satisfaisants à cette question.
15 John Rawls, Libéralisme politique [1993], Paris, PUF, 2001, p. 264. Rawls définit le
devoir de civilité à partir de l’idée que chaque citoyen doit être capable d’expliquer
aux autres comment, sur des questions fondamentales, les principes et les
programmes qu’il défend et pour lesquels il vote peuvent être fondés sur des valeurs
politiques et des idées largement partagées dans la culture politique publique
concernée, c’est-à-dire en référence à la raison publique.
16 Soulignons encore une fois, s’il était besoin, que notre propos n’est pas de cerner
les contours et le contenu d’une éducation à la citoyenneté, comme telle, mais
d’identifier en quoi l’école peut contribuer à la parité de participation des individus
à la vie politique publique.
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133
caroline guibet-lafaye Éducation à la citoyenneté et parité politique
L’exercice de la citoyenneté participative, vers lequel s’orientent
aujourd’hui nos démocraties, impose, plus que jamais, que soient
justifiés les choix et les décisions prises par les acteurs politiques. Les
individus, au terme de leur parcours scolaire, doivent donc être en
mesure de justifier leurs futures démarches politiques et en particulier
cette pratique politique élémentaire qu’est le vote. On attend en effet
du citoyen qu’il ne juge pas seulement en fonction de critères purement
privés (en référence à ses préférences personnelles ou à ses intérêts
matériels, sociaux et économiques voire à des dégoûts ou à des haines)
ni uniquement en fonction de critères juridiques et moraux – tels que le
respect des droits de l’homme, l’honnêteté du gouvernement, etc. – mais
aussi du point de vue de celui qui gouverne et qui formule des jugements
politiques. Cette justification rationnelle doit opérer en respectant les
limites de la raison publique et le devoir de civilité 15, et en convoquant
des critères d’évaluation des principes et des directives en question. Dans
cette perspective, l’acquisition d’une capacité délibérative, qui à certaines
occasions se matérialise dans le vote, s’inscrit dans les compétences de
base. La participation à la vie politique publique, en tant que pairs,
appelle donc une éducation au jugement, passant par l’acquisition de
compétences élémentaires (lire, écrire, compter), l’assimilation de vérités
simples mais aussi la maîtrise des modes de raisonnement dont le rapport
Bourdieu-Gros (8 mars 1989) soulignait déjà l’importance 16.
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L’acquisition de modes de raisonnement – tels que le mode de
pensée déductif, le mode de pensée expérimental ou le mode de pensée
historique, le mode de pensée réflexif et critique, lesquels se distinguent
de simples procédés rhétoriques ou d’outils de persuasion – est
également fondamentale parce que sans ces compétences cognitives les
individus ne sont pas en mesure de défendre leur position ni d’évaluer la
validité des arguments avancés par d’autres agents, ainsi que les preuves
fournies par les parties, ni de mettre en balance des considérations en
compétition, d’opérer un retour réflexif sur leurs convictions et sur les
normes en discussion. Ces modes de raisonnement constituent donc,
dans la perspective qui est la nôtre, des acquis fondamentaux. L’intérêt
d’une telle éducation du jugement est enfin qu’elle est indissociable
d’une familiarisation avec ce que Rawls nomme les « fardeaux du
jugement », en ce sens que « des personnes raisonnables reconnaissent
que les difficultés du jugement imposent des limites à ce qui peut être
raisonnablement justifié auprès des autres » 17.
Éducation au pluralisme raisonnable
En effet, la formation des individus au raisonnement ne signifie pas
que disparaîtront les dissensions et les conflits. L’un des traits saillants
d’une éducation à la citoyenneté pluraliste consiste précisément à
reconnaître les difficultés du jugement et à en accepter les conséquences
dans et pour un exercice légitime du pouvoir politique. La formation
scolaire peut y préparer en donnant, d’une part, aux individus une large
idée de ce que peuvent être des cultures autres et d’autres modalités
de penser que les leurs et, d’autre part, en les formant à la discussion
publique dans une atmosphère de respect des opinions divergentes
des leurs.
Le respect des opinions raisonnables opposées à celles que l’on nourrit
joue un rôle dans la parité de participation à travers l’acceptation de
l’autre dans sa différence et notamment à travers la reconnaissance de
la validité de ses arguments raisonnables. Une telle éducation politique
permettrait aux citoyens de vivre politiquement les uns avec les autres, à
la lumière de raisons dont on peut raisonnablement espérer que tous y
souscriront. Elle répondrait ainsi aux exigences qui se cristallisent dans
les expériences contemporaines de démocratie participative où, tout en
admettant que chacun défende son intérêt particulier, on attend des
17 John Rawls, Libéralisme politique, op. cit., p. 91.
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18 De ce point de vue encore, les dispositions du Socle trahissent leur insuffisance
puisqu’il ne suffit pas de former l’enfant au raisonnement pour qu’il acquière ce type
de disposition.
19 Voir Rawls, Libéralisme politique, op. cit., p. 196.
20 Voir Michael Walzer, Traité sur la tolérance [1997], Paris, Gallimard, 1998, p. 62.
21 L’orientation républicaine revendiquée par le Socle est problématique dans le
contexte socioculturel français actuel. En revanche le Socle confère, à juste titre,
pour mission à l’école de former à la tolérance et d’ouvrir les élèves au pluralisme.
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135
caroline guibet-lafaye Éducation à la citoyenneté et parité politique
participants qu’ils comprennent le point de vue d’autrui 18. Ce modèle
d’éducation à la citoyenneté se distingue spécifiquement de celui qui
pourrait se déduire de l’idéal de la citoyenneté rawlsien, suggérant que
la finalité du processus d’apprentissage est de susciter un équilibre au
sein de nos propres jugements mais également une convergence des
jugements des citoyens 19.
Ces exigences éducatives et citoyennes justifient la création de lieux où
les individus mettront en œuvre et développeront ces facultés, en somme,
des espaces de dialogue et de médiation, des « lieux de dialectique »,
car on peut légitimement douter que la capacité à universaliser son
point de vue ou à adopter le point de vue d’autrui soit stimulée dans
d’autres groupements et milieux sociaux (familiaux, professionnels ou
associatifs), souvent constitués autour d’intérêts particuliers partagés.
Dans des sociétés qui se caractérisent davantage par le fait d’être des
sociétés d’immigration plutôt que des États-nations – comme c’est en
réalité le cas en France 20 – l’éducation aux valeurs de la république
doit céder le pas à une éducation au pluralisme raisonnable dont nous
verrons que l’un de ses aspects est la familiarisation avec une culture
pacifique du dialogue et désaccord 21. Dans cette perspective, l’école peut
apporter une réponse satisfaisante à la diversité sociale, non pas en tant
qu’elle serait le vecteur d’une adhésion largement partagée à des valeurs
républicaines, mais en tant qu’elle peut être une école multiculturelle et
ouverte à la diversité.
Cette éducation au pluralisme peut s’introduire à l’école par divers
biais : le contenu des enseignements, les formes de l’enseignement,
la composition des publics accueillis (dans l’établissement, dans la
commune ou dans un ensemble d’arrondissements urbains ou de
communes proches), les règles de la vie scolaire (jours fériés, menus
à la cantine, dispense, tenues vestimentaires), la formation des
enseignants notamment. L’éducation à la citoyenneté peut se moduler
selon différentes formes : ateliers de présentation et de discussion de
thématiques judicieusement choisies (l’immigration : son histoire et ses
raisons, le PaCS, la délinquance, les femmes dans la vie civile et politique,
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136
la violence urbaine, l’identité nationale, le statut du commun et du
collectif, le droit à la différence, l’excision), rencontres avec des acteurs
sociaux (juges, policiers, maires, représentants syndicaux, représentants
d’associations de défense des immigrés ainsi que des migrants clandestins,
gendarmes, militants des droits des femmes et défenseurs de la parité,
députés, pompiers, militaires), pratique de la discussion argumentée
aux vertus de laquelle les enseignants supposent également d’être
convaincus 22. Les programmes d’histoire peuvent s’ouvrir à l’histoire
de l’esclavage, à l’histoire des minorités nationales, quelle que soit leur
origine, et à l’histoire des rapports entre les communautés nationales.
Le modèle de citoyenneté en référence auquel l’école peut éduquer
les individus doit être repensé. En effet, la conception du citoyen
sous-jacente aux projets éducatifs qui se sont succédés en France, qu’il
s’agisse du plan Langevin-Wallon ou du Socle, est celle d’un homme
responsable, capable de faire des choix rationnels en connaissance
de cause, de participer à la vie sociale, d’y assumer des devoirs et des
responsabilités. Autrement dit, le citoyen est envisagé de façon atomisée
et abstraite, indépendamment de la réalité des liens sociaux qu’il nourrit
avec les autres citoyens, indépendamment du tissu social dans lequel il
agit et des opportunités participatives qui se présentent à lui. Ces plans
éducatifs tiennent pour acquis le statut politique de l’individu : il est un
citoyen, mais ils omettent la réalité sociologique qui montre que certains
sont « davantage citoyens » que d’autres parce que tous ne participent
pas à la vie politique et sociale sur un pied d’égalité.
Nouvelles exigences d’une éducation à la citoyenneté
Si l’on ne considère pas seulement la participation formelle et le fait qu’en
droit tous puissent participer à la vie politique publique, on constate que
certains groupes sociaux – jadis les femmes, aujourd’hui les personnes
situées au bas de l’échelle sociale, les personnes issues de l’immigration et
leurs descendants – y participent moins que d’autres. Cette différence ne
reflète pas nécessairement des préférences personnelles mais s’explique
de façon récurrente par des hiérarchies de valeurs, implicitement ou
explicitement, institutionnalisées dans nos sociétés et qui constituent
22 Sur ces dernières réticences, voir Odile Nave, « Éducation civique et débat au lycée »,
Spirale (Revue de Recherches en Éducation), 2004, n° 34, p. 93-111. Il importe que
les enseignements d’éducation à la citoyenneté ne soient pas dispensés seulement
dans les filières générales mais également dans les filières technologiques.
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des obstacles sociaux à la parité de participation politique 23. Pour les
surmonter, se révèlent nécessaires une éducation au respect de l’autre
et de la différence, un enseignement des cultures dans leur diversité
et un enseignement des valeurs politiques, repensés à la lumière de
la diversité culturelle de nos sociétés. Ainsi l’éducation pour la parité
de participation n’appelle pas seulement une éducation politique du
citoyen, individuellement considéré, mais aussi une éducation qui
prenne en compte le rapport que chacun a à l’autre tout comme les
hiérarchies de valeurs culturellement instituées qui entravent la parité
de participation.
Le citoyen, source légitime de normativité
137
caroline guibet-lafaye Éducation à la citoyenneté et parité politique
Les différentes formes de participation politique, en France et en
Europe, se déclinent à travers le vote, la participation à des syndicats ou
à des associations mais également, quoique plus récemment, à travers la
participation à des formes de démocratie délibérative et participative.
Citons pour exemples les jurys et conférences de citoyens, les conférences
de consensus, les conférences délibératives, les enquêtes et les auditions
publiques, les sondages d’opinions, les comités de conseils de citoyens,
les conférences de vote, l’évaluation technologique interactive, les jeux de
rôles politiques, les enquêtes publiques, les comités locaux d’information
et de consultation, les comités de sages (ou comités d’éthique), les débats
participatifs. La promotion de ce type de configurations est d’autant
plus souhaitable que leur fonctionnement respecte un critère de parité,
au sens où chacun y participe à un niveau égal, sans contrainte, dans un
processus politique ouvert.
Dans cette mesure la population aujourd’hui ne jouit effectivement
des droits à la participation politique qu’en s’intégrant à – et en exerçant
une influence sur – une communication publique. Dans la rivalité entre
les groupes sociaux, il est décisif, pour chacun, non pas simplement
d’accéder aux instruments du pouvoir symbolique mais aussi de parvenir
à orienter l’intérêt du public. Dans cette perspective – qui correspond à la
fois à celle du républicanisme civique et à la prégnance contemporaine de
la démocratie participative – est essentielle la participation des citoyens
à des débats, au cours desquels ils forment une opinion réfléchie sur ce
23 Notre propos n’est pas d’identifier les moyens de convaincre les personnes de
participer à la vie politique publique, mais de s’assurer que tous puissent en jouir
et que les obstacles qui leur sont opposés soient levés.
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qui est bon pour le bien public et expriment leurs opinions sur ce qui
permet d’améliorer les politiques.
Les facultés et capacités convoquées par les citoyens, dans ces processus,
permettent de compléter le contenu du panier de biens scolaires
fondamentaux, requis pour une parité de participation politique. Au
nombre de ces facultés, on retiendra particulièrement : (1) la possibilité
et la capacité pour divers acteurs sociaux de faire valoir la pertinence de
leurs perspectives contextuelles ; (2) la capacité de remettre en cause
le cadre imposé pour l’objet des débats (qui consiste en une aptitude
critique) ; (3) la capacité de traiter les différents acteurs sociaux de façon
impartiale ; (4) la capacité de parvenir à une compréhension originale
des différentes perspectives à l’œuvre et de la façon dont elles touchent
ceux qui sont affectés par les décisions ; (5) la capacité de fournir des
arguments pour défendre ses propres positions ; (6) la capacité de saisir
la logique de décision. Ces compétences peuvent faire l’objet d’un
apprentissage scolaire dans le cadre d’un horaire spécifique.
D’autres compétences et qualités, requises par la pratique de la
démocratie délibérative, entrent encore dans ce panier de biens scolaires
fondamentaux : (a) le citoyen doit être capable d’identifier, dans un
échange délibératif d’informations et d’arguments, ce qu’exige le bien
public dans tous les domaines, ainsi que les mesures qui permettront de
le favoriser. (b) Les arguments devant être exprimés en terme de bien
public, des qualités comme l’empathie ou la solidarité à l’égard du bienêtre des autres participants ou personnes extérieures sont indispensables.
(c) Les participants doivent manifester la volonté d’écouter vraiment
les arguments des autres et de les traiter avec respect. (d) On attend des
parties qu’elles fassent valoir des prétentions et des justifications logiques
et valides, par un échange d’informations ordonnées et de bonnes raisons.
(e) On attend enfin des participants qu’ils aient la volonté de suivre la
force du meilleur argument, ce qui suppose que leurs préférences ne
soient pas fermées à l’échange ni à d’éventuelles révisions.
Dans ce cadre, la capacité normative de chacun est un moment décisif
du processus d’élaboration des normes publiques éthiques et politiques.
L’exercice du pouvoir politique impose une exigence de justification
et de légitimation qui passe notamment par l’exposition des raisons
des choix et des décisions prises par les citoyens. D’un point de vue
participatif, l’intérêt de ces nouvelles formes d’expression démocratiques
n’est pas seulement qu’elles sont un lieu d’intervention dans l’élaboration
de politiques mais également que la participation s’y actualise à travers le
contrôle des décisions par les personnes concernées. Se réalise en effet, à
travers ces processus participatifs, une « codétermination de politiques
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publiques » 24 par les citoyens. Ces formes de démocratie délibérative
et participative justifient donc a minima que l’éducation soit le vecteur
du déploiement, chez les citoyens, de la capacité de délibérer et de son
apprentissage s’inspirant des attentes et des qualités requises pour la
pratique d’une démocratie participative.
Une éducation à l’éthique de la discussion ?
Éthique de la discussion et éducation à la citoyenneté
139
caroline guibet-lafaye Éducation à la citoyenneté et parité politique
Eu égard à ces éléments et du fait de l’évolution des formes de
citoyenneté comme du fait du pluralisme raisonnable dans nos
sociétés, la question d’une éducation au dialogue et à l’éthique de la
discussion se pose. Elle se pose d’autant plus que, dans nos sociétés, les
conditions de la discussion démocratique définissent le noyau d’une
vie éthique démocratique. Au rebours de certaines positions 25, nous
soutiendrons qu’une formation au dialogue doit constituer l’un des
piliers de l’éducation à la citoyenneté, en particulier lorsque l’on se
soucie de garantir une parité de participation à chacun, pour les raisons
précédemment évoquées mais aussi parce que dans certains milieux
sociaux l’accès à la discussion est plus difficile. Les normes de l’éthique
de la discussion, en l’occurrence, l’impartialité, la réversibilité, le fait de
se mettre à la place d’autrui, la réciprocité, l’universalisation de son point
de vue, sont autant de dispositions et de qualités qui engagent le citoyen
à se décentrer de son propre point de vue. Elles tendent également à
susciter de l’empathie pour la situation d’autrui, du respect et de la
tolérance et nourrissent, à terme, une culture pacifique du dialogue et du
désaccord. Ceci évoqué, il ne s’agit pas pour autant de défendre la thèse
selon laquelle l’éthique de la discussion serait le seul fondement possible,
de nos jours, d’une éducation à la citoyenneté 26.
Cette perspective justifie seulement que l’enseignement et l’éducation à
la citoyenneté soient, en partie au moins, fondés sur des espaces de parole
où les individus seraient confrontés à des arbitrages et conflits de normes,
et encouragés à les résoudre en respectant les principes de l’éthique de
la discussion. On déplore souvent le faible niveau « dialectique » des
discussions organisées avec les élèves mais si l’on juge qu’il est possible
24 S. Joss (dir.), « Introduction : Public participation in science and technology policy
– and decision-making – ephemeral phenomenon or lasting change ? », Science and
Public Policy, 1999, vol. 26, n° 5, p. 291.
25 Voir Laurent Jaffro & J.-B. Rauzy, L’École désœuvrée. La nouvelle querelle scolaire,
Paris, Flammarion, 2000, p. 247.
26 Ibid., p. 243.
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de les former à une expression écrite structurée et raisonnée, on ne voit
pas pourquoi il ne serait pas possible de les éduquer à une expression
orale argumentée. L’objectif d’une telle formation serait de susciter une
écoute et une confrontation constructives aidant à la formalisation des
positions individuelles et collectives, en plongeant les individus dans des
situations de parole et de discussion de normes et de valeurs, qui leur
permettraient de se familiariser avec certaines exigences de la discussion
comme la reconnaissance du droit égal de chacun des interlocuteurs
de participer à la discussion, le principe de l’égale dignité, le respect de
l’autre et de la diversité, qui sont des dispositions que le Socle évoque
sans toutefois préciser les moyens de leur acquisition 27.
La volonté de développer, chez les futurs citoyens, le désir de respecter
les institutions et d’encourager les vertus du libéralisme politique, telle
qu’on la trouve dans la philosophie politique de Rawls comme dans le
Socle est, comme telle, insuffisante. Il est nécessaire de construire un
espace dans lequel les élèves seront en mesure de s’interroger sur les
institutions et d’en comprendre le bien-fondé, de réfléchir sur les raisons
pour lesquelles ils formulent tel ou tel jugement, aussi bien que sur la
vérité ou la fausseté de ces jugements. Ceci peut se réaliser dans le cadre
d’un horaire spécifique consacré à l’éducation à la citoyenneté 28. Les
thématiques susceptibles de faire l’objet de débat pourraient être : le vote
et la représentation démocratique ; la raison et la légitimité de la police ;
le rapport de la justice et de l’État (en particulier, l’indépendance du
judiciaire par rapport au politique) ; les émigrations et les immigrations ;
les formes et raisons du débat argumenté ; l’écologie et l’économie ;
le développement durable ; le rôle de l’État social et son histoire, etc.
Ces thèmes seraient traités à travers des dossiers argumentaires et
des expositions à partir desquels s’initieraient les discussions 29. Les
27 Pour y parvenir, on s’inspirera avec profit de l’expérience réalisée autour de
l’« éducation civique, juridique et sociale » (ECJS) au lycée Juliette-Récamier de Lyon,
qui accueille aujourd’hui les élèves de la banlieue ouvrière de la région (voir C. Daux
& P. Milko, « Éducation civique, juridique et sociale et projet d’établissement », das
J.-P. Obin, Questions pour l’éducation civique, Paris, Hachette, 2000, p. 263-282).
28 Voir l’expérience réalisée autour du projet « Citoyenneté et engagement » au lycée
Juliette-Récamier de Lyon (Daux & Milko, « Éducation civique, juridique et sociale
et projet d’établissement », art. cit., p. 271-278).
29 Cette méthodologie doit permettre que l’éducation à la citoyenneté ne passe pas
par des cours magistraux car le savoir doit être reconstruit par les élèves afin qu’ils
puissent l’assimiler personnellement, dans une recherche à la fois individuelle
et collective (en l’occurrence par petits groupes). Voir, pour des suggestions
méthodologiques éclairantes, Daux & Milko, « Éducation civique, juridique et
sociale et projet d’établissement », art. cit., p. 273.
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expériences individuelles et/ou familiales ayant suscité des sentiments
d’injustice doivent également recevoir une attention spécifique.
Le Socle, en considérant que ces capacités s’acquerront de façon
transversale, ne se donne pas les moyens réels de leur apprentissage.
Il est indéniable que, pour parvenir à ces objectifs, l’apprentissage
de la citoyenneté prendra, dans l’une de ses dimensions au moins, la
forme d’un apprentissage de la discussion universelle ou d’un dialogue
universel. Dans la mesure où ce type d’apprentissage sera le vecteur d’une
éducation à la tolérance, il rend caduque l’objection qui stigmatise, dans
toute éducation à la discussion, la volonté d’assimiler la position de
citoyen à celle de sujet raisonnable du dialogue 30 voire de l’y réduire car
une telle éducation nourrira la coexistence et la compréhension mutuelle
entre citoyens de sociétés multiculturelles.
Face aux divergences éthiques, culturelles et religieuses des sociétés
pluralistes dans lesquelles nous vivons, il est urgent de promouvoir une
culture pacifique du dialogue et du désaccord entre citoyens. Cette culture
assoira la coexistence de citoyens entretenant des opinions radicalement
divergentes et contribuera au développement, parmi ces derniers, d’un
sens de la coopération sociale et d’une empathie à l’égard d’autres groupes
sociaux ou de points de vue différents. Une culture pacifique du désaccord
préserverait également la possibilité que les convictions de chacun trouvent
une expression équitable dans le forum public et concourrait ainsi à la
promotion de la parité de participation à la vie politique publique.
Peuvent contribuer à la réalisation d’une telle culture le développement
d’une plus grande mixité sociale et culturelle dans les institutions
éducatives mais aussi dans la société, dans les quartiers urbains et
dans les institutions. Des innovations institutionnelles, que nous
n’aborderons pas dans le cadre de cet article, doivent être envisagées.
Les expériences de busing ont apporté, aux États-Unis et en France,
des résultats intéressants 31. Alternativement un respect plus étroit de
30 Jaffro & Rauzy, L’École désœuvrée, op. cit., p. 247.
31 Le « busing » promeut la mixité sociale dans les établissements scolaires publics
par le biais du ramassage scolaire. La finalité est notamment d’apprendre aux
enfants de différentes origines à « vivre ensemble » (voir Louis Harris et al., A Study
of Attitudes Toward Racial and Religious Minorities and Toward Women, New York,
Louis Harris et associés, 1978, p. 39). Ce type d’expérience a été réalisé en France à
Bergerac et à Oullins (voir Françoise Lorcerie et al., L‘1Ecole et le défi ethnique, ESF
Éditeur, Thiron, 2003, chap. 7).
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caroline guibet-lafaye Éducation à la citoyenneté et parité politique
Éduquer à et promouvoir une culture pacifique du dialogue et du désaccord
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la carte scolaire devrait être institué. Dans le champ éducatif, la prise
en compte du pluralisme et du multiculturalisme doit s’imposer et
façonner les politiques éducatives. La reconnaissance de l’irréductibilité
des oppositions éthiques et des bénéfices d’un désaccord persistant mais
organisé, auxquels les enfants auraient été rendus sensibles, serait une
étape fondamentale de la promotion de la parité dans la vie publique
démocratique, se déployant dans le respect – des convictions – de
chacun. Des écoles mixtes socialement et culturellement seraient, au
même titre que les lieux de discussion précédemment évoqués, propices
à une éducation des enfants aux fardeaux du jugement. Ces écoles
favoriseraient le dialogue interculturel et la valorisation réciproque
des cultures dans une logique d’échange. Pour ce faire, pourraient
être instauré soit un cours d’éducation politique ou d’« éducation à la
citoyenneté » proprement dit, incluant un cours de culture générale
– notamment tourné vers la connaissance des diverses civilisations,
complémentaire du programme d’histoire et géographie – couplé à un
enseignement des religions dans leur diversité, soit un enseignement de
philosophie dès la première année de lycée, en lycée général et en lycée
technique.
La valorisation des attitudes afférentes à cette culture du dialogue
contribuerait à la mise en place d’un contexte moral et social favorable
à la parité de participation de tous les citoyens à la vie politique, en
permettant de lever les préjugés à l’égard de la différence dont autrui est
porteur, de ses capacités, de la raisonnabilité de ses arguments. Une telle
culture n’aurait alors pas pour objectif de réaliser, comme le suggèrerait
Rawls, une convergence des jugements rationnels des partenaires de la
coopération sociale mais plutôt de les former à une culture qui rende
possible la parité de participation de toutes les composantes sociales à
la vie politique publique, dans la reconnaissance et la valorisation des
différences.
Comment l’école peut-elle surmonter les hiérarchies de valeurs culturellement
instituées qui entravent la parité de participation ?
Faut-il dispenser une culture commune ?
On souligne souvent que le projet d’éducation civique ou d’éducation
à la citoyenneté, dans l’école des pères fondateurs, reposait sur un
système de valeurs unique, largement partagé, mais qui ferait défaut à
l’école d’aujourd’hui. Que l’on fasse référence au Socle ou au rapport
de la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans
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143
caroline guibet-lafaye Éducation à la citoyenneté et parité politique
la République 32, qui affirme que « le premier lieu d’apprentissage des
valeurs républicaines est et doit rester l’école », celle-ci est perçue comme
un moyen privilégié d’acquisition de valeurs fédératrices pour l’ÉtatNation. Il est pourtant manifeste que les valeurs de la République ne
jouent plus – si tant est qu’elles aient jamais joué – ce rôle, dans la société
française actuelle. Cependant une culture commune, porteuse de valeurs
partagées mais qui reste à définir, semble être une condition de la parité
de participation des citoyens à la vie politique publique.
La notion de culture commune prend alors le sens large d’un partage
de valeurs et de modes de vie communs. Tout en abandonnant l’illusion
que dément le fonctionnement de nos sociétés de ce que des valeurs
communes sont nécessaires au maintien de la paix sociale, une forme
de communauté normative demeure néanmoins nécessaire au respect
mutuel ainsi qu’à l’estime réciproque entre citoyens. La substance de cette
culture commune ne serait toutefois pas constituée, principalement,
par des valeurs morales communes mais plutôt par l’acceptation du
pluralisme raisonnable, en matière morale, culturelle et religieuse, aussi
bien que par les valeurs de la démocratie.
Cette culture minimum requise pour participer, de façon effective
et en tant que pairs, à la vie politique démocratique présente plusieurs
dimensions. Elle consiste en premier lieu en une culture « générale »,
rassemblant un ensemble de connaissances, portant sur les notions
essentielles des principaux domaines du savoir, mais aussi des
connaissances sur l’histoire du pays, celle du monde, etc. Cette culture
générale, étant nécessaire à tout citoyen pour participer comme membre
à part entière à la vie politique et sociale du pays, doit appartenir au
panier de biens scolaires élémentaires devant être assuré à chacun.
Le Socle l’identifie à tort à la culture humaniste car dans des sociétés
pluralistes comme les nôtres, le modèle de l’État-nation à population
culturellement homogène s’est dissout. La diversité des formes de vie
culturelle, des groupes ethniques, des confessions et des visions du
monde ne cesse de croître. Les directives du Socle exemplifient une
confusion fâcheuse entre culture générale et culture majoritaire ou
culture d’un peuple français prétendument homogène mais qui, en
réalité, ne l’est pas. En effet, le Socle identifie cette culture générale
à la culture humaniste décrite principalement, voire exclusivement, à
partir de la littérature gréco-latine des Anciens puis de la Renaissance,
i.e. en référence à la culture « européenne ». Un tel enseignement
32 Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République,
Bernard Stasi, 11 décembre 2003 ; noté dans ce qui suit Rapport Stasi.
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contribue insuffisamment, voire entrave, faute de reconnaître une
dignité suffisante à des cultures non européennes, l’apprentissage d’une
citoyenneté pluraliste et ouverte à la différence, laquelle est pourtant une
condition de la parité de participation sociale et politique.
Pour cette raison, il est décisif d’enseigner aux élèves, à la fois les grandes
caractéristiques de leur propre culture mais aussi celles de la culture des
autres membres de la société, c’est-à-dire, pour le groupe dominant,
les grands traits de la culture des minorités. Il est donc indispensable
qu’à côté des sommets de la littérature de l’Antiquité gréco-latine soient
également enseignés les moments phares de l’histoire de la civilisation
musulmane et juive par exemple. La viabilité de sociétés plurielles
dépend en effet, pour partie, d’une politique de reconnaissance des
groupes qui y sont présents.
De même, la connaissance du fait religieux en France, en Europe et
dans le monde est indispensable 33. Les individus percevront ainsi la
signification des religions, dans leur contexte, et les religions seront
abordées en tant que faits de civilisation, connaissables à partir d’une
approche distanciée, dans une perspective indéniablement laïque.
L’introduction des mythologies, religions, sciences, arts, systèmes
philosophiques, à côté des savoirs fondamentaux, favorisera une
évolution des hiérarchies de valeurs implicitement institutionnalisées
et prévalentes aujourd’hui, et contribuera au respect des convictions
de chacun. On peut envisager, y compris au sein de l’école laïque et
publique, l’instauration d’un cours d’éducation religieuse, où toutes
les religions ainsi que leur histoire – tout de même que l’histoire de la
laïcité – seraient abordées. Cet enseignement ferait partie d’un cursus
d’« éducation à la citoyenneté » et d’éducation à une citoyenneté
multiculturelle légitimement appelé par la diversité sociale et religieuse
de nos sociétés libérales et d’immigration. Enfin pourrait être élaboré, en
cours d’éducation à la citoyenneté, un savoir des origines et des histoires
croisées, c’est-à-dire pour la France, entre la France et l’Afrique noire, la
France et le Maghreb, la France et l’Europe plurielle. Ces orientations
doivent être prises en compte dans l’instauration d’un tronc commun
de connaissances devant être acquis par tous les élèves quel que soit leur
domaine de spécialisation.
33 En France, l’enseignement du fait religieux comme de l’ensemble des humanités est
partie intégrante du programme de français et d’histoire pour les classes de 6e, 5e,
2nde et 1ère. Plus récemment, la « Commission Stasi » estime que « l’enseignement
de la religion musulmane doit être proposé aux élèves, au même titre que celui des
autres religions » (Rapport Stasi, p. 51).
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34 Là où le libéralisme tend le plus souvent à simplement promouvoir un respect des
différences (voir S. Macedo, « Liberal Civic Education and Its Limits », Canadian
Journal of Education, 1995, vol. 20, n° 3).
35 Comme le soulignent certains, « le modèle républicain doit faire la preuve qu’il
n’est pas enfermé dans la forme qu’il a prise lorsqu’il correspondait à une société
largement mono-ethnique, mono-culturelle, mono-religieuse. Ce qu’a réussi la
loi de 1905 par rapport à la religion pourrait servir d’exemple » (Robert Castel,
La Discrimination négative, Paris, Le Seuil, 2007, p. 106).
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145
caroline guibet-lafaye Éducation à la citoyenneté et parité politique
L’apprentissage d’une culture commune plurielle, repensée à la lumière
de la diversité et de l’hétérogénéité des sociétés d’immigration et tournée
vers le respect des différences raciales, religieuses, intellectuelles et
sexuelles, confèrera aux singularités et aux particularismes les moyens
de se coordonner et de se comprendre. Cet apprentissage contribuera
également à ce que l’élaboration normative, dont nous avons
précédemment souligné l’importance dans la participation politique,
s’opère dans la confrontation et l’interaction, notamment dialogique,
avec une culture commune diversifiée. Il jouera un rôle décisif dans
l’instauration de la parité de participation politique entre les membres
de la communauté nationale. La reconnaissance des différences et de
leur relativité contribue en outre à ce que chaque personne puisse se
percevoir, dans ses qualités et ses capacités, comme un élément précieux
de la société. Étant une condition du déploiement de liens d’estime
symétrique, elle permettra que chacun bénéficie d’autant plus et d’autant
mieux de reconnaissance sociale, et dispose des moyens symboliques de
participer à l’interaction politique.
L’existence d’un pluralisme radical raisonnable au sein de nos
sociétés appelle donc non seulement une éducation au dialogue et à
l’ouverture à l’autre mais aussi la reconnaissance des différences, au sens
de la compréhension et de la valorisation de celles-ci, plutôt que leur
simple respect ou une tolérance indifférente 34. L’école a ici un rôle à
jouer. En particulier, elle aurait vocation – au même titre que certaines
dispositions institutionnelles et sociales – à former les futurs citoyens
à la tolérance de différences partielles, c’est-à-dire à un état d’esprit
qui porterait chacun à considérer la différence comme étant toujours
seulement partielle. Les attitudes et dispositions jusqu’ici évoquées
légitiment une éducation au multiculturalisme 35. Dès lors l’éducation
à la citoyenneté n’aurait plus pour seule ambition de convaincre les
futurs citoyens de la nécessité de faire prévaloir le bien commun sur les
libertés fondamentales – conformément à une éducation d’inspiration
républicaine – ni d’accorder une priorité systématique aux droits et
libertés de base sur l’intérêt commun – conformément à une éducation
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d’inspiration libérale –, mais plutôt d’éduquer les individus à une
citoyenneté plurielle.
Penser une communauté de fins sociales et de valeurs partagées
146
L’élaboration d’une culture plurielle, qui ne serait pas exclusivement
nourrie par la culture du groupe social dominant, permet de réintroduire,
avec une nouvelle légitimité, la question de valeurs partagées, y compris
dans des sociétés multiculturelles marquées par la diversité ethnique et
sociale mais aussi par des divergences éthiques et religieuses. La question
est d’autant plus pertinente que la perspective est celle de l’identification
des conditions éducatives pour une parité de participation politique.
En effet, l’estime sociale, l’estime réciproque, ne peuvent s’établir et se
mesurer qu’à l’aune d’un horizon de valeurs communes 36 et en rapport à
des fins partagées, en fonction desquelles chacun évalue l’importance de
ses qualités personnelles pour la vie de l’autre ou ce qu’elles lui apportent 37.
L’idée culturelle qu’une société se fait d’elle-même, en relation à ses
valeurs et à ses fins éthiques, fournit les critères à partir desquels sont
évaluées les capacités et les prestations de chacun, en termes d’aptitude
à concrétiser les valeurs culturellement définies de la collectivité. Les fins
communes que se donne l’organisation sociale constituent la substance
de cette communauté de valeurs. Par conséquent, la manière dont cet
horizon de valeurs universel est déterminé est décisive.
Bien que la possibilité de penser des fins sociales communes dans des
sociétés pluralistes, c’est-à-dire multiculturelles et éthiquement diverses,
semble intrinsèquement problématique, on constate, dans ces mêmes
sociétés, qu’un accord tacite existe déjà autour de la promotion de fins
privées telles que la satisfaction des besoins des enfants et leur sécurité,
les biens et services médicaux essentiels, les remèdes à la dépendance, la
promotion du bien-être des personnes. Un consensus autour de certaines
fins politiques existe également, en particulier s’agissant du respect et
de la promotion des valeurs de la démocratie, de la paix, du respect de
l’autre, de la non-discrimination raciale ou entre les genres, du respect
des droits individuels et des lois justes, des valeurs du dialogue. Ces fins
politiques partagées peuvent en outre s’organiser autour de l’importance
que revêt, pour chacun, le fait de pouvoir vivre ensemble, avec nos
différences, dans un climat de respect et de tolérance réciproque, aussi
bien qu’autour du respect du pluralisme raisonnable, des différences et
36 Axel Honneth, Lutte pour la reconnaissance [1992], Paris, Le Cerf, 2000, p. 150.
37 Ibid., p. 147-148.
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Culture politique démocratique et valeurs politiques communes
Au-delà, d’une part, de la culture générale commune, précédemment
cernée et requise pour une parité de participation politique des
citoyens et, d’autre part, de la reconnaissance de la diversité légitime
d’interprétation des fins sociales immédiatement évoquée, demeure la
question des valeurs politiques communes, susceptibles de se prêter à
une éducation à la citoyenneté. Une telle éducation est d’autant plus
requise que « l’idéal démocratique est probablement une fiction qui
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147
caroline guibet-lafaye Éducation à la citoyenneté et parité politique
de la diversité sociale et culturelle, de la diffusion d’une culture pacifique
du désaccord justifié et du dialogue. Les droits fondamentaux à la
participation compris de façon égalitaire peuvent enfin constituer l’assise
d’une vie éthique démocratique et donc également le noyau normatif
d’un « bien commun » propre à nos sociétés. Une telle communauté
se penserait alors en référence à une vie éthique démocratique, définie
par une coexistence égalitaire et communicationnelle pour une pluralité
d’idées du bien en concurrence mutuelle.
L’école – aussi bien que les institutions sociales et politiques – a un rôle
à jouer dans la compréhension de ce que des référentiels axiologiques
distincts peuvent contribuer à réaliser des fins sociales communes. En
effet, dans les sociétés pluralistes, les idéaux sociaux ne fournissent
pas un système de références universellement valide. Ces références
ne se concrétisent que dans et par des interprétations culturelles
complémentaires, dont dépend la parité de participation politique mais
qu’elle conditionne également. Bien que l’interprétation des fins sociales
dépende généralement des groupes sociaux, l’école peut prendre sa part
dans l’évolution et l’inflexion de ces interprétations.
Non seulement la prégnance des interprétations que chaque
groupe propose dépend fondamentalement de sa capacité à présenter
publiquement ses qualités et ses capacités propres comme particulièrement
précieuses pour la collectivité. Précisément, le développement de
la capacité à exprimer publiquement ses convictions ainsi que la
confiance en soi peuvent être acquis dans le cadre scolaire. L’école a,
d’autre part, un rôle à tenir s’agissant de la nature des interprétations
relatives à la contribution des différents groupes sociaux aux fins
collectives communes, tout de même qu’en matière d’interprétation
des diverses formes d’auto-réalisation de soi. Or plus les fins sociales
reçoivent une interprétation riche et complexe, plus il est possible, pour
chaque individu, d’accéder à la considération sociale et d’entrer dans
l’interaction politique et sociale comme un membre à part entière.
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148
est condamnée à demeurer telle s’il n’est pas accompagné de la culture
politique et des conditions socio-économiques correspondantes » 38.
Les principes universalistes des États démocratiques ont besoin d’un
ancrage dans une culture politique car celle-ci constitue une médiation
indispensable entre les principes constitutionnels et les intentions
individuelles tout comme avec l’agir des citoyens. De plus la politique
délibérative, fondée sur des discussions et une communication politique,
dépend des contextes d’un monde vécu qui lui soit favorable et d’une
culture politique fondée sur la liberté et la socialisation politique 39.
Dans cette perspective, l’enseignement et la familiarité avec la
culture politique du pays sont des éléments décisifs d’une éducation
à la citoyenneté, en vue de la parité de participation. Néanmoins cette
parité ne sera elle-même garantie qu’à condition que la culture politique
commune soit dissociée des sub-cultures et de leurs identités formées au
niveau prépolitique. Il importe en effet de prévenir toute fusion entre la
culture majoritaire (ou dominante) et la culture politique commune. De
même, cette culture politique doit être compatible avec les formes de vie
culturelles dont héritent les membres de cette communauté quelle que
soit leur origine et réciproquement 40. Elle doit demeurer ouverte aux
impulsions venant de formes de vie nouvelles. Eu égard à la diversité des
conceptions du bien et à la variété d’origine des membres des sociétés
multiculturelles, l’appropriation de la culture politique publique requiert
donc que la tradition à laquelle chacun appartient soit, à chaque fois,
appropriée d’un point de vue relativisé par les points de vue des autres.
La Suisse offre un bon exemple d’une telle culture politique commune,
constitutive d’une identité collective, mais distincte des orientations
culturelles des différentes nationalités. En Suisse comme aux ÉtatsUnis, la culture politique ne s’appuie pas sur une provenance commune,
ethnique, linguistique et culturelle de tous les citoyens. Ainsi la
communauté d’origine, dans cette interprétation de la culture politique,
est moins décisive que le fait de former une conscience politique.
Plus précisément, une telle culture politique commune doit consister
en la familiarité avec les institutions et leur fonctionnement, avec
les droits civiques et constitutionnels. Elle suppose également un
38 Catherine Audard, « Citoyen », dans Monique Canto-Sperber, Dictionnaire d’éthique
et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996, t. I, p. 318.
39 Nous ne soutiendrons toutefois pas, avec Habermas, que la délibération doit pouvoir
s’appuyer, quant à son contenu, sur un consensus d’arrière-plan culturellement
établi (Habermas, L’Intégration républicaine, op. cit., p. 267).
40 Ces formes de vie ainsi que les confessions et pratiques qui leur sont associées ne
doivent pas contredire les principes constitutionnels en vigueur.
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caroline guibet-lafaye Éducation à la citoyenneté et parité politique
apprentissage des formes de participation à la vie politique du pays, des
pratiques et modes d’expression de la culture politique nationale – et
non de la culture nationale comme telle –, de l’histoire politique et des
structures institutionnelles du pays. Mais, au vu des contextes nationaux
pluralistes, elle doit aussi se penser comme une culture démocratique
pluraliste, fondée – comme nous l’avons vu – sur la tolérance, le respect
de la diversité des opinions, le respect de l’altérité, de la neutralité, sur
l’ouverture à la différence, la laïcité comme respect de la liberté religieuse,
la volonté de résoudre pacifiquement les conflits. Cette culture de la vie
politique démocratique doit constituer l’un des piliers de l’éducation à
la citoyenneté.
Celle-là doit indissociablement encourager les vertus politiques qui
rendront les futurs citoyens désireux de respecter les termes équitables de
la coopération sociale et politique. Dans la mesure où nos démocraties
pluralistes tendent à s’organiser, chaque jour davantage, autour de
la délibération publique, l’éducation à la citoyenneté doit enfin
promouvoir les qualités et vertus, précédemment analysées et requises
par la citoyenneté délibérative.
À rebours de l’inspiration habermassienne, qui interprète cette culture
politique dans les termes d’un attachement à la culture constitutionnelle
du pays envisagé, nous considérons que l’enseignement d’une culture
politique démocratique et l’éducation à la citoyenneté ne peuvent se
donner pour objectif premier d’éduquer tous les enfants, quelle que soit
leur origine et croyances religieuses, au seul respect de l’ordonnancement
constitutionnel de leur nation 41. Dans la mesure où de nombreux
individus, y compris dans les sociétés démocratiques, trouvent certaines
dispositions législatives, concernant des droits fondamentaux, tels que
le principe de la libre disposition de son corps, du respect de la vie ou
du droit de propriété, injustes – voire radicalement injustes – sous tel
ou tel aspect, le respect du pluralisme suppose de ne pas demander aux
citoyens d’admettre que leurs différends sur l’interprétation des droits
généraux proclamés (i.e. sur ce qu’ils veulent dire ou impliquent) sont
d’emblée inessentiels. Par conséquent, l’éducation à la citoyenneté,
qui doit sensibiliser les élèves à ce type de différends légitimes et
raisonnablement motivés, s’accomplirait mieux dans une éducation
au « vivre ensemble », dans le respect des différences et des exigences
de la parité de participation des citoyens à la vie politique publique
– dont nous avons souligné les implications et enjeux, en termes
culturels et d’appréhension des hiérarchies de valeurs instituées. Une
41 Voir Habermas, L’Intégration républicaine, op. cit., p. 77.
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telle culture, politique et démocratique, commune contribuera à la
constitution d’un monde vécu favorable au déploiement d’une politique
démocratique participative et respectueuse de la parité de participation,
à une vie éthique démocratique, définie par une coexistence égalitaire
et communicationnelle.
L’éducation à la citoyenneté ainsi envisagée serait alors une éducation
non pas au républicanisme mais à une citoyenneté multiculturelle, ouverte
aux différences et soucieuse de la parité de participation de chacun à la
vie politique publique. Il s’agirait d’une citoyenneté dans laquelle la
diversité des bagages culturels pourrait entrer et être reconnue comme
une valeur en soi, nécessaire à l’accomplissement et à la reconnaissance
sociale de chacun. Une telle réinterprétation du modèle de citoyenneté
serait un élément central de la culture politique commune des
démocraties pluralistes, dont l’une des ambitions serait de garantir à tous
les acteurs politiques les ressources dont ils ont besoin pour interagir avec
les autres en tant que pairs. Ce type d’exigence requiert, comme nous
l’avons montré, de repenser très largement le cadre et l’esprit dans lequel
l’éducation civique a été conçue en France jusqu’à aujourd’hui, et dont
témoignent les directives scolaires les plus récentes, promulguées par le
Ministère de l’Éducation Nationale, où demeurent affirmée l’idée que
« la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux
élèves les valeurs de la République » (Socle), et légitimée une conception
abstraite de la citoyenneté et du citoyen, dont l’entrée dans le forum
public suppose qu’il se départisse de ses particularités culturelles comme
de ses convictions religieuses et morales.
Conclusion
L’école ne peut à elle seule assurer le brassage social, l’apprentissage
du vivre ensemble, le respect des différences culturelles et spirituelles
dans un cadre laïque, c’est pourquoi d’autres mesures doivent être
prises, telles que le remodelage des villes excessivement ségrégées, ou
l’accroissement des moyens de la Haute Autorité de Lutte contre les
Discriminations pour l’Égalité. Néanmoins l’école peut grandement
contribuer à l’instauration, dans la société, des conditions d’une parité
de participation politique entre ses membres.
Pour répondre à cette mission, la formation commune des élèves
doit être poussée aussi loin que possible, en particulier en termes
d’éducation à une culture commune et politique plurielle, ainsi que
d’acquisition des connaissances que le Socle associe aux « compétences
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caroline guibet-lafaye Éducation à la citoyenneté et parité politique
sociales et civiques ». Aucune raison ne justifie que les élèves orientés
vers des filières techniques ne bénéficient pas de cet enseignement, en
particulier lorsque l’on considère, comme le Socle le met en exergue,
que cet enseignement ferait partie de « ce que nul n’est censé ignorer
en fin de scolarité obligatoire sous peine de se trouver marginalisé ».
Pour cette raison, l’un des devoirs de la nation est de repousser aussi
loin que possible l’acquisition d’un tronc commun de connaissances et
d’aptitudes, au moins pour ce qui concerne les domaines contribuant à
la formation du citoyen. Il serait approprié, dans cette perspective, que
l’éducation civique, aujourd’hui nommée « Éducation civique, juridique
et sociale », soit rebaptisée « éducation à la citoyenneté » marquant ainsi
la volonté politique de donner à chacun les moyens d’une participation
politique équitable aux décisions de la nation. La citoyenneté pourrait
alors être pensée non plus seulement dans l’acceptation étroite d’une
citoyenneté politique abstraite mais également comme une citoyenneté
sociale et plurielle. Dès lors, la défense de cette formation commune ne
s’appuierait plus seulement sur des arguments redistributifs (assurer un
panier de biens scolaires à tous) ni sur des arguments d’équité – visant à
défendre et à assurer une parité de participation réelle dans nos sociétés –
mais aussi sur des arguments politiques (former des citoyens actifs et
participant réellement à l’interaction sociale et politique). La volonté
assumée que l’école déploie les moyens de contribuer à une parité de
participation des citoyens à la vie politique publique devrait permettre
de ranimer l’intérêt pour la vie politique publique et de résorber la
coupure entre gouvernants et gouvernés qui mine cette dernière.
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Deux façons de mesurer
la liberté de procréation
Speranta Dumitru * 1 153
raison publique n° 11 • pups • 2009
La perspective de produire un grand nombre d’enfants génétiquement
identiques, qui serviraient ensuite comme esclaves ou soldats, est l’un
des scénarios censé nous convaincre des conséquences véritablement
inacceptables du clonage. Les auteurs de fiction se sont servis de son effet
« terreur garantie » avant même que la technologie ne soit disponible :
le classique d’A. Huxley, Le Meilleur des Mondes (1923) ou le film Les
Garçons de Brésil (1978) réalisé d’après une nouvelle à succès d’Ira Levin
n’en étant que deux exemples. Ce que savent exploiter les auteurs de
fiction dans ce type de scénario, c’est non pas une mais deux sources de
peur à la fois. Car il ne suffit pas de provoquer la répulsion en brandissant
un caractère moralement détestable – des individus trop dociles ou trop
agressifs, qui deviendraient des esclaves ou des soldats obéissants. Il s’agit
aussi de l’amplifier en représentant une multitude de clones.
Dans l’état actuel de la connaissance, la première source de peur semble
désamorcée et il est peu probable que nous puissions créer à l’avenir un
caractère obéissant, généreux ou rebelle, en manipulant le génome. Seule
la capacité à créer plusieurs individus génétiquement identiques garde un
élément plus réaliste, ce qui lui vaut parfois d’être mobilisée – les usages
artistiques mis à part – dans les débats éthiques. Des arguments dits de
la « pente savonneuse » suggèrent que si l’interdiction du clonage était
levée, la voie à la libre création d’innombrables personnes génétiquement
identiques serait laissée ouverte.
Dans de nombreux pays, le législateur s’est employé à ne pas laisser cette
voie ouverte. Cependant, une question qui, elle, est laissée ouverte est
celle de savoir en quoi notre répugnance devant le nombre de personnes
génétiquement identiques serait moralement légitime. De nombreux
philosophes libéraux pourraient suggérer le contraire. Ils ont souvent fait
remarquer que l’interdiction du clonage reproductif enfreint la liberté
* Speranta Dumitru est maître de conférences à l’Université de Paris V (René
Descartes).
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de procréation et le droit à avoir des enfants biologiques. Or, avant que
la technique du clonage ne soit envisageable, le nombre d’enfants était
considéré comme l’un des choix procréatifs les plus importants. Ces
philosophes ne seraient-ils donc pas obligés, sous peine d’incohérence,
de soutenir que la liberté de procréation protège non seulement le recours
au clonage, mais aussi son usage répété ? Ne seraient-ils pas également
amenés à dire que l’option de l’usage répété du clonage augmente la
liberté de procréation ?
154
Pour répondre à ces questions, nous distinguerons, dans la 1ère partie
de cet article, la liberté de procréation comme autonomie de la liberté
de procréation comme droit à la reproduction. Ces deux interprétations
recommandent des façons différentes de mesurer les atteintes à la liberté
de procréation. Plus précisément, nous montrerons dans la 2e partie que
le choix du nombre d’enfants est objet de protection seulement dans la
première interprétation alors que dans la seconde la valeur marginale de
chaque enfant supplémentaire est décroissante, tout comme sa protection.
Les deux autres parties de l’article ont trait à la justification des limites de
la liberté de procréation en cas du clonage. Ainsi, dans la 3e partie, nous
reconstruirons les arguments libéraux basés sur l’autonomie de l’enfant
pour les rejeter : la liberté de procréation ne diminue pas la liberté de
l’enfant à venir uniquement parce qu’il est conçu par clonage. Mais si
l’octroi de cette liberté à la génération présente n’amoindrit pas celle de la
génération à venir, nous montrerons en revanche, dans la 4e partie, qu’elle
peut s’opposer à la liberté de la génération passée. Nous suggérerons ainsi
que le droit à avoir des enfants biologiques est, dans la seconde de ses
interprétations, contradictoire.
Deux concepts de la liberté de procréation
Ce n’est pas soutenir une position normative que d’affirmer que les lois
interdisant le clonage reproductif diminuent la liberté de procréation.
Même les opposants au clonage s’efforcent souvent de montrer que le
clonage n’est pas reproduction ou que le clone n’est pas un enfant 1. En
Lori B. Andrews, « Is there a Right to Clone ? Constitutional Challenges to Bans
on Human Cloning », Harvard Journal of Law and Technology, 1998, vol. 11, n° 3,
p. 643‑683 ; George J. Annas, « Human Cloning » ABA Journal, 1997, vol. 83, p. 80‑81 ;
Lisa Sowle Cahill, « No Human Cloning: A Social Ethics Perspective », Hofstra Law
Review, 1998, vol. 27, p. 487-501 ; Evelyne Shuster, « Human Cloning: category,
dignity and the role of Bioethics », Bioethics, 2003, vol. 17, n° 5-6, p. 517-525.
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Price Foley, « Human Cloning and the Right to reproduce », Albany Law Review,
2002, vol. 65, p. 625-649 ; John Harris, On Cloning, London, Routledge, 2004 ;
John Robertson, « Liberty, Identity, and Human Cloning », Texas Law Review, 1998,
vol. 76, n° 6, p. 1361-1456 ; Carson Strong, « The Ethics of Human Reproductive
Cloning », Reproductive Biomedicine, 2005, vol. 1, n° 1, p. 45-49 ; Lawrence Wu,
« Family Planning through human cloning », Columbia Law Review, 1998, vol. 98,
n° 6, p. 1461-1515.
Isaiah Berlin, « Deux concepts de liberté » (1958), trad. J. Carnaud dans I. Berlin,
Éloge de la liberté, Paris, Presses de la Cité, 1988.
Gerald MacCallum, « Negative and Positive Freedom », Philosophical Review, 1967,
vol. 76, n° 3, p. 312-34.
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155
speranta dumitru Deux façons de mesurer la liberté de procréation
revanche, ceux qui déplorent cette perte de liberté 2 peuvent mesurer
l’atteinte portée à la liberté de procréation de deux façons et les résultats
ne seront pas les mêmes selon que cette liberté est comprise comme un
droit à l’autonomie ou un droit à la reproduction.
Pour préciser cette différence, il n’est pas inutile de faire un détour par
la distinction bien connue d’I. Berlin 3 entre deux concepts de liberté,
l’un compris comme absence de contrainte (liberté négative), l’autre
comme possibilité d’accomplir une action (liberté positive). Bien que la
validité de cette distinction ait été dès le début contestée – puisque les
deux notions peuvent apparaître comme les aspects complémentaires
d’un même concept 4 – elle garde un intérêt pratique. Ainsi, ceux qui
veulent mesurer la liberté d’une personne, en dénombrant les lois qui
entravent sa conduite, endossent plutôt un concept négatif de liberté.
En revanche, ceux qui ne réduisent pas la contrainte à la présence d’une
loi ou d’un obstacle explicite, mais soulignent qu’une personne peut
être non libre également en l’absence de quelque chose, se sentent plus
proches du concept positif. Il n’est pas inhabituel de traiter la pauvreté
ou l’incapacité comme un manque de liberté.
Les deux concepts de liberté de procréation que nous voulons isoler
ne représentent pas l’application mécanique de la distinction entre
liberté positive et liberté négative. En effet, la liberté de procréation a
toujours été défendue comme une liberté négative, qui requiert une
obligation de ne pas s’immiscer dans les choix procréatifs des autres
et non pas le devoir de remédier à l’infertilité ou à d’autres formes
d’incapacité qui les toucheraient. Mais lorsque l’on veut évaluer la
perte en liberté de procréation entraînée par exemple par l’interdiction
du clonage, les objections formulées dans le débat plus général par
les critiques de la liberté négative peuvent fournir un préliminaire
pour comprendre le sens de notre distinction dans le contexte de la
procréation.
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Ce qui ne tourne pas rond avec la liberté négative, a-t-on soutenu, c’est
que ses tenants semblent ne pas distinguer entre la qualité des différentes
contraintes qui peuvent limiter notre conduite. Si c’était du silence de
la loi que dépendait la plus grande liberté 5, il s’ensuivrait que l’Albanie
socialiste, pays dans lequel il y avait, selon le célèbre contre-exemple de
Ch. Taylor 6, peu de feux de signalisation (car peu de voitures), devrait
être jugée plus libre que l’Angleterre. Or, il semblerait que certaines
contraintes affectent, moins que d’autres, la perte en liberté. Sur ce,
même le pionnier de la liberté négative, I. Berlin, semble avoir cédé en
écrivant qu’en effet, nous ne sommes pas libres lorsque nous sommes
empêchés par les autres de faire ce que nous souhaitons faire 7. D’autres
auraient pu écrire « ce que nous souhaiterions faire » ou encore « ce
qu’il est raisonnable de souhaiter faire ». Mais plus nous nous attelons
à distinguer les actions qui sont importantes pour la définition de
la liberté de celles qui le seraient moins – autrement dit, plus nous
développons une approche axiologique 8 – plus nous nous éloignons
d’une conception purement négative de la liberté.
Ce glissement semble avoir eu lieu dans la défense de la liberté de
procréation. Un parallèle historique peut aider à comprendre la
distinction entre les deux concepts de liberté de procréation. En effet,
la défense de cette liberté émerge comme réaction contre les politiques
eugénistes de l’État et contre l’interdiction de l’avortement. Ainsi,
reconnaissant explicitement le statut spécial de la procréation, la Cour
Suprême des États-Unis a invalidé en 1942 la loi d’Oklahoma qui
permettait la stérilisation de certains criminels 9. Dans d’autres décisions,
elle a appuyé l’usage des moyens contraceptifs par les couples mariés 10
ou le droit des femmes à l’avortement 11, en forgeant ainsi l’affirmation
d’un droit à la vie privée contre l’immixtion de l’État. En Europe, le droit
à se marier et à « fonder une famille », sans aucune restriction quant à la
race, la nationalité ou la religion est affirmé presque à la même époque
comme un droit fondamental de la personne contre l’État 12. Mais
Thomas Hobbes, Léviathan (1651), trad. G. Mairet, Paris, Gallimard, 2000, II, 21,
p. 349.
Charles Taylor, « Qu’est-ce qui ne tourne pas rond avec la liberté négative » (1979),
dans La Liberté des modernes, trad. P. de Lara, Paris, PUF, 1999, p. 267.
Isaiah Berlin, nouvelle Préface (1969) de L’Éloge de la liberté, op. cit.
Ian Carter, A Measure of Freedom, Oxford, Oxford University Press, 1999.
Skinner v. Oklahoma, 316 US 535.
10 Griswold v. Connecticut, 381 US 479, 1965.
11 Roe v. Wade, 410 US 113, 1973.
12 Déclaration universelle des droits de l’homme, 1948, art. 16.
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157
speranta dumitru Deux façons de mesurer la liberté de procréation
avec l’arrivée des techniques d’assistance médicale à la reproduction,
la défense de la liberté de procréation prend un tournant différent. Il
ne s’agit plus de défendre uniquement la procréation comme un espace
protégé de l’immixtion étatique, mais aussi d’en affirmer l’importance
en tant qu’intérêt fondamental de l’individu.
La différence entre la liberté de procréation comme autonomie et le
droit à la reproduction dérive surtout de leur justification. Lorsqu’en
évaluant l’avortement, R. Dworkin se demande si les femmes ont un
droit constitutionnel à l’autonomie procréative, ce qu’il entend par cela
c’est « un droit à contrôler leur propre rôle dans la reproduction, pour
autant que l’État ne fournisse une raison solide de refuser ce contrôle » 13.
Et comme l’État (américain) est tenu à ne pas limiter la liberté au nom de
l’importance accordée par une religion à une valeur, la priorité absolue
donnée à la vie humaine dès le moment de la conception ne pourra pas
constituer une raison suffisamment solide pour refuser ce contrôle. Ce
que suggère R. Dworkin, en comparant la contraception à l’avortement,
est que le caractère fondamentalement privé de la procréation protège
l’ensemble d’actions qui s’y lient. Le droit à contrôler son propre rôle
dans la reproduction est, comme le droit à la vie privée, un droit à exclure
les autres de ce qui est considéré comme une affaire privée et d’exiger une
justification solide en cas d’éventuelle volonté de transgression.
La liberté de procréation comme droit à la reproduction se définit
moins comme un droit à exclure les autres. Sa justification est élaborée
plutôt autour de l’intérêt fondamental que représente la reproduction
dans la vie d’une personne. La liberté de procréation, selon J. Robertson
– son défenseur le plus ardent dans le contexte de la procréation
médicalement assistée et le premier à avoir utilisé le terme 14 – doit avoir
priorité lorsqu’elle entre en conflit avec d’autres valeurs, une priorité
fondée sur l’importance de la décision d’avoir ou non des enfants. C’est
une décision qui affecte non seulement le corps des femmes dans un sens
important, mais aussi « l’identité psychologique et sociale de quelqu’un,
ses responsabilités sociales et morales » et pour beaucoup, elle représente
la partie la plus importante de leur plan de vie 15.
Pour résumer, les deux concepts de liberté procréative ne diffèrent pas
tant quant au type de droit protégé : dans les deux cas il s’agit des droits
13 Ronald Dworkin, Life’s Dominion. An Argument about Abortion, Euthanasia, and
Individual Freedom, New York, Vintage, 1994, p. 148.
14 John Robertson, « Embryos, Families and Procrative Liberty : The legal structure of the
new Reproduction », Southern California Law Review, 1985, vol. 59, p. 939‑1043.
15 John Robertson, Children of Choice, Princeton, Princeton University Press, 1994,
p. 24.
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négatifs. Mais l’un se définit uniquement comme exclusion des tiers,
tandis que l’autre précise la valeur des actions protégées. La différence
consiste dès lors dans les valeurs qui fondent ce droit et dans la façon
dont on distribue la charge de la justification. Dans le cas de l’autonomie,
fondée sur le respect de la vie privée, c’est aux tiers de motiver toute
volonté de transgression. Le droit à la reproduction s’appuie sur
un intérêt fondamental de la personne pour la procréation, dont les
défenseurs acceptent de porter eux-mêmes la charge de la justification,
en montrant comment certaines actions lui sont essentielles.
Les politiques de la procréation
158
La distinction entre les deux concepts de liberté de procréation n’est
pas sans effet pratique. Elle entraîne des différences dans l’étendue de
la protection et dans la qualification des atteintes portées à la liberté de
procréation.
Tout d’abord, un ensemble plus vaste d’actions est protégé par le droit
à l’autonomie que par le droit à la reproduction, puisque toute décision
liée à la procréation peut être défendue comme foncièrement privée. Tel
est le cas de la décision d’avoir des enfants biologiques, d’en adopter ou
de ne pas en avoir du tout, le choix du partenaire, du moment considéré
opportun, de l’usage des technologies et même du type d’enfants 16.
En revanche, la protection offerte par le droit à la reproduction reste
plutôt maigre. J. Robertson, qui s’en est fait le porte-parole, affirme
explicitement que « tout ce qui arrive dans la procréation et autour d’elle
ne tombe pas sous les intérêts protégés » 17. Pour illustrer ses propos,
il évoque le choix d’accoucher en présence de son conjoint ou d’une
sage-femme, à la maison ou à l’hôpital – exemples qui révèlent une fois
encore que le droit à la reproduction n’est pas une version du droit à la
vie privée.
Corrélativement, le type de contraintes qui seront qualifiées d’atteintes
à la liberté de procréation sera différent selon le concept endossé. Tandis
que les défenseurs de l’autonomie procréative ne discriminent pas
prima facie entre les contraintes, les avocats du droit à la reproduction
considèrent que certaines atteintes sont plus graves que d’autres.
Interdire, par exemple, l’usage des techniques d’insémination artificielle
16 Allen Buchanan, Dan Brock, Norman Daniels & Daniel Wikler, From Chance to Choice.
Genetics and Justice, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 209-212.
17 Robertson, Children of Choice, op. cit., p. 23.
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159
speranta dumitru Deux façons de mesurer la liberté de procréation
aux personnes infertiles représente une atteinte grave à leurs droits
fondamentaux. Mais bien que Robertson défende l’usage du diagnostic
génétique prénatal – puisque la santé de l’enfant à naître peut être
fondamentale pour la décision des parents de procréer ou non – il ne
verrait pas d’inconvénient à interdire les techniques non thérapeutiques.
Au contraire, il affirme dans son livre que « des pratiques futuristes
comme l’amélioration génétique non thérapeutique, le clonage ou
la dégradation intentionnée des caractéristiques de sa descendance
s’éloignent tellement du noyau d’intérêts qui rendent la reproduction
significative [pour la vie humaine] qu’elles tombent en dehors de la
niche de la liberté de procréation » 18.
Quelques années après avoir écrit son livre, Robertson revoit sa position
sur le clonage 19. Lorsqu’il y a intention de gestation et/ou d’élever
l’enfant – composante de l’intérêt fondamental de la procréation – il
n’y a pas de raison pour ne pas considérer les techniques de transfert
de noyau sur le même plan que les autres techniques d’assistance à la
reproduction. Il est moralement acceptable, selon Robertson, qu’un
couple clone ses embryons ou son propre enfant, lorsqu’il ne peut
en avoir un autre ou qu’il en désire un aussi adorable que le premier.
Puisque le désir d’avoir un enfant biologique, de le porter et de l’élever
n’est pas considéré comme moralement douteux lorsqu’il est accompli
par coït, pourquoi le deviendrait-il lorsqu’il est réalisé à l’aide des
techniques ? En revanche, cloner en utilisant l’ADN des tiers sans leur
consentement ou se cloner soi-même sans avoir l’intention d’élever
l’enfant pose problème.
Une approche similaire est défendue par D. Davis, qui distingue
entre motivations « logistiques » et « duplicatives » qui animent l’usage
du clonage 20. Lorsque l’intention d’un couple est simplement celle
d’avoir un enfant et que le clonage leur apparaît comme une option
particulièrement avantageuse parmi celles dont ils disposent – adopter,
rester sans enfant, recourir à l’insémination avec donneur – l’usage
qu’ils en feront est purement logistique. Autrement dit, la reproduction
de l’identité génétique représente seulement l’effet secondaire, non
intentionné, de leur acte. En revanche, lorsque la principale attraction
est de calquer un génome, les motivations duplicatives disqualifient
moralement le recours au clonage.
18 Ibid., p. 34. Voir aussi chapitre 7, p. 149-173.
19 Robertson, « Liberty, Identity... », art. cit.
20 Dena S. Davis, Genetic Dilemmas. Reproductive technology, Parental Choices, and
Children’s Futures, New York, Routledge, 2001, p. 114-115.
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160
Qu’en est-il du nombre d’enfants clonés qu’une personne ou un couple
désirerait avoir ? En effet, la technique du clonage – qui consiste à insérer
dans un ovocyte, préalablement énuclé, le noyau d’une cellule somatique
– peut être répétée avec de nombreuses cellules et relativement peu
d’ovocytes provenant tous de la même personne (autrement dit, avec
le même ADN). Aussi, par scission embryonnaire, plusieurs embryons
génétiquement identiques peuvent être formés à partir d’un seul, que
celui-ci soit créé ou non par transfert nucléaire. Avec ces possibilités, la
création d’un grand nombre d’enfants par clonage signifiera-t-elle une
plus grande liberté de procréation ?
Les défenseurs du droit à l’autonomie répondront par l’affirmative,
car pour eux l’étendue de la liberté d’une personne est directement
proportionnelle au nombre d’actions qui lui sont ouvertes. Limiter
le nombre de recours que quelqu’un peut avoir à une technique c’est
diminuer sa liberté. Cette façon de mesurer la liberté n’est pas, on l’a
vu, très intuitive : nous ne pensons pas que nous sommes dix fois plus
libres si nous avons accès à dix voitures Ford 21. De même, la liberté
de procréation ne semble pas être directement proportionnelle avec le
nombre d’enfants que nous sommes autorisés à faire.
Cette intuition est saisie par la doctrine du droit à la reproduction.
D’abord, si le clonage est répété un nombre considérable de fois, il sera
difficile de plaider en sa faveur en gardant l’analogie avec la motivation
des personnes qui se reproduisent naturellement. Mais comme cette
doctrine défend en priorité les personnes complètement infertiles, qui
n’ont d’autre moyen en dehors du clonage d’avoir un enfant biologique,
l’implication qu’elle semble avoir est que les premiers enfants se verront
accorder une valeur plus grande que les suivants.
Exprimé autrement, cela suppose que la valeur marginale de
chaque enfant supplémentaire est censée décroître, ce qui implique
que l’usage répété du clonage ne tombera pas sous sa protection. De
surcroît, pour garder la consistance, ses défenseurs devraient traiter les
contraintes concernant le nombre d’enfants – qu’ils soient nés avec
ou sans assistance médicale à la procréation – comme moins graves
que la législation qui restreint les choix technologiques des personnes
infertiles. Mais ce n’est pas toujours le cas. Robertson critique, par
exemple, la politique chinoise en matière de fertilité, en lui objectant
l’intrusion étatique dans les intérêts les plus fondamentaux de la
21 William Connolly, The Terms of Political Discourse, Princeton, Princeton University
Press, 1983, p. 171, cité par Carter, op. cit.
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La liberté de l’enfant
On a souvent tenté de justifier au moyen des critères libéraux la
limitation de la liberté de procréation dans le cas du clonage. Par
exemple, le principe de non nuisance formulé par J. S. Mill « veut que
les hommes ne soient autorisés, individuellement ou collectivement,
à entraver la liberté d’action de quiconque que pour […] l’empêcher
de nuire aux autres » 24. Or, faire un enfant par clonage, a-t-on
argumenté, c’est une façon de lui nuire, notamment en diminuant son
autonomie.
161
speranta dumitru Deux façons de mesurer la liberté de procréation
personne 22. Certes, on pratique en Chine des stérilisations depuis
que la politique « un enfant – une famille » a été mise en place en
1979. Mais officiellement, l’État ne fait que pénaliser les femmes
qui mènent à terme une deuxième grossesse (des pénalités allant du
retrait des allocations pour le premier enfant jusqu’à la confiscation
de biens) et récompenser celles et ceux qui s’engagent à respecter
les règles. De surcroît, des exceptions sont créées pour ceux dont le
premier enfant présente un handicap, pour ceux qui se remarient et
n’ont pas eu d’enfant du premier mariage ou encore pour ceux qui
ont été eux-mêmes enfant unique dans leur famille 23. Le principe
qui semble se trouver derrière cette dernière exception est un principe
égalitaire mais dont les bénéficiaires seraient « les lignées génétiques » :
ont droit à un second enfant les personnes dont les caractéristiques
génétiques restent sous-représentées dans la population. Quoi qu’il
en soit, ni Robertson, ni d’autres auteurs n’ont défendu le droit à
avoir des enfants biologiques comme un simple droit à voir ses gènes
représentés au travers les générations.
Pour résumer, les deux concepts de liberté de procréation apportent
des réponses différentes à la question du clonage et du nombre de clones
autorisé. Plus restrictif, le droit à la reproduction permet de justifier si ce
n’est le sentiment de répulsion qu’on peut éprouver devant la perspective
de créer un nombre considérable d’individus génétiquement identiques,
du moins la limitation de l’usage répété du clonage.
22 Robertson, Children of Choice, op. cit., p. 25.
23 Therese Hesketh & Wei Xing Zhu, « Health in China: The one child family policy: the
good, the bad, and the ugly », British Medical Journal, 1997, vol. 314, p. 1685-1687.
24 John Stuart Mill, De la Liberté (1859), trad. P. Bouretz, Paris, Gallimard, 1990, p. 74.
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162
L’argument de l’autonomie de l’enfant a des versions différentes selon
qu’il est formulé en termes du droit à l’ignorance 25, à un avenir ouvert 26,
à ne pas vivre sa vie dans l’ombre 27 ou à avoir un génome unique et non
altéré 28. La question n’est pas tant si l’enfant a ces droits – le droit
à un génome unique, par exemple, est difficilement défendable, dès
lors que la naissance des jumeaux est naturelle et n’a jamais constitué
une nuisance pour ceux-ci. La question est plutôt de savoir comment
comprendre l’intuition, présente dans chaque version de l’argument,
d’une réduction de l’autonomie de l’enfant.
L’une des difficultés provient de la fâcheuse tendance qu’ont certains
à osciller entre trois façons de comprendre la liberté de l’enfant. Ainsi,
ils suggèrent que : 1/ l’enfant n’est pas libre parce que ses parents l’ont
contraint à vivre ce type de vie (avec un génome identique à celui de l’un
d’entre eux), 2/ l’enfant n’est pas libre dans le sens où il n’a pas de libre
arbitre (sa constitution est génétiquement déterminée) et 3/ l’enfant
clone n’est pas libre parce qu’il aura moins d’opportunités qu’un enfant
dont le génome est unique.
Parfois, les opposants au clonage fusionnent tous ces trois concepts de
liberté pour soutenir que le clonage est une forme d’esclavage génétique
car « produire de façon intentionnée des gens dont les prédispositions
génétiques sont connues est une façon de saper leur libre arbitre et
leur liberté civile » 29. Plus souvent, ce sont toutefois les deux premiers
concepts qui sont alliés : les parents « déterminent le génome » de leur
enfant (dans le sens où ils prennent la décision) son destin étant ainsi
« génétiquement prédéterminé » (dans le sens de l’absence du libre
arbitre).
Il est toutefois difficile d’appeler contrainte la décision des futurs
parents de recourir au clonage. Ceux qui l’appellent ainsi présupposent
qu’il existe au préalable un moi sans caractéristiques, qui est contraint
25 Hans Jonas, « Biological Engeneering – A Preview », dans Philosophical Essays: From
Ancient Creed to Technological Man, New Jersey, Prentice Hall, 1974, p. 153-163.
26 Joel Feinberg, « The Child’s Right to an Open Future », dans William Aiken & Hugh
Lafollette (dir.), Whose Child? Children’s Rights, Parental Authority and State Power,
Littlefield Adams, 1980.
27 Soren Holm, « A Life in the Shadow: one reason why we should not clone humans »,
Cambridge Quarterly of Healthcare Ethics, 1998, n° 7, p. 160-162.
28 Jürgen Habermas, L’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ? (2001),
trad. Ch. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2002.
29 Lori B. Andrews, « Is There a Right to Clone? », art. cit. p. 668, en s’appuyant sur
Francis Pizzuli, « Asexual Reproduction and Genetic Engeneering : A Constitutional
Assessment of the Technology of Cloning », Southern California Law Review, 1974,
vol. 47, p. 476-589.
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speranta dumitru Deux façons de mesurer la liberté de procréation
par ses parents d’habiter un génome identique à celui de l’un d’entre
eux. Mais cela ne serait pas encore trop grave si les mêmes qui supposent
l’indépendance du moi de ses caractéristiques génétiques ne déploraient
ensuite son absence de libre arbitre en raison des caractéristiques
génétiques qui lui ont été attribuées. Il y a donc des difficultés à affirmer
que pour cet enfant, la décision de ses parents de recourir à tel type de
procréation ou de se reproduire à tel moment est une décision qui lui nuit.
Nous nous trouvons devant ce que D. Parfit appelle le problème de la
non identité 30. L’enfant ne peut reprocher à ses parents (pace Habermas)
ni de l’avoir conçu par clonage – auraient-il agi différemment, l’enfant
ne serait pas des nôtres –, ni de l’avoir contraint d’une façon ou d’une
autre – n’auraient-ils pas utilisé le pouvoir que tout parent exerce en
faisant venir au monde un enfant, il n’aurait pas eu davantage de chance
d’être auteur de sa propre vie.
Certains opposants au clonage combinent non pas les deux premières,
mais les deux dernières significations de l’absence de la liberté. En
défendant le droit à l’ignorance, H. Jonas soutient que le fait d’être
génétiquement identique à une autre personne détruit l’opportunité
de l’enfant de rester ignorant ou de se laisser surprendre par son destin
biologique, en le dérobant ainsi des conditions de sa liberté. Cela faisant,
Jonas présuppose d’une part, que le déterminisme génétique est vrai et
d’autre part, que le fait de pouvoir observer l’évolution de son parent
enlève à l’enfant une opportunité importante, celle de ne pas savoir ce
qui l’attend.
La question est de savoir si la conjonction de ces deux présupposés
débouche sur une perte de liberté. Comparons d’abord les trois cas
suivants 31. Imaginons qu’Alf a enfermé Betty dans une pièce : ce ne
seront pas seulement les défenseurs de la liberté négative qui diront que
Betty n’est pas libre de sortir et qu’elle a été contrainte par Alf de rester
enfermée. Si l’on imagine maintenant que la porte s’est claquée toute
seule et que Betty ne peut pas sortir : certains diront que bien que Betty
n’ait été contrainte par personne de rester dans la pièce, elle n’est toutefois
pas libre de sortir. Mais imaginons maintenant que Betty, enfermée dans
la pièce, ne sait pas qu’elle ne peut pas sortir : son ignorance la rend-t-elle
30 Derek Parfit, Reasons and Persons, Oxford, Clarendon Press, 1984, ch. 16. Pour
une discussion dans le contexte du clonage voir aussi Justine Burley & John Harris,
« Human Cloning and Child Welfare », Journal of Medical Ethics, 1999, vol. 25,
p. 108‑113.
31 L’exemple est inspiré de David Miller, « Constraints on Freedom », Ethics, 1983,
vol. 94, p. 66-86 cité par Hillel Steinern, An Essay on Rights, Oxford, Blackwell, 1994,
p. 12.
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plus libre de quitter la pièce ? Pour le dire autrement, si le déterminisme
génétique est vrai, le recours au clonage ne diminue pas la liberté de
l’enfant, mais éventuellement sa capacité de se sentir libre.
Une version plus récente de l’argument du droit à l’ignorance se garde
de recourir au déterminisme génétique, mais maintient que l’ensemble
d’opportunités de l’enfant sera dégradé. Imaginons, nous demande
S. Holm, un avenir totalement hypothétique où la génétique nous
apprend qu’il existe un nombre limité de génotypes qui se recyclent
tous les trois cents ans. Certains d’entre nous vont s’empresser à
chercher, nous dit Holm, à savoir comment vivaient il y a trois siècles les
personnes dont le génome était identique au nôtre, tandis que d’autres
vont préférer de ne rien savoir. C’est précisément ce choix qui n’est plus
disponible pour l’enfant clone, car son jumeau lui est contemporain.
Certes, si le clonage était organisé aléatoirement, avec des donneurs
anonymes, l’argument perdrait sa valeur, ce que Jonas reconnaît aussi.
Mais sans pouvoir élever l’enfant, le clonage perdra aussi son intérêt, ce
que reconnaissent implicitement certains de ses défenseurs 32.
Holm ne soutient pas que l’enfant va vivre sa vie dans l’ombre de son
parent, parce que la thèse du déterminisme génétique est vraie. Il affirme
seulement que cette thèse risque fort d’être perçue comme vraie – par
l’enfant, les parents ou la société, qui vont agir en conséquence en
diminuant les chances de l’enfant de vivre une vie ordinaire. Pour
reprendre l’analogie avec la porte fermée, on dira qu’Alf diminue la
liberté de Betty lorsqu’il croit qu’elle est enfermée, l’abandonne dans la
pièce et arrive même à la convaincre qu’elle ne peut pas sortir. L’argument
de Holm consiste donc à soutenir que les croyances contribuent la
diminution de la liberté.
Que l’on soit ou non d’accord avec cette vision de la perte de liberté, on
sera moins à l’aise avec la conclusion qu’en tire Holm : « aussi longtemps
que la croyance en l’essentialisme génétique fait partie de la culture
commune, il y a de bonnes raisons pour ne pas accepter le clonage » 33.
Mais s’agissant d’un faux usage de la connaissance génétique, il n’est
pas évident que les politiques devraient en tenir compte de cette façon.
Surtout, il ne semble pas moralement acceptable d’interdire, par
exemple, la procréation des personnes appartenant à certaines minorités
ethniques au nom des discriminations que leurs enfants vont subir, plus
judicieux serait de diminuer la portée de ces discriminations 34. De
32 Robertson, « Liberty, Identity... », art. cit., p. 1373.
33 Holm, « A Life in the Shadow », art. cit., p. 162.
34 Strong, « The Ethics of Human Reproductive Cloning », art. cit., p. 47.
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même, il ne semble pas acceptable d’interdire le clonage, au nom des
discriminations et des maladresses qui seront commises à leur égard. Et
certains affirment que ces discriminations commencent aujourd’hui par
les lois qui transforment les enfants nés par clonage en « êtres humains
interdits » et qui condamnent ceux qui participeraient à leur venue au
monde à des lourdes peines 35.
Pour résumer, les arguments de ceux qui s’opposent à la reproduction
par clonage au nom de la liberté de l’enfant échouent le plus souvent à
montrer que les parents exercent un pouvoir contraignant. En revanche,
les arguments de ceux qui montrent que les opportunités de l’enfant
seraient diminuées manquent une prémisse supplémentaire nous
indiquant que la politique adéquate dans ce cas est bien la réduction de
la liberté de procréation.
La liberté de procréation ne semble pas incompatible avec la liberté
de l’enfant, à moins qu’elle ne soit exercée au détriment de sa santé,
en diminuant drastiquement ses opportunités futures. Mais est-elle
compatible avec la liberté des grands-parents ? Ce qui semble poser
problème avec le droit à avoir des enfants biologiques, c’est plutôt que
l’on ne sait pas qui détient ce droit.
Robertson soutient, on l’a vu, qu’un enfant biologique est
particulièrement important pour façonner l’identité sociale et
psychologique d’une personne, ainsi que son sens de la responsabilité.
Dès lors, un ensemble de choix doit être protégé afin de permettre au
parent génétique d’exercer sa liberté. Seulement, l’ensemble de droits
qui en résulte doit être cohérent et ne pas entrer en conflit avec la même
liberté garantie à autrui. Or, les choix protégés qu’énumère Robertson
sont nombreux et il n’y a pas toujours une règle de priorité entre eux.
Probablement, le plus important parmi eux est le choix d’avoir ou non
des enfants biologiques : la justification qu’en offre Robertson est-elle
cohérente avec une liberté de procréation égale pour tous ? Supposons
qu’un adulte infertile réclame, au nom du droit à la reproduction, de
recourir au clonage. L’enfant ainsi conçu aura la moitié des gènes de
son grand-père, tandis que l’autre moitié la tiendra de sa grand‑mère.
Supposons que les parents de cet adulte, qui sont encore en âge de
speranta dumitru Deux façons de mesurer la liberté de procréation
Le droit des grands-parents à la procréation
165
35 Kerry Lynn Macintosh, Illegal Beings. Human Cloning and the Law, Cambridge,
Cambridge University Press, 2005.
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procréation, ont eu une raison très solide pour décider de ne plus
avoir d’enfant. Comme leur décision est ferme, l’exercice du droit à
la reproduction de l’adulte et de ses parents, respectivement, se trouve
maintenant en conflit. Ces parents sont-ils moralement autorisés de
lui demander de ne pas recourir au clonage ? En effet, quelle que soit la
réponse à cette question, le droit à avoir un enfant biologique, tel que
Robertson le justifie, pâtit.
Premièrement, une réponse négative indique que l’on accorde priorité
au droit d’avoir un enfant au détriment du droit de ne pas en avoir.
La conséquence immédiate de cette position est qu’elle fournit une
justification à ceux qui voudraient aujourd’hui interdire l’avortement
et qui s’engageraient à élever les enfants des femmes qui décideraient
autrement 36. Mais une deuxième conséquence est plus importante ici.
Lorsque l’on pense que le droit de celui qui élève l’enfant doit prévaloir
sur le droit de celui qui n’en veut pas, on a subrepticement changé de
critère : ce n’est plus le lien génétique que l’on a avec l’enfant mais le
fait de faire grandir un être humain qui rend ce droit important. Le
lien génétique, à lui seul, ne semble pas conférer de droits aux grandsparents.
On pourrait récupérer l’argument du lien biologique en disant que
l’enfant clone est génétiquement plus proche de l’adulte qu’il ne l’est
de ses grands-parents, pris individuellement. La priorité de l’adulte
s’expliquerait alors par l’intensité du lien biologique. Seulement, cette
reconstruction ne sauve pas le droit à la reproduction tel qu’il est défendu
par Robertson. Rappelons-nous que l’adulte est autorisé à recourir au
clonage en raison de son infertilité : ses options sont clonage ou rien,
tandis que celles des grands-parents sont conception traditionnelle ou
rien. Or, le droit de l’un à faire son choix entre les options dont il dispose
entre en conflit avec le même droit pour ses parents. Lorsque nous sommes
tentés d’accorder une priorité à l’adulte, c’est que nous raisonnons
probablement en termes de désir d’élever l’enfant ou de défense de la vie
privée de l’adulte, mais non en termes de lien biologique. Cela semble
montrer que l’intérêt fondamental que constitue l’enfant biologique n’a
pas la priorité que lui accorde Robertson.
Deuxièmement, on peut répondre par l’affirmative à la question de
savoir si les grands-parents sont autorisés à ne pas avoir un deuxième
enfant par la volonté du premier de se cloner. Ce faisant, on conserve la
justification initiale du droit à la reproduction : puisqu’une fois nés, les
36 Laurence Thomas, « Trente ans après », Raisons politiques, 2003, vol. 12, n° 2,
p. 25‑31.
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Conclusion
Cet article ne défend pas ni ne s’oppose au clonage reproductif. Son
but a été de montrer comment les valeurs liées à la procréation donnent
des positions différentes. Ces valeurs n’épuisent pas notre ethos, dont
la richesse alimente le débat actuel sur le caractère moral du clonage.
Certes, ce débat se nourrit aussi d’émotions, mais ni les défenseurs du
clonage, ni ses opposants ne sont saisis de panique, n’éprouvent de
répugnance ou s’enthousiasment pour des arguments 37.
Cet article s’est limité à discuter la liberté de procréation afin d’en
distinguer deux conceptions, l’une qui se fonde sur la protection de la
vie privée, l’autre qui se construit autour de l’intérêt fondamental à avoir
des enfants biologiques. Si les deux conceptions soutiennent le recours
au clonage, la seconde fournit des critères pour limiter ce recours aux
personnes infertiles et refuser la protection d’un usage répété. Toutefois,
le droit à avoir un enfant biologique soulève des problèmes lorsqu’on le
comprend comme un droit égal pour tous.
167
speranta dumitru Deux façons de mesurer la liberté de procréation
enfants façonnent la vie des individus, la décision d’en avoir ou non est
importante et doit être protégée. Mais, cette fois, la priorité accordée au
droit de ne pas avoir d’enfant sape le fondement même du recours aux
technologies de procréation, car avoir un enfant biologique ne semble
plus bénéficier de la priorité que Robertson lui accordait en tant que
liberté fondamentale. La conséquence fâcheuse de cette position est que
dans la reproduction sexuée, un futur père biologique aurait le droit de
demander, au détriment du désir de la femme, que la grossesse ne soit
menée à terme. Si nous pensons que cette conséquence est inacceptable,
c’est que nous raisonnons en termes de vie privée ou de droit de la
femme à disposer de son corps. Mais une fois encore, nous ne raisonnons
pas du point de vue du droit à avoir un enfant biologique.
Pour résumer, la liberté de procréation peut difficilement être défendue
comme un droit égal pour tous à avoir des enfants biologiques. La raison
est que, dans certaines situations, l’exercice de ce droit par des personnes
différentes est conflictuel. Le clonage rend ces situations plus saillantes,
mais n’épuise évidemment pas le problème.
37 Ruwen Ogien, La Panique morale, Paris, Grasset, 2004, p. 72-103 ; Leon R. Kass,
« The Wisdom of Repugnance », dans Leon R. Kass & James Q. Wilson, The Ethics of
Human Cloning, Washington, AEI Press, 1998, p. 3-61.
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Pour une éthique de la vulnérabilité
Corine Pelluchon
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raison publique n° 11 • pups • 2009
Quand on parle de la maladie d’Alzheimer, on emploie souvent des
mots qui expriment la privation : aphasie, apraxie, agnosie, anosognosie,
apathie ou émoussement affectif 1. Ce vocabulaire qui fait référence à
l’incapacité et à la perte des fonctions cognitives est celui des scientifiques.
Il s’agit du regard clinique. Il s’agit d’un regard extérieur parce que le
malade est saisi par ce qui lui manque. Cette approche est nécessaire
pour mesurer et quantifier les déficits. Elle n’est cependant pas suffisante
ni pour accompagner le malade ni pour exprimer l’absence, qui n’est pas
une simple privation.
Les proches ont le sentiment d’avoir disparu pour le malade qui ne les
reconnaît plus. Ils éprouvent douloureusement cette forme d’absence.
Pourtant, lorsqu’ils aiment leur mère ou leur conjoint, même si ces
derniers ne ressemblent pas à ce qu’ils étaient auparavant, l’absence ne leur
apparaît pas comme un simple déficit, mais comme une autre manière
d’être présent, comme un mode d’être qui peut être énigmatique, mais
qui a une valeur et un sens propres. La maltraitance commence à partir
du moment où l’on interprète de manière simplement négative cette
absence : « ma mère n’est plus elle-même ; elle n’est que l’ombre d’ellemême ». Autrement dit, ce n’est pas la peine de lui parler ou bien il faut
se fier exclusivement à ce qu’elle aimait avant, comme si son identité
n’existait qu’au passé.
Rappelons que l’absence est une manière de viser quelqu’un comme
n’étant pas là et de souffrir d’un manque. Aussi cet état en dit-il plus
long sur nos besoins et nos regrets que sur l’autre. Si nous voulons être
proches d’un être qui existe en chair et en os, il ne faut plus l’appréhender
L’agnosie désigne l’incapacité à se remémorer l’identité d’un objet perçu. S’il est
vrai que les personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer ne se perçoivent pas
elles-mêmes comme malades (anosognosie), il arrive cependant qu’à certains
moments, elles reconnaissent qu’elles ont des troubles de la mémoire.
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en nous focalisant sur ce qui lui fait défaut et qui nous manque, mais le
viser comme étant présent, ici et maintenant. L’absence de la pensée et
de tout ce qui, auparavant, définissait la personne est une modalité de la
présence. Accompagner un malade qui n’a plus de mémoire et ne parle
plus, ce n’est pas la même chose que faire le deuil de ce même malade.
Ou bien, si nous pensons que c’est la même chose, c’est parce qu’il est
mort pour nous et que nous estimons que son existence n’a aucun sens
dans le monde des hommes.
Ainsi, lorsque nous définissons la présence d’un être qui a perdu
certaines fonctions cognitives comme pur déficit, non seulement nous
ne pouvons pas accompagner cet être, mais, en plus, nous passons à côté
de ce qu’il pourrait nous enseigner. Or, c’est l’être-au-monde propre
aux patients souffrant de la maladie d’Alzheimer que je voudrais essayer
de décrire, parce qu’il me semble révélateur d’un sens de l’humanité
particulièrement intéressant pour notre société tout entière, c’est-à-dire
pour les malades, mais aussi pour l’éthique et la politique.
L’accompagnement de ces malades suppose la remise en cause des
critères qui servent traditionnellement à évaluer la qualité de la présence
et la dignité de la personne. Ces critères sont caractéristiques d’une
éthique de l’autonomie qu’il s’agit de déconstruire. L’enjeu de cette
déconstruction dépasse la seule prise en charge des malades d’Alzheimer.
Elle implique la rectification des représentations négatives de la vieillesse
et du handicap qui sont colportées par notre société et qui constituent
un obstacle épistémologique à la diffusion de la culture palliative, à la
prise en charge des grands vieillards et des déments et à la promotion
des valeurs de sollicitude affichées par certaines institutions. Mais, parce
que la maladie d’Alzheimer est la quintessence du vieillissement, parce
qu’elle met au défi les soignants qui doivent trouver les moyens de créer
du lien et de témoigner de la dignité à un être qui ne dira pas forcément
merci avec des mots, l’accompagnement de ces patients est une école
pour la pensée philosophique.
Il convient donc de partir de ce que les soignants et les aidants peuvent
faire pour améliorer l’accompagnement de ces malades afin de montrer
ce que cet accompagnement suppose et ce dont les bonnes pratiques
témoignent. Le philosophe fait ici un travail de traduction, indiquant
quelle reconfiguration de la notion de dignité est à l’horizon de ces bonnes
pratiques. Nous pourrons alors nous demander si l’être au monde de ces
malades n’implique pas également la remise en question de l’ontologie
du souci de Heidegger qui est solidaire d’une définition de la liberté
comme appropriation de soi (Eigentlichkeit) et comme projection à partir
de la possibilité de l’impossibilité de son existence. L’être‑à‑la‑mort et
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L’accompagnement des patients souffrant de la maladie d’Alzheimer
suppose un dépassement des critères qui servent d’ordinaire à décliner
l’identité d’une personne : l’intellect, la mémoire, la fonction sociale
et même la capacité à saisir son existence comme un tout et à raconter
l’histoire de sa vie, à mettre de l’ordre dans sa biographie – ce qui est
nécessaire dans la vie « normale », pour faire des projets et même pour
tenir ses promesses. Pour accompagner ces malades, il est nécessaire de
bannir les représentations élitistes qui supposent que seules les personnes
productives et compétitives ont une existence digne de ce nom. De
plus, il faut être capable de percevoir l’humanité au-delà des fonctions
et qualités par lesquelles, la plupart du temps, nous nous présentons les
uns aux autres dans la vie sociale, c’est-à-dire dans une vie où l’autre est
souvent rencontré comme une autre liberté, capable de poser des valeurs,
de s’imposer et de les imposer, de se faire reconnaître.
La prise en charge de ces malades nous oblige donc à changer de plan et
même à penser que l’identité et la dignité d’un être ne sont pas relatives
à ce que Ricœur appelle l’identité narrative. Cela ne signifie pas que le
malade dément n’ait aucune autonomie, c’est-à-dire qu’il soit incapable
d’avoir des désirs et de poser des valeurs, c’est-à-dire d’éprouver, à la
réalisation de certaines activités, un sentiment d’estime de soi. Ce qui
fait défaut au patient, notamment au stade intermédiaire de la maladie
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171
corine pelluchon Pour une éthique de la vulnérabilité
le projet tels que l’auteur de Sein und Zeit les définit en ôtant tout sens
à une existence qui n’aurait pas cette dimension ekstatique, sa manière
de penser la temporalité ne correspondent peut‑être pas à l’expérience
de ces malades. Les existentiaux décrits dans Être et Temps ne faussent-il
pas notre compréhension de l’être-avec, comme s’il y avait un lien, chez
Heidegger, entre sa détermination minimale de l’éthique, l’absence de
philosophie politique et le fait qu’il néglige la fragilité de l’homme ou
plutôt du vivant, l’altérité du corps propre ?
Au contraire, l’accompagnement des malades suppose une définition
de la subjectivité qui nous sort du climat de la philosophie du sujet et
même de l’ontologie du souci. Tel est l’enjeu de ce que j’appelle l’éthique
de la vulnérabilité. Inspirée par la prise en charge des personnes qui
ont perdu ce qui, dans l’éthique traditionnelle, conditionne la dignité
et fondée sur une triple expérience de l’altérité, cette éthique de la
vulnérabilité permet de penser le politique sur des bases nouvelles et
promeut un humanisme dont les implications sont considérables, non
seulement en ce qui concerne la fondation du droit, mais aussi pour tout
ce qui a trait au pouvoir que le sujet contemporain s’autorise à exercer
à l’encontre du vivant.
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d’Alzheimer, c’est la capacité à voir quels actes peuvent lui permettre de
réaliser ses désirs et de traduire dans la réalité ses valeurs 2. Le malade a
besoin qu’on le guide, que le soignant et l’aidant l’écoutent et, sans se
substituer à sa volonté, prennent parfois des risques en lui proposant
des activités. Si le patient se sent bien, s’il répond en étant détendu et
serein, cela signifie que les soignants et les aidants ont bien entendu ce
que le malade avait à dire – qu’ils ont entendu son Dire, comme dit
Levinas 3.
Autrement dit, la maladie d’Alzheimer se greffe sur l’histoire d’une
personne, mais ce qui compte est ce qu’elle exprime aujourd’hui.
L’identité du malade est au présent. L’identité n’est pas seulement une
ruine. On peut s’aider de ce qui est dit de l’édifice que la personne avait
construit, lui montrer des images et des objets qui lui rappellent un
entourage « familier » et ainsi lui apporter du bien-être, mais l’essentiel
n’est pas de reconstituer un puzzle pour trouver une vérité qui serait
la récapitulation du passé, du présent et de l’avenir. C’est ce sens-là de
l’identité et de la personnalité, c’est ce sens-là de la temporalité qui est
remis en question par la rencontre avec ces malades.
Les soignants et les aidants qui parviennent à les accompagner ont déjà,
dans leur attitude, dépassé l’éthique de l’autonomie et accédé à un autre
sens de l’humanité : pour eux, il n’y a pas de dignitomètre. Quand la
possession de la mémoire, de la raison, du langage, donc une définition
assez étroite de l’autonomie, sert à attribuer un statut moral et de la
dignité à un être et que leur absence justifie une attitude d’objectivation
ou de condescendance, cela signifie qu’on utilise un dignitomètre. Une
telle manière de penser est liée au fait d’appréhender l’autre par ce qui
lui manque. Elle est donc solidaire d’une ontologie négative et privative.
Elle est aussi au cœur de l’humanisme classique.
Certains soignants témoignent par leurs gestes, leur attention, que,
derrière une personne atteinte de mutisme, il y a un être humain qui
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Agnieszka Jaworska, « Respecting the Margins of Agency: Alzheimer’s Patients
and the Capacity to Value », Philosophy and Public Affairs, 1999, vol. 28, n° 2,
p. 105‑138.
Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (1978), Paris, Le Livre
de Poche, 1996, p. 78-86, en particulier p. 85 : « Le Dire, passivité la plus passive,
ne se sépare pas de la patience et de la dolence ; même s’il peut se réfugier dans le
Dit en retrouvant, à partir de la blessure, la caresse où la douleur pointe et, de là, le
contact et de là le savoir d’une dureté ou d’une mollesse, d’une chaleur ou d’un froid
et, de là, la thématisation. De soi, le Dire est le sens de la patience et de la douleur ;
par le Dire la souffrance signifie sous les espèces du donner, même si, au prix de la
signification, le sujet courait le risque de souffrir sans raison ».
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corine pelluchon Pour une éthique de la vulnérabilité
sait répondre, à sa manière, de l’attention qu’on lui porte, par la détente
ou l’enfermement. Le toucher, le fait de chercher les yeux du malade et
de lui parler ne sont pas seulement une manière de rassurer un individu
qui a perdu la plupart de ses repères et de l’inviter à se reconnecter
à ses émotions. Ces bonnes pratiques témoignent aussi d’un sens de
l’humanité qui ne se réduit pas aux capacités intellectuelles. En ce sens,
elles remettent en question la définition classique de l’homme comme
animal rationnel, définition qui excluait les déments, les bêtes et même
les Papous ou ceux qui n’avaient de pensée que sauvage. Pour ceux
qui savent accompagner ces malades, la personne atteinte de troubles
cognitifs, aphasique, apraxique, apathique, fait partie de l’humanité. On
peut communiquer avec elle, même quand on a l’impression qu’elle ne
comprend pas, que ses mots tombent à côté et même quand elle reste
muette. C’est un être configurateur de sens, même si ce sens est parfois
difficile à interpréter.
Enfin, le soignant et l’aidant ne communiquent pas pour avoir une
réponse à leur question. Accompagner, être proche, c’est témoigner de
l’humanité de l’autre et signifier par là que, loin d’être le sujet autosuffisant
et qui se pose comme le moi de Fichte au non-moi, l’homme tient sa
dignité de l’autre. Sa dignité est donnée ou plutôt elle lui est rendue :
l’autre en témoigne. Il y a, dans la proximité avec les malades en général
et, en particulier, avec les plus vulnérables, quelque chose qui met fin
au phantasme d’une pleine appartenance à soi-même, d’une suffisance
à soi. L’autonomie est brisée, l’homme est vulnérable, c’est-à-dire qu’il
– le malade – a besoin de l’autre et qu’il – le soignant – est atteint par
la souffrance de l’autre, par sa dépendance. Cette situation fait écho
à ce que dit Levinas du visage de l’autre dans Totalité et Infini : je suis
exposé à l’autre, je suis d’abord responsable de lui, avant toute dette
contractée, avant toute intentionnalité. Le visage parle, il m’appelle :
devant l’homme couché sur son lit d’hôpital, je n’ai que des devoirs et
lui, que des droits.
Dans Autrement qu’être, Levinas souligne le lien entre deux expériences
de la passivité, entre l’altérité liée à ma responsabilité pour l’autre et
l’altérité liée à ma vulnérabilité, au fait que je suis sujet au plaisir, à
la douleur, au vieillissement 4. Il s’agit, en effet, de l’expérience d’une
double altérité. L’altérité est celle du corps souffrant et de l’étrangeté
à soi-même vécue dans l’expérience de la maladie, de la dislocation
de l’unité psychique et physique et dans la démence. L’altérité en moi
désigne le fait que la souffrance de l’autre, me concernant, fait que je ne
Ibid., p. 86, p. 92.
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retourne pas seulement à la préoccupation pour ma propre mort. Je ne
me rejoins plus : mon identité est en dehors de moi, elle est dans cette
altérité, dans le pour-l’autre. Ce que je suis réellement, mon ipséité n’est
pas liée à ce que je fais de ma vie, à la manière dont j’assume le fardeau
de l’être, comme chez Heidegger, mais elle est liée à ma responsabilité
pour l’autre qui est une responsabilité pour ce que je n’ai pas fait, pour
ce qui arrive à l’autre et même pour ce qu’il a fait (la substitution).
C’est cette double altérité qui fait de l’accompagnement de ces malades
une expérience si riche humainement et philosophiquement et si
éprouvante : la proximité avec les plus vulnérables nous oblige à faire
cette expérience de l’altérité, à l’assumer ou pas. Elle implique que nous
reconnaissions notre propre vulnérabilité, que nous ayons ce couragelà. Elle expose aussi à la tentation de porter atteinte à leur intégrité, de
les blesser, parce que nous n’acceptons pas cette passivité fondamentale
et que la rencontre avec ceux qui l’incarnent de manière extrême nous
dérange, nous donnant envie de réagir par la violence.
Ainsi, ceux qui sont capables d’accompagner un malade dément
ont déjà reconfiguré la notion de dignité. D’ordinaire, la notion
de dignité est associée à la personnalité au sens technique que cette
notion a en philosophie, notamment chez Kant, où elle s’identifie à
la capacité à faire des choix rationnels. De nos jours, nous avons ôté
à la volonté toute dimension universelle et l’autonomie, à la faveur
de certains glissements de sens, est devenue le contraire de ce qu’elle
était chez l’auteur des Fondements de la métaphysique des mœurs. Pour
Kant, elle désigne l’obéissance à la loi de ma raison qui est pratique,
obéissance à l’universel en moi : « agis toujours de telle sorte que tu
puisses vouloir que la maxime de ton action soit une loi universelle ».
De même, si je dois agir « de telle sorte que je traite l’humanité dans
ma personne et dans celle d’autrui toujours en même temps comme
une fin et pas seulement comme un moyen », cela signifie que j’ai
des devoirs envers les autres et moi-même et que je ne peux pas faire
n’importe quoi de ma vie. L’humanité n’est pas un bien qui serait à
ma guise. Aujourd’hui, l’autonomie a perdu cette mesure universelle :
elle est devenue l’indépendance et l’obéissance à ses désirs dans ce
qu’ils ont de plus particulier. Elle correspond à ce que Kant appelle
l’hétéronomie, les désirs étant le lieu de l’aliénation et de la dispersion.
L’autonomie est vide et en même temps mes désirs sont la loi : il y a
une obligation, comme l’a montré Ehrenberg dans La Fatigue d’être
soi, à être soi, à n’être que soi, à vivre de la manière la plus autonome
possible. Autrement dit, le sujet vide est en même temps un sujet total :
il n’a que lui, mais il veut tout contrôler.
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corine pelluchon Pour une éthique de la vulnérabilité
Dans ces conditions, tout ce qui est incertain et imprévisible est
mauvais : la maladie, mais aussi la frustration, l’imperfection sont vécues
comme des anomalies et comme des échecs qui désespèrent le moi, lui
donnant un sentiment d’impuissance qu’il retourne contre lui-même
(dans la dépression, qui est une pathologie de la grandeur) et contre
la société, nourrissant ainsi son ressentiment par l’éclosion de droitscréances et de revendications dont « le droit à mourir dans la dignité »
est un symptôme. Ainsi, le handicap et tout ce qui déraille sont mal
vécus. L’absence ne peut être pensée autrement que comme déficit ou
pauvreté. On a du mal à accepter que ce qui n’est pas là ou qui n’est pas
comme on voulait qu’il fût ait du sens. Le réel est autre, il échappe au
moi, donc on n’en veut pas.
C’est pourquoi la pensée de Levinas est intempestive et par là si
actuelle. Non seulement il parle de la transcendance de l’autre qui me
dépossède de mon pouvoir de pouvoir et montre le sens du meurtre
comme transgression suprême en indiquant le visage comme résistance
éthique et en donnant ainsi la possibilité de voir la violence, même là où
elle semble banale, insignifiante, ordinaire. La violence est présente dès
qu’il y a cette tentative de négation de l’autre comme tel. Elle est dans
cette négation de l’autre, qui suppose la transcendance de l’autre et fait
que le meurtre est une impossibilité, même si le corps de la personne est
détruit 5. Elle est également prévisible dans chaque acte ou chaque parole
qui marque une distanciation : l’autre m’indiffère, il ne me ressemble pas,
il ne me regarde pas, je ne lui donnerai même pas un nom d’homme. Ce
n’est qu’un prisonnier, un esclave, un animal, une chose, une pièce, sa vie
ne compte pas, le tuer n’est rien. De plus, en pensant ma responsabilité
pour l’autre et la substitution comme ipséité, Levinas s’oppose à une
philosophie où l’homme est d’abord liberté et se définit par sa capacité
à faire des choix et à en changer. Son insistance sur la fragilité essentielle
du vivant et sa phénoménologie de la passivité qui lui permet d’articuler
l’altérité du corps propre et l’altérité liée à ma responsabilité pour autrui
n’aboutissent pas à la suppression du sujet, mais à une autre conception
de la subjectivité dont les implications politiques sont considérables
parce qu’elle modifie le sens même du rapport du moi à lui et à l’autre
que lui. Or, cette manière de penser le rapport à soi est en jeu dans les
représentations que nous avons de la vieillesse ou plutôt du vieillissement
qui est l’expérience d’une passivité fondamentale et d’une hétéronomie
qui devrait nous enseigner à sortir de l’éthique de l’autonomie.
Emmanuel Levinas, Totalité et Infini (1961), Paris, Le Livre de Poche, 1990,
p. 258‑261.
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La vieillesse est le modèle de la synthèse passive, parce qu’elle est
temporalisation, parce que le sujet, en vieillissant, ne constitue pas le
temps et que la vie est marquée par « le malgré-soi » : le « se » du cela
« se passe » 6. L’homme contemporain rejette la vieillesse hors de la
vie : elle est une anomalie ou une déchéance, elle fait honte. Toutes ces
représentations négatives et privatives de la vieillesse et du handicap
qui vont culminer dans la peur qu’inspire à certains bien-portants le
malade dément sont des méprises sur la vie. Elles sont liées à l’éthique
de l’autonomie dont le maître-mot est la maîtrise ou plutôt le pouvoir,
le contrôle exercé de l’extérieur sur les choses, sur les autres, sur le
vivant. Cette manière de penser le sujet et cette manière pour le sujet
contemporain de se penser comme sujet vide et total est lié à la peur
qu’inspire toute passivité et au refus de toute altérité en soi.
Au contraire, l’accompagnement des malades d’Alzheimer suppose
de ne pas avoir peur de cette passivité. Elle illustre la phénoménologie
de la passivité que l’on trouve dans Autrement qu’être de Levinas et dont
on peut déduire une éthique de la vulnérabilité liée à une double, voire
à une triple expérience de l’altérité. Elle est l’idée que la dignité est
donnée et qu’il y a une priorité de ma responsabilité sur la liberté, que
la souffrance de l’autre me concerne et que ce concernement fait que
je ne suis plus centrée sur ma propre conservation. L’autre expérience
de l’altérité, l’autre versant de l’éthique de la vulnérabilité, est l’idée
que la subjectivité est susceptibilité à la douleur, au plaisir et au temps,
c’est-à-dire que cette notion renvoie à une ontologie de la chair. Enfin,
il y a une troisième expérience de l’altérité qui permet de faire le lien
entre la prise en compte de la fragilité du vivant marqué par le malgrésoi et une autre détermination de l’être-avec susceptibles d’inspirer le
politique et de promouvoir un autre humanisme. Tel est l’horizon de ce
que j’appelle l’éthique de la vulnérabilité. Avant de développer ce point
qui porte sur le rapport entre éthique et politique, revenons cependant
à l’être‑au‑monde propre aux malades d’Alzheimer en essayant de voir
ce qui l’oppose à l’ontologie du souci de Heidegger.
La manière dont Heidegger, dans Être et temps, pense l’être-avecl’autre comme médiocrité ou bavardage et le monde extérieur comme
déchéance et tremplin vers une liberté solitaire qui se sera arrachée à la
perte dans le monde des choses (Verfallen, déchéance) et qui est jalouse
de ce qu’elle a de propre ne convient pas avec ce que nous avons dit de
l’accompagnement des malades. Pour les déments, mais aussi pour la
Levinas, Autrement qu’être, op. cit., p. 91, 93.
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corine pelluchon Pour une éthique de la vulnérabilité
personne qui sait que sa fin est proche, ce qui est premier n’est pas la
liberté, mais l’humanité qui leur est témoignée. De plus, l’environnement
et même les ustensiles qui ont perdu leur sens fonctionnel pour le malade
d’Alzheimer ne sont pas un simple socle sur lequel s’appuierait une liberté
partant à la conquête d’elle-même. Le caractère accueillant ou effrayant
de l’environnement et des objets, leur beauté sont fondamentaux pour
ces malades qui, n’ayant plus les repères traditionnels qui déterminent
l’action et l’orientation, sont encore plus sensibles à l’apparence des
choses – à leur manière d’être données au présent (et non représentées).
C’est pourquoi l’art qui travaille cette présence des choses et interroge
notre appartenance, à la fois charnelle et spirituelle, à ce monde, est si
important pour ces êtres 7.
En outre, les personnes en fin de vie et les déments ne sont pas
structurés par le projet : l’être-à-la-mort qui saisit sa vérité à partir de la
possibilité de l’impossibilité de son existence et qui, dans la résolution
devançante, conquiert ses possibilités les plus propres à partir de son
être-été, de son passé (et de se-projeter) convient à un Dasein en bonne
santé qui comprend l’être en existant et vit surtout à dessein de soi. Non
seulement ces malades ne cherchent pas à se récapituler, mais, en plus, ce
qui compte pour eux est le moment présent, la qualité de la vie présente,
appréhendée de manière sensitive et émotionnelle.
Heidegger passe à côté de l’altérité du corps propre et interprète de
manière négative le monde public et l’être l’un-avec-l’autre qui sont,
pour lui, le lieu de ma déréliction. L’altérité du monde, son étrang(èr)eté
sont pour lui la menace d’une néantisation, d’une dissolution du moi.
Cette impasse sur la fragilité de l’homme, la détermination de la liberté
comme appropriation de soi et le geste solitaire par lequel cette dernière
s’affirme par opposition au monde sont liés et cela ne laisse pas vraiment
de place à l’éthique et au politique, l’appel du souci étant l’appel
solitaire adressé au Dasein solitaire qui y répond d’une manière solitaire.
Lorsque le Dasein est collectif (le peuple allemand), l’unité reconstituée
abstraitement par l’auteur du Discours du Rectorat aura détruit par
avance la possibilité de la pluralité et l’hétérogénéité 8. Au contraire,
Voir l’ouvrage de François Arnold et Jean-Claude Ameisen, Les Couleurs de l’oubli,
Paris, Éditions de l’Atelier, 2008. Il s’agit de tableaux réalisés par des patients
atteints par la maladie d’Alzheimer. La qualité artistique de ces tableaux qui font
penser aux œuvres des pointillistes est remarquable.
Chez Heidegger, quand il est question du politique, c’est sous le prisme d’une
ontologisation du politique : il s’agit d’une unité monstrueuse, de l’extension au
Dasein du peuple allemand d’une supériorité dans l’existence qui est incarnée,
dans Sein und Zeit, par le Dasein capable de s’approprier, de se récapituler et de
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dans Autrement qu’être, Levinas fait de la corporéité, de l’altérité du
corps propre, ce qui fonde mon exposition à l’autre, ma responsabilité,
c’est-à-dire l’altérité en moi. « La substitution, cette passivité du “pour
autrui” où n’entre aucune référence, positive ou négative, à une préalable
volonté », ne sont possibles que « par la corporéité humaine vivante, en
tant que possibilité de la douleur, en tant que sensibilité qui est, de soi,
la susceptibilité d’avoir mal […], en tant que vulnérabilité » 9. Le corps
est ce par quoi le Soi est susceptibilité 10.
La conception de la subjectivité comme vulnérabilité rompt avec
l’éthique de l’autonomie et avec l’humanisme que Heidegger voulait
congédier, mais qu’en réalité il reconduit, comme en témoigne sa manière
de dénier toute teneur en temporalité aux êtres qui ne se projettent pas
vers leur mort – aux animaux, aux nouveaux-nés, aux déments. Heidegger
oublie que, dans l’expérience de l’angoisse sur laquelle s’appuie le souci,
l’incarnation, le fait d’être une chair pulsionnelle vivante compte plus
que cette dimension de sortie de soi constitutive du projet. Heidegger
pense la vie du point de vue du Dasein 11. L’éthique de la vulnérabilité
et l’accompagnement des déments sont, au contraire, une invitation à
penser le vivant, à faire une phénoménologie du vivant.
Plus fondamentalement, la conception de la subjectivité comme
vulnérabilité implique une manière de se rapporter à soi et à l’autre que
soi qui fonde une autre politique. J’ai à répondre, avant tout engagement
contracté, non seulement des autres, mais aussi du monde et de ses
institutions. Levinas 12 dont la pensée a des implications politiques
exigeantes, surtout si l’on se rappelle l’injonction de ne pas laisser
l’autre homme sans nourriture et sans toit, le suggère. Cependant, il ne
pense pas le politique autrement que dans la subordination à l’éthique
et parle de l’État comme d’un tiers. Heidegger fait de la sollicitude
(Fürsorge) ce qui socialise la relation à l’autre et s’adresse à tous les
10
11
12
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conquérir, par la résolution devançante, sa vérité. Non seulement il n’y a pas, chez
Heidegger, d’espace pour la pluralité au sein de l’espace public, mais, en plus, cette
reconstruction, fruit d’une abstraction philosophique, est liée à l’absence de prise
en compte des vertus spécifiquement politiques et de la valeur propre de la doxa.
Voir Jacques Taminiaux, La Fille de Thrace et le penseur professionnel, Paris, Payot,
2006.
Levinas, Autrement qu’être, op. cit., p. 86-87.
Ibid., p. 173.
C’est pourquoi la question de l’animal met en difficulté l’ontologie du souci. Voir
Didier Franck, « L’être et le vivant », Philosophie, 1987, n° 16, Paris, Éditions de
Minuit, p. 73-92.
Totalité et infini, op. cit., p. 263. Voir aussi Éthique et Infini, Paris, Le Livre de Poche,
1982, p. 74-75.
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corine pelluchon Pour une éthique de la vulnérabilité
hommes de façon anonyme ou impersonnelle, comme avec l’assistance
publique où il s’agit de procurer aux hommes un toit, de la nourriture
et de pourvoir à leurs besoins matériels 13. De même, Levinas pense le
politique comme le lieu de l’impersonnel, où l’existence d’institutions
qui sont là pour veiller au bien-être des hommes me décharge même
de ma responsabilité, comme on le constate dans nos villes où des êtres
meurent de froid et ont faim. Cependant, Levinas tire de cette prémisse
une conclusion différente de celle de Heidegger : pour Heidegger,
l’ipséité exclut la substitution : chacun se débrouille avec « le fardeau
de l’être », l’appropriation du Dasein par lui-même est une tâche que
chacun a en propre et que personne ne peut remplir à la place d’un
autre. La mort est l’insubstituable et accéder à soi est quelque chose que
je dois endurer à chaque fois 14, que je le fasse de façon authentique ou
pas. Ce « fardeau de l’être », Levinas le remplacera par la charge que
m’imposent les souffrances d’autrui. Je ne peux me dérober à l’appel
de l’autre, même quand je n’y réponds pas de manière positive. Il y
a une responsabilité pour l’autre et même un degré de responsabilité
supérieur, puisque je suis responsable de ce que l’autre a fait et même de
ce qu’il a fait contre moi (responsabilité pour la responsabilité de l’autre).
Cette substitution qui n’est pas à comprendre essentiellement en termes
moraux ou moralisateurs lui permet de penser la subjectivité de manière
entièrement nouvelle. Ainsi, pour Levinas, « la subjectivité est d’emblée
substitution » 15 et le je est sous assignation : je deviens moi-même et
unique en tant qu’autrui m’assigne accusé comme unique. Ce qui me fait
moi est ce dont je réponds et ce à quoi je réponds 16. Or, cela ne peut se
faire de manière anonyme ou collective. Il est important de souligner les
raisons positives de cette réserve à l’égard du politique, de cette absence
de philosophie politique que ne comblent pas l’importance et la place de
la religion. Mais il y a peut-être ici à penser au-delà de Levinas.
Ricœur, dans sa notion d’attestation, développée dans Soi-même
comme un autre, articulera l’éthique et la politique à partir de cette
compréhension de l’altérité de l’autre, de l’altérité du corps propre et
de l’étrang(èr)eté du monde ou de la déréliction. C’est ce triple sens de
13 Martin Heidegger, Être et Temps, § 26. Jean-Luc Marion, « La substitution et la
sollictude. Comment Levinas reprit Heidegger », dans Bruno Clément & Danielle
Cohen-Levinas (dir.), Emmanuel Levinas et les territoires de la pensée, Paris, PUF,
2007, p. 59-60.
14 C’est ce que Heidegger appelle la mienneté (Jemeinigkeit). Voir Être et Temps,
op. cit., § 9 et 12.
15 Autrement qu’être, op. cit., p. 228.
16 Marion, « La substitution... », art. cit., p. 59-60.
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l’altérité que désigne pour moi l’éthique de la vulnérabilité, l’altérité du
corps propre fondant ma responsabilité pour l’autre et rendant impossible
toute indifférence à l’égard du monde public et des institutions de la
société dans laquelle je suis non pas un moi, mais moi : « Se trouver
interpellé à la seconde personne au cœur de l’optatif du bien vivre, puis
de l’interdiction de tuer, puis de la recherche du choix approprié à la
situation, c’est se reconnaître enjoint de vivre bien avec et par les autres
dans des institutions justes et s’estimer soi-même en tant que porteur
de ce vœu » 17.
Ainsi, la phénoménologie de la passivité développée dans Autrement
qu’être ouvre la voie à une éthique de la vulnérabilité qui va plus loin
que ce que Levinas lui-même envisageait. Elle conduit même à changer
le critère de l’éthique : la personne autonome qui possède le discours et
est douée de mémoire et l’autre homme ne sont plus les seuls à mériter
ma considération. Je suis responsable de tout être sensible. Si la raison,
le langage, mais aussi le fait d’avoir un visage et donc d’exprimer l’infini
ne sont plus nécessaires pour avoir droit à un traitement respectueux et
si la subjectivité est sensibilité, alors il n’est plus possible d’accepter que
l’on torture des animaux sous prétexte que ce ne sont que des animaux.
Un tel changement de paradigme invite à compléter la philosophie des
droits de l’homme, voire à sortir du cadre anthropocentré de l’éthique
traditionnelle.
Ainsi, l’éthique de la vulnérabilité ne supprime pas le sujet, mais elle
s’oppose à ce qui, dans la philosophie du sujet, encourage l’éthique
de l’autonomie. Celle-ci est contraire aux valeurs de sollicitude que
certaines institutions affichent. Elle s’oppose à l’accompagnement des
personnes en fin de vie et des grands vieillards et elle est contradictoire
avec les efforts qui sont faits pour lutter contre la discrimination
envers des êtres que des critères élitistes invitent à supprimer. Mais
ce n’est pas tout. Une telle manière de maintenir le sujet alors que les
conditions traditionnelles pour acquérir ce statut font défaut équivaut
à un changement de paradigme. Et, loin d’ôter à l’homme toute
spécificité, l’idée que la responsabilité est première par rapport à la
liberté et s’enracine dans une expérience de l’hétéronomie promeut un
autre humanisme.
À partir du moment où l’on accepte l’éthique de la vulnérabilité, on
ne peut plus fonder les droits subjectifs sur l’homme pensé comme
un individu « qui peut user de tout ce qui est bon pour sa propre
conservation », pour reprendre la définition du droit naturel proposée par
17 Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990, p. 406.
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On a commencé par couper l’homme de la nature, et par le constituer
en règne souverain ; on a ainsi cru effacer son caractère le plus
irrécusable, à savoir qu’il est d’abord un être vivant. Et, en restant
aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous
les abus. Jamais mieux qu’au terme des quatre siècles de son histoire,
l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit
de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à
l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la
même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes
d’autres hommes, et à revendiquer au profit de minorités toujours plus
restreintes le privilège d’un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir
emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion 18.
181
corine pelluchon Pour une éthique de la vulnérabilité
Hobbes au chapitre XIV du Léviathan. Non seulement la conservation
de soi ne saurait nous donner la mesure de nos devoirs envers les autres
espèces et les générations futures ni vraiment nous prévenir contre
toutes sortes d’abus catastrophiques sur le plan écologique, mais, en
plus, l’adjonction à ce fondement individualiste et matérialiste du droit
d’une autre tendance, plus récente, qui s’exprime chez Fichte avec l’idéal
de l’auto-position puis du moi souverain et supermoral justifie une
action violente à l’encontre de tout ce qui n’est pas moi et que je peux
m’approprier, réduire, manipuler, objectiver, anéantir en toute bonne
conscience. Ce qui n’est pas moi, l’autre, c’est le vivant, l’animal, mais c’est
aussi celui ou celle qui ne parle pas, le dément, l’apraxique, l’amnésique,
le polyhandicapé, le grabataire, le légume, la tonne, l’Untermensch, das
Stück. Le sujet contemporain, vide et total, qui s’oppose à ce qui n’est
pas lui et ramène tout à lui, ce sujet qui ne veut qu’être soi et qui, en
même temps, manque de moi, ne s’aime pas – est désespéré, comme dit
Kierkegaard dans La Maladie à la mort – est enclin à exercer un pouvoir
total sur les choses et sur les êtres qui n’ont pas la capacité d’exprimer
leurs choix et d’affirmer leur volonté, de l’imposer. Que la violence
constitutive de cet humanisme qui est si frappante quand on constate
les traitements que nous infligeons aux bêtes et que nous infligions hier
aux Noirs et aux prisonniers, ne se retourne pas contre l’autre homme
quand celui-ci est si vulnérable, quand il est polyhandicapé, aphasique,
cela tient à très peu de choses.
Au contraire, l’éthique de la vulnérabilité fait signe vers une
phénoménologie du vivant où les êtres sont pensés dans leur différence
18 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale Deux, Paris, Plon, 1973, p. 53.
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182
et dans leur Umwelte 19. Le critère traditionnel qui justifiait une
ontologie négative ou privative légitimant l’action violente de « l’animal
rationnel » est remplacé par une réflexion sur le privilège, ou pour parler
comme Levinas, sur l’élection liée à la responsabilité humaine. Cette
éthique de la vulnérabilité promeut un humanisme qui n’implique
aucune discrimination envers les autres espèces et fonde le droit sur le
sujet-de-vie, c’est-à-dire sur un être sensible au plaisir et à la douleur
et éprouvant sa vie comme se déroulant bien ou mal 20. Elle fournit
d’autres critères pour évaluer la légitimité des interventions humaines
sur le vivant. Et, pensant la spécificité de l’homme en la situant au
niveau qui est le sien 21, cette éthique de la vulnérabilité affirme l’absolue
responsabilité de l’homme vis-à-vis de tous les autrui – « fussent-ils un
peu chameau » 22.
19 Monde environnant. Voir Jacob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain
(1934), trad. Ph. Muller, Paris, Denoël, 1965. Voir aussi Maurice Merleau-Ponty,
La Nature, notes de cours, Collège de France, cours de 1956-1960, texte établi par
Dominique Séglard, Paris, Le Seuil, 1995.
20 Ce qui inclut le dément et l’animal, mais non le malade dans un état végétatif
persistant.
21 En s’inspirant de l’approche de la complexité où on pense la différence sans la
réduire et où toute idée d’une échelle des êtres est réfutée.
22 À l’heure des nations, Paris, Éditions de Minuit, 1988, p. 156. Levinas commente le
chapitre 24 de la Genèse où Rébecca, après avoir puisé l’eau que lui demandait le
voyageur, abreuve les chameaux de la caravane, « qui ne savent pas demander à
boire ».
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Littérature, arts et culture
L’œil des séries
Études sur les séries télévisées américaines
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Introduction
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185
raison publique n° 11 • pups • 2009
Le succès des séries télévisées américaines n’est plus à prouver :
plébiscitées depuis longtemps par le public, elles retiennent aussi de plus
en plus l’attention des critiques et des chercheurs qui abordent le genre
avec leurs propres outils d’analyse. Déjà à l’œuvre depuis plusieurs années
aux États-Unis, cette démarche est moins suivie en France et le présent
dossier entend contribuer à la reconnaissance des séries en tant qu’œuvres
à part entière, susceptibles d’être interrogées à ce titre sous de multiples
angles. Des sociologues, mais aussi des philosophes, des chercheurs en
littérature et en cinéma prennent ici la parole pour nous dire que les
séries, objets de la culture populaire, ne sont pas seulement un objet
d’études pour téléspectateurs cultivés : elles constituent une expression,
ou une forme, privilégiée de notre culture contemporaine.
L’article d’ouverture du dossier, rédigé par Solange Chavel, présente
une vue d’ensemble des axes couverts par la critique américaine des
séries télévisées. Car c’est bien des États-Unis qu’est parti ce phénomène
et s’il convient de s’interroger sur les raisons de la réticence française à
l’intégrer et le reconnaître – ce à quoi s’applique entre autres Martin
Winckler dans l’entretien avec Sylvie Servoise – il est aussi légitime de
voir dans les séries américaines un portrait en creux de l’Amérique :
de certaines de ses pratiques (la justification de la torture qu’étudie
Jean-Cassien Billier à partir de 24 heures chrono) ou d’un pan de son
histoire socio-économique et culturelle (l’épanouissement de la société
de consommation dans la série Mad Men analysée par Mathieu Rémy).
À ceux qui accuseraient plus globalement les séries télévisuelles de se
complaire dans la noirceur, la violence ou le macabre, les articles de
Pierre Mercklé et Thomas Dollé (sur « La représentation et les usages
des cadavres »), de Jean Samoki (consacré à Dexter) et Séverine Barthes
(dédié aux séries produites par Chris Carter) répondent par des analyses
sur la réception des télespectateurs, sur la « folie de la cohésion » qui
anime un personnage de serial killer cherchant à relier fiction sociale et
fiction identitaire, ou encore sur la tentative menée par un producteur
de séries de dénoncer le délitement du lien social, voire de pallier
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celui‑ci, par la création d’une communauté de fans. Enfin, un dernier
aspect des séries est abordé dans l’article de Sandra Laugier (autour de
« l’éthique du care ») qui développe le dernier axe critique évoqué dans
le texte liminaire de Solange Chavel : les séries, nouvelles « fabriques des
sentiments privés », sont un médium privilégié de l’expression morale.
Voir différemment les séries pour voir autrement le monde : c’est à cela
qu’invite le présent dossier.
Sylvie Servoise
186
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Les séries télévisées : bref parcours à travers
la littérature critique américaine
Solange Chavel *
187
raison publique n° 11 • pups • 2009
Depuis les années 1980, les séries télévisées sont aux États-Unis un
phénomène incontournable. Mais la multiplication des séries n’a pas
inspiré les seuls scénaristes : une abondante littérature secondaire s’est
développée, qui reflète l’ampleur du phénomène et l’interroge avec soin.
De Star Trek à Desperate Housewives, de South Park à 24, de Twin Peaks
à Scrubs, les séries à succès ont provoqué la curiosité des sociologues,
philosophes, théoriciens des médias et de la culture qui se sont penchés,
tantôt critiques et tantôt enthousiastes, sur ce nouveau genre de narration
populaire.
Significativement, la fort sérieuse et académique maison d’édition
Blackwell a ainsi récemment lancé une série intitulée « Philosophy and
Pop Culture » 1 qui offre à ses lecteurs des études systématiques des
relations que certaines séries à succès entretiennent avec la philosophie.
On pourra ainsi examiner, selon son goût, Lost and Philosophy, ou encore
Family Guy and Philosophy, à moins que l’on ne préfère se tourner avec
un soupçon de nostalgie vers une étude au titre similaire, parue quelques
années auparavant chez Open Court, à propos d’une série fameuse des
années 1990 : Seinfeld and Philosophy 2.
Un nombre impressionnant d’études s’intéressent ainsi à l’influence de
ces rencontres régulières avec un univers de fiction dont les conséquences
sur la vie réelle semblent à la fois massives et fuyantes, incontestables et
pourtant difficiles à saisir. On peut lire des éloges de la vertu critique
de South Park, dont l’impertinence serait un appui salutaire pour la
démocratie américaine, aussi bien que de graves interrogations sur la
*
Solange Chavel est doctorante et monitrice à l’Université de Picardie Jules-Verne.
On peut trouver sur cette page la liste des titres publiés dans la « Blackwell
Philosophy and Pop Culture Series » :
<www.wiley.com/WileyCDA/Section/id-324354.html>.
William Irwin (dir.), Seinfeld and Philosophy. A Book About Everything and Nothing,
Chicago, Open Court, 2000.
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responsabilité de séries comme 24 dans la légitimation de la torture
auprès de l’opinion publique américaine.
Sans prétendre à l’exhaustivité, je voudrais simplement relever ici
quelques-unes des questions récurrentes qui traversent ces études et nous
invitent à interroger la nature de nos relations avec ce type contemporain
de fiction.
Castigat ridendo mores : un espace de tolérance et de subversion ?
188
Certaines séries ont suscité une affection et un intérêt tout particuliers
de la part des études académiques : ce sont les séries qui manifestent,
en plus de leur but premier de divertissement, un objectif critique ou
satirique. Les philosophes ou sociologues se trouvent alors presque en
terrain familier et s’emploient à célébrer la vertu critique de séries capables
de faire penser tout en faisant rire. Les études sur South Park ou Family
Guy 3 sont les paradigmes de ce qui est, en réalité, le prolongement d’une
réflexion millénaire sur les vertus politiques du rire et de la satire, sur le
lien entre inconvenance et liberté.
On avait évoqué dans le numéro précédent de Raison publique le cas
de la série The Wire, dont les auteurs poursuivent explicitement un
objectif de critique sociale : en s’appuyant sur une expérience directe de
la réalité sociale de Baltimore, ils dressent un portrait de la ville qu’ils
conçoivent comme un élément d’une prise de conscience politique, que
le spectateur décide ou non d’assumer 4. Cette intention politique peut
en effet échapper à l’attention du spectateur de The Wire, simplement
tenu en haleine par les aventures de Stringer Bell, d’Omar ou de Bubbles.
Elle est en revanche au premier plan dans des séries satiriques comme
South Park ou, à un moindre degré, Family Guy.
Voir en particulier : Robert Arp (dir.), South Park and Philosophy. You Know, I Learned
Something Today, Malden, Blackwell, 2007 et Jeremy Wisnewski (dir.), Family Guy
and Philosophy: A Cure for the Petarded, Malden, Blackwell, 2007.
Cf. « Totally Wired », entretien avec David Simon datant du 13 janvier 2005, consulté
sur le site : <blogs.guardian.co.uk/theguide/archives/tv_and_radio/2005/01/
totally_ wired.html>, le 3 septembre 2008. « Les scénaristes se sentent obligés de
parler de ce qui se passe réellement dans les villes américaines et de ce qui est en
jeu ; mais savoir si les spectateurs relèvent ces thèmes ou pas est toujours sujet à
question. Beaucoup de personnes regardent la série et sont simplement attirées
par les éléments les plus basiques des personnages et de l’intrigue. La télévision
est un médium onanique qui berce pour la plupart des spectateurs : une minorité
seulement a tendance à regarder le petit écran pour réfléchir ».
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Ce qui retient alors l’attention des critiques, ce sont des questions
qu’ont aussi suscitées les œuvres d’un Aristophane ou d’un Molière :
peut-on rire de tout ? La satire est-elle un moyen de critique sociale
adapté ? L’indécence ou le ridicule sont-ils publiquement acceptables 6 ?
Comme on peut s’y attendre, les critiques qui choisissent d’écrire sur
ces séries en sont le plus souvent d’ardents défenseurs, et un recueil
comme South Park and Philosophy peut donner la curieuse impression
d’être un plaidoyer quelque peu unilatéral en faveur du pluralisme. Si
plusieurs auteurs commencent en effet leur réflexion en se demandant
s’il est vraiment moralement correct ou politiquement adapté de rire
devant certains épisodes (comme lorsque Cartman fait manger ses
parents à son malheureux camarade Scott, ou que tel autre épisode met
en scène un pugilat sans fin entre deux enfants handicapés... chacun
a son exemple favori en la matière), la conclusion est le plus souvent
unanime : South Park fait penser. « Par sa vulgarité, South Park verbalise
les tendances et les désirs que nous réprimons souvent ; et il nous permet
189
solange chavel Bref parcours à travers la littérature critique américaine
Le rire et/ou l’agacement, nullement contradictoires, suscités par un
épisode de South Park viennent précisément du fait que la série aborde
de front les questions politiques sensibles de la société américaine
contemporaine : traitement des minorités sexuelles ou ethniques,
euthanasie, immigration, religions et convictions morales, etc., le tout
à grand renfort de plaisanteries plus ou moins subtiles, de comique de
situation, de caricatures souvent féroces et de conclusions soigneusement
pesées. Les épisodes vont jusqu’à se conclure fréquemment par le discours
nuancé et réflexif d’un des héros qui vient résumer les arguments et tirer
la morale de la fable : « You know, I learned something today... ».
En un mot, une série comme South Park serait spécialisée dans la
révélation des incohérences de pensée communes dans la vie politique
américaine, si bien que le philosophe Robert Arp peut par exemple
consacrer un article à l’illustration des différents types de sophismes en
s’appuyant sur différents épisodes de South Park, de la généralisation
abusive à l’argument de la pente glissante ou au faux dilemme. « En
réalité, une grande part de l’humour de South Park concerne les
violations de la logique et les absurdités, contradictions et problèmes
qui en résultent » 5.
Robert Arp (dir.), South Park and Philosophy, op. cit., chapitre 4, p. 42.
Cf. entre autres le chapitre tout à fait révélateur qui a pour titre « Is it okay to laugh
at South Park? », ibid.
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de rire de manière à révéler ces inhibitions » 7. La vulgarité et l’humour
scatologique font partie de la satire et de son œuvre de destruction du
langage « politiquement correct » : ils participent de la vitalité de la
démocratie américaine. Ou plus précisément, de l’interprétation libérale
de la démocratie américaine, puisque, comme les auteurs le remarquent
souvent, les conclusions des épisodes tranchent souvent en faveur d’une
position libérale, voire libertarienne.
190
Ce à quoi la série satirique est comparée, ce n’est alors rien moins que
le modèle du dialogue socratique, qui est presque un topos de ces études.
Kyle et Stand, les deux petits garçons de South Park, Jerry dans Seinfeld,
et Jon Steward, le présentateur du Daily Show, à en croire ces critiques
enthousiastes, ne seraient rien d’autre que de modernes réincarnations
de Socrate, mouche du coche qui viendrait agacer non plus sur l’agora,
mais par le biais de l’écran de télévision.
Une émission satirique peut-elle être une source d’information ?
L’exemple révélateur du Daily Show
Le dernier cas évoqué, celui du Daily Show, même s’il ne concerne
pas techniquement parlant une série, est pourtant particulièrement
intéressant pour réfléchir sur une question majeure : celle de la satire
comme source d’information. Un bref détour par ce « faux journal »
permettra ainsi de tirer quelques conclusions à propos des séries et de
leur rapport au réel.
Cette réflexion sur le rapport de la satire à l’information part d’une
enquête réalisée en 2000 qui révélait que le « faux journal » présenté
quotidiennement par Jon Stewart et ses collègues était devenu une source
d’information essentielle pour les 18-30 ans. « Ces dernières années, un
nombre croissant d’Américains se sont détournés des médias classiques
pour s’intéresser aux programmes alternatifs de faux journaux comme
le Daily Show de Jon Stewart » 8. Une partie importante des électeurs
américains se détourne ainsi des médias traditionnels pour chercher
l’information chez les comiques et dans les émissions satiriques, au
point qu’on a pu citer Jon Stewart parmi les hommes les plus puissants
Ibid., chapitre 1, p. 14.
Jason Holt (dir.), The Daily Show and Philosophy. Moments of Zen in the Art of Fake
News, Malden, Blackwell, 2007, chapitre 2, p. 41.
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des États-Unis 9. Est-ce normal ? S’agit-il là une situation dont il faut
s’inquiéter ? Et si la question se pose de manière évidente pour le Daily
Show, elle est également pertinente pour le cas des séries satiriques qui,
elles aussi, tirent leur force de leur capacité à présenter au spectateur un
contenu d’information minimal : l’exemple peut-être le plus frappant en
la matière est de nouveau South Park, dont les attaques répétées contre
les fondamentalismes religieux passe par une présentation, toujours
discutable et discutée, de ce que les Mormons/les Juifs orthodoxes/
les adaptes de la scientologie/etc. « pensent vraiment » (l’expression
anglaise, qui apparaît sous forme de vignette sur l’écran, est « This is
what they actually believe »).
L’enjeu principal de ces réflexions, et qui vaut aussi bien pour le faux
journal que pour les séries satiriques, c’est bien de saisir et d’évaluer
la capacité critique du public : l’apologie de ces émissions ou séries
satiriques part de l’hypothèse que le public est en mesure de distinguer le
vrai du faux dans le journal de Jon Stewart, ou de faire la part des choses
dans les épisodes de South Park, en séparant le bon grain de la réflexion
critique de l’ivraie de l’humour lourd ou de l’exagération comique.
Il est important de le remarquer, car c’est précisément le présupposé
inverse qui motive les critiques adressées à d’autres séries plus
traditionnelles, auxquelles on reprochera de jouer sur l’inertie et l’apathie
du spectateur. Une telle remarque invite à s’intéresser non seulement au
On peut comparer le « Daily Show » aux performances du comédien satirique italien
Daniele Luttazzi, qui fait exactement le même genre de critique politique acerbe
et extrêmement informée, mêlée à un humour souvent vulgaire (et qui suscite
régulièrement les foudres de l’establishment politique et du Vatican), et dont le blog
a eu un succès tel que Luttazzi a finalement décidé d’en ralentir l’écriture et de ne
plus en faire un forum de discussion. Son argument : ce blog interactif l’investissait
d’un pouvoir qui ne convenait pas à son statut de comique et le transformait malgré
lui en meneur d’hommes et chef populaire (cf. le message par lequel il annonçait la
suspension partielle de son blog : <www.danieleluttazzi.it/node/245>).
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191
solange chavel Bref parcours à travers la littérature critique américaine
À propos du Daily Show, on peut remarquer que les études sont, le
plus souvent, favorables à l’émission de Jon Stewart : celui-ci réussirait
à mettre en œuvre une critique des médias traditionnels sans brouiller
les pistes, grâce à toute une série de techniques permettant au public de
distinguer le vrai du faux : on analysera par exemple comment les rôles
sont distribués entre les prétendus « envoyés spéciaux » qui présentent
des « informations » plus ou moins inventées, et Jon Stewart, qui a le rôle
– socratique – de l’interrogateur qui cherche à rétablir la vérité.
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contenu des séries, mais bien à la manière dont celui-ci est présenté et
mis en scène. Autrement dit, à une analyse de la rhétorique propre aux
différentes séries, à la manière dont le contenu d’information est mis
en scène. Quels effets le genre série et la manière particulière dont il est
employé dans chaque cas précis, produisent-ils sur le spectateur ? Il est
évident que la mise en scène d’opinions divergentes est ce qui plaide
le plus en faveur de cette apologie de la critique satirique. Alors que
l’on a pu ainsi reprocher à Michael Moore le caractère tendancieux de
Farenheit 9/11, qui se présentait comme un vrai documentaire, le fait
que le Daily Show, par exemple, ne cache pas sa nature de faux journal
serait précisément ce qui mobilise la réflexion critique.
192
Il reste que, pour que l’apologie soit complètement convaincante, un
élément fait trop souvent défaut, en partie parce que l’information n’est
pas aisée à collecter : qui est le public des émissions satiriques ? Pour que
celles-ci puissent vraiment jouer le rôle d’appui démocratique qui leur
est prêté, il faudrait qu’elles ne prêchent pas seulement les convaincus.
Le problème de la polarisation des opinions par une discussion
insuffisamment pluraliste, soulevé par Cass Sunstein à propos de sources
d’information plus classiques 10, se pose a fortiori pour les programmes
satiriques dont on peut parfois douter qu’ils fassent autre chose que
radicaliser les opinions de spectateurs confortés dans leur vue première :
un auteur note ainsi, sans beaucoup d’espoir, à propos du Daily Show,
qu’« écouter l’opposition, au lieu de se conforter en permanence dans
ses opinions actuelles permettrait aux individus de débattre activement
des arguments en cause, même si c’est simplement dans leur tête » 11.
Cette remarque en demi-teinte pourrait aussi bien s’appliquer aux séries
satiriques.
Influence perverse : une culture de la peur ?
Il est à relever que le concert de louanges s’interrompt lorsqu’on en
vient à aborder d’autres séries, comme par exemple 24 ou The West Wing :
les critiques s’interrogent alors sur l’influence dommageable de ces séries
sur les opinions politiques des spectateurs américains. En jouant sur les
peurs de l’époque, en exploitant certains problèmes spectaculaires de
10 Voir par exemple : Cass Sunstein, « Délibération, nouvelles technologies et
extrémisme », Raison publique, 2004, n° 2.
11 Jason Holt (dir.), The Daily Show and Philosophy, op. cit., p. 52.
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Même si la corrélation entre des médias violents et un comportement
social violent semble évidente aux défenseurs de la critique éthique,
les preuves empiriques de ces hypothèses font défaut. Malgré des
études apparemment sans fin, concernant l’impact des médias sur les
comportements violents, il y a peu de preuves concluantes en faveur
de ces thèses, sauf les plus triviales et inintéressantes (du type : une
exposition excessive à des médias violents de sujets prédisposés à la
violence pourrait conduire à un comportement violent) 12.
193
solange chavel Bref parcours à travers la littérature critique américaine
politique étrangère et en présentant des héros contraints de recourir à
des méthodes musclées pour le plus grand bien des États-Unis, les séries
ne diffuseraient-elles pas subrepticement la légitimation de la torture, ou
une lecture fort discutable des relations internationales ? Plus largement,
on s’interroge aussi sur le rôle de la violence dans les séries : est-ce, de
nouveau, une manière de légitimer des pratiques via une fiction qui se
fonde sur un « effet de réel » particulièrement prégnant ?
Nous ne développons pas cet aspect, qui sera largement abordé
par les autres articles du dossier. On peut toutefois remarquer que le
questionnement qui se joue ici croise de nouveau des débats largement
développés à propos de la littérature : lire un livre qui expose des
opinions moralement discutables rend-il mauvais ? Voir une série qui
fait l’apologie de la torture et présente une abondance de situations
violentes porte-t-il à adopter des convictions politiques particulières ?
La question est particulièrement embrouillée. D’une part, il est
incontestable que les séries produisent une forme de confusion avec le réel
particulièrement frappante. On en prendra simplement pour symptôme
le fait que pour les spectateurs, l’acteur se confond régulièrement avec
son rôle : Kiefer Sutherland est maintenant Jack Bauer, le héros de
24, de même que James Gandolfini est Tony Soprano. Par ailleurs, il
est incontestable que les séries contribuent à constituer les dilemmes
moraux : elles en proposent une lecture particulière et des solutions
contestables.
Pourtant, pas plus à propos des séries que des romans ou des films,
nous ne disposons d’études qui montreraient une corrélation directe
entre, par exemple, l’exposition à la violence, et la propension à adopter
un comportement violent. C’est ce que remarquait Noel Carroll à
propos du débat sur la pertinence d’une critique morale des œuvres de
fiction :
12 Noel Carroll, « Ethical Criticism: An Overview of Recent Directions of Research »,
Ethics, 2000, vol. 110, n° 2, p. 356.
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La question classique de l’influence des fictions sur notre saisie de la
réalité se pose à propos des séries comme elle s’est posée à propos des
films et des romans, et elle ne semble pas recevoir davantage de réponse
simple.
Une nouvelle normalité : la fabrique des sentiments privés - Desperate
Housewives, Scrubs, Friends & co
194
Il faut aussi remarquer que si les séries satiriques d’un côté, et les séries
« violentes » de l’autre, ont suscité une abondante littérature secondaire,
ce n’est toutefois pas le cas pour l’ensemble de la production. De
nombreux titres ont ainsi été publiés sur Star Trek ou South Park, tandis
que des séries comme Desperate Housewives, Buffy contre les vampires,
ou encore Sex and the City, bien qu’immensément populaires, n’ont pas
suscité le même intérêt. On peut se demander pourquoi.
Il y a une première réponse évidente : s’il est relativement facile de
commenter les questions philosophiques qui se posent dans un épisode
de South Park, cela ne l’est pas autant, à première vue, à propos d’un
épisode de Sex and the City ou de Seinfeld. De là à verser vers une critique
de séries abêtissantes, il n’y a qu’un pas que certains critiques franchissent
allègrement.
Pourtant, on peut se demander si l’immense succès de ces séries n’est
précisément pas le signe qu’il y a aussi quelque chose d’intéressant à
étudier : pour reprendre une idée cavellienne 13, c’est aussi, voire surtout,
dans la vie ordinaire, que prennent forme les problèmes moraux, et
notre manière de les affronter. Notons bien qu’il n’y a aucun argument
qui permette de penser a priori que les capacités critiques qu’on avait
généreusement prêtées au public de South Park ou du Daily Show
s’évanouissent tout à coup pour le spectateur de Seinfeld. Il est évident
que pour répondre à cette question, il faudrait des études beaucoup plus
poussées sur le public, ses réactions, etc. Il est probable que le public de
Dallas et de South Park ne soit pas le même, mais cela ne veut pas dire
pour autant que les premiers soient tous sous influence et que les seconds
soient tous distanciés et critiques.
13 Voir par exemple Stanley Cavell, À la Recherche du bonheur. Hollywood et la comédie
du remariage, trad. Christian Fournier et Sandra Laugier, Paris, Cahiers du cinéma,
1993, ou encore In Quest of the Ordinary, Chicago, University of Chicago Press,
1988.
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Plus généralement, toutes les séries qui n’ont pas le but explicitement
critique que se fixent des séries comme The Wire, ou la satire à la Southpark,
etc., et qui s’en tiennent simplement à leur rôle de divertissement, sont
un objet d’étude particulièrement intéressant pour une raison toute
simple : elles donnent à voir une version de la normalité. On pourrait
penser à Friends, ou encore à une série comique sans prétention comme
Scrubs, qui développe un comique de situation inoffensif sur l’hôpital, et
qui procède, de façon classique, par types : on y trouve le bon gars gentil,
la jolie fille pas sûre d’elle, la garce sexy, le bon copain, le voisin obtus...
on peut continuer la liste ad libitum, et y trouver un objet d’étude
particulièrement pertinent pour demander ce qu’est la normalité dans
la société américaine d’aujourd’hui.
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195
solange chavel Bref parcours à travers la littérature critique américaine
Car derrière une apparence de superficialité, il y a bien une
construction morale à l’œuvre, une construction de l’identité et des
réactions convenables. À propos de Seinfeld, un commentateur notait
ainsi : « Tout vrai fan de Seinfeld connaît la prémisse de base de la série :
c’est une série sur rien, du moins c’est ce qu’on a dit. Les gens traînent
là à bavarder, sans rien faire » 14. Une série sur rien, parce qu’il s’agit de
situations banales et quotidiennes ? Il faut y regarder d’un peu plus près.
Derrière la banalité des situations et la comédie, c’est bien une question
répétée sur la « bonne conduite à tenir » qui se trouve posée d’épisode
en épisode. « Il devrait être évident au plus ordinaire des spectateurs de
Seinfeld qu’un des thèmes essentiels de la série est la conduite adaptée » 15.
Pourquoi apporter un cadeau à une fête ? Combien de temps doit-on
laisser passer pour quitter quelqu’un après avoir fait l’amour ? « En
réalité, conclut un commentateur, je considère que Seinfeld a pour
objet la conduite droite, le fait de mener une vie morale dans la société
américaine contemporaine » 16. Une interrogation morale qui porterait
sur le familier, le quotidien, la fabrique des relations proches : « Seinfeld
est une série sur rien - parce que c’est une série sur ce qui passe inaperçu
en raison de sa familiarité même. La série invite ses spectateurs à se
tourner vers les véritables fondements de la vie contemporaine » 17.
On retrouve là encore des accents cavelliens, proches des réflexions
que ce dernier a pu mener sur le cinéma hollywoodien classique, et en
particulier sur les comédies du remariage.
William Irwin (dir.), Seinfeld and Philosophy. op. cit., p. 61.
Ibid., p. 163.
Ibid., p. 164.
Ibid., p. 115.
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196
La question apparaît de manière exacerbée quand une série prend
précisément pour thème cette question de la normalité pour essayer
d’en bousculer les frontières : The L World, qui se déroule dans le monde
homosexuel féminin, répond ainsi précisément à la question cruciale
de la visibilité d’un groupe. La manière dont un groupe particulier
apparaît à la télévision modèle sa représentation sociale, reflète et
modifie les standards sociaux. Et il est intéressant de noter que les
études qui se sont penchées sur The L World se sont vues confrontées
aux mêmes questions qui ont occupé les critiques de la représentation
télévisuelle des Afro-Américains : d’un côté, on loue une série qui
donne enfin une visibilité à un groupe qui en manque totalement ;
d’un autre côté, on se demande si la représentation même de la série
ne reproduit pas subrepticement des préjugés solidement ancrés. De
même que The Cosby Show a pu être critiqué pour une représentation
lénifiante et déformée de la classe moyenne noire, The L World est
accusé d’entretenir une image stéréotypée de la féminité et de ses
canons de beauté 18.
Cette question sur la normalité et la représentation de la normalité à la
télévision mériterait sans doute d’autant plus de retenir l’attention que
de nombreuses séries provoquent effectivement un très fort phénomène
d’identification de la part des spectateurs. On peut le constater avec un
dernier exemple, la série The Sopranos. Il est certes surprenant au premier
abord de considérer les Sopranos comme un modèle de représentation de
la « normalité ». Chef d’un réseau mafieux, Tony pourrait au contraire
être la figure de l’extraordinaire, de la criminalité comme envers de
l’Amérique moyenne. En réalité, il apparaît très vite que la mafia et le
monde légendaire à laquelle elle renvoie ne sont ici qu’une enveloppe
qui renferme le caractère absolument banal et commun des problèmes
de Tony : gérer des difficultés professionnelles et familiales, des relations
de couple et des relations de pouvoir, se confronter à ses faiblesses ou à sa
lassitude. Paradoxalement, le monde violent des relations mafieuses sert
plutôt à exacerber, à rendre plus facilement visibles des problèmes qui
n’ont rien d’extraordinaire, et qui croisent les thèmes les plus classiques
de la série familiale américaine.
La série Les Sopranos est-elle donc la simple répétition sur le mode
farcesque du Parrain (comme Marx disait que Napoléon III était la
18 Cf. le chapitre écrit par Dana Heller, « How Does a Lesbian Look? » dans Kim Akass
& Janet McCabe, Reading the L World. Outing in Contemporary Television, London
& New York, Macmillan, 2006.
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version farcesque du drame napoléonien) ? Loin de la farce et du jeu
de décalage avec l’imagerie traditionnellement associée à la mafia
dans le milieu italo-américain, ce que perçoivent les spectateurs, c’est
bien une présentation tout à fait sérieuse d’une société américaine en
proie à ses démons et à la faillite d’une certaine idée de la réussite. Que
veut dire être un homme, être un chef de famille dans une société de
consommation ? Les interrogations trouvent ici un écho évident chez des
spectateurs retenus au moins autant par ces éléments que par l’intrigue
en milieu mafieux :
Et c’est là qu’apparaît peut-être le mieux la spécificité de la série par
rapport au roman : la présence évidente du corps comme support
des représentations : « Le corps masculin dans les Sopranos n’existe
pas seulement comme le lieu de la lutte pour la construction de la
masculinité – un terrain de bataille où, à l’inverse, la pesanteur du
corps a toujours le dessus – mais comme une manifestation insoluble
de l’incapacité à ressusciter un idéal moral antérieur : celui du self-made
man, de l’entrepreneur » 20.
Pour résumer ce bref parcours à travers une littérature foisonnante,
on peut remarquer que l’attention des analystes américains des séries
s’est donc le plus souvent, et c’est bien naturel, concentrée sur les séries
dont les thèmes sont les plus explicitement politiques : séries satiriques
dont chaque épisode soulève frontalement un débat social, ou séries
dont les scénarios mettent au premier plan le monde politique et les
relations internationales. La série télévisée fournit alors l’occasion de
rajeunir une interrogation fort ancienne sur le rôle que joue la forme
fictionnelle dans la transmission d’une réflexion et d’une information,
et la capacité critique du public. Le divertissement est ici inséparable
de la représentation d’une vision de la société. Mais il faut remarquer
que les séries qui reposent, avec plus ou moins de bonheur, sur la mise
en scène de l’ordinaire ne sont pourtant pas les moins intéressantes
197
solange chavel Bref parcours à travers la littérature critique américaine
Les difficultés que Tony Soprano éprouve à jongler avec ses responsabilités
domestiques, professionnelles et familiales trouvent un grand écho chez
ceux que j’ai étudiés. Une identification poignante et profondément
ressentie à Tony Soprano en tant qu’homme luttant pour faire de son
mieux dans un monde difficile était évidente 19.
19 David Lavery (dir.), This Thing of Ours. Investigating the Sopranos, New York,
Columbia University Press, 2002, p. 102.
20 Ibid., p. 73.
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pour l’analyste : dans la mise en scène de ces types qui constituent la
vie quotidienne, c’est bien une représentation de la normalité et de la
marginalité qui se définit lentement, d’épisode en épisode.
198
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1 La France et les États-Unis au miroir des séries
Martin Winckler, entretien avec Sylvie Servoise *
France et États-Unis : deux types de séries, deux regards sur les séries
Martin Winckler : La situation a évolué sur certains points : les séries
sont devenues rentables à la télévision française, qui ne les utilise plus
comme bouche-trou, mais les diffuse souvent n’importe comment
(TF1) ou en censurant certains épisodes (toujours TF1, mais France 2
l’a fait aussi) et leur contenu (toujours TF1, qui fait dire aux dialogues
en version française autre chose que les dialogues originels). Mais ce qui
n’a pas changé, c’est le mépris à l’égard des séries et du public. La fiction
télé, c’est bon si c’est français et « de qualité » (ou « de prestige »), pas
si c’est américain. Par ailleurs, les fictions britanniques ne sont dignes
d’être diffusées par les chaînes hertziennes que si elles sont policières et
« classiques ». Surtout pas si elles sont contemporaines et critiques par
rapport à la société, ou aux médias, ou à la justice, etc. Enfin, quelques
« intellectuels » se sont pris d’admiration pour un certain nombre de
séries (24, The Soprano, Six Feet Under) sans pour autant comprendre
qu’on ne peut pas réduire la production à quelques œuvres. Ça reste
très ponctuel et à l’université c’est pareil : des jeunes chercheurs
*
199
raison publique n° 11 • pups • 2009
Sylvie Servoise : Les Français semblent plus réticents que les Américains
à saluer le mérite des séries télévisées, qu’elles soient nationales ou
étrangères : elles paraissent cantonnées par les médias et les chaînes
françaises elles-mêmes à un rôle de pur divertissement et peinent à
s’imposer aux intellectuels et universitaires comme un objet d’étude
sérieux. Que répondez-vous à ces a priori ? Ne pensez-vous pas par
ailleurs que la situation a évolué depuis quelques années ?
Martin Winckler est romancier et essayiste ; il est actuellement chercheur invité
au CREUM (Université de Montréal). Sylvie Servoise est maître de conférences en
littérature comparée à l’Université du Maine.
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s’intéressent aux téléfictions, mais ils ont du mal à travailler et à faire
prendre leur travail au sérieux. De plus, contrairement au cinéma, le
médium lui-même, autrement dit les chaînes de télévision, ne soutient
pas ce travail critique. Ces chaînes s’intéressent essentiellement aux
paillettes (les acteurs), pas du tout aux scénaristes ou au contenu. Qui
est tout de même l’essentiel, me semble-t-il.
200
S.S. Dans plusieurs de vos articles, et notamment « Obama et Law
& Order ?…only in America ! » (2008), vous semblez dresser un
parallèle entre l’immobilisme politique et social français et la frilosité
des chaînes françaises en matière de séries, aussi bien en ce qui
concerne les fictions produites en France que le traitement réservé
aux séries américaines les plus engagées (de la non-diffusion à la
censure, en passant par la programmation tardive, la piètre qualité
du doublage, etc.). Vous relevez plusieurs éléments de démarcation
entre les séries françaises et américaines : le scénario occupe dans
les secondes un rôle majeur, et c’est autour de lui que s’organise un
véritable travail d’équipe, tandis qu’en France règnerait le « chacun
pour soi », chaque maillon de la chaîne œuvrant dans un sens qui lui est
propre ; les scénaristes et producteurs américains seraient sensibles à la
multiplicité des publics, contrairement aux Français qui s’adresseraient
invariablement à la célèbre « ménagère de moins de cinquante ans ».
Vous interprétez cela comme un « manque de respect » à l’égard du
public, par ailleurs perceptible dans la façon dont les chaînes françaises
malmènent les séries américaines importées. Vous soulignez également
qu’aux États-Unis, « rien n’est sacré qu’on ne puisse le représenter
– et, par conséquent, le critiquer », prenant appui notamment sur
la série The West Wing (À la Maison Blanche) qui met en scène la
vie du Président des États-Unis et de ses proches conseillers. Jusqu’à
quel point les oppositions que vous relevez à partir de l’analyse des
séries (esprit collectif/individualisme ; respect/mépris de la diversité ;
absence de sacré/tabou) vous semblent révélatrices des grandes lignes
de fracture entre société américaine et société française ?
M.W. La rupture ne situe pas tant entre les deux sociétés qu’à l’intérieur
de ces deux sociétés, entre les producteurs et les diffuseurs de séries,
considérées ou non comme des objets culturels, et leur public. Aux
États-Unis, la télévision est privée ; elle n’est pas directement contrôlée
par le pouvoir et elle n’est pas là pour le servir. Les producteurs/
scénaristes y sont considérés comme des créateurs, au même titre
que les cinéastes, les écrivains, les metteurs en scène et auteurs de
théâtre, etc. On produit, on écrit pour rencontrer un public qu’on
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Ce que les séries américaines nous disent, c’est que les États-Unis, sur le
plan de la liberté d’expression et de la critique sociale, ont une télévision
bien plus libre que la nôtre, plus respectueuse de son public et moins
inféodée au pouvoir. Voyez les prises de position franches de presque
tout Hollywood contre Bush et pour Obama, sur l’écran et dans la rue.
Avez-vous vu la communauté des acteurs s’exprimer aussi clairement
(dans un sens ou dans l’autre) en France au moment des élections ?
Aux États-Unis, pays le plus « commercial » de la planète, on ne parle
pas de « ménagère de moins de 50 ans » mais des publics par tranche
d’âge. Et dans l’audimat des séries, ces tranches d’âge, ainsi que les
autres caractéristiques du public, sont prises en compte. La « ménagère
de moins de 50 ans », c’est un concept sexiste. S’il est encore utilisé en
France, (l’est-il ?) il témoigne, là aussi, de l’archaïsme des valeurs…
S.S. Est-ce un problème qui tient à la télévision française ou à la société
française ? Le sens critique que vous voyez à l’œuvre dans les séries
américaines ne pourrait-il pas avoir pour objet de compenser ce
qui pourrait s’apparenter à une forme de conformisme de la société
américaine ?
M.W. Je pense que ça tient à la société française, de forme pyramidale,
où la télévision occupe la place qui lui est, peu ou prou, assignée par le
sommet de la pyramide. Elle décide de ce que le public peut penser, et
produit et diffuse des messages « édifiants » à son intention (ça remonte à
De Gaulle et ça n’a pas changé depuis, sauf pendant les premières années
272_rp11_c2.indb 201
201
m. wincler, entretien avec s. servoise La France et les États-Unis au miroir des séries
considère comme exigeant (il a déjà tout vu), intelligent et avide de
fictions audacieuses : il suffit de voir l’intérêt suscité par des séries
historiques comme Mad Men ou The Tudors. On produit des spectacles
divertissants et de qualité. Ce n’est pas incompatible. En France, la
télévision a toujours été contrôlée par le pouvoir ou par des entreprises
très proches du pouvoir ; elle est considérée comme vulgaire, inculte et
stupide (puisqu’aux yeux de ses dirigeants, le public l’est – s’il ne l’était
pas, TF1 ou France 2 ne « choisiraient » ce qu’il est bon de diffuser
ou non, de dire ou non) ; et les productions ne peuvent pas, pour des
raisons d’autocensure interne, émettre la moindre critique sociale ou
politique. Sur NBC, chaîne en difficulté à l’heure actuelle, certaines
séries comme 30 Rock ou Law & Order (New York District) critiquent
sévèrement les activités de la General Electric, qui est propriétaire de
la chaîne, et le gouvernement Bush. Il est impensable que des fictions
de TF1 se moquent de Bouygues ou que celles de France 2 critiquent
la politique du gouvernement Sarkozy.
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202
de la Gauche, 1981-1986, comme les programmes et leur contenu en
témoignent) car elle est contrôlée par l’État. Aux États-Unis, dont la
société n’est pas pyramidale mais éclatée – les États sont indépendants
de l’État Fédéral, et le revendiquent – l’information est indépendante
du pouvoir et la liberté d’expression est une des valeurs fondamentales,
ce qu’elle n’est pas en France. La télévision est donc le lieu d’expression
de groupes d’opinion et d’auteurs, pas celui du pouvoir. C’est pour ça
que vous pouvez avoir en même temps sur la FOX des informations de
droite ou d’extrême droite, et des fictions très progressistes avec parfois
des discours d’extrême gauche ou franchement anti-gouvernementaux
: House MD (Dr House), Bones, Lie to Me, etc. Les scénaristes, cinéastes
et acteurs hollywoodiens, à 95%, votent démocrate et ont soutenu
Obama : des articles récents l’ont illustré par le fait que Harper Hill,
l’un des acteurs de CSI : NY (Les Experts Manhattan) a ouvertement
participé à la campagne d’Obama (et dû jongler avec ses horaires de
tournage) et que Kal Penn, un comédien satiriste très connu, qui avait
un job en or avec la série House MD, a demandé à être libéré de son
contrat pour aller travailler à la Maison Blanche. Son personnage se
suicide dans la série, ce qui a provoqué un choc dans le public. J’ajoute
que les scénaristes, acteurs et producteurs américains n’ont jamais caché
leurs opinions démocrates quand Bush était au pouvoir et qu’ils étaient
même violemment anti-Bush dans leurs fictions. Dans le pays du Patriot
Act, je ne trouve pas ça très conformiste. Il faut dire qu’aucun scénariste
ne se targue de pouvoir à lui seul influencer le public avec ses idées.
Ceux que je connais me disent : je ne sais pas ce que pense le public de
mes opinions, mais ça n’est pas mon souci. Mon souci, c’est de pouvoir
exprimer librement ces opinions. Au public d’en faire ce qu’il veut. Il y
a là une humilité que beaucoup d’auteurs français n’ont pas.
Le « conformisme » de la société américaine, je ne le vois pas, tout
simplement parce que cette société est extrêmement diverse (il y a tout
de même 4,5 fois plus d’Américains que de Français...), très polymorphe,
très multi-ethnique et que personne ne peut prétendre l’appréhender
dans son ensemble. Et je ne crois pas qu’il soit plus « conformiste » de
se sentir Américain que de se sentir Français. Je pense que les Français
envient ce sentiment d’appartenance à un pays composite, jeune, que
beaucoup d’Américains revendiquent. Mais comment pourraient-ils ne
pas l’envier, alors qu’ils font tout pour éteindre les « particularismes »,
les « communautarismes », bref, les identités ethniques, religieuses,
idéologiques dont la diversité même constitue l’Amérique, et produisent
ainsi dans la population française une frustration immense, source de
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colère et d’agressivité à l’égard du fait d’être français ? Les Américains
revendiquent d’être les citoyens d’un pays où l’État ne se mêle pas de leur
dicter leur opinion ou de leur interdire d’arborer un signe d’appartenance.
En Amérique, on fait bien la différence entre les idées et les actes. Tous
les actes ne sont pas autorisés – les lois sont là pour ça. Mais toutes les
idées et opinions sont respectables et libres. Quand mes amis américains
ont vu la manière dont les politiciens français insultaient les partisans du
« Non » à la constitution européenne, ils étaient stupéfaits.
Le « conformisme » que les Français dénoncent (du haut de leur
vanité d’Européens qui méprisent ce qui n’a pas mille ans d’âge, tout
comme ils méprisent les Québécois, d’ailleurs), je le vois sans arrêt
dans les programmes de télévision française, dans la manière qu’ont les
journalistes français de poser toujours les mêmes questions (aux hommes
politiques, mais aussi au médecin et à l’écrivain que je suis), dans le refus
des universités de s’ouvrir à ceux qui n’ont pas de titres, etc.
En France, le succès public n’est acceptable que s’il est précédé, voire
initié, par une critique dont les membres les plus influents se trouvent au
sommet de la pyramide sociale. Le succès public spontané, lui, rencontre
surtout de la méfiance et du mépris de la part de ces mêmes critiques. Aux
États-Unis, les critiques même les plus influents, même les plus célébrés,
ne se gênent pas pour dire qu’ils aiment les arts dits « populaires ».
Une collection récente de livres de philosophie « Philosophy and Pop
Culture » rédigés par des collectifs d’enseignants universitaires, consacre
des volumes à Batman, aux Watchmen, à House MD, à Monk…
Alors, le conformisme où est-il, vraiment ?
272_rp11_c2.indb 203
203
m. wincler, entretien avec s. servoise La France et les États-Unis au miroir des séries
Le regard des Français sur la société américaine est faussé, tant il est
focalisé sur ce que les médias français – qui ne s’intéressent qu’aux
lieux de pouvoir visibles comme la Maison-Blanche, le Pentagone et
ne savent que souligner les défauts et les excès des autres, jamais leurs
accomplissement – nous montrent. Que savons-nous du système
éducatif américain sinon qu’il est « payant » ? C’est vrai, mais souvent,
il est beaucoup plus accessible à des lycéens venus de milieux défavorisés
que ne l’est le système français, parce qu’un lycéen qui a des qualités
sportives ou intellectuelles peut être enrôlé par une université sans avoir
à payer sa scolarité ; cela n’arrive pas chez nous, « égalité des chances »
oblige. Et moi qui ai fait médecine, je ne connais pas beaucoup de fils
d’ouvriers français qui aient pu s’offrir médecine, alors que je rencontre
sans arrêt des médecins américains qui viennent de milieux très modestes,
ou d’origine étrangère... alors qu’ils n’avaient pas un sou vaillant.
3/08/09 13:24:11
Séries télévisées et engagement politique et social
S.S. Si toutes ne sont pas d’égale qualité, nombreuses sont les séries
américaines à posséder une valeur documentaire indéniable. D’autres
se caractérisent par des prises de position politiques ou sociales
affirmées, ce qui amène certains observateurs à parler d’une vocation
éducative, au sens large (morale, citoyenne…) des séries télévisées.
Partagez-vous ce point de vue ? Quelles sont d’après vous les séries
exemplaires en la matière ?
204
M.W. Je dirais que l’immense majorité des « drama » sont extrêmement
documentés, parce que précisément, les scénaristes construisent
des histoires pour décrire des milieux et à partir de ces milieux. Les
histoires en question, bien sûr, ont vocation à une portée plus large.
Mais on ne peut tenir un propos universel si on écrit n’importe quoi
sans se référer à une réalité. Même les séries de SF comme Star Trek
ou Battlestar Galactica parlent de sujets sérieux et « documentés » :
la guerre, la religion, le racisme, les désastres écologiques, etc. Toutes
les séries ambitieuses sont furieusement documentées. Parmi les
plus récentes, il y a : The West Wing, bien sûr, dont les conseillers au
scénario ont anticipé l’élection et les attitudes d’Obama ; The Wire,
une extraordinaire chronique ancrée dans la réalité sociale et politique
de Baltimore ; l’increvable Law & Order et ses spin-offs Law &
Order Special Victims Unit (New York Unité spéciale) et Law & Order
Criminal Intent (New York Section criminelle) ; mais aussi Cold Case,
extraordinaire série historique ; Without a Trace (FBI : portés disparus),
qui évoque toutes les franges sociales de l’Amérique ; Eleventh Hour, qui
parle d’éthique scientifique ; House MD, ou Private Practice, centrée
sur l’éthique médicale ; Numb3rs, qui traite de la notion de justice
dans un état policier ; NCIS (Naval Criminal Investigative Service), qui
prend pour sujet la criminalité dans le monde militaire ; Army Wives,
qui interroge la place des épouses et époux dans l’armée ; Mad Men,
dont le sujet est la guerre des sexes et l’avènement du marketing dans
les années 60… et j’en passe.
Ces séries traitent de ces thèmes comme l’a fait le cinéma américain
« engagé » des années 30 à 70, comme le font la littérature et le
théâtre. Avec autant de talent. Les fictions dramatiques de la télévision
américaine sont la littérature de tout le monde, une littérature qui n’est
pas « réservée » aux seuls « initiés », mais qui parle du monde alentour en
termes aussi critiques, aussi cinglants, aussi courageux que la littérature
ou le cinéma. Même les comédies (prenez Scrubs ou How I met your
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3/08/09 13:24:11
S.S. C’est-à-dire ?
M.W. C’est-à-dire qu’ils seraient égoïstes et soucieux seulement de leur
intérêt personnel, aux dépens de l’intérêt général. C’est exactement le
contraire. Ils valorisent l’accomplissement personnel, certes, et ce de
manière très étrange pour les Français, qui doivent être « adoubés »
par une autorité supérieure pour avoir une valeur : en France, on n’a
pas de valeur parce qu’on a publié quarante livres, on a de la valeur
parce qu’on reçoit la Légion d’Honneur ou parce qu’on est reçu à
l’Elysée, à l’Académie Française ou (jadis) chez Bernard Pivot. Mais en
Amérique l’accomplissement personnel n’est rien s’il ne se double pas
d’un partage. Un homme comme Bill Gates, qui met des milliards de
sa fortune personnelle dans le financement d’une fondation médicale,
ne le fait pas pour « son image », contrairement à ce que les Français
disent (il n’en a pas besoin), il le fait parce que la richesse nue n’a pas
de sens. Ce qui lui donne du sens, c’est d’en faire profiter les autres. Les
acteurs les plus en vue font sans cesse des galas caritatifs sans être payés.
Ils paient de leur personne. Ils s’engagent. Ils donnent l’exemple. Ils
participent aux activités communautaires au maximum. Mais c’est
un mouvement naturel : les activités communautaires, la solidarité
économique et professionnelle sont infiniment plus répandues en
Amérique qu’en France. Elles commencent dès l’école primaire,
et se poursuivent tout au long de la vie. C’est en France qu’on est
272_rp11_c2.indb 205
205
m. wincler, entretien avec s. servoise La France et les États-Unis au miroir des séries
mother ou l’hilarante The Big Bang Theory), véhiculent souvent une
satire sociale extrêmement mordante. Mais tous ceux qui les écrivent
allient une énergie et une « pêche » incroyables à une extrême humilité.
Ils savent que la diffusion d’une série repose essentiellement sur son
succès populaire, et que ce succès n’est pas directement lié à des qualités
« artistiques » mesurables. Mais une série d’une extrême qualité peut
vivre quinze ou 20 ans (ER, Urgences en français, la plus grande série
médicale à ce jour dans l’histoire de la télévision, et pour longtemps ;
Law & Order) ; d’autres peuvent s’arrêter au bout de deux saisons
(Pushing Daisies) ou de quelques épisodes. Quand une série s’arrête,
on dit « la série était mauvaise » (quand elle l’est, tout le monde le sait)
ou « elle n’a pas trouvé son public » (ça arrive, car la compétition est
féroce). Mais jamais on ne dit « le public est stupide ». Parce qu’il ne
l’est pas. Et d’abord, il y a des publics. En France aussi, d’ailleurs, mais
on ne veut pas le reconnaître, parce qu’on refuse toutes les notions
« communautaires », « particularistes », etc. et bien sûr on accuse les
Américains d’être « individualistes », ce qu’ils ne sont pas du tout au
sens où on l’entend en France.
3/08/09 13:24:11
« individualiste », pas aux États-Unis. Mais c’est bien compréhensible :
les valeurs de l’État français, depuis toujours, n’ont-elles pas consisté
à faire disparaître les langues et traditions locales ou à les dénigrer ?
Les Français ont beaucoup de mal à critiquer leurs propres icônes, à
rappeler par exemple que Napoléon a rétabli l’esclavage et interdit le
divorce et qu’il était, selon les critères d’aujourd’hui, un dictateur. Je
n’imagine pas une fiction télévisée française critiquant Napoléon, mais
tout récemment, John Adams, sur HBO, a entrepris une description
sans concession et historiquement très solide d’un des pères fondateurs
de la Révolution américaine.
206
La publication récente de la feuille d’impôts des Obama et les réactions
qu’elle a suscitées en France et aux États-Unis est à cet égard très
significative. Aux États-Unis, on a remarqué 1° qu’il publie sa feuille
d’impôt pour donner l’exemple ; 2° qu’il a donné des centaines de
milliers de dollars à des œuvres caritatives ; 3° que ses revenus viennent
essentiellement des droits d’auteur de ses livres !!! – donc, des lecteurs
– et non d’honoraires versés par des entreprises au titre de consultant.
En France, on a seulement vu qu’il avait gagné 2,5 millions de dollars
en 2008. Mais c’est moins que ce que Michel Houellebecq a reçu
il y a quelques années de Hachette en à-valoir (1 million d’euros)
pour un livre et un film de portée bien moindre, me semble-t-il, et ce,
avant même de les avoir produits... Et ne comparons même pas avec
la fortune personnelle de Nicolas Sarkozy, dont nous ne connaissons
pas la feuille d’impôts... L’Amérique est un pays dans lequel le candidat
élu à la Maison Blanche a financé sa campagne par les dons privés de
ses futurs électeurs (il a refusé le financement de l’État), a des revenus
liés à ses droits d’auteur et montre ce qu’il a en banque. Je vois là une
sorte de réalisation extraordinaire d’idéaux qui sont sans arrêt valorisés
dans les fictions américaines.
S.S. Ne pourrait-on pas dire que l’attachement à décrire des milieux vise
aussi à dégager des axes de différenciation entre les séries, tout comme
on peut faire varier les combinaisons entre les profils psychologiques
des personnages ? Cela correspondrait alors à une simple recherche de
nouveauté. Mais derrière cette recherche, détectez-vous des invariants ?
Une volonté de faire passer un message ? Vous insistez sur la dimension
critique, mais existe-t-il un engagement plus positif identifiable ?
M.W. Bien sûr qu’il y a désir de rechercher de la nouveauté mais encore
une fois, il faut se souvenir de la manière dont les séries sont produites.
Un scénariste va voir la chaîne et lui propose un thème, un « pitch ».
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3/08/09 13:24:12
S.S. L’ouvrage collectif que vous avez dirigé sur les grandes séries
américaines contemporaines s’intitule « Miroirs obscurs ». Que
signifie ce titre ? Par ailleurs, ne peut-on pas penser que les séries, outre
le fait de refléter la société américaine, anticipent, voire contribuent à
préparer certains de ses bouleversements ?
M.W. J’en ai publié plus d’un. Le Guide Totem des Séries (Larousse,
1999) était un dictionnaire-panorama. Les Miroirs de la vie, un essai
qui replaçait la production des séries dans une perspective historique,
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207
m. wincler, entretien avec s. servoise La France et les États-Unis au miroir des séries
S’il est accepté, on lui demande un scénario. Puis un épisode pilote.
Puis, éventuellement quelques épisodes (six ou treize) qui sont mis
à l’antenne. S’ils sont regardés par le public, la chaîne en demande
d’autres. Si la série a du succès, la chaîne ne se mêle plus de rien :
elle ne veut pas « casser » ce qui marche (un proverbe américain dit :
« If it ain’t broke, don’t fix it ». « Si ça marche, n’y touchez pas ».) De
sorte qu’une fois à l’antenne, les scénaristes qui ont trouvé leur public
peuvent raconter ce qu’ils veulent. Bien sûr, ils écrivent sous contrainte
(formelle, horaire, financière, thématique, etc.) mais ça ne veut pas dire
qu’ils ne sont pas libres. Et ils ont souvent des thèmes annuels, qu’ils
essaient d’explorer en puisant dans la réalité. Il n’y a pas de volonté
affichée de faire passer « un message », parce que ça, c’est de l’idéologie
à la française. Les scénaristes américains savent que toute fiction est
porteuse d’idées – les leurs. Ce qui les préoccupe d’abord, c’est que
des gens les regardent. Le message, ensuite, passera de toute manière.
Ils font confiance à leur travail, ils font confiance au public. Et ils sont
patients, ils travaillent à petits pas. Des fictions comme Cold Case ou
Without a Trace qui abordent respectivement l’histoire du xxe siècle
et la description des personnages les plus « invisibles » de la société
américaine, n’ont pas une ambition démesurée pour chaque épisode,
mais des ambitions réalistes, qu’ils essaient d’atteindre à chaque fois. Et
ils savent que c’est l’ensemble (plus de 130 épisodes pour CC, plus de
150 pour WAT) qui compte. Comme vous le savez, on peut s’engager
sans le clamer haut et fort et on peut au contraire s’afficher comme
un parangon d’engagement et être le plus conformiste des paons de
cour. De l’extérieur, je conçois qu’il soit plus difficile d’apprécier
l’engagement culturel et politique d’une œuvre qui compte 150
épisodes d’une heure que celui des livres de Bernard-Henry Lévy ou
de Michel Houellebecq. Cependant, à mes yeux, ce sont les deux séries
populaires qui l’emportent, parce qu’elles sont modestes, obstinées,
cohérentes et dénuées de sentiment de supériorité à l’égard de leur
public...
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culturelle et artistique. Les Miroirs Obscurs, qui en est la suite, décrivait
quelques exemples choisis de ce que les fictions peuvent véhiculer de
plus grave (d’où le titre). Ensuite, Le Meilleur des Séries et récemment
L’Année des séries 2008 continuent un travail d’analyse progressif de
certaines séries durables (The Soprano, Cold Case par exemple) et des
séries nouvelles (en élargissant à d’autres pays que les États-Unis). Pour
ce qui est d’anticiper, il est certain que The West Wing, qui faisait élire
un candidat démocrate hispanique, ou 24, avec ses deux présidents
afro-américains, et Commander in Chief avec Geena Davis en femmeprésident ont montré que le public était prêt depuis longtemps… En
France, le feuilleton L’état de grâce était tellement caricatural qu’on
pouvait en déduire que la télévision française ne pensait pas le public
prêt à avoir une Présidente…
Séries télévisées et littérature
S.S. Récemment, on pouvait lire dans un article du Magazine littéraire
consacré au « roman de la Nouvelle Amérique » que ce n’est pas dans
la littérature mais dans les productions télévisuelles notamment que
les événements du 11 septembre ont été reflétés avec plus d’intensité.
Qu’en pensez-vous ?
M.W. Que c’est tout à fait vrai, mais que les « intellectuels » français
n’ont vu que le 11-septembre et ne voient pas que tous les événements
importants, privés ou publics, régionaux ou nationaux, mais de
portée générale sont reflétés en temps réel dans un grand nombre
de séries. Mais pour le savoir il faut bien connaître et les séries, et
la société américaine – et lire les journaux américains, par exemple.
Les « intellectuels » français ne le font pas. Cela fait quinze ans que
j’écris sur les séries et j’écrivais déjà cela de ER ou de Star Trek the Next
Generation (Star Trek : la nouvelle génération) et de My So-Called Life
dans un livre publié en 1997 : Les Nouvelles Séries 96-97 (« Huitième
Art », Les Belles Lettres). Le 11 septembre est un des éléments de cette
« chronique en temps réel » de la société américaine par les séries, et si
les Français l’ont vu c’est parce qu’il a eu un écho mondial. Mais depuis
les séries ont reflété massivement la guerre en Irak, et l’ont critiquée.
Cela, je ne crois pas l’avoir lu dans les articles des journaux français.
S.S. Vous êtes vous-même romancier et l’expression de « littérature en
images » pour caractériser les séries apparaît dans l’un de vos articles.
Qu’entendez-vous par là ?
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Séries télévisées et éthique
S.S. Vous habitez désormais au Québec et avez le projet de développer
une « Ecole des soignants » en lien avec le Centre de recherche en
éthique de l’Université de Montréal. Un des volets de ce projet porte
sur l’éthique dans les séries télévisées américaines. Comment envisagezvous l’articulation entre éthique du soin et séries ? Que disent des
séries comme Urgences ou Docteur House, par ailleurs diffusées en
France, sur les valeurs éthiques de la fonction de soignant, que l’on
n’entend pas ailleurs ?
M.W. Elles disent… qu’être médecin ne confère aucune supériorité mais
beaucoup de responsabilités ; que soigner est difficile ; que les patients
attendent souvent plus des médecins que ceux-ci ne peuvent offrir ;
que l’éthique d’un médecin réside d’abord dans le fait de se placer du
côté de son patient contre les marchands et les manipulateurs, contre
l’État, et contre les autres médecins ; que la formation des médecins
ne peut pas se faire par l’humiliation des étudiants ; que soigner est
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209
m. wincler, entretien avec s. servoise La France et les États-Unis au miroir des séries
M.W. Exactement ça. Les séries ne sont pas du cinéma – elles durent
pendant des mois ou des années. Ce n’est pas du théâtre bien que
les acteurs jouent le même rôle pendant une très longue période :
c’est une chronique, soigneusement écrite, interprétée au fur et à
mesure qu’elle est composée. La série est une forme très proche du
feuilleton du xixe siècle, inscrite comme lui dans un cadre plus large (le
quotidien/la télévision) et qui tient une place de choix pour le public
à côté de l’information pure, du jeu, du documentaire, de l’émission
de reportage. Et les séries ont la même fonction pour le spectateur
que le feuilleton pour le lecteur : elles visent à le fidéliser pour qu’il
lise/regarde ce journal/cette chaîne. Ce n’est donc pas nouveau. C’est
la forme et le support qui le sont. Et tout comme les feuilletonistes du
xixe siècle (aussi bien Balzac en France, que Dickens en Angleterre),
les scénaristes de séries parlent de la société qui les entoure. Et ils le
font en collectif d’écriture, ce qui donne encore plus de « punch » et
d’efficacité aux séries, et avec une documentation très approfondie
via des conseillers techniques venant du milieu professionnel décrit.
À mes yeux, c’est de la littérature – autrement dit une forme narrative
qui cristallise une expérience personnelle, un contenu informatif, des
émotions, des idées, un engagement et un regard moral de la société
humaine.
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incompatible avec une relation de pouvoir ; que les médecins sont
d’autant plus manipulables (par des intérêts très puissants) qu’ils sont à
la recherche de pouvoir et de gratification financières ; que les intérêts
des patients, ceux des médecins et ceux des institutions sociales sont
souvent divergents ou opposés ; que la technologie galopante ne fait
pas progresser la santé publique, mais au contraire écarte des soins, en
les rendant trop coûteux, ceux qui en ont le plus besoin… etc.
210
Bref, toutes choses dont on ne débat jamais dans le monde médical
français, qui, le plus souvent, est clivé entre les médecins proches du
pouvoir (à Paris, dans les grandes villes, les mandarins des facultés de
médecine) et leurs alliés objectifs (les spécialistes les plus « cotés »,
les plus riches, les plus mercantiles, les plus courtisés par l’industrie
pour servir de « leaders d’opinion ») et les médecins qui exercent sur
le terrain (le plus souvent, les généralistes de campagne ou de quartiers
difficiles et les spécialistes de ville qui ont une pratique « généraliste »).
Le simple fait qu’aucune série française médicale, à aucun moment,
n’ait abordé ce type de problème de manière sérieuse, descriptive,
documentée, critique, est le reflet de ce vide, de cette absence totale
de débat dans la société, dans la profession et dans les médias – alors
que le grand public, lui, se pose toutes ces questions. Si tel n’était pas
le cas, ni ER, ni House MD, ni Grey’s Anatomy ne remporteraient pareil
succès dans le public. Je pense que ce succès a été annoncé par celui de
mon roman La Maladie de Sachs en 1998. Le jour où on m’a remis le
Livre Inter, on m’a demandé s’il était vrai que j’aimais Urgences et j’ai
répondu que non seulement j’aimais la série, mais qu’il y avait pour
cela des raisons objectives – celles que je viens de décrire – et qui sont
aujourd’hui beaucoup plus évidentes pour un grand nombre de gens.
J’ai écrit deux romans (La maladie de Sachs et Les Trois Médecins) en
1998 et 2004. Ils ont tous deux remportés un grand succès, y compris
parmi les étudiants. Je pense que tel n’aurait pas été le cas s’ils n’avaient
pas aussi fait écho à des préoccupations et des questionnements que
ni la littérature, ni le cinéma, ni les fictions télévisées n’abordent
couramment en France.
Cela dit, je pense que ce n’est pas spécifique de la santé, qui est un sujet
important pour tout le monde. Ni la politique, ni le crime et la police,
ni la loi et la justice, ni la famille, ni l’immigration, ni les conditions
de travail en entreprise, ni l’armée, ni les prisons, ni l’école, ni l’histoire
récente de la France, de l’Occupation aux émeutes en banlieue, en
passant par la guerre d’Algérie ou les événements de mai 68, n’ont
fait l’objet d’une grande fiction à suivre (un téléfilm, même en deux
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parties, ça n’est pas une « série », ni même une « minisérie », c’est juste
un film en deux parties…). Aux États-Unis, depuis vingt ans, on a vu
The West Wing, The Wire, Law & Order, Brothers & Sisters, The Office,
Army Wives, Oz, Profit, My So-Called Life, Cold Case, et la liste serait
trop longue pour être menée à terme.
Ne parlons même pas de consacrer une série à l’armée française, mais
rappelons seulement que pour écrire une série qui décrirait ce qui se
passe dans un jury d’assises, et qui montrerait les rapports de force
entre les jurés d’une part, le président et ses assesseurs d’autre part, il
faudrait que des jurés ou des juges le racontent à des scénaristes. Ils ne
le font pas (il n’y a d’ailleurs pas de roman français récent sur le sujet).
Pourquoi ? Parce que les jurés n’osent pas ; et parce que les membres
des professions-castes comme la magistrature ne peuvent ou ne veulent
pas dénoncer les injustices commises à l’intérieur de leur caste. La
France est un pays qui fonctionne en cercles fermés, en milieux clos
qui ne communiquent pas avec l’extérieur. Qui ne veulent rien savoir
ni rien laisser savoir de ce qu’ils trament.
Il n’est donc pas étonnant que la télévision française tourne, elle aussi,
en un cercle fermé. Elle se garde bien d’aller regarder dans les cercles
fermés, elle ne produit rien qui puisse être perçu comme une critique
de ces autres cercles. Elle ne dit rien parce qu’elle n’a rien à dire.
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m. wincler, entretien avec s. servoise La France et les États-Unis au miroir des séries
Le pire, c’est que la liste est aussi longue en Angleterre… mais que
l’embargo intellectuel de la télévision française s’exerce de manière
beaucoup plus sélective encore (pour des raisons économiques) sur les
séries de la BBC que sur celles provenant d’outre-Atlantique ! Quand
verra-t-on une série comme Bodies qui dénonce les exactions d’un
chirurgien dans un service d’obstétrique ? ou comme The Jury, qui
décrit le fonctionnement d’un jury d’assises ? Quand verra-t-on des
films britanniques comme le tout récent The Mark of Cain, consacré
à la torture en Irak, sur une chaîne hertzienne française ?
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1 24 heures chrono
ou comment justifier la torture
Jean-Cassien Billier *
En premier lieu, parce que 24 heures chrono est la série américaine
par excellence de l’après 11-septembre. Pendant les cinq premières
années de son existence, cette série va en effet fidèlement accompagner
l’administration Bush dans sa guerre en Irak par fiction interposée. L’agent
spécial Jack Bauer, incarné par l’acteur Kiefer Sutherland, joue donc du
flingue à tout va, coupe quelques doigts et fait sauter autant de rotules
au nom de la cause sacrée de la sécurité nationale. Il faudra attendre les
révélations pour le moins embarrassantes sur les pratiques de la CIA et
de l’armée américaine en Irak et à Guantanamo pour que l’enthousiasme
suscité dans le public par ce super héros commence à retomber.
En second lieu, parce que 24 heures ne cesse de reconstruire épisode
après épisode une expérience de pensée bien connue des amateurs de
*
213
raison publique n° 11 • pups • 2009
Soixante-sept. C’est le nombre de cas de torture auxquels le spectateur
assiste au cours des cinq premières saisons de la série 24 heures chrono
(24 en anglais). Ce qui représente un peu plus d’une scène de torture
par épisode – la lassitude possible du spectateur étant activement
combattue par le renouvellement permanent des moyens techniques :
électrocution, coups, administration de drogues, simulacre d’exécution,
privation sensorielle… Mais ce qui devrait faire dresser les cheveux
sur la tête de tout démocrate, c’est que ces soixante-sept scènes sont
destinées à glorifier la torture, ou du moins à la « normaliser », et non à
la dénoncer ! Et, de fait, des millions de spectateurs dans le monde ont
benoîtement dégusté cette série américaine, semaine après semaine et
sans apparemment trouver grand’ chose à lui reprocher. Cette ahurissante
situation s’explique par trois facteurs.
Jean-Cassien Billier est professeur agrégé de philosophie à l’Université
Paris‑Sorbonne.
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philosophie morale, celle de la ticking bomb, assortie de la traditionnelle
question : « Que feriez-vous en pareille situation ? ». Et la série ne lésine
pas sur la vraisemblance fantasmatique de la mise en scène : la bombe à
retardement nucléaire ou biologique égrène ses secondes, qui sont affichées
régulièrement à l’écran, ses victimes potentielles se chiffrent, elles, par
millions (la mégapole tout entière de Los Angeles remporte régulièrement
l’oscar de la victime de masse la plus photogénique), le président américain
est à l’évidence un homme bon (c’est un démocrate noir) et il a de solides
principes d’éthique à faire valoir (il doit sauver ses concitoyens innocents),
d’ailleurs il est absolument navré de devoir recourir à la torture. Tout le
ressort dramatique repose, avec une redoutable efficacité, sur l’hypothèse
de la substitution : que feriez-vous personnellement si vous étiez, non
un spectateur lambda vautré sur son canapé, mais un chef d’État d’une
grande et exemplaire démocratie injustement attaquée, ou encore, un
agent de terrain confronté à l’urgence de l’action et plongé au cœur du
dilemme ? De nombreux travaux de philosophie morale et de psychologie
ont montré à cet égard à quel point il suffit d’augmenter le différentiel
entre le « solde net » de bénéfice espéré et le coût d’un acte pour le faire
accepter par un raisonnement conséquentialiste. Vous ne voulez pas
torturer ou tuer pour sauver votre prochain ? Admettons ! Mais s’il s’agit
de sauver un million d’innocents ? Toujours pas ? Que diriez-vous s’il
s’agissait de cent millions, au prix d’un petit acte « limité » de torture ou
d’un minuscule meurtre quasi‑indolore ? La plupart des gens acceptent
ainsi assez aisément de tuer Hitler, si l’on parvient à les convaincre qu’ils
vont ainsi empêcher la Seconde Guerre mondiale et la Shoah. Il suffit
d’un peu de persuasion pour obtenir d’eux qu’ils le torturent légèrement
avant de l’exécuter, s’ils peuvent ainsi obtenir le code d’annulation d’une
diabolique fusée V2 qui, autrement, irait s’abattre sur le ghetto de Varsovie
(avant, évidemment, que celui-ci ne soit écrasé dans le sang comme ce fut
le cas dans la réalité). Les expériences de pensée, évidemment, ne salissent
guère les mains. Tout juste, éventuellement, les âmes. On peut toujours
inventer des dilemmes imaginaires : soit torturer Hitler et empêcher la
Shoah, soit refuser de torturer Hitler, et endosser du coup la responsabilité
de la Shoah. Mais ce sont des pseudo-dilemmes, et ce pour une raison très
simple : ils renvoient, tout en mélangeant allègrement réalité et fiction,
à un savoir certain que nous a donné rétrospectivement, hélas, l’Histoire
(la Shoah a bien eu lieu), alors qu’une authentique situation de dilemme
moral comporte toujours une part, plus ou moins grande selon les cas,
d’incertitude foncière quant aux résultats escomptés de notre action.
24 heures chrono fonctionne en tout cas selon ce principe éprouvé de
l’expérience de pensée par surenchère. 272_rp11_c2.indb 214
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jean-cassien billier 24 heures chrono ou comment justifier la torture
Un débat a eu lieu au début des années 1980 entre deux philosophes
américains sur ce principe de la surenchère conséquentialiste. Le premier
à intervenir, Alan Gewirth 1, avait voulu démontrer qu’il existe des droits
absolus, c’est-à-dire des droits qui ne doivent jamais être violés, quelles
que soient les circonstances. L’argument central de Gewirth consiste à
dire qu’il doit exister au moins un droit absolu : celui pour une mère
de ne pas être torturée à mort par son propre fils. Le cas imaginé par
Gewirth est le suivant : des terroristes vont utiliser une arme nucléaire
pour tuer par milliers des civils innocents dans une ville éloignée, sauf
si un certain Abrams donne satisfaction à leur revendication : il doit
torturer lui-même à mort sa propre mère. Gewirth affirme qu’Abrams
ne doit pas torturer à mort sa mère, et qu’il ne viole pas le droit à la vie de
citoyens innocents de la ville éloignée parce qu’il n’est tout simplement
pas la cause immédiate de leur mort qui est due à l’action libre d’autres
agents que lui-même, en l’occurrence les terroristes.
Une contre-argumentation avait été efficacement proposée en réponse
par Jerrold Levinson 2. Modifions complètement l’exemple de Gewirth,
avait proposé Levinson. Imaginons à présent qu’un biologiste nommé
Adams a produit une variété de bactérie de choléra qui, par suite de
mutations génétiques imprévues, résiste à tous les traitements connus
et qui déjoue toutes les méthodes employées pour s’en débarrasser (la
température, la pression, l’acidité, rien n’y fait). Comment Adams va‑t‑il
s’en sortir ? Il ne peut pas jeter à la poubelle cette infernale bactérie,
qui se répandrait alors partout. Il ne peut pas non plus la conserver,
car il apparaît de surcroît que cette bactérie ronge tous les récipients
connus et menace de s’en échapper sous peu. Admettons, écrit Levinson,
toutes ces impossibilités. Il ne reste plus que trente minutes avant que
cette bactérie ne se répande sur la planète en infligeant une catastrophe
humanitaire telle que, par comparaison, l’épisode tragique de la peste
noire n’aura été qu’une aimable plaisanterie. Soudain, Adam se souvient
qu’un scientifique menant des recherches moralement controversées
(et, comme on va le constater, c’est peu de le dire) dans un pays au
régime hautement répressif a découvert deux ans plus tôt un anticorps
totalement efficace contre ce type de bactérie mutante du choléra.
Cet anticorps est produit par le sang d’une personne, soumise à une
douleur paroxystique induite par torture, cinq minutes après sa mort
Alan Gewirth, « Are There Any Absolute Rights ? », The Philosophical Quarterly,
1981, vol. 31, n° 125.
Jerrold Levinson, « Gewirth on Absolute Rights », The Philosophical Quaterly, 1982,
vol. 32, n° 126.
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sous la torture. Mais, clause contraignante supplémentaire au sein de
ce cauchemar, il faut d’abord que le sang de cette personne appartienne
à un groupe extrêmement rare. Or, il se trouve que la mère d’Adams
appartient à ce groupe, et qu’elle est même la seule personne ayant un
sang de ce type qu’il peut trouver dans toute la ville au cours des trente
minutes qui lui restent. Adams doit-il faire venir d’urgence sa mère et la
torturer à mort ? Gewirth répondrait assurément que non. Adams sera
pourtant directement responsable de la mort de centaines de millions de
personnes, puisque ce sont ses recherches qui ont amené à la production
de cette bactérie. Les droits de sa mère de ne pas être torturée sont
absolus, d’autant qu’elle est totalement innocente ; ceux des centaines
de millions de victimes potentielles et innocentes le sont aussi. Rien ne
permet, assure Levinson, d’affirmer que l’un de ces deux droits est plus
absolu que l’autre. Gewirth a donc échoué à nous démontrer l’existence
d’un droit absolu qui l’emporterait sur tous les autres. Il ne nous reste
plus sur les bras qu’un conflit atroce entre des droits absolus.
La série 24 heures chrono semble parfois, à cet égard, être une sorte
d’illustration des dilemmes moraux dont la philosophie morale
américaine est friande. Mais cette impression que le scénario a été puisé
dans les multiples exemples et expériences de pensées qui jalonnent
depuis des décennies, en philosophie, les débats entre les diverses
écoles d’utilitarisme moral et les quelques variétés anglo-saxonnes de
néo-kantisme, est fallacieuse. 24 heures chrono a, hélas, une inspiration
beaucoup plus frustre. N’apparaît pas en effet dans la série l’intérêt des
analyses déontologiques montrant qu’il faut poser des crans d’arrêts
au conséquentialisme parce que celui-ci peut entrer aisément dans la
logique de la surenchère, ou encore de contre-argumentations intraconséquentialistes montrant qu’il est nécessaire de poser de sévères
restrictions morales relatives aux agents. L’inspiration de 24 heures chrono
est à l’évidence bien plus politique que philosophique ! Le co-créateur
de la série, Joel Surnow, s’est expliqué plusieurs fois sur sa démarche,
et notamment dans un entretien publié dans The New Yorker au début
de l’année 2007 : il s’y présente comme « un type de droite » et qualifie
sa série de « patriotique ». Le principal scénariste de la série, Howard
Gordon, a expliqué quant à lui que les constantes violations de la loi par
le héros étaient là pour satisfaire le désir de violence du spectateur et qu’il
n’y avait rien de mal à cela : « C’est de la fiction, les gars ! ». En réalité,
derrière cet aspect brut de décoffrage des idées qui la sous-tendent, la
série véhicule, hélas, quelque chose de très subtil. Et c’est sur ce point
qu’apparaît le troisième grand facteur de son succès. 272_rp11_c2.indb 216
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jean-cassien billier 24 heures chrono ou comment justifier la torture
En effet, une stratégie incroyablement perverse se déploie dans 24 heures
chrono. Elle se déploie sur deux plans magistralement articulés. D’une
part, il y a une jouissance du bien, qui ressemble fort à une structure
perverse, qui consiste à laver en permanence de tout soupçon moral la
victime attaquée (les États-Unis, son bon président, son peuple innocent),
au point de démontrer que cette victime l’est doublement puisqu’elle est
obligée, contre son gré, de se salir les mains pour se défendre. On notera
au passage que le super-héros sera rapidement amené à torturer aussi
quelques-uns de ses amis, chose certes horrible, concède du bout des
doigts la série, mais légitimée par le fait qu’une épouvantable traîtresse
est apparue assez rapidement parmi ses plus proches collaborateurs.
Nous sommes donc plongés dans la phase ultra-nationaliste et héroïque
des États-Unis « lâchés » par certains de leurs alliés… D’autre part, il y
a une inversion spectaculaire de valeurs dans 24 heures chrono puisque
le tortionnaire n’est en rien présenté comme un obscur exécutant des
basses œuvres de l’État, mais précisément comme un super‑héros. Bref,
le tortionnaire est devenu le sauveur (des États-Unis, du monde), seul
capable de sacrifier sa conscience sur l’autel du bien commun. La torture,
comme l’a noté Michel Terestchenko dans un remarquable essai 3, finit
par prendre ici une dimension proprement messianique. Le super‑héros
Jack Bauer est obligé d’aller très loin dans le sacrifice de soi, jusqu’à
donner son corps de façon christique au bien commun: sa vie familiale
est détruite, sa femme assassinée, et, infiltré dans un réseau mafieux lié au
terrorisme, il se drogue volontairement pour donner le change au péril
de sa vie. Cette double stratégie, faite d’innocence absolue et de sacrifice
du tortionnaire lui-même, est martelée d’épisode en épisode, alliée à un
ingrédient essentiel : l’absence totale de doutes. Le monde du tortionnaire
messianique est miraculeusement dénué de complexités et d’incertitudes.
Atroce résultat de cette stratégie : 24 heures chrono délivre un message
sur le bon usage moral de la torture, valable pour les États-Unis par le
truchement de son super‑héros. Ce message est simple : il suffit de garder
une forme de « distance intérieure » à l’égard des actes qu’on réalise pour
ne pas être sali par eux. C’est une solution au « dilemme de Himmler » :
comment faire le sale boulot sans devenir soi-même un monstre ? Le chef
de la SS avait résolu de problème en citant la Bhagavad Gita : « Agis en
gardant ta distance intérieure, ne deviens pas entièrement impliqué » 4. Michel Terestchenko, Du Bon Usage de la torture, ou comment les démocraties
justifient l’injustifiable, Paris, La Découverte, 2008.
« The depraved heroes of 24 are the Himmlers of Hollywood », The Guardian, 10
janvier 2006 (cité dans Terestchenko, op. cit., p. 84).
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Pour finir, quels furent quelques-uns des effets notables de cette
série ? Commençons par le pire : la « jurisprudence Jack Bauer », ou, du
moins, la prise de position en faveur de la torture d’Antonin Scalia, juge
conservateur de la Cour suprême (avec lequel le philosophe et juriste
Ronald Dworkin a croisé le fer) lors d’un colloque à Ottawa. Scalia
n’a pas hésité à s’appuyer sur une fiction pour justifier sa thèse : « Jack
Bauer a sauvé Los Angeles, il a sauvé des milliers de vies. Allez-vous
condamner Jack Bauer ? Dire que le droit pénal est contre lui ? Je ne
le pense pas » 5. La Georgetown University Law School n’avait d’ailleurs
pas attendu Scalia pour mettre à son programme un cours étrangement
intitulé « La loi selon 24 heures chrono », dispensé par le général Walter
Sharp, du Pentagone. C’est pourtant dans l’armée américaine elle-même
que l’on découvre un second effet particulièrement intéressant de la
série. Certains enseignants de la prestigieuse académie militaire de West
Point ont en effet fini par considérer Jack Bauer comme l’une de leurs
bêtes noires : leurs cadets sont persuadés que la torture est efficace en
situation réelle comme elle l’est dans la série 24 heures chrono. Ce sont
les instructeurs militaires qui doivent alors leur démontrer que, dans la
réalité, la torture, ça ne marche pas. Pour finir, West Point va jusqu’à
convoquer en 2007 l’acteur Kiefer Sutherland lui-même, alias Jack
Bauer, pour prononcer une conférence devant les cadets afin de leur
confirmer qu’il est mal et inefficace de torturer des prisonniers ! On sait
en effet que, dans l’immense majorité des cas, les prisonniers interrogés
parlent avant toute torture, et indépendamment de celle-ci. Si la torture
a un effet, il est nettement négatif. De fait, un terroriste fanatique
détenant le code de désamorçage d’une bombe à retardement aura beau
jeu de mentir sous la torture pour gagner ce qui est le plus précieux en
la circonstance : du temps. Dans la réalité, le fanatique torturé, tel que
le présente l’exemple paradigmatique de la ticking bomb, sera enclin
à raconter des fables, et non à dire la vérité. Le principal mythe de la
torture, c’est son efficacité. Le mythe secondaire consiste, lui, à faire
croire que l’expérience de pensée de la ticking bomb correspond à une
réalité. Dans les faits, ce mythe ne sert qu’à une seule chose : à justifier
la torture dans tous les autres cas.
Pour finir, l’audience de la série 24 heures chrono a chuté d’un tiers
au cours de la sixième saison, diffusée en 2007. Ultime justification
sacrificielle de la torture : dans le premier épisode de cette sixième saison,
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Cité dans Christian Salmon, Storytelling. La Machine à raconter des histoires et à
formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007, p. 169, repris dans Terestchenko,
op. cit., p. 134.
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jean-cassien billier 24 heures chrono ou comment justifier la torture
Jack Bauer sort de dix-huit mois de captivité dans une geôle chinoise où
il a été lui-même torturé sans relâche. Mais le public a fini par se lasser :
la guerre en Irak s’est enlisée, les scandales de Guantanamo, d’Abou
Ghraib et des prisons secrètes de la CIA dans le monde ont fini par
faire leur effet, l’ère Bush s’achève et Barak Obama pointe à l’horizon
de l’histoire américaine avec sa promesse de condamner solennellement
la torture, ce qu’il fera une fois élu. Les acteurs eux-mêmes se font
désormais tirer l’oreille. Un acteur musulman refuse ainsi de jouer le rôle
d’un terroriste. Un autre acteur pressenti, David Clennon, révèle le Wall
Street Journal en 2008, déclare ne pas vouloir voir son nom associé à une
publicité pour la torture. Les scénaristes s’évertuent depuis à ranimer la
flamme en tentant d’adjoindre une nouvelle plus-value morale à leur
croisade. Ils ont fini par se résoudre à supprimer la fameuse Cellule
antiterroriste à laquelle Jack Bauer appartenait. Après moult discussions
– rapportées par le Wall Street Journal – avec les responsables de la Fox
inquiets de la baisse d’audience, les scénaristes ont également trouvé
une solution : Jack sera convoqué à Washington pour répondre aux
accusations portant sur ses méthodes des six premières saisons. Mais c’est
un peu tard. John Rawls a appelé telishment la méthode selon laquelle les
dirigeants politiques auraient l’autorité discrétionnaire de condamner
un innocent ou de violer des contraintes déontologiques fondamentales
lorsque les intérêts supérieurs de la société sont en jeu. À long terme,
affirme Rawls, cette institution ne peut hélas que détruire la confiance
sociale et ruiner la morale publique. Sept saisons de la série 24 heures
chrono, c’est déjà un fort long terme.
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La compagnie des hommes
Matthieu Rémy *
*
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raison publique n° 11 • pups • 2009
Acclamée aux États-Unis lorsque fut diffusée sa première saison en
2007, la série Mad Men a été créée par Matthew Weiner, scénariste
des Sopranos que l’on doit à David Chase. Mad Men pourrait ainsi
s’accompagner du même culte voué à la série de David Chase – dont le
statut a largement dépassé celui de simple objet télévisuel pour devenir
une oeuvre d’art à part entière, accueillie pour une exposition au célèbre
MoMa de New York – non seulement parce qu’elle fait montre d’une
même ambition esthétique et narrative mais aussi parce qu’elle se veut
une exploration de l’Histoire intime des États-Unis. Couronnée de trois
Golden Globes, d’un BAFTA et de six Grammy Awards, Mad Men est
aujourd’hui en cours de diffusion en France, après deux saisons aux
États-Unis sur la chaîne AMC.
Comme dans Les Sopranos, il est question dans Mad Men de se pencher
sur un microcosme, avec ses hiérarchies, ses codes, sa sociabilité et
d’en tirer une radiographie – certes fictionnelle – d’une époque tout
entière, avec son système social et son inconscient politique. Mad
Men s’attache donc aux publicitaires de Madison Avenue à New York
– « Mad Men » est un jeu de mots de l’époque sur « Madison Men »
mais aussi sur « Ad Men » [« publicitaires » en français] – pour ausculter
l’épanouissement de la société de consommation aux États-Unis, en
pleine Guerre Froide et à l’heure de la lutte pour les droits civiques, c’està-dire au début des années 1960. Parmi eux se détache le personnage
de Don Draper, vétéran de la Deuxième Guerre Mondiale et créatif
aisé, coincé entre vie familiale et pulsions d’émancipation, qui servira
de point de repère au spectateur.
Si la série de Matthew Weiner n’est pas à proprement parler « chorale »
comme peut l’être un objet tel que Lost, elle met en scène le destin de
Matthieu Rémy est maître de conférences en littérature française à l’Université
Nancy 2.
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nombreux personnages gravitant autour de l’agence imaginaire Sterling
Cooper : Don Draper, l’amitieux jeune marié Pete Campbell, Roger
Sterling, supérieur hiérarchique mais néanmoins ami de Don Draper,
et Paul Kinsey, créatif représentatif de cette classe moyenne américaine
à la fois victime et partie prenante de l’aliénation consumériste. Les
personnages féminins, s’ils paraissent légèrement en retrait, prennent au
fur et à mesure de la série une importance déterminante : Peggy Olson,
jeune secrétaire fraîchement débarquée de Brooklyn, Elizabeth Draper,
la femme de Don, et enfin Rachel Menken, propriétaire d’un grand
magasin qui s’offre les services de Sterling Cooper.
Mad Men s’attache principalement à deux espaces : le bureau et la
maison. Le bureau parce que c’est le lieu de la négociation et de la
stratégie marketing, nerfs essentiels du travail publicitaire. La maison
parce qu’elle montre les mutations de l’american way of life au début des
années 1960, alors qu’apparaissent de nouveaux enjeux dans le couple
et la famille américains. Hors de ces deux lieux, les bars constituent des
îlots où les personnages viennent faire le point, véritables sas d’une vie
très rapidement décrite comme corsetée par le puritanisme, le racisme
social et le qu’en-dira-t-on.
Les intrigues des différents épisodes mêlent la plupart du temps
l’accomplissement d’un contrat par les publicitaires de Sterling Cooper
et la résolution – jamais réellement achevée – de problèmes personnels
qui viennent jeter le trouble dans la vie des personnages. Et si le passé
de Don Draper occupe le terrain de la première saison, c’est avant tout
la transformation de cette société américaine des sixties qui est l’enjeu
fondamental de la série, à travers les nouvelles modélisations sociales
qu’impose la foi en une société de consommation toujours plus présente.
Raconter la société de consommation
La description de la société de consommation et de ses rouages par
Matthew Weiner pourrait n’être qu’un prétexte mais l’attention que
celui-ci apporte aux campagnes menées par les différents protagonistes
de l’agence Sterling Cooper témoigne de son désir de décrypter l’action
réelle de ces publicitaires. Le premier épisode de la série débute ainsi avec
les affres de Don Draper, chargé d’améliorer l’image de Lucky Strike,
alors que pointent les premières mises en garde contre la nocivité du
tabac. En écho d’une part à Thank You for Smoking de Jason Reitman,
d’autre part à Révélations de Michael Mann, cet incipit de la série va
s’appliquer à restituer la lutte d’industriels soucieux d’écouler un produit
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matthieu rémy La compagnie des hommes
au mépris des alertes lancées par quelques whistleblowers, qu’il s’agira de
décrédibiliser. Les agences de publicité vont leur fournir les armes de la
« persuasion clandestine » décryptée par Vance Packard 1 pour braver
certains interdits et gagner sur le terrain symbolique. Plusieurs fois
durant la série, il nous sera donné d’observer le cynisme des « créatifs »
de Sterling Cooper, simplement obnubilés par la peur de perdre leurs
clients au profit d’autres agences, rendus agressifs et paranoïaques par la
concurrence interne. On est encore loin de la dénonciation survoltée du
99F de Frédéric Beigbeder (adapté au cinéma par Jan Kounen) mais il
est tout de même question, à travers l’étude de mœurs, de proposer une
vraie divulgation des méthodes en vigueur dans ces fameuses officines
de Madison Avenue.
L’exemple de Lucky Strike est particulièrement éloquent. La première
scène de l’épisode montre Don Draper interroger un serveur afroaméricain dans un bar sur ses habitudes de fumeur. Pourquoi cette
marque ? En changerait-il ? Réponse nonchalante du serveur : l’habitude
lui a été donnée à l’armée, et il aime ses cigarettes. La quadrature du
cercle sera trouvée en fin d’épisode par Draper, aux prises avec un client
particulièrement acrimonieux : pour contourner le problème de santé
publique, il faut singulariser la marque, afin qu’elle se pare de ce mystère
qui forcera l’habitude. Nous assisterons donc à la naissance du sous-titre
« It’s toasted » de Lucky Strike, presque aussi célèbre que le superbe logo
inventé par le designer Raymond Loewy pour le cigarettier.
Certes, ce sont l’ingéniosité de Don Draper et sa capacité à faire
émerger une idée révolutionnaire dans le marasme de la cogitation qui
sont ici mises en avant. Mais qu’on ne s’y trompe pas : la description
des ruses employées par les publicitaires pour capter ou susciter le
désir des consommateurs ne laisse pas d’être critique. Elle se montrera
même féroce, relayant certaines des théories les plus acharnées de la
manipulation consumériste.
Dans son livre Le Bonheur paradoxal, l’essayiste Gilles Lipovetsky
retrace l’historique de la société de consommation, depuis la révolution
industrielle jusqu’à nos jours. Le deuxième cycle du capitalisme de
consommation – soit les trois décennies qui suivent la Deuxième Guerre
mondiale – voit selon lui se massifier les dynamiques initiées dans les
prémices de la société de consommation. La marchandise moderne est
déjà là, qui ne demande qu’à être prise en main par les publicitaires
comme ceux qui peuplent Sterling Cooper : « Avec la triple invention de
la marque, du packaging et de la publicité est apparu le consommateur
Vance Packard, La Persuasion clandestine, Paris, Calmann-Lévy, 1958.
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des temps modernes, achetant le produit sans l’intermédiaire obligé du
commerçant, jugeant les produits d’après leur nom plutôt que d’après
leur texture, achetant une signature en lieu et place d’une chose » 2.
Telle est la société dans laquelle naviguent Don Draper et ses acolytes :
un ensemble économique et social où la croissance, l’amélioration des
conditions de vie, les trademarks sont synonymes de progrès. Car le
journaliste Vance Packard l’a bien vu dans son étude sur la naissance des
techniques de commercialisation modernes, les Occidentaux les plus
riches du monde sont, dans ces années-là, des « obsédés du standing »
et l’Amérique profonde se meuble et s’équipe. Tout est résumé dans
cette scène de Great Balls of Fire de Jim McBride, où la jeune femme de
Jerry Lee Lewis, incarnée par Winona Ryder, danse dans les rayons sans
fin d’un magasin d’électroménager et jette des poignées de dollars aux
vendeurs qui lui présentent réfrigérateur, canapé, cuisinière. L’euphorie
est totale : on produit en série et en masse, du rutilant et du coloré.
Suréquipées, les grosses cylindrées américaines sont emblématiques
de cette société du paraître où il est question, comme l’a expliqué le
sociologue Thorstein Veblen, de « consommation ostentatoire ».
Dans les années 1950 et au début des années 60, cette consommation
ostentatoire n’est plus seulement l’apanage d’une « classe de loisirs »,
elle est accessible à la classe moyenne, qui va exhiber les chromes de
sa voiture à qui veut bien les voir, à travers des modèles robustes et
spacieux, pour convenir à une ère de l’opulence où trônent les valeurs
familiales. Emblématique de cette période, la Cadillac Eldorado va
servir à l’intronisation du président Eisenhower en janvier 1953 et
rester le symbole d’une Amérique qui veut avant tout montrer sa toutepuissance économique. Dès lors, tout va s’organiser aux États-Unis
autour de la voiture, à travers le développement des autoroutes et plus
généralement, d’une société de consommation où l’automobile occupe
un rôle central.
Les publicitaires comme ceux de Sterling Cooper vont profiter de
cette obsession pour le standing et l’adhésion à l’american way of life et
travailleront à flatter les bas instincts des consommateurs, ainsi que leur
idéalisme. Comme l’indiquait Jean Baudrillard dans son ouvrage de
référence consacré à la société de consommation, il n’est pas seulement
question de combler des besoins mais aussi de les fabriquer, ou plus
subtilement de les faire fabriquer intimement par le consommateur
lui-même : « La publicité est une parole prophétique dans la mesure
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Gilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconsommation,
Paris, Gallimard, 2006, p. 27.
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où elle ne donne pas à comprendre ni à apprendre, mais à espérer. Ce
qu’elle dit ne suppose pas de vérité antérieure (celle de la valeur d’usage
de l’objet), mais une confirmation ultérieure par la réalité du signe
prophétique qu’elle émet. Là est son mode d’efficacité » 3. Ce à quoi il
ajoute plus loin :
C’est à ce moment-là que s’inventent aux États-Unis les paradigmes
de l’Américain moyen ou de la femme au foyer, socles sur lesquels
se bâtiront les techniques d’influence. Comme le montre Mad Men,
les publicitaires de cette époque s’appuient sur un certain nombre
de recherches universitaires qui s’appliquent, en sociologie ou en
psychologie, à décortiquer les structures sociales américaines. Le
journaliste Vance Packard, dans La Persuasion clandestine, paru en
1958, désigne Classes sociales en Amérique de Lloyd Warner comme le
point de départ des réflexions sur les mobiles d’achat selon la répartition
sociale. C’est de ce formidable outil sociologique que se seraient servi
les spécialistes de la publicité et du marketing dans les années 1950
pour attribuer des habitudes de consommation distinctes à différentes
catégories sociales. C’est à ce moment qu’on voit émerger la figure de
Mrs Middle Majority (Madame Majorité Moyenne) ou ménagère de
moins de cinquante ans, dont la publicité, mais aussi la télévision et la
littérature populaire vont donner une image très précise : gaie et avisée,
elle décide de 80% des dépenses du foyer et sera donc la prescriptrice
majeure d’une industrie tournée vers ses besoins propres. L’intelligence
de Mad Men sera de tracer un parallèle inédit, subtil entre la description
de cette reine du foyer et celle d’une catégorie socioprofessionnelle
formée pour la subvertir.
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matthieu rémy La compagnie des hommes
On voit partout la publicité mimer les modes de communication
proches, intimistes, personnels. Elle essaie de parler à la ménagère le
langage de la ménagère d’en face, elle essaie de parler au cadre ou à la
secrétaire comme son patron ou son collègue, elle essaie de parler à
chacun de nous comme son ami, ou son surmoi, ou comme une voix
intérieure, sur le mode de la confession. Elle produit ainsi, là où il n’y
en a pas, ni entre les hommes ni entre eux et les produits, de l’intimité,
selon un véritable processus de simulation. Et c’est cela entre autres
(mais peut-être d’abord) qui est consommé dans la publicité 4.
Jean Baudrillard, La Société de consommation, Paris, SGPP, 1970, p. 194.
Ibid., p. 251-252.
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La maison et le bureau
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S’il est question de décrire un microcosme, Mad Men s’attaque non
seulement à la description du travail et de la division sociale dans les
États-Unis de 1960 mais aussi à un portrait particulièrement affûté du
foyer américain type. Les personnages emblématiques de cette réflexion
seront Betty Draper et Trudy Campbel, femmes de publicitaires aux
prises avec les contradictions d’une société à la fois rigide, normée et
insidieusement poreuse au plaisir individuel. Les deux personnages font
écho aux mélos grandioses de Douglas Sirk – et notamment Mirage de la
vie, sorti en 1959 – et aux films contemporains qui en auraient revisité
les enjeux et l’esthétique, comme Loin du Paradis de Todd Haynes.
Betty Draper est la mère de deux adorables bambins, et qui, mariée
à un publicitaire renommé, s’applique à remplir ses devoirs de femme
au foyer tandis que Don Draper tente de faire naître chez celles-ci
de nouveaux besoins, en laissant croire que les combler fera d’elles la
parfaite Mrs Middle Majority. Mais comme l’ont perçu en temps réel
- et ironiquement - certains écrivains américains ayant débuté leur
carrière dans les années 50, de John Cheever à Philip Roth, cette quête
de la perfection menée tambour battant dans d’adorables faubourgs aux
pelouses soigneusement entretenues va être mise à mal par les coups de
boutoir d’une civilisation des loisirs qui s’accompagne d’un mouvement
d’émancipation massif. C’est dans les années 1950 que naissent le
rock’n roll et la Beat Generation, qui, tels le joueur de flûte de Hamelin
– peut‑être la légende folklorique la plus adaptée pour allégoriser la
fissure sociologique qui se dessine alors – vont emporter avec eux la
jeunesse américaine, avide de changements radicaux. Certes, la maison
Draper semble avoir échappé à ces secousses, mais le quartier où elle se
situe connaît d’imperceptibles bouleversements, comme l’arrivée d’une
femme divorcée, fait rarissime à cette époque. Progressivement, le foyer va
se penser, à travers le personnage de Betty Draper, comme une forteresse
assiégée, dont l’enceinte renferme, nous le verrons, d’autres formes de
perturbations, et qui avoue son incompréhension de l’extérieur. Après
s’être rendu dans les bureaux de Sterling Cooper pour une photo de
famille, Betty déclarera d’ailleurs à son amie et voisine : « c’était comme
aller dans un pays dont je ne parlais pas la langue ». Ce à quoi l’amie
répond : « nos maris, on les préfère ici qu’ailleurs, non ? ».
Ailleurs, les maris sont tout autres, évidemment. Ils ont des maîtresses
– Don Draper couche avec une jeune dessinatrice aux mœurs légères qui
fréquente les beatniks de Bleecker Street et son patron Roger Sterling a
une liaison avec sa secrétaire – et s’ils s’en cachent, ça n’est que par souci
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matthieu rémy La compagnie des hommes
des convenances. Comme si la publicité, à travailler sans cesse sur le
désir et sa satisfaction, excitait les instincts prédateurs des hommes de
Sterling Cooper, tous les employés semblent tiraillés entre respectabilité
et volonté de séduire. Une scène étonnante de l’épisode intitulé
Babylone, comme échappée d’un film d’Atom Egoyan, vient illustrer
cette ambivalence permanente : installés confortablement derrière une
glace sans tain, fumant et buvant, les créatifs regardent les secrétaires
de Sterling Cooper essayer une gamme entière de rouges à lèvres. La
maîtresse de Roger Sterling vient ainsi rouler des hanches devant ladite
glace, seule à savoir ce qui se trame de l’autre côté, jouant avec les nerfs
de son amant, tandis que les autres jeunes femmes miment des baisers
en se maquillant. L’ambiguïté du problème est bien connue : qui détient
réellement le pouvoir, à ce moment précis ?
Telle est la question que s’est sûrement posée Joan Holloway, la
maîtresse de Roger Sterling, initiatrice de la jeune Peggy Olson et
véritable incarnation de la pin-up américaine, nemesis de Mrs Middle
Majority qui n’aurait pourtant pas choisi la voie de l’émancipation totale.
Ce qu’elle conseille à Peggy, dès les premières minutes de la série, c’est de
s’évaluer entièrement, sans condescendance, sans faiblesse : se mettre nue
devant la glace et faire la liste des points forts et des points faibles. Leçon
de stoïcisme et de machiavélisme tout à la fois : quelles sont les forces en
présence, comment trouver une position, comment la garder ? Le couple
Joan/Peggy est évidemment une trouvaille éculée, et il n’est pas étonnant
de voir l’élève prendre petit à petit de l’assurance au fil des épisodes. Fort
heureusement, Mad Men n’appuie que très légèrement à cet endroit,
préférant combiner allègrement les portraits de femme et lorgner vers
l’intelligence psychologique des meilleurs films de Claude Sautet.
Celui de Trudy Campbell s’attachera donc à une jeune mariée idéaliste,
soucieuse de rendre son époux heureux, allant jusqu’à intervenir auprès
de ses relations afin que celui-ci voie l’une de ses nouvelles publiée dans
un magazine. Evidemment, cette intervention sera jugée insuffisante par
Peter Campbell, jaloux de voir l’un de ses collègues publié dans Atlantic
Monthly, n’acceptant pas de voir son œuvre trôner dans un magazine
bien moins prestigieux.
Car le bureau détermine les rapports qui prendront place dans la
maison et c’est la grande idée sociologique de Mad Men, comme une
illustration des thèses de David Riesman sur le mimétisme social dans
La Foule solitaire, publié au tout début des années 1960. Le langage
commun du bureau témoigne des idées générales de l’Amérique d’alors :
anticommunisme virulent, antisémitisme, machisme, racisme. Le regard
de Matthew Weiner est féroce, mais il concorde avec ce que laissent
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entendre des historiens contemporains comme Howard Zinn. Nous
sommes avant l’ère Kennedy et c’est Richard Nixon, véritable emblème
de cette Amérique puritaine et magouilleuse, qui assure la fonction de
vice-président. Il est ainsi le premier homme politique à avoir eu recours
aux techniques publicitaires modernes pour faire de la politique, comme
le rapporte David Riesman. Ou comment atteindre le plus profond de la
psyché d’un pays en se concentrant non plus sur un projet politique et les
actes concrets qui pourraient en découler mais plutôt sur un emballage,
sur un discours régi par les lois du marketing qui saura toucher les
inconscients plutôt que le sens civique de la collectivité.
C’est aussi là que Mad Men devient une série réellement fascinante : en
montrant comment l’inconscient américain connaît alors de nombreux
bouleversements, parce qu’il est manipulé par ses élites, mais aussi par les
industriels manifestant en retour d’étranges mouvements de contraction
et de rejet.
« Freud ? Il travaille dans quelle agence ? »
Telle est la question que se pose dès le premier épisode l’un des
dirigeants de Sterling Cooper, après qu’un topo lui a été fait sur les
motivations d’achat de certains consommateurs de cigarettes. En
choisissant pourtant de décrire ces hommes épris de pouvoir dans leur
cadre intime et de nouer des intrigues secondaires mettant en scène leurs
femmes, leurs maîtresses et leurs secrétaires, Matthew Weiner interroge
la psyché américaine dans son intégralité. Betty Draper est soudain
prise de violentes crises de crispation musculaire et juge avoir besoin
des services d’un psychiatre, à sa grande honte et sur autorisation de
son mari, à qui un collègue déclare quand il le consulte : « la psychiatrie
est une mode, c’est tout. Elles s’en lasseront comme de leur frigo rose.
C’est juste du bonheur en plus ». Don Draper, lui, voit revenir certains
souvenirs d’une ancienne vie refoulée, et c’est la question de l’identité
qui va se poser très rapidement à lui : plus généralement, la libido est au
centre de Mad Men, alors que les femmes commencent à décider de la
place de la sexualité dans leur propre vie et qu’une forme d’hédonisme
s’installe petit à petit dans le paysage mental.
La publicité, forte des travaux de chercheurs tels que Ernest Dichter
et Louis Cheskin, va tenter de plier l’inconscient d’un peuple entier
à ses buts, en jouant sur les peurs et les aspirations secrètes des
Américains, comme nous l’apprend Vance Packard :
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En apprenant à vendre à notre subconscient, les agents de publicité
ont commencé à explorer une autre zone, celle de nos peines cachées et
de nos inquiétudes. Ils conclurent que la vente de milliards de dollars
de produits dépendait, dans une large mesure, d’une manipulation
adéquate de notre sentiment de culpabilité, de nos craintes, de nos
anxiétés, de nos hostilités, de notre impression de solitude et de nos
tensions internes 5.
Les sondeurs du subconscient, en quête d’hameçons, entreprirent
d’explorer le domaine des images ; il s’agissait de créer des « personnalités »
nettement caractérisées et particulièrement attrayantes pour des produits
essentiellement dénués de caractères distinctifs. Le but était de fabriquer
des images telles qu’elles surgiraient dans notre for intérieur à la seule
mention du nom du produit, après un conditionnement adéquat du
client, déclenchant ainsi notre action en leur faveur dans une situation
compétitive 6.
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matthieu rémy La compagnie des hommes
Il s’agira donc, comme le montrent admirablement les scènes de bureau,
de travailler sur la culpabilité du consommateur et de lui inculquer par
l’image et le slogan de nouvelles constructions mentales. On met alors
en place des « hameçons psychologiques » et l’on s’applique à manipuler
l’irrationalité des acheteurs, en créant des inquiétudes ou au contraire en
tentant de calmer celles qui pourraient être néfastes au commerce. Plus
encore, il sera question d’être en prise directe avec le cerveau de ceux‑ci
et de jouer sur l’impulsion aux moyens de techniques empruntant à
la sociologie, à la psychologie mais aussi à la psychanalyse. Comme
l’indique encore Vance Packard :
La réussite de Mad Men tient à la parfaite restitution de cet univers
graphique où derrière logos et photographies accompagnant les cigarettes,
les pâtes à gâteaux, les assurances-vie et les voitures doivent se glisser
de parfaites représentations de l’Américain moderne. La série montre
combien les publicitaires des années 1960, loin d’être seulement de
bons créatifs – une boutade de Roger Sterling va aussi jusqu’à expliquer
qu’il y a plus d’artistes ratés dans les agences de publicité que dans le
IIIe Reich – sont aussi de véritables explorateurs de l’intime occidental.
Il leur faut plonger dans les rêves et les fantasmes des consommateurs,
exploiter l’image sociale que tout un chacun souhaite donner de luimême, et surtout stimuler les bas instincts.
Vance Packard, La Persuasion clandestine, op. cit., p. 59.
Ibid., p. 48.
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Et l’époque ne demande que cela : l’industrie des loisirs est en plein
essor, la prospérité est déjà bien installée, et les ennemis de celle-ci
– communistes d’URSS ou marginaux sans ressource – sont encore
utilisés comme un repoussoir idéal, une crainte qui invite à se tourner
avant tout vers la satisfaction individuelle. En outre, le système social
rend perméables à ces messages tous les membres d’une telle société,
comme le notent Max Horkheimer et Theodor Adorno dès 1944 dans
La Dialectique de la raison :
Les consommateurs sont les travailleurs et les employés, les fermiers et
les petits bourgeois. La production capitaliste les enserre corps et âme, si
bien que, sans opposer la moindre résistance, ils sont la proie de tout ce
qui leur est offert. De même que les hommes assujettis prirent toujours
plus au sérieux que leurs seigneurs la morale qui leur venait de ceux-ci,
de même les masses dupées d’aujourd’hui subissent, plus fortement que
ceux qui ont réussi, le mythe du succès 7.
230
Réflexion relayée par Herbert Marcuse, analysant dans L’homme
unidimensionnel la nature de cette nouvelle forme d’aliénation, étendue
depuis le poste de travail jusqu’au temps de loisirs :
Nous nous retrouvons devant l’un des plus fâcheux aspects de la société
industrielle avancée : le caractère rationnel de son irrationalité. Cette
civilisation produit, elle est efficace, elle est capable d’accroître et de
généraliser le confort, de faire du superflu un besoin, de rendre la
destruction constructive ; dans la mesure où elle transforme le mondeobjet en une dimension du corps et de l’esprit humain, la notion même
d’aliénation est problématique. Les gens se reconnaissent dans leurs
marchandises, ils trouvent leur âme dans leur automobile, leur chaîne
de haute fidélité, leur maison à deux niveaux, leur équipement de
cuisine. Le mécanisme même qui relie l’individu à sa société a changé et
le contrôle social est au cœur des besoins nouveaux qu’il a fait naître 8.
Et ce contrôle social, comme le montre Mad Men, va s’exercer sur
toutes les strates de la vie humaine, jusque dans la vie intime des
personnages. Premières victimes de cette aliénation, les publicitaires
n’échappent pas à l’illusion du succès, en particulier lorsqu’elle vient
défaire perversement l’illusion d’une conformité exemplaire au standing
Theodor Adorno, Max Horkheimer, La Dialectique de la raison [1944], Paris, 1974,
Gallimard, coll. « Tel », p. 142.
Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel [1964], Paris, Éditions de Minuit, 1968,
p. 34.
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Conclusion
Même si Gilles Lipovetsky explique que « […] la publicité ne
fonctionne pas comme un levier des sentiments malveillants mais
comme un instrument de légitimation et d’exacerbation des jouissances
individualistes » 9, nous assistons avec cette plongée fictionnelle dans
l’Histoire économique contemporaine à un basculement éthique qui
aura pour conséquence, comme l’on sait, la démultiplication des lieux
où s’exprime l’aliénation.
Matthew Weiner montre ainsi que les tourments intimes des
personnages de Mad Men ne sont pas sans rapport avec l’hégémonie
qu’une société de consommation entrée dans sa phase moderne
entretient vis-à-vis de ses acteurs. La « folie » présente dans le jeu de
mots du titre n’est pas seulement celle de jeunes chiens décervelés lancés
à la conquête de juteux contrats mais l’aliénation d’une société tout
entière, incapable de s’extirper de cette soif de bien-être irrationnelle
pour réfléchir aux fondements qui sont les siens. En revenant à l’époque
clé de cette métamorphose sociale, Mad Men évite les écueils de la
dénonciation et replace dans son contexte historique et économique un
231
matthieu rémy La compagnie des hommes
moderne. Personnage symbolique de cette aliénation, Don Draper n’est
pas ce qu’il prétend être et c’est très rapidement qu’il se voit rattraper par
son ancienne existence, par le biais d’étranges visions.
Si elle présente des personnages soudainement victimes de troubles
psychosomatiques, eux aussi symboliques d’une forme de névrose
identitaire larvée, Mad Men montre plus généralement ses personnages
comme doubles, écartelés entre une position sociale qui les définit aux
yeux du monde et un moi profond jamais véritablement exprimé, mais
prêt à se manifester à la moindre fissure.
« Et vous arrivez à dormir la nuit ? » demande un ami beatnik de
sa maîtresse à Don Draper, alors qu’ils sont ensemble au Gaslight de
Greenwich Village. « Sur un matelas de billets, oui », répond Draper,
feignant de n’être pas dupe de la société mensongère à laquelle il
participe et dans laquelle il croit avoir les mains libres. C’est pourtant
lui que l’on imagine tombant – comme dans un clin d’œil à L’Homme
de la rue de Frank Capra – de l’immeuble dans le générique de la série,
petite séquence animée où une silhouette noircie longe de gigantesques
affiches publicitaires avant de s’écraser au sol.
Gilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal, op. cit., p. 286.
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tel changement dans l’inconscient collectif. Pas de théorie du complot,
pas de naïveté non plus : ce que montre Matthew Weiner, c’est l’aubaine
qu’aura constitué pour certains hommes, ni plus ni moins moraux que
d’autres, cette aspiration collective, puissante après une terrible guerre
mondiale, au confort et à la satisfaction de désirs jusqu’alors tus. Mais
il montre aussi comment se formule progressivement le revers de la
médaille, une plongée dans l’égotisme contemporain qui contribue à
disloquer les sociétés, aujourd’hui encore.
232
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Morts en séries :
représentations et usages des cadavres
dans la fiction télévisée contemporaine
Pierre Mercklé * et Thomas Dollé **
233
S’intéresser aux représentations de la mort dans les séries télévisées, c’est
risquer trois infamies emboîtées 1. De façon générale, les recherches sur
la télévision – qui est pourtant, au moins quantitativement, le premier
loisir des Français – ont été très longtemps, et dans une certaine mesure
restent encore aujourd’hui, déconsidérées et marginalisées au sein de la
*
Pierre Mercklé est maître de conférences en sociologie à l’Université de Lyon/ENS
Lettres et Sciences humaines.
** Thomas Dollé est agrégé de sciences sociales. Il est lecteur et visiting scholar à
l’Université de Pensylvanie.
Heureusement, c’est aussi une infamie de plus en plus largement partagée : nous
remercions toutes celles et ceux qui nous ont aidés à progresser dans l’exploration
de cet univers particulier : Bernard Lahire, dont la sociologie de la culture, en
particulier La Culture des individus (Paris, La Découverte, 2004), mais aussi les goûts
télévisuels (et en particulier la passion pour Alias et La Nouvelle Star) ont largement
contribué à légitimer notre travail à nos propres yeux ; Alison Galloway, professeur
d’anthropologie biologique à l’université de Californie à Santa Cruz (UCSC) et
consultante en anthropologie médico-légale du FBI, qui a bien voulu partager
avec nous son expérience de téléspectatrice un peu particulière des Experts et de
Bones, et dont les avis scientifiquement éclairés nous ont été précieux au début de
cette recherche ; Christine Détrez et Olivier Vanhée, responsables du séminaire de
recherche « Sociologie de la culture et de la réception » de l’ENS Lettres & Sciences
Humaines, qui a justement consacré ses travaux en 2007‑2008 aux représentations
de la mort dans les séries télévisées ; Fabienne Soldini, pour avoir accepté de soutenir
cette recherche dans le cadre du programme ANR consacré aux « Représentations
de la mort dans la fiction et l’art contemporain », qu’elle a coordonné entre 2006
et 2009 ; Pascal Lubino, pour sa participation active à l’analyse de Dexter ; Muriel
Darmon, Anne Simon, Pascale Trompette et Olivier Vanhée à nouveau, pour leurs
précieux commentaires sur une première version de cet article.
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raison publique n° 11 • pups • 2009
Un objet triplement illégitime
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sociologie de la culture 2. À cette première illégitimité s’ajoute ensuite
celle d’un genre particulier : avec les jeux, les séries – et en particulier
les séries américaines – ont longtemps fait l’objet d’un mépris né en
France dans les années 1980, avec la diffusion de Dallas le samedi soir
sur TF1, et leur diffusion massive sur de nouvelles chaînes privées à
vocation commerciale beaucoup plus que culturelle. Enfin, s’intéresser
à la façon dont y sont représentés les cadavres, c’est risquer un certain
nombre d’incompréhensions supplémentaires, sinon d’accusations de
morbidité ou de nécrophilie, auxquelles d’ailleurs les personnages des
séries en question sont eux-mêmes régulièrement en butte, comme
le personnage de Zack dans Bones, qui avoue, à propos de sa famille :
« J’ai commis l’erreur de leur dire que je travaille sur des cadavres et des
squelettes, ils me prennent pour un monstre » (épisode 6 de la saison 1).
Au total donc, avouer un intérêt sociologique pour les cadavres dans les
séries télévisées continue réellement de susciter au mieux l’étonnement,
au pire la défiance, comme ont pu le confirmer certaines réactions aux
premières présentations de cette recherche.
Et pourtant, à l’intersection de ces trois illégitimités, il y a un certain
nombre d’œuvres, comme par exemple CSI (Les Experts), Six Feet Under
ou Dexter, qui paradoxalement figurent parmi celles qui, au cours de la
dernière décennie, ont le plus fortement participé au processus récent
de « légitimation » de ce genre télévisuel : on ne peut en effet manquer
d’être d’abord surpris par la concomitance entre la place de plus en plus
grande occupée dans les séries télévisées par les cadavres, les professions
qui les traitent et les lieux où elles s’exercent, et une transformation plus
générale de l’offre culturelle dans ce domaine spécifique, caractérisée
par l’augmentation de la qualité des fictions télévisées, dans toutes ses
dimensions (scénario, mise en scène, construction des personnages,
réalisation, etc.), autrement dit par l’avènement de la « Quality
Television » 3. Ce que nous nous efforcerons de montrer ici, à travers
d’abord un inventaire historique rapide du corpus des séries télévisées
contemporaines dans lesquelles la représentation du cadavre constitue
une figure narrative centrale, à travers ensuite une première tentative
d’analyse thématique des façons de « parler » ou plutôt de « montrer » la
mort dans ce corpus, et enfin par le moyen d’une enquête ethnographique
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Dominique Pasquier, « La télévision : mauvais objet de la sociologie de la
culture ? », Colloque « Supports, dispositifs et discours médiatiques à l’heure de
l’internationalisation », Bucarest, 28 juin-3 juillet 2003.
Jane Feuer, Paul Kerr et Tise Vahimagi (dir.), MTM: « Quality Television », London, BFI,
1984.
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sur la réception de la série Dexter par des téléspectateurs plutôt héritiers
d’un capital culturel familial élevé 4, c’est que ce paradoxe n’en est un
qu’en d’apparence : il se pourrait bien que ce processus de légitimation
des séries et les transformations des représentations sociales de la mort
aient entretenu des rapports étroits, mais en partie inattendus, en
vertu desquels les dispositions acquises par le visionnage des « séries
macabres » 5, au lieu de nourrir les éventuelles expériences réelles de
la mort selon une logique « éthico-pratique », alimentent plutôt
l’exercice d’un nouveau « droit de cuissage symbolique » 6 exercé par les
téléspectateurs cultivés sur des objets culturels populaires.
La nouvelle visibilité du cadavre ?
L’analyse du corpus a été conduite à partir de la grille d’analyse élaborée
collectivement dans le cadre du séminaire de recherche « Sociologie de la culture
et de la réception ». L’application de cette grille, qui visait à expliciter le cadre
implicite de règles suivies lors de la mise en scène d’un cadavre, consistait à :
mesurer le temps d’exposition du corps, dans son ensemble comme dans ses
différentes parties ; relever les façons de montrer le corps (en entier, par parties,
lesquelles, à quelle distance, avec quelle mise au point et quelle profondeur
de champ) ; détailler les types d’opérations effectuées sur et autour de lui, les
interventions dont il est l’objet, et les propos tenus à son sujet, etc. L’enquête
de réception a été réalisée au cours de l’année 2007-2008, auprès d’étudiants
français téléspectateurs de la série Dexter, en articulant deux approches
complémentaires : d’une part, une observation directe du visionnage des épisodes
de la première saison, et d’autre part une série d’une vingtaine d’entretiens semidirectifs portant sur les pratiques culturelles des enquêté-e-s, sur leurs pratiques
télévisuelles et sur leurs rapports à la mort et à ses représentations. Dans la suite,
nous indiquerons à la suite de chaque citation d’entretien les professions des deux
parents des enquêté-e-s.
Le terme « macabre » est employé ici non dans son sens second de « sinistre », mais
dans son sens premier : « qui a pour objet les squelettes, les cadavres ».
Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme
et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Le Seuil, 1989.
Nous avons choisi de traduire ainsi l’anglais « procedurals », raccourci de « police
procedural fictions », terme servant à désigner les fictions, et donc en particulier
les séries télévisées, organisées narrativement autour de la description du travail
d’investigation criminelle.
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pierre mercklé, thomas dollé Représentation et usage des cadavres dans la fiction
L’interrogation initiale procède du sentiment d’une importante
transformation du genre de la « fiction procédurale » 7, caractérisée par
une visibilité inédite des corps des victimes. Jusqu’à la fin des années
1990, les cadavres y étaient demeurés (presque) invisibles, en général
réduits à une silhouette sous un drap blanc, et du reste leur dispositif
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narratif était presque systématiquement organisé autour d’une séquence
d’exposition montrant plutôt le crime, dont le modèle était fourni par
la séquence prégénérique de Columbo (1971-2003). Le changement se
produit apparemment au début de la décennie avec la série CSI (Les
Experts), qui a engendré deux spin-offs 8 américains – CSI: Miami
(Les Experts à Miami) et CSI: NY (Les Experts à Manhattan) – et de
nombreuses imitations européennes (dont RIS : Police scientifique,
diffusée sur TF1). La mutation de la séquence prégénérique – qui ne
montre plus le meurtrier, ni même le meurtre, mais l’étape suivante, celle
de la découverte du corps de la victime – en est le premier symptôme,
qui symbolise pleinement l’ensemble de la transformation récente de
l’économie narrative des séries américaines, selon une double logique :
d’une part cette séquence contribue à circonscrire l’objet des séries à
l’enquête, qui débute avec la découverte du « corps » du délit et s’achève
avec la résolution de l’énigme policière qu’il incarne ; d’autre part, en
phase avec une tendance sociale beaucoup plus profonde 9 dont elle
est une expression parmi d’autres, cette mutation proclame que le
premier personnage principal n’est plus le criminel, mais la victime.
Quant au second personnage des Experts, c’est la science : la série s’est
longtemps distinguée par l’absence totale d’épaisseur biographique de
ses protagonistes qui, du moins pendant les trois premières saisons, n’ont
pratiquement pas d’histoire personnelle, le principe narratif tenant tout
entier dans l’enquête, faisant intervenir médecins légistes, spécialistes
des scènes de crimes, chimistes, experts en balistique, etc. : le véritable
sujet de la série, c’est l’enquête médico-légale, et plus précisément encore
c’est la science au service de l’enquête médico-légale.
À la suite de la diffusion des Experts, on a rapidement assisté à une
multiplication des fictions télévisées plaçant les cadavres, et les professions
organisées autour de leur traitement, au centre de leur dispositif narratif,
de Six Feet Under à Dexter, en passant par quelques séries moins connues,
mais tout aussi remarquables de ce point de vue, comme All Souls, Crossing
Jordan (Preuves à l’appui), Dead Like Me, Tru Calling, Afterlife, et d’autres
mieux connues des téléspectateurs français, comme NCIS et Bones. Mais
ce que Les Experts ont pu contribuer à faire oublier, c’est qu’en réalité, de
part et d’autre de l’Atlantique, plusieurs séries remarquées avaient déjà
Un spin-off est une série dérivée d’une série originale, qui en reprend le principe
et/ou certains personnages. Un des premiers spin-offs de l’histoire des séries
télévisées fut celui de Dallas, intitulé Knots Landing (Côte Ouest), dont Gary Ewing,
le frère de J.R., devenait le personnage principal.
Guillaume Erner, La Société des victimes, Paris, La Découverte, 2006.
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fait d’un/e médecin légiste leur personnage principal, comme dans X-Files
(Aux frontières du réel) et plusieurs séries moins connues des téléspectateurs
français : Leaving LA, qui se déroule à la morgue de Los Angeles, la série
canadienne Da Vinci’s Inquest et en Angleterre l’éphémère McCallum et
la plus résistante Silent Witness 10. Et on peut encore ajouter que le début
de cette histoire se confond en réalité presque exactement avec le début de
l’histoire des séries télévisées, puisque les deux premiers médecins légistes
de la fiction télévisée sont Wojek (1968-1968), héros de la première série
dramatique de l’histoire de la télévision canadienne, et Quincy (19761983), qui officiait à la morgue du Comté de Los Angeles.
Cette énumération peut sembler fastidieuse, mais elle présente au
moins l’avantage de montrer l’importance du phénomène. Si l’on
prend pour échantillon de référence la dernière semaine du mois de
janvier de chacune des trois années écoulées, le fait est que depuis
plusieurs années, les téléspectateurs des chaînes françaises gratuites
ont eu chaque semaine la possibilité de regarder entre dix et quinze
épisodes de « séries macabres » 11. Mais qu’ont vu ces téléspectateurs
en réalité ? À quoi ressemblent les cadavres dans ces séries ? Quand et
comment sont-ils montrés ? Dans la plupart des cas, le cadavre apparaît
à l’écran au terme de la séquence prégénérique, entièrement consacrée
à la narration de sa découverte, en générale fortuite, par un promeneur
sur une plage, un couple d’amoureux dans une clairière, un enfant
jouant à cache-cache… Que découvrent-ils ? La première nouveauté
« visible », c’est justement que nous, téléspectateurs, voyons ce qu’ils
voient, et qu’on ne montrait pas auparavant de la même façon : cette
première « monstration » du cadavre cherche en général un effet de
choc sur le téléspectateur (caméra subjective à hauteur d’épaule, gros
plan, relativement bref, sur le visage du cadavre ou un membre disloqué
ou décomposé, souligné par une acmé sonore ou musicale, suivi d’un
10 Douze saisons diffusées sur BBC1 depuis 1997, diffusée en France par Jimmy sous
le titre Autopsie, et par TF1 sous un titre moins explicite (Affaires non classées).
11 Semaine du 22 au 28 janvier 2007 : 15 épisodes (Les Experts à Manhattan, Six Feet
Under, Preuve à l’appui, RIS Police scientifique, NCIS, Bones) ; semaine du 21 au
27 janvier 2008 : 10 épisodes (Preuve à l’appui, RIS Police scientifique, NCIS) ;
semaine du 20 janvier au 25 janvier 2009 : 12 épisodes (NCIS, Dexter, Bones, Les
Experts à Manhattan).
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pierre mercklé, thomas dollé Représentation et usage des cadavres dans la fiction
Cadavre, corps, scène de crime, morgue : états et lieux de la mort dans les séries télévisées
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« cut » rapide et du générique), destiné à l’assigner à la place de la
personne qui découvre le cadavre.
La seconde nouveauté visible, qui apparaît avec l’accumulation
des épisodes, c’est la volonté de montrer la mort « dans tous ses
états » : dans Les Experts et dans Bones en particulier, c’est une sorte
d’encyclopédie illustrée des façons de mourir et des façons d’être mort
qui est ainsi progressivement assemblée. Du corps apparemment
intact, comme s’il était encore vivant, jusqu’au squelette, en passant
même, dans un épisode de Bones, par une sorte de boue informe, c’est
toute l’échelle des états possibles de la condition post mortem qui est
ainsi donnée à voir.
238
Le cadavre et la scène de crime
Cela dit, la qualité de ce premier lieu de monstration de la mort est en
réalité ambivalente et subit une mutation importante entre la séquence
qui précède le générique et celle qui le suit immédiatement. La première
séquence post-générique se déroule au même endroit, qui en même
temps n’est plus vraiment le même : la plage, la clairière, la cachette
de l’enfant sont devenues des « scènes de crime ». La transformation
de l’espace par le cadavre et son traitement policier et médico-légal
est signifiée par des marqueurs iconiques désormais familiers des
téléspectateurs des fictions procédurales : les rubans jaunes marqués de
l’inscription « Crime Scene Do Not Cross », les gyrophares des véhicules
de police, les combinaisons blanches et les gants en latex des enquêteurs
de la police scientifique… Ce decorum, qui représente la transformation
d’un lieu où l’on a vécu (où l’on s’est promené, où on a fait ou voulu
faire l’amour, où on s’est caché) en un lieu où l’on est mort, contribue
à une autre transformation, fondamentale, de la façon dont la mort est
représentée : une transformation du « cadavre » en « corps », dans le
cadre d’un processus que la scène de crime met généralement en scène
comme contradictoire, voire conflictuel. Les dialogues autour du corps
sur les scènes de crime télévisuelles, aussi bien dans Dexter que dans
Les Experts ou NCIS, sont souvent révélateurs d’un dissensus autour de
la qualité sociale de ce corps : si les policiers s’intéressent davantage à
l’identité sociale et psychologique de la victime, les experts commentent
surtout la physionomie du corps, les causes possibles de la mort, en
employant un vocabulaire ostensiblement technique. Dans ce domaine
la « morgue » (!) dont fait preuve Temperance Brennan, l’héroïne de
Bones, vis-à-vis des policiers, est patente. La scène de crime est de ce
point de vue le lieu de l’opposition entre deux logiques de traitement
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Le corps et la morgue
Nous avons jusqu’ici employé indifféremment, pour désigner le corps
mort, les termes de « cadavre », de « mort » ou de « corps » ; mais en
réalité, chacune de ces façons de désigner le corps mort correspond à un
lieu et un moment différents de son traitement médico-légal 12. Alors que
le « cadavre » n’est montré que très rapidement, et de façon dramatisée,
en empruntant assez régulièrement à l’esthétique fantastique héritée
des films gore 13, le « corps », objet du travail médico-légal inauguré
sur la scène de crime juste après le générique, est montré de façon très
différente : la caméra se fait déjà plus distante, objective, clinique. Mais
le lieu où s’accomplit pleinement cette « clinicisation » du corps mort,
c’est la morgue : à la caméra subjective succède le plan fixe, à la pénombre
succède un éclairage cru et froid, sans ombre ; et à la mort « sale » et noire
(liquéfiée, carbonisée, putréfiée) de la séquence prégénérique, succède
la mort « propre » et blanche de la table d’autopsie. La morgue est bien
le « nouveau lieu » de la fiction procédurale, dont la consécration est
profondément liée au processus de visibilisation des cadavres à l’œuvre
depuis une dizaine d’années dans les séries télévisées.
12 Andrea Carlino, « Personne, corps, cadavre et retour », Revue médicale de la Suisse
romande, 1998, n° 118, p. 1035-1041.
13 Anne Simon, « La société occidentale au miroir du zombie : de quelques évolutions
du cinéma gore », dans Sylvia Girel et Fabienne Soldini-Bagci (dir.), La Mort et le
corps dans les arts aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 2009.
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239
pierre mercklé, thomas dollé Représentation et usage des cadavres dans la fiction
du cadavre, l’une d’identification et de personnification, et l’autre de
« physiologisation » et de « clinicisation ».
Mais la scène de crime est aussi le lieu d’une seconde opposition
cruciale, bien que peut-être moins immédiatement perceptible, entre
le réel et la fiction, dont la frontière est marquée cette fois non par le
fameux ruban jaune, mais par le générique lui-même. Avant celui-ci, il
n’y a pratiquement aucun marqueur visuel qui permettrait de distinguer
infailliblement ces images de celles des documentaires ou des journaux
télévisés, par exemple. Le générique – en indiquant que les personnes
sont en réalité des « personnages », joués par des actrices et des acteurs
– marque, en même temps que l’entrée dans l’enquête, l’entrée dans
la fiction ; ce faisant, il invite les téléspectateurs à quitter la position
« ordinaire » qui leur était assignée dans la séquence prégénérique,
pour activer les « codes » spécifiques de l’expérience fictionnelle de la
représentation de la mort.
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À la différence là encore de la scène de crime, la morgue est à l’évidence
le lieu d’une pédagogie de la mort : aux questions que suscite le cadavre
sur la scène de crime, succèdent les réponses apportées à la morgue,
corps à l’appui. Le cadavre est l’œuvre du meurtrier, et parfois même
son œuvre d’art 14. Mais le corps, lui, est l’œuvre du légiste, qui par
son travail (incision, extraction d’organes, reconstitution) en opère la
transmutation, en général au cours d’une séquence à forte imprégnation
pédagogique : elle est en général l’occasion d’un « cours » délivré par
le légiste, soit à un assistant, soit aux enquêteurs venus réclamer ses
conclusions, et dont le caractère souvent artificiel peut surprendre celui
ou celle qui ne partage pas cet aspect particulier du « pacte » fictionnel,
que les séries macabres partagent d’ailleurs avec les séries médicales
comme E.R. (Urgences) ou plus récemment Dr House. Le second artifice
employé dans le cadre de la mise en œuvre de cette pédagogie de la mort
passe par le recours aux séquences d’endoscopie en images de synthèse,
utilisées systématiquement dans Les Experts et leurs imitations, et grâce
auxquelles les téléspectateurs peuvent suivre, à l’intérieur du corps de
la victime, la trajectoire et les dégâts causés par une balle, un coup de
couteau, un poison.
« Death goes pop »
Nouvelles images, nouvelles professions, nouveaux lieux : tout
concourt à faire penser que la mort est de plus en plus « à la mode » à
la télévision, ce qui constituerait d’une certaine façon un retournement
des évolutions qui avaient conduit auparavant, dans les années 1970,
au développement de la thèse d’un déni croissant de la mort dans les
sociétés occidentales, aussi bien aux États-Unis qu’en Europe 15, et
14 On peut mentionner par exemple le cadavre « sculpté » de l’épisode 8 de la
saison 1 de RIS, Die Sprache der Toten, la copie allemande des Experts : sa texture
et sa posture semblent faire directement écho aux « écorchés morts » de l’artiste
anatomiste allemand Günther Von Hagens (Pierre Mercklé, « La signification sociale
des “écorchés morts” de Von Hagens : art ou science ? », Congrès de l’Association
française de sociologie, Réseau thématique « Gestion politique du corps et des
populations », 2006).
15 Philippe Ariès et David E. Stannard, Death in America, Philadelphia, University
of Pennsylvania Press, 1975 ; Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en
Occident : du Moyen Âge à nos jours, Paris, Le Seuil, 1975 ; Louis Vincent Thomas,
Anthropologie de la mort, Paris, Payot, 1975 ; Norbert Elias, La Solitude des
mourants (1982), trad. Claire Nancy, Paris, Pocket, 2002.
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16 Tony Walter, The Revival of Death, London, Routledge, 1994 ; Jean-Hugues Déchaux,
Le Souvenir des morts. Essai sur le lien de filiation, Paris, PUF, 1997 ; ibid., « La
mort dans les sociétés modernes : la thèse de Norbert Elias à l’épreuve », L’Année
Sociologique, 2001, vol. 51, n° 1, p. 161-184.
17 Vicky Goldberg, « Death takes a Holiday, Sort of », dans Jeffrey Goldstein (dir.), Why
We Watch: the Attractions of Violent Entertainment, New York, Oxford University
Press, 1998, p. 27-52.
18 Stanley B Burns, Sleeping Beauty: Memorial Photography in America, Altadena,
Twelve Trees Press, 1990 ; Stanley B. Burns et Elizabeth A. Burns, Sleeping Beauty II:
Grief, Bereavement in Memorial Photography American and European Traditions,
Burns Archive Press, 2002 ; Jay Ruby, Secure the Shadow: Death and Photography
in America, Cambridge, MIT Press, 1995.
19 Charlton McIlwain, When Death Goes Pop. Death, Media & the Remaking of
Community, New York, Peter Lang, 2005.
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241
pierre mercklé, thomas dollé Représentation et usage des cadavres dans la fiction
qui ont été du reste largement contestées 16. En réalité, plutôt qu’à un
tel retournement, c’est sans doute à une reconsidération des relations
entre rapports sociaux avec la mort et rapports culturels avec les images
de la mort qu’invite cette « mode » récente, dans la continuité d’une
évolution de beaucoup plus longue durée 17 : à partir du milieu du
xixe siècle, aux États-Unis et en Angleterre, la mort se serait retirée
progressivement de la vue des individus, en raison de changements
sociaux, religieux et médicaux, parmi lesquels l’augmentation de
l’espérance de vie des ascendants, la baisse des taux de mortalité
infantile, la médicalisation et l’« hospitalisation » de la fin de vie,
la professionnalisation du traitement des morts, la disparition des
exécutions publiques… Et parallèlement, on aurait assisté à une
augmentation du nombre d’œuvres d’art représentant la mort, de plus
en plus peinte, racontée dans les journaux, et ensuite prise en photo,
jusqu’à la « vogue » des photographies post mortem dans l’Angleterre et
l’Amérique de la fin du xixe siècle 18.
Autrement dit, « Death goes pop » : « la mort devient populaire »,
pour reprendre le titre du livre de Charlton McIlwain 19, qui étend
l’analyse de Vicky Goldberg à l’histoire des représentations de la mort à
la télévision américaine, en particulier à partir d’une analyse du succès
et des modes de réceptions dans le public américain de la série Six Feet
Under. D’une part, il existerait selon McIlwain une corrélation entre le
déclin de la visibilité de la mort dans la « vie réelle », et l’augmentation de
ses représentations dans les médias ; et la télévision fournirait la preuve
la plus évidente de ce regain d’intérêt de la culture pour la mort et les
façons de mourir, qu’il résume par un mot-clé, « more » : « plus de mort,
plus de souffrance, plus de maladie et plus de douleur. Plus de façons de
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mourir » 20. D’autre part, la fiction télévisée jouerait, dans ce domaine
particulier, un rôle pédagogique fondamental, qui lui conférerait la
capacité de transformer les rapports qu’une société dans son ensemble
entretient avec la mort.
Or la double enquête que nous avons menée, à l’articulation de
l’analyse de corpus et de l’enquête de réception, nous amène à discuter
en partie ces deux affirmations : d’une part, comme nous allons le
voir, loin d’être totalement débridée, la représentation de la mort
dans les fictions télévisées contemporaines se caractérise au contraire
par un jeu complexe, sous multiples contraintes, entre monstration
et dissimulation, qui révèle l’existence de « règles » fortes structurant
les façons de représenter la mort à la télévision ; et d’autre part, il n’est
absolument pas certain que l’intention pédagogique de certaines de ces
séries, pourtant patente, soit au principe de transformations profondes
des rapports entretenus avec l’expérience réelle de la mort par les
téléspectateurs, ou au moins par ceux d’entre eux qui sont d’origine
socio-culturelle favorisée.
Montrer la mort, dissimuler les morts
On pourrait croire, à la fois en raison de la multiplication des séries
télévisées montrant la mort dans ses différents états et en raison de la
volonté encyclopédique de certaines d’entre elles, que le processus de
monstration ainsi enclenché n’a ni règle, ni limite, ni tabou. En réalité,
l’analyse du corpus révèle au contraire l’existence de règles fortes de
monstration des corps morts dans les fictions télévisées, profondément
accordées à la fois aux règles qui prévalent pour la monstration des
corps vivants dans les mêmes fictions, et aux règles qui organisent les
discours sur la mort en dehors de ces fictions. Pour faire apparaître
ces règles, il faut examiner les corps par morceaux : quelles sont les
parties du corps, les organes, que les séries ne donnent jamais à voir ? La
réponse, si l’on peut dire, saute aux yeux : aucune des séries du corpus,
sans exception recensée à ce jour, ne montre les parties génitales des
cadavres – et les séries américaines ne montrent pas non plus les seins
des cadavres de sexe féminin. Ces parties du corps ne sont donc pas
plus montrables à la télévision chez les morts que chez les vivants, et
les séries macabres usent, pour les dissimuler, de procédés auxquels les
téléspectateurs sont depuis longtemps habitués : ce sera, ici, l’épaule
20 Ibid., p. 68, traduit par nos soins.
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d’un enquêteur au premier plan, le montant d’un éclairage halogène,
un cadrage savamment pensé, ou un simple linge : comme à l’intérieur
du bloc opératoire 21, le « champ » stérile peut servir à délimiter, séparer,
même cacher ce qui doit, au sens cinématographique cette fois, être
tenu « hors champ ».
21 Yann Faure, « L’anesthésie française entre reconnaissance et stigmates », Actes de
la recherche en sciences sociales, 2005, no 156 157, p. 98-114.
22 Emmanuelle Godeau, « L’esprit de corps ». Sexe et mort dans la formation des
internes en médecine, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2007,
p. 29.
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243
pierre mercklé, thomas dollé Représentation et usage des cadavres dans la fiction
Ici, ce qui est montré, autant sinon plus que la mort, c’est la fiction :
la télévision ne donne pas plus à voir que la réalité, mais au contraire
moins que la réalité, puisque « dans la vraie vie », ou plutôt dans la vraie
mort, les médecins légistes ne s’embarrassent pas de telles pudeurs.
Évidemment, cet « artifice » qui consiste à systématiquement masquer
les parties génitales est le produit d’une contrainte forte imposée par le
diffuseur et les autorités publiques ; mais il a aussi pour conséquence
de produire un « effet de fiction », qui rappelle aux téléspectateurs
que les codes qu’ils doivent mettre en œuvre pour décrypter les
scènes qui leur sont données à voir sont justement ceux qui régissent
l’expérience fictionnelle, et non l’expérience réelle, de la mort et de
son traitement.
Un « tabou » de second rang structure les règles de monstration des
cadavres, de façon moins obligatoire cependant que pour les parties
génitales : de manière générale, les cadavres d’enfants restent peu
visibles. Par exemple, en soixante-trois épisodes de Six Feet Under, un
seul enfant meurt, et on ne voit jamais son cadavre. Mais à la différence
du précédent, c’est là un interdit dont les séries macabres peuvent
jouer dans le cadre d’une stratégie de distinction. Les Experts à Miami
(en particulier dans les épisodes 6 et 8 de la saison 1), puis Bones, se
sont ainsi démarqués notablement des autres séries du corpus par une
transgression de cette limite, cependant elle-même régie par des règles
de monstration/dissimulation : l’une d’entre elles, consistant à disposer
un ou plusieurs personnages au premier plan, entre la caméra et la table
d’autopsie, est parfaitement identique à celle employée par certains
étudiants en médecine, quand ils se placent derrière des camarades pour
ne voir que la partie du corps disséquée, pour « oublier que c’était un
homme entier » 22.
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244
Que manque-t-il surtout à un corps pour être, devenir ou redevenir
une « personne » ? La technique la plus classiquement mise en œuvre
en la matière, héritée des tableaux d’anatomie hollandais du xviie siècle,
consiste à tenir le visage et surtout le regard hors champ, à les dissimuler
ou au moins à ne jamais les montrer en même temps que le reste du
corps en plan large. Une scène d’autopsie de l’épisode 3 de la dernière
saison de Crossing Jordan (Preuves à l’appui) est particulièrement
spectaculaire de ce point de vue : on n’y aperçoit jamais le corps et
le visage de l’enfant dans le même plan, sauf par le truchement d’une
image sur un écran de contrôle en arrière-plan, ce qui a pour effet de
renforcer encore l’effet de dissociation entre le corps et la personne,
condition psychologiquement nécessaire à la fois de l’exercice des actes
de la médecine légale et de leur monstration.
Le « pacte iconique » entre les téléspectateurs et les fictions télévisées
Pour certains de ses observateurs, la « Quality Television » américaine,
en favorisant l’innovation et la créativité dans les fictions, se donnerait
ainsi la possibilité de jouer, dans la problématisation de certains faits
sociaux, un rôle configurationnel beaucoup plus important que celui
de la fiction télévisée de production française, réduite généralement à
ne présenter qu’un état provisoire, toujours en quelque sort dépassé
au moment où il est diffusé, d’un conformisme social né de luttes de
définition entre différents acteurs sociaux 23. Cette capacité qu’auraient
les fictions télévisées américaines de reconfigurer les représentations
sociales, nous avons souhaité l’éprouver par une enquête de réception,
auprès d’étudiants français téléspectateurs de la série américaine Dexter,
dont les parents appartiennent globalement à ce qu’on pourrait appeler
la « fraction dominée de la classe dominante » 24, relativement mieux
dotée en capital culturel qu’en capital économique. Ce que montre
la confrontation des résultats de l’enquête de réception et de l’analyse
filmique, c’est que les règles de monstration des cadavres dans les séries
sont constitutives d’un véritable « pacte iconique » 25 passé entre les
téléspectateurs « cultivés » et les fictions télévisées, qui a en réalité pour
23 Éric Macé, La Société et son double. Une journée ordinaire de télévision, Paris,
Armand Colin, 2006, p. 309.
24 Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de
Minuit, 1979.
25 Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991, p. 279.
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Mais par exemple dans Bones, y a vraiment que, c’est vraiment que à
partir du cadavre que l’enquête se déroule donc, euh, forcément, il
faut bien regarder ce qui s’y passe, quoi. […] Ben quoi, je pense c’est
important parce qu’y a, enfin entre guillemets parce qu’y a, parce
que ça donne des informations sur le tueur quoi, par exemple dans
Dexter, quand on voit les bonnes femmes là qui sont découpées (rires)
euh bon, voilà quoi, si on voit pas on sait pas trop, on sait pas trop
ce qui s’est passé quoi, même si c’est vraiment euh, (rires), même si
c’est pas très beau à voir, quoi (Élisa, 22 ans, parents enseignantschercheurs).
245
pierre mercklé, thomas dollé Représentation et usage des cadavres dans la fiction
conséquence paradoxale de neutraliser les effets de la fiction sur les
représentations sociales.
Pour la plupart des téléspectateurs que nous avons interrogés, il n’y a
pas dans Dexter de scènes ou d’images qu’ils auraient perçues comme
insoutenables, ou « dégueulasses » pour reprendre le terme justement
récusé par l’un d’entre eux. Il ressort au contraire des entretiens, comme
de l’observation de leurs réactions au moment même du visionnage des
épisodes, que les téléspectateurs de la série sont dotés d’un « horizon
d’attentes » 26 ajusté à l’univers dramaturgique qu’elle propose, et
organisé par la connaissance qu’ils ont eux-mêmes des « codes » qui
régissent la monstration des cadavres dans ce type d’objet culturel. Ce
sont donc des téléspectateurs doublement « cultivés » que nous avons
rencontrés : certes parce qu’ils sont des « héritiers culturels » (étudiants,
et enfants de parents ayant suivi des études supérieures et exerçant
majoritairement des professions intellectuelles), mais aussi et surtout
parce qu’ils sont au fait de ces « codes » qui organisent la monstration,
et fondent cette « culture » des séries, qui permet l’ajustement entre ce
qu’ils s’attendent à voir et ce qui est donné à voir, et qui est précisément
ce qui rend ces images recevables.
Ce pacte iconique particulier passé entre les téléspectateurs de Dexter
que nous avons observés et interrogés, et les représentations de la mort
qui y sont proposées, a sur la réception de la série un effet apparemment
paradoxal. D’une part, le pacte repose sur l’acceptation d’un « code »
qui justifie la monstration du cadavre par la place nouvelle qu’il occupe
au centre du dispositif narratif, comme en témoignent les réponses
des enquêtés aux questions sur la nécessité de montrer des cadavres à
l’image :
26 Hans Robert Jauss, Pour une Esthétique de la réception, Paris, Gallimard 1978.
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Comme on peut le comprendre à travers les propos d’Elisa, en cela
très représentatifs de ceux de l’ensemble des téléspectateurs observés
et interrogés, la reconnaissance de la nécessité de la monstration des
cadavres, en raison de leur place dans le dispositif narratif, n’engendre
toutefois aucune disposition particulière qui rendrait sa vue agréable, ou
recherchée pour elle-même ; elle semble bien plutôt au principe d’une
sorte d’indifférence :
Ben dans Dexter c’est un peu, c’est un peu le point principal, quoi, donc
ça c’est, peut-être non, même finalement quand j’y pense on n’en parle
pas tellement, quoi des cadavres, c’est plus quelque chose de normal,
quoi, limite c’est on parle plus de ce qui se passe à côté justement (Pierre,
19 ans, mère professeure agrégée de lettres classiques, père professeur
agrégé de lettres modernes).
246
Pierre a remarqué que les cadavres étaient au centre du dispositif
narratif de Dexter, mais justement cette centralité semble en produire
en quelque sorte la neutralisation. Dans le « pilote » de la série
Bones, l’héroïne, Temperance Brennan, proteste auprès de l’officier
des douanes qui découvre dans ses bagages la tête momifiée qu’elle
est chargée d’expertiser : « Je ne suis pas une sociopathe, je suis une
anthropologue ! » De façon parfaitement homologue, le pacte iconique
passé avec la série consiste à mettre les téléspectateurs en droit d’affirmer
à leur tour : « Nous ne sommes pas des sociopathes, nous sommes des
téléspectateurs ».
Expérience fictionnelle, expérience réelle
Si c’est dans la capacité à trouver de la ressemblance « entre la situation
présente et des expériences passées incorporées sous formes d’abrégés
d’expérience, que l’acteur peut mobiliser les “compétences” qui lui
permettent d’agir de manière plus ou moins pertinente » 27, peut-on,
sur ce principe, faire l’hypothèse que les expériences fictionnelles des
représentations de la mort permises par les séries télévisées, peuvent être
incorporées de la même façon, puis remobilisées ensuite dans le contexte
d’expériences réelles de la mort, qui viendraient en quelque sorte les
« activer » ? Autrement dit, la monstration des cadavres peut-elle être
au principe d’une reconfiguration des rapports qu’une société entretient
27 Bernard Lahire, L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998,
p. 117‑118.
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avec la mort ? En réalité, à rebours d’une application mécanique de
la théorie du réalisme émotionnel 28, nous n’avons relevé aucune
transformation véritablement significative du rapport à la mort, en tous
cas chez les téléspectateurs « cultivés » (au double sens où nous avons
employé ce terme précédemment). La plupart des enquêtés tracent
ainsi clairement la frontière entre la fiction et la « réalité », y compris
ceux qui ont pourtant eu des expériences de décès parmi leurs proches,
concomitantes du visionnage de séries du corpus, comme Frédéric :
Tout se passe comme si la socialisation des téléspectateurs aux règles de
monstration de la mort à l’œuvre dans les séries télévisées ne produisait
ses effets qu’à l’intérieur de l’expérience fictionnelle : à une autre série
télévisée, un film, ou encore, notablement, entre le visionnage d’une
série et la lecture d’un roman 29. Autrement dit, le fait de reconnaître
une représentation comme « réaliste » dans une fiction, et ce à un
niveau connotatif, n’engendre mécaniquement aucun supplément
d’inscription, aucune intensification de la relation avec ce qui est
ainsi représenté, mais seulement avec les autres représentations de ce
qui est ainsi représenté : que « des objets réels exemplifient certaines
des descriptions qui sont constitutives des entités fonctionnelles […]
n’implique pas que les énoncés de la fiction dénotent des objets de cette
sorte ou s’y réfèrent et affirment des choses qui sont susceptibles d’être
vraies à leur sujet » 30.
28 Ien Ang, Watching « Dallas ». Soap operas and the Melodramatic Imagination,
London & New York, Methuen, 1985, p. 41-45.
29 En l’occurrence, l’immense succès des romans de Patricia Cornwell (Fabienne SoldiniBagci, « Représentations du cadavre dans les romans policiers macabres », dans
Sylvia Girel et Fabienne Soldini-Bagci (dir.), La Mort et le corps dans l’art aujourd’hui,
Paris, L’Harmattan, 2009), consacrés aux aventures du docteur Kay Scarpetta,
médecin légiste et consultante du FBI, mais aussi de ceux de Kathy Reichs (dont
Bones est adapté) et de Jeff Lindsay (dont Dexter est adapté) a largement favorisé
la familiarisation des publics des séries avec les codes de la fiction médico‑légale.
30 Jacques Bouveresse, La Connaissance de l’écrivain, Sur la littérature, la vérité et la
vie, Marseille, Agone, 2008, p. 34-35.
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247
pierre mercklé, thomas dollé Représentation et usage des cadavres dans la fiction
Nan ça a jamais été des morts violentes autour de moi donc, enfin,
maladies, donc c’est pas, enfin personnellement j’arrive à garder
le concept fiction réalité, quoi. […] Ben c’est pas du tout similaire
donc, euh, ça a pas du tout de rapport, après pour les gens qu’ont des
expériences beaucoup plus dures je sais pas tu vois, mais, nan moi
ça, fiction quoi (Frédéric, 22 ans, parents traducteurs de brevets de
l’allemand vers le français).
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Un nouveau « droit de cuissage symbolique » ?
248
En partie à l’encontre à la fois de la thèse de McIlwain et de l’intention
pédagogique même des séries macabres contemporaines, leur réception
par les jeunes adultes français que nous avons observés et interrogés
ne témoigne d’aucune transférabilité significative des dispositions
fictionnelles à l’expérience réelle. Au terme de cette analyse, nous pouvons
même tenter une hypothèse presque inverse : partis à la recherche d’un
nouveau rapport à la mort dont la fiction télévisée serait le principe
moteur, nous avons en réalité plutôt trouvé des indices possibles d’un
nouveau rapport à la fiction télévisée, au moins chez les téléspectateurs
disposant d’un capital culturel important, dont la représentation de la
mort serait au moins le révélateur.
D’une part en effet, il est indéniable que la multiplication des séries
télévisées de ce genre nouveau s’est inscrite au cœur du processus de
développement de la « Quality Television » aux États-Unis, qui trouve
aujourd’hui son aboutissement dans un mouvement de légitimation de
ces biens culturels longtemps disqualifiés que sont les fictions télévisées :
avec l’aval constant d’une certain nombre d’entrepreneurs de légitimité
culturelle 31, la « honte culturelle » auparavant associée au goût pour les
séries télévisées est en voie accélérée de disparition. D’autre part, il n’est
pas certain que le rôle de premier plan joué dans ce processus par les
séries macabres soit totalement fortuit : il se pourrait qu’on assiste ici à la
reconstitution d’une articulation « momentanément » perdue entre loisir
populaire et représentation de la mort 32, dont les racines sont en réalité
extrêmement anciennes, puisqu’on peut les faire remonter au xve siècle,
au moment où la leçon d’anatomie devient un spectacle « de masse »,
qui peut se dérouler devant plusieurs centaines de spectateurs 33.
Certes, on peut voir dans ce mouvement l’indice d’une autonomisation
ou d’une émancipation symbolique possible d’un pan important de la
31 Pour n’en citer que quelques-uns, Télérama, Les Inrockuptibles, et même Les Cahiers
du Cinéma, consacrent très régulièrement des articles et des dossiers aux séries
télévisées américaines.
32 Dont le succès des expositions de cadavres « plastinés » de Von Hagens (Mercklé,
« La signification sociale… », art. cit.) pourraient d’ailleurs constituer quelques
indices supplémentaires.
33 Giovanna Ferrari, « Anatomy Lessons and the Carnival: the Anatomy Theater of
Bologna », Past and Present, 1987, n° 117, p. 50-106 ; Rafael Mandressi, Le Regard
de l’anatomiste. Dissections et invention du corps en Occident, Paris, Le Seuil,
2003 ; ibid., « Dissections et anatomie », dans Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et
Georges Vigarello (dir.), Histoire du corps, tome 1 : De la Renaissance aux Lumières,
Paris, Le Seuil, 2005, p. 311-333.
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34 Dans une autre scène de cet épisode 5 de la saison 3 de NCIS, symptomatiquement
intitulé « Mr. & Mrs. Smith », le même Dinozzo, tout en jouant au Tetris sur une
console portable, explique à ses collègues que l’affaire sur laquelle ils enquêtent
lui fait penser aux mésaventures des personnages éponyme joués par Brad Pitt et
Angelina Jolie.
35 Dans l’épisode 5 de la saison 1 de Bones, déjà évoqué plus haut, le contraste est
saisissant entre le dialogue dans lequel Booth et Zack multiplient les références à la
culture populaire, et le plan final dans lequel Temperance Brennan fait preuve d’une
connaissance de la culture jeune purement théorique et livresque, qui ne manque
pas de susciter l’hilarité de ses acolytes : découvrant les restes d’un feu de camp et
des canettes, elle explique doctement à son partenaire hilare que les adolescents
aiment se retrouver ainsi pour « consommer de l’alcool et écouter de la musique
culturellement illégitime à un volume élevé » (« drink alcohol and listen to culturally
inappropriate music in high volumes »).
36 Bernard Lahire, La Raison des plus faibles, Lille, Presses universitaires de Lille,
1993.
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249
pierre mercklé, thomas dollé Représentation et usage des cadavres dans la fiction
culture populaire. De fait, la plupart des séries du corpus témoignent,
dans des jeux d’intertextualité savamment mis en scène, d’une forme
remarquable d’autonomie référentielle : Booth, le policier de Bones
se compare à celui de X-Files, et multiplie les références aux œuvres
télévisuelles et cinématographiques populaires, des Flintstones
(La famille Pierrafeu) à Star Wars ; Dinozzo, son alter ego de NCIS,
vénère les chemises à fleur du héros de Magnum, selon lui « élément
fondamental de la culture américaine », sur laquelle il est intarissable 34.
Et loin de servir à signifier l’inculture de ces personnages qui savent
ainsi décoder parfaitement les univers culturels ainsi explorés, cette
autonomie symbolique sert plutôt, très systématiquement, à moquer
l’ignorance de la culture populaire dont font preuve leurs partenaires,
qu’il s’agisse de Temperance Brennan dans Bones 35 ou de McGee et Zyva
David dans NCIS.
Cela étant dit, il n’y a probablement ici en fait aucune matière à se
laisser aller à une célébration enchantée d’une hypothétique reconquête
de l’autonomie symbolique d’une pratique socialement disqualifiée. Il se
pourrait bien que cette autonomisation symbolique des objets culturels
que sont les séries macabres américaines récentes soit en fait au principe
d’une « hétéronomisation » sociale de leurs usages : ce mouvement, en
fin de compte, est en effet aussi celui dans lequel ces objets culturels
emblématiques de la culture populaire que sont les séries télévisées sont
amputés de leurs usages « éthico-pratiques » 36 par un « pacte iconique »
imposé par les téléspectateurs dotés de capitaux culturels génériques
et spécifiques importants, et fondé sur la circularité des transferts de
dispositions esthétiques d’une expérience fictionnelle à une autre, et
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sur l’autonomie symbolique des systèmes de références qui découle de
cette circularité, favorisant leur lecture savante, au détriment d’une
lecture ordinaire. Ce mouvement est donc susceptible – ce qu’une
prédisposition « populiste » de la sociologie de la culture 37, empressée de
saluer l’accession d’un élément-clé de la culture populaire à la légitimité
symbolique, peut facilement tenir dans l’ombre – d’avoir le sens social
de l’exercice d’un nouveau « droit de cuissage symbolique » 38, par lequel
les classes favorisées contraignent les classes populaires à se plier à leurs
normes habituelles de réception des biens culturels 39, qu’elles qu’ils
soient, et dont la fiction télévisée n’est qu’un nouveau terrain, après
tant d’autres.
250
37 Grignon & Passeron, Le Savant et le populaire, op. cit.
38 Ibid., p. 61.
39 Ultime symptôme : alors qu’on a longtemps considéré que la difficulté à faire entrer
les séries télévisées dans le moule légitime de la « théorie de l’auteur » (David
Buxton, From the Avengers to Miami Vice: Form and Ideology in Television Series,
Manchester, Manchester University Press, 1990) empêchait leur légitimation, ce
dernier obstacle semble bien être levé, avec la reconnaissance, puis la consécration,
dans les discours critiques comme dans les réceptions « cultivées », de la figure
du « créateur », dont Alan Ball (Six Feet Under) ou Steven Bochco (NYPD Blue)
constituent des archétypes. En faut-il un dernier indice ? Le numéro des Cahiers
du cinéma d’avril 2009 propose un entretien avec « David Chase, créateur des
Soprano »…
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1
La folie de la cohésion – sur la série Dexter
Jean-Marie Samocki *
« Nous perdons sans cesse nos idées. »
Porosité
Créée par James Manos Jr, la série télévisée américaine Dexter est
diffusée sur la chaîne Showtime depuis le 1er octobre 2006. À première
vue, elle se fonde de façon très classique sur le principe de la double vie.
Le jour : Dexter Morgan travaille pour la police de Miami ; il étudie dans
son laboratoire jets et échantillons de sang ; finalement, il vit d’analyses
et de déductions. La nuit : il s’adonne à sa passion inavouable qui est
de tuer en série et lorsqu’il assassine, il le fait très proprement, selon
des procédures très strictes qu’il a perfectionnées. Règle éthique : les
victimes ne peuvent être que des criminels avérés dont la peine n’a
pas été purgée ; règle pratique : les immobiliser sur une table dans
une sorte de gigantesque cocon de plastique puis leur entailler la joue
droite et les égorger. La nuit, le corps reprend ses droits et la précision
intellectuelle s’efface devant le débordement pulsionnel, même encadré
méthodiquement. Les deux espaces de vie sont faciles à rapprocher :
l’espèce de cube lumineux qui fait office de commissariat s’oppose
facilement à ces grandes pièces hermétiques, aux murs entièrement
bâchés, où Dexter met en scène ses cérémonies funèbres.
Pourtant, même si le personnage est d’emblée présenté comme bifrons,
le clivage ne cesse de s’embrumer : d’abord parce qu’en ne châtiant que
des coupables, Dexter se détache d’une logique du Mal pour devenir
l’instrument conscient d’une volonté d’assainissement moral. Surtout,
*
251
raison publique n° 11 • pups • 2009
Gilles Deleuze et Félix Guattari
Jean-Marie Samocki est doctorant à l’Université Paris III-Sorbonne nouvelle.
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252
ce n’est pas tant l’opposition entre deux faces d’une même personnalité
qui forme l’armature narrative de la série que les formes de porosité
(proximités, recoupements, confusions) entre ces deux visages. La série
égrène assez fréquemment des personnages de la culture populaire
pour donner des modèles à Dexter : modèle presque mythologique
de la fascination pour la bestialité et l’inhumanité de l’homme avec
l’opposition Jekyll/Hyde ; modèle héroïque de la toute-puissance du
Bien avec l’opposition Clark Kent/Superman ; modèle de l’anarchie et
du non-sens contemporain avec le Patrick Bateman d’American Psycho.
En voulant confronter les lumières de la vérité aux ténèbres du sang versé,
Dexter s’intègre bien à cette galerie. Il se surnomme même au cours de
la saison 2 « The Dark Avenger », façon encore d’insister sur la parenté
entre la justice et l’ambivalence morale. Mais du Docteur Jekyll à Mister
Hyde, il y a une transformation totale ainsi qu’une parfaite étanchéité
psychologique, ce qui n’est pas le cas dans Dexter ; de Kent à Superman,
on constate une parfaite distribution des rôles, le journaliste invisible
contre le héros glorieux, et l’un n’empiète jamais sur l’autre – or Dexter,
lorsqu’il tue, raisonne de la même façon que lorsqu’il travaille pour la
police ; quant à Bateman, ses actes le mènent bien au-delà de la morale –
au contraire, Dexter n’abandonne absolument jamais ses préoccupations
éthiques. Finalement, la série ne joue jamais le jeu de la discontinuité :
le Dexter nocturne hante continuellement les pensées du Dexter diurne
et c’est le même impératif de justice qui le guide lorsqu’il analyse des
prélèvements sanguins comme lorsqu’il démembre un cadavre.
L’originalité narrative de la série n’est donc pas de privilégier la
résolution des énigmes policières (n’étant pas un enquêteur mais un
analyste scientifique, Dexter reste même à l’écart voire en périphérie
de son unité), ni d’insister sur ses crimes (présentés le plus souvent en
tout début de saison, ils occupent finalement une place très marginale
dans la conduite du récit). Chaque saison est alors centrée sur la façon
dont les deux parties de sa personnalité se rejoignent : dans la première
saison, Dexter s’intéresse à un serial killer qui utilise à peu près les mêmes
techniques opératoires que lui ; dans la seconde, il fait tout pour que les
policiers de son équipe ne découvrent pas qu’il est l’assassin sanguinaire
tant recherché ; dans la troisième, en tant que policier comme en tant
qu’assassin, il aide un procureur à réaliser sa conception folle de la justice,
notamment en l’initiant au crime. Pour relier ces deux éléments a priori
hétérogènes, la série recourt à un procédé formel qu’elle n’abandonnera
jamais : l’utilisation de la voix off. Ce commentaire perpétuel de l’action
et des sentiments, porté à la première personne du singulier par Dexter
lui-même, semble présenter au spectateur le fonctionnement secret de
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Ce pays est sans espoir. Les ordures mêmes y sont propres, le trafic
lubrifié, la circulation pacifiée. Le latent, le laiteux, le létal – une telle
liquidité de la vie, liquidité des signes et des messages, une telle fluidité
des corps et des bagnoles, une telle blondeur des cheveux et une telle
luxuriance des technologies douces y font rêver l’Européen de mort et
de meurtre, de motels pour suicidaires, orgy and cannibalism, pour faire
échec à cette perfection de l’océan, de la lumière, à cette facilité insensée
de la vie, à l’hyperréalité de toutes choses ici 1.
Baudrillard paraît déjà diagnostiquer également les fondements
existentiels de l’Amérique à laquelle appartient Dexter. Dans l’euphorie
de cette « propreté de l’ordure », on pourrait presque voir Dexter emballer
minutieusement les membres qu’il a découpés ; quelques plans, fugitifs
mais saisissants, ressurgissent dans la mémoire : des paquets-cadeaux
macabres échoués tout au fond de l’océan ou un hangar aseptisé qui
abrite les cadavres repêchés ; on retrouve même ces écoulements que
253
jean-marie samocki La folie de la cohésion – sur la série Dexter
la conscience de Dexter en l’amenant comme au cœur de son intimité.
Alors que la voix off d’une autre série à succès, Desperate Housewives, a
pour fonction, conformément au schéma romanesque de la focalisation
zéro, de relier arbitrairement le destin d’un petit groupe de personnages,
celle de Dexter montre le personnage toujours en train de scénariser ses
faits et gestes, d’inventer la marche à suivre dans les situations auxquelles
il est confronté. Proche du fonctionnement d’une focalisation interne, la
voix off permet de brouiller encore davantage les cartes : entre celui qui
enquête et celui qui tue, y a-t-il un vrai Dexter ? Quelle est la doublure ?
Où se réalise-t-il véritablement ? Le personnage insiste tellement sur la
respectabilité sociale que donne une vie conjugale qu’il serait facile d’en
faire un personnage-simulacre, entièrement défini par les illusions qu’il
s’invente pour se donner la liberté et le plaisir d’exister. Plus globalement,
le camouflage désigne la stratégie que Dexter s’efforce d’appliquer à
longueur de temps : faire semblant d’être normal, porter un masque,
apprendre à reconnaître le rôle à jouer en société. La perpétuation des
valeurs éthiques devient un paravent derrière lequel il s’abrite. Derrière
l’attachement au Bien, la répétition d’un Mal assourdi, asservi à une
cause supérieure ; derrière le combat du justicier, l’indifférence du
criminel en série ; mais dans tous les cas, il reste l’ivresse égotiste et sans
profondeur de la simulation.
Par cette éthique de l’imposture, le Miami des années Bush ressemble
soudain au Los Angeles des années Reagan décrit par Jean Baudrillard :
Jean Baudrillard, Amérique, Paris, Grasset, 1986, p. 117.
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254
Baudrillard mentionne à titre métaphorique. Très rares, ils ponctuent
la série à des moments-clés et prennent littéralement en charge, dans
cet univers irradié par une lumière blanche, la « liquidité » de la réalité.
Il s’agit par exemple de la tache de sang qui clôt le dernier épisode de
la troisième saison ou de la gouttelette de sueur qui glisse du bas vers
le haut dans la première saison. Dans une interprétation qui suivrait
Baudrillard, on pourrait affirmer que ce sont peut-être les seuls moments
où le simulacre n’a pas entièrement absorbé la résistance de la réalité et
où l’organique et le biologique n’ont pas été remplacés par une fadeur
généralisée, une vacuité victorieuse. Derrière l’aveuglement de la lumière
de Miami, la barbarie. Même plus : l’aveuglement du simulacre est le lieu
par excellence de sa furie. On pourrait dès lors relier cette série télévisée
à tout un pan du cinéma américain des années 1980, dont les modèles
seraient Manhunter de Michael Mann 2 (1986) et certaines œuvres de
David Lynch : son film Blue Velvet (1986) ou sa série télévisée Twin Peaks
conçue à la toute fin de cette période, entre 1990 et 1991.
Mais justement cette voie du simulacre, la série ne l’emprunte pas tout
à fait et en ceci elle est un bon exemple de ce que peut proposer une forme
américaine dans cette décennie 2000 finissante. L’enjeu des récits des
différentes saisons consiste moins à montrer comment Dexter dissimule
ce qu’il considère comme son véritable Moi et fabrique de l’illusion qu’à
sans cesse relier deux domaines qui correspondent à des fictions qu’il a
construites à sa mesure : la fiction sociale (se marier, travailler, élever des
enfants) et la fiction identitaire (la folie, la pulsion, le désir de sang). Il
n’y a pas deux personnalités cloisonnées mais un va-et-vient, un flux qui
relie l’enquêteur et l’assassin et enracine son identité dans le champ de la
justice impitoyable et du Bien incarné. Les deux aspects cohabitent de
façon parfaitement harmonieuse, sans conflit interne, ni même tension.
C’est sans doute ici que se trouve la perversion majeure du récit : non
dans le fait que l’enquêteur doit accepter ses propres pulsions au point
de devenir presque un assassin en série pour pouvoir en arrêter un (ce
qui est le schéma privilégié des récits de James Ellroy écrits précisément
dans les années 1980) ; non plus dans cette proposition scandaleuse qui
fait du policier un véritable serial killer. Dexter pose comme un théorème
que le seul justicier possible pour l’Amérique des années Bush doit à la
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D’ailleurs il est intéressant de constater que la lecture des films de Mann a pu être
très explicitement nourrie par les thèses de Baudrillard : cf. Jean-Baptiste Thoret,
« Le syndrome de l’aquarium », Simulacres, 2000, n° 3, p. 72-85. Ce monde entre
vitre et mer qui est celui des professionnels filmés par Michael Mann, c’est aussi
celui de Dexter Morgan.
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Gémellité maudite
À qui peut-il se lier et pourquoi ? Lorsque le délire de l’ordre possède la
même forme que la justification du désordre, quelle est la place réservée
au rapport à l’Autre ? En tout cas, elle est problématique. Dans un
univers où folie et maîtrise de soi, transgression de la loi et respect de la
loi sont siamois, le rapport à l’Autre devient nécessairement ambivalent
et instable. Il est même doublement nié par Dexter : une première
fois, au moment de la rencontre, parce qu’il ne peut accepter que des
personnages qui lui renvoient sa partie sombre ; une seconde fois, à la fin
de chaque saison, lorsqu’il décide d’éliminer ce double gênant, car s’il ne
doit rester qu’un Dexter, il veut évidemment être celui-là.
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jean-marie samocki La folie de la cohésion – sur la série Dexter
fois être policier et meurtrier en série, du côté de l’ordre en même temps
que du côté de la folie, sans décréter véritablement si l’exigence de l’ordre
conduit à la folie ou si le délire généralisé est la seule condition pour
désirer l’ordre.
C’est ce que condense l’ambiguïté du code que lui a légué son père
adoptif et que Dexter brandit en permanence : sert-il à faire respecter
la loi comme le voulait Harry en policier consciencieux qu’il était ou
permet-il seulement à Dexter de canaliser ses pulsions et de les mettre,
comme malgré elles, au service de la loi et du devoir ? Le code qui fait
régner la loi est celui qui organise les crimes. Du coup, les questions
traditionnelles qui régissent les séries policières d’investigation (qui a
tué et selon quel mobile ?) n’opèrent plus et la vision de Miami a peu
à voir avec celle de Miami Vice ou de CSI : Miami. Des stéréotypes
concernant la drogue et le sexe, que reste-t-il ? La drogue apparaît bien
mais comme par inadvertance : le sergent Doakes tombe par hasard
sur des trafiquants dans la saison 2 et la description du trafic qui ouvre
la saison 3 ne fait pas l’objet de longs développements. Quant au sexe,
il est à la fois sublimé et transgressif, ce qui neutralise finalement la
vision stéréotypée d’un Miami sulfureux : dans la saison 1, il est surtout
relié à la question du fétichisme et de la mutilation ; dans la saison 2,
la relation hétérosexuelle, montrée assez crûment, est marquée par
une peur puritaine (femme vampirique et impuissance masculine) ;
la question homosexuelle parcourt toutes les saisons mais de manière
latente et presque refoulée (elle anime pourtant les rapports que Dexter
entretient avec à peu près tous les personnages masculins importants).
La seule question qui intéresse vraiment la série concerne la nature des
affects qui relie Dexter aux autres.
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Car avant d’être un problème pour les personnages, la rencontre
avec le double est d’abord une solution : elle le rassure et le convainc
qu’il n’est ni seul, ni anormal. La série décline différentes figures
d’altérité : dans la saison 1, il s’agit de son frère Brian qui commet
plusieurs crimes spectaculaires pour attirer son attention. Le rapport
est complexe puisqu’il engage autant la séduction (le meurtre comme le
centre d’une parade amoureuse) que la reconnaissance d’une fraternité
disloquée mais réparable. L’existence du double permet à Dexter de
conjurer sa solitude et d’accepter ses pulsions comme une preuve et
non un déni d’humanité. Dans la saison 2, avec le personnage de Lila
Tournay, une artiste peintre qui veut à tout prix devenir sa confidente
attitrée, on passe d’une fraternité réelle à une gémellité symbolique.
La différenciation sexuelle constitue ici l’innovation principale. Avec
le sergent Doakes, qui dans la saison 2 passe son temps à le suivre et à
le surveiller, l’Autre devient un regard inquisiteur et envahissant qui
concentre toute la haine que Dexter n’ose pas ressentir à l’égard de ses
actes meurtriers. Avec le procureur Prado, la situation se renverse :
celui-ci représente au contraire l’élève subjugué devant lequel le
maître Dexter peut briller. Mais dans chaque cas, la part de fascination
masque une violence réelle qui réclame un rapport de forces. Le trouble
érotique de la reconnaissance s’efface peu à peu devant la menace de
la destitution. La peur de la monstruosité qu’argue si souvent Dexter
agit comme un leurre et ses actes contestent ses pensées : l’acceptation
de soi ne passe pas par la duplication de soi mais par une logique
d’élimination de l’Autre.
À chaque fois, pour chaque saison, cette figure d’altérité représente
une possibilité fictionnelle différente, traitée aux limites de la
parodie : Brian incarne l’ambiguïté troublante du Mal filtrée à
travers les conventions contemporaines des séries télévisées ; Lila est
l’emblème des épisodes produits à la chaîne où les femmes ne sont
que des potiches ; Doakes évoque même une réécriture agressive des
rapports dans Six Feet Under entre Keith le policier et David l’inhibé
(qu’interprétait déjà l’acteur de Dexter, Michael C. Hall) ; le fait
que Miguel Prado soit joué par Jimmy Smits, connu pour son rôle
de détective dans New York Police Blues, renforce cette impression
constante de déjà-vu et de grossissement délibéré des traits. La figure
d’altérité correspond finalement à un archétype télévisuel pastiché,
évidé puis liquidé. Finalement, la série retrouve par là une esthétique
à la fois intemporelle et actuelle, proche de certaines recherches
narratives récentes comme celles de David Cronenberg dans A History
of Violence (2005) où l’on retrouve, outre l’attraction vers la parodie et
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jean-marie samocki La folie de la cohésion – sur la série Dexter
la tentation du classicisme, les mêmes tensions entre secret individuel
et vie familiale, respectabilité sociale et folie, amour du frère et meurtre
du frère.
Dès lors, la prétendue monstruosité de Dexter vaut moins comme
le prétexte à une exploration psychologique que comme un élément
dynamique extrêmement structurant. Alors que la plupart des séries
télévisées se développent grâce aux schémas de la névrose (pensons à
Desperate Housewives, à The Sopranos, à In Treatment notamment), Dexter
calque ici son rythme sur des structures psychotiques et obsessionnelles.
Les scénaristes développent de façon systématique les possibilités de
fiction qu’inspirent le ressassement, le retour du refoulé et la logique
implacable du délire. C’est ainsi que les deux facettes de la personnalité
de Dexter jouent le rôle de plaques tectoniques dont le glissement l’une
sur l’autre créent des lignes de faille où s’engouffre la promesse du drame.
Faille entre le passé et le présent : la saison 1 s’articule autour de deux
séries de flashes back, l’une remontant à son enfance (il est découvert dans
un lac de sang), l’autre à son adolescence (Harry lui apprend à gérer et à
recycler ses impulsions meurtrières), l’événement présent n’a de sens que
dans sa façon de réactiver ces images du passé et leur entrelacs fait avancer
l’épisode. Faille entre l’intérieur et l’extérieur : plus le corps est traité
comme une surface plane (de façon symptomatique la saison 1 présente
des corps entièrement vidés de leur sang et des litres de sang sans aucun
tissu organique ; la saison 3 a comme cœur la figure mystérieuse d’un
écorcheur), plus la parole intérieure de Dexter se développe, prolifère, se
ramifie autour des mêmes dilemmes et des mêmes doutes, de telle sorte
qu’elle devient quasi autonome.
Un exemple emprunté à la saison 1 concentre ces trois failles : pour
rechercher l’endroit secret où l’assassin a emprisonné un témoin, Dexter
est persuadé que la solution se trouve dans ses souvenirs personnels.
Premier coup de force : le spectateur doit trouver naturel que l’album
de Dexter détienne la clé de la vérité ; deuxième coup de force : Dexter
s’arrête sur une photographie précisément parce qu’elle est la seule où
il voit l’ombre de son père ; troisième et dernier coup de force : cette
photo désigne directement un hôpital désaffecté, où la victime a bel et
bien été détenue. Le seul indice est l’ombre portée du père mais il ne
renseigne que sur le psychisme de Dexter, pas sur le déroulement objectif
de l’enquête. Cette anecdote révèle l’usage que Dexter fait de l’image
elle-même (avec la photographie comme parfait emblème). L’image est
le creuset de la tension : elle assure ce point d’équilibre entre l’ombre de
la loi et l’exigence de la fiction, entre l’omniprésence du règlement et la
liberté de l’interprétation.
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S’il y a subversion narrative, ce n’est pas parce que le spectateur se
retrouve nécessairement dans un rapport d’empathie ou d’identification
avec un personnage principal décrit comme psychotique ; c’est que tous
les éléments de dissociation et de dysharmonie que possède en plein cette
structure psychotique sont mécaniquement rabotés, érodés, reliés de sorte
qu’à la fin les incohérences soient absorbées par une cohésion supérieure
mais factice. Les fréquentes allusions à Psycho via l’onomastique (par ses
sonorités, Morgan évoque Norman ; Lila renvoie au prénom de la sœur
de Marion Crane) sont particulièrement significatives. Dexter représente
une subversion réussie du schéma narratif hitchcockien. La peur du
spectateur de 1960 vient d’un récit en permanence interrompu, lacéré,
schizé et le monologue final est le signe parfait que le délire de Norman
Bates est incurable et surtout infini. Dexter reprend ces éléments en les
banalisant : le dérèglement qui rendait Bates monstrueux et irrécupérable
rend aujourd’hui le personnage proche du spectateur.
La voix off, en permettant au spectateur d’accéder directement aux
pensées du personnage principal, crée un décalage fécond qui fait naître
à la fois l’empathie et le suspense puisque celui-ci en sait toujours plus
que la police et toujours moins que l’assassin à rechercher ou l’ennemi à
combattre. Elle refuse par ailleurs tout débordement hallucinatoire ou
sensible : Dexter ne cesse d’agencer et d’arranger encore et encore pour
circonscrire sa peur d’être emporté par le chaos. Toutes ses explications
suturent le réel, le justifient, le dessinent mais en même temps l’ingèrent,
le désamorcent, le clôturent. Il s’agit d’un discours autophage qui ne
vise que son propre recommencement, qui ne recherche que son infini.
Allons plus loin encore : tous les éléments de déliaison narrative sont
désormais systématisés au profit d’une série dont l’incohérence même
est la validation d’une consolidation logique. La dissociation crée
maintenant des mécanismes d’association délirants. Le dérèglement
absolu est le dérèglement impossible.
Fictions en série
L’ironie constante dont la voix off fait preuve possède cette fonction :
non pas désigner l’hypocrisie sociale, la permanence des faux-semblants,
le néant qui s’infiltre partout par un double langage qui dénoncerait la
faillite du sens ; mais installer la parole de Dexter comme une instance
de contrôle rigide, qui affirme et verrouille l’interprétation. Le vide est
précisément la terreur profonde de la série tout autant que son objet
de fascination et, comme tout programme télévisuel, elle s’emploie
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jean-marie samocki La folie de la cohésion – sur la série Dexter
à le combattre et à le conjurer. La saturation des codes (soap opera,
thriller, y compris le code auquel Dexter se soumet) participe de cet
effort de remplissage. La série réussit à combiner l’exigence de l’analyse
(propre aux récits d’investigation) à la tension qui caractérise les récits
de serial killer sans que la première annule ou détricote la seconde.
Elles se renforcent même et s’excitent. Pourquoi ? Sans doute parce
qu’elles assurent finalement le même rôle programmatique au sein
de la structure sérielle et que seul le versant envisagé diffère : versant
de la loi contre versant du crime. Dans le premier cas, une logique
de la déduction : isoler – reconnaître – inférer ; dans le second, une
logique de la prédation : sélectionner – filer – capturer – mettre à
mort. Dexter arrive à réunir deux programmes a priori contradictoires
et à les varier sans jamais réellement les mettre en crise. Sa force est
justement de les conserver presque intacts et de les mettre en boucle.
En un sens, c’est la série idéale. C’est pour cela que Dexter ne peut pas
être un assassin occasionnel mais un compulsif et un obsessionnel. Il
rejoint le professionnel de l’ordre en devenant ce qu’est devenu un
policier dans une série télévisée : l’automate impersonnel d’un geste
devenu industriel. Scientifique et serial killer : deux paradigmes, deux
programmes.
Jean-François Rauger a très bien montré comment peu à peu la
notion de programme est devenu centrale dans la construction du récit
hollywoodien. « À partir du milieu des années Soixante, Hollywood
devient une grande entreprise de révision et de recyclage. Le remake
et la parodie deviennent les formes essentielles des récits, expression
d’une crise profonde à la fois économique, esthétique et morale. […]
Le remake fait exploser ses contraintes tout en tirant parti du concept
de répétition qui le détermine 3 ». Il prend acte du fait qu’il est devenu
impossible de regarder « innocemment » une image, c’est-à-dire sans
la connecter immédiatement à d’autres images, à d’autres codes. Ce
terme d’innocence est ambigu mais il pose bien à quel point la mémoire
du spectateur est un enjeu majeur pour les scénaristes américains. Ils
ne peuvent désormais n’écrire que pour un spectateur hypermnésique.
La question de la programmation s’est déplacée naturellement vers ce
médium parce que celui-ci donne la possibilité de combiner sur un
nombre infini de séquences un nombre fini de matrices narratives. Dans
ce contexte, Dexter apparaît moins comme un produit exclusivement
Jean-François Rauger, « Remakes américains », dans Jacques Aumont (dir.), Pour un
cinéma comparé – influences et répétitions, Paris, Cinémathèque française, 1996,
p. 239-250.
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télévisuel mais plutôt comme l’accaparement du temps et de l’addiction
télévisuelle par un dispositif cinématographique.
Généralement, dans la plupart des séries contemporaines, cette
volonté de maîtrise du programme se manifeste par un goût pour la
prolifération narrative : par exemple, Lost orchestre autour de son
cortège de personnages des développements temporels incessants,
dirigés vers le passé comme vers le futur ; The Shield rend compte de la
corruption morale par des montées de tension très brutales et sèches ; 24,
évidemment, fait de la représentation du temps son fétiche formel par un
dispositif rythmique complexe qui alterne ellipses et hyperstimulations,
anticipations et ralentissements 4. Mais, chacune à sa façon, ces séries
accomplissent le programme contemporain qui est d’emporter le
spectateur vers l’insensé, l’incroyable, vers l’extase infinie. Or, dans ce
paysage, Dexter paraît assez isolé : face à la surenchère de violences, de
péripéties ou de mouvements, cette série répond par un ralentissement
du rythme, la répétition des événements et des séquences, une sorte de
surplace. Dans la saison 3, pendant sept épisodes, apparaît le même
personnage d’inspectrice des affaires internes ; elle pose à la sœur de
Dexter les mêmes questions d’un épisode à l’autre ; seul le lieu est
différent. Rien n’avance véritablement : répétition du programme pour
lui-même. Ce qui frappe ici n’est pas sa fréquence, ni même sa présence,
mais son évidence. Alors que dans la plupart des séries les scénaristes se
seraient efforcés de justifier l’existence du personnage, ici cette inspectrice
disparaît aussi arbitrairement qu’elle est apparue, sans même remplir sa
fonction puisque jamais le spectateur ne verra ce personnage enquêter.
De même, les intrigues parallèles centrées sur des personnages qui ne sont
pas Dexter Morgan sont le plus souvent ennuyeuses. À quoi servent-ils
alors ? Certes à combler le vide et à quadriller méthodiquement l’espace
narratif ; mais leur point commun est d’être tous, même à des degrés
divers des obsédés : dans la saison 3, Angel Battista est obsédé par la
vengeance ; Doakes est obsédé par Dexter ; le médecin légiste Vince
Masuka est un obsédé sexuel notoire, hilarant du reste. L’obsession
est leur mode de programmation. Ce sont tous des programmateurs
programmés. Dexter est évidemment le personnage le plus intéressant
de la série, puisque chez lui seul l’humanité et la programmation se
confondent, tant et si bien que son questionnement identitaire est le
comble de la programmation scénaristique.
Aussi le moment le plus intéressant formellement de chaque épisode
est-il le résumé qui suit le générique. Là, des plans des épisodes précédents
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Cf. Elie During, « 24 ou l’art du contrôle », Trafic, 2008, n° 68, p. 97-106.
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jean-marie samocki La folie de la cohésion – sur la série Dexter
sont repris, réagencés. Il ne s’agit pas seulement de réveiller la mémoire
du spectateur mais de recomposer une continuité narrative, elle-même
justifiée par des extraits de la voix off. Les personnages reviennent, à
peine plus désincarnés qu’à l’ordinaire, réduits à la nécessité de leur
programme. Le résumé se soumet à la logique globale de la répétition
mais en même temps, à chaque reprise, il invente une façon imparable
de toujours retrouver du récit à partir de quelques plans pris de manière
presque aléatoire. Chaque proposition de montage, chaque jonction de
plans fournit un scénario possible qui se tient dramatiquement. Du coup,
le résumé donne l’illusion qu’on aurait pu prélever n’importe quel plan
pour reconstruire une histoire et à la fois que celle-ci se tient, cohérente,
qu’aucun plan ne manque, ils sont tous là. Tout est réglé et même si un
autre montage est toujours possible, rien n’aurait été vraiment déréglé.
Autojustification de la cohésion par elle-même. Le résumé n’annonce
rien. Il affirme encore la maîtrise de la série sur elle-même.
À la fin de chaque saison, Dexter exprime sa victoire. Dans la première
saison, il s’imagine accepté par la société, comme s’il avait été reconnu
d’utilité publique. Dans la troisième, il épouse Rita enceinte de lui
et prend sa place au sein des chromos conservateurs qui glorifient le
mariage comme la seule possibilité d’intégration efficace et légitime.
Ivresse de la lumière avant qu’une goutte de sang ne macule la robe de la
mariée. Ce sont des fins allégoriques. De plus en plus, Dexter s’enfonce
dans la quiétude de l’image mentale, adoubé comme image par d’autres
images, image essentielle d’une communauté d’images pour un instant
pacifiée. Il se noie dans le regard bienveillant que les autres ont de lui et
qu’il a réussi à leur imposer. Image seule, univoque, jetable, ni vraie ni
fausse, mais euphorique en raison précisément de sa platitude. C’est la
victoire du stéréotype, juste avant qu’il ne se dissolve.
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Chris Carter paranoïaque ?
Le complexe sémantique de la perte
comme vecteur herméneutique et créatif
Séverine Barthes *
263
*
Séverine Barthes est chargée de cours en communication en IUT et doctorante à
l’Université Paris-Sorbonne.
Nous ne donnons la traduction en version française que lors de la première mention
des séries. Ensuite, elles ne seront plus nommées que par leur titre en version
originale. The X-Files raconte les aventures de deux agents du FBI, Fox Mulder et Dana
Scully, nommés aux Affaires non classées, c’est-à-dire dans le service s’occupant
des enquêtes ne faisant pas appel aux techniques d’investigation classiques et ne
trouvant pas de résolution scientifique ou logique.
Cette série a le même nom en anglais et en français. Elle s’intéresse à un ancien agent
du FBI, Frank Black qui, pour protéger sa famille, devient consultant indépendant
spécialisé dans le profilage des serial killers. Dans ce cadre, il est approché par un
groupe d’anciens fonctionnaires issus de diverses agences gouvernementales, le
Groupe Millennium.
Thomas Hobbes est un des meilleurs soldats de sa génération. Repéré par sa
hiérarchie, il est intégré à un programme expérimental de simulation d’opérations
militaires, censé n’être qu’un jeu. Or, il apparaît qu’un soldat précédemment envoyé
dans le programme a réussi à en prendre le contrôle et à créer ainsi un monde
parallèle au nôtre dont il est le dictateur.
Cette dernière série est un spin off de The X-Files, puisqu’elle fait des Bandits
solitaires – personnages secondaires – les héros de la série dérivée. Ces Bandits
solitaires sont des hackers spécialisés dans le piratage des sites gouvernementaux
et les éditeurs d’un fanzine dédié aux théories du complot, The Lone Gunman.
Martin Winckler, Les Miroirs de la vie, Paris, Le Passage, 2002, p. 272.
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raison publique n° 11 • pups • 2009
Les séries de Chris Carter – The X-Files / Aux frontières du réel 1 ;
MillenniuM 2 ; Harsh Realm / Le Royaume 3 ; et The Lone Gunmen /
Au Cœur du complot 4 – ont souvent été décriées pour leur noirceur. En
France, The X-Files a notamment été l’objet de nombreux commentaires
mettant en avant l’idée que la série n’était qu’une vision paranoïde et
conspirationniste sans autre fond. Martin Winckler a ainsi parlé de
« paranoïa galopante, qui fait voir des monstres, des extraterrestres
et des complots partout » 5 et Pierre-André Taguieff de « logique du
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264
soupçon ou de l’hyper-scepticisme de principe accompagnant la vision
du complot » 6. Cette interprétation se fonde, pour nous, sur une lecture
assez superficielle des thèmes émergeant des productions cartériennes :
le fascisme, la coupure entre le peuple et son gouvernement, une
interrogation sur le sens de la foi et la possibilité d’un espoir, les crimes
permis par les avancées technologiques…
Tous ces motifs peuvent sembler simplement juxtaposés, mais ils sont
au contraire unifiés à travers un complexe sémantique 7 qui les englobe
et dynamise l’œuvre non seulement dans son organisation narrative et
thématique, mais également à travers son propre mode de création : il
s’agit du motif de la perte et de la dégradation du lien social et humain.
Nous allons ainsi montrer comment cet hyperthème est le point de
départ de tous les développements généralement désignés par la critique
et par les fans comme spécifiquement cartériens, puis comment le
constat établi par Carter – notre société souffre d’un fort délitement du
lien social – devient la matrice créatrice qui va donner naissance à une
œuvre singulière et plus cohérente qu’on a pu le dire.
Des thèmes unifiés par le complexe sémantique de la perte
L’hyperthème de la perte dans les séries de Chris Carter est d’abord
illustré à travers le thème de la famille : tous les personnages sont touchés
par l’absence de famille ou la mort d’êtres chers. Dans The X-Files,
il s’agit même du point de départ de la définition du personnage de
Mulder : sa sœur Samantha a été enlevée, alors qu’il n’était encore qu’un
enfant, par des extraterrestres. Depuis cet événement, toute la vie de Fox
peut se résumer à la quête de Samantha. Puis, au fur et à mesure que la
série avance, les deux protagonistes perdent leurs proches : père, mère,
sœur… Quand, pour des raisons de production, les rôles de Mulder et
Pierre-André Taguieff, La Foire aux illuminés. Ésotérisme, théorie du complot,
extrémisme, Paris, Mille et Une Nuits, 2005, p. 230.
Cette expression est à entendre dans son acception stylistique. Gérard Berthomieu,
à la suite des travaux de Pierre Guiraud, définit le complexe sémantique comme
un vocable « signalétique d’une vision » à travers « l’ensemble de [ses] traits
connotatifs ». Ce complexe sémantique devient ainsi l’interprétant d’un style :
« la compréhension construite [de ce signe] dote d’un signifié de connotation
constant l’ensemble des traits mis en œuvre par une écriture, à quelque niveau
qu’ils appartiennent ». (toutes ces citations sont extraites d’une communication
de Gérard Berthomieu, « La lieutenance de l’aspirant Grange », disponible en ligne,
<www.paris4.sorbonne.fr/e-cursus/texte/CEC/stolz/GBerthomieu.htm>).
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Bien que jamais exploitée dans les épisodes, cette information avait été donnée par
les scénaristes sur le site officiel de The X-Files.
Par là, nous entendons qu’elle délaisse le premier principe de la série (très
schématiquement : un serial killer par semaine) pour s’intéresser davantage à
l’histoire du Groupe MillenniuM et aux implications qu’il a dans la vie de Frank. Le
terme « mythologie », dans l’univers des séries télévisées, s’applique uniquement
aux séries développant un univers spécifique, reposant entièrement ou partiellement
sur des codes non conformes à notre réalité. Les fans parlent ainsi de « mythologie »
pour The X-Files, MilleniuM, Buffy the Vampire Slayer (Buffy contre les vampires),
Star Trek ou encore The Prisoner (Le Prisonnier).
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265
séverine barthes Le complexe sémantique de la perte comme vecteur hermeunétique et créatif
de Scully prennent moins de place à l’écran et qu’ils sont remplacés par
John Doggett et Monica Reyes, l’orientation reste la même : Doggett
est divorcé et irrémédiablement marqué par le meurtre non élucidé de
son fils ; Reyes, quant à elle, a été adoptée et n’a jamais retrouvé ses
vrais parents 8. À cette disparition de la famille biologique s’ajoute celle
de la « famille construite » : ainsi, les informateurs de Mulder meurent
tous les uns après les autres et la mort du premier, Deep Throat, est
d’ailleurs mise en valeur en toute fin de première saison, comme pour
mieux appuyer le propos par cette place hautement stratégique dans
l’économie narrative. Quant aux personnages des Bandits solitaires, que
ce soit dans The X-Files ou dans la série dérivée The Lone Gunmen, ils
sont déconnectés de toute réalité familiale : ils ont reformé à eux trois
une sorte de fratrie, cohabitant dans le même appartement et n’ayant
pas de lien en dehors de leur communauté de geeks et des agents affectés
aux Affaires non classées.
À l’inverse, les deux autres séries de Chris Carter semblent, du moins à
première vue, proposer une vision moins pessimiste de la famille. Dans
MillenniuM, le havre de paix que constitue le couple très amoureux
formé par Frank et Catherine Black permet de protéger leur fille, Jordan,
du monde extrêmement violent et individualiste mis en scène dans la
série. L’épigraphe de la première saison de la série, « Wait Worry Who
Cares ? », exprime d’ailleurs très clairement l’idée du repli sur soi et d’une
société de plus en plus égoïste. À la fin de la deuxième saison, les deux
scénaristes en charge de la conduite de cette saison avaient laissé une
porte ouverte : Catherine pouvait soit guérir, soit mourir. Or, Chris
Carter, peu satisfait du travail de ses deux scénaristes, reprend les rênes
de la série et décide de faire mourir Catherine, retrouvant le motif de
la perte de l’être cher omniprésent dans The X-Files. Cette reprise en
main s’affiche d’ailleurs clairement dans la formulation de l’épigraphe :
alors que celle de la seconde saison, plus mythologique 9, était « This
is who we are The time is near », celle de la troisième saison mélange les
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épigraphes des deux saisons précédentes, aboutissant à « Wait Worry The
time is near ». Dans Harsh Realm, Thomas Hobbes ne cesse de chercher
comment rejoindre sa fiancée, qu’il a dû abandonner juste avant leur
mariage. Les lettres qu’ils arrivent à échanger entre les deux mondes et
les mots qu’ils souhaiteraient se dire ouvrent souvent les épisodes en
voix hors-champ. Il est éloquent, dans cette perspective, que le couple
se retrouve virtuellement au moment de la mort de la mère de Tom :
ce dernier veille l’avatar de sa mère dans le Royaume tandis que Sophie
est au chevet de sa belle-mère dans le monde réel. La perte de l’être
cher, ici, est donc liée à une forme de reconstruction du lien, dans un
retournement paradoxal de la thématique.
266
La seconde déclinaison de l’hyperthème de la perte est le motif du
mensonge gouvernemental, qui manifeste la perte de confiance entre
le peuple et ses élus. Ce mensonge est à la base même de The X-Files
– qui affiche, dès son générique, « Government denies knowledge » 10 – et
d’Harsh Realm dont le générique rappelle à chaque épisode le mensonge
utilisé pour envoyer Tom dans le Royaume, « It’s just a game » 11.
Dans les séries de Chris Carter, l’État – qui est le plus souvent réduit
à la forme du lobby militaro-industriel, voire de la seule armée dans
Harsh Realm – est toujours l’ennemi du citoyen, confisqué au profit
d’intérêts individuels et au détriment de l’intérêt général. Deux
événements majeurs de l’histoire récente américaine ont une place à
part dans l’imaginaire de Carter et cristallisent cette relation : le scandale
du Watergate et l’assassinat de Kennedy. Le premier informateur de
Mulder prend pour pseudonyme « Deep Throat », le même que celui de
Carl Bernstein et Bob Woodward. Quant à l’assassinat de Kennedy, il
est exploité de différentes manières : le nom du trio de hackers 12 est bien
évidemment tiré de la théorie du « Tireur isolé », mise ironiquement
à distance par l’emploi du pluriel qui exprime à lui seul un doute
concernant cette théorie ; l’épisode « Musings of a Cigarette Smoking
Man » de The X‑Files montre au téléspectateur le fameux personnage
de l’Homme à la Cigarette participer à cet assassinat et échapper à la
police qui n’arrêtera que Lee Harvey Oswald ; le personnage d’Yves
Adele Harlow de The Lone Gunmen tire son nom de celui de l’assassin
10 Cette incrustation, non traduite dans la version française du générique, signifie « Le
gouvernement nie savoir ».
11 « Ce n’est qu’un jeu » : cette phrase, prononcée par le supérieur de Tom Hobbes,
arrache l’assentiment de Tom et le fait entrer dans le Royaume.
12 The Lone Gunmen, soit « Les Bandits solitaires » dans la version française diffusée.
Cette expression signifie cependant « Les Tireurs isolés ».
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le cours de l’Histoire ou le fonctionnement des sociétés s’expliquent
par la réalisation d’un projet concerté secrètement, par un petit groupe
d’hommes puissants et sans scrupules (une super-élite internationale),
en vue de conquérir un ou plusieurs pays, de dominer ou d’exploiter
tel ou tel peuple, d’asservir ou d’exterminer les représentants d’une
civilisation. Point de complot sans manipulations secrètes qui, dues
à des individus liés entre eux ou à des organisations, engendrent des
événements ou des séries d’événements 14.
Mais il permet aussi d’incarner, au sens propre, la perte de la légitimité
des élus et la coupure désormais irrémédiable entre le peuple et le pouvoir
puisque celui-ci n’est plus une émanation directe et contrôlée de celuilà. Les Hommes en Noir – les fameux Men In Black popularisés par le
cinéma hollywoodien – que les agents du FBI rencontrent régulièrement
dans leurs enquêtes et qui sont, d’une certaine façon, la police officieuse
de ce gouvernement occulte, symbolisent parfaitement ce mensonge et
l’obscurité dans laquelle il jette le peuple.
13 On découpe habituellement la mythologie de The X-Files en deux phases : la
première mythologie raconte l’histoire du gouvernement occulte qui traite, au nom
de l’humanité, avec les extra-terrestres ; la seconde mythologie s’intéresse plus
particulièrement au problème des supersoldats.
14 Pierre-André Taguieff, La Foire aux illuminés, op. cit., p. 126-127.
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267
séverine barthes Le complexe sémantique de la perte comme vecteur hermeunétique et créatif
présumé du Président et utilise d’autres anagrammes pour élaborer ses
fausses identités.
La mise en lumière la plus immédiate de ce motif est sans doute le
début du générique de cette série : sur l’image du drapeau américain
est joué l’hymne américain interprété par Jimy Hendrix. Puis l’image,
pixellisée, zoome sur une des bandes blanches de la Bannière étoilée :
chaque pixel, grossi, révèle une caméra de surveillance. Le décalage, initié
dans la bande-son par la distorsion de l’hymne national, est doublé par la
pixellisation de l’image et le paradoxe entre le drapeau, symbole du pays
des libertés individuelles, et les caméras de surveillance qui connotent
au contraire un pouvoir dictatorial.
Ce pouvoir illégitime est symbolisé, dans The X-Files, par le
gouvernement occulte de la première mythologie 13 : le Syndicat. Ce
consortium international, dénué de toute légitimité démocratique, a en
réalité entre ses mains le destin de l’humanité, sans contrôle d’aucune
sorte. Ce groupe est nécessaire, du point de vue de la narration, pour
créer la dynamique narrative de la conspiration puisque la théorie du
complot se fonde toujours sur la croyance que
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268
Dans MillenniuM, la société secrète qui met en danger l’humanité est le
Groupe MillenniuM, une société ésotérique qui confronte ses membres
au Mal pour découvrir quels seront les survivants de l’Apocalypse prévue
pour l’an 2000. Remontant aux origines de la chrétienté, le Groupe
MillenniuM est perçu comme un ensemble d’élus gnostiques qui
représente les forces du Bien unies contre les forces du Mal (incarnées,
dans les premiers temps de la série, par les tueurs en série que combat
Frank). Mais, dès la deuxième saison, émerge l’idée que le but de ce Groupe
est un plan manichéen mondial relatif à l’Apocalypse et l’avènement de
l’Antéchrist. Frank lui-même ne connaît pas tous les enjeux et craint que
les projets du Groupe ne menacent sa famille, révélant ainsi qu’en faire
partie ne permet pas forcément d’être épargné. La noirceur si souvent
invoquée au sujet des séries de Chris Carter devient ainsi d’autant plus
inquiétante puisque personne ne semble à l’abri.
En outre, le motif du gouvernement occulte et de la domination
des enjeux militaires trouve un écho particulier dans les références à la
Seconde Guerre mondiale et à l’Holocauste, l’expression sans doute la plus
horrible, pour nous, de la perte et de la mort. Ces références peuvent être
assez lâches, comme dans l’épisode « Triangle » de The X‑Files, où il s’agit
davantage d’une ambiance que d’un discours réellement construit sur le
sujet. En revanche, certains épisodes – notamment ceux mythologiques
– convoquent des éléments beaucoup plus précis qu’ils intègrent dans le
discours conspirationniste global : à titre d’exemple, l’épisode « 731 » fait
explicitement référence à l’Unité 731, composée de médecins japonais
ayant mené des expériences médicales sur des prisonniers de guerre, et
sous-entend que ces expériences ont continué en Virginie-Occidentale,
à l’instigation d’une multinationale couverte par l’armée et le Syndicat.
Dans l’épisode « Paper Clip », c’est le médecin nazi Victor Klemper qui
a bénéficié de protections pour poursuivre ses expérimentations sur le
sol américain. Le spin off reprend cette thématique, notamment dans
l’épisode « Eine Kleine Frohike » où Frohike se fait passer pour le fils
d’une criminelle de guerre nazie, réfugiée anonymement aux États-Unis,
qui a dû abandonner son enfant pendant la guerre. L’optique est un peu
différente puisque les criminels de guerre vus dans la première série de
Chris Carter sont la plupart des temps des scientifiques qui ont mis leurs
connaissances au service des vainqueurs, et non de simples soldats. En
effet, The X-Files et Harsh Realm développent une vision assez noire des
dangers que représentent les progrès technologiques tombés dans des
mains mal intentionnées : expérimentations médicales sans éthique,
création d’un monde parallèle capable de détruire le nôtre…
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Au deuil et à la perte répondent la problématique de l’espoir et son
corollaire mystique qui sont, à ce titre, très présents dans l’œuvre de
Chris Carter : dès le début de The X-Files, la foi de Scully est mise en
parallèle avec la croyance de Mulder. Tous les deux, pour comprendre le
monde qui les entoure et les événements qui leur arrivent, convoquent
des représentations mentales leur permettant de donner sens à tout
cela. Dans cette perspective, leurs deux parcours sont fort similaires
et Pierre‑André Taguieff parle même de « religiosité ufologique »
pour décrire ce phénomène de syncrétisme formel entre les religions
traditionnelles et les croyances new age :
Ce qui est sûr, c’est qu’un processus de recyclage d’idées religieuses
classiques s’opère dans le champ ufologique : mystère, transcendance,
existence d’entités surnaturelles, images de la perfection, idées du
salut et de la rédemption, vision du monde séduisante, explication
du spirituel dans l’homme. Et les représentations d’extraterrestres
conquérants, colonisateurs ou exterminateurs, créatures monstrueuses,
voire démoniaques, contribuent à la formation d’une démonologie
substitutive 16.
Cette familiarité entre ces deux formes de croyance explique assez
aisément le parcours de Scully qui, partant de la foi catholique, arrive
à la croyance en l’existence des extraterrestres et de la conspiration.
15 Ceci est bien sûr une référence à la devise inscrite au fronton d’Auschwitz, « Arbeit
macht frei » (« le travail rend libre »).
16 Pierre-André Taguieff, La Foire aux illuminé, op. cit., p. 422.
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séverine barthes Le complexe sémantique de la perte comme vecteur hermeunétique et créatif
Dans Harsh Realm, la réalité virtuelle détournée par Santiago est
nourrie de références au fascisme : la devise du pouvoir de Santiago
est « One People, One Nation, One Santiago », qui rappelle le « Ein
Volk, Ein Reich, Ein Führer » du Troisième Reich ; Santiago a envisagé
une « solution finale » ; le principe gouvernant le camp où se trouvent
Pinocchio et Hobbes est que leur travail leur donnera la liberté 15. Quant
à la bande-son du générique, elle est composée à partir de samples de
discours de Mussolini. Le nom même du soldat qui a pris le pouvoir
dans le Royaume, Santiago, peut être vu comme une référence au Chili
et à la dictature de Pinochet, qui a donné l’asile à d’anciens nazis dans la
Colonie Dignidad, à quelques centaines de kilomètres au sud de Santiago
du Chili. Le Royaume est, en quelque sorte, la matérialisation des
craintes exprimées dans The X-Files, ou comment un pouvoir militaire
s’inspirant du fascisme peut détruire notre monde et nos espérances.
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270
Ce parcours trouve son pendant dans le développement même de
la mythologie, puisque Mulder et Scully découvrent un artefact
extraterrestre portant de curieuses inscriptions. Ces dernières se
révèleront être des extraits de grands textes du monothéisme écrits
en langue navajo. Nous assistons donc ici au retournement de l’idée
développée par Pierre-André Taguieff : c’est la « religiosité ufologique »
qui serait à l’origine des religions traditionnelles.
C’est cette même familiarité entre les deux univers qui explique
comment la figure de William, le fils de Scully, arrive à synthétiser les
deux traditions : sa naissance est annoncée par l’apparition d’une étoile
qui indique le lieu de sa naissance, tout comme l’Étoile du Berger a guidé
les Rois mages auprès de Jésus. Scully n’est certes pas une ImmaculéeConception, mais il faut remarquer que la question de la relation
amoureuse et charnelle entre Mulder et Scully a toujours été abordée très
discrètement dans la narration. William est présenté dans « Providence »
comme l’avenir de l’humanité, voire son sauveur. Le gourou de la secte
ufologique présentée dans l’épisode explique même que William doit
mourir, sacrifié pour sauver l’humanité, ce qui ne manque pas de faire
écho à la conception chrétienne de la mort de Jésus-Christ.
Tous ces éléments appartiennent bien sûr au christianisme, mais
d’autres croyances sont convoquées, notamment les traditions
indiennes 17 qui jouent un rôle prédominant dans la mythologie de la
série : ainsi, le retour du Bison blanc dans l’épisode « William » est à
la fois une référence interne (le Bison blanc est apparu à Mulder, son
père, dans l’épisode « Paper Clip », six saisons auparavant) et un élément
de la cosmogonie indienne d’Amérique du Nord. Le Bison blanc est
un présage de bouleversement annoncé par les dieux et la tradition
veut que ce bison ait été une femme, descendue du ciel pour enseigner
aux Indiens comment prier, et repartie sous forme de bison tout en
promettant de revenir un jour. Or, la promesse ne fut jamais tenue.
Peut-on en conclure, en voyant William faire bouger sans y toucher
le Bison blanc du mobile au-dessus de son berceau, qu’il serait la
nouvelle incarnation du Bison ? Peut-être… Mais William est aussi le
17 La tribu des Navajos fait d’ailleurs le lien entre plusieurs des illustrations de
l’hyperthème que nous étudions ici : historiquement, ils ont été les codeurs de
l’US Army pendant la seconde Guerre Mondiale – la langue navajo a été le seul code
que les Japonais n’ont pas réussi à déchiffrer. Ce fait historique est effectivement pris
en compte dans le cadre du lobby militaro-industriel et dans les épisodes liés à la
seconde Guerre Mondiale. Ces Indiens sont en outre les héritiers des Anasazis, tribu
indienne disparue qui aurait été la seule à découvrir comment résister à l’invasion
extraterrestre.
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18 Cet effet est même paradoxal à cause du nom même du personnage : Thomas
Hobbes est en effet le philosophe souvent associé à la formule « Homo homini
lupus ». Le Royaume peut être interprété comme une certaine matérialisation des
hypothèses que sont les notions d’état de nature et de bella omnium contra omnes.
Le protagoniste de la série incarne ainsi l’articulation cartérienne entre l’âpreté de
la société et la soif inextinguible d’espoir de l’humanité.
19 Rappelons que Harsh Realm est, à l’origine, un comic book, de même que The
X‑Men.
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271
séverine barthes Le complexe sémantique de la perte comme vecteur hermeunétique et créatif
point de cristallisation de la mythologie ufologique : dans le dyptique
« Provenance » / « Providence », par exemple, l’artefact extraterrestre
vole à travers la pièce et lévite au-dessus de lui ; l’enfant communique,
à sa manière, avec le vaisseau spatial enterré au Canada ; il est désigné
comme le sauveur par le chef de la secte qui a mis au jour l’astronef.
La figure du sauveur est également mobilisée dans Harsh Realm, du
seul point de vue du christianisme : Tom Hobbes est en effet rapidement
identifié par les habitants du Royaume comme le sauveur dont on a
prédit la venue. Cette idée est rappelée à chaque générique, dans le texte
dit en voix hors-champ par le personnage : « No, you may not know it,
I was sent to save you ». Il devient ainsi l’incarnation d’une espérance et,
surtout, permet de changer un certain nombre de comportements dans
le Royaume : alors que la règle était le chacun pour soi 18, Hobbes fédère
autour de lui deux personnalités du Royaume, Pinocchio et Florence,
pour tenter de renverser Santiago. Une autre référence religieuse plus
lâche, voire codée, peut sans doute être vue dans le siège qu’empruntent
les militaires pour passer du monde réel au Royaume : sur ses bras sont
inscrits les deux mots « siege » et « perilous ». Il nous semble que deux
références peuvent être convoquées : d’abord, les X-Men utilisent un
portail interdimensionnel nommé ainsi 19 ; ensuite, ce qui est visé à la
fois par Harsh Realm et The X-Men est évidemment la geste arthurienne.
Le Siège périlleux est en effet le siège vacant placé à la droite du roi
autour de la Table Ronde et seul le chevalier ayant conquis le Graal
pourra s’y asseoir. Est ainsi dressé un parallèle entre la quête du Graal et
le renversement de Santiago, qui place le personnage de Tom Hobbes
dans une perspective religieuse et sociale.
La série MillenniuM, quant à elle, est entièrement fondée sur une
forme d’ésotérisme impliquant l’avènement de l’Apocalypse. Le
millénarisme et la dimension messianique commune aux grandes
religions monothéistes (dimension liée aussi à William et Tom Hobbes)
se trouvent ainsi liés. L’intéressant ici, c’est que la religion est à la fois ce
qui permet à l’humanité d’espérer et ce qui constitue le fondement de
la société secrète, qui est aussi bien une menace qu’une défense pour le
3/08/09 13:24:30
héros. Dans cette dernière série, ce qui contrecarre la perte est aussi le
moyen de cette dernière.
Combattre la perte : une dynamique d’écriture
272
Tous ces aspects de la dégradation du lien humain ne permettent pas
seulement d’unifier les différentes motifs évoqués sous le complexe
sémantique de la perte, mais sont encore partie prenante d’une dynamique
d’écriture qui fait des différentes séries de Chris Carter une tentative de
recréer du lien social, voire d’établir autour de lui une nouvelle famille.
Cela est assez évident si nous nous intéressons à la notion de famille
professionnelle : Carter a constitué autour de lui une équipe qui, bien
que fluctuante, se retrouve d’un programme à l’autre. L’illustration
la plus évidente et la plus visible, pour le téléspectateur, est le retour
d’acteurs d’une série dans une autre : les personnages de Mulder, de
Skinner et de Morris Fletcher apparaissent dans deux épisodes de The
Lone Gunmen, mais ce cas est assez classique dans la configuration d’un
spin off. Une crossover conclusif a lieu entre The X-Files et MillenniuM :
Frank Black apparaît donc dans un épisode où il assiste Mulder et
Scully. Ce crossover est d’abord lié à un pur hasard de calendrier et de
production : MillenniuM avait été annulée avant le passage à l’an 2000,
date majeure dans la mythologie de la série. L’hybridation des deux séries
a permis ainsi de clore partiellement l’intrigue de MillenniuM. Mais ces
phénomènes sont relativement courants et ne sont guère une spécificité
de l’écriture de Carter.
De façon un peu plus originale, des acteurs profondément attachés
à une série se voient confier des rôles plus ou moins importants dans
une autre série : le cas d’Harsh Realm est ici exemplaire, puisque la voix
hors champ du pilote est celle de Gillian Anderson (incarnant Dana
Scully) ; que le supérieur de Hobbes est joué par Lance Henriksen (Frank
Black) ; que Terry O’Quinn (Peter Watts dans MillenniuM) est Omar
Santiago. Et, de façon tout à fait spécifique, Carter met devant la caméra
beaucoup des personnes placées derrière elle à travers un dispositif
particulier : il nomme beaucoup de ses personnages secondaires d’après
ses collaborateurs. Ainsi, parmi de nombreux autres exemples : dans
l’épisode « Shadows », le nom d’Howard Graves peint sur sa place de
stationnement est remplacé par celui de Tom Braidwood, un assistant
réalisateur qui incarne aussi le Bandit solitaire Frohike. Dans « E.B.E. »,
les Bandits solitaires fournissent de fausses identités aux deux héros :
Dana Scully prend pour pseudonyme le nom d’un premier assistant-
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20 Outre le fait que le 13 octobre est aussi la date de naissance de Fox Mulder, le
dossier concernant le colonel Budahas est DF101364 ; le silo numéro 1013 contient
une soucoupe volante dans « Apocrypha » ; la résolution n° 1013 des Nations Unies
stipule, dans l’univers de la série, que tout pays trouvant une forme de vie
extraterrestre doit l’anéantir ; le 13 octobre 1973 a lieu un contact entre l’Homme
à la Cigarette et des Petits Gris à qui il offre sa femme Cassandra en échange d’un
fœtus extraterrestre ; dans « Max », l’heure à la montre de Skinner est 10:56 (mois
et année de naissance). Ce ne sont là que quelques exemples parmi la multitude
d’occurrences de ce type.
21 Le téléspectateur peut apercevoir une montre ou une horloge avec cette heure dans
les épisodes « Pilot », « Miracle Man », « The Erlenmeyer FLask », « Irresistible »,
« Colony », « Talitha Cumi », « Redux », « One Son », « Millennium », William »,
« The Truth »…
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séverine barthes Le complexe sémantique de la perte comme vecteur hermeunétique et créatif
réalisateur, Val Stetoff ; Fox Mulder prend celui de Tom Braidwood.
Dans l’épisode « José Chung’s From Outer Space », le détective Manners
est ainsi nommé en référence au réalisateur Kim Manners. Le nom de
John Gillnitz est intéressant puisqu’il nécessite une part d’investigation et
de construction de la part du téléspectateur. Il est cité dans les épisodes :
« Wetwired », pour désigner un homme tué dans un hamac ; « Leonard
Betts », pour nommer l’homme qui est au bar ; « Christmas Carol », où il
sert de nom à la personne qui apporte l’analyse ADN ; « Dreamland II »,
épisode qui construit une théorie selon laquelle Saddam Hussein est en
réalité un acteur de théâtre dont le nom est John Gillnitz ; « Theef »,
enfin, dont le reporter porte ce nom. Or, ce nom est la contraction de
ceux de John Shiban, Vince Gilligan – deux scénaristes de la série – et
Frank Spotnitz – scénariste et producteur exécutif. Parfois, le lien est plus
ténu, bien que renforcé par la répétition du dispositif : la voix enfantine
qui prononce « I made this » sur le logo de la maison de la production est
celle du fils de l’ingénieur du son de la série.
Au-delà de cette famille professionnelle, les éléments empruntés à la
vie personnelle et familiale de Chris Carter sont nombreux : parmi une
foule d’exemples, nous pouvons citer le nom de sa maison de production,
Ten Thirteen, qui fait référence à sa date de naissance, le 13 octobre
1956, date souvent reprise pour créer des numéros montrés à l’écran 20.
Il apparaît aussi souvent à l’écran l’heure « 11 :21 », qui fait référence
à la date de naissance de la femme de Carter, le 21 novembre 21. Dans
Harsh Realm, le personnage de Mike Pinocchio doit son nom à un ami
d’enfance de Carter.
Tous ces éléments ont souvent été relevés On y a souvent vu une simple
forme de jeu, mais nous pouvons aussi les voir comme autant d’éléments
visant à créer autour de Carter une nouvelle famille, celle de ses fans.
Carter a souvent communiqué avec eux, notamment à travers Internet,
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274
et ces clins d’œil incessants et plus ou moins évidents resserrent les liens
entre l’univers de Carter et les téléspectateurs. Au-delà de la simple
culture commune, qui est souvent le support d’un jeu entre créateurs
et spectateurs dans les séries télévisées américaines, l’utilisation qui est
faite ici de la vie privée de Carter donne une autre dimension à ces
emprunts : nous entrons dans une familiarité profonde avec l’intimité
même du créateur.
Dans cette même perspective, la mise en scène du fan dans les séries
de Carter est assez importante, jusqu’à dédier l’épisode « Paper Clip » de
The X-Files à un fan décédé, Mario Mark Kennedy. Les listes de noms
de fans dans certains épisodes participent de ce même jeu, systématisé
dans les génériques des épisodes de la neuvième saison de la série. En
effet, la dernière version du générique de The X-Files comprend un plan
présentant une liste de témoins. Or, cette liste, modifiée à chaque épisode,
est composée de pseudonymes de fans sur Internet et d’anagrammes de
noms d’acteurs et de techniciens de la série.
Mais la référence au fandom la plus importante a eu lieu à travers le
personnage de Leyla Harrison, qui porte le nom d’une fan décédée. Ce
personnage apparaît dans l’épisode « Alone » : comptable au siège du
FBI, elle épaule Doggett dans une enquête. Admiratrice du travail de
Mulder et Scully, elle connaît toutes les affaires non-classées et ne cesse
de poser les questions que les fans se sont eux-mêmes posées devant
les épisodes de la série. Nous avons donc ici un double hommage :
hommage à une fan particulière, mais aussi au fandom en général, à
travers la matérialisation à l’écran des interrogations des téléspectateurs
et de la relation très forte qu’ils entretiennent avec leur série. Leyla
revient dans la dernière saison lors de l’épisode « Scary Monsters » : elle
est persuadée d’avoir débusqué une affaire non-classée, à partir d’un
relevé kilométrique anormal sur une voiture du FBI. C’était déjà en
épluchant les notes de frais de Mulder et de Scully que Leyla avait pu
engranger une connaissance fine et précise des enquêtes des deux agents.
Ce trait de caractère de Leyla a été commenté, par les critiques et les
fans, comme un jeu de miroirs avec le téléspectateur qui s’appuie sur
le moindre détail de l’écran pour échafauder des théories concernant la
série. Mais ce qui n’a pas été vu, nous semble-t-il, c’est que cette attitude
est également un reflet de celle de Mulder, qui n’est rien d’autre que le
processus mis à l’œuvre dans tout dévoilement d’un complot :
La curiosité du lecteur est stimulée part la promesse d’une entreprise
vertigineuse de déchiffrement, de décryptage, de décodage. Cette
avidité « décodeuse » représente un aspect significatif de la demande
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contemporaine de sens et de compréhension, qui ne se satisfait pas
des « explications » ordinairement données et soupçonne le discours
« officiel » sur les événements historiques de cacher leur « vrai sens ».
C’est là postuler à la fois que le vrai ne peut être que caché, et qu’il y
a des forces qui travaillent à l’occulter. Il s’agit donc d’identifier et de
débusquer ces forces, qui enveloppent des intentions mauvaises 22.
À travers les quatre séries de Carter, nous voyons donc se développer
un imaginaire plutôt pessimiste, qui aborde la société sous l’angle du
délitement des valeurs humaines et de la dégradation du lien social.
Le complexe sémantique de la perte permet d’unifier toutes ces
thématiques et de dépasser la première vision de noirceur et de paranoïa
qui en émerge. Certes, nous pouvons interpréter ces productions
comme diverses illustrations d’une société qui a perdu ses repères et ses
fondements. Mais ces œuvres ne sont pas seulement une réflexion et une
description de cet état de fait. Elles deviennent en réalité, pour Carter, un
moyen d’enrayer ce processus d’individualisation et de désocialisation
en mobilisant autour de ses séries un fandom avec lequel il crée une
intimité assez rare. Au-delà de la « famille professionnelle » dont il
s’entoure, comme de nombreux autres créateurs de séries, il se crée une
famille ouverte et potentiellement infinie, vers laquelle il multiplie les
signes de connivence en utilisant des procédés habituels dans les séries
télévisées (et, plus globalement, dans les cultures populaires), mais aussi
22 Pierre-André Taguieff, La Foire aux illuminés, op. cit., p. 232-233
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275
séverine barthes Le complexe sémantique de la perte comme vecteur hermeunétique et créatif
Ainsi, l’image du complot, souvent prise au premier degré dans la
réception de la série, ne doit pas être interprétée du simple point de
vue thématique ; elle n’est que le premier niveau d’une mise en abyme
de la création (Carter crée, à partir de notre réalité, un univers ayant
une cohérence interne et externe), de la réception (le téléspectateur
interprète les signes laissés pour créer une théorie concernant la série)
et de la mise en scène de cette réception (Leyla interprète les signes
qu’elle a elle-même à sa disposition – les notes de frais – et, partant,
redouble la démarche du récepteur). Le complot n’est donc pas un
simple arrière-plan idéologique traduisant une névrose généralisée et
une vision paranoïaque de la société, mais un processus créatif spéculaire
à l’œuvre aussi bien chez l’auteur que chez les récepteurs ou dans l’image
d’eux-mêmes que leur renvoie la série. La notion de complot et de perte
devient ainsi un complexe sémantique qui est le point originel d’une
sémiotique poétique au sens étymologique du terme.
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des dispositifs plus originaux, comme la mise en abyme du processus
même de création se fondant sur la mécanique du complot déclinée
thématiquement, scripturairement et dans le cadre de la réception. Ainsi
Carter non seulement propose, à travers son œuvre, sa vision de la société,
mais il s’en sert encore comme d’un moyen pour modifier le constat qu’il
a fait. A la fois discours et action, les séries de Carter ne seraient donc
pas, comme on l’a souvent dit, l’illustration d’une paranoïa exagérée,
mais bien une forme d’engagement personnel, artistique et social, de la
part d’un homme rongé par la peur de la solitude.
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Les séries télévisées :
éthique du care et adresse au public
Sandra Laugier *
*
277
raison publique n° 11 • pups • 2009
Le cinéma dans certaines de ses formes classiques (comédies du
remariage) ou mineures (comédies romantiques) mais aussi majeures
et récentes (par exemple les derniers films de Clint Eastwood, de Million
Dollar Baby à Gran Torino) s’est intéressé au care et en a fait probablement
un objet central. C’est là un fait bien connu sur lequel il est inutile
d’insister. Mais il est évident que le lieu d’expression du concernement
pour le care, pour ainsi dire le care du care, a été, depuis longtemps, la
télévision. Le travail de Sabine Chalvon, notamment, est tout à fait
crucial pour mettre en évidence la pertinence morale de ce matériau
des séries, par son exploration très systématique des préoccupations
morales des scénaristes 1. Une telle pertinence répond exactement à un
certain nombre de préoccupations éthiques et esthétiques centrales et
notamment à la question, soulevée depuis longtemps par Cavell de la
part morale des œuvres « publiques », et de la forme d’éducation qu’elles
suscitent précisément dans ce public, et ce privé, qui sont créés par ces
formes de communication, cinématographiques comme télévisuelles. La
question d’une morale exprimée par les médias contemporains se trouve
enchevêtrée dans toutes les dimensions de la vie privée et publique.
Cet enchevêtrement (décrit au plan moral par Hilary Putnam ou Cora
Diamond) est aussi un enchevêtrement des modes de constitution du
public. L’adresse au public devient aussi constitution d’un discours
Sandra Laugier est professeur de philosophie à l’Université de Picardie Jules Verne.
Sabine Chalvon-Demersay, « Enquête sur des publics particulièrement concernés.
La réception comparées des séries télévisées L’Instit et Urgences », dans Daniel
Céfaï & Dominique Pasquier (dir.), Les Sens du public : publics politiques, publics
médiatiques, Paris, Curapp-PUF, 2003, p. 501-521 ; Sabine Chalvon-Demersay, « La
fiction télévisée », dans Alain Pessin & Alain Blanc (dir.), L’Art du terrain : mélanges
offerts à Howard Becker, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 219-245.
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public et de ses normes, qui sont à la fois sources du discours mais aussi
production de ce discours, dont elles émergent.
On assiste à un déplacement tout à fait caractéristique de la morale,
vers une morale non plus normative ou impérative, mais pas non
plus purement descriptive : le care est inséparable d’une éthique de la
perception particulière des situations, moments, motifs, telle qu’elle
nous est offerte par notre rapport intime aux séries qui sont inscrites dans
notre vie quotidienne. L’intérêt d’un examen du discours moral des séries
TV tient aussi à la constitution d’une éthique pluraliste et conflictuelle.
La morale est alors objet de perplexité et de distance. Ce qui constitue
l’accord de langage et l’accord moral, c’est la possibilité toujours ouverte
de la rupture de l’accord, ce que Cavell appelle scepticisme et que nous
appelons ici vulnérabilité.
Il faut que la morale reste susceptible de répudiation ; elle offre l’une des
possibilités de règlement des conflits, une manière de les circonscrire
qui permet la poursuite des relations personnelles face à la dure
réalité, apparemment inévitable, du malentendu, des souhaits, des
engagements, des loyautés, des intérêts et des besoins mutuellement
incompatibles, une manière de réparer les relations et de sauvegarder le
moi en opposition à lui-même ou aux autres 2.
La morale ne peut exister que dans sa constitution par la revendication
(claim) individuelle, et par la reconnaissance de celle d’autrui, donc la
reconnaissance d’une pluralité des positions et des voix morales dans un
même monde 3. D’où le caractère polyphonique des séries, la pluralité
des expressions singulières, la mise en scène des disputes et débats – que
des films récents ont tenté de retrouver.
Estimer une revendication morale, c’est déterminer quelle est votre
position, et contester la position elle-même, mettre en doute le fait
que la position que vous prenez soit adéquate à la revendication que
vous avez formulée. Tout le but de l’estimation n’est pas de déterminer
si elle est adéquate, mais quelle position vous assumez, c’est-à-dire pour
quelle position vous assumez une responsabilité – et si c’est une position
pour laquelle je puis avoir du respect. Ce qui est en jeu, ce n’est pas,
ou pas exactement, de savoir si vous connaissez notre monde, mais
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Cavell, Les Voix de la Raison, trad. S. Laugier, Paris, Le Seuil, 1997, p. 394-395.
Voir aussi Annette C. Baier, « Ethics in many different voices », dans J. Adamson,
R. Freadman & D. Parker (dir.), Moral Prejudices, Cambridge, Cambridge University
Press, 1997.
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si nous allons vivre, ou à quel point nous allons vivre, dans le même
monde moral 4.
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sandra laugier Les séries télévisées : éthique du care et adresse au public
Dans les séries télévisées, le care est multiplement care : objet (on
représente le care) mais aussi moyen (on suscite et provoque le care) et
enfin action (on exerce le care). Ni principe général, ni valeur morale
abstraite, le care exercé par la vision d’une série n’a rien de spectaculaire,
et fait partie de ces phénomènes vus mais non remarqués assurant
l’entretien (en plusieurs sens, dont celui de la conversation et de la
préservation) d’un monde humain. Les séries télévisées mettent à la fois
en scène ce souci des autres et les conflits de care : Everwood – série dont
le héros, interprété excellemment par Treat Williams, abandonne, à la
suite de la mort de sa femme, son métier prestigieux de neurochirurgien
pour devenir médecin dans une petite ville du Colorado où il s’installe
avec ses deux enfants – met en scène, dans chacun des épisodes, les
conflits de care qui travaillent le personnage central (entre s’occuper
des enfants, des patients, et lui-même), dont la décision initiale est
également motivée par le choix du care contre la carrière. La plus
fameuse série télévisées peut-être, ER (Urgences) articule en permanence
les exigences de la vie privée et du travail, et les conflits internes dans
les soins à apporter aux patients (care moral ou médical). Dans un autre
style, parfois plus loufoque, House MD (Docteur House) permet, par
l’invention d’un personnage original et fort, l’émergence paradoxale
d’un care qui s’exprime dans le refus même de se soucier des individus,
mais n’en est pas moins efficace et bien réel. Les objets de ces séries, dans
leurs styles divers, sont toujours liés au care qui est décidément un sujet
ou motif incontournable de la fiction quotidienne.
Mais le care n’est pas seulement un sujet central : la série est également
moyen de susciter le care (par éveil de l’affectivité, représentation de
figures émouvantes) : ER avec des situations sensibles autour des figures
de passage, mais aussi avec l’attachement réel éprouvé pour certains
personnages par leur fréquentation régulière, ce qui fait qu’un temps
fort de la série est souvent la maladie d’un des personnages (Jeanie
Boulet, Mark Greene). Ces moments extrêmes mettent en évidence le
type d’attachement que l’on a aux personnages de fiction, qui ne se
comprend qu’en termes de care.
Sabine Chalvon analyse ainsi le type de formation morale qu’apporte
la forme même de présentation de la série et le tournant accompli avec
les séries des années 1990 (Urgences notamment) ; c’est la régularité
Cavell, Les Voix de la raison, op. cit., p. 392-393.
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de la fréquentation, l’intégration des personnages à la vie ordinaire et
familiale des spectateurs, l’initiation à des formes de vie non explicitées
et à des vocabulaires nouveaux et d’abord opaques (sans que le spectateur
soit lourdement guidé et éclairé comme il l’était dans des productions
antérieures) – la méthodologie et la narration de la série télévisée – qui
font la valeur morale de ces productions, leur expressivité morale. Cela
conduit à réviser le statut de la morale, à la voir non dans des règles,
normes transcendantes et principes de décision mais dans l’attention aux
conduites ordinaires, aux micro-choix quotidiens, aux styles d’expression
et de revendication des individus. Toutes transformations de la morale
auxquelles ont appelé bon nombre de philosophes lassés d’une métaéthique trop abstraite, ou d’une éthique trop normative et sûre d’elle. Ils
l’ont parfois, comme Martha Nussbaum, testée sur un matériau littéraire.
Mais le matériau des séries télévisées permet une contextualisation plus
développée, une historicité de la relation publique et privée (dans la
régularité et dans la durée), une familiarisation et une éducation de la
perception (attention aux expressions et gestes de personnages qu’on
apprend à connaître). La série télévisée fait partie indissolublement de
la vie privée et du domaine public.
Un tel matériau permet aussi de déplacer l’enjeu moral, du jugement
et du choix moral à l’examen de la vie morale, avec ses difficultés et
impasses comme dans la fameuse série Desperate Housewives, qui présente
un groupe (quatre parfois élargi à cinq) de femmes habitant une banlieue
assez chic et abstraite, aux prises avec des conflits de care extrêmes. En
mettant en scène le rapport conflictuel au care (enfants, parents, maison)
comme expression centrale du caractère moral du héros (héroïnes, en
l’occurrence), les séries télévisées récentes légitiment le care et lui donnent
expression publique. Le premier épisode de la première saison d’Urgences,
centrée sur la journée ordinaire de Mark Greene et les exigences diverses
de soins aux patients, aux proches, à lui-même, l’ouverture de Desperate
Housewives avec le récit de la journée de tâches ménagères de l’héroïne
suicidée qui plane sur toute la première saison, ont probablement été
des moments historiques de la publicisation du care. Certains épisodes
de The West Wing (À la Maison Blanche) consacrés au soin à donner
aux vieillards atteints d’Alzheimer ou à la nécessité – marquée dans
plusieurs moments clés de la série – de porter secours aux populations
d’Afrique sont des moments forts de l’expression du care pour le care.
La série Third Watch (New York 911), trop tôt disparue et qui associe des
ambulanciers, policiers et pompiers dans leurs misères quotidiennes, est
emblématique de cette mise en majesté du care, associée à une demande
de reconnaissance de ces professions fondée sur le souci des autres.
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sandra laugier Les séries télévisées : éthique du care et adresse au public
Cela nécessite de prendre réellement au sérieux les intentions morales
des producteurs et scénaristes des séries télévisées et téléfilms, et les
contraintes ainsi imposées aux fictions, là aussi dans la lignée de la lecture
de Cavell : ce dernier en effet, en rupture avec une tradition critique qui
faisait de l’intelligence et de la signification du film un sous-produit de
la lecture critique, affirmait l’importance de « l’intelligence apportée
par le film à sa propre réalisation » : le fait que le matériau lui-même
éduque le spectateur, ainsi que le critique, et qu’il n’est pas dépendant
du regard critique pour sa pertinence. Cavell fut le premier à souligner
l’importance de ce point, et à appeler à une valorisation, dans la critique,
de la fonction du scénariste et du réalisateur, mais aussi du travail des
acteurs, dans l’élaboration du sens moral et de la portée d’éducation
morale du film. Ainsi les modes d’expression (la texture morale, le style
de parole et de démarche) des acteurs de film et de série seraient un
élément central de leur apport moral.
Une tâche de la critique télévisée serait alors mettre en évidence,
dans la lecture de l’expression morale constituée par les séries, les choix
moraux, collectifs et individuels, les négociations, conflits et accords
qui sont à la base de la représentation morale : choix et itinéraires
des personnages de fiction, tournants de la narration, tournants
dans les scénarios. On déplace la question de la morale vers celle
de l’interprétation des choix publics et l’élaboration d’une sensibilité
commune, à la fois supposée et éduquée/transformée par les médias.
Le care du public dans tous les sens de l’expression, ou le public du
care comme constitué par cette expression symbolique et l’éducation
apportée par cette expression. Il y a une bonne et une mauvaise
éducation, certes, mais une éducation qui prend au sérieux la capacité
morale du spectateur est du bon care.
Ce sont, dans la tradition de Dewey, des formes publiques parce que
démocratiques de production culturelle : le care permet de mettre en
œuvre concrètement une réflexion sur la notion problématique de public,
et son articulation au privé, telle que Wittgenstein l’avait formulée (le
privé a son expression dans le public.) Si l’on se souvient aussi que
Dewey, dans The Public and Its Problems, définit le public à partir
d’une confrontation à une situation problématique où des personnes
éprouvent un trouble déterminé qu’ils perçoivent initialement comme
relevant de la vie privée, il apparaît que le public n’est jamais donné à
l’avance, mais qu’il émerge à travers le jeu des interactions de ceux qui
décident de donner une expression publique à leur tour.
Les personnages de fiction télévisée sont si bien ancrés, moralement
dirigés et clairs dans leurs expressions morales, sans être archétypaux,
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qu’ils peuvent être « lâchés » et ouverts à l’imagination et à l’usage de
chacun, « confiés » à nous – comme s’il restait à chacun d’en prendre
soin. Le care est conçu ici comme attention aux particularités du réel
et à l’importance de tel ou tel moment : la réalité de la présence des
personnages de fiction dans la vie ordinaire (le problème n’est plus
ontologique, mais moral), la production d’une ligne d’expression.
C’est bien la question qui émerge devant les séries : comment peut-on
parler du care dans l’espace public ? c’est-à-dire quelles sont la légitimité
de la place de l’expression du souci de care, et la nécessité d’en faire une
affaire publique ? Les éthiques du care, on l’a vu, affirment l’importance
des soins et de l’attention portés aux autres, et insistent pour cela sur des
conditions historiques qui ont favorisé une division du travail moral en
vertu de laquelle les activités de soins ont été socialement et moralement
dévalorisées. L’assignation des femmes à la sphère domestique a renforcé
le rejet de ces activités et de ces préoccupations hors du domaine moral
et de la sphère publique : en revenant dans la sphère domestique, le
cinéma américain (les comédies du remariage étudiées par Cavell, ou les
mélodrames de Douglas Sirk) puis les grandes séries télévisées à partir
des années 1990, ont permis une relégitimation politique et morale des
enjeux de cette sphère.
Les perspectives du care sont porteuses d’une revendication
fondamentale concernant l’importance du care pour la vie humaine,
des relations qui l’organisent et de la position sociale et morale des
care givers. Dans une telle approche, Urgences ou même – sous une
forme très stylisée, et parfois caricaturale – une série comme Desperate
Housewives ont pour mérite de mettre ces problèmes au cœur de la
réflexion morale publique. La focalisation opérée dans ces œuvres sur
les enjeux de care, en suggérant une attention nouvelle à des détails
inexplorés de la vie ou à des éléments qui sont négligés, nous confronte
ainsi à nos propres incapacités et inattentions. Desperate Housewives
tourne ainsi entièrement autour de ces problématiques de care ;
figures de personnel d’aide à domicile, femme de ménage chinoise de
Gabrielle, baby-sitter de Lynette, soin à son mari malade exercé par
Bree, et inversement formes brutales de non-care : incapacité ménagère
puis affective de Gaby, culinaire de Susan, Bree mettant son fils dehors,
Lynette déposant ses enfants au bord de la route, ou encore indifférence
des hommes à l’égard de leurs vies « désespérées ». Ce désespoir (qui
fait référence dans le titre au passage de Thoreau, most men live lives of
Quiet Desperation…) fait écho à l’espoir démocratique constamment
exprimé dans The West Wing (À la maison blanche) en dépit de la réalité
politique (à l’époque de la série) moins positive : espoir d’une vraie
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Faire confiance à son expérience
Cet intérêt pour l’éducation morale qui advient à travers les séries repose
sur une redéfinition de la compétence éthique en terme de perception
affinée et agissante (contre la capacité à juger, argumenter et choisir),
telle qu’elle a par exemple été reprise par Martha Nussbaum 5. Pour cette
dernière, la morale est bien affaire de perception et d’attention, et pas
d’autonomie ou d’argument. Une objection que l’on pourra faire à son
approche est qu’on revient alors à une opposition caricaturale entre le
sentiment et la raison. Mais ce qui compte ici est bien le recentrement
de la question éthique sur une forme de psychologie morale 6, fondée
sur une perception fine et intelligemment éduquée.
La compétence morale n’est pas seulement, en effet, affaire de
raisonnement, elle est affaire d’apprentissage de l’expression adéquate
et d’éducation de la sensibilité : éducation, par exemple, de la sensibilité
du lecteur par l’auteur, qui lui rend perceptible telle ou telle situation, tel
caractère, en le plaçant (le décrivant) dans le cadre adéquat. L’éducation
283
sandra laugier Les séries télévisées : éthique du care et adresse au public
conversation démocratique et mondialisée, où le care pourrait être
généralisé.
Il y a bien une recherche démocratique et morale, perfectionniste, dans ces
séries américaines, par leur espoir dans l’éducabilité du spectateur. Sabine
Chalvon montre ainsi comment une des innovations que représentaient les
nouvelles séries du tournant du xxie était la confrontation à un monde et
un vocabulaire mystérieux, dont on ne comprend pas des éléments, et où
le téléspectateur est obligé de faire attention, de se familiariser, et peu à peu
de s’éduquer, comme l’enfant qui s’intègre dans la forme de vie des adultes,
tel que le décrit Wittgenstein au début des Recherches. Le spectateur est
éduqué et cared for, mais aussi cared about dans sa capacité morale : The
West Wing et Desperate Housewives misent entièrement, dans leur écriture,
sur le désir d’une expression conjointe et publique du désespoir et de
l’espoir de nouvelles conversations (les Cities of Words que recherche Cavell
dans son dernier ouvrage). La question est bien celle d’un lieu politique
d’expression de ce désespoir et de cet espoir, de la nécessité d’une nouvelle
caring democracy : la possibilité de nouvelles formes d’expression et
d’éducation morale, de quelque chose comme un care public.
Martha Nussbaum, Love’s Knowledge, Oxford & New York, Oxford University Press,
1990.
Voir Marlène Jouan, Textes-clés de la Psychologie Morale, Paris, Vrin, 2008.
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produit les significations : par exemple, la vie d’Hobart Wilson telle qu’elle
est racontée dans l’article du Washington Post cité par Cora Diamond
dans « Différences et distances en morale » 7 ; ou les caractères tels qu’ils
sont décrits chez Henry James, qui nous apprend à les voir correctement
et clairement. C’est pourquoi l’idée de description ou de vision (le
modèle orthodoxe ou objectivant de la perception) ne suffit plus pour
rendre compte de la vision morale : elle consiste à voir, non des objets
ou situations, mais les possibilités et significations qui émergent dans les
choses, à anticiper, à improviser (dit Diamond) à chaque instant dans la
perception. La perception est alors active, non au sens kantien où elle
serait conceptualisée, mais parce qu’elle est constamment changement de
perspective et improvisation, ce qui suggère une redéfinition, plus qu’une
mise en cause, de l’autonomie – comme capacité d’attention singulière
et d’improvisation pragmatique. On retrouve des analyses de Nussbaum
et Diamond sur Henry James : le roman nous apprend à regarder la vie
morale comme « la scène de l’aventure et de l’improvisation », ce qui
transforme l’idée que nous nous faisons de l’agency morale, et nous rend
visibles « les valeurs qui résident dans l’improvisation morale » 8.
Cavell, dans À la recherche du bonheur 9, examine ainsi le fait de
« contrôler son expérience », c’est-à-dire d’examiner sa propre expérience
et de « laisser à l’objet qui vous intéresse le soin de vous apprendre à le
considérer » – éduquer son expérience, de façon à se rendre éducable
par elle. À la manière de Cavell, s’intéresser aux séries télévisées comme
œuvre de pensée veut dire s’intéresser à notre expérience des séries. Cela
signifie un déplacement de l’objet de l’enquête, de l’objet à l’expérience
que j’ai de l’objet « l’intérêt que je porte à ma propre expérience » : se fier
à l’expérience de l’objet, afin de trouver les justes mots pour la décrire et
l’exprimer. Pour Cavell, c’est la vision (répétée et commune) des films
qui conduit à faire confiance à sa propre expérience, et à acquérir, par
là même, une autorité sur elle. « C’est une tâche qui fait intervenir le
concept autant que l’expérience, qu’on peut appeler ‘‘contrôler son
expérience’’ » 10. Cavell renvoie alors à « l’empirisme que pratiquent
Emerson et Thoreau ». L’empirisme ainsi relu définit le lien paradoxal
Cora Diamond, « Différences et distances en morale », dans Sandra Laugier (dir.),
Éthique, littérature, vie humaine, Paris, PUF, 2006.
Cora Diamond, L’Esprit réaliste, trad. J.-Y. Mondon et E. Halais, Paris, PUF, 2004,
p. 316.
Stanley Cavell, À la Recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage
[1981], Paris, Les Cahiers du Cinéma, 1993 ; Le Cinéma nous rend-il meilleurs ?, Paris,
Bayard, 2003. Voir aussi Stanley Cavell, La Projection du monde, Paris, Belin 1999.
10 Cavell, À la Recherche du bonheur, op. cit., p. 18.
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sandra laugier Les séries télévisées : éthique du care et adresse au public
entre expérience et confiance : il faut éduquer son expérience pour lui
faire confiance. Nouveau retournement de l’héritage kantien : il ne faut
pas dépasser l’expérience par la théorie, mais aller au rebours de ce qui
est, en philosophie, le mouvement même de la connaissance ; dépasser
la théorie par l’expérience. La confiance en soi se définit par l’autorité
ordinaire et expressive sur sa propre expérience. « Sans cette confiance en
notre expérience, qui s’exprime par la volonté de trouver des mots pour la
dire, nous sommes dépourvus d’autorité dans notre propre expérience » 11.
La confiance en soi consiste à découvrir en soi (dans sa « constitution »,
dit Emerson, au sens politique et subjectif ) la capacité à avoir une
expérience, à faire l’expérience de ce qu’on connaît ou croit connaître, et
à exprimer et décrire cette expérience ordinaire. C’est aussi la définition de
l’expérience ordinaire pour Wittgenstein, et de ce que pour Freud on peut
attendre de la psychanalyse (rassembler et remémorer, remembrer – remember – des bouts et souvenirs épars de paroles et d’usages). On retrouve
cette approche de l’expérience ordinaire aussi bien dans l’empirisme
radical de W. James et dans la théorie de l’enquête de Dewey que dans les
conceptions littéraires de Henry James : ce qui est important, c’est d’avoir
une expérience 12 : pas d’acquérir à partir de l’expérience, qui impliquerait
de savoir déjà ce qui est signifiant, important.
Avoir une expérience veut dire : percevoir ce qui est important. Ce qui
intéresse Cavell, dans le cinéma, est la façon dont notre expérience fait
émerger, fait voir ce qui compte, le développement d’une capacité à voir
l’importance, l’apparition et la signification des choses (lieux, personnes,
motifs). C’est exactement ce qui est offert au spectateur des séries : son
expérience se définit par sa capacité d’attention – capacité à voir le détail,
le geste expressif, même si ce n’est pas forcément une vision claire et
nette, ni exhaustive – une attention à l’importance (what matters), à
ce qui compte dans les expressions et les styles d’autrui – ce qui fait
et exprime les différences entre personnes, le rapport de chacun à son
expérience, qu’il faut alors décrire.
La question – celle de l’expression de l’expérience : quand et comment
faire confiance à son expérience, trouver la validité propre du particulier –
dépasse alors la question du care, car c’est celle de notre vie ordinaire,
à tous, hommes et femmes. L’histoire du féminisme commence
précisément par une expérience d’inexpression, dont les théories du
care rendent compte concrètement, dans leur ambition de mettre en
11 Ibid., p. 19.
12 John Dewey, Art as Experience [1934], New York, The Berkeley Publishing Group,
2005.
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valeur une dimension ignorée, non exprimée de l’expérience. Retrouver
le contact avec l’expérience, et trouver une voix pour son expression :
c’est la visée première, perfectionniste et politique, de l’éthique. Il reste
à articuler cette expression subjective à l’attention au particulier qui
est aussi au cœur du care, et à définir ainsi une connaissance par le
care. La connaissance morale, par exemple, que nous donne la série,
par l’éducation de la sensibilité (sensitivité), n’est pas traductible en
arguments, mais elle est pourtant connaissance – d’où le titre ambigu de
Nussbaum, « Love’s Knowledge » : non la connaissance d’un objet général
qui serait l’amour, mais la connaissance particulière que nous donne la
perception aiguisée de/par l’amour.
Carol Gilligan note qu’une « restructuration de la perception morale »
devait permettre de « modifier le sens du langage moral, et la définition
de l’action morale » 13, mais aussi d’avoir une vision non « distordue »
du care, où le care ne serait pas une disparition ou diminution du soi. Le
care, entendu comme attention et perception, se différencie d’une sorte
d’étouffement du soi par la pure affectivité ou le dévouement. Le care,
en suggérant une attention nouvelle à des détails inexplorés de la vie ou à
des éléments qui sont négligés, nous confronte à nos propres incapacités
et inattentions, mais aussi et surtout à la façon dont elles se traduisent
ensuite en théorie. L’enjeu des éthiques du care s’avère épistémologique
en devenant politique : elles veulent mettre en évidence le lien entre
notre manque d’attention à des réalités négligées et le manque de
théorisation (ou, de façon plus directe, le rejet de la théorisation) de ces
réalités sociales « invisibilisées ». Il s’agit alors de renverser une tendance
de la philosophie et de chercher non à découvrir l’invisible mais à voir
le visible.
Il ne s’agit pas de découvrir une signification authentique ou
cachée. Tout est déjà devant nous, étalé sous nos yeux. C’est le projet
anthropologique des Recherches Philosophiques : voir l’ordinaire, ce qui
nous échappe parce que trop proche.
Ce que nous fournissons, ce sont à proprement parler des remarques
concernant l’histoire naturelle de l’homme ; non pas des contributions
relevant de la curiosité, mais des constatations sur lesquelles personne
n’a jamais eu de doute et qui n’échappent à la conscience que parce
qu’elles sont en permanence devant nos yeux 14.
13 Carol Gilligan, « Moral Orientation and Moral Development », dans Virginia Held
(dir.), Justice and Care, Oxford, Oxford University Press, 1987, p. 43.
14 Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. F. Daster et M. Élie, Paris,
Gallimard, 2005, §415.
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L’ordinaire n’existe que dans cette difficulté propre d’accès à ce qui
est juste sous nos yeux, et qu’il faut apprendre à voir. Il est toujours
objet d’enquête – ce sera le mode d’approche du pragmatisme 15 – et
d’interrogation, il n’est jamais donné, toujours à atteindre par le care,
chose dont chacun est capable. Le care, comme le rappelle Joan Tronto,
a une essence démocratique.
Un public pour le care
287
sandra laugier Les séries télévisées : éthique du care et adresse au public
L’enjeu de la mise en valeur de l’éducation morale à l’œuvre dans les
séries est bien la question du public : rendre public le care, le mettre
sous les yeux, publiciser les enjeux et ses formes de pensée, mais aussi
(c’est la même chose) penser ensemble la nécessité de publiciser ces
approches et les enjeux publics liés au care. Cela peut paraître paradoxal
puisque le care est précisément l’introduction du politique dans le privé.
C’est cette articulation du privé et du public que l’on trouve dans les
expressions : expression publique, questionnements publics – qui nous
intéresse : comment se constitue un public ? Quel genre d’entité désigne
le mot, mis à part une forme de réceptivité collective ? C’est ce que John
Dewey définit comme recherche de l’expression publique et collective
d’un problème d’abord vu comme privé.
Tronto insistait à juste titre sur la nécessité de penser la pluralité du
care (au sens où le care serait assuré par un ensemble de personnes et
pas par une seule comme dans le face à face mère enfant). On pourrait
reprendre son idée en suggérant que le care (care for, take care of) pourrait
aussi être étendu à un public large, et également vécu et investi (care
about, for) par un tel public. Nous avons pu, suivant en cela la pionnière
Gilligan 16, insister sur le care comme disposition ou capacité morale,
ce qui, comme l’a bien souligné Annette Baier (c’était en fait l’objet du
collectif Le Souci des autres 17) modifiait la morale en général : la morale
se définissant alors par une forme d’attention, et par une description non
théorique des diverses formes du concernement pour les autres et du
soin des autres : attention à des aspects invisibles de notre vie ordinaire,
non valorisés par la théorisation politique et morale, mais ayant à voir
15 Voir Bruno Karsenti & Louis Quéré, La Croyance et l’enquête, Paris, Éditions de
l’EHESS, 2004.
16 Carol Gilligan, Une Voix différente [1982], trad. A. Kwiatek, Paris, Flammarion,
2008.
17 Sandra Laugier & Patricia Paperman, Le Souci des autres, Paris, Éditions de l’EHESS,
2006.
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avec l’attention ordinaire à l’autre, le soin que nous en avons. Mais cette
modification déplace aussi le partage du public et du privé. En fait,
en attirant l’attention sur la dimension morale quotidienne à l’œuvre
dans les séries télévisées, on demande du care pour le care, comme en
philosophie morale – nous y engagent, par exemple Iris Murdoch et
Simone Weil – on exige de faire attention à l’attention !
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Critiques
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L’épreuve de la vulnérabilité
Marie Garrau *
À propos de L’Autonomie brisée. Bioéthique et Philosophie, de Corine Pelluchon,
Paris, PUF, coll. « Léviathan », 2009, 315 p.
raison publique n° 11 • pups • 2009
L’étendue des questions qu’aborde le livre de Corine Pelluchon, intitulé,
dans une référence à peine implicite à Ricœur 1, L’Autonomie brisée.
Bioéthique et philosophie, est à la mesure des défis posés par les progrès
récents de la médecine et de la biologie – l’usage des biotechnologies
notamment – ainsi que des attentes, espoirs et craintes que ces progrès
font naître dans l’opinion publique. Mais elle est également à l’image
de l’ambition théorique qui anime ce livre : proposer une méthode pour
aborder ces problèmes inédits et formuler une nouvelle conception de
l’humain et du monde, une nouvelle ontologie, qui permette d’éclairer
les débats publics sous un jour nouveau. Ainsi, si le livre de Corine
Pelluchon s’inscrit, d’un point de vue thématique, dans un débat que
la philosophie morale a déjà abordé 2, il se distingue par sa volonté de
se tenir à distance des polémiques 3 et par l’adoption d’une démarche
qui consiste à prendre appui sur les questions ouvertes par les progrès
de la science et de la médecine pour interroger et reformuler de manière
radicale et assumée « notre compréhension de nous-mêmes » 4.
C’est une telle démarche, qui explique le nombre des thèmes abordés,
qui vont des questions, classiques dans ce cadre, de l’usage légitime des
biotechnologies (thérapie génique et clonage), aux problèmes moraux
posés par l’euthanasie, la prise en charge des personnes âgées et malades,
291
*
Marie Garrau est monitrice allocataire à l’Université de Paris X.
P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Points Essai, 1996.
On pense particulièrement au livre de J. Habermas, L’Avenir de la nature humaine.
Vers un eugénisme libéral, Paris, Gallimard, 2002.
Entre technophiles et technophobes notamment, voir L’Autonomie brisée.
Bioéthique et philosophie, Paris, PUF, 2009, p. 7.
Ibid., p. 8.
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ou encore le traitement des animaux. Dans le cadre de la réflexion
philosophique engagée ici, les figures de la vieillesse, de la maladie
et de l’animalité, qui illustrent chacune un aspect de « l’autonomie
brisée », fonctionnent comme un contrepoint à la fois aux rêves de
toute-puissance et de maîtrise totale du vivant et aux utopies d’une
émancipation enfin réalisée que peuvent nourrir les progrès de la science
et de la médecine dans les sociétés libérales contemporaines. Aux yeux
de l’auteur, la description de ces figures de la vulnérabilité est dotée
d’une portée à la fois critique et normative dans la mesure où elle doit
permettre de dégager les limites de l’intervention légitime sur le vivant
et nous conduire vers une éthique capable de guider la délibération
publique sur ces questions, une « éthique de la vulnérabilité ».
Politiser les questions médicales : l’insuffisance de l’éthique minimale
La première partie du livre, qui en compte deux, s’ouvre sur un double
diagnostic : le premier, de nature théorique, concerne l’insuffisance des
outils dont dispose la philosophie éthique et politique existante quand
elle se trouve confrontée aux questions posées par le développement
des biotechnologies et les progrès de la médecine ; le second, de nature
plus sociologique, revient sur les transformations progressives et les
glissements conceptuels qui ont affecté l’idéal moderne d’autonomie,
aujourd’hui devenu au mieux un idéal moral vide de contenu, équivalent
à l’indépendance, et au pire une injonction sociale paradoxale à la
réalisation de soi 5. Si le rapport entre ces deux constats mériterait d’être
davantage explicité, ne serait-ce que pour préciser ce qui, de l’autonomie
comme idéal ou de l’autonomie comme idéologie 6, est réellement l’objet
Ibid., p. 27. Voir aussi p. 156.
Il nous semble que les deux aspects sont en cause, mais ils ne sont pas distingués
d’une manière tout à fait claire. D’une part, Corine Pelluchon, s’appuyant par
exemple sur les travaux d’Alain Ehrenberg, met en question une certaine idéologie
de l’autonomie, montrant comment la mention de cette valeur opère comme une
injonction paradoxale déniant dans le même temps les conditions de possibilité
de sa réalisation et favorisant le conformisme chez les individus. D’autre part, une
certaine conception de l’autonomie héritée de l’idéal des Lumières, l’autonomie
comme autodétermination, solidaire d’une définition rationaliste du sujet, est
également soumise à une critique fonctionnelle aux vues des expériences de vie
– la maladie, la vieillesse, la démence – où elle se révèle inaccessible. Le problème
de l’autonomie rationnelle comme idéal est alors de fonctionner comme le critère
d’une dignité dont risquent alors d’être privés les êtres qui ne peuvent démontrer
qui ne disposent visiblement pas ou plus des capacités cognitives nécessaires à
son déploiement. C’est pourquoi Corine Pelluchon lui préfère une conception
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de la critique, l’enjeu de cette première partie apparaît clairement et
pourrait se formuler ainsi : il s’agit de montrer qu’en l’absence de théorie
morale et politique satisfaisante, le risque est de laisser les questions
de santé publique, telles que celles de l’usage des biotechnologies ou
de la pratique de l’euthanasie, à la libre appréciation des individus, ce
qui aurait notamment comme conséquence d’accorder aux soignants
un pouvoir social immense dont le corollaire serait une responsabilité
écrasante dans la prise de décision médicale.
La thèse que défend Corine Pelluchon est au contraire que seule
une approche politique de ces questions peut permettre de sortir des
impasses que rencontrent les participants traditionnels au débat, que
sont d’un côté les tenants d’une éthique religieuse accordant à la vie
une dimension sacrée et de l’autre les tenants d’une éthique minimale 7.
Cette politisation permettrait en outre de ne pas laisser les soignants seuls
face aux dilemmes moraux qui surgissent de leurs pratiques et de lutter
contre la tendance actuelle à institutionnaliser des comités de bioéthique
constitués d’experts 8, qui tendent à soustraire au débat public la question
des finalités que nous assignons à la médecine et des priorités qui doivent
être les nôtres dans le domaine de la santé, compte tenu des changements
démographiques et scientifiques dont nos sociétés sont le lieu.
Dans cette thèse, que déploie la première partie du livre, deux idées
sont en réalité présentes. Selon la première, les postures éthiques en
présence se révèlent inadéquates en raison de leur contenu (ou, d’ailleurs,
de leur absence de contenu). L’éthique religieuse est inadaptée car trop
substantielle, ce qui signifie que dans le contexte pluraliste des sociétés
libérales contemporaines, elle ne peut fonder d’argument acceptable
par l’ensemble des citoyens. L’éthique minimale, analysée à partir des
travaux de T. H. Engelhardt 9, est quant à elle inadéquate car trop
formelle, ce qui l’empêche de percevoir les problèmes moraux auxquels
sont confrontés soignants et citoyens : en faisant reposer la justification
des pratiques médicales sur le consentement individuel considéré d’un
point de vue uniquement formel, elle présuppose non seulement que
les sujets moraux sont toujours en mesure de formuler un consentement
authentique, indépendamment de leurs situations sociales ou de leur
de l’autonomie comme projet rendu possible par certains types de relations
intersubjectives, dont le critère minimal est la capacité à exprimer des valeurs,
p. 46.
L’Autonomie brisée, op. cit., p. 12-15.
Ibid., p. 52, 95-100.
T. H. Endelhardt, The Foundations of Bioethics, New York, Oxford University Press,
1996.
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état de santé, mais présuppose en outre que seuls les sujets pouvant
donner leur consentement sont à considérer comme des sujets moraux.
Or, ce que signale la description des pratiques médicales des soignants
face à des patients physiquement diminués et psychiquement affectés
par la maladie, c’est que le consentement, s’il doit obligatoirement
être recherché, ne peut pas toujours être formulé. Dans ces cas-là, les
soignants agissent en concertation avec les proches, et doivent mettre
en œuvre des vertus morales et des attitudes pratiques capables de
discerner, sans certitude, ce qui pourrait correspondre au mieux aux
intérêts ou aux valeurs des patients dont ils ont la charge 10. Ils doivent
certes accompagner le patient vers une forme d’autonomie, même
minimale, mais pour ce faire, ils sont obligés de mobiliser un principe
de bienfaisance en tension avec le principe d’autonomie, autrement dit
ils doivent intervenir.
Ce qui nous conduit vers la seconde idée présente dans la thèse de
Corine Pelluchon. Celle-ci ne procède pas d’une défiance à l’égard des
soignants, mais bien plutôt d’une attention aux difficultés spécifiques et
aux tensions qu’ils rencontrent dans leur pratique. Selon cette seconde
idée, les réponses éthiques ne sont pas inadéquates en raison de leur
contenu, mais insuffisantes par elles-mêmes, en tant que réponses
éthiques. Elles sous-estiment le fait que les questions relatives à la santé
et aux pratiques médicales prennent sens dans un contexte social, se
formulent en référence à des valeurs morales, et que les réponses qu’on
y apporte ne sont ni neutres d’un point de vue moral, ni dénuées de
conséquences politiques relatives à ce que nous valorisons et cherchons
à promouvoir collectivement. Autrement dit, et pour reprendre une
expression de Ricœur que Corine Pelluchon cite abondamment ici,
les questions relatives aux pratiques médicales ne peuvent être résolues
qu’au niveau téléologique du jugement 11 : les réponses qu’on y apporte
impliquent et expriment des choix de société 12.
10 L’Autonomie brisée, op. cit., p. 32-41.
11 Voir P. Ricœur, « Les trois niveaux du jugement médical », dans Le Juste II, Paris,
Éditions Esprit, 2001, p. 227-241.
12 Voir notamment le chapitre 2, qui présente une analyse très intéressante du
problème de l’euthanasie et argumente de façon convaincante en faveur de la loi
Leonetti de 2005, soit contre la légalisation de l’euthanasie mais également contre
l’acharnement thérapeutique et en faveur des soins palliatifs. C. Pelluchon montre
notamment que si on peut comprendre les demandes d’euthanasie au niveau
individuel, on ne peut les justifier collectivement sans mettre en péril la confiance
entre soignants et patients nécessaire à la pratique médicale et les valeurs
de solidarité qui justifient par exemple que l’on mette en place des politiques
d’inclusion en direction des personnes âgées ou handicapées.
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Du politique à l’ontologie normative. L’expérience de la vulnérabilité et sa signification
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Cette dernière remarque indique cependant que s’il s’agit de porter les
questions médicales et scientifiques au niveau politique, toute théorie
politique ne sera pas pour autant apte à prendre un tel questionnement en
charge. Ici, la critique formulée par Pelluchon se déplace pour englober,
dans une mise en parallèle (un peu rapide) avec l’éthique minimale, les
théories libérales procédurales de la justice, principalement la théorie
rawlsienne. Reprenant la critique formulée par Michael Sandel 13,
Corine Pelluchon montre que les présupposés anthropologiques de ces
théories – le postulat d’un sujet désengagé visant la réalisation d’un
plan de vie rationnel – mais surtout leur parti pris méthodologique – la
priorité du juste sur le bien, les empêchent de formuler des réponses
convaincantes aux questions de santé posées par le vieillissement de la
population, à l’aune de laquelle il faut aussi comprendre les arguments
en faveur de l’euthanasie ou de l’usage des biotechnologies. Ces
questions impliquent des prises de positions collectives traduites dans
la loi et mettent au premier plan le problème de savoir ce qui rend une
vie digne d’être vécue. Ce n’est que par rapport aux réponses données
à cette interrogation éthique, qui doivent être formulées en fonction
du contexte social, scientifique et éthique qui est le nôtre, que l’on
peut, selon Corine Pelluchon, déterminer si et quand la manipulation
génétique est légitime 14, pourquoi il n’est pas équivalent de laisser
mourir et de légaliser l’euthanasie 15, jusqu’où le désir de prolonger la
vie est une revendication légitime 16, ou encore comment déterminer qui
doit être considéré comme un receveur prioritaire dans une procédure
de don d’organe 17.
La seconde partie du livre tente ainsi de proposer une réponse à la
question de ce qu’est une vie humaine digne, en revenant à la question
de ce qu’est une vie humaine, c’est-à-dire en opérant un détour par une
réflexion de type ontologique. Le passage de l’éthique à la philosophie
politique ne se prolonge donc pas immédiatement dans une réflexion sur
les manières de parvenir à un accord collectif sur les questions que nous
venons de rappeler, car le procéduralisme n’est pas équipé, selon Corine
13 M. Sandel, Liberalism and the limits of justice, New York, Cambridge University
Press, 1982.
14 L’Autonomie brisée, op. cit., p. 135-140.
15 Ibid., p. 58-65.
16 Ibid., p. 126-130.
17 Ibid., p. 116-120.
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Pelluchon, pour répondre à la question vers laquelle ces interrogations
font signe, laquelle renvoie à la manière dont nous nous comprenons
nous-mêmes. Ce n’est que dans un second moment que les règles
procédurales peuvent être réintroduites et une délibération publique
encouragée. La première tâche du philosophe politique consiste plutôt à se
confronter, pour les décrire, aux « évaluations fortes » qui transparaissent
dans les pratiques – en l’occurrence celle des soignants – et dans les
interprétations que nous faisons des valeurs héritées qui sous‑tendent nos
institutions – en l’occurrence les institutions médicales, mais aussi plus
largement les institutions démocratiques 18. Ainsi, après avoir montré
que l’éthique ouvrait nécessairement sur le politique, Corine Pelluchon
semble indiquer que ce dernier ne saurait non plus être pensé de façon
autonome, sans être encadré ou éclairé à son tour par une réflexion
éthique qui n’est pas sans rappeler, du point de vue de sa position et de
sa justification, l’éthique de l’espèce humaine que formulait Habermas
à la fin de L’Avenir de la nature humaine.
Ce n’est pourtant pas en référence à Habermas que Corine Pelluchon
s’oriente dans cette seconde partie 19, peut-être parce que L’Avenir
de la nature humaine était marqué par une tension entre le cadre
intersubjectiviste initialement développé par Habermas et la référence
nouvelle mais problématique dans ce cadre à une idée minimale de
« nature humaine » 20. Tout en reconnaissant qu’il a pu permettre des
reformulations plus satisfaisantes de la notion kantienne d’autonomie,
Corine Pelluchon écarte d’emblée le paradigme de l’intersubjectivité,
qui ne fait pas selon elle une place suffisante à l’altérité 21, et se tourne
vers la phénoménologie existentielle pour développer une conception du
sujet comme sensibilité à partir d’une phénoménologie de la passivité.
La brisure de l’autonomie, que déjà les réflexions de la première
partie consacrées à la souffrance des patients, au vécu de la vieillesse
et l’imprévisibilité de la natalité, permettaient d’appréhender, est ici
18 Pour cette méthode, voir L’Autonomie brisée, op. cit., p. 13-15, 281.
19 Les analyses de L’Avenir de la nature humaine ne sont convoquées que brièvement
dans la première partie pour penser le statut du non choisi et les conditions
biologiques de la liberté, voir p. 140-142. Cette façon de penser la vulnérabilité, en
référence au donné organique ou corporelle, est coiffée dans la seconde partie par
une référence à Levinas que Pelluchon interprète cependant dans un sens assez
nettement naturaliste.
20 Sur cette tension, voir notamment les analyses de S. Haber, Critique de
l’antinaturalisme. Études sur Foucault, Butler, Habermas, Paris, PUF, 2006,
p. 223‑255.
21 L’Autonomie brisée, op. cit, p. 22
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ressaisie positivement à travers la notion de vulnérabilité, pensée en
référence à Levinas 22.
Le chapitre consacré à l’élaboration de cette éthique de la vulnérabilité
est sans doute l’un des plus intéressants car Corine Pelluchon y met
les concepts de la phénoménologie existentielle de Heidegger et ceux
de l’éthique levinassienne à l’épreuve de ses connaissances médicales
et surtout de ses expériences auprès des malades atteints de maladies
neurodégénératives. Selon elle, l’expérience auprès des malades oblige à
reconnaître les limites d’une pensée qui hante la dignité sur l’autonomie
du sujet, mais elle invite aussi à mettre à distance la compréhension de
l’existence comme projet et liberté qui se dégage de l’œuvre de Heidegger.
Si l’analytique existentiale est à même de rendre compte des « tonalités
affectives » que connaissent certains malades, elle semble condamnée à
manquer la dimension éthique de l’expérience de la vulnérabilité dès lors
qu’elle met entre parenthèses les deux pôles autour desquels celle-ci se
constitue : le pôle du corps propre et celui de la relation à l’autre.
C’est en effet cette dernière, conçue comme relation entre corporéités,
qui est le lieu de l’expérience de la vulnérabilité, celle de l’autre mais
aussi la sienne propre, dans un renversement dont témoigne la relation
de soin, ou même simplement la rencontre avec l’autre souffrant.
Reprenant l’interrogation de Ricœur lisant Levinas et demandant :
« Est-ce que je suis celui qui dit “je” ? ou celui dont il parle sous le
nom de “l’autre” ? » 23, Corine Pelluchon répond que « au chevet de
l’homme malade, la réponse à cette question s’impose avec évidence :
l’homme couché n’a que des droits, et moi je n’ai que des devoirs » 24.
Pourtant cette évidence première, qui pourrait faire craindre que l’on
identifie trop rapidement et trop unilatéralement la vulnérabilité à la
maladie, se dissipe dès que l’on examine le type de relation que crée
une telle rencontre. La notion de devoir indique que la rencontre avec
l’homme vulnérable parce que malade, se double immédiatement chez
celui qui la fait d’un « concernement pour autrui » qui est « atteinte de
la subjectivité, destitution de soi » 25, responsabilité au sens que Levinas
donne à ce terme. Ici, la vulnérabilité est donc celle d’un sujet exposé à
l’autre et que cette exposition ramène à ce que Corine Pelluchon appelle
plus loin en citant Levinas le « malgré-soi » 26. Elle désigne cette capacité
22 Notamment dans Autrement qu’être.
23 C. Pelluchon tire cette interrogation de S. Malka, Emmanuel Levinas, La vie et la
trace, Paris, J-C. Lattès, 2002, p. 203.
24 L’Autonomie brisée, op. cit., p. 167.
25 Ibid., p. 168-69.
26 Ibid., p. 195.
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paradoxale à souffrir ce qu’on n’a pas choisi, qui signale la présence d’une
altérité en soi, celle du corps, et nous ouvre à la perception des autres
corps souffrants, dans laquelle s’enracine la responsabilité pour l’autre.
Pour Corine Pelluchon, si la vulnérabilité et la responsabilité qu’elle
implique se révèlent de manière privilégiée dans les expériences
de la maladie, elle ne doit donc pas être comprise comme l’attribut
spécifique d’un groupe particulier, tels les malades, les personnes âgées
ou handicapées. Une telle compréhension relaierait plutôt qu’elle ne
combattrait les représentations négatives qui s’attachent à la maladie
et à la vieillesse 27, niant par la même occasion l’ambivalence de la
vulnérabilité, à partir de laquelle il devient possible de repenser la dignité
de l’homme comme sensibilité 28, ainsi qu’un autre rapport à autrui et
au monde, gouverné par l’attention à l’autre comme sensibilité et par la
responsabilité. Pourtant, on peut se demander si cette volonté de faire
de la vulnérabilité ou de la sensibilité exposée le fondement d’un tel
changement de paradigme est pleinement opérante dans le cadre de la
stratégie argumentative choisie par C. Pelluchon.
De l’éthique à l’ontologie… ou au politique ? La pluralité des modèles de la vulnérabilité
Ce doute procède de plusieurs interrogations. La première concerne
le statut de la réflexion sur la vulnérabilité, au regard du rôle qui lui
est assigné dans le dernier temps du livre de C. Pelluchon. Si l’on suit
l’argumentation de la première partie, on peut en effet s’attendre à ce
que la mise au jour de la dimension centrale de la vulnérabilité dans la vie
humaine, telle qu’elle se révèle à partir des expériences de la maladie et
du soin, aurait dû conduire à une reprise du questionnement politique.
27 Ibid., p. 197-203.
28 C’est ce déplacement qui rend compte de la critique de l’humanisme comme
spécisme que C. Pelluchon élabore dans le chapitre consacré à l’animal, « le plus
autrui des autrui », p. 223-257. On peut remarquer ici que la reconfiguration de la
notion de dignité à partir d’une revalorisation de la sensibilité, qui permet d’inclure
les animaux dans la communauté morale, n’est pas sans rappeler le travail de
M. Nussbaum dans Frontiers of Justice, New-York, Oxford University Press, 2006. Cela
dit, le concept de vulnérabilité que mobilise M. Nussbaum présente deux écarts par
rapport à l’interprétation qu’en propose C. Pelluchon et permet de souligner les
tensions qui subsistent chez l’auteure de L’Autonomie brisée : chez Nussbaum,
la vulnérabilité est abordée dans le cadre de l’élaboration d’un concept de nature
humaine plus normatif qu’ontologique ; en outre, elle n’est jamais séparée de la
référence à l’autonomie comme possibilité et comme idéal, ce que tend davantage
à opérer la définition que propose C. Pelluchon de la vulnérabilité comme passivité,
en référence à Levinas.
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marie garrau L’épreuve de la vulnérabilité
Autrement dit, une fois dégagée la valeur normative et régulatrice de la
vulnérabilité, on aurait pu penser que, munie d’une telle norme, Corine
Pelluchon réouvre la question de savoir comment, collectivement, il
était possible de reconnaître cette valeur et de la prendre en compte
dans les délibérations publiques relatives aux pratiques médicales, ou
encore de quelle manière cette prise en compte modifiait l’énoncé ou
l’articulation des principes politiques qui sont les nôtres. L’enjeu aurait
été dans ce cadre de s’interroger sur les formes politiques (idéaux, règles,
institutions) dans lesquelles notre responsabilité collective pour la
vulnérabilité aurait pu se traduire. Or, si Corine Pelluchon revient bien
à une réflexion de type politique 29 dans l’un des derniers chapitres du
livre, celle-ci est une réflexion critique (qui relit Rawls à la lumière de
Hobbes), qui redouble d’une certaine façon la critique énoncée dans la
première partie à l’encontre des théories procédurales de la justice, et ne
constitue pas encore une réflexion de type normatif.
À celle-ci est préféré le développement d’une seconde voie théorique,
l’esquisse d’une ontologie de la vie, qui, en s’appuyant sur les travaux
de l’éthologie et de la biologie, doit permettre de penser la différence
entre l’homme et les autres vivants, tout en reconnaissant ces derniers
comme sujets de relations morales 30. Or, on peut se demander quelles
sont la fonction et le statut de cette ontologie de la vie. Doit-elle, dans le
prolongement de l’éthique de la vulnérabilité qui est dite ouvrir sur elle,
permettre de parvenir à une meilleure compréhension de nous‑mêmes,
contribuer à la critique des représentations fausses qui grèvent les débats
sur la bioéthique ? Sans doute, mais on ne voit pourtant pas très bien
comment cette ontologie peut reconduire alors au niveau politique de
la délibération collective, et ce d’autant moins qu’une alternative semble
s’ouvrir ici, dont il n’est pas facile de savoir quelle est la position de
C. Pelluchon à son égard : doit-on comprendre que l’ontologie de la
vie offre le fondement d’une nouvelle compréhension de l’homme et ce
faisant d’une nouvelle conception de la société juste ? Ou relève‑t‑elle
encore de la méthode herméneutique qui consiste à éclairer nos
jugements à partir de l’analyse du sens de nos pratiques ?
À cette première interrogation s’en ajoute une seconde, relative non pas
au rapport entre l’éthique (de la vulnérabilité) et l’ontologie (de la vie),
mais à la conception de la vulnérabilité que développe C. Pelluchon.
Or, cette seconde question est peut-être à même d’éclairer les raisons
29 L’Autonomie brisée, op.cit. Voir le chapitre intitulé « Cogito brisé et Monde public »,
p. 205-222.
30 Ibid., p. 264-265.
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pour lesquelles, contre toute attente, le retour au niveau politique du
questionnement ne se fait pas complètement. Dans quelle mesure une
compréhension levinassienne de la vulnérabilité, permet-elle d’honorer
le projet théorique de faire de la vulnérabilité une catégorie critique et
normative centrale de la réflexion éthique et politique ? Cette question
s’enracine dans le constat d’une absence dans le livre de Corine Pelluchon,
d’autant plus étonnante que l’auteur fait montre d’une connaissance
approfondie des théories morales et politiques anglo-saxonnes. Il s’agit
de l’absence de référence à un courant éthique qui a placé la réflexion
sur la vulnérabilité et la tentative de lui apporter une réponse à la fois
éthique et politique forte, au cœur de son projet théorique : l’éthique
du care 31. Tout se passe comme si, à la thématisation de l’éthique de la
vulnérabilité qu’offre l’éthique du care, Corine Pelluchon préférait celle
qui se réfère à Levinas. Or ce choix, si toutefois c’en est un, nous semble
avoir un certain nombre de conséquences, que nous rappellerons pour
terminer.
Dans la conclusion de son livre, Corine Pelluchon explique qu’en
rencontrant les patients atteints de la maladie d’Alzheimer et les personnes
en fin de vie lors de ces visites à l’hôpital, il lui avait été impossible de
ne pas mobiliser les textes de Levinas sur la relation entre vulnérabilité
et responsabilité 32. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause la valeur et la
signification de telles expériences, mais simplement de se demander dans
quelle mesure, en tant qu’expériences limites, elles ne surdéterminent
pas le concept de vulnérabilité. La maladie et la vieillesse ne sont pas des
expériences extraordinaires dans la mesure où nous pouvons tous y être
confrontés ; pourtant, elles sont des expériences limites en tant qu’elles
rompent de manière radicale avec nos représentations de l’homme
comme être autonome, capable de pensée, de langage et d’action. Leur
valeur critique réside certes dans cette rupture, mais la violence de celleci tend à recouvrir une intuition exactement opposée, que l’éthique
du care s’est justement appliquée à développer dans le but de montrer
le point auquel nous sommes tous vulnérables : les gens vulnérables,
comme l’a écrit Patricia Paperman 33, n’ont rien d’exceptionnel. Ce qui
signifie, en l’occurrence, que la vulnérabilité se manifeste dans toute une
série d’expériences ordinaires, et est prise en charge par toute une série
31 Pour une approche globale des différents aspects et enjeux des éthiques du care,
voir Sandra Laugier et Patricia Paperman, Le Souci des autres. Éthique et politique
du care, Paris, Edition de l’EHESS, 2008.
32 Ibid., p. 284-285.
33 P. Paperman, « Les gens vulnérables n’ont rien d’exceptionnel », dans Laugier et
Paperman, Le Souci des autres. op. cit.
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de pratiques quotidiennes que le concept de care comme activité entend
justement mettre à jour pour en démontrer la centralité sociale 34.
On répondra peut-être qu’il n’y a pas nécessairement à opposer une
conception « maximaliste » de la vulnérabilité inspirée de Levinas et
une conception « ordinaire » de la vulnérabilité inspirée des éthiques du
care. Il suffirait simplement de montrer que la vulnérabilité se déploie
par degrés, le long d’un spectre large et continu, comme l’autonomie
telle que la repense C. Pelluchon. Mais l’approche des éthiques du care
présente pourtant deux avantages importants du point de vue d’une
théorie de la justice : d’une part, celui de rendre visible la centralité de la
vulnérabilité et des pratiques qui la prennent en charge (qui ne sont pas
réductibles à des activités de soin ou à des relations de face-à-face) ; et
d’autre part, celui de poser la question de la perception de la vulnérabilité
et des modalités selon lesquelles elle s’opère, qui renvoie au problème
de savoir qui sont ceux que nous identifions collectivement comme
particulièrement vulnérables et pourquoi. On peut se demander si une
approche lévinassienne, dans laquelle la rencontre avec l’autre, en tant
que moment éthique, est nécessairement expérience de la vulnérabilité
et appel à une responsabilité infinie, ne tend pas à neutraliser cette
question de la perception de la vulnérabilité et corollairement à faire
de l’expérience de la vulnérabilité une expérience extraordinaire, au
risque de perdre de vue l’omniprésence des activités sociales destinées à
la prendre en charge. C’est pourquoi, tout en reconnaissant entièrement
la pertinence de l’idée de Corine Pelluchon selon laquelle « l’hôpital est
un lieu particulièrement important pour le philosophe » 35, on suggérera
aussi qu’il n’est peut-être pas le seul où se manifeste notre commune
vulnérabilité.
34 On pense ici particulièrement au travail de Joan Tronto, dans Moral Boundaries.
A Political Argument for an Ethic of Care, New York, Routledge, 1993.
35 L’Autonomie brisée, op. cit., p. 290.
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Schmidt et le théologico-politique
Geoffroy Lauvau
Le titre de l’ouvrage a de quoi surprendre : était-il pertinent de choisir
d’analyser l’éminent juriste et philosophe allemand Carl Schmitt à l’aune
d’une hypothèse de lecture aussi particulière que celle du marcionisme 1 ?
Cette question pose trois problèmes. Tout d’abord, celui de la présence
factuelle des références au marcionisme dans le texte de Carl Schmitt.
Ensuite, celui du rapprochement immédiat entre l’engagement nazi de
Carl Schmitt et les thèses du marcionisme, rapprochement qui suppose
donc d’élucider la parenté entre l’antijudaïsme du marcionisme et
l’antijudaïsme de Schmitt. Enfin, celui du rapport que peut entretenir
la visée politique et juridique de l’œuvre de Schmitt avec une pensée
morale et politique de nature théologique non seulement en général (ce
à quoi engage évidemment l’œuvre quasiment première et dernière de
Schmitt : Théologie politique), mais plus particulièrement dans sa version
radicale qu’est le marcionisme.
Ces trois problèmes sont saisis de front et élégamment par Tristan
Storme. Le premier est réglé au moment même où il se trouve posé,
dès l’introduction de l’ouvrage. L’auteur écrit : « Aussi, à la question
initiale : “Schmitt fut-il marcioniste ?”, peut-on désormais substituer
la question qui orientera notre étude : “Schmitt a-t-il conçu une
303
raison publique n° 11 • pups • 2009
À propos de Carl Schmitt et le marcionisme, l’impossibilité théologico-politique d’un
œcuménisme judéo-chrétien, de Tristan Storme, Paris, Cerf, coll. « Humanités »,
2008.
Le marcionisme désigne la doctrine développée par Marcion de Sinope pendant la
première moitié du deuxième siècle. Cette doctrine, déclarée hérétique par Pie Ier,
se caractérise par une exégèse religieuse partiellement fondée sur les épîtres de
Paul. La particularité du marcionisme est notamment de professer une opposition
radicale entre Ancien et Nouveau Testaments. Le père de Jésus ne serait donc pas le
Dieu de l’Ancien Testament, et seul l’évangile aurait autorité, ce qui serait à l’origine
d’un antijudaïsme directement induit par le refus de la Loi.
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304
théorie politique reconduisant les thèses théologiques majeures de
Marcion ?” » 2. Il ne s’agira donc pas de faire œuvre d’enquêteur pour
prouver la rigueur de la référence à Marcion chez Schmitt, mais plutôt
d’interroger la convergence comme possibilité critique, c’est-à-dire
comme hypothèse d’interprétation qui donnerait à l’œuvre de Schmitt
un réseau inédit de sens, et permettrait ainsi de montrer que l’analyse de
la question théologique et de ses implications politiques chez Schmitt
croise les thèses du marcionisme, et se trouve éclairée par la façon dont le
marcionisme envisage lui-même le problème théologico-politique. Les
deux autres problèmes vont faire l’objet des 265 pages de l’analyse.
Ces deux problèmes dessinent l’espace d’une étude originale, dont le
mérite premier est d’avoir su, en mobilisant l’angle si particulier d’une
confrontation croisée de deux pensées anti-judaïques, éviter le piège
d’un éclairage biographique de l’œuvre de Schmitt. Ce n’était pourtant
pas chose facile, tant la proximité du penseur avec l’idéologie nationalesocialiste prête souvent à assimilation rapide, et à rejet non moins
dogmatique. S’affranchissant en ce sens du clivage entre les schmittiens
et les anti-schmittiens (qu’il resitue dans les premières pages de son
introduction), Tristan Storme propose pourtant paradoxalement une
analyse structurée autour des principales étapes de la vie de Schmitt :
la jeunesse, la période nazie, et l’après-guerre. Ces trois étapes ne sont
cependant jamais envisagées comme des repères à la faveur desquels
les contextes politique et personnel seraient les raisons suffisantes
d’une pensée philosophique. Il s’agit plutôt d’adopter cette « structure
de vie » afin de montrer de quelle manière la logique biographique se
trouve éclairée par des choix proprement philosophiques, qui tiennent
justement à l’évolution d’un questionnement théologico-politique.
Face à ce projet, qui ressemble à une gageure de l’exégèse, un problème
se pose : Tristan Storme n’en vient-il pas à surdéterminer l’un ou l’autre
de ses espaces de réflexion ? Autrement dit, la volonté de croiser le
marcionisme et la pensée de Schmitt n’a-t-elle pas implicitement conduit
l’auteur à surinterpréter la portée politique du marcionisme, en minorant
par exemple « la dimension gnostique du marcionisme » 3, ou à l’inverse
à forcer le rattachement des inspirations théologiques schmittiennes en
direction de la forme particulière du marcionisme ? Bref, la forme de
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Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, l’impossibilité théologico-politique
d’un oecumnénisme judéo-chrétien, Paris, Le Cerf, coll. « Humanités », 2008,
p. 25‑26.
C’est l’hypothèse de la recension que propose Thibaut Gress de l’ouvrage, sur le site
<www.actu-philosophia.com/spip.php?article75>.
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305
geoffroy lavau Schmidt et le théologico-politique
l’antijudaïsme de Schmitt est-elle, et jusqu’à quel point, assimilable à
l’antijudaïsme marcionien ?
Il serait assurément réducteur de surplomber cette étude en se faisant
le juge ultime d’une démarche bien trop complexe pour en stigmatiser
aussi rapidement les limites. L’ouvrage n’est en effet lui-même pas
dogmatique, et propose une analyse critique plus qu’il ne réclame le
statut d’une lecture définitive. Il offre ainsi un aperçu inédit de la pensée
de Schmitt, en trois temps majeurs.
Tout d’abord, concernant la période du « jeune Schmitt », il montre
assez clairement que la façon dont le « publiciste de Weimar » se
réapproprie les thématiques catholiques ne suffit pas à tracer la
genèse d’une pensée antijudaïque. À cet égard, la pensée de Schmitt
est habitée par une inspiration religieuse dans laquelle « l’affirmation
d’un pessimisme anthropologique ou d’une anthropologie négative » 4
servent de fondements négatifs du questionnement politique et
juridique. Largement puisée aux sources de l’Ancien Testament,
et dans la thématique du pêché originel, cette inspiration est en
effet de point de départ d’une réflexion politique préoccupée par les
difficultés que rencontre la République de Weimar. Ce dernier point
des circonstances politiques de l’écriture n’est peut-être pas assez mis en
lumière, dans la mesure où la réflexion du juriste est en grande partie
déterminée par l’impuissance de l’ordre juridique de la République
à réguler les déséquilibres politiques, mais était-ce vraiment l’objet
de la démonstration ? Il reste que Tristan Storme parvient à montrer
précisément comment la théorie politique se trouve profondément
marquée par une lecture de l’état de nature, qui doit autant à des
sources religieuses, qu’à la filiation classiquement retracée à partir de
la philosophie de Hobbes. Se comprend alors avec élégance le fait que
Schmitt déduit de cette condition humaine désastreuse la nécessité de
l’État et la responsabilité du politique. Se trouve également éclairée la
valorisation schmittienne d’une théorie autoritaire de l’État contre une
théorie anarchiste, opposition qui correspond à la valorisation d’une
théologie politique fidèle à l’esprit du monothéisme (et notamment de
l’aura nécessaire du représentant politique), contre une « théologie de
l’adversaire » 5, qui n’est autre qu’un athéisme pervertissant la nature du
politique. Il va alors de soi que ce jeune Schmitt ne peut être le gardien
d’une orthodoxie théologico-politique qui rejoindrait le message du
Tristan Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, op. cit., p. 43.
Ibid., p. 57.
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306
marcionisme, puisqu’à cette époque « l’Ancien et le Nouveau Testament
sont les deux pièces maîtresses d’une induction du politique » 6.
La deuxième période du parcours de Schmitt, qu’analyse la deuxième
partie de l’ouvrage, correspond à un tournant de la pensée théologicopolitique du juriste. Tristan Storme montre en effet brillamment que lors
de la rédaction du troisième chapitre du Léviathan dans la doctrine de l’État
de Thomas Hobbes, Schmitt se démarque de la « faille » du libéralisme
hobbien qui, faute de penser pleinement l’ancrage théologique du
représentant politique, cèderait à ses yeux devant la reconnaissance libérale
« d’un droit naturel préalable à l’institution de l’État » 7. Autrement dit,
l’option libérale s’apparenterait chez Hobbes à un recul, un refus de penser
une représentation qui « réclamerait l’adoption du dogme de l’infaillibilité
pontificale » 8. En toute rigueur donc, ce serait le protestantisme de
Hobbes qui l’aurait empêché de saisir la vérité théologico-politique, et
de conférer au représentant une infaillibilité analogue à celle attribuée
au Pape, ce qui aurait permis que se mette en place un « engrenage qui
conduira à la séparation irrémissible du politique et du religieux » 9. Il n’est
pas nécessaire ici de détailler le rôle que joua à cet égard le spinozisme,
mais il suffit de signaler que c’est par son biais que l’adversaire déclaré
d’une reconstitution d’une pensée authentiquement politique devint,
pour Schmitt, le judaïsme. Tristan Storme parvient à montrer que la
tradition juive put ainsi s’affranchir de la référence étatique, et de l’idée
que la nation constituait le peuple par le mécanisme de la décision de
celui qui incarne le souverain, pour viser un universalisme correspondant
à « l’établissement d’une légalité abstraite héritée du Pentateuque, plutôt
que d’accepter l’abolition de la Loi et de se soumettre aux décisions du
porteur du Nomos qui, de son côté, eût enraciné légitimement la volonté
du peuple sur le sol » 10. Le marcionisme de Schmitt n’est plus alors une
hypothèse, mais une thèse prouvée par le fait qu’il « épouse explicitement
l’idée d’une théogonie bithéiste : la divinité de Moïse ne serait, d’aucune
façon, le père de Jésus-Christ » 11.
Le troisième chapitre de l’ouvrage de Tristan Storme traite de la
dernière phase d’évolution de la pensée de Schmitt. Plus délicate
dans son interprétation de l’antijudaïsme de Schmitt, cette partie a le
mérite de faire droit aux hésitations du juriste allemand, qui cherche
10
11
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Ibid., p. 85.
Ibid., p. 106.
Ibid.
Ibid., p. 116.
Ibid., p. 153.
Ibid., p. 154.
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307
geoffroy lavau Schmidt et le théologico-politique
à repenser le statut du théologico-politique non seulement pour des
raisons circonstancielles (celles de l’erreur de son engagement), mais
également et surtout pour les raisons philosophiques plus profondes
de son fourvoiement. Storme montre ainsi que si Schmitt fut un temps
fasciné par la puissance décisionniste du Führer, il a pris conscience des
contradictions du régime nazi, et des limites de son athéisme. Le retour
des thématiques plus orthodoxes de l’Église catholique marquerait
ainsi, chez Schmitt, la volonté de reconnaître les dangers d’une pensée
politique qui accorderait toute souveraineté à l’État. Néanmoins,
aux yeux de Storme, ce dernier tournant de la pensée schmittienne
prolongerait une nouvelle forme d’antijudaïsme, cette fois investie au
plan cosmopolitique. À la nation chrétienne trans-étatique s’opposerait
la volonté juive d’édifier « un État mondial sur les fondations d’une
amitié universelle définie de manière normative » 12, puisqu’une
telle volonté participerait du projet de supprimer toute pluralité au
profit de l’avènement d’un modèle unipolaire de l’État universel et
technicisé. Suffit-il, à cet égard, de constater un bithéisme schmittien,
opposant le Dieu des chrétiens au Satan des juifs, pour en conclure
à « un marcionisme théologico-politique inscrit au cœur de la pensée
de Schmitt » ? La réponse à cette question n’est vraisemblablement pas
possible, puisqu’il n’est pas même évident de caractériser clairement
les implications politiques de la doctrine de Marcion, qui considérait
vraisemblablement plus l’Ancien Testament comme un auxiliaire
moral que comme un discours démoniaque 13. Cette dernière limite
est toutefois moins une limite de l’ouvrage de Tristan Storme qu’une
manière de reconnaître que tel n’était pas son objet. La gnose marcionite
serait certes d’un grand secours pour analyser de façon rigoureuse la
possibilité effective d’un croisement parfait entre le rejet marcionite du
judaïsme et le problème théologico-politique chez Schmitt. Serait-ce
néanmoins d’un grand secours pour l’analyse de l’ouvrage de Tristan
Storme ? L’intérêt de cet ouvrage est proprement philosophique, et
non d’abord théologique : il offre une analyse inédite de l’œuvre de
Schmitt, en montrant de quelle manière la question théologique traverse
profondément la pensée politique d’un juriste allemand dont le souci
principal est certainement plus de comprendre les problèmes induits par
la sécularisation moderne du politique, que de respecter une doctrine
sectaire hérité du iie siècle de notre ère.
12 Ibid., p. 228.
13 Sur ce point, il serait utile de se reporter à l’article « Marcionites » de la Catholic
Encyclopedia : <www.newadvent.org/cathen/09645c.htm>.
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1
Une relecture de la modernité politique
Damien Clerget *
À propos de Le Principe d’obligation, de Bruno Bernardi, Paris, Vrin/EHESS, 2007
309
raison publique n° 11 • pups • 2009
Les sociétés démocratiques portent en elles le principe de leur
dissolution. Ce jugement de Tocqueville n’a pas valeur de prophétie,
mais il prend la mesure d’un risque persistant. Nos sociétés saurontelles éviter que leur tendance naturelle à l’individualisme ne tourne un
jour en suicide programmé ? Comment prévenir la lente dissolution
du social sous la poussée des égoïsmes ? Bruno Bernardi partage
tout à la fois l’inquiétude de Tocqueville et son désir de chercher des
solutions ailleurs que dans un pur et simple retour à l’Ancien. C’est
dans la modernité elle-même qu’il convient de trouver, s’il y en a,
les ressources pour échapper aux dangers de sa maturité. Une telle
ambition ne se nourrit pas seulement de la conviction que tout regressus
serait impossible. Plus radicalement, elle se fonde sur le constat que
la modernité politique, dans l’élaboration philosophique qu’elle s’est
donnée d’elle-même, n’a pas eu d’autre préoccupation que celle-là.
Loin d’avoir ignoré le problème, les penseurs de la modernité n’ont
eu en effet de cesse d’y revenir et de s’y confronter. Mieux encore : ce
problème pourrait être assumé comme le noyau conceptuel autour
duquel toute la modernité gravite.
L’hypothèse de Rousseau
Bruno Bernardi tire ici profit d’un petit texte très suggestif, issu de
la sixième des Lettres écrites de la montagne, où Rousseau s’efforce de
clarifier la position qu’il tient dans le champ de la philosophie politique :
« Qu’est-ce qui fait que l’État est un ? C’est l’union de ses membres.
Et d’où naît l’union de ses membres ? De l’obligation qui les lie. Tout
*
Damien Clerget est professeur agrégé de philosophie au lycée Descartes (Tours).
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310
est d’accord jusqu’ici. Mais quel est le fondement de cette obligation ?
Voilà où les auteurs se divisent ». Le principe d’obligation serait donc
le fil d’Ariane qu’il conviendrait de suivre afin de saisir correctement
la thématique commune de la modernité politique, ainsi que la
source de ses divergences. Si tout ordre politique doit être conçu sous
l’horizon d’une liberté des volontés individuelles, comment penser
l’obligation qui doit assujettir ces volontés à un ordre commun ? « Les
présuppositions retenues, écrit Bernardi, ne laissent que deux voies pour
fonder l’obligation : soit l’assujettissement à une volonté supérieure,
soit la convention de volontés se liant les unes aux autres. Le principe
commun qui les unit se trouve donc, d’un autre point de vue, la source
de l’opposition des diverses pensées politiques ». C’est donc à éprouver
l’hypothèse de Rousseau dans un projet de clarification conceptuelle de
la modernité que s’efforce l’auteur.
Sans nous prononcer encore sur le succès de l’entreprise, reconnaissons
tout ce qui en fait déjà l’originalité. Transformer un point d’ombre de
la modernité (la difficulté de penser l’obligation) en vecteur interne de
sa cohérence, est une proposition qui ne manque pas de charme. Le
principe d’obligation ne serait donc plus l’écueil où la modernité vient
achopper. Il serait littéralement le foyer où la modernité se constitue :
« Si l’obligation est bien le problème de la modernité, ce n’est donc
pas comme un problème qui se pose à elle, comme la marque de son
inconsistance, mais comme le problème qu’elle se pose elle-même et qui
lui donne consistance » (p. 12). C’est qu’il y a en effet bien des manières
de concevoir la modernité politique, selon qu’on privilégie l’émergence
du principe de Souveraineté, l’autonomisation de l’ordre politique
par rapport à l’ordre religieux, la reconnaissance à l’individu de droits
subjectifs, la distinction de la société civile d’avec la société politique...
Quoi de commun entre ces différents aspects ? Il semble bien difficile
de qualifier de moderne tout à la fois l’affirmation d’un pouvoir d’État
émancipé des lois et la limitation de ce pouvoir au profit d’individus
libres. L’interprétation libérale de la modernité est naturellement
conduite à négliger intentionnellement cette autre forme institutionnelle
de la modernité politique que constitue la théorie de la Souveraineté.
L’apparente contradiction se dissipe rapidement, dès qu’on choisit
d’intégrer ces deux aspects au problème du fondement de l’obligation
: la théorie contractualiste s’efforce de fonder l’obligation passive sur
l’obligation active (« je suis obligé parce que je me suis d’abord obligé »),
tandis que la théorie de la Souveraineté tâche au contraire de fonder
l’obligation active sur l’obligation passive (« je m’oblige parce que j’y suis
obligé »). Dans les deux cas, comme on voit, l’obligation est posée.
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L’écueil de la modernité : s’obliger ou être obligé
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311
damien clerget Une relecture de la modernité politique
Et avec l’obligation, c’est la volonté qui fait aussi son entrée en
politique : « L’obligation devant être entendue comme ce par quoi une
volonté est liée, une seconde présupposition serait également commune
à la modernité politique : la représentation de l’individu comme
volonté » (p. 270). En dépit du fait que le privilège du Souverain semble
faire peu de cas des volontés individuelles, il n’en repose pas moins déjà
sur un pouvoir d’obliger qui admet en principe la liberté des sujets. La
singularité du pouvoir d’État c’est la manière radicalement neuve de
penser l’obéissance en terme d’obligation. C’est chez Bodin, auquel est
consacrée la première étude de l’ouvrage, que se perçoit l’émergence
de cette nouvelle façon de voir. Elle prend l’allure d’une thèse par
laquelle le souverain se trouve justifié au nom même de la volonté libre
des sujets. Seule, en effet, une volonté est à même d’obliger une autre
volonté. Il n’y aura donc d’obligation qu’à l’intérieur d’un rapport de
volonté à volonté.
On constate que la grille de lecture proposée par Rousseau et
revendiquée par l’auteur se révèle particulièrement féconde. Elle
permet notamment de restituer des continuités, là où on serait tenté
de ne voir que rupture et changement d’horizon. Car c’est bien dans
la comparaison avec Bodin qu’il faut encore penser le jusnaturalisme et
ses difficultés. Ici, le problème de l’obligation revêt l’allure particulière
d’un conflit des facultés : alors que pour Grotius l’obligation naturelle
est d’abord obligation envers soi-même dans l’obéissance à la raison,
Pufendorf n’admet au contraire qu’une soumission de la volonté au
pouvoir contraignant de la volonté. « Le jusnaturalisme semble ainsi
pris dans un étau : soit il fonde l’obligation naturelle sur la raison et
se trouve former un concept de l’obligation morale dont il a le plus
grand mal à tirer l’obligation politique, soit il pense l’obligation comme
sujétion d’une volonté à une autre et vide de contenu moral la relation
d’obligation ». La théorie du droit naturel sanctionne l’échec de toute
tentative entreprise en vue de donner à l’obligation politique une
origine naturelle.
Tout ce cheminement – faut-il s’en étonner ? – prépare l’apothéose
de la théorie rousseauiste. C’est à l’auteur du Contrat social que
revient en effet le mérite d’avoir pensé une manière d’être obligé qui
préserve intacte la possibilité de s’obliger soi-même. Bruno Bernardi
appuie son interprétation sur une lecture minutieuse qui force
l’adhésion.
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Du problème à la solution : de Rousseau à Rousseau
312
Il n’en demeure pas moins que la perspective qui conduit à ce triomphe
de la pensée rousseauiste rendait assuré un tel dénouement. Après tout,
l’impressionnant parcours argumentatif qui vise à valider l’hypothèse de
Rousseau empreinte des voies et passe par des jalons qui présupposaient
déjà une certaine forme d’adhésion. Comment justifier en effet le
choix des auteurs que cette étude a retenus ? On y trouve Bodin, mais
pas Machiavel ; on y trouve Grotius et Pufendorf, mais ni Hobbes ni
Locke ; Barbeyrac et Burlamaqui, mais pas Montesquieu. En somme,
on y trouve les protagonistes que Rousseau lui-même s’était donné
ou aurait pu se donner. En lecteur scrupuleux de Rousseau, Bernardi
s’est efforcé d’identifier précisément tous ceux à qui Rousseau faisait
implicitement référence. Ainsi a-t-il été conduit, dans la logique des
travaux entrepris par R. Dérathé, à identifier les sources de la pensée
rousseauiste, celles à partir desquelles cette pensée se déploie et se
justifie. Dans la lignée des auteurs dont se revendique Rousseau luimême cohabitent Sidney, Althusius, Locke, Montesquieu, l’abbé de
Saint-Pierre. Aucun de ceux-là ne figurent dans l’enquête. C’est que
Bernardi a préféré voir dans ce catalogue hétéroclite un repoussoir
commun : « aucun n’est à proprement parler un théoricien du droit
naturel ». C’est donc contre le droit naturel et en faveur du droit positif
que, à l’intérieur de la tradition contractualiste, Rousseau semble avoir
choisi ses alliés. Cette interprétation est tout à fait convaincante, et elle
conduit naturellement à faire une place importante à ceux que Rousseau
nomme les « jurisconsultes ».
Ce choix de respecter une classification « rousseauiste » des auteurs n’en
conduit pas moins à un certain parti pris. En respectant scrupuleusement
cette sélection, Bernardi n’a pas eu de peine à montrer que la modernité
politique se pliait effectivement au jugement de Rousseau. Mais c’est au
prix d’une minimisation excessive des différences qui séparent la pensée
de Rousseau de celle de Locke, ou de Montesquieu. Sur l’essentiel, écrit
Bernardi, ces penseurs se rejoignent : la convention, et la convention
seule, est le fondement de l’obligation. Or, justement, il n’est pas du tout
certain que cette thèse constitue une « prémisse » essentielle de la pensée
politique de Locke. Non que Locke n’ait effectivement soutenu cela...
mais on peut douter que la théorie de la convention (comme le problème
du fondement de l’obligation) constitue une aussi bonne voie d’accès
à la philosophie lockienne qu’à la philosophie de Rousseau. Bernardi
admet humblement que la différence entre les deux auteurs est sans
doute plus importante qu’il ne veut bien le dire ; mais, écrit-il, « notre
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313
damien clerget Une relecture de la modernité politique
but étant ici seulement de dresser l’arbre généalogique de la modernité
politique selon Rousseau, il ne saurait être question d’aller plus avant
dans l’examen de la relation de Rousseau à Locke ». La justification est
curieuse, car elle revient à assumer ouvertement la partialité du point
de vue sur la modernité au nom d’une fidélité maintenue à la pensée
de Rousseau.
Il serait sans doute légitime de se demander en quel sens cette généalogie
fonde l’hypothèse de Rousseau : lui donne-t-elle raison, comme le
prétend l’auteur ? Ou n’en rend-elle pas plutôt raison ? N’est-ce pas
parce qu’il s’est montré fin connaisseur de la tradition jusnaturaliste, et
qu’il a su porter remède à ses impasses théoriques que Rousseau a été
conduit à placer le problème du fondement de l’obligation au cœur
même du projet moderne ? Ce soupçon n’ôte rien à l’intérêt de l’ouvrage.
Bruno Bernardi s’est livré à une enquête passionnante et rigoureusement
attentive au détail des textes. Il a su sortir de l’ombre, avec une grande
pénétration, des auteurs rarement lus et rarement compris. Du point
de vue de la compréhension de Rousseau lui-même, sa contribution est
significative. Mais il n’est pas certain qu’elle suffise à renouveler notre
approche de la modernité politique.
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1 L’Expérience dans la philosophie
transcendAntale
Philippe Descamps *
Il est des livres qu’on n’oublie pas. Ils sont rares, ils sont précieux.
Mais surtout ils modifient profondément la lecture que l’on peut avoir
des grandes œuvres classiques. C’est d’ailleurs à cela qu’on les reconnaît
immédiatement. La Médiation de l’expérience en fait partie, à plus d’un
titre. Avec cette étude rigoureuse et savante, ardue assurément, Valérie
Kokoszka a fourni un peu plus qu’un simple essai, beaucoup plus qu’une
simple relecture de l’idéalisme allemand, elle a imposé une problématique
et formulé des questions fondamentales pour la compréhension de
l’essence même de la philosophie transcendantale.
Le point de départ du travail de Kokoszka peut s’exprimer en des
termes particulièrement simples, et c’est sans doute là le propre des
questionnements authentiquement philosophiques : « L’idéalisme
transcendantal entretient des relations suspectes avec le monde de
l’expérience dont il entend délivrer les conditions de possibilité a priori
en faisant retour à un principe ultime, la subjectivité transcendantale »
(p. 9), ce trouble et l’ambiguïté de ce rapport à l’expérience a d’ailleurs été
le point d’ancrage des critiques et des objections formulées à l’encontre
de l’idéalisme transcendantal accusé de ne jamais pouvoir atteindre
ni appréhender le monde de l’expérience. Qu’il s’agisse de considérer
le formalisme kantien, vilipendé en raison du dualisme fondamental
qu’il finirait par imposer au risque de la cohérence même du système
critique, qu’il s’agisse de la spéculation de Schelling par trop teintée de
romantisme, de la christologie fichtéenne sur laquelle de si nombreux
commentateurs se sont échinés sans toujours parvenir à en réduire les
*
315
raison publique n° 11 • pups • 2009
À propos de La Médiation de l’expérience. Sur l’incarnation de la liberté dans
l’idéalisme transcendantal, de Valérie Kokoszka, Paris, Passages, Le Cerf, 2005.
Philippe Descamps poursuit un post-doctorat au CERSES (CNRS).
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apories, qu’il s’agisse enfin de la phénoménologie husserlienne qui
demeure en apparence enfermée dans un subjectivisme insoutenable, la
philosophie transcendantale dans son ensemble, malgré la multiplicité
des formes et des modalités qu’elle a pu adopter depuis son inauguration
kantienne, souffre du rapport problématique qu’elle entretient avec
l’expérience, avec le sensible et finalement, du point de vue du sujet
lui-même, avec la finitude.
En prenant à bras le corps une telle interrogation, Kokoszka n’entend
pas sauver à tout prix la philosophie transcendantale, elle cherche
simplement à montrer que celle-ci n’a jamais oublié sa question
fondatrice, celle de la possibilité même de l’expérience et plus encore,
puisque la philosophie transcendantale dans son ensemble a affirmé
le primat de la raison pratique sur la raison théorique, celle de la
réalisation de la liberté dans le monde sensible. Reprenant à nouveaux
frais l’interprétation de la Typique de la Critique de la raison pratique,
l’auteur fixe le programme, complexe et ambitieux, de l’idéalisme
transcendantal post-kantien pour lequel il s’agit de répondre à l’exigence
inconditionnée de liberté sans renoncer au monde et sans se contenter
de l’inscrire dans un règne des fins principiellement inaccessible.
Comme elle le dit à propos de Fichte : « une philosophie de la liberté ne
se console pas de la perte de son champ mondain de réalisation dans la
fascination de son propre pouvoir de penser : il lui faut agir » (p. 130).
Autrement dit, l’idéalisme transcendantal aurait, après Kant, cherché
avant tout à sortir de l’alternative exclusive « la liberté ou le monde »
pour penser la liberté dans le monde et pour penser l’expérience comme
le médium nécessaire de la liberté. C’est en suivant le fil rouge tracé par
un tel projet que Kokoszka arrive à lier des recherches aussi diverses
que celles de Schelling, Fichte et Husserl pour souligner comment,
par delà ce qui sépare ces philosophies, l’idéalisme transcendantal a
voulu que la liberté fasse de la sphère du déterminisme naturel son
monde et non sa négation. Elle montre ainsi comment Fichte et Husserl
ont pensé conjointement et de manière indissociablement nouée la
genèse du monde et la naissance de la conscience libre. À propos de la
phénoménologie husserlienne elle insiste sur son attachement à montrer
que « la liberté n’est pas tant l’acte par lequel la subjectivité s’ébroue de
ses passions ou de ses tendances, ni l’acte d’adhésion à ses règles morales
et à ses principes absolus, mais l’acte d’auto-méditation ». (p. 184) et
que « la liberté ne tente pas l’exercice d’un acte libre [mais] ambitionne
de donner intégralement une forme singulière à la vie monadique, une
forme qui configure en liberté tout acte de la subjectivité » (ibid.), les
ambitions de liberté du sujet se trouvant ainsi « vivifiées à l’épreuve du
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monde » (ibid.) et « la fidélité à soi du moi [étant] d’emblée confiée à
son environnement mondain, aux situations dans lesquelles il fait et
réitère le choix de son sens » (ibid.).
Si le travail de Kokoszka est assurément convaincant, il présente encore
bien d’autres vertus. Il souligne notamment la fécondité intarissable
de la philosophie transcendantale et annonce l’ampleur de sa tâche
encore à venir. Enfin – et la chose est suffisamment rare pour que l’on se
permette d’insister – cet ouvrage allie une écriture excessivement serrée,
technique et rigoureuse à une élégance parfois étonnante qui ne peut
qu’enthousiasmer le lecteur.
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philippe descamps L’expérience dans la philosophie transcendantale
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L’histoire de la philosophie politique
selon Rawls
Nicola Riva
Ce volume, édité par Samuel Freeman, complète la publication des
leçons d’histoire de la philosophie de Rawls commencée en 2000 avec les
Lectures on the History of Moral Philosophy éditées par Barbara Herman
(Harvard University Press). Il comprend les leçons sur Hobbes, Locke,
Hume, Rousseau, Mill et Marx. En appendice se trouvent en outre
quelques leçons sur Sidgwick et Butler. Il s’agit de matériel préparé
par Rawls – et plusieurs fois révisé au fil des années – pour le cours
de « Modern Political Philosophy » qu’il a tenu à Harvard à partir de
la moitié des années soixante jusqu’en 1995. Dans certains cas (c’est
le cas des leçons sur Hobbes et Hume) il s’agit de la transcription
d’enregistrements complétée par des notes de l’auteur. Souvent, une
partie du cours de philosophie politique moderne était dédiée par Rawls
à l’exposition de sa propre conception de la justice : Justice as Fairness:
A Restatement, publié en 2001 édité par Erin Kelly, était à l’origine une
synthèse mise à disposition des étudiants.
Mon intention n’est pas de discuter la valeur herméneutique des
leçons de Rawls. En général, son interprétation – sans prétendre
à l’originalité – semble plausible : elle est très claire (au point d’être
quelque fois répétitive) et elle est étayée par de fréquentes références aux
textes des auteurs examinés. Ce qui est évident – et plusieurs fois déclaré
de façon explicite – c’est l’intention de Rawls de fournir l’interprétation
(qui lui semble) la meilleure, la plus cohérente et raisonnable des théories
considérées.
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raison publique n° 11 • pups • 2009
À propos des Lectures on the History of Political Philosophy, de John Rawls, Édité
par Samuel Freeman, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge &
London 2007, 476 p.
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L’aspect le plus intéressant de ce volume est sa contribution à la
compréhension de l’ouvrage théorique de Rawls lui même 1. Le volume
contient nombreuses références à la justice comme équité et aux idées
fondamentales du libéralisme politique. Rawls trouve dans l’œuvre des
auteurs classiques des idées qu’il a lui-même utilisées pour formuler
sa propre conception de la justice. Ainsi, par exemple, il trouve chez
Hobbes la distinction entre le rationnel et le raisonnable (p. 54-72),
tandis que dans la notion de volonté générale de Rousseau, il voit une
anticipation de l’idée de raison publique (p. 223-237).
Dans ce contexte, je vais considérer certains aspects particulièrement
intéressants du point de vue théorique.
Le premier de ces aspects concerne la troisième des leçons dédiées à
Locke (p. 138-155). Locke pense que du pacte social il pourrait sortir un
class state, c’est à dire un État dominé par une classe, dans lequel les droits
de participation politique active, bien que formellement accessibles à
tous (les hommes blancs et adultes), sont attribués sur la base de la
propriété. Un tel État serait donc légitime. Rawls, en reprenant en partie
un article par Joshua Cohen 2, explique comment Locke peut arriver à
une telle conclusion. L’idée est que les gens économiquement avantagés,
bien qu’intéressés à conclure un pacte de coopération avec les gens moins
avantagés, n’auraient aucun intérêt à le faire, à moins que le contenu
de ce pacte ne limite la possibilité de ces derniers d’utiliser l’autorité
souveraine pour les priver de leurs avantages. Par contre, les gens les plus
désavantagés auraient un intérêt à conclure un pacte avec les gens les plus
avantagés même en acceptant d’être exclus des droits de participation
politique active. Selon Rawls, cela démontrerait que l’information dont
les parties qui stipulent le pacte disposent – en particulier l’information
sur leur propre condition économique – peut influencer le contenu du
pacte social. Donc – conclut-il – il est nécessaire de limiter l’information
dont les parties disposent, par exemple, en les imaginant soumises à
un voile d’ignorance (cf. TJ, § 24; JF, § 25) pour éviter des résultats
contraires à nos intuitions morales les plus fortes (comme la justification
d’un class state).
Cette conclusion est problématique. Si la seule justification du voile
d’ignorance est la volonté d’exclure des résultats contraires à nos intuitions
J’utilise par la suite les abréviations suivantes : TJ pour A Theory of Justice (1971),
Cambridge, Harvard University Press, 1999 ; PL pour Political Liberalism, New
York, Columbia University Press, 1993 ; JF pour Justice as Fairness: A Restatement,
Cambridge, Harvard University Press, 2001.
Joshua Cohen, « Structure, Choice and Legitimacy: Locke’s Theory of the State »,
Philosophy and Public Affairs, 1986, vol. 15, n° 4, p. 301-324.
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nicola riva L’histoire de la philosophie politique selon Rawls
morales, on pourrait se demander si on ne devrait pas plutôt réviser ces
intuitions. Aucune de nos intuitions n’est par principe exclue d’une telle
révision, selon la méthode de l’équilibre réfléchi (cf. JF, § 10). Dans la
théorie de Rawls on trouve une autre justification du voile d’ignorance,
indépendante et plus forte : le résultat de la délibération sur les principes
qui devraient modeler la structure de base de la société ne doit pas être
influencé par des facteurs dépendants de conformations particulières
de la structure de base elle-même (comme la condition économique des
individus). Une différence importante entre le contractualisme de Locke
(et des ses disciples contemporains 3) et celui de Rawls consiste alors dans
le fait que, tandis que pour Locke les droits de propriété dépendent de la
loi naturelle et précédent le pacte social, pour Rawls ils font partie de la
structure de base de la société elle-même et doivent être conformes aux
principes de justice sélectionnés par les parties dans la position originelle
et ne peuvent donc pas la précéder (cf. PL, lecture VII).
Un deuxième aspect intéressant du volume réside dans la comparaison
entre la justice comme équité et la conception de la justice qui semble
être implicite dans l’œuvre de Marx. Rawls est d’accord avec ceux qui
– comme G.A. Cohen – pensent que la critique de Marx du capitalisme
est fondée sur une conception de la justice. Le capitalisme serait injuste
parce que fondé sur l’exploitation des travailleurs. Au capitalisme, Marx
oppose l’idéal d’une société juste, sans exploitation, constituée par des
travailleurs librement associés. Rawls n’écrit rien qui puisse suggérer
qu’il ne partage pas la condamnation de l’exploitation de Marx. Il est
possible de penser que les deux les modèles sociaux qu’il pense être
compatibles avec les principes de la justice comme équité, c’est-à-dire
la démocratie propriétaire et le socialisme libéral, sont des modèles
sociaux sans exploitation : dans l’un et dans l’autre cas, les travailleurs
auraient la propriété et le contrôle des moyens de production, dans la
démocratie propriétaire en tant que individus, dans le socialisme libéral
en tant que collectivité. Cela dit, Rawls n’est pas d’accord avec Marx à
propos des principes qui devraient gouverner une société juste. Marx
décrit deux différents modèles de société post-capitaliste qu’il pense être
destinés à se succéder au cours du développement historique et social:
la société socialiste et la société communiste. Dans les deux modèles, les
travailleurs auraient la propriété et le contrôle des moyens de production.
Mais dans la société socialiste le produit de la coopération sociale serait
partagé entre les travailleurs en proportion de la contribution de chacun
Par exemple Robert Nozick ; voir son Anarchy, State, and Utopia, New York, Basic
Books, 1974.
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à la coopération elle-même, tandis que dans la société communiste le
produit serait partagé entre les individus sur la base de leurs besoins, de
façon indépendante de leur contribution à la coopération sociale. Plus
précisément, dans la société communiste, l’abondance des ressources
déterminerait l’élimination d’une des circonstances de justice : la rareté
des ressources. Cela ferait de la justice une vertu non nécessaire.
Rawls pense que la justice comme équité est plus égalitaire que la
conception de la justice propre à la société socialiste, parce qu’elle
prévoit (par le principe différence) une forme de compensation pour
les inégalités dans les talents naturels, qui ne serait pas compatible avec
l’idée que le produit de la coopération sociale devrait être partagé entre
les individus seulement sur la base de leur contribution à la coopération
elle même (p. 365-368). Par contre, Rawls semble croire que, même si la
circonstance de la rareté des ressources pouvait être éliminée – possibilité
qu’il tend à exclure – il continuerait à y avoir de l’espace pour la justice
dans une société bien ordonnée. En soutenant cela Rawls semble
suggérer que la rareté des ressources est une circonstance de la justice,
pas dans le sens d’une condition qui rend la justice nécessaire (puisque la
justice serait nécessaire même si les ressources étaient abondantes), mais
dans le sens d’une condition dont il faut tenir compte en formulant une
conception de la justice.
Enfin, un dernier aspect intéressant du point de vue théorique
concerne la définition du libéralisme, de ses caractères distinctifs.
Dans l’introduction, Rawls mentionne deux caractères qu’il considère
distinctifs des conceptions libérales de la moralité publique.
Le premier caractère concerne les principes qu’elles considèrent valides
(p. 11-13). Selon Rawls, toutes les conceptions libérales de la moralité
publique incluent l’une ou l’autre des variantes des principes suivants : 1)
le principe qui attribue à chaque personne un ensemble égal de libertés
et droits fondamentaux (comme spécifiés dans une liste) ; 2) le principe
qui attribue la priorité aux libertés et droits fondamentaux sur d’autres
objectifs collectifs ; 3) le principe selon lequel chaque personne doit
avoir (une forme d’) accès au moyens pour l’exercice effectif des libertés
et des droits fondamentaux 4.
Le deuxième caractère concerne le fondement même du libéralisme
(p. 13-16). À la base du libéralisme il y aurait l’idée que la légitimité
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Rawls pense que les conceptions libertariennes (de droite) de la moralité publique,
comme celle de Robert Nozick, sont exclues de l’ensemble des conceptions libérales
de la moralité publique, parce qu’elles n’incluent aucune variante de ce troisième
principe (p. 13).
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nicola riva L’histoire de la philosophie politique selon Rawls
d’une société politique dépend du fait que ses institutions peuvent être
librement acceptées par tous ceux qui en font partie. Mais ce critère est
trop général. Chaque conception de la moralité publique est fondée sur
des raisons que les gens qui la soutiennent considèrent comme valides et
donc telles qu’elles peuvent (ou même doivent) être librement acceptées
par tous les membres de la société. Ce qui caractérise le libéralisme est
plutôt le type particulier de raisons qu’il est possible de mobiliser pour
justifier une conception de la moralité publique : il doit s’agir de raisons
qui pourraient être acceptées par tous les membres de la société, parce
qu’indépendantes de visions du monde particulières, de conceptions
métaphysiques (religieuses ou pas) disputées (cf. PL, lecture III). La
conception libérale de la raison publique et des citoyens et des citoyennes
raisonnables (dont Rawls trouve une anticipation dans l’idée de volonté
générale de Rousseau, cf. p. 223-231) est fondée sur l’idée que personne
ne peut prétendre être dans une position privilégiée pour juger de la
validité de visions du monde et conceptions du bien.
On se demande alors si, pour pouvoir être qualifiée de libérale,
une conception de la moralité publique doit avoir les deux caractères
(principes et fondement). Les leçons de Rawls sur Mill sont spécialement
instructives à cet égard (en particulier la quatrième, p. 249-316). Rawls
explique comment Mill, en utilisant le principe d’utilité avec une
conception du bien-être comme réalisation des facultés distinctives de
l’être humain, arrive à justifier des principes de justice qui coïncident
avec les principes de la justice comme équité. Rawls pense que
l’utilitarisme dans la version de Mill – qui se distingue de celle de
Bentham, parce qu’elle assume une conception du bien-être qui n’est
pas seulement hédoniste – est une conception de la moralité publique
qui pourrait converger avec d’autres conceptions dans un « consensus
par recoupement » (cf. PL, lecture IV) sur les principes de la justice
comme équité. Cela rend la conception de Mill dans un certain sens
libérale. Mais c’est une forme de libéralisme compréhensif, parce qu’elle
présuppose une conception très exigeante du point de vue normatif
(et donc disputée) de l’être humain et de sa réalisation. Cela fait d’elle
une conception perfectionniste dans son fondement, bien que libérale
(et donc anti-perfectionniste) dans ses principes 5. Rawls semble donc
On pourrait dire la même chose des conceptions de la moralité publique de
Ronald Dworkin, Joseph Raz et, à mon avis, Martha C. Nussbaum (qui ne serait pas
d’accord). Voir Ronald Dworkin, « Foundations of Liberal Equality », The Tanner
Lectures on Human Values, University of Utah Press, Salt Lake City, 1990 ; Joseph
Raz, The Morality of Freedom, Oxford, Clarendon Press, 1986 ; Martha C. Nussbaum,
Frontiers of Justice, Cambridge, Harvard University Press, 2006.
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croire qu’une conception de la moralité publique, pour être qualifiée de
libérale au sens fort (au le sens du libéralisme politique), doit satisfaire les
deux critères (principes et fondement), mais aussi qu’on peut en un sens
qualifier de « libérale » toute conception de la moralité politique qui,
indépendamment de son fondement, soutient des principes de justice
libéraux.
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