Avant de prendre la parole je voudrais dire qu`il est difficile pour moi

Transcription

Avant de prendre la parole je voudrais dire qu`il est difficile pour moi
Avant de prendre la parole je voudrais dire qu'il est difficile pour
moi d'exposer mon point de vue, c'est aussi difficile que
d'exposer mon sexe. Dévoiler ce qui nous habite profondément c'est encore plus intime
que de montrer l'intérieur de son corps. Pour dépasser ma pudeur,
à chaque performance je dois abandonner mon corps et le
mettre entièrement au service de quelque chose qui me dépasse.
Choisir de se mettre nue c'est avant tout accepter d'exposer sa
propre vulnérabilité. J'ai d'abord cherché à maitriser ce texte pour
ne laisser transparaitre ni pudeur ni faille, mais je n'y arrive pas. Je vais vous parler d'une de mes pièces, le titre est "Miroir de
l'origine", c'est une vidéo qui s'inscrit dans une série d'œuvres
appelée "Mémoire de l'origine", en référence à "L'Origine du
monde" de Gustave Courbet. "Je suis l'origine, je suis toutes les femmes, je veux que tu me
reconnaisses, vierge comme l'eau créatrice du sperme" C'est avec ces mots que le 29 mai 2014, jour de l'ascension du
Christ, j'ai voulu faire renaître le modèle de la peinture de
l'origine du monde de Gustave Courbet. Je me suis assise en
dessous de l’œuvre, face aux visiteurs du musée, et j'ai reproduit
le tableau en chair et en os. La gardienne de la salle s’est placée
devant moi pour cacher mon sexe, d'autres gardiens sont
intervenus et m'ont encerclée et dissimulée à la vue des visiteurs à
l'aide d’un paravent avant d'évacuer la salle. Ils ont appelé ensuite
la police qui m'a arrêtée et emmenée au commissariat. Au
commissariat, j’impose mon "point de vue" celui qu’on retiré à
Eloïse Bouton en la condamnant injustement pour exhibition
sexuelle. Au commissariat j’ai imposé qu’on regarde mes images
et qu’on écoute l’Ave Maria utilisé lors de ma performance car
sans cela ma déposition ne serait pas objective. J’ai refusé qu’on
utilise le terme exhibitionnisme. Je voudrais considérer les
policiers qui sont intervenus lors de mon arrestation comme des
exemples à suivre. Leur position d’écoute et la place qui a été
donnée au débat sur la distinction entre la nudité artistique ou
politique et l’exhibitionnisme est indispensable aujourd’hui et se
doit être intégrée comme une norme .
En posant ce geste, ce que je veux faire exister c'est le point de
vue de ce sexe qui est regardé. Une femme sans visage a réussi à
faire entrer son sexe dans l'histoire de l’art dans un des plus
prestigieux musée du monde. Ce jour-là, je lui ai donné une voix,
un visage, des yeux, un regard. Une identité. En décidant de prendre la place de cette femme j'ai pris la liberté
de redéfinir le modèle féminin et de le sortir de sa passivité pour
qu’il soit à l’image des femmes d’aujourd’hui. Mon intention a été
de montrer ce qui n'est pas visible dans le tableau et qui renvoie à
l'essence de la vie, ce trou qui n'a rien de choquant ou de
provocateur et qui nous renvoie à la source, au cœur de nos
origines, comme l'évoque le titre de la peinture. C'est malgré moi que mon sexe est devenu politique. Malgré moi,
tant il m'est difficile d'associer l'idée d'une quelconque
transgression à cet acte si pur, virginal, asexué. Pour recevoir ce
geste il faut faire appel à la mémoire, cette mémoire qui nous
permet de revenir à notre origine à toutes et à tous. Pour
comprendre cette nudité il faut se remémorer qui nous sommes et
d'où nous venons. Ce sexe est l'origine de chaque homme, de
chaque femme, du policier à la gardienne jusqu'au directeur du
musée. En ouvrant mon sexe je ne revendique pas le droit de le
faire mais je prends la liberté de me passer de toute revendication,
car la liberté se situe dans cet espace que j'ouvre.
En posant cet acte au musée d'Orsay, j'ai simplement replacé le
sexe là où il doit être, dans le corps d'une femme, dans le cadre
choisi par celle qui le porte. Je considère ce geste comme une
continuité de l’œuvre du peintre.
C'est cette réappropriation qui doit être vue, et non le sexe. C'est
ce geste qui doit être médiatisé et non le sexe, c'est ce geste qui
doit être exposé et non le sexe, car c'est dans la distance que
se révèle que ce n'est pas le sexe que j'ai ouvert, mais la toile de
"L'Origine du monde". En réincarnant le tableau, je redessine le modèle. J'expose la
position d'une femme nue qui s'est mise en mouvement pour
refléter ce qui aujourd'hui a bougé dans le monde et doit bouger
dans le regard, votre regard. Ce regard nouveau doit être pris en
considération dans la loi pour devenir une norme qui conditionne
le regard sur la nudité dans tous les domaines, et avant tout dans le
regard d'autrui. Je suis là car ouvrir son sexe c'est ouvrir la bouche. Il faut
reconnaitre que si je n'avais pas ouvert mon sexe, je ne serais pas
la devant vous aujourd'hui. C'est donc sur ce point, dans ce creux
que j'ai dévoilé que l'art et la loi s'entrechoquent et se rencontrent
maintenant. Voila, je ne suis pas plus exhibitionniste que politicienne, je suis
artiste et comme Eloïse Bouton je parle avec mon corps. Ce n'est
pas ma nudité que j'ai exposée, c'est un regard, celui qui n'existe
pas dans le tableau et qui reflète celui qu'on ne laisse pas exister
librement dans le monde. Interdire cette nudité-là, c'est occulter
un point de vue, une vision, une pensée. Ce n'est pas à moi de
fermer les cuisses, c'est peut être simplement à vous, du
spectateur, au gardien, au journaliste, de lever les yeux pour
regarder droit dans les miens. Et si il faut exposer son sexe au
Musée d'Orsay pour pouvoir vous dire de lever les yeux, alors je
le referais.
En posant ce geste c'est le reflet de votre regard sur le sexe de
toutes les femmes que j'ai exposé, et non l'inverse. J'insiste sur
ce renversement qui est le sujet de mon travail et se suffit à lui
même. Les nombreuses traces de ma performance dans les médias
du monde entier sont le miroir de ce regard sur le sexe et
constituent une œuvre dont vous êtes les acteurs et moi le miroir.
Ce corps que vous voyez ici ne m'appartient pas car quand je
pose, il ne s'agit plus de mon corps privé mais c'est un corps
public qui entre en scène. Le temps d'un geste, d'une position,
mon intimité n'existe plus. Aujourd'hui je ne suis pas nue de corps
mais je me mets à nu devant vous pour vous parler de cette nudité
illusoire qui sert de robe, d'uniforme et d'armure. La nudité que
j'expose n'est pas agressive. Il n'y a rien de plus doux, de plus
vulnérable, qu'une femme qui se met à nu. Cette femme dont le
corps a le pouvoir de donner la vie. Ce qui rend la scène violente
c'est l'arrestation. C'est l'étiquette de l'exhibition sexuelle qu'on lui
colle. Dans le sexe ainsi exposé lors de ma performance, c'est la
vie qu'il faut voir et rien d'autre. Il faut dès maintenant ouvrir vos yeux, pour comprendre cette
nudité. Le corps de cette nudité dont je parle n'est pas le
corps physique, je parle de cette charge, de ce moteur, de cette
pensée qui anime tous les artistes, qui mettent leur corps en jeu
pour faire exister une vision, un point de vue singulier. Le 29 mai
2014 je n'étais pas nue. Le 20 décembre 2013 Eloïse Bouton
n'était pas nue. Elle portait l'uniforme de la cause pour laquelle
elle se bat. Sa nudité est une nudité symbolique. La loi ne peut
pas s'appliquer sur une nudité symbolique : C'est un non-sens car
la transgression nait dans l'œil et le cœur de celui qui regarde, de
celui qui juge ce qui est regardable ou pas. Ce n'est pas un sexe que je montre, c'est la reconstitution d'un
tableau, un face à face, celui de deux femmes en uniforme, le
mien couleur chair et l'uniforme noir de la gardienne qui me cache
le sexe et demande aux spectateurs de détourner les yeux. Au lieu
de détourner son regard il faudrait déjà l'ouvrir et oser se
reconnaître dans la scène que j'ai créée. Cette scène révèle que
c'est vous qui vous êtes mis à nus devant mon sexe et non
l'inverse. Voilà ce que voit le modèle du tableau. Et c'est
uniquement parce que j'ai pris cette position que je peux l'affirmer
aujourd'hui. J'ai été à la fois le regardeur et le regardé, le sujet et
l'objet, l'artiste et le modèle. Ce jour la, la plainte du musée d'Orsay pour exhibitionnisme a été
classée sans suite mais elle a laissé à jamais la trace indélébile
d'une institution qui va jusqu'à nier son propre cadre et le sens
profond des œuvres exposées dans ses murs. Ils font abstraction
d'eux mêmes, de ce qu'ils sont censés incarner et finissent par
dévoiler leur propre autocensure au travers une plainte.
Qu’essayent-ils de cacher en posant cet acte de porter plainte en
réponse à mon geste ? Mon sexe ou leur propre échec face à la
mise en abîme de l’origine du monde qu’ils exposent ? Porter
plainte pour exhibition sexuelle, pour moi comme pour Eloïse B.
est une manière d’espérer détourner le message en le ramenant à
une simple enveloppe physique. C’est une manière de nous fermer
la bouche et de nous placer en position de défense qui nous
éloigne de notre message et de nous-mêmes.
La vidéo qui a circulé dans les médias ne montre qu'un seul
fragment de cette performance qui s'étend bien au-delà de mon
sexe. Mon sexe n'est que le déclencheur, la petite allumette qui ne
peut pas prendre feu par elle-même. La plainte n'a pas eu de suite, mais a eu des effets dont il est
important de comprendre le mécanisme. Le débat qui a fait le tour
du monde a été déplacé malgré moi sur la question de
l'exhibitionnisme, une question qui ne fait pas partie de mon
travail. Déplacer le débat et poser la question d'une transgression
qui n'existe pas revient à nier systématiquement ce point de vue
symbolique qui se doit d'exister sans avoir à se défendre. Déplacer
le débat sur la question de l'exhibitionnisme n'est rien d'autre
qu'une censure déguisée, que celle ci soit consciente
ou inconsciente, que celle ci s'exprime par le biais d'une loi ou
d'un simple regard conditionné. Je suis une artiste et une femme. Une artiste qui n'est pas
féministe mais la femme que je suis n’a pas d’autre choix que de
l'être. Je suis obligée d'imposer un point de vue qu'il faudrait
accueillir et auquel il faudrait simplement laisser la place. Cette
lutte ne se résume pas au simple fait de s'imposer dans un Musée
sans autorisation, c'est une lutte de tous les instants,
devant chaque choix, chaque prise de position, de la plus grande à
la plus minime. Pour illustrer mes propos je vais revenir sur
mon expérience récente mais révélatrice.
Peu de temps après ma performance, j'ai été invitée par une
prestigieuse institution luxembourgeoise, le Casino Forum d'art
contemporain pour exposer pour la première fois l'ensemble de
mon travail. Si je n'avais pas été médiatisée m'auraient-ils
invitée ? Si j'avais été jugée et condamnée comme Eloïse Bouton
m'auraient-ils exposée ? À ce moment là j'ai eu un court moment l'espoir et l'illusion que
quelque chose avait bougé et que pour la première fois je ne serais
plus obligée de m'introduire de force dans une institution, car
j'étais invitée. Très vite j'ai déchanté: je me suis heurtée au cadre
que je pensais pourtant avoir explosé. En fait petit à petit je me
suis rendue compte que les positions qui sont mises en jeu dans
mon travail allaient être utilisées comme des positions abstraites,
et j'irai même jusqu'à dire des positions purement décoratives.
Voulait-on exposer le sexe médiatique en occultant le sexe des
origines ?
Cette résistance institutionnelle est insidieuse, consciente
ou inconsciente et se manifeste toujours de la même manière : Le
déni du point de vue, celui du modèle que j'incarne dans mon
travail. Dans un mécanisme similaire à celui du Musé d’Orsay, le
déni du point de vue c’est le déni l’œuvre. Alors quelle différence
faire entre le déni inconscient d’un regard conditionné et la
censure ? Si je suis sortie du tableau ce n'est définitivement pas
pour me retrouver épinglée dans le cadre de l’institution. Et
certainement pas pour être le sujet, la muse de ma propre
exposition : j’en suis l’auteure. Tenter de cadrer mon point de vue
d'artiste, c'est me placer dans le rôle d'un modèle passif qui
n'existe plus aujourd'hui. Ne pas reconnaître le point de vue d'une
femme dans ma position c'est la considérer en objet. Ne pas
reconnaître le point de vue d'un artiste c'est le censurer, lui dénier
son droit d'exister. Qu'en penser aujourd'hui ? Certes mon sexe était invité mais
pensaient-ils que ma liberté pouvait être instrumentalisée ? Le
Casino Luxembourg estime – et je les cite – qu'il est trop risqué de
m'exposer. Quels risques courent-ils sachant que je ne vais pas
montrer mon sexe en vrai dans leurs murs ? Ma nudité est
symbolique mais mes positions ne le sont pas et c'est pourquoi j'ai
accepté de prendre la parole aujourd'hui. L'exposition est annulée, et j'irais en justice si je dois dans le but
de lever le voile sur une censure insidieuse qui voudrait que
j'accepte une sentence abusive. Je le refuse. Depuis toujours, à
travers mes photos et mes films, je questionne une seule chose: Le
point de vue du modèle féminin ; et l'annulation de cette
exposition n'est rien d'autre que lui refuser le droit d'exister.
En accordant une exposition monographique à une artiste femme
dont le travail met en abîme le rôle même de l’institution a travers
la nudité, le Casino montre son soutien à une critique qu’elle
accepte puis rejette sans raisons recevables. Qu’est-ce que cela
cache ? Oseront-ils aller jusqu’à se battre pour ne pas exposer un
artiste ? Les rôles sont inversés. Les engagements portés disparus.
Pour finir j’aimerai dire que ce n'est pas le corps nu mais le point
de vue de ce corps nu qui doit être accepté et accueilli dans la loi
comme dans l'art.
Je remercie infiniment Eloïse Bouton d'avoir organisé ce colloque
car il est fondamental que l'amalgame entre nudité érotique ou
pornographique et nudité symbolique ou politique cesse. Il me
semble que c’est le rôle de la loi que de protéger ces artistes, ces
militants qui comme moi font aujourd'hui du corps leur outil de
travail principal. Je voudrai saisir cette occasion pour citer des
artistes qui selon moi font partie de celles qui à travers leur travail
déplacent les codes quant à la question du corps. Je pense par
exemple à Rim Battal ici présente, artiste visuelle qui questionne
l'oppression du corps féminin dans nos sociétés. Je pense à
Camille Moravia qui déplace la question de l'intime, à Laurette
Massant qui remet en question les figures féminines qui forment
notre désir. Ou encore Nina Elpolin, ici présente qui avec son
corps travestit les codes du graffiti en défiant les institutions.
Je vous remercie pour votre écoute
Puissent mon expérience personnelle et mon point de vue vous
permettre de mieux concevoir cette nudité contemporaine.