Actes du colloque Plaisirs et soins - Fédération 3977 de lutte contre
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Actes du colloque Plaisirs et soins 16 octobre 2007 Un évènement soutenu par : AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 1 Sommaire ACCUEIL, BERNARD DUPORTET 3 INTRODUCTION : LE DROIT AU PLAISIR, GENEVIEVE LAROQUE 4 LE PLAISIR DES PETITES CHOSES, RENATE GOSSARD 6 DEPASSER LE CERCLE DE L’INTIME - LA QUESTION DE LA SEXUALITE, GERARD RIBES 8 L’INTELLIGENCE AFFECTIVE, LOUIS PLOTON 12 LA RESILIENCE, DISCUSSION ENTRE GERARD RIBES ET LOUIS PLOTON, ANIMEE PAR GENEVIEVE LAROQUE 16 LA RESILIENCE, DISCUSSION ENTRE GERARD RIBES ET LOUIS PLOTON, ANIMEE PAR GENEVIEVE LAROQUE 16 DISCUSSION 19 UNE LUCARNE DANS UN MONDE DE CONFUSION, FRANÇOIS ARNOLD 22 PLAISIR ET DEMENCE, FRANÇOIS BONNEVAY 26 COMMUNICATION NON VERBALE, LES CINQ SENS ET LE ROLE DE L’ANIMAL, DES PISTES A EXPLORER. BERNADETTE LE NOUVEL ET DIDIER VERNAY 30 ANIMATION ET DEMENCE, PHILIPPE CRONE 33 DIETETIQUE ET NUTRITION, MONIQUE FERRY 36 PLAISIR GUSTATIF : TOUS LES SENS EN EVEIL, JOSIANE VIBERT 40 DISCUSSION 44 CONCLUSION, JEROME PELLISSIER 46 CLOTURE, GENEVIEVE LAROQUE 50 LA PICCOLA COMPAGNIE ET LETTRES A 51 QUELQUES RESSOURCES 54 AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 2 Accueil, Bernard Duportet Quel plaisir pour moi de vous accueillir si nombreux pour cette journée consacrée au thème du plaisir. J’ai cherché, comme il est habituel, ce que d’autres ont pu dire sur ce thème et j’a retenu cette phrase de Marc de Papillon ; écrite autour de 1580 environ : « une vie sans plaisir est une mort honteuse ». présent, plaisir elles-mêmes et Ce thème s’est souvent mal vu Cette phrase situe bien le débat. Dans les si nombreuses situations dont nous avons eu à connaître tant en ce qui concerne les personnes âgées ellesmêmes que ceux qui les entourent, qui les soignent, les accompagnent, ce thème du plaisir est presque toujours qu’on leur refuse, plaisir que les personnes vulnérables se refusent à plaisir que très souvent la société elle-même leur refuse. donc imposé à nous. Il n’est pas d’un grand classicisme et il est même de l’évoquer. J’espère qu’au terme de cette journée vous pourrez partir avec quelques notions plus étayées, et que vous saurez, que vous pourrez être des relais dans vos cercles professionnels pour faire passer dans les faits ce droit au plaisir des personnes dont nous avons la charge. Je voudrais remercier tous ceux grâce à qui nous pouvons développer notre action en faveur de la bientraitance. Ils sont plus de 40 qui permettent à notre association de vivre et de se développer. Je voudrais remercier plus particulièrement ceux qui ont fait que cette journée a pu avoir lieu, l’AG2R et REUNICA qui nous soutiennent de manière importante depuis le début et les laboratoires EISAI - PFIZER qui permettent en particulier de nombreuses actions dans le champ de la maladie d’Alzheimer et des démences en général. Je voudrais dire aussi, en notre nom à tous, un grand merci à toute l’équipe et à celle qui a été votre interlocutrice pour les inscriptions et les questions matérielles qui ont permis cette journée, Caroline Lemoine, notre responsable de communication. Je voudrais saluer également Michel Ladegaillerie, qui est dans la salle aujourd’hui. Il avait accepté il y a quelques années d’être notre président et il m’a passé ensuite le flambeau. Il est un peu ici chez lui puisqu’il a été vice président de la mutualité francilienne. C’est un peu lui qui nous accueille aujourd’hui. Toutes les interventions d’aujourd’hui seront intégralement téléchargeables sur notre site internet. De plus, lors des pauses, je vous invite à vous rendre à l’accueil où les laboratoires EISAI – PFIZER ont mis à votre disposition des documents sur la maladie d’Alzheimer. Sans plus attendre, je passe la parole à Geneviève Laroque, qu’on ne présente plus tant son activité est débordante, elle est présidente de la Fondation Nationale de Gérontologie et vice présidente de l’AFBAH. C’est à ce double titre que je lui cède la parole. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 3 Introduction : Le droit au plaisir, Geneviève Laroque Maintenant que j’ai reçu un seau d’observations et de compliments, je vous dis bonjour à tous. Si peau d’âne m’était conté, j'y prendrais un plaisir extrême. Est-ce que j’ai pris du plaisir à préparer cette intervention ? Est ce que vous prenez du plaisir à venir participer à cette journée de travail ? J’ai consulté le dictionnaire, car j’étais un peu mal à l’aise et le dictionnaire m’a indiqué que le plaisir était de l’agrément, du goût, de la volonté, que le contraire du plaisir était double : le déplaisir et la douleur. Je crois qu’il est très intéressant de travailler sur la triade plaisir – déplaisir – douleur car ce n’est pas la même chose d’être en situation de déplaisir ou d’être en situation de douleur et que la notion de plaisir est à la fois une attitude, un ressenti positif, agréable, mais pour Epicure ça se contente d’être une absence de souffrance corporelle ou de troubles de l’esprit. Autrement dit pour Épicure c’est essentiellement la sérénité. Est-ce que le plaisir et la sérénité se superposent, est-ce que la sérénité est un des avatars du plaisir ? Il est intéressant de s’interroger sur les liens entre le plaisir et la sérénité en parlant du plaisir et de la vieillesse. Lorsque j’ai demandé à mon excellent ami google de me dire ce qui se passait entre la vieillesse et le plaisir, il m’a sorti quelques dizaines de milliers de résultats. Pour ceux que je suis allée voir, les orateurs étaient souvent assez négatifs. Bien sûr on peut s’accrocher à Cicéron, à Sénèque, à Spinoza, qui dit quelque chose de génial « c’est une farouche et triste superstition que d’interdire de prendre du plaisir ». Je crois qu’il faut l’afficher partout. Car finalement, lorsqu’on me demande de parler du droit au plaisir, j’ai envie de m’accrocher à Spinoza, mais pour cela, il faut quand même savoir comment on tourne autour de cette notion. A quoi le plaisir ? Il sert à se faire plaisir, mais aussi éventuellement à faire plaisir à l’autre : je me fais plaisir en faisant plaisir à l’autre. Car si je te fais plaisir sans me faire plaisir, cela risque d’être complètement perverti. Certains plaisirs sont indispensables pour sauver l’espèce, comme le plaisir sexuel qui permet de renouveler les cadres, pour qu’il y en ait qui rentrent dans la carrière quand leurs aînés n’y seront plus… Les neurobiologistes expliquent que le plaisir est un ensemble de mécanismes. Ils ont fait de nombreuses expériences, comme celle du rat appuyant sur un bouton jusqu’à épuisement, car il se fait tellement plaisir qu’il ne peut plus arrêter1. C’est une idée à garder dans un coin de sa tête : Est-ce que le plaisir peut être dangereux ? Il y a plein de moralistes pour dire que le plaisir est dangereux, que le plaisir n’est pas moral, que le devoir est beaucoup mieux. Je pense qu’on ne fait bien son devoir que si on le fait avec plaisir, et que si on le fait par pure obligation, on le fera mal. C’est une autre idée à garder en tête. Il est très important de savoir qui prend du plaisir quand on s’occupe de l’autre, et notamment de l’autre fragile, de l’autre vieux, de l’autre dément, laid, sale, agressif, désagréable… Est-ce qu’on peut quand même prendre du plaisir à s’occuper de cet autre là ? Ou est-ce qu’il faut que l’autre me renvoie une image souriante, une image aimable, comme on dit quelque part aussi que le vieillard agréable et enjoué vieillit mieux que les autres. Le plaisir est partout, les philosophes en ont parlé, les moralistes s’en sont méfiés, tous les sens sont dans le coup. Je discutais l’autre jour à propos de plaisir et de communication avec de jeunes gens qui voulaient développer des outils informatiques pour les vieux. Je disais que cela allait jouer sur la vue et sur l’ouïe mais que le goût, le toucher et l’odorat n’allaient pas être concernés. Or le plaisir passe par les cinq sens pour moduler toutes les occasions de plaisir, quel que soit l’âge, quel que soit l’état, l’environnement. 1 http://lecerveau.mcgill.ca/flash/d/d_03/d_03_cl/d_03_cl_que/d_03_cl_que.html AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 4 Est-ce que le plaisir n’est pas quelque chose d’inhérent à notre existence ? Le plaisir n’est-il pas, probablement, indépendamment du plaisir sexuel, une source de vie ? Plaisir source de vie, source d’échange avec l’autre, plaisir solitaire, plaisir des sens mais aussi plaisir du rêve, de l’imagination. Lorsqu’on est vieux, est-ce qu’on n’a pas très souvent besoin de se réfugier dans le rêve, l’imagination, pour avoir du plaisir ? Pour pouvoir se réfugier dans le rêve et l’imagination, il faut peut-être avoir un lieu, un temps, pour rêver, imaginer, et il faut pouvoir se réserver, se voir réserver, des lieux, des moments d’intimité, de solitude. Je ne parle pas d’isolement dramatique, je parle de solitude riche, de lieux et des moments de cachotterie parce que quelque fois le plaisir a besoin de cachotterie : quand vous étiez petit vous vous réfugiez dans un coin pour avoir des quantités de plaisirs qui n’étaient pas forcément des plaisirs de transgression, mais des plaisirs que vous n’aviez pas envie de partager. Ca vous permettait de partager mieux à un autre moment, avec les autres. Comment l’organisation de la vie des grands vieillards, de ceux dont il faut s’occuper, de ceux dont on dit q’il faut les surveiller – bien sûr il faut les surveiller pour qu’il ne leur arrive pas de malheur – peut leur réserver un temps du plaisir partagé avec ceux qui s’occupent d’eux et un temps du plaisir solitaire ? Je crois que c’est très important et qu’on n’y pense pas assez. On m’a souvent expliqué combien l’isolement des vieillards était la catastrophe des catastrophes et on a raison. Mais si l’isolement des vieillards est la catastrophe des catastrophes, l’intrusion permanente dans la vie du vieillard, pour s’occuper de lui, l’habiller, le laver, le torcher, lui donner à manger, pour recommencer, pour veiller à ce qu’il dorme, pour rentrer dans la chambre parce qu’il dort pour vérifier qu’il dort, ce qui est un excellent moyen de le réveiller, pour savoir s’il est propre car il faut le changer s’il est sale, pour un certain nombre de choses.. Bon dieu, foutez leur la paix de temps en temps… Foutez leur la paix de temps en temps… quand je suis tout petit j’ai besoin qu’on me foute la paix de temps en temps, quand je suis vieux aussi. Mais en même temps, je ne veux pas être tout seul, ce qui fait que ce droit au plaisir est un droit parfaitement contradictoire entre le besoin d’être avec et le besoin de ne pas être avec. Ce besoin contradictoire du vieux sera aussi le besoin contradictoire du soignant qui doit pouvoir trouver du plaisir à être avec ce vieux là, même s’il est moche, même s’il est sale, même s’il est agressif, même s’il est désagréable. Car il y a quand même une petite étincelle quelque part. Mais il a aussi besoin de ne pas être avec. Il a aussi besoin de pouvoir aller se faire plaisir ailleurs, avec d’autres. Et ce que ça ne s’appellerait pas simplement la société et le lien social, ou l’humanité ? Savoir qu’on se fait plaisir quand on est tout seul et qu’on en a besoin, qu’on se fait plaisir quand on est avec l’autre parce qu’on est un animal social, qu’on se fait plaisir et qu’on fait plaisir à l’autre dans des cercles concentriques de dimensions diverses. Je voulais aussi renvoyer au droit de la personne hébergée dans un établissement médico-social et je n’ai pas trouvé la notion de plaisir. Alors peut être qu’il faudra demander au législateur futur d’introduire le droit et le devoir de plaisir dans leur prochaine législation. Je vous remercie. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 5 Le plaisir des petites choses, Renate Gossard Je suis infirmière en podologie dans 4 établissements de Reims, soit 890 personnes âgées. Pendant 20 ans j’ai travaillé aux pieds des personnes âgées. Je suis arrivée en 1947 en France, ne parlant pas un mot de français, chez une grandmère qui elle ne parlait pas un mot d’allemand. Ca a été très difficile, nous avons communiqué par la tendresse, de petits biscuits… Grâce à cette grand-mère, les personnes âgées ont toujours eu une grande valeur à mes yeux. Ensuite j’ai fait mes études d’infirmière et de podologie et je me suis dit que je pouvais faire quelque chose dans les maisons de retraite. J’ai été 20 ans aux pieds des vieux, face à face. A dire vrai, on cache les vieux comme eux cachent leurs pieds. On ne s’occupe jamais des pieds des personnes âgées. Comment voulez-vous qu’elles continuent à marcher, à participer à la vie de la maison de retraite, aux activités, si elles ne peuvent pas se chausser ? Je le vois à Reims, où en animation, on s’occupe bien plus des personnes qui peuvent encore marcher que de celles qui ne le peuvent plus et restent dans leur chambre. S’occuper de leurs pieds, c’est ainsi lutter contre la solitude. Se chausser est primordial, pourtant, combien avons nous eu de grands-mères, de grands pères qui avaient des chaussures dans lesquels ils ne pouvaient plus entrer les pieds. Au début, je faisais ces soins de pieds face à la personne âgée. Ces pieds, quand on a 80, 85 ans sont abîmés. Ils ont vécu, sont déformés, ce qui pose problème, même pour rester dans sa chambre. Les gens m’ont alors parlé, m’ont confié leur vie de manière incroyable. Ils m’ont raconté pourquoi ils étaient là, m’ont fait leurs confidences. Je vous assure que ces pieds de vie ont vraiment une histoire. Je me suis dit que ces personnes étaient si contentes de confier leurs pieds qu’on devait pouvoir faire une animation de cela. Vous connaissez aussi bien que moi le problème du « chariotage » des professionnels qui amènent les personnes âgées en animation ou pour un soin. Ca a été assez difficile au début, de faire prendre conscience de l’intérêt de cette activité. Nous avons eu une grande salle, et tandis que je m’occupais d’une personne puis de l’autre, nous avons fait une animation simplement humaine. On parlait de tout, je soignais les pieds, les gens parlaient de leur vie. Cela a découlé sur le mouvement des panthères grises, fondé par Maggie Kuhn aux Etats-Unis. Ce mouvement a été créé en pensant aux « Black Panthers », le pouvoir des noirs. Maggie Kuhn a pris conscience du pouvoir des « grises », les femmes de 60 ans et plus, à la retraite, qui peuvent encore agir face à la négation de la vieillesse. C’est encore d’actualité. Les panthères grises ont servi, en France de « poil à gratter » auprès des médias, pour rappeler que nous sommes tous les vieux et les vieilles de demain. Car les vieux n’existent que peu pour les médias. Les politiques font parfois de grands discours, comme hier soir à la télévision, mais disent que cela va coûter fort cher. Pourtant, mes pieds n’ont pas coûté très cher, un petit scalpel, un bistouri... Je pense que chacun peut faire quelque chose de façon très pragmatique et simple : une des dernières actions des panthères grises a été la promotion de la bisouthérapie. Les personnes âgées, en résidence ou à domicile, ont besoin avant tout d’exister pour quelqu’un, de recevoir de la tendresse. Donner un bisou à ceux qui le demandent - je le précise bien – est quelque chose de formidable. Tous ont besoin de tendresse, de chaleur, de reconnaissance, ce qui peut être transmis simplement. Pour finir, je voudrais vous lire un article écrit par une dame, sur son rêve de maison de retraite où nos petits vieux étaient si heureux que le bonheur se lisait dans leurs yeux ; Le personnel était si nombreux que nos anciens étaient cajolés, chouchoutés, dorlotés. Une maison de retraite à la portée de tous les revenus, des plus modestes aux plus élevés. Une maison où on croisait les personnes dans les couloirs, changés de la tête aux pieds, sentant bon la savonnette et l’eau de toilette. Un personnel si nombreux qu’il travaillait dans la joie et la bonne humeur. Plus de résidents rabroués, pas un personnel AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 6 surmené. Ils étaient tolérants, car ils n’ont pas toujours le caractère facile nos aînés, ils sont exigeants et impatients parfois, les repas pris en salle à manger ou dans la chambre, avec des menus appétissants, adaptés au goût de chacun, ouvrant l’appétit des plus récalcitrants. Finis les tristes repas, le soir, seul dans sa chambre. Là dans cette maison de retraite pimpante et accueillante, le personnel a le temps d’écouter et de consoler nos aînés qui ont tant à raconter, eux qui n’ont jamais connu les 35 heures mais souvent une vie de dur labeur. Comme ils sont gais et joyeux. Soudain une sonnerie. Le réveil. J’avais fait un rêve. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 7 Dépasser le cercle de l’intime - la question de la sexualité, Gérard Ribes Je suis psychiatre et sexologue, personne n’est parfait. Etant psychiatre et gérontopsychiatre, je m’intéresse aux problèmes du vieillissement. Etant responsable de l’enseignement de sexologie à la faculté de médecine de Lyon, j’ai essayé de croiser mes doubles intérêts entre la sexualité et le vieillissement. Hier soir à table, alors que nous préparions cette journée, nous nous sommes rendu compte dans nos discussions que l’enfant était né au 18ème siècle, c'est-à-dire que la prise en compte de l’enfant datait du 18ème et s’était installée au 19ème. C’est peut-être dans cette prise en compte de l’enfant que la vision de l’enfant avait été complètement différente. Cet enfant que Freud a vu au 19ème, il l’a vu avec la vision du 19ème, mais l’intérêt a peut-être été de le considérer comme un individu, avec toutes les spécificités de l’individu et non pas comme un être éthéré, petit ange descendu du ciel, sans aucune question dans sa tête, sans aucune « perversion ». On pourrait se dire que Freud a fait sortir l’enfance de l’innocence. Peut-être que le 21ème siècle va nous permettre de faire naître les vieux, que ce sera enfin le moment où les vieux vont exister non pas là aussi comme des êtres un peu surprenants, des vieux adultes, mais avec toutes ces spécificités du vieux et toute la globalité de ce que c’est être un vieux. Comme l’enfant est sorti de l’innocence, on peut souhaiter que le 21eme siècle fasse sortir le vieillard de l’abstinence. Notre modèle est un modèle que je vais qualifier d’adulte. La référence actuelle se fait par rapport à une sorte de norme d’adulte, qui devrait être la bonne norme, comme s’il y avait un temps qui devait spécifier quelque chose, en particulier en ce qui concerne la sexualité. Le vieillard va nous interroger sur notre propre sexualité et notre devenir en terme d’individu. Il y a peut être un mécanisme qui fait qu’on n’a pas trop envie de se ressembler avec le vieillard. Mettre une barrière entre le monde des « adultes », je vais garder ce terme là, et le monde des vieillards, grâce par exemple à une dimension maternante, infantilisante, qu’on peut utiliser dans cette relation avec le vieillard est une manière de le desexuer, de se protéger de ce qu’on va devenir en tant que vieillard, de se dire qu’il y a un monde des adultes, dont je fais partie, qui a un droit à la sexualité, parce que maintenant on a un droit à la sexualité, et un monde des vieillards qui serait un monde où la sexualité ne serait pas de mise et qui ne serait pas mon monde. Barrière entre deux univers. Cette desexuation va créer cette différence entre le monde des adultes et le monde des vieux. Vieillir est un moment extrêmement important car c’est un moment où l’on va rencontrer son corps. Il y a quelques choses qu’on appelle le silence des organes lorsque l’on est médecin, qui est l’illusion de la bonne santé : Ca ne veut pas dire que parce que ces organes ne se signalent pas qu’on est en bonne santé, mais en tout cas, on est dans un corps qui ne se manifeste pas et qui se manifeste lorsqu’on le sollicite. L’activité physique est une manière de le solliciter, les différents sens sont une manière de le solliciter, la sexualité est une manière de le solliciter. Quand on vieillit, son corps devient omniprésent ; Je garde le souvenir d’un monsieur il n’y a pas très longtemps qui me disait « vous savez docteur quand je me réveille le matin et que j’ai mal je sais que je suis vivant ». Mais est-ce-que ce corps est seulement un indicateur de douleur, de perte, d’évolution vers quelque chose qui est inéluctable, la mort ? Si ce n’est que ça, quelle va être la AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 8 capacité à conserver un corps sexué, un corps de désir, un corps de la relation, un corps de la rencontre avec l’autre ? Le deuxième élément, qui a été très bien développé par Geneviève tout à l’heure, c’est cette question de l’intime, que je ne vais pas développer il y aurait énormément de choses à dire, mais je peux affirmer que plus on vieillit, plus on devient un individu public, c'est-à-dire que plus on vieillit plus on va avoir de difficultés à garder sa zone de l’intimité. On va devenir un individu public car il y a de plus en plus de gens qui vont intervenir chez vous dans un premier temps, sur vous dans un deuxième temps. Quelle est la place que je vais pouvoir garder dans cette zone de l’intime ? Comment je vais pouvoir me garder cette bulle de la rencontre entre soi et soi, quelque chose qui ne soit pas éclatée sur la place publique, en particulier lorsque l’on est en institution. Je voulais juste reprendre cette citation : « Le respect de l’intimité et de la vie privée, c’est aussi de reconnaître que la personne a des besoins d’affection, de tendresse et de sexualité ». Je voulais mettre en exergue le terme de reconnaître, et aussi poser la question de comment on va reconnaître l’autre en terme de parité, et en terme de parité autour de la sexualité. Peut-être qu’en tant que soignant c’est extrêmement dangereux, en particulier quand on est dans les soins de proximité, de toilette. C’est toujours la question qu’on me pose : les érections des hommes au moment des toilettes sont des choses qui agressent les soignants, les soignantes en particulier. Qu’est ce qu’on va en faire ? C’est une question ouverte. Nous allons maintenant entrer dans les chiffres, grâce à une étude un peu ancienne mais extrêmement intéressante par sa moyenne d’âge 86 ans avec des gens entre 100 et 102 ans. Ce qui est intéressant c’est de penser la sexualité comme n’étant pas simplement la génitalité. La sexualité c’est pas mettre un truc dans un machin. C’est quelque chose qui va englober toutes les dimensions de la tendresse. C’est une notion extrêmement présente (chez 82 % des hommes et 64 % des femmes2). Des études plus récentes ont à peu près les mêmes chiffres. Selon cette même étude, 72% des hommes et 40% des femmes se masturbaient. Les chiffres sont différents actuellement, car il y a une censure sociale par rapport à la masturbation féminine qui est différente, et même les femmes âgées osent plus parler de leur masturbation, dans ses plaisirs solitaires et ses rencontres avec son corps. Enfin, 63% des hommes et 30 % des femmes (il faut penser aussi au ratio ¼ dans le vieillissement) avaient des rapports sexuels. Quand on interview les équipes, tout le monde est d’accord pour dire que la sexualité est extrêmement important pour les personnes âgées. Tout le monde est d’accord… Mais personne ne fait rien pour que ça se fasse : quand on regarde la mise en pratique de cela, on ne trouve quasiment rien du tout. Et là aussi on peut se poser des questions : dans le discours, intellectuellement, c’est quelque chose de très bien, mais dans la réalité, qu’est ce qu’on en fait ? Le plus souvent strictement rien. On peut même avoir des attitudes plutôt négatives. Je vous ai ressorti cette étude d’Hammond par rapport aux réactions face à quelqu’un qui se masturbait : je rentre dans une chambre, je découvre un résident en train de se masturber. Je précise bien qu’on est dans le cadre privé d’une chambre. C’est moi qui ai fait intrusion dans un espace privé et je découvre quelqu’un qui est en train de se masturber. Les réactions : se mettre en colère, faire la morale, taquiner, traiter la personne comme un enfant. Il y a aussi des réactions qui sont positives, mais quand on regarde l’étude, ce sont les réactions négatives qui ressortent en premier. 2 Bretschneider et Mc Coy (1988) 202 personnes entre 80 et 102 ans. Age moyen 86 ans. (h:100,f:102), Sexual interest and behaviour in healthy 80 to 102 year olds. Arch Sex Behaviour 1988,17,109-129) AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 9 Si on interroge les personnes âgées qui sont en institution sur ce qu’elles pensent elles de la sexualité des personnes âgées3, 81 % des hommes et 75 % des femmes considèrent qu’il est normal que les âgés puissent avoir une sexualité : mon droit, ma possibilité, ma capacité à, doit être préservé. La sexualité n’est jamais quelque chose d’obligatoire, on peut vivre, et très bien, sans sexualité. Mais quand j’ai ce besoin là, quand ça fait partie de mon équilibre, quid de ma possibilité à exprimer cette chose là ? Par contre, il y a un certain nombre de choses qui vont la limiter : Le manque de partenaire, la présence d’un tiers, le manque d’intérêt, les problèmes de santé, et surtout les représentations sur la santé : la peur de faire un infarctus pendant un acte sexuel, la peur de péter une prothèse de hanche…. Ce sont des questions qu’on me pose en permanence : « je vais péter ma prothèse ». Mais si on n’a pas expliqué ce qu’il en est aux gens, les peurs s’installent, et la perte de l’intimité est extrêmement rapide. Pour l’infarctus, un rapport sexuel avec un partenaire ou une partenaire habituel(le) est l’équivalent de la montée à pieds de deux étages. Donc toute personne capable de monter deux étages à pieds sans mourir en arrivant en haut est capable d’avoir une activité sexuelle. Chose intéressante aussi dans cette étude, c’est l’incapacité à réussir. 15 % des hommes ont peur de ne pas réussir, de ne pas « bander ». Petite parenthèse sur ce sujet : actuellement, toutes les études qui sortent montrent que les représentations sociales du fait que ce sont les femmes qui arrêtent la sexualité ne sont plus vraies. Ce sont les hommes qui préférentiellement arrêtent la sexualité, par peur de leurs capacités et de leurs incapacités, et autour de la question de leur érection en particulier. Et puis, chose importante, que j’ai mis en dernier pour pointer la chose, c’est le vécu de ne pas être sexuellement attractif, qui retombe sur la question de l’image de soi, de l’estime de soi, élément clef de la sexualité. L’étude d’Hosam4 est une méta étude, une étude de « fainéants »… ce sont des gens qui reprennent les études des autres et les publient en les rassemblant. Ce sont les meilleures études pour des carrières universitaires car ce sont les plus lues, donc il ne faut faire que cela. Le premier élément, que je voulais mettre en exergue, est le manque d’intimité. La question de la sexualité en institution va poser de manière importante la question de l’intime et je dirais peut importe la sexualité, posons nous la question de l’intime : comment travaille-t-on sur l’intime dans nos institutions ? Quel sens va ton donner à ce mot ? À partir de là, ça ne nous regarde plus, il y a quelque chose qui n’est plus de notre champ. Nous aurons mis en place quelque chose pour que l’intimité soit préservée. Après il y a le manque de partenaire, les pathologies mentales, physiques…. Autre élément important, l’attitude de l’équipe : On s’est rendu compte que les équipes qui n’étaient pas formées avaient des attitudes négatives qui très souvent faisaient écho aux attitudes de la famille. Il y aurait plein de choses à dire sur le vécu que véhicule la sexualité de son parent, de son grand parent, et cette rupture dans une continuité famille que va introduire l’arrivée d’un tiers dans un EHPAD ou dans une maison de retraite. Je pense qu’il faut travailler au niveau de l’équipe et des familles. Quelles seraient les stratégies pour répondre aux besoins sexuels des personnes âgées en institution ? Les éléments qui sont ressortis sont : améliorer les connaissances des équipes sur la sexualité des personnes âgées, j’espère qu’on va y participer un petit peu aujourd'hui, quid de l’évaluation de la sexualité dans les plans de soin ? 3 Wasow M., Loeb M.B., sexuality in nursing homes, J. Am. Geriatr Soc, 1979;27:73-9 4 Hosam K. Kamel Annals of long care Vol 9, number 5,May 2001 AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 10 Je ne veux pas mettre le Canada comme référence absolue, mais nos amis canadiens dans les plans de soins posent toujours la question de la sexualité5 : est-ce que ça a une place, est-ce que ça n’a pas de place… C’est présent, ce n’est pas évacué. Troisième élément, pour moi troisième point de la triade essentielle : les équipes doivent pouvoir discuter ouvertement leurs attitudes et inquiétudes concernant les problèmes de la sexualité dans l’institution. Si on ne fait pas ça, les choses n’avancent pas. Dans les priorités, je la mettrais en un : d’abord parler de ses vécus, après on va peut-être apprendre des choses sur le vécu de l’autre, le vécu des personnes âgées. Ca me parait le point de passage obligé. La question de l’intimité, promouvoir l’intimité des résidents, le « ne pas déranger » peut être quelque chose d’intéressant. Dans le prochain numéro de Gérontologie et Société il y a un article très intéressant et perturbateur d’un professeur de sexologie à l’UCAM à Montréal qui a fait une étude sur ce que les canadiens appellent les chambres d’intimité. Autoriser les visites, tout ce qui touche à la sensualité, comme les animaux, tout ce qui va permettre quelque chose avec son corps, comme caresser, toucher… La sensualité est un élément qu’il faut conserver tout au cours de son existence. Pour terminer, une équipe d’infirmières canadiennes a réfléchi sur différentes façons de promouvoir la question de la sexualité et de la santé sexuelle, en 5 points : - Quelle est l’attitude générale de l’institution concernant la sexualité? Est-ce qu’il y a quelque chose qui est pensé sur ce sujet ? La sexualité, ce sont des représentations. Actuellement, les représentations sociales de la sexualité sont assez catastrophiques : les vieux, ça ne baise pas. Je le dis volontairement comme cela. C’est quelque chose qui est encore de l’ordre du monstrueux. - La vie privée est-elle respectée ? Comment ? C’est le côté pragmatique, comment nous nous allons penser l’intime dans l’institution. - Quelles sont les ressources et renseignements disponibles concernant les questions sur la sexualité ? Aussi bien pour les soignants que pour les résidents. Il y a eu des travaux qui ont été faits, au Danemark en particulier, sur la mise à disposition pour les résidents de renseignements sur la sexualité qui ont donné des résultats intéressants, pas tant sur la sexualité que sur l’image de soi et l’estime de soi, car ce sont les paramètres qui ont le plus évolué. Ce qui est ressorti c’est « je suis encore quelqu’un qui a cette capacité là. Même si je ne m’en sers pas, c’est une capacité qui m’est autorisé ». - Existe-t-il une place pour les résidents sur la politique de l’établissement au sujet de la sexualité ? C’est la question de la parole des résidents. J’ai été frappé, la première fois que je suis allé au Canada, dans une réunion très officielle, avec des professeurs, dans une institution, de voir qu’il y avait un représentant des résidents qui était là a parité avec tout le monde, et qui avait son mot à dire comme tout le monde. On travaillait sur la sexualité et il avait une voix même extrêmement importante et forte dans ce qui se disait. - Les équipes sont elles formées et continuent elles à se former pour la promotion de la santé sexuelle ? C’est comment on va entretenir une pensée, car c’est la manière dont on va penser les choses qui va permettre une action, donc il va falloir entretenir la pensée. Pour terminer, il est toujours de bon ton de mettre une petite citation : les vieux meurent de ne pas être aimés, Henri de Montherlant, et il en savait quelque chose6. 5 Margaret C.Gibson, Nancy Bol, M. Gail Woodbury, Parkwood Hospital Ontario 6 Refusant de perdre peu à peu ses facultés, Henry de Montherlant choisit de se donner la mort, le 21 septembre 1972 AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 11 L’intelligence affective, Louis Ploton Je suis très embêté car je vais développer un sujet théorique. Ca sert à quoi une théorie ? Ca sert peut-être à être outillé intellectuellement pour gérer nos choix, faire face à la réalité, ne pas être dépassé par elle ou au moins organiser nos perceptions pour ne pas trop souffrir parce qu’on peut réintroduire une logique dans ce qui se passe. Alors je vais faire de la théorie. En fait je suis un marchand de théorie. Je vais vous parler de ce qu’on appelle l’intelligence affective, et en fait, c’est l’observation de ce qui se passe dans la maladie d’Alzheimer qui a amené un certain nombre de gens à se poser la question d’un registre de fonctionnement psychique qui aurait sa propre dynamique; un registre intégré dans le fonctionnement psychique général, mais robuste, et qui, dans la maladie d’Alzheimer notamment, va perdurer pour son compte. C’est toujours comme cela en psychopathologie : c’est l’observation des décompensations qui permet de comprendre comment fonctionne la machine. Ce registre affectif a quand même quelque chose d’important, il est par exemple de capable de modifier le fonctionnement cognitif et d’induire ou de ré induire des performances cognitives. C’est vrai chez le malade Alzheimer, c’est vrai chez vous et moi, je vais citer une phrase d’un de mes maîtres, Boris Cyrulnik « qui d’entre vous s’est marié au terme d’une étude bénéfice / risque ou au terme d’une étude qualitative purement objective ? ». Il y a peut être d’autres éléments qui ont surdéterminé vos choix et les miens et qui nous ont amenés, après, à trouver des bonnes raisons pour expliquer ce qu’on avait fait. Pour mémoire, dans la maladie d’Alzheimer on assiste principalement à un affaiblissement du fonctionnement intellectuel, qu’on appelle le fonctionnement cognitif, puis après à des défaillances du fonctionnement subjectif. Ce qu’on appelle le fonctionnement subjectif, c’est tout le travail associatif de l’esprit, ce qui se passe sur un mode analogique, toute la création de sens figuré, le travail de fantasmatisation. Tout cela va moins bien fonctionner, il y aura une forme de barrage à la recherche volontaire, consciente, du souvenir, mais il y aura aussi des variations de performances selon le climat affectif, et il arrive que quelqu’un, l’espace d’un instant, retrouve un mot pertinent voire même l’espace d’un entretien retrouve une qualité de participation inhabituelle. Ce qu’il y a chez le malade Alzheimer, c’est que la mémoire implicite, c'est-à-dire tout ce qui fonctionne de manière « globale », « non pensée », mais non dépourvu de pertinence, reste longtemps préservée. Il y a une approche globale des situations et des relations avec autrui, approche approximative certes, mais qui a sa pertinence et sa logique. Une logique qui n’est pas régulée par la cognition. Ainsi, quand la famille dit « il ne me reconnaît pas », en fait il les reconnaît mais il n’arrive pas à les nommer. Et quand ils ne viennent plus le voir (ce n’est pas la peine de venir puisqu’il ne me reconnaît pas) il déprime. Donc il y a un mode de perception qui continue à perdurer. Pour résumer, je dirais qu’il y a un vide cognitif, une absence de discours intérieur, qu’il n’y a pas de contenus psychiques élaborés, mais qu’il y a le maintien de capacités affectives, notamment le vécu d’abandon qui surdétermine beaucoup de conduites dérangeantes. De nombreux patients ont des troubles du comportement pour attirer l’attention sur eux. On soulignera à ce propos que les malades d’Alzheimer sont très sensibles à l’empathie, c'est-à-dire au climat relationnel, ce qui est peut-être une de leurs particularités. C'est-àdire que tout se passe comme s’ils gardaient une forme de perception affective, assortie de capacités d’expression dans le même registre. Cela évoque un fonctionnement psychique s’appuyant sur des noyaux affectifs de pensées non formulées et non formulables, restant à l’état de cristaux, de germes, correspondant virtuellement à la dimension affective d’une pensée, désormais réduite à cette seule dimension. On peut parler de trame affective de la pensée, qui peut être comparée au rythme qui dans une AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 12 chanson va surdéterminer les choses, tandis que la subjectivité correspondrait, elle, à la musique et la cognition aux paroles. Du coup, on va pouvoir travailler avec le patient atteint de la maladie d’Alzheimer en s’appuyant sur l’hypothèse du maintien d’une forme inconsciente de mémoire et d’intelligence affective qui vont fonctionner dans une logique adaptative. Il va y avoir des mécanismes d’adaptation sur le mode affectif. Mais pour travailler avec ce registre, il va falloir chercher de nouveaux outils conceptuels pour appréhender le fonctionnement psychique du dément : par exemple les théories de l’attachement et non plus des théories purement cognitives ou freudiennes. De plus, la maladie d’Alzheimer va nous amener à nous poser des questions sur l’articulation entre la biologie cérébrale et la vie psychique, et je voudrais vous rappeler que l’une est la traduction de l’autre et réciproquement : on n’est pas dans des relations de cause à effet entre ce qui se passe dans la pensée et ce qui se passe dans nos cellules cérébrales. La maladie va également nous interroger sur nos représentations du fonctionnement psychique en général, et notamment sur les modèles dont on dispose pour expliquer les relations de l’affectif et des autres registres : elle va nous interroger sur nos outils et nos théories de la vie psychique et sur les limites de validité de ces outils. C’est un peu compliqué mais cela nous permettra de voir comment articuler Freud et Damazio. C’est ainsi que la maladie d’Alzheimer nous apprend sur le fonctionnement psychique en général, qu’on va pouvoir, sur le plan fonctionnel, distinguer des registres (ce que j’appellerais des « appareillages », des « appareils fonctionnels »). On va ainsi devoir distinguer le registre cognitif (avec ses opérations particulières) des autres registres. Cela va permettre de caractériser la mémoire cognitive, dont la particularité est d’être une mémoire où la chronologie existe. C’est en cela que le registre cognitif se différencie du registre subjectif. Et, en employant le terme « subjectif » et je veux faire allusion à l’œuvre de Sigmund Freud. C'est-à-dire que ce que lui a décrit, c’est un registre du fonctionnement psychique, qui existe bel et bien mais qu’on ne va pas pouvoir explorer avec les raisonnements et méthodes qui permettent d’aborder la cognition. Les outils qui permettent de voir (de caractériser) l’un ne permettent pas de voir l’autre. C’est comme les colorations quand on veut regarder des cellules au microscope : certaines permettent de voir la membrane, d’autres le noyau, d’autres les mitochondries mais c’est bien la même cellule qu’on explore. Concernant précisément le registre subjectif : sa fonction est de réguler le confort psychique notamment par le travail associatif de l’esprit. Il permet notamment d’associer aux émotions induites par une information ou une situation, du sens figuré, de l’imaginaire, du symbolique, mais aussi des souvenirs, des rationalisations, pour rendre ces émotions psychiquement fréquentables. Le fonctionnement subjectif va aussi avoir pour fonction de réguler les relations entre vie psychique consciente et inconsciente. Il va censurer, renvoyer dans l’inconscient, des choses inassumables que je ne pourrais pas gérer autrement. Je peux ainsi définir quelque chose qu’on appellerait une intelligence subjective, qui métabolise les évènements, qui gère ce qui se passe autour de nous, avec une mémoire subjective, très particulière, car elle ignore le temps et fonctionne par analogie : les choses s’organisent par ressemblance, ce qui se ressemble s’assemble. Il n’y a pas de logique il n’y a que du comparatif. Cette mémoire fonctionne sur le mode de l’aprèscoup : quelque chose qui ressemble à quelque chose d’autre me renvoie à ce quelque chose d’autre. Mais les deux plans dont je viens de parler s’effacent dans la maladie d’Alzheimer. Il ne reste de pleinement fonctionnels que le plan affectif et le plan psycho-biologique. Le plan affectif, lui, va fonctionner par « plus ou moins », « plus ou moins intense ». Emotions positives / négatives, plaisir/ déplaisir, joie/ tristesse, motivation/ démotivation, type d’attachement, et là il y a une mémoire affective qui va rester : globale, non déclarative (on ne peut pas a mettre en mots, elle ne s’explore pas avec des tests), subconsciente ou inconsciente (mémoire implicite ?). Le plan affectif semble, de fait, être le lieu d’opérations qui servent de canevas (et/ou de catalyseur?) à l’ensemble du fonctionnement psychique Reste à évoquer le plan psycho-biologique : C’est celui qui est le moins contesté et qui, notamment sous influence émotionnelle, est responsable des régulations biologiques. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 13 L’action conjointe de ces différents « appareils » va constituer un appareil comportemental qui va réguler nos conduites. Concernant leur fonctionnement, on peut s’interroger sur leurs curieuses capacités à créer de l’adaptation, à toujours s’adapter à la réalité, à bénéficier de stratégie d’adaptation. Même sur le plan affectif, il y a des stratégies d’adaptation, que nous avons tous, y compris les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Comment fonctionnent ces stratégies d’adaptation ? Je n’en sais rien, mais ce que je sais c’est que la fonction adaptative, gardienne de la vie, est robuste et s’exerce jusqu’au bout. Cela étant, on est en droit de considérer que ce qui se passe sur chacun de ces plans est complémentaire de ce qui se passe sur les autres, cela renvoie à la métaphore des couleurs primaires : on peut décomposer et recomposer une image en couleurs primaires. Mais s’il existe des correspondances entre ces plans, il existe aussi des inter-régulations, lesquelles sont défaillantes chez le malade d’Alzheimer. C’est ainsi que ce qui se passe sur un plan est à même de modeler (moduler, modifier en partie) ce qui se passe sur les autres. Il est possible d’illustrer ce phénomène par une situation qui m’est arrivée un jour, dans un colloque comme celui-ci. Au premier rang, il y avait une jeune femme qui s’agitait sans cesse. Je découvre qu’il y a à ses pieds une minuscule araignée. C’est là qu’on voit comment un fantasme ou un conditionnement, a modifié son comportement émotionnel et comment son fonctionnement émotionnel a modifié son fonctionnement cognitif puisqu’elle s’est mise à se conduire comme si cette petite bête était dangereuse. Autre exemple : une infirmière qui a passé la nuit assise sur une table à ne pas pouvoir faire son travail et à ne pas pouvoir téléphoner pour demander du secours (le téléphone étant fixé au mur à deux mètres de la table où elle s’était réfugiée) car il y avait un rat qui était passé dans la salle de soins. Vous voyez comment ces plans inter-agissent et, comment, lorsque l’on veut soigner on peut passer par l’un ou par l’autre. C’est ainsi qu’on peut soigner une dépression en passant par le cognitif, le subjectif ou l’affectif, en donnant des anti-dépresseurs dans ce dernier cas. Cela dit, c’est sans doute la faculté d’un plan de réguler le fonctionnement des autres qui a pu conduire un certain nombre de gens à vouloir expliquer l’ensemble du fonctionnement psychique à partir de celui qu’ils maîtrisent le mieux. Il est évident que si je maîtrise le plan cognitif, comme il a des retombées sur les autres, je vais être tenté de tout expliquer à partir de lui. Mais j’aurai peut-être du mal à expliquer les fantasmes ou les rêves… Si, par contre, je maîtrise bien le fonctionnement psychodynamique (freudien, subjectif) je vais être tenté de tout expliquer à partir de lui. Et j’expliquerai un maximum de choses, mais je vais buter sur une limite, qui est la question du temps. Quant à l’affectif, si je le maîtrise bien, je vais tout expliquer dans vos conduites, y compris votre mariage, mais je vais me heurter à une limite, représentée par la question des contenus et des représentations car il est privé de contenus formalisés. Ces considérations permettent, je crois, de sortir de la querelle stérile entre les différentes approches du fonctionnement psychique, en ayant à l’esprit que suivant l’approche (l’outil intellectuel) qu’on utilise on n’explore pas le même registre psychique. C'est-à-dire que dans tous les cas on n’aborde qu’une partie des choses. C’est ainsi que les modèles métaphoriques, analogiques, proposés par Freud sont directement complémentaires des modèles logiques cognitivistes, d’autres modèles restant à inventer pour mieux cerner le registre affectif. En conclusion : l’étude des décompensations psychiques observées au décours de la maladie d’Alzheimer permet de proposer un modèle du fonctionnement psychique qui prend en compte les différentes fonctionnalités de l’esprit. Cela permet de mieux cerner, et relativiser les différentes approches de la maladie d’Alzheimer, mais aussi de toutes les décompensations psychopathologiques à tout âge. D’un point de vue clinique cela permet d’aborder le malade avec une approche lui garantissant une permanence de son identité profonde, la plus déterminante. C’est ainsi que je suis fondé à dire à un malade : « monsieur, vous allez peut être perdre votre mémoire concrète, vous allez peut être perdre un certain nombre de choses, mais vous continuerez à être vous-même au plan affectif. Votre identité affective, dont je pense AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 14 qu’elle est le noyau de votre dignité humaine, son ressort, son fondement, vous la garderez jusqu’au bout ». Cela permet aussi d’avoir des échanges cohérents, car je vais pouvoir le rejoindre en pleine réciprocité dans le registre affectif. Enfin, dans le fonctionnement psychique normal je vais pouvoir m’intéresser à l’aspect déterminant de la trame affective du sujet, trop longtemps négligée, et je rejoins ici la « bisouthérapie », car dans cette approche des choses on ne peut pas être neutre, on doit absolument s’impliquer et entrer en relation, d’affect à affect. Il nous reste à élaborer une théorie du fonctionnement affectif humain, fonctionnement qui semble reposer sur l’articulation de matrices affectives de pensées, non encore formulées (ou informulables). Mais cette pensée « matricielle » ne saurait se réduire à l’exercice de pulsions archaïque (pour ne pas dire animales). Il s’agit manifestement de quelque chose de plus élaboré. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 15 La résilience, discussion entre Gérard Ribes et Louis Ploton, animée par Geneviève Laroque Louis Ploton : Je me suis rappelé que vieillir c’est perdre sa santé, c’est souvent perdre son rôle social et c’est aussi perdre beaucoup de plaisirs, ne plus avoir accès à un certain nombre de plaisirs de la même façon. Donc ça peut être une expérience traumatique. La résilience va être une façon de survivre à cela. Il faut s’appuyer sur un certain nombre de choses que dans la théorie on appelle des tuteurs de résilience. Comme le tuteur sur lequel s’appuie une plante. Mais pour un prisonnier, le tuteur peut être une petite mouche avec laquelle il entretient une relation affective forte, ou un cafard, que sais-je encore. Face au traumatisme du vieillissement, le tuteur de résilience, à mon avis, peut être essentiellement un ensemble d’appartenances : sociales, religieuses… tout ce qui va constituer une base de sécurité intérieure. Peut être qu’avec ce support identitaire on peut faire son miel de l’expérience qu’est le vieillissement. Mais comment ? Je ne sais pas trop. Les seuls que j’ai vus bien faire leur miel de cette expérience c’était les militants ou les gens qui élèvent un enfant handicapés, car eux ont une raison de se lever le matin, de prendre le risque de la vie comme dirait jean Maisondieu, de mettre un pieds devant l’autre et d’y aller. Et puis je me suis dit qu’il y avait peut être une autre sorte de gens qui s’en sortaient, ce sont les rêveurs. Car ils vont pouvoir vivre par procuration, et tout ce qu’on ne fait pas on va pouvoir le vivre quand même, intensément, dans une vie intérieure. Il y a aussi les gens qui écrivent car écrire c’est agir, prendre une responsabilité car quand un texte est lancé on ne le maîtrise plus, on ne sait pas ce que les autres en font. Voilà peut être ce qui nous permettra de tenir le coup en accomplissant les dernières taches de vie c'est-à-dire laisser une trace, servir d’exemple même sans le vouloir, se réconcilier avec soi et les autres, et cela c’est peut être la dernière des taches, celle qui n’est jamais terminée. Geneviève Laroque Victor Hugo avait déjà dit « ceux qui vivent ce sont ceux qui luttent » et Paul Langevin « la pensée naît de l’action et, chez un homme sain, elle retourne à l’action » mais ce n’est pas tout à fait la résilience, car pour moi la résilience c’est rebondir. Et j’ai été étonnée également de cette description péjorative où vieillir c’est perdre. Gérard Ribes Il n’y a pas de résilience sans traumatisme. Un des grands risques c’est la dégradation des notions. Aujourd’hui la résilience est un mot qui n’aura bientôt plus de sens alors qu’il n’est même pas encore complètement conceptualisé. Le traumatisme est la base de la résilience. Il y a quelque chose qui va faire effraction, qui va empêcher la pensée, quelque chose qui est de l’impensable : « ça m’est arrivé à moi, pourquoi ça m’est arrivé à moi » et il y a un autre élément qui est la perte du lien social : « je ne suis plus un individu comme un autre je suis un traumatisé qui essaie de survivre dans une société de non traumatisés » et avec ces trois paramètres : effraction de la bulle personnelle, sidération de la pensée, rupture du lien social, va se former quelque chose qui va pouvoir éventuellement faire traumatisme. Ca va poser la question de l’intime : peut être qu’il y a quelque chose dans le mécanisme de la résilience qui est de retrouver une intimité avec soi-même, de retrouver ce qui a été perdu de soi dans ce moment de choc de l’impensable, de rupture du lien avec l’autre. Certes, vieillir ce n’est pas que perdre, mais on pourrait s’interroger sur l’entrée en institution et ce qui peut faire traumatisme lors de ce moment. Est-ce qu’on va avoir cette effraction dans sa bulle personnelle ? On peut le penser ; Est-ce qu’on va avoir ce côté de sidération de la pensée ? J’arrive dans un univers dont je n’ai aucune représentation. Il m’arrive de dire aux les équipes avec lesquelles je travaille : « une personne âgée qui entre dans une institution, c’est comme vous si vous étiez parachutés chez les zoulous » : un univers irreprésentable. Déjà que nous, nous avons du mal à nous représenter l’institution, vous imaginez les personnes qui arrivent… et puis, il y a cette rupture du lien social : il y une vie en dehors de ce lieu, et puis il y a une vie dans AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 16 un vase clos. Il y a aussi la rupture avec ses appartenances, le lieu où l’on a grandi, où l’on s’est construit. Ce qui va être un élément clef autour de la résilience, va peut-être être de renforcer ce sentiment d’appartenance. Les travaux faits autour de la résilience ont d’abord été faits autour des enfants, et d’abord autour des enfants de Rio. Il y a des bandes d’enfants qui se constituent, avec un prix social important, puisqu’elles deviennent délinquantes, marginales, mais, alors qu’ils viennent de familles où ils n’ont pas pu créer des liens d’appartenance, ils vont retrouver aussi quelque chose qui va les structurer, en tant qu’individus. Ils vont avoir des pairs, avec lesquels ils vont construire quelque chose qu’ils n’ont pas construit ailleurs. Ce lien extrêmement important, entre attachement et appartenance, ils vont le retrouver. Cet exemple amène à réfléchir sur ce qu’on peut trouver comme liens d’appartenance dans nos institutions gérontologiques : comment peut on travailler cette dimension d’appartenance, et est-ce possible d’ailleurs ? Geneviève Laroque La création de ce lien d’appartenance peut aider à la résilience mais il ne tient pas compte d’un autre tuteur qui est le tuteur du passé. Pour que le vieux puisse rebondir, pour qu’il puisse re – trouver : il y a un « re », alors que chez l’enfant, il n’y a pas de « re » : il crée, alors que le vieux re-crée. Le vieux s’appuie donc sur quelque chose d’ancien pour créer quelque chose de neuf. Gérard Ribes Nous avions créé un groupe de parole sur les objets du passé. Ce n’était pas du tout dans l’idée de la résilience. Le groupe a commencé là-dessus, puis, par des mécanismes propres aux groupes, on est passé des objets, aux souvenirs, puis aux grands évènements du passé. Les objets étaient très liés à de l’affectif, comme « le moulin à café de ma mère » etc... Il y avait tout de suite quelque chose qui liait l’objet à de l’affect. Après ce deuxième temps, ça a été le temps des grands événements. On s’est retrouvé alors dans un moment de conflictualité, autour de la relecture par chacun de l’Histoire. Dans un mécanisme de différenciation, « moi j’ai vécu ça, ça se passait comme ça » « mais non, moi ça se passait comme cela » etc. dans cette évolution, et je ne sais pas comment ça s’est passé, on est arrivé aux chansons, et à essayer de retrouver les chansons de sa jeunesse, et de voir, et c’est la que je voulais en venir comment cette appartenance générationnelle, comment se re-trouver dans quelque chose qui avait été leur cette jeunesse commune... On a tous des chansons de notre jeunesse en tête, qui sont complètement ancrées, qui sont des références importantes, car elles sont aussi émotionnelles. Ca a été un temps d’émotion fort, de souvenirs, de moments importants « la chanson sur laquelle j’ai rencontré ma femme » etc… On s’est rendu compte que grâce à ce partage, des personnes qui étaient dans cette institution et ne s’y reconnaissaient pas commençaient à s’y reconnaître, commençait à se reconnaître dans une appartenance qui n’était peut être pas au présent, mais dans une appartenance au passé qui permettait de reconnaître l’autre comme un tiers au présent. Et dans cette relecture du passé, qui a été riche en anecdotes, on a essayé de voir si on pouvait écrire les paroles des chansons. Et je garde un souvenir du petit vin blanc… Vous connaissez ? Alors chantez la moi : (Participation mémorable de la salle) … J’ai toujours rêvé de faire chanter un congrès… c’est extraordinaire, merci pour le plaisir. Donc là c’était facile parce que c’est le refrain et que tout le monde s’en souvient. On s’est rendu compte qu’on arrivait à reconstruire tous ensemble des paroles de chansons qui n’existaient pas : on était arrivé pour les couplets à un consensus vraiment partagé et quand on avait les paroles originales, on se rendait compte que notre version était complètement différente. Mais peut être que l’intérêt était cette reconstruction commune pour se reconnaître dans des liens. C’est un élément de la résilience de relier son histoire, relire son histoire, re-lire le traumatisme. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 17 Geneviève Laroque Qu’est-ce qui fait que les souvenirs ou les réminiscences aboutissent pour certains à un effondrement et pour d’autres à un rebondissement ? Louis Ploton Tout ce que je peux dire c’est que le fait d’avoir résisté à un traumatisme n’est pas une assurance tous risques pour la suite. Quelqu’un qui a résisté à des choses très dures peut s’écrouler sur un gravier. Bien sûr, ça peut donner confiance en soi, mais il ne faut pas croire cette personne blindée pour autant. Je me souviens d’un médecin, André WINEN, venu avec deux béquilles, pour faire une conférence. Il nous raconte comment il est sorti de Mauthausen, expérience dramatique, et nous dit « je suis sorti sur mes deux pieds, j’ai fait une chute de vélo et depuis je suis paraplégique ». C’est une histoire qu’il racontait à chaque conférence et qui avait le don de déclencher l’hilarité dans la salle. C'est-à-dire que lui-même tournait en dérision sa paraplégie : après tout ce qui lui était arrivé, il lui était arrivé cela en plus, et sur une simple chute de vélo, c’était incroyable. Pour reparler de ce qui a été dit précédemment et de l’importance des groupes en institution, je voulais ajouter que ces groupes de résistance, on en fait tous. Vous arrivez un premier jour quelque part, dans une formation ou à l’université, par exemple, la première chose que vous faites c’est de vous trouver deux trois copains, et de tenter de constituer un groupe de résistance. Malheureusement les personnes âgées en établissement ne peuvent pas constituer des groupes « d’autodéfense » car elles n’arrivent pas à s’investir les unes les autres, pas plus que nous les investissons. Elles sont de passage les unes pour les autres, tout comme nous sommes des soignants de passage prenant en charge des malades de passage. Soignants « clonables », patients « clonables », nous risquons de nous sentir respectivement comme autant de pions, dans l’impossibilité de s’appuyer sur une relation vraiment durable. Cela étant, quand un patient meurt c’est « un malade » qui meurt. C’est certes la mort de Monsieur Untel, mais c’est la mort d’un malade, jusqu’au prochain qui etc. Je caricature, mais pas beaucoup. C’est pour cela qu’on leur propose des groupes thérapeutiques. Des groupes d’appartenance, certes artificiels mais des groupes fermés (aucune personne ne rentre dans le groupe sans être annoncé, intronisé) et là, effectivement, une alchimie se crée entre eux, aussi déments soient-ils, car au bout de 20, 30, 50 séances, une histoire commune s’est construite, entre ce petit noyau de gens qui ont pris des rituels ensemble. C’est tout ce qu’on peut leur proposer car ils n’arrivent plus à investir l’extérieur. Si on leur propose de rentrer chez eux pour une journée, ils sont tellement vidés de leur personne, de leur identité, qu’ils ne peuvent même plus assumer cette dualité de celui de dehors et celui de dedans et que, très vite, ils demandent à regagner l’institution ! Geneviève Laroque Vous me parlez de gens qui ne sont ni résistants ni résilients. Mais il y a parmi les personnes âgées des personnes qui sont résistantes ou résilientes, qui ne sont pas « décrochées », que vous n’avez pas besoin de « raccrocher » de manière un peu artificielle. Gérard Ribes La résilience est la transformation de quelque chose, alors que la résistance reste sur le même registre. Dans l’absolu, on n’a pas besoin d’être résilient pour bien vivre. Il y a de nombreuses personnes qui sont capables de se gérer dans environnement et qui ne rencontrent pas de traumatisme, donc il n’y pas de résilience, parce qu’il y a assez de lien, ou parce que rien n’est vécu comme un traumatisme. Il y a un certains nombres de traumatismes qu’on peut repérer, comme les traumatismes de guerre, qui sont extrêmement importants, auxquels il est difficile d’échapper si on n’est pas résilient, mais il y a un certain nombre de choses où les gens se délivrent au fur et à mesure d’un certains nombres de traumatismes et où la question de la résilience ne se pose même pas. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 18 Discussion Ne serait-il pas nécessaire de rétablir la neuropsychiatrie pour les malades d’Alzheimer ? Louis Ploton Je n’en suis pas certain. Ce dont je suis certain c’est que pendant longtemps ce sont les psychiatres qui se sont intéressés aux malades et qui s’en sont occupés. Depuis quelques temps les neurologues s’y intéressent. Mais, je vais être très désagréable, j’ai l’impression qu’il y a actuellement le risque de s’intéresser plus à la maladie qu’aux malades, à ce qu’ils vivent, à ce qui se passe dans leur tête, à la façon dont les choses se passent de leur point de vue. C’est en ce sens que je pense être un psychiatre subjectiviste, je dirais même psychiste, m’intéressant donc aux interactions, à l’intersubjectivité, aux phénomènes de communication. Je ne m’intéresse pas à ce qui se passe du côté du « hardware », c'est-à-dire du neurone, même si je suis bien content d’avoir des médicaments pour éventuellement modifier ce qui se passe sur ce plan là. Ça peut dépanner, mais ça ne remplace pas tout. On peut modifier éventuellement des échanges neuronaux, des seuils de sensibilité, la résistance aux émotions. On put viser à rendre un confort de pensée ou un confort psychique au malade, en l’aidant à maîtriser mieux ses émotions, par exemple pour moins délirer, mais ce n’est pas dans une démarche neuropsychiatrique. Gérard Ribes Moi non plus je ne suis pas dans la neuropsychiatrie mais par contre je pense qu’il serait intéressant d’introduire la psychoneurologie, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Ce serait peut être un lien intéressant entre le « hardware » et le « software ». Comment expliquer à une famille que leur parent atteint de la maladie d’Alzheimer, est consentent pour une relation sexuelle hors mariage, au sein de l’institution, ce qui est une situation que nous rencontrons parfois ? Gérard Ribes : C’est une question habituelle : quelle est la capacité à dire non de cette patiente dans d’autres domaines de son existence ? Je prends souvent la comparaison, au moment des soins de toilette : quelle est sa capacité à dire non, à limiter les choses ? Cette question est omniprésente, et dans ces cas là je travaille avec les familles sur cette question du oui et du non. Marie France Maugourd, gériatre : Je pense que ce genre de problème est très douloureux pour les familles. Dans mon service, il y a des loquets aux portes, ce qui a d’ailleurs été un sujet de bagarre pas possible, avec un directeur par ailleurs fabuleux. On arrive à discuter de ce sujet avec l’équipe, mais c’est plus difficile avec les familles. C’est vraiment le travail d’un psychologue ou d’un psychiatre de leur faire comprendre cela. Gérard Ribes : C’est vrai que c’est un accompagnement, et je vous conseille de vous procurer un film qui s’appelle « nos amours de vieillesse », c’est un documentaire auquel j’ai participé qui exprime bien ce que peuvent vivre les familles dans cette situation, qui est d’abord du niveau de l’impensable, car cela pose la question de la représentation de la sexualité de ses parents et de l’impensable de cette sexualité. Et ça va poser la question de l’abandon « tu n’es plus notre mère /notre père, car tu vas t’intéresser à quelqu’un d’autre ». Il y a également la question de la fidélité post-mortem « tu es en train de le tromper » (celui qui est mort). Se surajoute aussi les règlements de compte qui font qu’on va appuyer sur cette zone sensible et douloureuse des deux côtés. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 19 C’est pour cela qu’il faut, à mon avis, dans le travail de l’institution, que cette question là soit posée dès l’arrivée d’une personne âgée : comment va-t-on aborder cette éventualité avec la famille, comment va-t-on y réfléchir avec elle ? Autre élément : parfois, il faut savoir être extrêmement protecteur par rapport aux âgés. Il m’est arrivé, assez récemment d’ailleurs d’être face à une famille en disant ok, vous ne voulez pas que ça se passe, vous allez voir le juge des tutelles et vous le mettez sous tutelle. Ca veut dire que vous le considérez comme non responsable de ses actes. C’était un monsieur, en l’occurrence, qui était parfaitement responsable de ses actes. Est-ce qu’il est responsable de ses choix ou pas ? Donc on a parfois à protéger la personne âgée. J’ai entendu une famille confrontée au même problème dire au directeur d’une institution « c’est le bordel chez vous », au sens propre du terme. Et après ça pose la question de la définition de l’institution : est-ce que c’est un lieu de vie privée avec tous les éléments de la vie privée, ou est ce que c’est un lieu de soins publics ? Et là aussi tout le travail sur les représentations entre le public et le privée, sur ce lieu de vie où les soignants viennent travailler, sur cet espace privé, c’est une question très importante à aborder en amont, avant les questions autour de la sexualité. N’y a-t-il pas une impossibilité culturelle franco française à penser la sexualité et le plaisir du fait même de l’institution ? je me réfère au colloque qui a eu lieu en 2004 organisé par l’association internationale d’études scientifiques de la déficience mentale, ou 2 400 participants étaient venus du monde entier et où il n’y avait à peu près que 40 français présents. Il y avait des interventions sur l’accompagnement des couples gays et lesbiens atteints des fonctions supérieures. On avait l’impression qu’en France on était aux antipodes de tout cela. Par exemple, combien d’institutions chez nous ont des lits doubles ? Gérard Ribes Quand on a commencé à travailler à la réflexion sur le film que je vous ai mentionné, dont la réalisatrice s’appelle Hélène Milano, ne connaissait pas du tout le monde de la gériatrie et de la gérontologie. Donc je l’ai emmenée dans des institutions que je connaissais, et la première chose qu’elle m’a dit c’est : « ils sont où les lits doubles ? ». Je ne m’étais jamais rendu compte qu’il n’y en avait pas. Cela illustre le fait que parfois on est atteint de cécité. Geneviève Laroque On a cette cécité à l’égard de toutes les personnes atteintes de handicap. On a la même chose à l’égard des trentenaires en institution. Ca commence à bouger. J’ai vu une inflexion il y a une dizaine d’années, mais il y a encore de nombreuses réticences culturelles de la part de tout le monde. De la part des parents, parents d’anciens enfants handicapés ou enfants de parents handicapés, c’est fréquent. Je me souviens de parents m’ayant dit à propos de leur fils, handicapé, hébergé en institution, et qui avait une attirance pour une autre jeune fille : « vous savez, il a été très vilain ». Il y a un mélange de cécité, de moralité mal placée, de préjugés, d’ignorance qui commence à bouger. Les plus âgés savent qu’aujourd’hui, par rapport à il y a une vingtaine d’années, l’attitude des professionnels a été bouleversée. L’attitude des familles commence à bouger mais lentement. Mais elle est déjà très difficile lorsqu’il s’agit de jeunes (je pense à des parents d’enfants de 25/30 ans), indignés du remariage de parents dans la cinquantaine ou la soixantaine, avec une notion de trahison. La sexualité des parents semble insupportable. Il y a donc quelque chose à désacraliser. Ce que je me demande, c’est où on en est, dans une société où la recomposition des familles et des couples va entraîner une évolution de la culture des gens de tous âges : si on considère à 15 ans comme normal que maman soit avec un autre monsieur que papa et papa avec une autre dame que maman, et qu’on en soit pas complètement traumatisé, il est possible qu’il y ait une évolution culturelle qui portera ses fruits dans une trentaine d’années. Gérard Ribes AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 20 Les sociologues ont aussi récemment mis en lumière les divorces des plus de soixante ans : Ils ont été multipliés par six ces trois dernières années. Donc on a une recomposition familiale à un niveau encore supérieur. Cette zone qui était considérée comme « stable » devient donc instable. Je voudrais ajouter que je travaille sur ces problèmes éthiques depuis une dizaine d’années. Il y a dix ans, quand je faisais un colloque tous les deux ans sur le thème de la sexualité, c’était extraordinaire. Aujourd’hui, en un mois, j’en fais 5 ce qui prouve qu’il y a quelque chose qui évolue très rapidement. Monique Ferry On est cependant encore loin d’avoir résolu tous les problèmes, car c’est encore une cause d’exclusion dans les maisons de retraite comme dans les structures accueillant des personnes handicapées. Gérard Ribes Et cela est dû au fait que ce sont des institutions soignantes, et non des lieux de vie. Jérôme Pellissier Il est encore courant de voir le modèle des 14 besoins de Virginia Anderson enseigné sans qu’ils comprennent la sexualité. Marie France Maugourd Dans le département de l’Essonne, une famille voulait empêcher son père, atteint de la maladie d’Alzheimer, de recevoir son amie, avec qui il avait vécu un certain nombre d’années, dans la maison de retraite. Ils avaient obtenu de la maison de retraite qu’ils empêchent que son amie vienne. Il a fallu appeler le directeur de la maison de retraite pour étudier cette situation. Bernard Duportet Dans ces divorces de la post soixantaine, quel est le rapport des divorces pour quelque chose ou contre quelque chose ? Gérard Ribes Les sociologues pourront nous le dire, mais d’ici dix ans, car les sociologues ont besoin de temps pour saisir les choses… Mais ce qui compte c’est qu’on trouve maintenant des générations où la question de l’individualité est une question centrale, et je pense que c’est un élément clef pour comprendre ces divorces. L’état d’esprit précédent était plus de conserver une collectivité. Geneviève Laroque On est dans une injonction paradoxale : on insiste beaucoup sur le maintien des liens familiaux, la prise en charge autant que possible des personnes fragilisées par sa famille, et en même temps on demande à cette famille de respecter l’indépendance de cette personne. Je crois qu’il y a un travail à faire sur comment en même temps encourager et soutenir les liens familiaux et encourager en même temps l’indépendance de chacun de ses membres. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 21 Une lucarne dans un monde de confusion, François Arnold Par ma formation artistique et mon expérience dans l’animation, je sais que l’art permet d’aider une expression parfois handicapée par la parole, la timidité, le manque de vocabulaire etc.… J’avais , dans mon passé d’animateur, marqué par ailleurs par ma formation à l’École des Arts déco à Strasbourg, pu expérimenter combien alors que les autre moyens d’expression venaient à manquer combien l’art, sous toutes ses formes pouvait palier à ces difficultés et ces blocages. J’ai d’abord beaucoup travaillé avec des jeunes meurtris par la vie : personnes au chômage, sorties de prison, vivant dans la rue, personnes aussi apparemment insérées dans notre société mais vivant de tragiques solitudes aux racines diverses. D’elles j’ai appris la manière d’approcher quelqu’un qui pense ne plus rien avoir à dire, à faire, à partager, à vivre avec d’autres. Lorsqu’il y a bientôt 15 ans, sur les instances d’une amie, j’ai commencé les ateliers de peinture à l’hôpital Georges Clemenceau, je me suis dit « oui, pourquoi pas », mais je ne connaissais rien aux maladies, à l’âge, je ne connaissais pas Alzheimer ou les autres maladies handicapantes. J’ai donc eu peur de me lancer dans ce monde là, et la première chose que j’ai faite a été de m’entourer d’animatrices qui, elles, connaissaient ce monde. J’ai formé cette équipe en disant que d’abord nous devions nous faire plaisir nous-même. Elles ont donc appris à peindre, ce qu’elles n’avaient jamais fait ou osé faire. Je vous parlerai d’abord mes découvertes personnelles. On ne fait bien que ce qu’on fait avec plaisir, et depuis que ces ateliers ont commencé, je les anime toujours avec plaisir. Chaque mardi je m’en vais avec un énorme plaisir à l’hôpital et j’en reviens avec un plaisir encore augmenté. J’ai découvert qu’il fallait utiliser des choses que les personnes âgées pouvaient savoir. Par exemple, elles ont toutes appris à écrire avec une plume sergent major, avec des gras et des déliés. J’ai donc utilisé le pinceau, qui est comme une plume sergent major améliorée, puisque quand vous traînez légèrement, vous avez une petite ligne fine, tandis que si vous le pressez, la ligne s’épaissit. Ca fait donc un « effet bœuf » extraordinaire, puisque vous pouvez dessiner une magnifique feuille en deux, trois coups de pinceau. C’est ce qu’on appelle « la peinture sur bois ». Cela a permis de retrouver des souvenirs, des gestes, de parler de ces moments de jeunesse etc. Il y a 10/15 personnes par atelier, avec deux animatrices et moi. On rit beaucoup, on chante, c’est très détendu. Pour moi c’est un plaisir, et pour les participants aussi. Il y a quelques jours j’ai été interviewé par une journaliste de France Culture pour une émission qui passera cet après-midi sur « art et Alzheimer ». L’une des questions était : « Quelle influence vos ateliers ont-ils sur la maladie d’Alzheimer ? ». Je ne sais pas. On ne peut pas guérir de cette maladie comme on ne peut pas guérir de la vieillesse, mais je sais que ces moments sont des moments volés dans une vie parfois triste. Je dirais que c’est une lucarne ouverte dans un monde de confusion, des instants précieux où se passe quelque chose. Ce ne sont que des instants, ils ne durent jamais plus d’une heure et demi, mais ils sont lumineux et c’est tout ce que je peux faire. Le fait qu’en partant du dernier atelier les participants m’aient dit « on a calculé le nombre de mardis où on ne ferait pas d’ateliers (en raison de ce colloque), et il faut attendre trois semaines ! » c’est signe que ça leur apporte quelque chose. Je ne veux pas parler abstraitement donc je voudrais vous raconter une petite histoire avant de commenter quelques images. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 22 Rachel était une pied-noire qui venait en fauteuil roulant, toujours rayonnante. Elle rêvait toujours de l’Algérie, elle était toujours en Algérie. Un jour de printemps, notre thème était de faire fleurir une branche. Je dessine une petite branche sur le papier, car il ne faut pas que le papier soit blanc, et je demande à Rachel de la faire fleurir. Un quart d’heure après, je retrouve Rachel, maussade, ayant mélangé sur sa palette toutes les couleurs. Je n’utilise pas le noir, mais ce qui résultait du mélange était une espèce d’infect gris sombre. Elle a appliqué cette couleur sur sa branche en disant « jamais mon bâton ne fleurira » « mais si, on va faire quelque chose ». Je lui refais une palette, mais je garde la tache qu’elle avait faite sur le papier. « Quelle couleur aimez-vous ? » « Le rouge » « d’accord, alors on va allumer ce bâton ». Je lui ai laissé la palette, avec le rouge, et quand j’ai revu ensuite son dessin, il y avait une tache noire qui commençait à flamboyer, puis du bleu, du blanc, et elle m’a dit en souriant « Mon bâton a fleuri, et moi je vais mieux » (voir illustration). Chaque peinture est une histoire, donc pour les participants elles sont précieuses. Ils les amènent chez eux. Je ne sais pas comment les parents estiment la création de leur grand-mère ou de leur grand père, mais pour moi c’est quelque chose de très beau. J’ai calculé que pendant ces 13 années on a dû en faire près de 10 000. Je vais essayer de vous commenter quelques unes de ces peintures. La plupart ont été faites par des gens qui ne sont plus parmi nous. C’est pour ça que par affection je les appelle par leur prénom. Ce sont des tournesols, même s’ils ne sont pas entièrement sur la feuille. Vous voyez ce que j’appelle le style Alzheimer. Je vous ai parlé des gras et des déliés, mais cela suppose qu’on soit assez sûr de ses doigts, de ses mains, de sa pensée. Or la plupart du temps ça devient des points, car les personnes hésitent, ne sont pas capables de faire un trait continu, donc elles font des petits points. En plus, cette technique est reposante. Il faut cependant que l’animateur propose de temps en temps de prendre une autre couleur, sinon tout est de la même couleur. Pour moi cette technique est typique de cette maladie. Cette peinture représente une heure et demi de travail, de bonheur, de tranquillité, pour des gens qui sont souvent agités. C’est une peinture faite par Odette, qui était atteinte fortement, elle marchait de long en large dans le couloir, venait s’asseoir. C’est un paysage qui n’a que de petits traits, des touches très fines, qui lui ressemblaient car elle était toute menue. Pendant une heure elle travaillait là-dessus, et la fois d’après elle le reprenait. Elle a passé trois séances sur cette peinture. Ce fut sa dernière œuvre, car après elle n’est plus venue, donc je suppose qu’elle n’est plus avec nous. Une grappe de raisin qui a été travaillée pendant une heure. La dame s’arrêtait de temps en temps, revenait lorsqu’on lui disait « oui, mais votre raisin, il n’est pas très mûr » ou « il n’est pas très gros », alors elle faisait un nouveau grain, et de petit grain en petit grain il y a eu une grappe. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 23 C’est un parapluie. Renée a mis longtemps pour le faire. Elle s’est découragée, elle est donc descendue en bas à gauche de la feuille pour commencer un autre dessin, puis elle est revenue au dessin principal. Je lui ai ensuite demandé de dessiner la personne qui tient le parapluie, elle a décidé de dessiner un homme. On riait beaucoup avec elle. Un jour où j’embrassais l’animatrice qui partait, Renée m’a dit « et nous donc ? » « Mais je n’oserais pas » « mais osez, osez, vous savez combien ça nous fait du bien ». J’ai découvert avec eux l’importance de la tendresse, du contact. Ce papillon a une histoire extraordinaire : un jour je vois arriver les deux animatrices, traînant presque une personne, tant elle était faible, mais elle voulait absolument venir. Alors on l’a installée et je lui ai demandé ce qu’elle voulait faire. Elle voulait faire un papillon, même si elle en avait déjà fait des centaines. Elle s’est mise à ce papillon, et au fur et à mesure, elle, elle revenait à la vie. Je lui ai demandé si elle me le prêterait pour ma collection : « - je veux bien mais ce soir maman va arriver et il faut que je lui montre. - ce soir, quand votre maman arrivera, vous m’appelez et je vous le redonne ». Bien sûr, sa maman n’est jamais arrivée, parce que la personne avait 85 ans, sa mère ne vivait plus depuis longtemps, mais j’ai appris à « jouer » avec eux. C’est une peinture de Simone. Elle avait le chic pour donner des noms à ses peintures. Ce sont des « étoiles affamées et affamantes ». Elle n’avait que des noms comme cela. Les petites feuilles ne lui suffisaient pas, le dessin continuait sur la table, là je n’ai que l’extrait sur le papier. On la laissait peindre sur la table, c’était presque dommage de l’essuyer à la fin. Elle signait toujours « Philippe et Simone » même si Philippe était mort depuis longtemps. L’importance de ces ateliers est de permettre aux participants de vivre heureux ensemble pendant ce temps, de leur offrir un petit moment volé, une lucarne, pour sortir de temps en temps de leur vie « abstraite ». ******************************************* Interventions de la salle Intervention de Marie France Maugourd : François, tu donnes énormément de joie et de plaisir à nos patients. Je voudrais que tu nous expliques comment tu gères les personnes qui n’y arrivent pas, qui sont désespérées car elles n’arrivent à rien. Comme fais-tu pour qu’elles ne ressortent pas avec un sentiment d’échec ? François Arnold : C’est évidement le grand problème. Déjà on fait un choix : c’est le personnel qui amène les gens en se disant que pour cette personne l’atelier peut être intéressant. Mais ce n’est pas toujours un bon choix. Il y en a d’autres qui arrivent en disant « moi on m’a amené ici, qu’est-ce que je dois faire ? ». J’essaie de retrouver des souvenirs liés à la peinture « ah oui, au certificat d’étude, j’avais une table avec des perspectives etc.… j’ai eu un zéro et depuis je ne fais plus de peinture ». Il y a parfois des blocages qu’il faut démonter. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 24 Ensuite, je prends différentes techniques selon mon inspiration ou ce que je sens de la personne : « si vous faisiez un petit rond qu’on va remplir ». Au fur et à mesure, on amplifie cela. Il est très très rare que je ne réussisse pas à faire faire quelque chose, car c’est indispensable de ne pas rester sur un échec. Je regarde aussi les techniques, ce qui semble le plus attirer : le pointillisme, les vagues... J’interviens toujours à la toute fin, pour mettre un peu de « brillant », un point blanc dans un œil par exemple. J’ai oublié de dire que chaque atelier finit par une exposition qui est l’occasion de s’admirer mutuellement et de se dire « qu’est-ce qu’on est bien ! ». Je voudrais savoir quel est le destin de ces œuvres ? Elles appartiennent aux personnes qui les signent, c’est un geste important. Si elles n’arrivent pas à signer, elles font un gribouillage, et l’animatrice indique le nom. Les participants les amènent ensuite chez eux. Parfois ils refusent de signer, en considérant que ce n’est pas bien. On respecte alors leur décision. Je demande parfois s’ils acceptent de me laisser leur peinture, pour la grande exposition organisée à la fin de l’année, avec vernissage etc.… On redistribue ensuite les peintures à leurs auteurs. Ces dessins qui me sont restés sont celles de personnes qui ont disparu entre temps, ou qui parfois me les ont offertes. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 25 Plaisir et démence, François Bonnevay François Bonnevay n’ayant pas pu être présent, Jérôme Pellissier, qui travaille ponctuellement avec lui s’est chargé de la lecture du texte qu’il avait préparé. Plaisir et démence : voilà un titre particulièrement provocateur, puisqu’à ce jour, lorsqu’on regarde le tableau que présentent les personnes atteintes d’un syndrome démentiel à un stade sévère ou très sévère de la maladie, on peut effectivement s’interroger sur la permanence du plaisir. Le sujet de cette communication va être davantage centré sur la prise en soins en institution des personnes atteintes d’un syndrome démentiel à un stade sévère, qu’il soit lié à une maladie d’Alzheimer ou à une maladie apparentée. Comment cette prise en soins peut-elle prendre en compte la motivation, comment nous avons pu, dans l’Unité de Soins de Longue Durée dont je m’occupe à l’hôpital Marmande Tonneins, mener un travail sur la compréhension des ressorts émotionnels et sur la recherche de plaisirs pour les personnes malades. Tout d’abord, permettez-moi un bref portrait de l’USLD de l’Hôpital Marmande Tonneins, unité de vie Alzheimer : C’est une structure de 25 lits, plus 3 lits d’accueil temporaire ou de jour, qui est dédiée uniquement aux patients qui présentent une maladie d’Alzheimer, ou maladie apparentée, à un stade sévère ou très sévère de la maladie. Actuellement, l’ensemble des personnes malades qui vivent dans cette unité sont porteuses de la maladie à un stade très sévère (Mini Mental Status (MMS) inférieur à 3) et présentent des troubles psycho-comportementaux extrêmement sévères (déambulation, errance, etc.) ; Cette unité a ouvert début 2002. L’ensemble du projet, au niveau des aménagements architecturaux comme au niveau du projet de soins et du projet de vie, a été élaboré avant l’ouverture de l’Unité et adapté spécifiquement, avec un soutien incontestable des autorités de tutelles (DDASS comme DDVS). Pour commencer mon propos, je voudrais revenir sur des données de psychopathologies et de neuropsychologies. La personne atteinte de maladie d’Alzheimer est très souvent un patient déprimé (des études nous indiquent jusqu’à 80 % de ces patients atteints de syndrome dépressif). Cette dépression se présente sous l’aspect d’une altération de l’humeur accompagnée de troubles de la motivation. L’altération de l’humeur est peut-être une des conséquences de la perception, tout au moins en début de maladie, d’un dysfonctionnement cognitif. Perception rarement exprimée telle quelle, mais souvent sous la forme d’expressions, bien connues des cliniciens, comme : « Ma tête ne va pas… », « Ma tête est brouillée… », « Je deviens bête…. » etc. L’altération de la motivation, quant à elle, entraîne essentiellement une perte d’initiative et une perte de l’élan vital. Sous l’impulsion de neuropsychologues comme DAMASIO, la neuropsychologie a évolué vers une analyse non plus du « pouvoir faire » mais davantage du « vouloir faire » et nous sommes ainsi passés de la connaissance des capacités à la connaissance des motivations. Parallèlement, la neuropsychologie s’est intéressé de plus en plus à la motivation et aux émotions, et a souligné en particulier le rôle fondamental de plusieurs zones cérébrales : l’hypothalamus, l’amygdale temporale, le cortex pré-frontal et les noyaux gris centraux. Les études anatomopathologiques mettent en évidence que l’amygdale temporale est sévèrement atteinte dans la maladie d’Alzheimer, avec une atrophie en général précoce et sévère. Cette atrophie rend compte des dysfonctionnements des processus de contrôle émotionnel comme l’ont montré MORAN et autre dans les années 1990. Mais attention : cette altération du contrôle émotionnel ne fait pas pour autant disparaître l’émotion en tant que telle. Il y a un ressenti mais avec des difficultés à gérer la réponse. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 26 DAMASIO, on s’en souvient, avait évoqué le rôle des « émotions primaires » dans les variations des performances cognitives, en pointant notamment l’implication du lobe frontal. Bien que ce rôle ait été discuté, comme sont encore discutées la manière dont interagissent émotions primaires et émotions secondaires, il apparaît néanmoins certain que, comme le souligne Bernard LAURENT, les réponses émotionnelles immédiates peuvent précéder le traitement cognitif élaboré. Ce qui nous amène à penser que, lorsque le traitement cognitif élaboré n’est plus possible, la conduite de la personne va pouvoir être dominée par le ressenti et la réponse émotionnelle immédiats. Chez la personne atteinte de maladie d’Alzheimer, la réaction émotionnelle primaire sera influencée par l’expression du regard, par la qualité de la voix, par la manière dont est effectué le toucher. Toutes ces sensations et perceptions seront préservées très longtemps au décours de l’évolution de la maladie. C’est donc en nous appuyant sur ces connaissances que nous avons pu envisager la prise en soins de patients atteints de maladie d’Alzheimer et maladies apparentées dans l’USLD de Marmande Tonneins. Les stratégies de communication au niveau des soins critiques ont été apprises. Cet apprentissage a pris appui sur la méthodologie de soins GINESTE-MARESCOTTI. Une formation a été faite à deux reprises pour la totalité des intervenants de l’USLD, quelle que soit leur fonction. Progressivement, après ces formations, nous avons pu travailler sur toutes les stratégies de prises en soin destinées à accroître les motivations, stratégies essentiellement axées, donc, sur la notion de recherche de plaisirs. Le plus éclairant est sans doute que je vous raconte quelques moments d’une journéetype telle que nous les vivons avec les résidents de l’Unité. Nous allons commencer par le réveil. Le réveil, le matin, doit être le plus possible un moment de plaisir pour le résident. Chaque réveil ne peut donc être qu’individualisé et doit tenir compte de l’histoire et des habitudes de la personne. A titre d’exemple : - Monsieur G. L’aide-soignant frappe à la porte de sa chambre, attend puis face au silence prolongé, rentre dans la chambre de Mr G., relève le rideau, ouvre les fenêtres puis met en route un poste de radio avec une cassette de musique (musique espagnole). Mr G., qui déteste être réveillé trop brusquement, se réveille doucement au son de cette musique qui lui rappelle son enfance en Espagne. Mr G. est atteint d’une maladie d’Alzheimer à un stade très sévère. Pour lui, sur le plan émotionnel, sa journée ne pourra commencer avec plaisir que s’il est réveillé de cette manière là. - Pour Mme S c’est tout autre chose : on entrouvre la porte de sa chambre, puis on allume une veilleuse et là, avant quoi que se soit, on l’appelle par son prénom, puis on lui dit bonjour en lui faisant la bise. C’est ce réveil-là qui lui permet de se sentir bien, et de commencer sa journée correctement. - Pour d’autres patients, c’est le petit déjeuner qui est apporté en premier, quasiment au lit, dans la chambre. Bref, chaque patient a le réveil qui lui est le plus agréable. Le but est bien sûr d’éviter de déclencher un trouble psycho-comportemental, un ressenti émotionnel négatif, qui va grever l’ensemble de la journée. De la même manière, l’aide à la toilette est axée sur la recherche de moments de plaisirs. La toilette va être un moment pacifié, un moment où chaque geste, chaque soin est destiné à être ressenti par le patient aidé comme un soin de plaisir et un élément de plaisir. Au décours de cette toilette, il arrive bien sûr des moments où la perception de l’aide qu’on lui apporte peut devenir désagréable. On utilise alors différentes techniques (techniques de diversion, de validation, de capture sensorielle, etc.) pour éviter que la sensation désagréable ne persiste, n’enfle et se transforme en un tel moment de déplaisir qu’il entraîne une réaction avec un trouble psycho-comportemental difficile à gérer. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 27 Commentaire de Jérôme Pellissier : Les moteurs de recherche permettent de trouver de nombreuses informations sur ces sujets. Pour la validation, il faut voir les travaux de Naomi Feil. Pour la diversion, il s’agit de profiter du fait que la faculté d’attention est altérée au cours de la maladie. La technique consiste à focaliser l’attention sur un sujet autre que le soin apporté. Ce sont souvent des toilettes à deux où un soignant fait le soin et l’autre maintient en permanence le contact avec la personne, par le regard si possible, par la parole ou l’écoute et parfois par le toucher également. Des neuropsychologues canadiens (Daniel Geneau – Daniel Taillefer) ont beaucoup travaillé sur ce sujet. La capture sensorielle, qui fait partie de la méthodologie de soins Gineste-Marescotti, est une technique qui consiste à avoir le plus possible de communication avec la personne grâce au regard, au toucher, à la parole, en même temps. Le repas doit lui aussi être un moment de plaisir, plaisir par convivialité, plaisir des yeux, plaisir de la texture. Au stade sévère de la maladie, les résidents ont à la fois de grosses difficultés praxiques, pour manger et/ou pour déglutir, et des difficultés gnosiques pour reconnaître certains aliments. Commentaire de Jérôme Pellissier : Le « finger food » est une alimentation qui est faite pour être facilement mangée avec les doigts, pour que la personne se nourrisse elle-même le plus longtemps possible quand elle ne sait plus utiliser des couverts. Il est intéressant de constater que ces mêmes résidents, lorsqu’ils sont à l’extérieur de l’Unité (ce qui arrive de temps en temps, lorsque nous les accompagnons passer une journée à l’extérieur, voire un week-end prolongé, dans un village de la CAF situé non loin de TONNEINS), modifient leur comportement alimentaire. Nous constatons alors que ces patients, par le plaisir de se retrouver « au restaurant », restaurent en quelque sorte leurs capacités praxiques et gnosiques. Les couverts sont souvent repris, les hachés et mixés disparaissent comme par hasard…, sauf qu’il ne s’agit pas de hasard mais de plaisir (plaisir du cadre, du partage, de l’atmosphère...). Les activités dites « ateliers thérapeutiques » ne peuvent, d’une certaine manière, qu’être des ateliers de sociothérapie, pour reprendre le terme de Louis PLOTON. Basés sur le plaisir d’être encore en société et membre à part entière de la société. Nous considérons qu’un atelier axé uniquement sur la recherche de la simulation cognitive, axé exclusivement sur des activités sans qu’il y ait une recherche de plaisir, est une erreur. De tels ateliers ne sont bien souvent que motivant pour l’animateur… aux dépens de la reconnaissance de l’autre dans sa quête de motivation, dans sa recherche de plaisir et dans l’utilisation de son émotion. Le coucher comme le lever, dans l’Unité, se fait quand le patient le veut. Il se couche quand il a envie d’aller se coucher ; il arrive également qu’il ne se couche pas ou qu’il dorme dans le lieu de vie principal (dans un fauteuil) ou même qu’il accompagne l’équipe de nuit pendant toute une partie de son activité. Il est vrai que pour réaliser ce type de structure et mettre en place ce type de fonctionnement, nous avons disposé d’énormément de chance. D’une part nous avons pu participer au projet architectural, et ainsi contribuer à ce que l’architecture soit essentiellement prothétique. D’autre part, nous pouvons élaborer un projet de soins individualisé grâce à la connaissance des résidents par leur histoire de vie, par les grandes étapes de leur vie, leurs habitudes, leurs goûts, la reconstitution de leur parcours de vie, et ceci avec l’aide des familles comme des amis. Nous avons pu, à chaque fois, le faire en amont de l’admission dans la structure, puis le compléter dès les premiers jours. Nous sommes, il faut le préciser, attentifs à tenter de toujours repérer dans leur histoire de vie les événements à forte charge émotionnelle, ce qui nous permet d’une part d’avoir un effet positif vis-à-vis des familles mais également de repérer quels pourront être par la suite les éléments à éviter (porteurs de charges émotionnelles négatives) ou, au AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 28 contraire, les éléments à favoriser et les moyens de diversion utilisables en fonction des charges émotionnelles positives des événements de la vie de ces patients. Nous avons également des diagnostics de pathologie cognitive les plus précis possible. Du type de pathologie, du stade de gravité, etc., grâce à des évaluations et des réévaluations régulières, en analysant essentiellement l’ensemble des capacités restantes, et en faisant participer toute l’équipe à ces évaluations. Nous procédons également à l’analyse des conduites des patients avec repérage et décodage des troubles du comportement et notamment de tous les comportements d’agitation pathologique dont le retentissement sur la vie quotidienne est si important. Nous avons pu également former l’ensemble de l’équipe soignante. Les soignants ont été formés à la maladie d’Alzheimer avant l’ouverture de l’Unité pendant plusieurs jours et il y a eu ensuite, comme je le disais en préambule, deux formations au cours des années 2004 et 2005 à la méthodologie de soins GINESTE-MARESCOTTI, nous ayant ainsi permis d’apprendre les arcanes de la communication auprès de ces patients. C’est cet ensemble d’organisation et d’objectifs préalables qui a permis au projet de soins d’être pensé dans cette orientation-là. Et c’est parce qu’il a été ainsi pensé qu’il a pu conduire à notre type de fonctionnement (lequel, soulignons-le, permet même de réduire dans une importante mesure les intervention thérapeutiques médicamenteuses). Ceci n’a aucune commune mesure avec la réalité rencontrée par beaucoup d’équipes soignantes dans des structures qui préexistent et qu’il faut transformer, dans des équipes qui ne sont pas forcément volontaires pour travailler auprès de ces patients, des équipes dont le turn over est extrêmement rapide, ce qui ne permet pas d’avoir le temps de formation nécessaire. Nous avons la chance d’avoir des gens qui sont volontaires, formés, et dont le turn over est relativement peu important. Les conditions d’exercice de beaucoup de collègues de travail et de confrères sont tout à fait différentes. Bon nombre de services de long séjour ont des ratios qui sont souvent à 0,4 ou 0,5 alors que nous sommes à 0,8. Tout cela amène bien sûr des conditions d’exercices et de projets tout à fait différentes. Mon propos n’était pas, bien entendu, de proposer un modèle ou un moule à copier de ce qu’on pourrait faire, mais tout simplement de montrer que même une personne atteinte de syndrome démentiel, voire même justement une personne atteinte d’un syndrome démentiel, reste, et je citerai de nouveau Louis PLOTON, « un être fondamentalement instinctif, sensitif, émotionnel » et que l’angle d’intervention de la psychogériatrie ne peut passer que par la connaissance de cet être émotionnel. Une connaissance qui implique une analyse sur le plan du déplaisir, des difficultés que cet être peut rencontrer, et sur le plan du plaisir, sur la recherche de ses motivations et de sa quête du bien-être. Il peut y avoir, donc, démence et plaisir. L’une ne signifie donc pas forcément la négation de l’autre. Et c’est bien cette permanence de la motivation, cette quête du plaisir, qui font que la vie de ces patients se poursuit comme nous l’observons. Je vous remercie de votre attention. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 29 Communication non verbale, les cinq sens et le rôle de l’animal, des pistes à explorer. Bernadette Le Nouvel et Didier Vernay Didier Vernay n’ayant pas pu être présent, Bernadette Le Nouvel a présenté seule leur travail commun. Communiquer... C’est mettre en commun, ce qui n’est pas rien quand on travaille auprès de personnes démentes. C’est aussi selon l’étymologie (latin :communicare) faire partager, s’associer prendre ou avoir part à, échanger. Communiquer fait appel à des signes verbaux et non verbaux, les sens participant à la communication non verbale, comme les mimiques faciales, les regards et gestes qui conservent une grande force communicationnelle, même en l’absence de mots compréhensibles. Les personnes âgées même réputées « démente »s conservent un désir et besoin de communication. La vieillesse est différemment vécue d’un individu à l’autre. Il en est de même pour la perte des sens qui l’accompagne. L’activité même de penser et la capacité de se projeter de longue date dans la vieillesse semble être bénéfique pour supporter les déficits sensoriels liés à l’âge et garder un sens à sa vie, même à un âge avancé (Christian Heslon) Ainsi, vieillir est pour chacun une crise existentielle, à l’adolescence, à l’âge adulte, lors de la vieillesse. Devenir vieux et même très vieux avec diverses maladies et handicaps sensoriels génère souvent doute, perte d’estime de soi, angoisse, agitation, exclusion, dépression. L’entourage de la personne âgée malade n’est pas indemne elle-même de ces sentiments et représentations sociales associées. Le contexte de polypathologie en gériatrie évoque encore trop souvent dans notre société la destruction de l’individu avant la survenue de la mort elle-même. Comment aider à surmonter cette crise ? Il est important de rappeler ces actes de bon sens : être attentif, veiller au maintien de l’autonomie en encourageant à compenser les déficiences, développer l’empathie, être disponible, patient, formé. Voir autrement le quotidien et le faire voir aux personnes âgées malades. Continuer à s’aimer malgré son corps qui vieillit, avec les déficiences sensorielles. Attention : Ne pas communiquer aggrave les déficits. On constate une perte sensorielle importante qu’il s’agisse de personnes institutionnalisées ou en milieu carcéral (Association de Gérontologie du 13°, Journée sur les 5 sens, 10 Mars 1998). Trouver et retrouver une communication à travers les sens est primordial. Communiquer reste possible, c’est même ce qui permet de continuer à trouver un sens dans notre pratique de soignant :« A partir du moment où ce que nous faisons n’a plus de sens, il n’y a plus de vie » (Docteur Michèle Salamagne, Médecin-Chef USP Paul Brousse AP-HP). Par ailleurs, le docteur Philippe Leroux, chef de service Gériatrie au centre hospitalier de St Nazaire, affirme qu’il est possible de conserver et développer une communication malgré les déficits cognitifs, grâce à l’affectivité. Ce sont des propos qui ont été tenus il y a plus de 15 ans, pourtant ce n’est pas facile de les faire vivre au quotidien. Communiquer, c’est exprimer les sensations : goûter, humer, écouter, regarder, toucher. Pour aider celui qui souffre, c’est aussi ne pas se focaliser sur ce qui ne fonctionne plus pour voir ce qui est encore indemne, préservé. Les 5 sens sont pour cela précieux, pour découvrir d’autres modes d’expression et de médiation. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 30 Il faut d’abord une évaluation et un appareillage adapté, entretenus et mis (lunette, appareil auditif, et appareil dentaire) pour réduire la sensation d’isolement, faciliter l’autonomie en facilitant aussi l’orientation. Dans les cas où un sens baisse, les autres viennent souvent le compenser, mais la déficience génère angoisse et difficultés. L’odorat L’odorat est un sens qui ne vieillit pas. Les cellules olfactives se régénèrent tous les 4 mois. Lorsqu’il est exploité, ce sens procure un grand plaisir et permet un lien avec la réalité. Il favorise l’évocation des souvenirs. C’est aussi un sens qui s’éduque. Il est en rapport avec des activités simples de la vie quotidienne. C’est un sens important à travailler auprès des patients souffrant de déficits auditif et /ou visuel Le goût Lui aussi est un sens qui s’éduque. Apprendre à goûter c’est apprendre à trouver du plaisir pour une personne muette. (Association de Gérontologie du 13°, Journée sur les 5 sens, 10 Mars 1998) La vue Le regard est rencontre avec l’autre : appel, demande, reproche, affrontement… regarder son interlocuteur c’est être ni trop loin ni trop près, pour voir les expressions des visages. L’échange y gagne en chaleur et en intimité. La baisse de l’acuité visuelle atteint la perception des couleurs ou la sensibilité à la luminosité. L’ouïe Beaucoup de personnes souffrent de déficiences auditives. Même lorsqu’elles sont correctement appareillées, les personnes peuvent manifester un repli sur soi (dépression, troubles de l’attention). Il est important d’installer la personne dans des conditions d’écoute favorable : à la périphérie d’un groupe plutôt qu’au centre, se placer pour parler près de l’oreille qui entend le mieux … Le toucher Contrairement à la vue et l’ouïe, le toucher ne vieillit pas, il garde une éternelle jeunesse. C’est un sens particulier, puisque tout notre corps a des récepteurs sensoriels. C’est aussi un sens qui est porteur d’une connotation sexuelle. La peau est aussi un lieu d’échanges, de plaisir et de communication. Au-delà d’un silence partagé ou d’un regard, il reste le toucher, frontière entre le dedans et le dehors. Nous pouvons survivre à des privations sensorielles comme l’absence de lumière et de bruit, à conditions que les stimulations tactiles demeurent. D’où la nécessité de rétablir les massages et techniques corporelles pour combattre l’appauvrissement affectif. Charlotte Memin, malheureusement décédée et psychologue pionnière en gériatrie disait « Il y a là une véritable révolution à accomplir dans la formation des soignants et plus particulièrement de nos mentalités même si des progrès ont été faits » (2004). Le toucher n’est pas un sens facilement encouragé, et pourtant il participe de la communication et la facilite. C’est aussi une reconnaissance d’autrui. A tout âge on peut apprendre à regarder avec les mains. Retrouver les émotions du toucher c’est aussi un moyen de retrouver la mémoire, d’installer un dialogue. Essayons de redécouvrir cette communication tactile avec une extrême délicatesse et un grand respect. Essayons aussi de trouver la bonne distance. Chacun peut prendre conscience de ce sens à travers les gestes du quotidien, pendant la toilette, les soins, le repas pour sentir ces gestes agressifs, distraits, apaisants, chaleureux,… En institution, lors des soins ; le port de gants instaure une nécessaire distance thérapeutique, prévient les infections nosocomiales et préserve la pudeur du patient. Le toucher est aussi le plus porteur de tabous et d’interdits, confondu de façon restrictive à une manifestation de la sexualité. En fait il permet d’avoir des sensations infiniment plus larges et variées Le toucher permet également de faire naître un sentiment de sécurité. Se réfugier dans la main de l’autre, adulte ou enfant, sentir sa présence, engage notre personne dans AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 31 notre affectivité. C’est un geste d’attention, d’amitié, d’affection, de tendresse, d’amour, qui témoigne de la présence et de l’attention à autrui. La stimulation sensorielle appartient donc au projet de soins et au projet de vie grâce à la réflexion d’une équipe pluridisciplinaire association l’équipe d’animation. Tout cela se fait par l’implication et la motivation des patients qui le souhaitent, des familles, des amis, des professionnels de santé, des bénévoles Les enjeux pour la personne âgée malade sont de renforcer le sentiment d’estime de soi malgré les polypathologies, de lutter contre la perte d’identité, de découvrir de nouveaux soins, de faciliter un apaisement physique et psychique par des soins non médicamenteux Les enjeux pour les familles et les proches sont de (re) découvrir des capacités et des possibilités de s’investir dans des situations nouvelles, de prévenir le pré-deuil. Mais où en est l’hôpital ? Evaluer, normer, saisir, aseptiser, standardiser, respect du protocole, réévaluer…. Normer, saisir, aseptiser, standardiser….Tout cela malheureusement fait oublier trop souvent la notion de plaisir et de liberté. Alors être soi : libre de choisir ou non la solitude, de réfléchir, de méditer, de saisir les opportunités de changements devient compliqué… La présence de l’animal va pouvoir servir de médiation et d’ouverture, étant ainsi une action indirecte de prévention de la maltraitance, en proposant et en encourageant un autre regard et comportement avec la personne âgée malade, en luttant aussi contre l’isolement et l’exclusion, en favorisant la socialisation. Tout cela est apparu dans les années 50 avec Boris LEVINSON, psychologue pour enfants, qui a observé les bénéfices assez exceptionnels de la présence de son chien Jingles auprès d’enfants autistes. Depuis 77 les recherches et rencontres s’amplifient : - CORSON, 1981 : chiens et chats placés dans des institutions gériatriques : rôle de « catalyseurs de relations sociales » - KATCHER, FRIEDMANN, THOMAS, 1983 : Caresser un animal familier réduit de façon significative la pression artérielle, la température de la peau, et la fréquence du rythme cardiaque - SERPELL, 1986 : Posséder des animaux aide les enfants à se faire des amis - ANDERSON, REID, JEMMINGS, 1992 : Les possesseurs d’un animal familier ont statistiquement un taux de cholestérol et de triglycérides moins élevé que les nonpossesseurs - BERGLER, 1992 : La compagnie d’un chien permet de surmonter des événements difficiles (décès, divorce, maladie) et de réduire le stress lié au rythme et au mode de vie contemporain - EINIS, GRINSTEIN, STAVITSKI, ROSS, 1995 : L’animal structurant facilite la maturation psychoaffective et psychomotrice des adolescents, canalise et contient l’agressivité En gériatrie l’animal va réveiller les souvenirs, bousculer les idées moroses, combattre le repli sur soi, encourager à avancer en cela il peut être un co-tuteur de résilience. Il installe la routine de la normalité à la place du tour de force, et surtout, sans doute, il considère son maître handicapé comme un personne ordinaire. Ce faisant, il lui permet, dans une certaine mesure, de s’accepter, de se dépasser peut-être et de reprendre une place dans la société… AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 32 Animation et démence, Philippe Crône En tant qu’animateur, lorsqu’on ma proposé d’intervenir sur le thème du plaisir dans le soin, ça m’est apparu comme une évidence, car le plaisir est l’essence du moteur social et c’est toute ma carrière professionnelle… Mais en 20 minutes, ce n’est pas facile à résumer. Je suis animateur à la maison de Retraite de Beaumont de Lomagne (82) et Directeur/formateur de l’Institut GinesteMarescotti Animation. Depuis 20 ans que je travaille comme animateur je suis à la recherche du plaisir, le mien dans mon travail, mais aussi et surtout, la recherche de celui des autres, les résidents. Le plaisir, les personnes âgées le vivent dans les activités, c’est ce qui donne envie de participer, de revenir, mais attention ! Mon travail d’animateur n’est pas que de faire des activités, il consiste à créer des liens entre les gens et que ces liens soient le terreau de leur dynamique socioculturelle. Comme cela a été dit ce matin en parlant d’appartenance. Mon travail est de faire en sorte que ces personnes qui viennent vivre chez nous, qui abandonnent ou perdent malgré elles leurs habitudes de vie et une partie de leurs racines, puissent reconstruire leur vie. Reconstruire sa vie veut dire être bien dans son corps et dans sa tête, être bien avec les gens avec qui ont vit, être bien dans le milieu où on vit et avoir une perspective d’évolution permanente qui est l’évolution socioculturelle. L’engrais de ce lien est le plaisir. On ne peut pas concevoir que des personnes se rencontrent autrement qu’à travers le plaisir. J’ai voulu particulièrement axer mon intervention sur les personnes souffrant de désorientation… J’arrive du Gévaudan, le pays de « l’enfant sauvage »7. J’ai envie de parler de ces « vieux sauvages », pas sauvages parce qu’ils sont agressifs ou méchants, sauvage parce qu’on ne sait plus trop ce qu’ils ont d’humain… Sauvage parce qu’on n’a pas su les garder dans notre monde d’humain. Ils vivent, dans un coin de chambre, et nous, professionnel, nous ne voyons plus que le malade, la maladie, le problème. La personne et son histoire disparaîtront de nos regards, ils n’existeront que par là ou ils n’existent déjà plus, leur handicap. De quel plaisir peut on parler ? Le plaisir commun de les retrouver dans notre humanité. Il va falloir mettre en place des outils pour ce qu’Yves Gineste appelle « la troisième naissance ». Essayer de les ramener dans notre monde, les remettre en humanitude, c'est-à-dire les accepter comme faisant partie de notre monde, mais aussi être accepté dans le leur. L’humanitude, et ses piliers fondamentaux dont on a parlé toute la journée, le regard, la parole, le toucher, mais aussi la verticalité, ne sont pas que des intentions de bonne volonté, ça s’apprend. Ce sont des techniques mises au service de la philosophie d’humanitude. Réapprendre à regarder, à parler, à toucher, pour ramener ses vieux « sauvages » dans notre monde. Je voudrais vous montrer un film/diaporama. C’est un séjour qu’on appelle « relationnel ». Les personnes qui arrivent chez nous sont parfois dans une espèce de « petite mort », elles ne savent plus qui elles sont, on ne sait ce qu’elles pensent, ce qu’elles comprennent, elles sont dans des « limbes gériatriques ». Si on a la « tête dans le guidon », si on est dans la routine, dans l’habitude, la rapidité, on n’a pas le recul suffisant pour essayer de savoir qui elles sont et surtout pourquoi elle sont devenues comme ça… qu’est ce qu’on à fait, qu’est ce qu’on n’a pas fait ou mal fait. 7 Jean Itard, Victor de l’Aveyron, Editions Allia, et Lucien Malson, Les enfants sauvages, Editions 10/18 AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 33 La maison de Retraite de Beaumont de Lomagne proposait déjà depuis longtemps des séjours de vacances. Mais pour une personne qui ne sait même pas où elle se trouve lorsqu’elle est dans sa chambre, quel est le sens de ceci ? d’un autre coté, les soignants se plaignaient que c’était toujours les mêmes résidents « les mieux » qui partaient en vacances. L’idée a donc germée de profiter d’un petit séjour de 4/5 jours, non loin du centre, dans des gîtes, pour proposer un espace hors de la structure et de ses contraintes pour que soignants et résidents, chacun dans son monde, se rencontrent dans un monde unique, celui de l’Humanitude. Le service animation a donc proposé aux soignants et aux personnes âgées désorientées de vivre un moment de pures relations. Nous sommes partis, sur la base du volontariat, avec 4 soignants, 1 animateur, 8 résidents choisis en raison des difficultés à communiquer avec eux. C’état un projet de soin et d’animation, deux outils aux services des résidents. Je vais vous présenter un diaporama qui retrace cette troisième naissance, un retour des « limbes gériatriques ». La photographie que vous voyez représente madame K., arrivée en 2003, avec un regard vide, sans estime de soi, sans expression… sans vie. On a décidé de l’emmener en séjour et après une semaine de relation, on a commencé à retrouver un sourire sur son visage, il ne fait aucun doute sur cette dernière photo qu’aujourd’hui elle vit. Ces séjours sont un moment où on prend le temps de regarder les gens. Les soignants, comme tout le monde d’ailleurs, ont l’habitude de voir les gens qu’ils fréquentent selon une seule facette, or, chacun de nous est multi facettes. Durant ces séjours, je propose de « tourner le cube » pour découvrir les faces cachées de chacun. Quel plaisir de montrer aux soignants que les résidents sont autre chose qu’un objet de soin et aux résidents que nous somme autre chose que des robots soignants. Je pense qu’il faut que résidents et soignants doivent se rejoindre dans le plaisir, c’est la porte du monde de l’humanitude. Le film que vous allez voir est fait à destination des familles. (Film) C’est un séjour qui appartient autant aux soignants qu’aux résidents, je les remercie. Lorsqu’on parle animation on pense souvent activité. or le mot d’ordre d’un tel séjour est « on ne fait rien… on est » : je pense que la relation n’est pas dans l’action mais plutôt dans le rien de l’attente, lorsque entre deux personnes il n’y a rien à faire, il ne reste plus qu’a « être », qu’a se découvrir, s’écouter. Bien sûr, le premier jour est difficile. Il y avait une infirmière, avec 20 ans d’expérience, qui avait beaucoup de mal à trouver sa place. Vers la fin du séjour elle a eu ce mot que j’ai trouvé extraordinaire : « j’ai l’impression d’être passée à côté de quelque chose toute ma carrière ». Ce qui se passe entre les gens, vient de ce que tout d’un coup, nous professionnel n’avons rien de concret à proposer, pas d’action précise, on est là, pour l’autre avec notre seule disponibilité. S’occuper de l’autre, ce n’est plus forcément avoir des projets pour lui, mais être empathique, savoir le regarder, l’écouter, sans se cacher derrière sa blouse, et l’aider, pas parce qu’on le doit, mais parce qu’on le peut. Les soignants sont déjà inscrits pour juin et septembre 2008, alors qu’ils ne sont pas payés plus et qu’ils ne récupèrent pas plus. Il y a même une aide soignante de nuit qui perd de l’argent en venant. Alors quand je cherche à comprendre les motivations et que je leur demande ce qu’elles cherchent, et ce qu’elles trouvent durant ces séjours, elles répondent « on vient chercher notre métier ». Pas le métier de soignant, le métier de prendre soin. On voit que des gens abandonnés reprennent goût à la vie, car ils retrouvent chez nous un regard validant, un toucher validant, et non un regard ou un toucher utile. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 34 ******************************************* Interventions de la salle Je suis psychologue en EHPAD et très heureuse d’entendre enfin parler du plaisir des soignants. Comment peut on proposer du plaisir aux soignants tout au long de leur journée, trouver du plaisir à faire des toilettes, à donner à manger à quelqu’un ? P. Crône : Je crois qu’il faut donner du sens dans nos actes de prendre soin. Il ne faut plus se mettre dans une situation où les soignants sont là pour faire manger les gens, mais se mettre dans une situation où des gens vont aider d’autres gens. Je ne sais pas si ce qu’on fait en séjour est reproductible dans toutes les institutions. Je ne crois pas, car on est dans un milieu protégé. Cependant, on met à jour des pistes, des observations. Nous avons des gens qui arrivent chez nous attachés en permanence, car ils sont violents, avec quelques fractures du col du fémur et des traumatismes crâniens sur d’autres résidents à leur actif, les amener en séjour nous permet de mieux les comprendre et donc mieux adapter les projet de soins au retour. Tout le monde, soignant compris, a intérêt à vivre en harmonie. Notre philosophie de soin, par rapport aux fugues par exemple, n’est pas de se demander comment on va empêcher les gens de partir, mais comment on va leur donner envie de rester. Les soignants vont donc avoir un espace de partage parce qu’ils sont là, et non parce qu’ils ont quelques choses à faire. Par exemple, on s’est rendu compte, pour une dame qui est arrivée attachée, que pendant le séjour, elle essayait toujours de nous tenir le bras et de venir avec nous. On a appris par la suite que dans son histoire de vie, qu’on ne connaissait pas alors, elle suivait son mari en permanence. C’est cette demande qui la faisait devenir agressive. Grâce à cette compréhension, elle a été détachée le plus souvent possible. Vous êtes combien dans votre équipe pour combien de résidents ? P. Crône : On a un quota moyen. Je crois que c’est la volonté de l’institution qui fait la différence. Si le directeur détermine une philosophie de travail dans le projet d’institution il doit se donner les moyens humains, matériels et organisationnel pour la réaliser. Comme le disait François Bonnevay, une philosophie devient la philosophie des soignants quand c’est avant tout une philosophie d’institution. Il faut que le directeur, les décideurs soient bien conscients de cela. Sans eux rien de possible Intervention de Marie France Maugourd, gériatre La chanson qui accompagne le film et dit « l’important est d’aimer » me choque. Je crois que les soignants ne sont pas là pour aimer les résidents, ils sont là pour les respecter, prendre soin, mais c’est leur famille qui donne de l’amour. Se substituer aux familles est dangereux, et, d’autre part, le soignant doit se protéger car s’il fallait que j’aime les 700 malades qui entrent dans mon service tous les ans, mon amour serait difficile à soutenir pour moi et psychologiquement ce n’est pas aidant. Nous sommes des professionnels au service des patients, et on ne doit jamais l’oublier. Les professionnels peuvent avoir du respect, de la bonté, de la gentillesse, mais l’amour c’est autre chose. P. Crône : L’amour dont il est question est l’amour de l’humanité. Je pense que le professionnalisme, ce n’est pas se défier de nos sentiments mais de les gérer. Ce qui va me permettre de donner toute l’humanitude possible sans me perdre dans ses sentiments, c’est que Je sais pourquoi je vais voir les résidents, car je travaille en fonction d’un projet, c’est pour cela que je suis un professionnel. Quand je suis avec eux, je suis entièrement moi, je les accepte dans mon monde et me met en situation de pénétrer le leur. Après cette rencontre je vais faire le bilan, reprendre de la distance pour mesurer le chemin parcouru dans mon projet. Le professionnalisme, c’est le projet, la relation, le bilan. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 35 Diététique et nutrition, Monique Ferry Monique Ferry et Josiane Vibert Quand j’ai appris ce projet, j’ai été très tentée par un titre beaucoup plus percutant comme « les diktats de la diététique ». Comment ne pas s’étonner que l’on puisse envisager, « dans l’intérêt » bien conduit, d’un parent ou patient très âgé une véritable « confiscation » du plaisir de manger. Si l’on ne peut contester l’importance de la prévention nutritionnelle chez les sujets jeunes et adultes qui souhaitent « bien vieillir », qu’en est-il de ceux qui ont dépassé la moyenne d’âge d’espérance de vie ? Leur donner le droit au « bon » péché de gourmandise…Gourmandise qu’il me semble nécessaire de passer du statut de 7ème des péchés capitaux à celui de concept essentiel pour conserver la santé… Pouvons-nous imaginer de proposer à ces personnes très âgées ou à un stade très avancé d’une pathologie, qui sont le plus souvent isolées, si elles ne sont pas en institution, de supporter une « double peine » en leur imposant des contraintes alimentaires et des diktats quand on sait que l’histoire est écrite et que le temps qui reste à vivre doit être celui le plus agréable que l’on puisse proposer. Avant d’aller plus loin, je voudrais compléter la réponse que j’ai faite tout à l’heure. La manière dont on donne vaut mieux souvent que ce qu’on donne, et on arrivera à faire manger les gens, souvent, grâce à la manière dont on leur présentera les choses. Il y a quelques années, dans mon service, nous avons validé l’échelle de Blandford, la première échelle nutritionnelle sur les troubles du comportement alimentaire des patients démentifiés. Gérald Blandford a listé les symptômes, dans un centre de New York qui accueillait environ 200 personnes démentes. Il a listé 26 symptômes et se posait la question de savoir s’il y avait une possible corrélation entre le niveau de déficit cognitif et les troubles du comportement alimentaire. Nous avons testé dans le service ces symptômes pour les mettre en relation avec le niveau des capacités restantes des malades. C'est-à-dire que nous avons utilisé la nutrition pour aller au delà du Mini Mental Status (MMS) qui, à un moment de l’évolution, ne peut plus être utilisé car les personnes sont devenues incapables de répondre aux tests. Or ils continuent à s’alimenter…Ces items permettent de vérifier une certaine évolution du déficit, du fait des troubles du comportement alimentaire. Nous avons fait ce travail avec des soignants pour qui des personnes démentifiées qu’il fallait aider à manger étaient vraiment des personnes préoccupantes, qui donnaient des gifles quand on insistait etc…, En essayant de noter face à chaque item quelle était l’attitude de la personne, nous avons réussi à voir une gradation du déficit. Les soignants ont alors été confrontés à des malades et non plus à des personnes qui les dérangeaient, les pénalisaient, leur faisaient perdre du temps. Leur regard sur ces patients et sur la maladie a changé et ils ont pu ensuite faire de la formation dans les autres services. Par un travail d’objectivité par rapport à une échelle, nous avons eu un regard différent sur cette part de la pathologie qui concerne la capacité à manger particulière dans cette maladie. Je voudrais cependant, vous donner quelques cadres dont on ne peut pas sortir. La nutrition, l’alimentation, sont extrêmement importants, c’est la vie, la survie. Il est indispensable de savoir également que des pathologies que l’on disait auparavant liées à l’âge, sont en fait des pathologies qui n’ont souvent rien à voir avec le vieillissement mais AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 36 peuvent être liées à des anomalies du mode d’alimentation. Nous avons de très fortes raisons de penser aujourd’hui que si l’on associe une alimentation correcte et une activité physique minimum, on peut prévenir un grand nombre de maladies et de dépendances. C’est ce qui justifie par exemple le Programme National Nutrition Santé. Inversement, je pense qu’il faut changer les comportements face à ces gens que j’appelle les « survivants ». Qui sont ceux qui ont dépassé la moyenne d’âge d’espérance de vie dans les études épidémiologiques. Ces études épidémiologiques ont été réalisées sur les personnes qui vieillissent et qui sont suivis pendant des années. On a ainsi pu mettre en évidence des relations entre la façon des s’alimenter et l’état de santé par la prévention de certaines pathologies. Ainsi il y a des personnes âgées qui arrivent à la fin de leur vie en parfait état de santé. Ces « survivants », il me parait important de les « oublier » s’ils ont conservé un bon appétit, l’envie de manger, y compris ce qui est censé être « mauvais » pour eux. Et surtout ne pas leur demander de faire un « régime », de faire attention etc. S’ils ont mangé correctement jusqu’à l’âge où ils sont parvenus, en évitant les pathologies graves liées à la nutrition, ce n’est pas le moment de limiter le plaisir de manger ce qui les accompagnerait directement vers la dénutrition, plus fréquente à cet âge. Je ne vois pas pourquoi on devrait obliger ce personnes à manger différemment simplement parce qu’ils sont très « vieux » Pauvre Simone qui, à 86 ans, se voit privée du moindre gâteau parce qu’elle est diabétique. Alors qu’en fin de repas il rejoint le bol alimentaire et ne présente pas de risque. Ou Jacques de son verre de porto quotidien, à midi, à 92 ans, après lui avoir aussi interdit de fumer, pour des raisons administratives certes… Et que dire d’Adrienne, qui, pour marcher mieux, accepte un régime de famine, avant la mise en place d’une prothèse du genou…alors qu’ en convalescence elle s’occupera à reprendre des kilos, ce qui met en péril l’efficacité de la prothèse et son devenir à terme… Mieux vaudrait adapter d’emblée le matériel au poids réel ??? Alors que le maître mot doit être le plaisir de manger, cher à Brillat-Savarin, puisqu’il est le « dernier qui persiste quand tous les autres ont disparu » ! L’une des premières publicités américaine pour des céréales disait « we are what we eat », « nous sommes ce que nous mangeons ». C’est une réalité quotidienne, car que mange-t-on ? Des aliments qui vont nous permettre de nourrir nos muscles, nos os, notre cerveau. Ne pas manger aboutit à la mort en 50/52 jours. Des hollandais ont été prisonniers d’une ville assiégée. Il y avait des médecins qui ont décrit tout ce qui survenait au cours de ce siège. Les personnes sont mortes des complications de la dénutrition, cela montre le risque majeur que représente la dénutrition lorsqu’on vieillit. Il est donc nécessaire de manger, donc de garder l’envie de manger… Mais on mange aussi du sens, en plus de la nourriture qui nous évite de mourir. On mange des souvenirs, du passé, des choses qui vont ramener à des images, des sons, de la vie. A partir de cela, quand on mange des aliments qui font envie, plaisir, on mange plus, plus facilement, dans de bien meilleures conditions, y compris de digestion... Même les personnes vivant à domicile ont des contraintes qui font qu’elles ne peuvent pas manger ce qu’elles veulent, quand elles veulent. Le premier problème est financier. Nous avons réalisé une étude Il y a de nombreuses années, sur l’alimentation des personnes âgées en centre ville. Nous avons montré que, contrairement à ce que l’on attendait, les veufs étaient bien nourris. En fait, il y avait un veuf pour neuf veuves, donc ils étaient invités à manger, car on les plaignait, ils ne savaient pas cuisiner etc. Ils avaient toujours table ouverte, et pouvaient « rendre » les repas au restaurant car ils avaient une retraite complète. Les veuves avaient, elles, une demi- pension de reversion, et si elles pouvaient faire un repas pour deux, elles ne pouvaient pas, même entre elles, « inviter » au restaurant etc. Cette difficulté se contourne un peu mieux aujourd’hui par le parage de la note. En outre, le plus souvent, les femmes âgées, veuves, refusent de quitter leur environnement. Elles gardent donc le loyer, le chauffage etc., au détriment de la nourriture. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 37 A ce propos je souhaiterais parler des équivalences protéiques : il n’est pas indispensable pour manger des protéines de bonne valeur nutritionnelle d’acheter du rôti ou le poisson frais du marché…une boite de sardine ou de maquereau, peut remplacer un bifteck ou un poisson frais...Et le prix permet de ne pas se priver d’un aliment apprécié, d’autant plus que les boites sont maintenant plus faciles à ouvrir. Mais ce n’est pas simple d’édicter des recommandations, car elles sont faites pour le maximum de gens et non pour chacun. A l’heure actuelle, on se trouve dans une situation à mon avis critique : il y a une abondance alimentaire et en même temps une abondance de recommandations. S’y retrouver entre ce qu’il faut faire et surtout ce qu’on ne peut pas faire devient un véritable numéro d’équilibriste, et très souvent certaines personnes s’abritent derrière la législation pour ne pas sortir du rôle qui leur est prévu. Je crois qu’on peut faire un certain nombre de choses à partir du moment où l’on en a vraiment la volonté et où l’intérêt pour la personne soignée est l’objectif. Ce qui est clair est que la qualité d’un repas dépend de la volonté des gens qui gèrent un établissement : avec le même prix de repas, on peut faire des choses intéressantes ou non. Lorsque l’on a fait la première recherche sur l’alimentation dans les structures (mission Guy-Grand), nous nous sommes rendus compte qu’il n’y avait pas de prix « plancher » pour l’alimentation. Ce qui est toujours vrai malgré les recommandations. Pourtant certaines personnes arrivent à faire des choses remarquables, parce qu’ils sont sensibilisés au problème du repas qui est le moment important dans une vie de maison de retraite. Et le plaisir de manger sera accru par un environnement agréable. Ce qui me préoccupe actuellement, dans cette abondance alimentaire qui a perdu toute saisonnalité, c’est le manque de repères alimentaires. Il existe maintenant l’ « orthorexie ». Jusqu’à présent on connaissait l’anorexie, et même chez des femmes âgées de 75 ans. L’orthorexie, c’est manger selon les recommandations Il y a des gens qui, à n’importe quel âge, se mettent à suivre les recommandations. Et il y a un certain esprit de discipline, chez les personnes âgées, qui est parfois inquiétant. « Puisqu’on me dit que c’est bon pour moi, c’est forcément bon pour moi ». Pourtant ce n’est pas toujours le cas. Ce qui m’a profondément choquée dans le service a été la mise en place des « feuilles de goût » à l’entrée, qui sont devenue des « feuilles de dégoûts », pour simplifier la prise de commande à la cuisine ! Comment alors valoriser le plaisir de manger. Un élément dont il faut aussi parler, c’est l’obésité, qui devient un problème. On en parle beaucoup et avec raison, en particulier chez les jeunes et à l’âge moyen de la vie. En même temps, il y a une composante hormonale à l’obésité et s’il faut faire la guerre, c’est à la mauvaise alimentation, pas la guerre à ceux qui ont envie de bien manger. Il ne faut pas confondre le fait de manger théoriquement trop et le fait de prendre du poids. Cela n’a souvent rien à voir. Quelqu’un qui prend du poids en vieillissant peut être à risque d’obésité sarcopénique : c'est-à-dire que les muscles sont remplacés par de la graisse. Les personnes âgées qui grossissent, le font souvent parce qu’elles ont moins de muscles, et qu’elles sont plus sédentaires. L’amaigrissement est un signe d’alerte à surveiller. Les personnes âgées peuvent avoir des difficultés à trouver leur alimentation, car elles ont de la peine à aller jusqu’au magasin du coin, elles mangent tout le temps la même chose, et plus on mange monotone, moins on a de goût. Les personnes finissent par manger tout le temps la même chose, donc par ne plus avoir très faim, donc par maigrir. L’amaigrissement est le premier signe péjoratif chez les gens âgés. Quand je parle de gens âgés, c’est à partir de 70/75 ans. Il faut faire très attention quand quelqu’un commence à perdre du poids car il est difficile à récupérer. Mais on peut aussi perdre du poids parce qu’on ne mange pas suffisamment. Et quand on vous donne ensuite à manger suffisamment, et même en abondance, on a tendance à prendre du poids. Et si en plus on est sédentaire, on « fait du gras ». Il faut donc faire attention à donner assez, mais pas trop non plus. Cela me rappelle la mode des gros bébés joufflus qu’on exposait sur les boites de lait S’il faut éviter que les personnes ne deviennent obèses après leur entrée en institution, il faut aussi surveiller attentivement qu’elles ne perdent pas de poids. Car les AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 38 conséquences de la dénutrition sont très graves : perte d’immunité, perte de masse musculaire, risques de fractures etc.… La dénutrition, c’est le SIDA des vieux, c'est-à-dire le Syndrome Immuno Déficitaire Acquis. Enfin, on a besoin d’alimenter son cerveau comme on a besoin d’alimenter le reste de l’organisme. Il y a actuellement de nombreux travaux sur l’alimentation et le déclin cognitif. Le cerveau a besoin d’être nourri d’une façon encore plus méticuleuse que les autres organes, car il a besoin de la plus grande homéostasie au niveau de tous les apports, alors que c’est lui qui gère le fait que vous allez avoir envie de manger ou pas. Il y un paradoxe : le cerveau a besoin d’être alimenté, et c’est lui-même qui décide s’il va être nourri ou pas et comment… Il faut ne pas oublier, en association avec l’alimentation de faire bouger les gens, les mobiliser, mais ne jamais les bousculer, ne pas les obliger à faire « parce qu’il faut faire » à un moment donné. Et tenter de leur laisser le temps de manger… Dans notre service, nous avions, à une époque, un « petit train » pour récupérer les plateaux repas. Il commençait par le service de gériatrie et terminait par la maternité. Ce qui réduisait au minimum le temps du repas. Et le fait d’avoir tout le repas sur un plateau limitait encore l’appétit. Il m’a fallu un an pour obtenir d’inverser le sens du petit train, en attendant de faire mieux… Je voudrais terminer ce tour d’horizon improvisé sur la notion de plaisir et vous parler du noyau accumbens du cerveau. C’est l’endroit où est centralisé le plaisir. Le plaisir laisse une trace dans le cerveau, quand vous avez plaisir à manger, quand vous avez du plaisir à donner à manger à quelqu’un, le cerveau le sent. De quel droit interdire le « droit » au plaisir ? Quand on sait au niveau physiologique que le plaisir laisse des traces durables sur l’humeur… qui permet d’avoir encore envie de continuer à manger, à vivre, et donc de participer au plaisir de vivre. ******************************************* Interventions de la salle Bernard Duportet Vous avez fait références à ce que vous faisiez, je pense qu’il serait intéressant de préciser les « lieux privilégié » de votre action ? Monique Ferry Ancien chef de service de gériatrie, je suis expert en nutrition humaine à l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Aliments, enseignant chercheur à l’INSERM dans l’équipe du CNRH d’Ile de France, c'est-à-dire qui s’occupe du Programme National Nutrition Santé. Je suis un des auteurs des livres édités par le PNNS, comme le petit livre vert qui a en couverture un portrait d’Arcimboldo et plus récemment un livre bordeaux destiné aux personnes âgées de plus de 55 ans, mais aussi un fascicule associé qui permet de donner les indications nécessaires aux aidants d’une personne âgée qui a besoin d’aide pour se nourrir. Je reste le médecin Directeur du Centre Départemental de Prévention où j’assure des consultations gérontologiques pour « Bien Vieillir » et la consultation mémoire. Où j’ai implanté depuis 10 ans une consultation nutrition et Alzheimer que nous appelons NutritiAl… AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 39 Plaisir gustatif : Tous les sens en éveil, Josiane Vibert Monique Ferry et Josiane Vibert Je vous propose un petit voyage sur les chemins pour accéder au plaisir gustatif. Nous allons essayer de réfléchir ensemble sur la manière dont on peut proposer aux gens, en institution comme à domicile, de stimuler des sens qui sont parfois très déficitaires. Mon champ d’activité est plus largement orienté vers les personnes handicapées notamment adultes, et polyhandicapées : personnes dépourvues de paroles, de mouvements la plupart du temps et face auxquelles les professionnels sont très démunis. On voit bien aujourd’hui la multitude de passerelles que nous pouvons trouver entre cette population et la population des personnes âgées. Nous avons au cours de cette journée parlé partage, convivialité, échanges… mais désir, un petit peu, et pour moi le plaisir c’est presque une conclusion, c’est peut être un objectif à atteindre. S’il y a un moment où on peut avoir du plaisir et donner du plaisir, c’est bien le moment du repas. Pourtant, avec un lourd handicap, que ce soit le grand âge ou la grande dépendance, ce temps incontournable pour survivre, madame Ferry l’a bien rappelé, répété trois fois par jour, durant une multitude d’années, le plus souvent la notion de plaisir a déserté ce moment au profit parfois d’un temps de rituel. On voit bien les gens dans les institutions qui attendent à la porte des salles à manger, parfois dès 9 heures du matin. On sait qu’après les toilettes on va vers la salle à manger. Ça peut être aussi une corvée, un temps contraint et c’est pratiquement toujours avec les populations qu’on accompagne un temps à risques : le risque de fausse route est majeur, il est comme une épée de Damoclès sur la tête des soignants et des personnes qui sont accompagnées. Le plaisir de manger est souvent annoncé comme le seul plaisir qui reste, et pourtant les professionnels sont très démunis pour faire des propositions. L’invention, la créativité, n’ont pas toujours leur place, voire rarement. Surtout avec les interdictions et les normes d’hygiène rigoureuses qui pèsent sur les institutions. (Je travaille avec un médecin qui dit : on a le droit de faire des choses qui sont interdites, l’important est de savoir qu’elles sont interdites, donc « oser ») Pour atteindre ce plaisir, il faut garder son aptitude à goûter. On sait que les causes de perte de goût sont multiples, souvent liées à la baisse des fonctions sensorielles. La fonction gustative baisse avec l’âge, elle n’est pas forcément liée à la vieillesse, mais liée à de nombreux paramètres autour du vieillissement. Je pense par exemple aux extractions dentaires, à certains médicaments, aux antibiotiques etc. qui altèrent la capacité à goûter. Bien sûr le déficit cognitif va venir aussi altérer cette capacité à percevoir les saveurs et le goût. Il en est de même pour les personnes handicapées mentales, et pour elles il y a en plus la difficulté à verbaliser le « j’aime » ou « j’aime pas », ce qui va majorer les difficultés de compréhension de leurs désirs et de leurs envies. Les déficits physiologiques ont aussi un rôle important. Tout ce qui concerne la technique de l’alimentation, ainsi que les aspects éducatifs, dont on ne parle pas beaucoup quand on parle des personnes âgées, mais dont on va parler avec des personnes plus jeunes. Il AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 40 y a parfois des alimentations un peu stéréotypées, pratiques mais peu inventives, qui n’aident pas la personne handicapée à explorer les saveurs. Avec ces gens qui ont tant de difficultés, il est facile de dire qu’il n’y a plus grand-chose à faire, et donc de ne pas faire grand-chose et de proposer à manger seulement pour survivre. Pourtant, c’est peut être quand il n’y a plus grand-chose à faire que tout reste à inventer. Ce voyage sur les chemins pour accéder au plaisir gustatif est une des remontées d’expériences et d’observations. Tout d’abord, favoriser l’émergence du désir par différentes stimulations : La stimulation gustative Pour faire émerger le désir, vous avez sûrement mis en place plein de moyens, d’astuces, pour faire saliver les gens. Il y a l’affichage des repas, mettre des photographies, avec des choses simples pour que ce soit visuellement compréhensible par les personnes. Je vois souvent des menus affichés mais on me dit « ah non, c’est pas ça qu’on mange ce midi, parce que le cuisinier n’a pas eu sa commande etc.… ». Ça sert à quoi dans ces cas là d’afficher le menu, comment les gens peuvent s’y retrouver, être en appétit. Il y a aussi le fait d’aller au marché, d’avoir un potager, de faire des ateliers de cuisine, même si les gens croquent dans les légumes crus. Ça n’a pas forcément d’importance, dès lors qu’on a essayé de créer du lien entre ce que les gens vont manger et ce qui a été utilisé en cuisine. Un temps partagé. Il est difficilement envisageable, dans certaines structures, avec certains types d’organisation, qu’on puisse s’asseoir à côté des gens avec qui l’on mange. Je déteste manger toute seule, je mange alors sur un coin de table, je n’ai pas d’appétit, je mange trois fois plus le soir, en famille… En institution, ce temps séparé entre les soignants et les personnes accompagnées est classique. Il faudra peut être un colloque, un jour, pour expliquer pourquoi on ne prend pas le temps. L’anticipation du temps du repas. En menant une réflexion commune sur l’élaboration des menus. En les affichant dans les institutions avec des images, des photos des plats. Faire saliver… En allant au marché, en mettant en place des "ateliers cuisine" où on épluchera les légumes, les fruits, où on malaxera la pâte à tarte, en cultivant un jardin, etc. Ces différents moyens peuvent être employés pour relier les personnes déficitaires aux produits utilisés en cuisine. Pas toujours réalisables dans les institutions aux normes d’hygiène rigoureuses… En proposant des repas festifs et à thème. En tout cas en essayant de faire en sorte que quotidienneté ne soit pas synonyme de routine donc d’usure. La stimulation olfactive Le plaisir du goût est intimement lié plaisir des odeurs. Son rôle est tel que, lorsque l’odeur est absente, en cas de rhume par exemple, et qu’il ne reste que le goût, les aliments n’ont pas de goût. Nous pouvons ressentir entre trois et quinze mille odeurs différentes. Nous avons tous ressenti cette stimulation olfactive (agréable ou désagréable) en pénétrant dans la cuisine d’une grand-mère « gâteau » ou dans un établissement où rissolent les petits oignons que l’on flaire dès le hall d’entrée (peut-être pas terrible à 8h du matin ni à cette heure-ci….mais s’il est midi et que vous avez un peu faim…) Accompagner les personnes déficientes, quelles qu’elles soient, autour de la sensation olfactive est déjà une démarche vers le plaisir gustatif, tant ces 2 sens sont liés. J’ai l’expérience d’un établissement qui travaille avec des cloches de restauration, avec des gens dont l’altération gustative et olfactive est assez avancée. Ils clochent les aliments, en travaillant aussi sur le renforcement des saveurs, grâce au curry, au romarin, à des éléments aux odeurs fortes, marquées, pour aider les gens à saliver et à les mettre en appétit. Dans les grands restaurants, on apporte les assiettes puis au dernier moment on enlève en même temps les cloches de tous les convives, pour que AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 41 tous perçoivent en même temps les parfums. C’est ce même principe qui est utilisé dans cet établissement. Cette stimulation de l’odorat sera optimale en utilisant des parfums renforcés : épices, aromates. La palette est connue, elle est large et permet de nombreuses inventions. Ce qui est également intéressant avec les odeurs, c’est qu’elles viennent mobiliser la mémoire. Nous avons tous expérimenté cela. Qui n’a pas associé le souvenir de son grand père en captant dans la rue l’odeur du tabac qui était le sien ? L’odeur des géraniums, de l’herbe coupée ou du bourguignon peut vous faire faire spontanément un bond dans le temps en vous ramenant à votre enfance, à des souvenirs heureux ou malheureux… Si vous avez vu le film Ratatouille : quand le critique gastronomique mange de la ratatouille, et que d’un seul coup il se revoit petit garçon, dans la cuisine de sa grand-mère. Tout lui revient alors en vagues, de manière très forte, très évocatrice de l’amour de sa grand-mère, des parfums de l’enfance… Cette capacité évocatrice des odeurs sera très intéressante à explorer chez des personnes ayant une nourriture entérale et qui ne prennent plus aucun aliment par la bouche. J’ai souvenir d’un monsieur souffrant d’une sclérose en plaques assez évoluée qui, à travers les évocations autour du goût, ne ressentait pas trop vivement la frustration de ne plus se nourrir ordinairement. La stimulation visuelle Bien sûr, c’est encore mieux si la vue est également associée à ce plaisir olfactif. Nous le savons depuis longtemps et l’expérimentons chaque jour : un plat agréablement décoré met en appétit. Proposer de jolies assiettes ou de jolis plats devraient faire partie du quotidien. Mais les logiques économiques prédominent parfois et il est fréquent que, pour limiter la casse, la vaisselle soit en pyrex, les verres (qui sont alors des gobelets) en plastique ou en inox. Ceci pour les contenants. Et puis, les contenus : que pensez-vous de ce petit déjeuner où, par commodité, le café est mélangé au morceau de beurre, à la cuillérée de confiture, aux petits morceaux de pain trempés, et bien sûr dans ce cas…aux médicaments ! Que dîtes-vous de ce repas à texture adaptée (la personne présente des troubles de la déglutition et son alimentation est mixée) où sous la forme d’une bouillie de couleur curieuse (marron le plus souvent) se retrouvent viande et légumes mélangés. Cela ressemble assez souvent aux préparations servies à nos animaux domestiques… Quant à l’odeur, plus grand-chose à voir avec les ingrédients originaux… Donc travailler sur l’apparence de l’assiette en séparant les aliments est tout aussi important que sur le contenu. Et puis, ne pas mélanger les médicaments au contenu de l’assiette complète ou du bol mais les administrer avec une cuillérée de nourriture en gardant le plaisir du goût pour après… Dissocier les aliments, pour le plat principal, c’est également essentiel, pour reconnaître les différents goûts. Bien sûr, ça prend du temps. Je connais des cuisiniers qui « remodèlent » la viande une fois hachée pour lui redonner la forme d’une cuisse de poulet ou d’une côtelette. Il existe des moules ayant ces formes. Mais on peut aussi utiliser des ramequins, une cuillère à glace ou toute forme de contenant permettant de faire des moulages. Pour les personnes dont les repas sont à texture modifiée : leur présenter un «plateau type» contenant les aliments sous leur forme habituelle, permet qu'ils visualisent concrètement leur repas. La décoration de l’assiette ou du plat, même si elle n’est pas mangée est également importante dans ce qu’elle apporte de variétés de couleurs. Oui, c’est du temps, mais peut-être que ce plaisir de faire pour faire plaisir va donner envie aux gens de s’alimenter. Je pense très précisément aux nourritures adaptées, à la structure hachée, moulinée, qui sont particulièrement difficiles à présenter. Parfois c’est l’inverse aussi : on ne donne pas de cuisine à texture appropriée, alors que ce serait nécessaire pour que la déglutition et digestion soient correctes. Eduquer le goût et faire des apprentissages C’est joli, ça sent bon (ou en tout cas, j’ai souvenir que cela sent bon), ça y est, je salive… Mon organisme est prêt à manger… Salé, sucré, acide, amer sont les 4 saveurs que ma langue peut reconnaître. Mais mon cerveau a, au cours de ma vie, enregistré des milliers d’informations de reconnaissance de différents goûts ! En mangeant un aliment, AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 42 je vais aller chercher dans la grande base de données qui est dans mon cerveau et je vais ou non reconnaître le goût de l’aliment que j’ai sur la langue. Il suffira de l’avoir goûté une fois pour stocker l’information et m’en resservir lorsque j’en aurai besoin. La consistance, les sensations de piquant, d'acidité, de fraîcheur véhiculées par le système nerveux vont donner à l'aliment son identité et sa reconnaissance gustatives. D’où l’intérêt de faire découvrir aux enfants une multitude de saveurs différentes afin de les aider à constituer leur stock. Cela servira peut-être un jour. Car le souvenir joue un rôle majeur dans l’apprentissage des goûts, et dans l’acte alimentaire. Nous ne ferons ici qu’évoquer la fameuse madeleine de Proust… Il y a la nourriture, et il y a la boisson. Boire est essentiel et relève souvent d’un véritable tour de force pour les soignants qui doivent hydrater les personnes âgées (qui, précisons le, ont perdu la sensation de soif) ou les personnes polyhandicapées. Si bien que souvent, faire boire revient à un combat où le plaisir n’a pas sa place. Ne pas proposer uniquement de l’eau, mais varier les saveurs, les températures se révèle très positif et permet de redonner une dimension « plaisir » à cette hydratation qui fait parfois (et cela à juste titre) focaliser les équipes médicales. Pour de nombreuses personnes présentant des troubles de la déglutition, il ne sera pas question de leur faire boire des liquides au risque de provoquer des fausses routes. Il faudra donc ajouter des produits gélifiants afin de présenter les boissons sous une texture appropriée à leurs difficultés. Or l’eau nature quand elle est gélifiée à un goût…. d’eau gélifiée ! Pour certains un peu écœurante, pour d’autres fade… Or, il est possible de gélifier pratiquement tous les liquides : café, thé, vin, tisanes et infusions, sodas, apéritifs….Quelles jolies perspectives ! Venir proposer à une vieille dame son petit porto (même gélifié) le dimanche midi… Permettre à un autre son verre de vin ou un café ! Hier nous étions dans un bar très convivial et j’ai eu envie de commander un jus de tomate, quelqu’un m’a dit « mais c’est triste un jus de tomate ». Cela peut ne pas être triste un jus de tomate, même s’il est gélifié ! Il suffit qu’on y mette une petite branche de céleri, de romarin, d’estragon… et ça devient festif, joli. Et les bulles…. Cidre, bière, sodas, champagne même ! Dont les bulles viennent exploser dans la bouche ! Stimulation sensorielle garantie ! Le goût nous fait voyager, il déclenche la mémoire. Un bruit provoqué par un aliment croquant, une forme, une odeur, une texture : il se passe toujours quelque chose avec le goût. L’odeur et le goût sont des déclencheurs d’émotions… le plaisir du goût est intimement mêlé au plaisir corporel. Le mot attribué à Lévi-Strauss prend tout son sens : «Un aliment ne doit pas être seulement bon à manger, mais aussi bon à penser.» Oui, le plaisir du goût ne peut pas bien fonctionner sans les autres sens : la vue, l’odorat, l’ouïe (nous en avons peu parlé, mais le croquant ou le mou ne font pas le même bruit) et le toucher (il y a des aliments lisses, d’autres râpeux, d’autres collants, comme des textures, des tissus, des matériaux). Pourtant, quand l’un ou plusieurs d’entre eux font irrémédiablement défaut, avoir la possibilité de s’appuyer sur un ou deux sens encore présents en les stimulant s’avère très riche pour la personne dépendante. Cela lui permet de renouer avec une gamme de sensations et d’émotions qui seront directement en lien avec le plaisir gustatif. La qualité de ce plaisir, autant que le contenu de l’assiette, sera alors source de vie. Multiplier les propositions, varier les plaisirs, provoquer des échanges, des commentaires, permettre à ces personnes de participer à des temps festifs également à travers la dégustation. Stimuler, donner envie…Faire des tentatives, créer de la relation à travers nos propositions ! Manifester notre présence et nos attentions à l’autre….sont des pistes où le plaisir gustatif prendra sa source. On pourra me dire que pour tout cela, il faut des moyens, il faut du temps….bien sûr (et encore…), mais ce qu’il faut surtout, c’est du désir ! AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 43 Discussion Monique Ferry On oublie trop souvent que quelqu’un qui mange s’hydrate puisque l’eau apportée l’est à moitié par l’eau liée aux aliments. On peut donc faire boire en donnant un yaourt au lieu d’un verre d’eau. On a également trouvé que la disrégulation de la soif, qui limite le besoin de boire chez la personne vieillissante existe aussi au niveau de l’appétit. Il y a un point que je n’ai pas abordé, c’est celui du refus alimentaire. Je pense que c’est une question que beaucoup se posent. Pour moi, il existe un droit au refus de l’alimentation, quand on est sûr que ce n’est pas lié à une pathologie, comme une mycose buccale par exemple, ou à un problème médical connu. On a le droit de dire que l’on refuse de manger quelque chose, et on ne peut pas contraindre quelqu’un à manger dans son intérêt, pour bien faire, alors que l’on est prêt à faire très mal. Enfin, nous avons réalisé l’étude Solinut8, solitude et nutrition, qui a montré que les gens seuls étaient beaucoup plus dénutris à cause de la solitude. Les personnes inclues ont été suivies pendant un an Durant cette période, 33 % des personnes n’avaient jamais partagé un repas avec quelqu’un… Je crois que ce résultat doit faire réfléchir. Gérard Ribes Je voudrais vous raconter quelques petites anecdotes. L’histoire se passe dans la Bresse, à côté de Lyon, région d’élevage de poulets extraordinaires. Ce fut soudain la révolution dans une maison de retraite parce que la diététicienne qui arrivait de Paris avait introduit du maïs dans les salades. Les gens se sont dit « on nous prend pour des poules », poules qu’ils avaient élevées toute leur vie justement. La représentation et le sens sont quelques choses de très important. Autour du sens encore. Un de mes amis sinologue dit qu’en Chine le matin, on demande au vieillard « comment êtes-vous ? », et le vieillard répond « je suis riz-crevette ». C‘est la manière dont il pense se nourrir dans la journée. On va ensuite le nourrir en tenant compte de ce qu’il a dit. Quand je travaillais dans un hôpital de long séjour, il y avait des jours où les plateaux revenaient quasiment vides, et d’autres où les plateaux revenaient quasiment pleins. On a essayé de voir quel était le paramètre qui entrait en compte. Le paramètre s’appelait Tran, c’était un aide soignant d’origine vietnamienne. Lorsque les plateaux arrivaient dans le service, il les reconditionnait, les redécorait, faisait des petites portions, ce qui apportait le plaisir de la vue, élément important, puisqu’on commence à manger avec les yeux. De plus, les résidents savaient que c’était Tran qui avait préparé les plateaux, donc ils mangeaient aussi pour Tran. Il y avait donc quelque chose qui tenait de la relation humaine dans le plateau, qui faisait la différence entre les jours où il était là et les jours où il n’était pas là. Enfin, il nous faut pas oublier, en terme de titre qui pourrait relier l’ensemble de ce qui a été dit, le titre d’un livre de Boris Cyrulnik : « les nourritures affectives ». Bernard Duportet Je rappelais ce matin à Geneviève Laroque que j’avais mis un jour une diapositive sur l’alimentation dans une formation. Je l’avais intitulée le cercle du plaisir partagé, et je crois que cela résume beaucoup de ce qui a été dit aujourd’hui : donner du plaisir, c’est en éprouver soi-même, et c’est un cercle vertueux. 8 http://www.sante.gouv.fr/htm/pointsur/nutrition/solinut.pdf AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 44 Marie France Maugourd, gériatre On a parlé tout à l’heure du menu, c’est vrai que c’est bien de les afficher, mais c’est encore mieux de les commenter. Tous ces patients qui sont dans la salle à manger à partir de 11h30 alors qu’on ne mange pas avant 12h30, on les réunisse autour du manger, pour discuter de ce qu’on va manger. Ca peut devenir un jeu, ça peut faire une animation qui coûte rien et va également faire en sorte que ceux qui sont en train de déambuler vont se regrouper, et on va anticiper le plaisir du repas. C’est très simple, et ça ne coûte rien. Philippe Crône J’aimerais des précisions sur un article que j’ai lu récemment sur Internet qui disait que l’odorat est le premier sens atteint par la maladie d’Alzheimer. Monique Ferry C’est vrai, et l’odorat est extrêmement important. Pour Brillat Savarin, le nez est « la cheminée du goût ». Il disait que si l’odorat n’était pas associé au goût l’on n’avait pas une idée exacte de ce que l’on mangeait. Il est exact que c’est l’un des sens touché le plus précocement dans la Maladie d’Alzheimer et que son déficit peut être un moyen de diagnostic. L’odorat est un des seuls sens accessibles. Le goût est aussi un sens c’est une cellule épithéliale qui est neuronalisée. C‘est à dire que sur une cellule normale, comme une cellule de peau les extrémités nerveuses vont neuronaliser cette cellule. Or, à la différence des autres neurones du cerveau, qui sont très très très lents à se répliquer (on a dit pendant longtemps qu’il s ne se répliquaient pas du tout), tous les 10 ou 12 jours, vous « refabriquez » des bourgeons du goût. Mais pour fabriquer ces bourgeons, il faut manger suffisamment, pour que les cellules soient de bonne qualité et surtout certaines vitamines indispensables pour avoir un goût efficace. Donc si vous mangez monotone, vous allez fabriquer des bourgeons du goût qui sont moins efficaces, et si vous ne mangez pas en quantité suffisante non plus. Donc on aggrave la perte de goût qui est en partie liée à l’âge. Quand on ne se sert pas d’un de sens ou d’une capacité du cerveau, il disparaît. C’est l’inverse de la pile Wonder, quand on s’en sert pas, on le perd. On peut par contre améliorer le goût, dans la maladie d’Alzheimer, en laissant ces personnes manger comme elles en ont envie. On remplace donc cet odorat diminué par la possibilité de manger en marchant ou avec les doigts etc.… Il faut laisser ces personnes manger ainsi, comme elles le souhaitent. Si c’est quelqu’un d’autre qui vous mélange tout dans l’assiette, c’est abominable, si c’est vous qui le faites, pourquoi pas. Josiane Vibert Je n’ai pas eu le temps de parler du toucher. Le toucher avec les mains, le toucher de la nourriture, mais aussi tout ce qu’il y a autour de la bouche. Manger du croquant, du mou, du râpeux, ne va pas provoquer les mêmes sensations. Et c’est quelque chose qui ne coûte rien non plus. Philippe Crône Ce n’est pas parce que ces personnes n’ont plus d’odorat qu’il ne faut pas continuer à stimuler ce sens, pour la simple raison qu’on n’a pas seulement des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer dans l’institution. Bien souvent, si les autres personnes sont stimulées, les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer vont s’imprégner de l’ambiance, de l’atmosphère. Si elles ne prennent pas le même plaisir que les autres, elles vont prendre un plaisir qui y est en étroite relation. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 45 Conclusion, Jérôme Pellissier Je voudrais vous livrer quelques remarques, quelques pensées, qui me sont venues au cours de la journée. Je ne résiste pas au plaisir de vous lire un petit texte qui est paru il y a quelques années, qui s’intitule « La vocation de l’infirmière » : « Avoir fait un jour, volontairement, par saine et haute compréhension du sérieux de la vie, pleine et entière abstraction de soi […] ; Accepter, comme Jésus l’a fait trente ans durant, des besognes rebutantes, des travaux manuels ennuyeux et faciles […] ; Savoir à tout instant obéir et s’effacer […] ; Consentir, à une époque de poursuite de lucre, à des rétributions qui assurent tout juste le nécessaire ; Se fermer toute possibilité de vie facile et agréable, de vie transformée par l’art, la beauté et la liberté d’action en un enchantement journalier, pour venir se cloîtrer, la journée durant, dans ces temples de la souffrance et de la mort que sont nos hôpitaux ; Mourir sur la brèche, quelques fois prématurément, n’ayant rien amassé, s’étant consumée en efforts toujours noyés dans l’indifférence générale, mourir parfois sur un échec, mais croyant coûte que coûte à la valeur splendide du sacrifice et de la charité […]. » C’est le texte d’une conférence de morale professionnelle publiée dans le journal l’infirmière française en 1936. En 71 ans, on a pu mettre fin aux considérations de la souffrance, du sacrifice comme étant des éléments extrêmement valorisés. Pour autant, ça pose la question de savoir, si on n’est plus dans la valorisation de la souffrance, si on est pour autant dans la valorisation du plaisir ? On est certainement dans la recherche de la non souffrance, mais ça ne veut pas dire qu’on est dans la recherche du plaisir. Par rapport à cela, je voudrais que l’on s’interroge sur « quels plaisirs ». De quels plaisirs parle-t-on ? Il faut revenir sur la notion de plaisir dans les soins. Ca a été en filigrane dans toute la journée : nous travaillons avec des personnes, qu’elles soient atteintes de la maladie d’Alzheimer ou d’autres maladies, de handicaps, avec des personnes qui sont émotionnellement et relationnellement hyper-sensibles. Si moi tout à l’heure je vais dans un magasin et que la personne à qui je m’adresse me fait la gueule, ça ne va pas changer la manière dont je vais vivre ma journée. Si je sors d’une opération ou si je rentre dans le bloc opératoire, et que le chirurgien ne me regarde pas et ne me répond pas si je lui pose une question, ça va radicalement changer la manière dont je peux vivre cette opération, car je suis dans une situation d’hypersensibilité relationnelle et émotionnelle. Il est très important quand on travaille sur le prendre soin de travailler sur ces notions. Il est également important de comprendre qu’à partir du moment où il y a, comme l’a montré Louis Ploton, un « déséquilibrage » entre la compréhension cognitive des choses et le ressenti émotionnel, on va se retrouver dans une situation où la personne ne va pas comprendre cognitivement de nombreux éléments touchant à la situation de soin et au fait même qu’elle est dans un lieu de soin, qu’on est un soignant, etc. Je prends cet exemple, de Gérard Ribes je crois : qu’est ce qu’on penserait si, tout à coup, face à la phrase d’un médecin qui nous dit « déshabillez-vous », ce n’était plus un médecin ? Immédiatement, on vivrait tout à fait différemment la situation ! C’est cela aussi qu’il faut imaginer : qu’est ce qui se passe pour une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer, chez le dentiste, si tout d’un coup le dentiste n’est plus un dentiste, mais un mécanicien ou un jardinier, si l’outil qu’il a à la main n’est pas distingué d’un tournevis…, etc. Quel va être le ressenti émotionnel à ce moment là, et comment pouvons nous travailler par rapport à ce ressenti ? Quand on est dans ces situations d’hypersensibilité, le plaisir ne vient pas en plus du soin, mais c’est une obligation pour que le soin ne soit pas ressenti par ces personnes comme quelque chose d’agressif ou comme une torture. Le plaisir ne vient pas en plus. Il vient avec la technique, c’est la technique au service du plaisir et du bien-être émotionnel. Il n’y a pas la technique d’un côté et le plaisir ou le relationnel de l’autre. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 46 Je voudrais aussi revenir sur la question de la sexualité. Longtemps absente des « 14 besoins de l’être humain » et de « la pyramide de Maslow »9, la sexualité. Où la placer, d’ailleurs, dans la fameuse pyramide ? Est-ce un besoin physiologique fondamental, comme les autres ? On peut très bien vivre, cela a été dit, sans pour autant avoir une sexualité importante. Est-ce un besoin social ? On peut dire que oui, et en même temps, ça peut se faire tout seul, donc ce n’est pas que social... On ne saurait pas trop où la placer, ce qui explique peut être qu’on ne l’ait pas fait – et ce qui témoigne, soit dit en passant, d’une des limites du modèle de Maslow. En même temps, est-on prêt à mettre la sexualité dans les besoins très importants pour les êtres humains… Aujourd’hui, on attend des professionnels, quand quelqu’un ne peut plus manger tout seul de l’aider à manger… Donc si quelqu’un à besoin de l’aide d’un professionnel pour faire l’amour avec quelqu’un d’autre, on va aller l’aider, ça va faire partie des fonctions des professionnels… On n’en est pas là, dans la plupart de nos institutions. Vous savez qu’en France, si quelqu’un me demande dans une institution d’aller chercher pour lui une prostituée, je deviens, aux yeux de la loi, un proxénète… Aller vers cela : il ne suffit pas de dire que ça change radicalement nos habitudes. C’est profondément compliqué d’essayer de voir comment aider une personne, s’il y a besoin de l’aider pour cela, dans un domaine où l’on n’a pas tellement envie que quelqu’un nous tienne la chandelle ! La sexualité touche à l’intimité. Qu’est ce qui se passe pour cette intimité dans une relation sexuelle s’il y a besoin d’un tiers pour nous aider... Ce sont des situations où il y a besoin de techniques, de savoir faire, pour relationnellement être au point. Il n’y a pas d’opposition, là encore, entre le relationnel et le technique. Je voudrais aussi revenir sur l’expression « ces temples de la souffrance et de la mort que sont nos hôpitaux ». Aujourd’hui, ça nous fait sourire, ou rire, mais en même temps si je vous disais qu’il faut que nos hôpitaux ou nos maisons de retraite deviennent des « temples du plaisir et de la joie », à ce moment là, il y en aurait pour dire « mais qu’est ce que c’est que ce bordel ? », au sens propre du terme. Ca pose beaucoup de question. Qu’est ce qui nous gêne si on dit qu’une maison de retraite doit devenir aussi un « temple du plaisir » ? Je crois qu’il faut s’interroger sur le rapport de cœxistence entre la vieillesse, la maladie, la proximité de la mort et le plaisir, la jouissance. Peut-être que cela interroge notre société globalement, peut être que nous sommes, c’est mon hypothèse, dans une société qui a besoin de séparer radicalement les choses. Que le jeune adulte en bonne santé, sans handicap, qui se croit immortel et tout puissant, a besoin de se dire que la jouissance et le plaisir sont pour les jeunes adultes immortels et tout puissants. Que ce n’est pas compatible avec la maladie, la vieillesse ou le fait de mourir bientôt. « Si tu es malade, ne sois que malade, si tu es souffrant, ne sois que souffrant, mais ne nous montre pas qu’on peut en même temps souffrir et jouir, ne nous montre pas qu’on peut à la fois bientôt mourir et avoir un sourire jusqu’aux oreilles. Je ne veux pas l’entendre. » Peut-être qu’il y a quelque chose comme cela dans notre société, qu’on ne veut pas entendre que tout n’est pas opposé mais peut coexister. Je suis toujours frappé de voir à quel point, souvent facilement, dans nos institutions, on met en place des choses censées protéger, mais des choses qui limitent, qui interdisent. A quel point on a facilement interdit les fleurs, condamné des fenêtres, etc., et à quel point on a beaucoup plus de mal à mettre en place des choses qui ouvrent, libèrent, multiplient les possibilités. Je crois que ça interroge sur nos capacités à apporter « la vie » (avec toutes ses émotions, joyeuses et tristes, gaies et sombres, excessives aussi parfois…) dans ces lieux. Autre remarque en passant. Le mot « bisouthérapie », qu’une oratrice a utilisé aujourd’hui, je le comprends très bien. En même temps, est-ce qu’on a désormais besoin d’accoler le mot thérapie pour dire qu’un résident qui a envie de dire bonjour à un soignant qui a envie de dire bonjour au résident, en se faisant la bise, c’est normal ! Ce 9 http://www.jerpel.fr/spip.php?article87 AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 47 n’est pas de la thérapie ! Mais c’est intéressant qu’on ait besoin parfois de coller le mot thérapie à quelque chose, que ce soit un animal (je ne parle pas là de la zoothérapie qui est quelque chose de très précis)… Faire rentrer un chat dans une maison de retraite, ce n’est pas de la zoothérapie. Qu’est ce qui se passe pour qu’on ait besoin d’appeler de la zoothérapie le fait qu’il puisse y avoir un chat dans une maison de retraite ? Comme s’il fallait que ça passe absolument par « le soin », « le médical » pour qu’on puisse finalement apporter un peu de vie, de plaisir. Comme si les « temples de la souffrance et de la mort » devaient rester un peu quand même des « temples de la souffrance et de la mort ». Quelques remarques encore. Il y a tout un champ de réflexions qu’on a eu aujourd’hui et qu’il faut continuer. Ca va bien, à la limite, quand le plaisir de l’autre nous est facilement compréhensible correspond, à ce qui objet de plaisir pour nous mais on a tout un champ de réflexions à ouvrir dans d’autres situations : Qu’est ce qui se passe quand le plaisir de l’autre est censé être dangereux ou en tout cas réputé comme tel ? Qu’est ce qui se passe quand l’autre fume, boit, veut aller se promener alors qu’il va peut être se perdre, veut marcher alors qu’il va peut être tomber ? Qu’est ce qui se passe dans ces situations où le plaisir de l’autre se teinte à nos yeux d’une certaine forme de danger ? Et j’aime bien dans une des lettres10 cette phrase où la dame dit « je fais ce que je veux avec mon corps, vous me l’avez assez dit, à mon tour ». Cela renvoie à la capacité d’une personne à mesurer les risques qu’elle prend, mais vous savez que notre tendance est d’être ultra protecteurs et qu’on a souvent tendance à priver les gens de l’expression d’un certain nombre de plaisirs et de désirs, au nom de dangers qui ne sont pas forcément prouvés. Je crois aussi qu’on a une réflexion à avoir sur le plaisir de l’autre…. Quand une personne aime tout mélanger dans son plat, ça peut nous déranger. Qu’une personne ait des goûts profondément différents des nôtres, pour l’alimentation, pour la sexualité, etc. Est-ce qu’on va, dans ces cas là, être aussi attentif à ce que cette personne puisse réaliser ses plaisirs que lorsque c’est une personne qui partage avec nous les mêmes goûts ? Vous connaissez cette histoire qu’on raconte parfois d’un sadique et d’un masochiste qui se croisent, le masochiste dit au sadique « fais-moi mal ! » et le sadique lui répond, avec un petit sourire cruel : « Non, non… ». Je vous laisse trouver le lien avec la journée, ça en a un... Il y a un point qui est aussi à souligner, particulièrement dans les institutions, c’est qu’il y a souvent trois générations de décalage entre l’âge moyen des soignants et l’âge moyen des résidents. Autrement dit les plaisirs des uns ne sont vraiment pas forcément les plaisirs des autres… Et la manière dont quelqu’un de 20 ou 30 ans aujourd’hui prend plaisir n’est pas forcément, non seulement la manière dont prenait plaisir à 20 ans les gens qui en ont aujourd’hui 90, mais aussi la manière dont ceux qui en ont 80/90 prennent plaisir. Je crois qu’il faut faire attention à ne pas trop mélanger les plaisirs. On est dans un moment où, par volonté de briser les tabous, on peut facilement en rajouter excessivement dans le sens inverse ! N’imposons pas le type de plaisir, le type de sexualité, le type de discours sur le plaisir ou la sexualité aux personnes qui ont 70, 80, 90 ans que ce qui est valable pour un certain nombre de personnes de 20 ou 30 ans. On le voit actuellement avec les seniors : le « bon senior » c’est celui qui reste jeune et qui « baise » comme un jeune, c’est à peu près ce qui est en train de s’étaler dans tous les magasines pour seniors. Attention à ce que ça ne retombe pas sur les personnes un peu plus âgées, et attention aussi, même si le risque n’est pas là, mais je pense qu’il faut l’évoquer, à ne pas tomber dans une forme de « stimulation hédonique » comme il y a une stimulation cognitive qui peut être excessive, parce que plus quantitative que qualitative (la performance !). Qu’on ne tombe pas dans une forme de « dictat de la jouissance » au nom des tabous à briser… 10 Lettres des vieilles personnes extraites de l’Opération « Lettres à… » de la FNG et lues lors du colloque. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 48 Je voudrais finir sur deux choses : Une chose qu’a évoqué Geneviève Laroque et qui me semble très importante. Il y a certains types de plaisirs qui sont liés à certaines époques et de toute évidence il y a aujourd’hui pour des gens assez jeunes une certaine manière de « s’en mettre plein les sens » pour prendre du plaisir, on a même l’impression parfois, avez-vous remarqué, qu’il se « bouchent les sens », à force d’avoir en permanence de la musique dans les oreilles, des images dans les yeux, des aliments dans la bouche… Attention, simplement : ce n’est pas forcément ce mode-là de relation aux sens et aux plaisirs qu’il faut imposer à toutes les générations ! Ce qu’à dit Geneviève m’a rappelé ce qu’écrivait Gaston Bachelard ; je crois qu’on n’a pas mesuré l’importance de tous les plaisirs qui touchent à la rêverie, au silence. Dans ce qu’a dit Philippe Crône, il y a une chose que j’ai trouvé très belle, c’est l’idée de ce qui naît lorsque tout à coup on ne fait rien. Je connais beaucoup de gens qui préfèrent regarder un feu de cheminée que la télévision, mais malheureusement il y a plus de télévisions que de cheminées dans les maisons de retraite. Je crois qu’il nous faut réfléchir à comment multiplier les « supports de rêveries » (aquarium, cheminée, graminées dans le vent, etc.). Une dernière chose. Les moments parmi les plus pénibles de ma vie sont ceux où j’écris (puisque j’écris parfois des livres), parce que je souffre en écrivant. Et en même temps, ces moments sont parmi les plus jouissifs de ma vie, parce que je vis intensément lorsque j’écris. N’oublions pas que dans l’effort, le plaisir et la souffrance, la joie et la peine, sont liés, qu’on peut prendre du plaisir pour des choses qui sous certains aspects sont pénibles, et qu’il y a des choses pénibles sources de grand plaisir. Ne mettons pas des barrières, des frontières, ne mettons pas dans des petites cases bien rangées tous ces plaisirs mélangés et toutes ces émotions. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 49 Clôture, Geneviève Laroque Je crois qu’il est intéressant que ce soit Jérôme et moi qui fassions les mots de la fin, car Jérôme est probablement un des plus jeunes de l’assemblée alors que je dois être une des plus âgées. Pourtant nous sommes capables d’être complices, de travailler ensemble, de trouver un vocabulaire commun et des préoccupations communes, malgré nos différences (parce qu’il me faut un tabouret pour lui dire bonjour parce que je suis trop petite, parce qu’il faut qu’il se plie en quatre pour me dire bonjour car il est trop grand). L’intérêt de ces contradictions et de ces complémentarités est bien ce que l’on a voulu montrer pendant toute la journée. On a essayé de dire que l’équilibre est toujours instable, qu’on risque toujours le trop ou le pas assez : l’obligation du plaisir est aussi dangereuse que l’interdiction, le plaisir des uns ne devrait pas pouvoir être la souffrance des autres. Il est essentiel de rechercher ce qui me plait, ce qui te plait – qui n’est pas forcément la même chose – ce qui nous plait - qui n’est pas forcément la même chose non plus - dans la mesure où ce qui me plait, te plait, nous plait, n’est pas source de souffrance pour d’autres. On peut effectivement trouver du plaisir dans la douleur, mais c’est la douleur de l’effort : C’est un sacré boulot de faire cela, mais qu’est-ce que je suis content de l’avoir fait, et qu’est-ce que je suis content quand je le fais, parce que ça me donne une impression de victoire, de plénitude, d’utilité… parce que ça me fait plaisir finalement, même si ce n’est pas marrant tout le temps. Je crois que combiner ce qui me plait, ce qui te plait, ce qui nous plait, et arriver à l’évitement de la souffrance pour moi, pour toi, pour nous, fait une morale hédoniste dont Epicure a parlé bien avant nous. AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 50 La Piccola Compagnie et Lettres à Le spectacle de La Piccola Compagnie La journée a été rythmée par la lecture de certains textes issus du spectacle réalisé par la Piccola Compagnie. Lettres à... ce sont d’abord de vieux auteurs, des personnes âgées qui ont écrit dans le cadre d’une opération initiée depuis 2001 par la Fondation Nationale de Gérontologie. Lettres à... c’est ensuite une rencontre. Entre certaines de ces lettres et de jeunes comédiens qui y découvrent ces vieux auteurs, ces vieilles personnes qui n’ont peur ni des émotions ni des coups de gueule, qui se refusent à laisser la tristesse ou le rire, l’utopie ou la nostalgie, la pensée de la mort ou le reflet du sourire d’un enfant... être l’apanage d’une génération. Des jeunes comédiens qui souhaitent alors, à ces lettres, prêter leur voix, leur corps, leur jeu, pour nous les transmettre en chair et en os, dans l’espace- temps d’un spectacle. Lettres à... c’est aussi en chair, en os et en musique. Un musicien-compositeur, qui a rejoint ces comédiens et leurs auteurs, et qui chemine à leur côté. En improvisateur, en poète, en offrant aux mots et aux histoires la résonance qu’offre la musique quand elle sait ne pas s’opposer au silence, ne pas s’imposer, juste accompagner, vibrer, évoquer, quitter le lieu, changer de temps. Lettres à... c’est enfin, à travers le filtre du théâtre, découvrir ou retrouver la parole des vieilles personnes, entendre ce qu’elles nous disent, au présent, de la manière dont le passé nourrit leur vision de notre société, de son avenir, des relations entre les générations. Ce qu’elles nous disent des progrès dont elles ont profité et profitent, des temps sombres ou heureux qu’elles ont vécu et vivent, des questions de vie, de travail, de temps libre, de famille, de santé, de politique, de société... Des questions qui ne cessent de les animer et sur lesquelles elles invitent les plus jeunes à dialoguer. Entre autres pour que l’âge, quel qu’il soit, ne devienne jamais un facteur d’exclusion. La Piccola Compagnie Tel. 06 82 07 24 23 – [email protected] L’opération Lettres à Geneviève Arfeux Vaucher, Directeur de recherche à la Fondation Nationale de Gérontologie : Lettres à… est une idée qui nous est venue après la lecture d’un livre pour enfant, épuisé11, qui s’appelle très chers enfants, écrit par une auteure autrichienne, Christine Nöstlinger. Elle a mis en scène une vieille dame de 75 ans qui écrit des lettres à ses enfants, petits enfants et le reste de sa famille… sur tout ce qu’elle a envie de dire, de leur dire. C’est un excellent manuel de gérontologie. On y apprend tout sur vieillir, surtout à domicile, tout sur les enfants prévenants, trop prévenants aussi, sur la vie, le désir, la mort... 11 Livre que nous avons réussi à faire rééditer (grâce à un partenaire de Lettre à…) pour les structures s’inscrivant à Lettre à….Livre à emprunter dans les bibliothèques municipales AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 51 A la FNG nous avons souhaité prendre modèle sur ses lettres fictives pour donner la parole aux vieilles personnes, en institution essentiellement. A domicile, la mise en place est plus compliquée, mais certaines structures d’aide à domicile y participent. Paroles qui s’expriment à travers un concours national ouvert aux établissements et structures qui le souhaitent, proposant aux résidents d’écrire une lettre, individuellement ou en groupe sur un sujet qui leur tient à coeur. Un jury national prime ensuite quelques lettres12. Les personnes écrivent ces lettres à qui elles veulent, parents, enfants, amis, soignants, personnes célèbres, personnes vivantes ou disparues…. La première opération a été lancée en 2001. La FNG a reçu une cinquantaine de lettres la première année, plus de 450 cette année. Il y a une évolution des thèmes d’année en année. Il y a eu beaucoup lettres traitant de la première et de la seconde guerre mondiale, il y en a moins actuellement. Il y a moins aussi de lettres classiques comme les confitures d’antan ou l’école d’antan. Il y a beaucoup plus de lettres individuelles qui sont rédigées, presque dans le dos de l’institution, c'est-à-dire par envoi direct à la FNG, sans passer par l’animateur : Au démarrage, quand l’animateur propose le sujet, les personnes préfèrent écrire collectivement, car cela leur paraît un peu compliqué. Puis, quand elles prennent de l’assurance, elles écrivent la lettre dans leur chambre, la cachètent et l’envoient à la Fondation Nationale de Gérontologie pour qu’il n’y ait pas de regard de l’institution dessus. Un jury se réunit et prime 5 à 7 lettres. Chaque participant reçoit un certificat de participation. Les personnes dont la lettre a été primée reçoivent un diplôme. Il y a des thèmes très personnels. Grâce à l’enquête réalisée par la FNG dans des établissements ayant participé, auprès d’animateurs comme d’auteurs âgés, on se rend compte que pour certaines personnes c’est la première fois qu’elles disent officiellement quelque chose de personnel, à forte résonance affective, du côté du drame comme du plaisir. Ce qui est aussi intéressant est d’avoir réussi à sensibiliser les animateurs des établissements pour que les personnes dites démentes puissent aussi non écrire une lettre, mais dire une lettre, écrite sous leur dictée. La règle impérative est de ne modifier ni le vocabulaire, ni la structure grammaticale de ces lettres. Certaines sont poignantes. Nous avons pu observer, et il est important de le signaler ici, qu’il il y a des établissements où la proposition de participation provoque des craintes. Certains responsables y voyant un encouragement à la délation. Chaque fois la FNG explique qu’il s’agit d’une proposition où les personnes sont libres d’écrire sur ce qu’elles veulent. Chaque année il y a un certain nombre de lettres sur la vie en établissement, sur l’entrée en établissement, quelque fois choisie avec description d’une bonne adaptation, d’autres fois beaucoup plus douloureuse, avec des paroles dures, mais aussi parfois des paroles de résilience. C’est le cas de la première lettre reçue la première année, envoyée par une femme de 98 ans qui s’est retrouvée en établissement sans l’avoir souhaité, après un accident, puis passage à l’hôpital. A la fin de sa lettre, après avoir parlé des nuits où elle pleure encore de ne pas avoir revu son logement, elle dit à ses enfants, et au jury, non pas vous n’auriez pas dû mais laissez nous être encore acteurs de notre vie, demandez nous notre avis, ne nous traitez pas comme des objets encombrants devenus inutiles. Elle ne dit pas qu’il ne faut pas le faire, mais qu’il faut prendre en considération autrement ces personnes. C’est une opération qui nous satisfait par rapport à l’objectif de départ. Ces lettres montrent bien que, même si l’on est très âgé, même si l’on est en établissement et que l’on est en quelque sorte retiré du monde, on peut parler du monde, parler au monde. Et c’est ce qu’on a voulu montrer. Il n’y a pas d’âge pour se sentir citoyen. Il y a des lettres sur Sarkozy, Chirac, l’écologie, l’obligation de voter, la vie en banlieue difficile, la publicité… pleines de charme, d’humour et du sens des responsabilités individuelles et collectives. PS : La FNG termine la rédaction de l’étude thématique et lexicale d’un échantillon de lettres à… analysées selon le sexe, l’âge et la csp des auteurs. Pour celles et ceux que cela intéresse, se reporter au site de la FNG pour en connaître les résultats. Plus d’informations sur l’édition 2007 : 12 Pour connaître tout du fonctionnement de ce concours, voir les informations données sur le site de la FNG www.fng.fr AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 52 http://www.fng.fr/html/actualites/detail_actu.asp?actu=266 http://www.fng.fr/html/etudes_recherche/recherche_science/pdf/Lettres_primees_2007. pdf Une des lettres présentées "Lettre à…" 2007, Prix "Coup de cœur". Raymonde, 86 ans, Directrice d'école (17) Mes p’tits bonheurs, mes petits plaisirs au rayon d’or et la cigarette !!! Presque un an déjà que je suis là ! Mes premières impressions : être enfermée, être dépendante d’autrui, rangée dans ma petite boîte. Je ne marche pas (ou si peu) Je ne vois pas (ou si peu) Mais… je fume !! Je sais que ce n’est pas bien, mais c’est un des rares plaisirs qui me restent. Dès que j’ai une visite, je vais fumer ma cigarette sous les parasols jaunes à presque tous les temps, c’est devenu mon petit coin favori. Le parasol qui sert de parapluie quelquefois La haie qui abrite du vent Le jardin du voisin (on surveille la pousse des tomates, pommes de terre et cornichons) Le chant des oiseaux La visite du chat Halloween Et puis, je me suis enhardie à fumer ma cigarette du matin après le café, toute seule, sur ma chaise sur le balcon : mon premier bonheur du jour. Évidemment ce n’est pas passé inaperçu ! Un jour, une équipe sympathique est venue me chercher, alors qu’ils mangeaient dehors sous le kiosque. En fumant ma cigarette, j’ai profité de leur présence et de leur joie de vivre. Gros bonheur du jour ! Je me souviens du matin de mon anniversaire quand j’ai ouvert les yeux, toute une équipe autour de mon lit, avec un plateau fleuri, des cadeaux. C’était chaleureux, j’étais chez moi. Et en cadeau : un petit cendrier !! Une centaine de lettres tirées des opérations « Lettres à » ont été éditées dans le recueil C’était hier et c’est demain, Lettres d’anciens jeunes à de futurs vieux (éditions Tallandier 244 pages, 17 €) AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 53 Quelques ressources Bibliographie Antonio DAMASIO, L’erreur de Descartes. Odile Jacob, 1995. J. GAUCHER, Gérard RIBES, Louis PLOTON (2005) . La sexualité des personnes âgées Revue Francophone de Gériatrie et de Gérontologie octobre tome XII n° 118 p 420 - 425 Yves GINESTE, Jérôme PELLISSIER, Humanitude, comprendre la vieillesse, prendre soins des hommes vieux. Armand Colin, 2007. MUSSET E., MENECIER-OSSIA L., BERNARD B., [……] Louis PLOTON, " Le syndrome confusionnel en institution : actions soignantes et prévention ", Repères en gériatrie, Octobre 2006, volume8, p : 319-323 Louis PLOTON, Maladie d’Alzheimer à l’écoute d’un langage. Chronique sociale, 3ème édition, 2004. Louis PLOTON (préface de LAROQUE G.), La personne âgée : son accompagnement médical et psychologique et la question de la Démence, Chronique Sociale, Lyon (244p), 2005, 6ème édition Gérard RIBES, (2007) L'appartenance générationnelle facteur de résilience chez l'âgé in Résilience vieillissement et maladie d'Alzheimer Ouvrage collectif sous la direction d'A. Lejeune Solal p 55-64 Gérard RIBES, (2006) Facteurs de résilience chez l'âgé. Ouvrage collectif sous la direction d'A. Lejeune Solal p 69-78 Gérard RIBES, J. GAUCHER ( 2006) Les modes de réponse de la famille à la dépendance de l'âgé. Exclusion, maladie d'Alzheimer et troubles apparentés : le vécu des aidants Ouvrage collectif sous la direction de P. Pitaud Ed Eres Pratiques du champ social 2006 p 65-86 Didier VERNAY. Le Chien, partenaire de vie, applications et perspectives en santé humaine. Eres Ed – 2003. Didier VERNAY, Hélène DERUMEAUX, & Col. Docteur, que pensez vous des régimes alimentaires dans la SEP ? Le Courrier de la Sclérose en Plaques – 2000, N°85, 5-9. Didier VERNAY, Joëlle RICHARD, & Col. Fasciathérapie, prise en charge précoce des personnes ayant une Sclérose en Plaques. APF-SEP – 2003, N°10, 14-21. Affect Amygdale Alzheimer, manifestations non cognitives et diagnostics précoces de démences. Edition Solal. Janvier 1999 L'animation des personnes âgées en institution, Edition MASSON, collection formation et pratique de l'aide soignant Prise en soins du patient Alzheimer en Institution. Institut Alzheimer. Edition Masson. Mars 2006. Sites Internet Philippe Crône : http://www.igm-animation.fr Jérôme Pellissier : http://jerpel.fr AFBAH – Colloque Plaisirs et soins, 16 octobre 2007 54