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Introduction [« La révolution hippie », Frédéric Robert (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] VERS UNE CONTRE-CULTURE Les années soixante et soixante-dix ont connu une rupture nette entre ceux qui pensaient pouvoir changer radicalement la nature des choses en manifestant plus ou moins violemment sur la scène politique américaine et ceux qui étaient favorables à la transformation de la société et à la remise en question de l’American Way of Life, d’où les termes de « fragmentation » et de « déclin » utilisés par Daniel Royot pour qualifier la pensée américaine de cette époque 1. Les jeunes contestataires condamnaient l’aspect trompeur et manipulateur de la société et les codes arbitraires qui la régissaient. Deux auteurs s’intéressèrent à cette vague de fond contre-culturelle : Theodore Roszak 2 et Charles Reich 3. Le premier, professeur d’histoire à l’université de Californie, trouva un terme sans équivoque pour qualifier cette société : la « technocratie », omniprésente, envahissante et dévoreuse d’hommes, terme d’ailleurs également utilisé par Paul Goodman dans Growing Up Absurd (1960) 4. Roszak définit cette technocratie comme la phase terminale de la société industrielle des années soixante. D’après lui, la société avait, à cette époque, atteint un niveau élevé de modernisation et de rationalisation en mettant l’accent sur une efficacité sans cesse accrue. Pour atteindre ses objectifs (fort rendement et productivité maximale), la technocratie avait besoin d’une main-d’œuvre importante qu’elle utilisait et exploitait sans le moindre ménagement 5. Charles Reich, professeur de droit à l’université de Yale, partageait le point de vue de Roszak. En revanche, au lieu d’appeler cette société corrompue « technocracy », il lui donna le nom de « corporate state ». Pour 1. Daniel Royot, Jean-Loup Bourget et Jean-Pierre Martin, Histoire de la culture américaine, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 429. 2. The Making of a Counter-Culture: Reflections on the Technocratic Society and its Youthful Opposition, Londres, Faber and Faber, 1969. 3. The Greening of America, Allen Lane, The Penguin Press, 1970. 4. New York, Vintage Books, p. 218. 5. Roszak, op. cit., p. 2. 11 La révolution hippie [« La révolution hippie », Frédéric Robert (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] Reich, l’Amérique des années soixante était devenue une grande entreprise impersonnelle qui rassemblait des domaines très divers, comme l’industrie, la technologie ou l’enseignement, dans un but purement commercial. Le gouvernement supervisait tout et décidait au nom d’une majorité qui, elle, ne pouvait que se plier à la décision prise ; il donnait la priorité à la loi du marché plutôt qu’aux droits des citoyens. Cette société était ainsi tributaire des moindres fluctuations, des moindres changements et des progrès, même les plus imperceptibles, et ce, à tous niveaux. La population devenait donc esclave, malgré elle, de la technique : par exemple, l’existence des ordinateurs se justifiait par une meilleure compétitivité et un gain de temps non négligeable, même si cela entraînait inéluctablement des réductions de personnel. Reich cite également l’exemple du responsable des forces de l’ordre qui fut envoyé sur le campus de Berkeley pour diriger les opérations lors du raid d’hélicoptères, en 1968, dont le but était de ramener les contestataires étudiants à la raison, car leurs débordements se devaient d’être maîtrisés. D’après cet homme, il était tout simplement logique et naturel d’utiliser ces hélicoptères et ces gaz lacrymogènes, sinon, à quoi bon les avoir créés et les avoir mis à la disposition des forces de l’ordre 6 ? En d’autres termes, les opposants à la culture dominante, les participants à la contre-culture, rejetaient en bloc les principes traditionnels américains tels que le patriotisme, le capitalisme, la compétition, la réussite sociale et les autres valeurs « nobles » qui pouvaient caractériser le pays et/ou l’Américain moyen. Pour eux, la société américaine était malade et les signes avancés de sa dégénérescence étaient palpables, aussi bien à Washington D. C., à New York, à Los Angeles, qu’à San Francisco. Cependant, peu nombreux étaient ceux qui voulaient réellement les voir : ségrégation raciale galopante, pauvreté au sein de l’abondance, capitalisme, matérialisme et impérialisme féroces et présence militaire de type expansionniste dans de nombreuses régions du monde. Plutôt que de s’engager exclusivement en politique en adhérant à des mouvements contestataires divers et variés, la jeunesse américaine estimait qu’en prenant le contre-pied de la culture établie, elle pourrait être présente et active sur deux terrains, le terrain politique et le terrain culturel. Ces jeunes, dont l’âge variait entre seize et trente ans 7, étaient d’autant plus motivés pour instaurer 6. Reich, op. cit., p. 65-66. 7. Ces jeunes sont le produit du « baby-boom » (1945-1960). Grâce à lui, la population américaine va sensiblement rajeunir. À titre d’exemple, en 1964, date du soulèvement de Berkeley, 40 % des Américains avaient moins de 20 ans. L’âge limite pour ces contestataires est 30 ans, d’où leur slogan « Ne faites jamais confiance aux personnes de plus de 30 ans » (Don’t Trust Anyone Over 30). Ils considéraient les personnes de plus de 30 ans perdues pour la société, sclérosées et appartenant au monde des « vieux », c’est-à-dire au monde de leurs parents. Leurs formules étaient pour le moins explicites : « C’est à 30 ans que je commence vraiment à me sentir vieux », « Peut-être les étudiants ont raison : quand on a plus de 30 ans, on n’est plus concerné par les causes à défendre », « Une femme de 30 ans a quatre enfants et sa vie se cantonne à celle d’une femme au foyer. Elle a laissé tomber », « Si vous avez 30 ans, cela signifie que vous n’êtes plus en “enfant-fleur” » (Being 30 is my first sensation of being older ; 12 [« La révolution hippie », Frédéric Robert (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] Introduction leur propre culture que celle qui avait bercé leur enfance, puis leur adolescence, leur était étrangère, dans la mesure où elle avait été instaurée par la société sans que leur avis ait été demandé 8. Leur rejet de la culture établie découlait d’un constat sans appel concernant leurs parents qu’ils jugeaient, eux aussi, trop passifs et trop conformistes. D’après eux, chaque individu était l’un des rouages du système bien qu’« éjectable » à tout moment. Les jeunes estimaient que leurs parents étaient trop dociles et qu’ils n’agissaient pas ou ne réagissaient pas comme des adultes, car ils se laissaient dicter leur conduite, tels des enfants devant encore rendre des comptes à l’état-père 9. Le moment était venu de briser ce moule, ce modèle américain qui façonnait ses citoyens, génération après génération. Le but que ce mouvement contre-culturel visait ne pouvait être le changement complet des rouages politiques de la société. Il s’agissait principalement de s’en prendre à l’armature socioéconomique et culturelle. Pour arriver à leurs fins, ses membres devaient donc adopter des comportements situés aux antipodes de ceux qui étaient généralement acceptés, pour arriver à leurs fins. La nouvelle génération dont parlait Roszak réagissait, se soulevait ; elle souhaitait instaurer sa propre culture, mettre en place ses propres valeurs, ses propres codes, car elle considérait que l’Amérique était sur le déclin et ne respectait plus ses promesses originelles. Aux yeux de ces jeunes, la société américaine était devenue exagérément matérialiste. D’après eux, le moteur de la société capitaliste s’était emballé de manière alarmante et il entraînait la population dans sa course folle. La seule solution envisageable par les Américains pour reprendre le contrôle de la machine était d’instaurer une nouvelle culture plus en adéquation avec les aspirations et les besoins des jeunes 10. Celle-ci se devait d’être diamétralement opposée à la société dans laquelle ils se débattaient. En effet, selon eux, cette dernière était un monstre aliénant l’individu et le façonnant au gré de ses besoins. Les personnes qui aspiraient à la révolution contre-culturelle élaborèrent donc des projets plus utopiques les uns que les autres : ils imaginèrent une société plus humaine, plus égalitaire, d’où la concurrence serait bannie et dans laquelle les individus seraient libres et auraient tout ce qu’ils désiraient, sans pour autant être obligés de travailler pour l’obtenir : « En général, les hippies considèrent les droits et les contrôles de tout gouvernement comme “pure folie”. L’hypothèse selon laquelle tout individu devrait avoir un pouvoir réel sur tout autre individu est en totale contradiction avec le principe hippie “fais ce qu’il te plaît” et l’idée d’être un “homme Perhaps the students are right: over 30, you’re lost to causes ; A 30-year-old woman has got four kids and can’t see beyond being a housewife. She’s given up ; To be 30 means you’re not a “flower child” anymore), The New York Times Magazine, août 1968. 8. Reich, op. cit., p. 132. 9. Roszak, op. cit., p. 22. 10. Reich, op. cit., p. 2. 13 La révolution hippie libre”. […] Les hippies déplorent et rejettent toute forme de gouvernement – même les moindres tentatives dans leurs communes ou dans leurs tribus. Le vrai hippie est un véritable anarchiste 11. » Ce conflit social était étroitement lié à un conflit parental. Le malaise de ces jeunes s’inscrivait dans un conflit des générations des plus classiques : renier et réfuter toute autorité, aussi bien parentale que sociale, car d’une certaine manière, l’État jouait, au niveau symbolique, le rôle du père. La vie familiale trop rigide, sclérosée, et qui laissait peu de place à l’affectivité, en raison du climat que faisait régner l’ordre établi, se voyait donc irrémédiablement rejetée : [« La révolution hippie », Frédéric Robert (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] « Les hippies considèrent l’institution américaine de la famille monogame comme étant aride et stérile. D’après eux, il n’y a aucun amour réel, aucune communication réelle et aucune relation sexuelle riche et satisfaisante. Ils pensent également que dans la famille les enfants sont captifs. La plupart des hippies se fondent sur leur expérience personnelle dans leur propre famille. […] Cette vive réaction aux mœurs des classes aisées est une autre manière leur permettant de s’affranchir totalement de l’institution de la famille traditionnelle des classes aisées qu’ils ont personnellement connue et qui a lamentablement échoué 12. » Elle devait être remplacée par un mode de vie communautaire régi par un règlement plus permissif destiné à favoriser la fraternité et l’entraide 13. La musique, les drogues de tous genres, la sexualité, la religion bouddhiste et la presse underground allaient devenir les principaux attributs de cette jeunesse impatiente de faire tabula rasa des tabous et des carcans institués par la société bourgeoise. La libéralisation des mœurs était au goût du jour : la sexualité sous toutes ses formes devait s’exprimer, afin que le corps se libère de tous les interdits dont il était l’objet et qu’il s’épanouisse. Le mélange de drogues (marijuana, cocaïne, héroïne, LSD…) et de musique devait apaiser l’individu et le libérer de ses démons afin de lui permettre une meilleure communion avec le cosmos. Charles Reich se réjouissait des bienfaits de ce nouveau mode 11. « Hippies generally view the rights and controls of any government as “total insanity.” The assumption that anyone should have real granted power over another person is a complete violation of the hippie ethic of “doing your own thing” and being a “Free Man.” […] Hippies deplore and reject all forms of government—even minor attempts in their own communes or tribes. The true hippie is a complete anarchist », Lewis Yablonsky, The Hippie Trip, New York, Pegasus, 1968, p. 321. 12. « The American institution of the monogamous family is viewed by the hippies as arid and sterile. There is, according to them, no real love, no real communication, and no meaningful, satisfying sexual relations. Also, in the family, they believe children are in bondage. Most hippies base their viewpoint on their own personal experiences in their own families. […] This dramatic reaction to middle-class mores may be another way they blatantly declare their freedom from the middle-class, bankrupt institution of the traditional family which they personally experienced », ibid., p. 322-323. 13. Reich, op. cit., p. 5 ; Ronald Creagh, Laboratoires de l’utopie : les communautés libertaires aux États-Unis, Paris, Payot, 1983, p. 157-173. 14 [« La révolution hippie », Frédéric Robert (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] Introduction de vie, véritable « mode de vie contre-américain 14 ». Pour sa part, Roszak était ravi de l’impact qu’avaient eu ces religions et ces drogues en milieu universitaire. Il se félicitait d’ailleurs de l’influence qu’il considérait comme positive de personnes comme Allen Ginsberg ou Timothy Leary, ancien professeur à Harvard et grand alchimiste du LSD, qui déclaraient que l’être humain pouvait se réaliser en pratiquant les rites des gourous venus d’Orient. Les jeunes, tout comme Rosazk, étaient conscients de l’importance prise par la magie noire, l’astrologie, la méditation transcendantale, le bouddhisme Zen au sein des communautés hippies. Ils considéraient cette contre-culture comme un antidote à la société industrielle et comme un moyen qui leur permettait de se rebeller contre l’univers parental perverti et superficiel. Les jeunes appréciaient Roszak, car il abondait dans leur sens lorsqu’ils dénonçaient l’organisation de la société régie par un code scientifique rigide et conservateur empêchant l’épanouissement du corps, de la sensualité et des sentiments, lesquels apparaissaient comme les seuls éléments pouvant offrir à l’être humain la possibilité d’atteindre le bien-être et de se trouver en complète osmose avec la réalité. Roszak s’intéressa particulièrement à deux intellectuels de la contre-culture : Herbert Marcuse et Paul Goodman. D’après lui, Marcuse, philosophe et sociologue américain, d’origine allemande et d’inspiration marxiste, était très sensible aux problèmes de la société technocratique mais semblait parfois trop matérialiste pour se livrer à des expériences visionnaires pertinentes. Bien que Marcuse ait jugé les hippies comme des rebelles politiques et sociaux à part entière, il leur reprochait un comportement excentrique qui les rendait peu crédibles aux yeux de l’opinion publique. En revanche, il restait convaincu que certains hippies pouvaient créer une société meilleure, car les valeurs qu’ils défendaient, et en lesquelles Marcuse croyait, s’opposaient nettement à celles de l’ordre établi. De plus, l’individu et la liberté – thèmes chers à Marcuse – avaient une place de choix dans le vocabulaire hippie, ce qui ne pouvait que le satisfaire 15. Quant à Paul Goodman, sociologue, poète et intellectuel américain, Roszak estimait qu’il incarnait parfaitement l’esprit utopique de la contre-culture. En effet, pour Goodman, le but de la révolution culturelle était de modifier la conscience et le comportement des individus et de restructurer la société en petites communautés autonomes. Une telle révolution se devait d’être introduite progressivement, sans violence, et grâce à la créativité d’individus qui souhaitaient s’affranchir de la société d’abondance, selon eux néfaste à leur bien-être. Goodman approuvait les actions des hippies, qui se démarquaient ainsi du courant social traditionnel dans leur façon de s’habiller, de penser et de vivre 16. La vie du quartier d’Haight-Ashbury, à cette époque, en est un parfait exemple. 14. « Counter-American Way of Life », op. cit., p. 13. 15. Roszak, op. cit., p. 84-122. 16. Ibid., p. 178-204. 15 La révolution hippie [« La révolution hippie », Frédéric Robert (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] De la même manière, Charles Reich estimait que les actions des jeunes exprimaient un refus catégorique de se fondre dans le moule d’une société corrompue. D’après lui, ils posaient les questions adéquates lorsqu’ils s’interrogeaient sur la manière dont ils avaient vécu jusqu’alors. Ils se livraient à une sorte d’introspection, se demandant s’ils étaient satisfaits de la vie qu’ils menaient, s’ils auraient pu vivre différemment et si cela leur aurait ou non été bénéfique 17. Il comprenait les jeunes, qui étaient choqués de voir autant de pauvres dans un pays capitaliste, autant d’industries polluantes et destructrices (par exemple, la Dow Chemical, entreprise chimique qui polluait l’environnement et, qui plus est, prenait part à l’effort de guerre américain en produisant le napalm utilisé au Vietnam 18, substance qu’elle avait mise au point en collaboration avec l’université de Berkeley) et autant de compétition exacerbée dans le monde des affaires. Le capitalisme ne semblait pas être seul responsable des maux de la société américaine ; bureaucratie, technologie et ordre établi étaient également décriés : « Le mouvement hippie rejette totalement le système américain fondé sur la concurrence et la libre entreprise. […] La pauvreté remplace consciemment et méthodiquement la richesse au sein du mouvement hippie. Comme me l’a déclaré une jeune femme de l’East Village : “J’ai rejoint la mouvance hippie parce que je voulais connaître l’émotion de la pauvreté.” Elle était issue d’une famille extrêmement riche du Middle West. La mendicité dans les rues de Haight-Ashbury et de New York fait partie intégrante du rejet du modèle américain du travail par les hippies 19. » Reich pensait que la révolution contre-culturelle devait trouver son origine non pas dans les rouages de la société, mais dans la conscience des individus. D’après lui, les actions de la jeunesse américaine qui visaient à transformer le sommet de la pyramide de la société étaient un échec, puisque l’ordre établi 17. Reich, op. cit., p. 2. 18. « Une dimension du gouvernement que les hippies considèrent comme “pure folie” est le pouvoir qu’a le gouvernement de faire la guerre et de tuer des gens. L’une des hypocrisies les plus flagrantes que les leaders hippies ont remarquée est le spectacle qu’offre un gouvernement américain qui parle de paix et fait la guerre. Cette hypocrisie est si profondément ressentie comme un signe évident de la faillite spirituelle de l’Amérique que la plupart des hippies se refusent à en parler » (A dimension of government that is considered “complete insanity” by the hippies is the governmental power to make war and kill people. One of the most flagrant hypocrisies noted by the hippie leaders is the spectacle of an American government that talks peace and makes war. This governmental hypocrisy appears to be so deeply felt as an obvious indication of America’s spiritual bankruptcy that most hippies refuse to discuss the issue), Yablonsky, op. cit., p. 322. 19. « The American competitive system of free enterprise is clearly rejected by the hippie movement. […] Affluence is consciously and often methodically replaced by poverty in the hippie movement. As one young lady in the East Village told me, “I joined the hippie scene because I wanted to experience the emotion of poverty.” She came from an extremely wealthy family in the Midwest. Begging on the streets of Haight-Ashbury and in New York is a clear part of the hippie rejection of the American work pattern », ibid., p. 323. 16 [« La révolution hippie », Frédéric Robert (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] Introduction en profitait pour réaffirmer sa toute-puissance et renforcer les pouvoirs des grandes entreprises américaines, afin de freiner la progression des rebelles. Il était persuadé que l’État aurait moins de prérogatives lorsque l’individu serait capable de vivre de manière autonome et de prendre activement part à la rédaction des codes qui régissaient la vie de la cité. Ainsi, Reich suggéra-t-il de résister à l’État sans pour autant le défier ou le combattre directement. Pour cela, il pensait qu’il était nécessaire de changer les habitudes des individus et de les laisser donner libre cours à leurs désirs. De la sorte, ils montreraient la voie de la liberté aux classes plus aisées qui, par pur conformisme, n’osaient pas s’exprimer. D’après Reich, la révolution contre-culturelle deviendrait une réussite totale lorsque la nouvelle conscience individualiste l’emporterait sur l’État. Contrairement à d’autres, comme l’opinion publique conservatrice, il ne considérait pas ce mouvement contre-culturel comme l’expression d’un caprice de jeunes contestataires gâtés. Il le percevait comme un phénomène salvateur, comme un courant souterrain qui allait ébranler les fondations du pays tout entier 20. Haight-Ashbury en fut son épicentre. Pourquoi les années soixante fascinent-elles autant, aussi bien les personnes qui les ont véritablement connues que les personnes qui en ont entendu simplement parler ? Pourquoi un tel engouement ? Ne peut-on pas parler d’une certaine nostalgie vis-à-vis d’une période insouciante, colorée, fantasmée, voire parfois idéalisée ? Même s’il faut remonter plus de quarante ans en arrière pour s’imprégner du mouvement hippie, force est de constater que cette période de l’histoire vient nous hanter à intervalles réguliers, à l’instar d’un naufragé revenant sans cesse sur les rivages de la civilisation. Est-ce un phénomène de mode cyclique ? En effet, il est fréquent de voir dans les rues des personnes arborer le style hippie traditionnel, le style wacko : cheveux longs, barbes hirsutes, pantalons pattes d’éléphant, jeans Levis peints, déchirés ou rapiécés, jupes en daim à franges ou longues robes brodées, chemises bariolées à motifs psychédéliques, petites lunettes métalliques rondes à verres teintés bleu ou rose, sacs en toile de jute, colliers en perles ou breloques en argent, foulards, bandeaux multicolores, chapeaux divers et variés, pour ne citer que quelques éléments de ces panoplies. De plus, il ne passe pas une année sans qu’une maison de disques ne sorte une compilation comportant les hymnes les plus populaires de ces Flower Children ou de cette Ère du Verseau (Age of Aquarius), comme des chansons de Joe Cocker, Canned Heat, des Mamas and Papas, de Jefferson Airplane, de Country Joe and the Fish, de Jimi Hendrix, Barry McGuire, Joan Baez, Janis Joplin, des Doors, pour n’en citer que certains. De même, à intervalles aussi réguliers, ressortent des documentaires sur le festival rock de Woodstock d’août 1969, des versions du film de Michael Wadleigh de 1970 qui reçut l’Oscar du meilleur documentaire l’année de sa sortie, plus remastérisées les unes que les autres, afin que le 20. Reich, op. cit., p. 2. 17 La révolution hippie [« La révolution hippie », Frédéric Robert (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] téléspectateur du xxie siècle vive par procuration une expérience unique que 400 000 privilégiés ont eu la chance et le privilège de toucher du doigt pendant « trois jours de paix et de musique » selon l’expression consacrée. Ayant flairé le filon et surfant sur la vague des années soixante et des hippies pour augmenter leurs ventes en attirant une clientèle nostalgique de cette période, ou souhaitant s’y associer, des marques adoptent la même stratégie. Ceci est pour le moins paradoxal lorsque l’on sait que les hippies rejetaient en bloc la société de consommation de masse ; dans ces exemples précis, ils sont utilisés dans une fonction à laquelle ils sont, à l’origine, étrangers, à savoir la contribution à l’augmentation du chiffre d’affaires des grandes multinationales… À titre d’exemple, en 2006 et 2008, la marque Pepsi-Cola lança des vidéos intitulées « Pepsi Retro », dans lesquelles on voit, dans la première, deux hippies allongés sur une chaise longue en train de boire leur boisson gazeuse favorite ou, dans l’autre, un hippie avec un sac sur l’épaule qui déborde de bouteilles de soda. Quant à elle, la société Levi Strauss sort, très régulièrement, des publicités vintage dans lesquelles on peut voir des hippies portant des blue jeans comme lors du concert de Woodstock ou de grands Happenings comme le Summer of Love de l’été 1967 qui anima Haight-Ashbury ; le message que la marque souhaite faire passer est que les Levis 501 signifient confort, bienêtre, indépendance, liberté et qu’ils sont les pantalons de la contestation par excellence. Volkswagen cultive également habilement l’image de son mini van « Peace and Love », aux couleurs psychédéliques, utilisé par les hippies pour se déplacer d’un lieu de rassemblement à un autre ; le constructeur automobile en a fait presque un monument de l’Histoire, de l’histoire automobile et de son histoire, comme pour dire, « Volkswagen a participé au mouvement hippie. » La marque allemande va même jusqu’à commercialiser son modèle « Coccinelle » (Beetle) avec une pâquerette, fleur utilisée par les hippies lors des manifestations pour la paix, qui repose dans un petit gobelet plastique à proximité du tableau de bord 21… Quant à Haight-Ashbury, quartier victorien de San Francisco, qui devint le haut lieu de la communauté hippie au milieu des Sixties, et au début des années soixante-dix, il est devenu de nos jours, un lieu touristique, un lieu de pèlerinage, visité aussi bien par des personnes 21. « La Volkswagen a offert la mobilité aux hippies et le bus Volkswagen offrait un asile de nuit improvisé. Il pouvait généralement rouler sans nécessiter l’intervention d’un mécanicien professionnel. À la fin des années 60, la Coccinelle était en vente depuis près de vingt ans ; elle n’avait connu que quelques modifications infimes de carrosserie. Ceci permettait au mécanicien hippie de cannibaliser à partir de différents véhicules fabriqués au fil des années, pour permettre, qu’au moins, une Volkswagen puisse rouler. C’est une des raisons pour lesquelles les hippies adoraient les Volkswagen » (The Volkswagen provided the hippie with mobility and, in the case of the Bus, an instant flop house, and usually could be kept running without resorting to the services of a professional mechanic. By the late sixties, the Beetle had been sold for almost twenty years with only a few design modifications. This enabled the hippie mechanic to easily mix and match parts from different vehicles made in different years to keep at least one VW running. This is why hippies loved Volkswagens), « Why Hippies Loved the VW Bug », 27 avril 2000, < http://mises.org/ >. 18 Introduction [« La révolution hippie », Frédéric Robert (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] nostalgiques de cette période que par des personnes en ayant vaguement entendu parler et venant s’y promener, plus par curiosité que par nostalgie. Chacun y part à la recherche de son image hippie fantasmée, tentant de dénicher un vestige hippie ou de traquer le moindre individu à la barbe hirsute et à la dégaine rappelant cette époque, afin d’immortaliser sur pellicule ou sur la carte mémoire d’un appareil numérique, un spécimen plus ou moins directement lié à cette période colorée de l’histoire américaine : « Il est courant de voir des visiteurs et des pèlerins de tous âges, certains portant des t-shirts dont la teinture est irrégulière, avec des motifs indiens des perles, d’autres des sweatshirts et jeans pastel et d’autres la tenue de voyageurs étrangers chics. Ils viennent du Middle West, de Manhattan, des États de la côte est. Ils viennent d’Allemagne et de France, du Japon, du pays de Galles, d’Australie et de Virginie. Les familles viennent accompagnées de jeunes enfants. Ils se prennent en photo à la célèbre intersection de Haight Street et d’Ashbury Street. Nombreux sont ceux qui parcourent l’équivalent de quelques pâtés de maisons sur la colline pour aller rendre hommage à l’ancienne demeure des Grateful Dead, musiciens qui avaient aidé à définir une contre-culture. Des jeunes gens, les femmes portant de longues jupes en patchwork et des corsages rustiques, ou des sweatshirts et des pantalons en velours côtelé, s’y rendent également, car elles ont décidé de prendre une année sabbatique avant d’aller à l’université ou d’un voyage moins clairement défini. Ils apportent des guitares, des chiens et des sacs à dos. Une visite dans le quartier de Haight-Ashbury est un pèlerinage ; pour de nombreux visiteurs le quartier est devenu le leur 22. » Enfin, deux attributs moins conventionnels de cette période, le bouddhisme Zen et les drogues comme le LSD ou la marijuana font systématiquement penser à la mouvance hippie. Il semble donc que cette contre-culture hippie ait fortement marqué les esprits et que des noms ou expressions comme Woodstock, « Été de l’amour » (Summer of Love) ou Haight-Ashbury (Hashbury) aient une résonnance toute particulière dans l’inconscient collectif américain ou international et fassent ressurgir immanquablement des images du passé. 22. « It is a common sight: visitors and pilgrims of all ages—some wearing tie-dyed t-shirts, Indian prints, and love beads, others in pastel sweatshirts and jeans, and still others decked out in the gear of stylish world travelers. They come from the Midwest, from Manhattan, from the Mid-Atlantic States. They come from Germany and France, from Japan and from Wales, from Australia and from Virginia. Families come with young children. They take photographs of one another at the famous intersection of Haight and Ashbury Streets. Many walk a block and a half up the hill to pay homage at the former home of the Grateful Dead, musicians who helped define a subculture. Young people, the women in long patchwork skirts and peasant blouses or sweaters and corduroy pants, also come, taking a gap year before going to university, or experiencing a less clearly defined journey. They bring guitars, dogs, and backpacks. A visit to the HaightAshbury District is a pilgrimage, and for many visitors, the neighborhood has become home », Katherine Powell Cohen, Images of America: San Francisco’s Haight-Ashbury, Chicago, Arcadia Publishing, 2008, p. 7. 19 La révolution hippie Comment cette contre-culture hippie a-t-elle vu le jour, comment s’est-elle développée dans l’Amérique des années soixante ? Quels en sont ses principaux ingrédients, ses événements marquants, ses figures charismatiques et emblématiques qui lui ont donné le relief sans lequel elle n’aurait été qu’un incident insignifiant de l’Histoire ? Quelles sont les raisons pour lesquelles le quartier d’Haight-Ashbury s’est très rapidement imposé comme le fief de ces Flower Children ? Quelles sont les raisons et les causes majeures qui ont précipité la désintégration du mouvement hippie dans les années soixante-dix ? Comment Haight-Ashbury a-t-il vécu cette transformation ? Quelles traces plus ou moins durables les hippies ont-ils laissé dans notre société ? Quel héritage ont-ils laissé aux générations suivantes ? [« La révolution hippie », Frédéric Robert (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] En 1967, année considérée par beaucoup comme l’année hippie, un homme politique californien déclara que les hippies représentaient « la plus grande menace potentielle à la structure sociale traditionnelle américaine 23 ». Pour sa part, lors d’une visite qu’il effectua à San Francisco en mai 1967, Arnold Toynbee, historien britannique, lança une formule qui fit froid dans le dos de l’Amérique conservatrice ; il qualifia les hippies « d’avertissement visant le mode de vie américain 24 ». Dans ces années soixante considérées par Todd Gitlin comme étant des « années d’espoir et des jours de rage 25 », les hippies remirent en question les fondements-mêmes de la société américaine, n’hésitant pas à défier les codes sociaux, politiques, moraux (consommation de drogues et sexualité débridée) et vestimentaires qui avaient régi plusieurs générations d’Américains qui, pour leur part, s’en étaient, peu ou prou, accommodées 26. La menace était donc réelle, le danger imminent. En raison de l’effervescence qui accompagnait chacun de leurs rassemblements et de leurs actions, les hippies firent très régulièrement les gros titres des plus grands quotidiens américains, aussi bien nationaux que régionaux, ainsi que la une des principaux journaux télévisés. Compte tenu d’une telle couverture médiatique, les hippies pénétrèrent dans les salons de l’Amérique traditionnaliste qui se mit, quasi instantanément à les critiquer et à les détester, car pour elle, il s’agissait de jeunes voyous, de marginaux qui mettaient tout en œuvre pour saborder le pays. La répression dont ils firent l’objet au début des années soixante-dix n’est donc pas étonnante. La communauté hippie qui occupa le quartier de Haight-Ashbury dans les années soixante trouvait en fait son origine dans la décennie précédente, dans les années Eisenhower, empreintes de rigidité, d’immobilisme, de 23. Charles Perry, The Haight-Ashbury: A History, New York, Random House, 1984, p. 164. 24. « Red warning light for the American way of life », « Books: Tourist with a Long View », Time Magazine, 20 octobre 1967, < http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,902158,00.html > ; Joe David Brown, The Hippies, New York, Time, 1967, p. 1. 25. Todd Gitlin, The Sixties: Years of Hope, Days of Rage, New York, Bantam Books, 1987. 26. Melvyn Small et William D. Hoover (dir.), Give Peace a Chance: Exploring the Vietnam Antiwar Movement, New York, Syracuse, 1992, p. 20. 20 Introduction [« La révolution hippie », Frédéric Robert (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] frustration et de contrôle quasi parental orchestré par Washington. Pour ces jeunes déçus de leur société, l’heure de la révolte avait sonné : ils souhaitaient jouir pleinement de liberté, d’espoir en l’avenir et d’amour, en sortant du carcan conservateur qu’ils ne pouvaient plus supporter ni tolérer. Le quartier d’Haight-Ashbury connut différents épisodes qui contribuèrent à son éclosion comme repère de la communauté hippie. En 1964, Ken Kesey (1935-2001), auteur américain et ses Merry Pranksters (Joyeux Farceurs) furent les premiers à populariser les grands happening qui allaient symboliser les années hippies 27. En 1965-1966, la région de San Francisco, la Bay Area, allait vibrer sur les rythmes psychédéliques du Acid-Rock, connu également sous le nom de « Bay Rock », dont les figures de proue furent des groupes comme les Grateful Dead, Jefferson Airplane, Quicksilver Messenger Service, Tommy James and the Shondells, Seeds, Love et Spirit, pour n’en citer que quelques-uns. À partir du 21 janvier 1966, l’organisation de Trips Festival, par Stewart Brand, manifestations musicales, cinématographiques et de danses, propulsa Haight-Ashbury sur le devant de la scène contre-culturelle 28. Quelques mois plus tard, le 27. Tom Wolfe, The Electric Kool-Aid Acid Test, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1968. 28. « On avait réfléchi quelque peu à ce que les gens pouvaient faire le matin alors qu’ils étaient encore défoncés par ce qu’ils avaient absorbé la veille au soir. Le festival proposait des Trips”annexes. Il y avait un “Office Religieux” au Tape Music Center à 11 heures, avec Chloe Scott comme professeur de danse et Lou Harrison, comme compositeur. Ceux qui y allèrent se rendirent compte que la salle avait déjà été réservée pour un spectacle de lumière dans la série que Bill Ham donnait le dimanche matin depuis deux ou trois semaines. Àprès des négociations peu claires, les deux événements s’imbriquèrent, plus ou moins. À 3 heures de l’après-midi, un spectacle de mime, mêlant son et danse, était prévu dans un théâtre du centre-ville. La troupe musicale d’Elizabeth Harris et de Pauline Oliveros, la grande troupe de mime et de danse, présenta un spectacle au PPPPPPPPPPPPPPPPPPPPPPPsychedelic Shop, situé au 1535 Haight Street. Les spectacles du dimanche soir étaient “encore en train de se mettre en place” au moment où l’on imprimait les prospectus. Les organisateurs gérèrent l’affaire à la manière de McLuhan : “Puisque l’élément incontournable de tous spectacles est l’électricité, le spectacle sera fait à partir de stimuli en provenance d’un flipper. Une pièce de cinq cents que l’on insérera dans la fente donnera le coup d’envoi de la soirée.” Le programme annonçait la participation de réalisateurs, d’artistes dans le domaine de l’éclairage, de danseurs et de musique avant-gardiste : Les Danseurs Lions du Nouvel An Chinois et le Corps musical de Tambours et de Clairon, le Trampoline Stroboscopique, les Grateful Dead, les groupes Big Brother and the Holding Company, The Loading Zone, America Needs Indians, Open Theater, Tape Center, les Joyeux Farceurs… » (Some thought had been given to what people could do in the morning hours when they were still stoned from the night before. The festival listed some side Trips. There was a “Worship Service” at the Tape Music Center at 11:00 A.M. with Chloe Scott, dance mistress, and Lou Harrison, composer. Those who showed up found that the room was already scheduled for a light show in the Sunday morning series Bill Ham had been doing there for the past couple of weeks. After confused negotiations the two events combined, sort of. For 3:00 P.M. a mime dance sound show was scheduled at a downtown theater. The Music Elizabeth Harris, Pauline Oliveros The Dance and large Mime Troupe Cast The Bows The SSSSSSSSSSSSSSSSSS Psychedelic Shop 1535 Haight St. Sunday evening’s events were “still being assembled” when the handbills were printed. The planners tap-danced around this with McLuhanism: “Since the common element of all shows is ELECTRICITY, this evening will be programmed from stimuli provided by a pinball machine. A nickel in the slot starts the evening.” The program listed filmmakers, light artists, dancers, more avant-garde music, Chinese New Year’s Lion Dancers and Drum and 21 La révolution hippie [« La révolution hippie », Frédéric Robert (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] 6 octobre 1966, l’État de Californie interdit formellement toute consommation de LSD, ce qui eut l’effet inverse : à savoir, faire exploser la consommation de LSD et pousser les hippies à provoquer les forces de l’ordre en affichant ostensiblement leur mode de vie et de fonctionnement. L’organisation du First Human Be-In, aussi connu sous le nom de « Rassemblement des Tribus » (Gathering of the Tribes), qui se tint le 14 janvier 1967, dans le Golden Gate Park de San Francisco, servit de vitrine vivante et colorée à la communauté hippie californienne. L’opinion publique américaine considérait ces hippies comme des originaux, des hurluberlus, comme des personnages fantasques en décalage total avec leur société et leur temps ; il n’empêche que leur message teinté de désobéissance civile à la Thoreau interpellait quelque peu et suscitait des questionnements dans différentes strates de la société. Pour sa part, le Summer of Love de l’été 1967 vit affluer plus de 100 000 jeunes, portant des fleurs dans les cheveux pour reprendre le refrain de la célèbre chanson de Scott McKenzie 29, vers Haight-Ashbury, qui devint, ipso facto, le centre névralgique du royaume hippie. Ce grand rassemblement, qui devait en appeler beaucoup d’autres et se propager comme une traînée de poudre dans le reste du monde, n’eut pas le succès escompté : il ne fut, ni plus, ni moins, que le chant du cygne du mouvement hippie. En effet, cette déferlante de jeunes contestataires sur San Francisco, et en particulier, sur Haight-Ashbury, entraîna des débordements qui précipitèrent la désintégration des hippies. En août 1967, une série de crimes dans le milieu de la drogue (en particulier du LSD) fit prendre conscience que les idéaux hippies pouvaient être pervertis et avoir des conséquences pour le moins fâcheuses. S’ensuivit une phase d’incompréhension, de désillusion, de quasi-déprime qui poussa certains des résidents de Haight-Ashbury à quitter définitivement San Francisco. Le 6 octobre 1967, les derniers piliers hippies de Haight-Ashbury organisèrent l’enterrement de leur mouvement, « La Mort du Mouvement Hippie » (The Death of Hippie). Mary Kasper, qui y participa, le définit en ces termes : « Nous voulions montrer que c’était la fin du mouvement. Ne partez pas ! Restez là où vous êtes ! Amenez la révolution là où vous êtes. Ne venez pas ici, car tout est fini pour de bon 30. » Malgré cet enterrement symbolique survenu plus tôt que prévu, force est de constater que les hippies de Haight-Ashbury permirent l’avènement d’une culture nouvelle, située aux antipodes de celle de leurs parents, dont les attriBugle Corps, the Stroboscopic Trampoline, the Grateful Dead, Big Brother and the Holding Company, the Loading Zone, America Needs Indians, Open Theater, Tape Center, the Merry Pranksters…), < http://www.digthatcrazyfarout.com/trips/trips_festival_history.html > ; voir également Miles, Hippie, op. cit., p. 96 et 114-115. 29. « Si vous venez à San Francisco, n’oubliez pas de mettre des fleurs dans les cheveux. / Si vous venez à San Francisco, / Vous allez y rencontrer des gens sympas » (If you’re going to San Francisco, be sure to wear some flowers in your hair. / If you’re going to San Francisco, / You’re going to meet some gentle people there). 30. « We wanted to signal that this was the end of it, don’t come out. Stay where you are! Bring the revolution to where you live. Don’t come here because it’s over and done with », < http://www. pbs.org/wgbh/amex/love/filmmore/pt.html >. 22 Introduction [« La révolution hippie », Frédéric Robert (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] buts principaux furent le rock, le sexe, les drogues et la presse underground. Ceci permit à certains de comparer la culture établie à la culture hippie et de s’interroger sur la société américaine, sur son fonctionnement et sur le cap qu’elle avait décidé de suivre, tant sur un plan social, politique que culturel. Pour Joan Didion, écrivaine américaine, l’Amérique de 1967 était exsangue ; elle avait vendu son âme au diable, ses repères étaient totalement brouillés et elle était peuplée d’individus perdus, déambulant comme des zombies dans un dédale inextricable : « Tout se désintégrait. C’était un pays où les entreprises faisaient faillite, où les annonces d’enchères publiques se multipliaient, où les rapports faisant état de meurtres étaient monnaie courante, où les enfants étaient perdus, les maisons abandonnées et où les vandales se trompaient même en écrivant les jurons qu’ils gribouillaient. C’était un pays dans lequel les familles disparaissaient régulièrement, traînant avec elles des chèques en bois et des documents d’huissier relatifs aux saisies. Des adolescents à la dérive, passaient d’une ville en décrépitude à une autre ville en décrépitude, se débarrassant aussi bien du passé que de l’avenir, tel un serpent qui fait sa mue, des enfants auxquels on n’avait jamais rien appris, et qui, désormais, n’allaient jamais apprendre les règles qui avaient soudé la société. Les gens manquaient à l’appel. Les enfants manquaient à l’appel. Les parents manquaient à l’appel. Ceux qui restaient remplissaient des formulaires incohérents pour retrouver ceux qui étaient perdus puis, la vie suivait son cours. Ce n’était pas un pays en pleine révolution. Ce n’était pas un pays assiégé par l’ennemi. Il s’agissait des ÉtatsUnis d’Amérique à la fin d’un printemps froid de 1967 ; le marché boursier était stable et le PNB élevé ; un grand nombre de personnes éduquées semblait avoir un sens aigu de l’engagement social ; cela aurait très bien pu être un printemps de grands espoirs, qui aurait tenu toutes ses promesses pour le pays ; il n’en fut rien, et de plus en plus de personnes avaient cette étrange sensation. Ce qui paraissait clair était qu’à un moment, on s’était sabordé et qu’on avait lamentablement échoué ; comme rien d’autre n’avait de valeur à mes yeux, je pris la décision d’aller à San Francisco. C’est là qu’on voyait l’hémorragie sociale. San Francisco était l’endroit où les enfants qui manquaient à l’appel s’étaient rassemblés et s’étaient appelés les “hippies” 31. » 31. « The center was not holding. It was a country of bankruptcy notices and public-auction announcements and commonplace reports of casual killings and misplaced children and abandoned homes and vandals who misplaced even the four-letter words they scrawled. It was a country in which families routinely disappeared, trailing bad checks and repossession papers. Adolescents drifted from city to torn city, sloughing off both the past and the future as snakes shed their skins, children who were never taught and would never now learn the games that had held the society together. People were missing. Children were missing. Parents were missing. Those left behind filed desultory missing persons reports, then moved on themselves. It was not a country in open revolution. It was not a country under enemy siege. It was the United States of America in the cold late spring of 1967, and the market was steady and the G.N.P. high and a great many articulate people seemed to have a sense of high social purpose and it might have 23 La révolution hippie Un tel constat était sans appel : le rêve hippie s’était transformé en véritable cauchemar. La communauté hippie venait de vivre son pire trip. L’atterrissage allait être douloureux. La majorité des études qui traitent du mouvement hippie manquent souvent d’objectivité dans la mesure où elles ont été, en grande partie, conduites par des personnes ayant appartenu, de près ou de loin, à cette mouvance. L’aspect affectif est, par conséquent, fort 32. À l’inverse, d’autres stipulent clairement que les hippies ne sont que de vulgaires marginaux junkies en quête de pseudo-spiritualité, ayant contribué au déclin moral d’une Amérique, déjà chancelante, en matière de moralité, dans les années soixante 33. Peut-être est-il possible de trouver un juste milieu, de nuancer de tels propos et de tenter de dresser une image plus neutre de cette révolution hippie qui a secoué l’Amérique en général et le quartier de Haight-Ashbury, en particulier ? Cette grande révolution a pris trois formes qui, séparément, [« La révolution hippie », Frédéric Robert (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr] been a spring of brave hopes and national promise, but it was not, and more and more people had the uneasy apprehension that it was not. All that seemed clear was that at some point we had aborted ourselves and butchered the job, and because nothing else seemed so relevant I decided to go to San Francisco. San Francisco was where the social hemorrhaging was showing up. San Francisco was where the missing children were gathering and calling themselves “hippies” », Slouching Toward Bethlehem, Seattle, Burning Man Books, 1967, p. 5. 32. Delbert L. 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À noter que les termes « hate » (haine) et « Haight », comme dans Haight-Ashbury, ont la même prononciation. 25