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CHANTONS SOUS L'OCCUPATION @ L'Harmattan, 2003 ISBN: 2-7475-4389-7 André HALIMI CHANTONS SOUS L'OCCUPATION L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE A ceux qui n'ont pas chanté! A. H. @ Olivier Orban, 1976. ... Si nous avons perdu Metz et d'autres villes, Willemetz nous reste, et cela nous console.. . La France au travail du 25 septembre 1940. Je veuJÇbien que la vie continue. Tout de niême, qu'ils sont pressés... Jean GUÉHENNO. Journal des années noires. Ed. Gallimard. POURQUOI RE-EDITER CHANTONS SOUS L'OCCUPATION On pense que c'est toujours par vanité qu'un auteur cherche à rééditer ses premiers bouquins. Il ne s'agit pas seulement de cela. Quand Chantons sous l'Occupation, le film, est sorti, il faut rappeler qu'il y a eu, ce qu'on appelle, des troubles publics. Une bombinette a été placée dans une salle de cinéma de Capri, suscitant la panique du distributeur, qui mit fin immédiatement et provisoirement à la carrière du film, des protestations bien accueillies de la Société des Réalisateurs Français par exemple, et une réprobation des gens pour qui l'oubli constitue une sorte de philosophie. "Pourquoi remuer tout cela" était un peu le mot d'ordre général, ou alors "maintenant, c'est fini, n'en parlons plus". Certains critiques se sont "lâchés", condamnant avec violence, et le film, et le livre, prouvant ainsi l'efficacité du tir. Les langues commencèrent à se délier. Les artistes répondirent à d'autres interviews. Il n'était pas question de juger qui que ce soit, mais en parler n'était que justice. Le livre frappe moins que le film, mais il est plus juste, en ce sens qu'il rétablit l'intégralité des interviews. Alors que le film pose l'obsessionnelle question: comment faire un film de 80 minutes avec 4 heures d'interviews auxquelles il faut ajouter des archives et des extraits de film? Les citations choisies sont souvent controversées mais il faut pourtant respecter le discours de l'auteur. Je pourrais également parler de la brutalité de certains critiques, quelques-uns n'hésitant pas à jeter le tout au pilori, pour rappeler un titre de mauvaise augure. Certes dans ce procès d'opérette, il y a juste un rappel à l'ordre. C'est vrai que les artistes ont le droit de chanter, de jouer quand leur pays est occupé. Encore ne faut-il pas céder pour autant à la politique et aux desiderata de l'envahisseur. Entre le petit chanteur qui se produit tous les soirs dans un petit théâtre de Béziers, de Montélimar, avec un public local et sans publicité, et une vedette qui se produit tous les soirs, dans un grand établissement parisien, dans une salle remplie d'officiers allemands, tout ce beau monde se faisant filmer pour prouver ainsi que tout allait dans le meilleur des mondes, il y a nuance. Il fallait chanter certes, mais pour les Français et non pas pour redresser le moral de l'ennemi. André HALIMI. Pendant quatre années, sous I)Occupation, des millions d'hommes en F'rance ont ri, joué la comédie, bu et mangé. Il faut le dire avec force: des millions de Français ont chanté sous l)Üccupation. Pas tous les Français, bien sûr. Il y a eu aussi la Résistance, les hauts faits de guerre et le silence; mais un constat s'impose: alors que d'autres pays occupés conservaient un minimum de dignité, alors que leurs restaurants, leurs salles de spectacle restaient fermées, cet Allemand avait raison qui s'exclama un jour ici: « Vous avez l'air bien gais pour des vaincus! » On n'a jamais créé autant de pièces, tourné autant de films que pendant ces quatre années. Les plus grands noms de la littérature et du spectacle n'ont pas dédaigné les bureaux de l)ambassade allemande. Le Tout-Paris a défilé dans les antichambres de la collaboraûon. Lisez: le dossier est accablant. A la veille de la guerre, la France était un pays usé économiquement, affaibli démographiquement et divisé politiquement. Or les programmes des spectacles parisiens ne cessaient de se renouveler. Pourquoi la guerre changerait-elle les choses? pensait la société parisienne. La vie doit continuer envers et malgré tout. 10 CHANTONS SOUS L'OCCUPATION Et, en effet, on se remet vite de l'arrivée des Allemands. La vie à Paris, du moins en apparence, redevient normale.Les lumières, les mondanités, les futilités, les spectacles, sont là pour rassurer le plus grand nombre. Dès juillet 1940, les restaurants S011touverts; les menus sont affichés en allemand, les plaisirs ont repris leur cours. Mieux, il semble que jamais encore les pages spectacles n'aient occupé autant d'espace dans les journaux. Gaieté et joie étant toujours récompensées par la critique, on ne s'en prive pas. Pour rire, toutes les occasions sont bonnes; et si elles manquent, on les suscite. Mis à part les horaires commandés par le couvre-feu, on croirait, à lire la presse, qu'il n'y a jamais eu ni guerre ni occupants. En dépit des privations et des restrictions, n'ont disparu des journaux ni la critique gastronomique, ni les reportages sur la mode et l'activité des maisons de couture. Bien au contraire, on s'ingénie à vous .laisser entendre que Paris nage dans l'opulence, la joie, le rythme... On affiche tous les goûts, toutes les audaces, toutes les impudeurs. Quand l'hiver 1941-1942 arrive, on se bat de plus belle - sur le front, mais Paris préfère l'ignorer. La saison recommence. On va même jusqu'à féliciter ceux qui arrivent à nous faire oublier, ceux qui veulent donner l'illusion que rien ne change et que tout marche comme avant. Essaie-t-on de réparer par la joie et par le spectacle l'échec d'une guerre ? Veut-on faire plaisir aux Allemands, ou cède-t-on à leur désir? Cherche-t-on à profiter de la vie alors que la mort est si proche? Force est de constater que, dans l'ensemble, les occupants ont voulu faire croire à un optimisme de façade, et que les occupés s'y sont fort bien adaptés, qu'une certaine gaieté régnait dans les journaux, et que, si tout le monde n'en bénéficiait pas, la presse, CHANTONS SOUS L'OCCUPATION II elle, ne se privait pas de s'en faire l'écho. Pouvait-elle agir autrement? Chacun selon sa conscience. Mais quelle leçon pour l'avenir! Il ne s'agit pas de dire que tous les artistes qui ont chanté ou se sont produits sur les scènes de théâtre et de music-hall ont été des collaborateurs. Ce livre ne veut attaquer personne en particulier. Plus simplement, il se contente de restituer une atmosphère, certains courants, dont nous nous sommes faits les complices. Car enfin comment comprendre? Comment comprendre que tant de Français, aidés de la presse et de la radio, se soient donné le mot pour jouer le jeu de l'occupant ou tout au moins celui de la conspiration du silence et de l'oubli? Comment expliquer cette prolifération _d'activités artistiques quand la liberté est menacée, quand la mort empeste l'air que l'on respire, que les arrestations, les trahisons, les déportations se multiplient chaque jour? Encourager Paris à cet optimisme aveugle, les forces occupantes ne demandaient que cela... et Paris ne s'en plaignait pas: l'amour du théâtre et du cinéma semble avoir plus occupé les habitants de la capitale que la guerre elle-mêm e. Comme on le verra, Otto Abetz s'en réjouit. Mais les Français devaient-ils chanter le même air que lui? Pouvait-on laisser au champagne le soin d'effacer les traces de sang? On me rétorquera que' les œuvres d'art restent et qu'on a plaisir à s'en souvenir, mais l'Occupation, on ne l'oubliera pas. Chantons sous l'Occupation n'est pas un livre d'anecdotes, c'est un livre de faits, de témoignages, de citations de presse. Un livre où ceux qui s'enthousiasment, s'amusent, rient, explosent, rayonnent... parlent abondamment. La pudeur et la discrétion ne les étouffent pas. Écoutons-les. 1940 « Vous Franfais inertes et veules, ralliés à vos ennemis dans l'espoir ignoble d'en avoir plus vite fini, de J.ouir de nouveau médiocrement de richesses misérables... retournez à vos satisfactions dérisoires, dont, de toute Jayon, vous ne iouirez plus longtemps. Elles vous ont privés de la divine flamme de l'enthousiasme et plongés dans une torpeur dont rien ne saurait Plus vous tirer. De vous on dira un jour... " ... ils vécurentsans mériter le mépris, ni sans mériter la louange". » (octobre 1940, Deiss). « Je revois le papier mural de notre chambre à Carcassonne et le désespoir qu'on ne pouvait partager avec personne. )~ (ARAGON, septembre 1940). OCCUPATION E.T GAIETÉ 14 juin 1940: Les Allemands occupent Paris. Depuis le début de l'année, la capitale n'est pas privée de spectacles. . Au Grand GuigJ;loI, les Bourreaux; au théâtre de la Michodière, Histoire de rire, d'Armand Salacrou; au théâtre' des Optimistes, revue d.e Jean Bayer, Chantons toujours. Selon les échotiers de l'époque, «(le nouveau spectacle promet d'être gai et optimiste ». « Vingt tableaux où le rire ne cesse que pour faire place à la fantaisie la plus débridée. » Les airs sont rythmés par Georges Van Parys. C'est rythmé, mais c'est loin d'être de la musique militaire! L'A.B.C. affiche Jeanne Aubert, Gabriello et Fréhel; au Concert MayoI, revue Paris 40; au théâtre de la Madeleine, spectacle de Sacha .Guitry, Ils étaient neuf célibatairesavec le concours d'André Brûlé, Gaby Morlay, Elvire Popesco et S.acha Guitry. Une brève accalmie marque l'entrée des Allemands dans la capitale; mais films, pièces, spectacles ne tardent pas à reprendre les uns après les autr~s, suivant 16 CHANTONS SOUS L'OCCUPATION le conseil du Matin du 8 juillet 1940 :. « Que Paris redevienne Paris et la province suivra. » Charles Trénet chante à l'Avenue; Jacques Pills, Gabriello, ~Iarguerite Gilbert à l'A.B.C.; tandis qu'au théâtre des Optimistes, on affiche: Bravo Paris. Un article « Paris vu de l'étranger» da11s le Matin du 15 juillet 1940 : « On mande de Genève que la vie redevient normale à Paris. Les réfugiés rentrent chaque jour davantage, les affaires reprennent, 65 % des entreprises commerciales sont de nouveau en activité. Les cafés n'ont jamais fait d'aussi belles affaires. Le nombre des journaux augmente. Cinémas et music-halls rouvrent leurs portes et la population est plutôt portée à l'optimisme. » La Gerbe, 18 juillet 1940 : « A la Roseraie, apparemment, pas une place de libre. Nous réussissons tout de même à nous installer... « Au Paradis, nous nous retrouvons juchés sur de hauts tabourets, au bout d'un couloir étroit de jambes et de bras. De l'ombre, un violon surgit. En chœur, la salle repreRd le refrain d'une valse tendre... Beaucoup d'uniformes, maintien très digne, tenue impeccable. Une femme blonde à chaque table. Signal. lumineux dans l'atmosphère enfumée. Les girls abandonnent leur place pour les coulisses. Et soudain, de la scène vers la piste, c'est une cascade froufroutante: revue déshabillée, exposition de toutes formes et de toutes nuances. « A Eve, nous entrons à tâtons dans une caverne obscure silhouettée de têtes vagues... une voix sort de je ne sais où : - Madame, une place? - Au bar seulement... CHANTONS SOUS L'OCCUPATION 17 Dans le Matin, entre les 9 et 24 juillet, certains restaurants parisiens n'hésitent pas à proposer leurs menus... en allemand! Après tout, le client français n'est peut-être plus le roi. Parmi ces restaurants, Pierre, la Maison du Caviar (Au Canneton),la Lorraine, le Restaurant de la Cloche, la Tour d'Argent, chez Pompon, etc. Paris, pour les occupants, ce n'est pas seulement s'amuser... c'est aussi bien manger. Ils n'auront que l'embarras du choix pendant ces quatre ans,.. « Presque tous les cinémas sont ouverts », rassure le Matin du 19 juillet 1940. Un article paraît dans Toutela vie, le 2 I août 1940 : « Feutres mous, sous l'étrange pluie d'un mois d'août. Mains qui se tendent et stylos qui grincent. Le ToutParis de l'écran, de la scène et des Champs-Élysées donne la migraine aux photographes. Une grande bataille de dédicaces se livre à la sortie du métro George-V devant ce grand cinéma où l'on présente Premier Rendez-vous, Je film d'Henri Decoin dont la vedette est Danielle Darrieux. «Jean Tissier est emporté par la foule; Serge Lifar, accompagné de Solange Schwartz, vogue dans l'océan des visages qui se retrouvent. André Luguet vient applaudir sa fille, Rosine Luguet, qui débute à l'écran. Harry Baur est olympien et Albert Préjean roule les épaules. Johnny Hess est en retard et l'on croise Mme Hussenot de Senonge, qui est la sœur de Danielle Darrieux. Et encore Azaïs, Ledoux, Paul Meurisse, d'autres noms de la culture, des peintres, des décorateurs. La salle est comble et le générique passe sur l'écran d'une grande première, façon Hollywood, mais quand même bien parisienne. » 18 CHANTONS SOUS L'OCCUPATION Les légendes des photos cherchent à rassurer les lecteurs. Elles authentifient l'écrit: « Deux visages dans la foule: M. et Mme Hussenot de Senonge. Mme de Senonge est la sœur de Danielle Darrieux. « Harry Baur et Azaïs devant le photographe tout le monde se presse autour d'eux pour être sur le . cliché. « Une jolie dame au chapeau vert, un choux de velours vert très exactement. C'est Danielle Darrieux, l'héroïne du film, celle que tout le monde applaudira dans un Înstant. « Au premier balcon brille le sourire d'Henri Decoin, le réalisateur de Premier Rendez-vous. » Paris se fait aussi au spectacle de la rue. Georges Van Parys en témoigne dans son livre: les Jours comme ils viennent1. A la date du 23 août 1940, il confie: Eh bien, c'est étrange; voilà trois.jours que je circule parmi ces uniformes verts, et j'ose à peine l'écrire: cela ne me bouleverse pas. Je ne vois à cela qu'une explication: pendant quatre années, de 36 à 39, j'ai travaillé à Berlin, j'ai côtoyé les mêmes soldats dans les rues, les autobus, au studio. Mon œil a dû s'habituer à les voir autour de moi. Je me retrouve à Paris, parmi eux, sans éprouver de surprise ni de malaise. Pas même un mouvement de gêne ou de révolte. Je n'irai pas m'en vanter, naturellement. Personn~ ne co-mprendrait. » cc Le 31 ~oût 1940, la multitude des spectacles témoigne bien que l'Occupation n'a pas changé grand-chose. I. Les Jours commeils viennent, de Georges Van Parys, Éditions Grasset. CHANTONS SOUS L'OCCUPATION 19 Le Tome II de l'Institut Hoover 1 consacré à la vie de la France sous l'Occupation 1940-1944, dans un article signé René Rocher (alors -directeur de l'Odéon), parle pourtant de timidité - vite balayée, il est vrai. ({ C'est à dater de septembre 1940 que l'activité théâtrale reprit peu à peu son cours normal. Certes les premières manifestations de cette activité demeurèrent timides et sans grand intérêt, mais bientôt, l'élan donné par les théâtres nationaux... (Jacques Rouché dirigeant l'Opéra et l'Opéra Comique, et Jacques Copeau administrant conjointement la Comédie-Française et l'Odéon) incite tous les directeurs parisiens à suivre leur exemple. » Les plus importants journaux du spectacle demeu- rent: Paris Soir, le Matin, la France au travail, la Gerbe. L'un des plus grands journaux consacrés aux spectacles, la revue Comédia, continue à donner, malgré les événements, des informations sur les films, les pièces, les spectacles de music-hall. Certains articles remercient les auteurs pour leur gaieté. Le Matin du 7 septembre 1940 : « Paris, je t'aime!... Revue en deux actes de Bataille-Henri, mise en scène de Maurice Poggi. « Les Deux Anes piaffaient dans leur écurie. Aussi, leur propriétaire Henri Alibert, Parisien de Marseille, les a-t-il autorisés à monter une revue d'un auteur de talent Bataille-Henri. Paris je t'aime !... c'est le titre de cet amusant spectacle. Le livret est spirituel et les couplets sont bien trouvés. On va de B~gatelle à la place Blanche, en passant par Nogent-sur-Marne, ce qui permet à de jolies filles d'apparaître en marquises, en Parisiennes et en modèles de peintres, et dans des I. Tome II du Rapport de l'Institut Hoover, Librairie Plon. 20 CHANTONS SOUS L'OCCUPATION costumes qui ne laissent rien ignorer de leur sculpturale académie. « Des scènes comiques, notamment un sketch de Jean Deyrlon, sont admirablement jouées par S'uzanne Dehelly, Pierre Destailles et Robert Favart. Odette Moulin chante délicieusement et d'agréables montmartroises, parmi lesquelles on peut citer Renée d'Y d, Colette Brasset et Nelly Bouchardeau, sont les aim~bles interprètes de Paris, je .t'aime!... titre heureux et combien d'actualité pour les Parisiens. » AUJ.ourd' hui, le 13 septembre, parle du cabaret }'Aiglon. , « L'Aiglon est aux Champs-Elysées, où voudriezvous qu'il fût? Le conservatoire de l'ambiance parisienne. On y oublie les rudes problèmes de l'heure présente, à moins que l'on ne vienne retrouver des souvenirs et des amis de l'avant-guerre. On s'y amuse avec discrétion en compagnie d'un portrait du duc de Reichstadt. » 15 septembre: on célèbre la fête des caf'conc. Dans Toute la vie du 17 septembre, Pierre Lhoste parle du « Tout-Paris élégant et généreux ». Maurice Chevalier a chanté la Polka des barbus devant un parterre de crinolines! « Paulette Dubost, grande crinoline ornée de Chantilly; Vina Bovy, si belle, venue entre deux scènes du Capitaine Fracasse,. Corinne Luchaire, dont le fourreau noir avive la blondeur; Reine Paulet qui abrite ses cheveux sous un voile bleu pailleté; Léon Volterra, sans cigare; Jacques Doriot, qui essuie ses lunettes; Blanchette Brunoy, fière d'être quatre fois grand-mère: « Deux sont marrons, dit-elle, et les deux autres sont blancs »; Henri Betti, le pianiste de Maurice