Le phénomène de bride burning en Inde

Transcription

Le phénomène de bride burning en Inde
Université de Genève
Octobre 2005
DESS Interdisciplinaires en Etudes Asiatiques
Le phénomène de bride burning en Inde
Analyse d’une forme spécifique de violence envers les femmes
Présenté par Patricia Roux
[email protected]
Directrice de mémoire : Professeure Isabelle Milbert
Membre du jury : Docteur Christine Verschuur
TABLE DES MATIERES
!
Introduction
1
!
Introduction personnelle
1
!
Problématique de recherche
2
!
Méthode
3
Chapitre 1 : Statut et position de la femme en Inde
6
1.1
Perspective historique
6
1.1.1 La période pre-aryenne
6
1.1.2 La période védique
7
1.1.2.1 La femme dans la cosmologie hindoue
1.1.3 L’âge des révoltes
9
11
1.1.3.1 Le pouvoir des Brahmanes
11
1.1.3.2 Les Lois de Manou
13
1.1.3.3 Les grandes épopées
14
1.1.4 La période médiévale et l’influence islamique
16
1.1.5 La période moderne
17
1.1.5.1 Le régime britannique
17
1.1.5.2 Après l’Indépendance
20
1.1.5.3 Le développement humain et la femme
22
Perspective sociologique
25
1.2.1 Introduction à la famille hindoue
25
1.2.2 Rôles et statut de la femme dans sa maison natale
26
1.2.3 La femme au sein du système matrimonial hindou
28
1.2
1.2.3.1 Mariée : un rôle prééminent dans l’hindouisme
28
1.2.3.2 Le stigmate social de la séparation et du divorce
30
1.2.4 Rôles et statut de la femme dans sa belle-famille
32
Chapitre 2 : Le phénomène de bride burning
35
2.1
35
La pratique de la dot en Inde
2.1.1 Fondements et définitions
36
2.1.2 La dot : une pratique en mutation dans une Inde qui se modernise
42
2.2
46
Analyse du phénomène de bride burning
2.2.1 Une forme spécifique de violence domestique
46
2.2.2 Apparition et évolution du phénomène
50
2.2.3 Les facteurs explicatifs
56
2.2.4 Conséquences et suggestions
58
2.2.5 Les différents acteurs
60
2.3
2.2.5.1 La famille d’origine
61
2.2.5.2 La belle-famille
62
2.2.5.3 Le voisinage
64
2.2.5.4 Les acteurs policiers et juridiques
65
2.2.5.5 Les médias
68
Aspects législatifs
69
2.3.1 Supports législatifs pour les femmes
69
2.3.2 Le Dowry Prohibition Act de 1961 et ses amendements : analyse et critique
73
2.3.3 Conclusion : réalité légale versus réalité sociale
77
Chapitre 3 :
« Action Bénarès » : une ONG qui soutient les femmes brûlées
80
3.1
80
Présentation de l’organisation « Action Bénarès »
3.1.1 Introduction personnelle
80
3.1.2 « Action Bénarès » : ses origines et son fonctionnement actuel
81
3.1.3 Les activités d’ « Action Bénarès »
82
3.1.4 Les lieux d’activités et l’emploi du temps
83
3.1.5 Le personnel
85
3.2
Les femmes brûlées de Kabir Chaura Hospital
87
3.2.1 Présentation de Kabir Chaura Hospital et de sa collaboration
avec « Action Bénarès »
87
3.2.2 Accueil et soins prodigués aux femmes brûlées
89
3.2.3 Analyse et constatations personnelles
92
3.2.4 Un exemple : Sunita, 18 ans
96
!
Conclusion : Remarques conclusives et ouverture vers
de nouvelles réflexions
99
!
Bibliographie
104
!
Annexes
108
!
!
Introduction
Introduction personnelle
L’idée de ce mémoire de diplôme a été inspirée d’une expérience de stage au sein d’une
organisation à vocation humanitaire, « Action Bénarès », dans la ville de Varanasi, en Inde
(U.P). Ce stage de trois mois et demi m’a permis d’effectuer des occupations de type médicosociales, et de rencontrer par ce biais la population et les coutumes locales. Ces activités
m’ont amenées à travailler tous les jours pendant deux à cinq heures dans un hôpital
gouvernemental dans la section des grands brûlés, c’est ainsi que j’ai fait la rencontre
effroyable avec le phénomène de bride burning (les brus brûlées ou femmes brûlées). Ce
terme désigne l’homicide (ou sa tentative) mais également le suicide de jeunes femmes
mariées par l’intermédiaire du feu. La première patiente dont je me suis occupée était une
femme indienne du nom de Sunita Devi, brûlée à 90% au troisième degré. Elle est décédée
quelques jours après son admission à l’hôpital dans une solitude et une souffrance extrêmes,
aucun membre de sa famille n’était présent. Les mots ne suffisent pas pour exprimer toute
l’horreur de ce phénomène, de plus, la violence qui y est rattachée est difficilement
descriptible. Pendant mon séjour en Inde, je ne suis pas allée très loin dans
l’intellectualisation de ce phénomène, l’expérience était trop forte et les priorités de ce stage
étaient de fournir des soins médicaux mais également un soutien moral aux femmes brûlées.
Lorsqu’une femme est en train de mourir sous nos yeux, on n’essaie pas de chercher les
causes de ce type de violence, mais à en soigner les conséquences. Ce n’est qu’une fois sorti
des portes de l’hôpital que l’on se donne le droit de s’interroger quant aux motifs de telles
atrocités. Les premiers commentaires sommaires concernant les causes du phénomène de
bride burning qui m’ont été fournis étaient : « C’est à cause de la dot », « La belle-famille tue
leur belle-fille parce qu’elle lui a fournie une dot insuffisante ». Ces propos, bien que
convaincants, me semblaient cependant simplistes. A partir de là, mon questionnement initial
concernant le phénomène de bride burning était de savoir :
Comment une famille peut tuer un de ses membres pour une question de dot ?
Pourquoi une méthode si inhumaine d’homicide peut être utilisée dans de pareil cas ?
N’y aurait-il pas d’autres facteurs explicatifs pour traiter de ce phénomène ?
1
Lorsque j’étais encore en Inde, tous les membres de mon entourage m’ont expliqué que le
phénomène de bride burning était un tabou social majeur, et que j’aurais énormément de
peine à trouver des documents et des études faites sur ce sujet. L’ambiance au sein de
l’hôpital gouvernemental dans lequel nous travaillions, le silence des familles et des victimes
mais également du personnel hospitalier renforçaient ces arguments. De retour en Suisse,
lorsque j’ai commencé mes recherches pour préparer ma problématique de travail, j’ai
constaté au contraire que les sources concernant ce domaine d’étude étaient nombreuses, et
qu’elles provenaient particulièrement d’auteurs indiens. J’ai alors compris qu’il y avait un
immense décalage entre mon ressenti du phénomène (tel qu’un tabou social majeur), et son
traitement.
Ce mémoire de diplôme a été pour moi l’occasion d’assimiler toute une connaissance
scientifique au sujet de la violence domestique en Inde, et ainsi de mieux comprendre la
situation de ces dizaines de femmes que j’ai rencontrées au sein de l’hôpital. J’espère que ce
travail pourra d’une manière ou d’une autre sensibiliser le lecteur quant au phénomène de
bride burning, et quant à la violence domestique en général, qu’elle soit ici ou ailleurs.
!
Problématique de recherche
L’Inde est depuis quelques décennies le témoin d’une augmentation et d’une modification des
formes de violences dirigées contre sa population féminine. Foeticide, infanticide,
exploitation sexuelle, viol, harcèlement, meurtre pour cause de dot, etc., font partie des formes
de sévices émotionnels et physiques endurés par les femmes. Au sein de la plus grande
démocratie parlementaire du monde, qui à son indépendance a garanti à la femme une égalité
de droit avec les hommes et qui depuis s’attelle à la lutte contre la discrimination sexuelle et
l’élévation du statut de la femme, la problématique de la violence et de la place subordonnée
qu’occupe encore aujourd’hui la population féminine, sont des sujets de préoccupations
croissantes. En effet, l’éradication de la violence est un indicateur de qualité de vie, et dans le
cas indien il est attesté que le développement qui s’est mis en marche à l’Indépendance et qui
s’est accéléré dans les années 1970 n’a pas vu en parallèle une diminution des sévices dirigés
contre les femmes.
Ce présent travail à pour but d’analyser une de ces formes spécifiques de violence qui est
devenue connue dans les années 1970 par le biais des organisations de femmes : le
2
phénomène de bride burning. En effet, depuis quelques temps, l’Inde est le théâtre d’une
multiplication de cas rapportés de femmes brûlées, en majorité des jeunes femmes
nouvellement mariées. Alors que le mariage est reconnu à la fois comme un sacrement
religieux mais également comme la seule reconnaissance et légitimation sociale de la femme
au sein de la société indienne, il est également l’institution dans laquelle de terribles brutalités
apparaissent. Cette problématique complexe et supposément nouvelle fait rentrer en scène
différentes dimensions de la société indienne, telles que sa culture, sa politique, ses structures
sociales, ou encore sa législation. La problématique du bride burning est surtout un noyau de
controverse touchant à la position de la femme, à l’institution familiale et au système de la
dot, mais également à mettre en relation avec les normes socio-culturelles du pays et sa
modernisation croissante.
A première vue, rien dans la tradition indienne et dans son histoire ne semble expliquer le
fléau actuel des morts de ces jeunes femmes mariées. Alors que certaines études pointent du
doigt l’ordre patriarcal et traditionnel profondément enraciné dans la société indienne,
d’autres spécialistes tentent d’expliquer ce phénomène à la lumière de la modernisation et de
la nouvelle société de consommation avec son cortège de valeurs marchandes et
consuméristes. Le but de ce mémoire est de mettre en relation ces différentes analyses, de
dégager les causes supposées du bride burning et d’essayer de comprendre comment un tel
phénomène sociétal peut se produire dans un pays qui se modernise et qui tente, à travers des
biais légaux et sociaux, d’améliorer le statut de la femme et d’éradiquer la violence envers
elle.
!
Méthode
Afin d’élaborer cette étude, nous nous sommes basés sur deux types de sources. Tout d’abord
un matériel théorique sur le sujet, ainsi que l’analyse d’études de terrains effectuées par
certains spécialistes de la question, et deuxièmement notre expérience pratique au sein
d’« Action Bénarès ». Ce travail de diplôme se base donc essentiellement sur des ouvrages et
des études effectuées par des auteurs indiens et occidentaux. Nous analysons certains des
arguments de ces auteurs pour dans un deuxième temps les confronter entre eux. Nos repères
bibliographiques principaux sont constitués de quelques ouvrages qui ont été fondamentaux
pour certaines parties de ce travail. Nous pouvons citer entre autre l’ouvrage de Das, de
3
Mishra (S.) et de Ghadially sur le statut de la femme indienne, celui de Benéï, de Goddy et
Tambiah, et de Kumari sur la problématique de la dot, ou encore l’ouvrage de Roy et d’Agnes
concernant la législation indienne.
Malgré l’abondance des sources trouvées, nous avons très vite été confrontés à la difficulté
majeure de cette étude : le problème de distinction entre le phénomène de bride burning et la
catégorie de crimes appelés dowry deaths (mort par dot). Cela nous a posé de nombreuses
difficultés. Tout d’abord, les ouvrages que nous avons utilisés traitent du phénomène de bride
burning uniquement sous l’angle des dowry deaths, alors que justement nous voulions
l’étudier dans sa dimension spécifique. Par exemple, l’étude effectuée par Kumari, qui
s’appelle Brides Are Not for Burning (un titre qui laisse penser que l’auteur analyse
spécifiquement ce phénomène), se base essentiellement sur les dowry deaths et la
problématique de la dot. Deuxièmement, puisque ces deux types de violence sont
généralement imbriqués, il a été très difficile de trouver des statistiques concernant
uniquement le phénomène de bride burning. Cette difficulté majeure s’en ressent tout au long
du travail, cela explique que parfois nous utilisons des statistiques concernant les dowry
deaths pour soutenir nos propos, tout comme nous traitons également certains arguments
provenant d’études effectuées sur ce type de crime. D’avance, nous nous en excusons, nous
espérons toutefois démontrer au lecteur que bien que le phénomène de bride burning s’insère
officiellement dans la catégorie des dowry deaths, il ne les représente pas totalement, et que
d’autres causes à part celle de la pratique de la dot doivent être examinées afin d’analyser
toute l’ampleur de ce phénomène.
Le deuxième type de source utilisé pour effectuer ce travail consiste en notre expérience au
sein de l’organisation « Action Bénarès ». En effet, notre expérience de vie et de travail avec
les femmes brûlées nous a procuré des éléments d’information essentiels. Tout d’abord, nous
avons pu observer le comportement des femmes en question et de leur famille. Ensuite, nous
avons pu constater comment un hôpital gouvernemental indien traitait ce type de patientes,
mais également de quelle façon ce phénomène était perçu par le personnel médical, ainsi que
par l’entourage direct de la victime. Pour finir, cette expérience nous a permis de discuter
longuement avec des personnes impliquées dans les soins aux femmes brûlées et de prendre
en considération différents angles d’interprétation.
4
Le but de ce mémoire est donc de répondre à notre problématique de recherche sur la base
d’un apprentissage théorique et pratique concernant le phénomène de bride burning. Afin de
vérifier le bien fondé de notre questionnement, quatre étapes majeures jalonneront cette étude.
1. Une présentation de la position de la femme hindoue dans la société indienne à travers
une perspective historique et sociologique, ceci afin de comprendre son statut
contemporain et ses différents rôles à travers son cycle de vie.
2. Une analyse du phénomène de bride burning à travers l’exposé de son évolution, de
son étendue et de ses acteurs, ainsi que de ses facteurs explicatifs et de ses
conséquences majeures. Cette section du travail en est la partie principale, elle sera
l’occasion de traiter de la pratique de la dot qui est en évolution dans la société
indienne, et de la mettre en rapport avec notre problématique principale. Une
présentation du volet législatif sera également nécessaire afin d’éclairer les supports
mis sur pied pour les femmes, ainsi que les lois existantes qui tentent de lutter contre
la pratique de la dot et contre les problèmes de violence domestique.
3. Avant
de conclure,
nous
présenterons
l’exemple d’une organisation
non
gouvernementale (ONG), « Action Bénarès », qui soutient les femmes brûlées dans un
hôpital gouvernemental de Varanasi, son action au jour le jour, les cas rencontrés et
ses stratégies de secours. Des constatations personnelles observées pendant notre stage
seront également apportées dans cette partie.
La conclusion sera l’occasion de revenir sur ces nombreux points et de tenter d’élaborer de
nouvelles perspectives de recherche concernant le phénomène de bride burning. En
conclusion, ce travail consiste en un mémoire théorique qui se base également sur une
expérience de stage. Il est une tentative d’expliquer un phénomène qui existe actuellement en
Inde, le bride burning, à travers des outils théoriques et pratiques empruntés à nos différents
auteurs, mais également à travers une expérience de terrain au sein d’un hôpital indien.
5
Chapitre 1 : Statut et position de la femme en Inde
D’un point de vue sociologique, le terme de statut désigne « l’ensemble des positions qu’un
individu occupe sur une des dimensions du système social comme la profession, le revenu, le
niveau d’instruction, le sexe ou l’âge. Mais dans certains cas, on utilise le terme pour définir
une seule position » (Boudon & als, 1999 : 226). Le statut d’une personne se réfère donc à sa
position dans un système ou sous-système social, et il est également lié aux droits et devoirs
d’un individu, ainsi qu’aux différents rôles qu’il occupe, il désigne ainsi son identité sociale.
Le concept de statut détient deux dimensions, la première est verticale et désigne les rapports
hiérarchiques, alors que la deuxième est horizontale et fait référence aux relations entre égaux.
Ainsi que Mishra l’explique dans son ouvrage, le terme de statut est par nature relatif et il est
mesurable à travers une méthode comparative : « (…) in order to identify the status of any
section of people, it is compared with the status of another related section of people by
considering it as the reference group. Due to this reason only, the knowledge about the low,
equal or high status of female section is obtained by its comparison with the status of male
section of the population. » (Mishra, 2002 : 15). Ce chapitre de notre travail évalue ainsi le
statut de la femme dans la société indienne à l’aide de la méthode comparative, tout d’abord à
travers une perspective historique et dans un deuxième temps à travers une perspective
sociologique.
1.1
Perspective historique
1.1.1 La période pre-aryenne
Les découvertes archéologiques dans la Vallée de l’Indus au début des années 1920
démontrent qu’il existait sur ces sites une civilisation riche et élaborée qui connut son sommet
de développement autour de 3000 av. J.-C (Mishra, 2002 : 19). La civilisation de la Vallée de
l’Indus (située dans l’actuel Pakistan) qui fut développée par ses résidents dravidiens, nous
ramène à l’origine de l’hindouisme. Les découvertes archéologiques nous font supposer que
cette société était dirigée par des prêtres, et les figurines d’argiles retrouvées sur les sites
suggèrent l’existence d’un culte privé honorant à la fois une déesse-mère (que l’on retrouvera
plus tard sous la forme de Kali) et un dieu-mâle à trois visages (ce que les spécialistes
dénomment souvent comme le « proto-shiva »)(ibid.). Plusieurs théories ont été mises en
avant afin d’expliquer la disparition de cette civilisation. La thèse la plus communément
6
acceptée est qu’elle aurait été détruite par les envahisseurs Aryens autour de 1500 av. J.-C. En
effet, ce peuple de nomades guerriers arrivé par l’Asie centrale, aurait peu à peu contrôlé tout
le Nord de l’Inde et repoussé les populations dravidiennes d’origine vers le Sud de l’Inde
(Mishra, 2002 : 20). Peu d’indices nous permettent de connaître précisément le statut de la
femme de cette période. Cependant, le niveau élevé de civilisation de cette société, les idoles
de la déesse-mère retrouvées, ainsi que le système de famille matriarcal présent encore
aujourd’hui dans certaines parties du Sud du pays, nous font supposer que la femme de cette
époque détenait un statut relativement élevé (ibid.).
1.1.2 La période védique
La période védique s’étend environ de 2000 av. J.-C. à 500 av. J.-C. C’est pendant celle-ci
qu’ont été écrit les quatre livres des Vedas (le Rig-Veda), textes sacrés de l’hindouisme
attribué à la révélation de Brahma1 » (Mishra, 2002 : 23). Contrairement à l’islam, au
judaïsme et au christianisme, l’hindouisme ne s’appuie pas sur un unique texte qui fait
autorité, il y en a des milliers. Cependant, les Vedas, qui ont été écrit sur une longue période,
constituent certainement l’ultime référence de l’hindouisme. Ces textes philosophiques sont
non seulement une source historique importante dépeignant la société aryenne, mais ils sont
également des textes de référence concernant les conduites spirituelles et décrivant la
cosmologie hindoue (ibid.). Dans la société védique aryenne, le système de caste (varna, qui
veut dire « couleur » en sanskrit) existait. Tout d’abord divisé en trois catégories : les
Brahmanes (prêtres), les Ksatriyas (guerriers ou rois) et les Vaisyas (marchands), les
Dravidiens furent par la suite inclus dans une quatrième catégorie appelée les Sudras
(agriculteurs, artisans et personnes de service). A cette époque il n’existait aucune
stratification rigide entre les varnas, et l’institution familiale fonctionnant selon un système
patriarcal occupait une place importante (Mishra, 2002 : 24).
La période védique est considérée par certains auteurs que nous avons étudiés, tels que Mishra
(S.), Das ou encore Verghese, comme l’âge d’or du statut de la femme indienne. Selon
Mishra, la littérature védique (dont une vingtaine de femmes auraient contribué à la rédaction)
nous révèle que bien que dans le système familial patriarcal qui prédominait alors, la
naissance d’un fils était très importante, il n’existait que très peu de discrimination féminine.
Les femmes profitaient de nombreux avantages que cela soit au niveau éducationnel, spirituel
1
Brahma est la première divinité du panthéon hindou, il est le Dieu créateur.
7
ou encore culturel (2002 : 24). Elles pouvaient se déplacer en société avec une relative liberté,
participer aux différentes cérémonies religieuses et aux festivals conjointement aux hommes,
et malgré le fait que le mariage était souvent arrangé par les parents, les filles des familles
royales pouvaient parfois choisir leur propre mari (Swayamvara) (Mukerjee (1959) in Mishra,
2002 : 6). Selon Verghese, les femmes pratiquaient un bon nombre d’activités et certaines
d’entre elles avaient acquis une indépendance économique : « Spinning and weaving, teaching
and practising medicine assured the Vedic woman of India economic independence, while
philosophy and theology gave her confidence and poise when she stood in the general
assembly debating abstruse points with the greatest minds of the age » (Verghese, 1997 (2e
éd.) : 28).
Parallèlement aux études traditionnelles sur le sujet, certains travaux commencent à remettre
en question le statut élevé de la femme en ces temps. Regardons par exemple le point de vue
d’une historienne Indienne, Romila Thapar : « On connaît avec exactitude les auteurs des
hymnes du Rig-Veda : ils appartenaient à des familles de prêtres brahmanes. Et, quand on sait
que seuls les enfants mâles recevaient une éducation formelle, fréquentaient les écoles de
l’époque, les gurukuls, et apprenait à lire et à écrire, il est tout à fait improbable que des
femmes aient participé à la rédaction de ces hymnes … (…) cette époque là était un peu plus
flexible que la période suivante, où la subordination de la femme est devenue totale (…). Mais
elles n’étaient pas libres ni de choisir leur mari, ni d’avoir accès à l’éducation, réservée aux
hommes, ni d’avoir un métier. » (Kirpalani ; Goburdhun-Jani, 1993 : 92-93). Selon cette
historienne, ce sont des enjeux idéologiques qui auraient poussé à décrire les temps védiques
comme une période libérale pour la femme. Elle explique également que le statut de la
femme, il est vrai, plus élevé à l’époque, ne provenait nullement de l’idéologie védique mais
plutôt de la fondation de la société védique sur la famille (ibid.).
Malgré ces deux points de vue relativement opposés, il est certain que la femme de cette
période n’était pas totalement subordonnée et qu’elle jouissait d’avantages sociaux, culturels
et religieux. Il est à noter également qu’à cette période le remariage des veuves était permis, et
8
que nulle part dans les hymnes du Rig-Veda il est parlé de la coutume du purdah2, des
mariages d’enfants ou encore de la pratique de la sati3 (Das, 1994 : 21).
1.1.2.1 La femme dans la cosmologie hindoue
Le concept de la femme dans l’hindouisme présente une dualité : d’un côté, elle est
considérée comme fertile et bienveillante, c’est elle qui confère, et de l’autre, elle est perçue
comme agressive et malveillante, c’est elle qui détruit (Wadley in Ghadially (éd.), 1988 : 24).
Selon Wadley, deux facettes du principe féminin sont reliées à cette dualité, et permettent
d’en donner l’explication culturelle4. En effet, la femme est tout d’abord la shakti (énergie ou
pouvoir), le principe énergisant de l’univers. L’auteur nous explique que dans la cosmologie
hindoue, la couche universelle à partir de laquelle tout être apparaît est connue sous le nom de
brahman, il est la réalité absolue, l’Un. A partir de cette substance non manifeste, les êtres
apparaissent à travers une tension créée entre la cohésion (Vishnu)5 et la désintégration
(Shiva)6. Cette tension est appelée la shakti, c’est le principe créateur, l’énergie par laquelle
l’Absolu se manifeste ou encore le principe actif de toutes divinités. Ainsi, toutes les créations
dans le monde hindou sont basées sur le principe féminin sans lequel il n’existerait pas
d’énergie ou de pouvoir (in Ghadially (éd.), 1988 : 24-25). A leur naissance, tous les être sont
dotés des qualités qui les définissent (guna), de leurs actions (karma)7 et d’une part de shakti.
Cette dernière peut être augmentée ou diminuée à travers les actions futures (par exemple, une
femme dévouée à son mari ou chaste augmente sa shakti). Malgré le fait que la shakti soit un
attribut personnel que détiennent à la fois les hommes et les femmes, il faut comprendre qu’au
sein de l’hindouisme la femme incarne véritablement l’énergie originelle de l’univers. C’est
pour cette raison qu’à l’époque védique le culte des déesses tenait une place très importante.
La conception duelle homme/femme des divinités occupait une place prépondérante (dans
l’idée que le principe masculin est inactif tant que l’élément féminin, la shakti, vienne le
2
« Coutume interdisant aux femmes musulmanes et hindoues (de famille rurale ou traditionnelle) de montrer
leur visage en public ainsi qu’aux hommes plus âgés de la famille de leur mari. » (Kirpalani ; Goburdhun-Jani,
1993 : 345). Par extension ce terme désigne le fait de garder la femme confinée à la maison.
3
Sati est une jeune épouse du Dieu Shiva, qui s’est immolée suite à une querelle entre son père et son époux. Ce
nom désigne par extension la pratique d’immolation des veuves sur le bûcher funéraire de leur mari.
4
Pour des raisons de brièveté et de clarté, l’explication qui suit est simplifiée. Pour une analyse plus poussée,
nous renvoyons le lecteur à l’article de Susan Wadley dans l’ouvrage de Ghadially (éd.), 1988.
5
Vishnu est la deuxième divinité de la trinité hindoue, il est le Dieu préservateur.
6
Shiva est la troisième divinité de la trinité hindoue, il est le Dieu destructeur, qui dirige toutes les nouvelles
créations.
7
Littéralement veut dire « action ». C’est un principe central dans l’hindouisme qui s’appuie sur la conception
de la vie humaine comme un maillon d’une chaîne de vies. Le karma d’une personne fait références aux résultats
de ses actions accomplies dans une vie antérieure.
9
dynamiser), se répercutant ainsi sur la conception complémentaire de l’homme et de la femme
dans l’établissement de la nation.
La deuxième facette du principe féminin est celle de la Nature (prakriti), la substance
indifférenciée de l’Univers. Celle-ci est d’ailleurs symbolisée par la métaphore traditionnelle
selon laquelle la femme est la terre (ou le champs) dans laquelle l’homme plante sa graine.
Wadley nous explique que le concept de Nature s’oppose à celui de Culture, et que le pouvoir
(shakti) dépourvu de Culture est perçu comme dangereux : « The equation, Woman = Power
+ Nature, represents the essence of femaleness as it underlies Hindu religious belief and
action about women. The equation summarizes a conception of the world order that explains
the woman/goddess as the malevolent, aggressive destroyer. » (in Ghadially (éd.), 1988 : 27).
Cependant, en tant que réceptacle de la graine de l’homme, la femme est également perçue
comme la fertilité, la terre, la prospérité et donc la bienveillance. L’idée de la maternité
comme principe prédominant était fermement acceptée dans les temps védiques. Néanmoins,
comme la Culture est supposée contrôler la Nature, les « bonnes » femmes/épouses et leur
sexualité doivent être contrôlées par les hommes. Wadley nous démontre d’ailleurs que de
nombreux mythes populaires représentent l’homme contrôlant le dangereux pouvoir féminin,
et le rendant ainsi bienveillant et positif (comme par exemple la prise de contrôle de Shiva sur
Kali8 à la suite de sa victoire contre les démons) : « The benevolent goddesses in the Hindu
pantheon are those who are properly married and who have transferred control of their
sexuality (Power/Nature) to their husbands. Symbolically, a woman is « a part » of her
husband, his « half-body ». Rules for proper conduct mandate that she transfer her powers, as
they accumulate, to her husband for his use. » (in Ghadially (éd.), 1988 : 30).
Ainsi, selon la cosmologie hindoue, si une femme contrôle sa propre sexualité elle peut être
changeante, c’est-à-dire représenter à la fois la mort et la fertilité, la malveillance et la
bienveillance. Cependant, si elle transfert le contrôle de sa sexualité à son mari, elle est perçue
comme bienveillante. Kali représente tout à fait le premier cas de figure, celui d’une
femme/déesse potentiellement destructrice et malveillante, tandis que Lakshmi9 symbolise
tout à fait le deuxième cas. Ce caractère duel du prince féminin hindou est essentiel à
percevoir en vue de comprendre à la fois le statut et les rôles de la femme en Inde.
8
Kali : « Kali veut dire « la Noire ». C’est la forme effrayante de Parvati, la parèdre de Shiva. Elle serait née
d’un froncement de sourcils de Durga lors d’une bataille où les dieux avaient fait appel à celle-ci pour détruire
un démon dont ils n’arrivaient pas à venir à bout. » (Kirpalani ; Goburdhun-Jani, 1993 : 342).
9
Lakshmi est la déesse de la Prospérité et la parèdre du Dieu Vishnu, elle représente son énergie active.
10
1.1.3 L’âge des révoltes
1.1.3.1 Le pouvoir des Brahmanes
La période védique plus tardive fut le témoin d’une influence grandissante de la caste des
Brahmanes, qui se consacra gardienne du domaine religieux, ainsi qu’arbitre de la vie sociale
et morale. Cette période fut le théâtre de nombreuses révoltes menées par les Ksatriyas afin de
renverser le pouvoir des Brahmanes. La longue lutte politique entre les deux castes aboutit en
184 av. J.-C., au règne du Brahmane Pushyamitra Sunga, le commandant en chef du dernier
souverain de la dynastie Maurya. Pour la première fois, un Brahmane devint le roi, il fut ainsi
libre d’opprimer le bouddhisme (en effet, autour de 500 av. J.-C. les religions bouddhiste et
jaïne apparaissent en réaction au brahmanisme, et bien que le statut de la femme dans ces
deux religions n’était pas égal à celui de l’homme, il était toutefois meilleur que dans le
brahmanisme). C’est à cette période que furent supposément écrites les Lois de Manou, le
soutien politique brahmanique permettant leur acceptation par la population.
La période brahmanique instaura des lois rigides régulant les droits et devoirs de chaque caste
et sous-caste. En ce qui concerne le pouvoir spirituel, les femmes étaient perçues comme de
grandes rivales par les Brahmanes, spécialement à cause de l’importance toujours présente du
culte du principe féminin des divinités (Das, 1994 : 24). La suprématie des Brahmanes ne
pouvait donc se consolider sans faire perdre aux femmes une partie de leur pouvoir. Ainsi
commença le lent et persistant processus de dégradation du statut des femmes, ainsi que
l’ambition de les montrer tels que des êtres inférieurs aux yeux des hommes : « The first step
towards achieving this was to inculcate into the minds of fathers and husbands doubts and
fears as to the wisdom of continuing to initiate women into the religious mysteries and the
doctrines of philosophy. » (Das, 1994 : 25). Les Brahmanes mirent l’accent sur la nature
ambiguë des femmes et donc leur potentielle dangerosité si elles échappaient au contrôle des
hommes. Ainsi, les femmes de cette période perdirent peu à peu leurs droits culturels et
religieux, ainsi que leurs pouvoirs domestiques et sociaux. A cette période la cérémonie du
Upanayana10 disparaît pour les jeunes filles brahmanes, les privant ainsi de l’étude des Vedas
(Mishra, 2002 : 27). En effet, cette cérémonie ne paraissait plus nécessaire pour les femmes et
fut désormais associée au mariage (c’est ce dernier rituel qui marque l’initiation védique de la
10
Cette cérémonie est une initiation au domaine de la connaissance, on l’appelle également la cérémonie du
thread, faisant référence au fil sacré à attacher aux jeunes initiés.
11
jeune femme). C’est également en ces temps que la coutume de la donation de la fille vierge
au gendre sélectionné par les parents (Kanyadaan) apparut11 (ibid.).
L’autorité religieuse fut alors abondamment utilisée afin de soumettre les femmes. En effet,
les hommes de l’époque rejetaient non seulement les fautes commises par les femmes, mais
également les situations non conformes à l’ordre social qu’elles vivaient sur leur karma. Par
exemple, si une mère mettait au monde uniquement des filles, c’est parce qu’elle avait négligé
dans une vie antérieure son devoir en tant que mère de fils. La période brahmanique et la
formulation de la transmigration de l’âme contribuèrent également à favoriser les naissances
de fils (Das, 1994 : 52-53). En effet, seul un fils avait le droit de procéder aux sacrifices
funéraires et aux cérémonies familiales. Puisque ces rites étaient essentiels afin que le départ
de l’âme se fasse le mieux possible et qu’elle atteigne au plus vite le paradis, la présence d’un
fils était nécessaire, et désirée le plus tôt possible. C’est ainsi que les mariages se tenant avant
la puberté s’étendirent rapidement, surtout chez les Brahmanes. Cette pratique fut également
légitimée par le faite que la cérémonie d’Upanayana devait se tenir en même temps pour les
garçons et les filles, et comme celle-ci se tenait aux alentours de huit ans pour les garçons, cet
âge fut considéré comme l’âge approprié pour le mariage des filles (ibid.).
D’une manière générale, cette période comporte un double processus concernant le statut de
la femme. En effet, tout comme Das nous l’explique, les Brahmanes avaient divisé la vie de
chaque individu en quatre étapes. La première est la période d’étude et de préparation au
travail dans sa propre caste, la deuxième est celle du mariage et du foyer, la troisième celle du
retrait du cercle mondain et de la quête spirituelle (qui peut être faite seul ou en couple), et la
dernière est celle de l’atteinte de la liberté spirituelle (effectuée seul). Dans ce contexte,
l’activité sexuelle symbolisa à la fois l’atteinte de la maternité (qui est un principe sacré),
mais également un obstacle au stade final de la vie (1994 : 24-25). Cette perspective
développa ainsi le double processus d’adoration du principe féminin du divin, et celui de
l’accélération de la perte de pouvoir et de la dégradation de la femme de chair et de sang.
Dans son ouvrage, Das exprime très bien l’impact de ce processus : « Certain it is that wifedegradation and mother-worship progressed hand in hand in Brahminical times and
thenceforward throughout the following centuries down to our day » (1994 : 26).
11
Nous reviendrons sur ce point dans la partie du travail consacrée aux fondements et aux définitions de la
pratique de la dot (2.1.1).
12
1.1.3.2 Les Lois de Manou
La période que nous avons étudiée ci-dessus est également celle pendant laquelle un grand
nombre de législateurs cristallisèrent les tendances répressives en lois (bien que celles-ci
furent toujours teintées des idéaux védiques). Le plus célèbre de ces hommes fut certainement
Manou, qui composa un code de lois (Les Lois de Manou ou Manusmriti) comportant des
analyses juridiques et religieuses. Ce traité, rédigé en sanskrit, date probablement du début de
l’ère chrétienne, et il aurait été révélé à Manou par le Dieu Brahma (Das, 1994 : 27). Le code
de Manou est perçu par certains spécialistes, tels que Das (1994 : 27) ou encore Roy (2000 :
7) comme ayant profondément et durablement dégradé le statut de la femme. En effet, la
position de la femme au sein de la société (et de la famille) y est légalement assignée, ainsi
que les codes de conduite qu’elle doit avoir avec son entourage. Il prive entre autre la femme
de son pouvoir en tant que prêtresse et adoratrice (Das, 1994 : 28). Il en résulte que la
réalisation spirituelle ne se fait désormais qu’à travers les services rendus à son mari : « She is
to have no more direct dealings with godhead ; her husband is to be her supreme guru
(teacher) in all things ; she is never to falter in her allegiance to him, to attain the highest
virtue only through implicit obedience to his wishes or commands (…). In fact, woman is to
regard and worship her husband « as her god ». » (ibid.). Parallèlement à cela, les Lois de
Manou amputent le pouvoir décisionnel de la femme ainsi que son libre-arbitre en imposant
une règle selon laquelle les femmes doivent toujours rester dépendantes du plus proche
homme de la famille, ou si cela n’est pas possible, du roi : « Pendant son enfance, une femme
doit dépendre de son père ; pendant sa jeunesse, elle dépend de son mari ; son mari étant mort,
de ses fils. (…) Elle ne doit jamais se gouverner à sa guise. (V. 148) » (Kirpalani ;
Godurdhun-Jani, 1993 : 15). En ce qui concerne l’union matrimoniale, Manou instaure
également des lois discriminatrices pour la femme : il institutionnalise la polygamie, donne
aux parents des droits en ce qui concerne le choix de l’époux de leur fille, et rend légitime la
répudiation de la femme alors que celle-ci ne peut en aucune manière briser le lien du mariage
(Das, 1994 : 31). Il est à noter également que Manou interdit le remariage des veuves, sauf
sous d’extrêmes conditions (Mishra, 2002 : 27). Désormais, c’est le devoir conjugal et celui
de la maternité qui protègent la vertu des femmes et qui l’attachent plus que jamais au foyer.
Malgré ces derniers points, nous retrouvons chez Manou une ambiguïté léguée par les
conceptions religieuses védiques, notamment une valorisation spirituelle de la femme :
l’énergie originelle se manifestant sous la forme de la mère (Das, 1994 : 30). Cette
13
perspective contradictoire se retrouve concernant l’éducation des enfants, surtout lorsque l’on
sait que Manou omet dans son code la nécessité d’éduquer les femmes : « A spiritual teacher
exceeds a worldly teacher ten times, a father exceeds a spiritual teacher one hundred times,
but a mother exceeds one thousand times a father’s claim to honour on the part of a child and
as its educator. » (ibid.). Les références à cette valorisation se retrouvent également lorsqu’il
dit : « Women must be honoured and adorned by their fathers, brothers, husbands and brotherin-law who desire (their own) welfare. Where women are honoured, there the gods are
pleased; but where they are not honoured no sacred rite yields rewards. » (Verghese, 1997 (2e
éd.) : 27-28). De plus, bien que Manou dise qu’une mère doit être plus vénérée que cent pères,
il perçoit la place de la femme comme appartenant à la caste la plus basse de la société
indienne, les Sudras (Das, 1994 : 27). Ces diverses contradictions mènent à la conclusion
selon laquelle deux courants parallèles existaient à l’époque : d’un côté, une tradition védique
proposant l’idéal féminin, et de l’autre, une volonté de la part de la caste des Brahmanes
d’acquérir un pouvoir absolu et de soumettre les femmes.
1.1.3.3 Les grandes épopées
La consolidation du pouvoir brahmanique rencontra différents obstacles, la plus forte
résistance étant la caste des Ksatriyas qui tenait à garder le droit de développer des points de
vue philosophiques indépendants, et de détenir un pouvoir de critique (Das, 1994 : 39). Cela
explique que nous retrouvons une proportion de femmes occupant des rôles importants dans
les cours royales et dans la vie intellectuelle à cette période. La vie spirituelle et intellectuelle
des Ksatriyas trouve sûrement sa plus belle expression dans la littérature des grandes épopées,
et plus tard dans les tragédies classiques (Das, 1994 : 40). Parmi les premières, deux chefs
d’œuvres se distinguent : la Mahabharata, et le Ramayana. Ces deux épopées mêlent des
éléments mythologiques et historiques en centrant leurs histoires sur de grandes dynasties.
Ces deux récits fournissent à la fois des éléments glorificateurs pour les femmes de cette
période, mais également des indices nous permettant de comprendre de quelle façon des lois
telles que celles de Manou ont pu être approuvées. En effet, à cette époque l’amour
matrimonial était glorifié, les femmes étaient perçues comme fortes mais surtout dévouées
(ibid.). Par exemple, la Mahabharata nous conte l’histoire de la reine Gandhari qui passe sa
vie avec un bandage sur les yeux afin de ne pas pouvoir jouir d’un privilège que son mari
aveugle ne peut avoir (Das, 1994 : 42). Quant au Ramayana, il nous livre sans doute
14
l’exemple le plus édifiant d’épouse parfaite : Sita, qui aujourd’hui encore est élevée au rang
d’idéal par les jeunes femmes indiennes. En effet, Sita suit son mari Rama en exil mais y est
enlevée par le démon Ravana. Malgré les tentations de celui-ci, Sita reste fidèle et loyale à
son mari pendant sa séquestration. Rama, quant à lui, remue ciel et terre pour retrouver sa
chère femme, mais au moment des retrouvailles il doute de sa fidélité et l’humilie en public.
Malgré tout, Sita reste dévouée à Rama et passe le test du feu pour prouver sa chasteté,
examen qu’elle réussit (Das, 1994 : 43). Cette épopée dépeint donc l’importance des liens
familiaux et surtout matrimoniaux. Au moment où Rama s’apprête à partir en exil sans Sita,
celle-ci lui dit : « separated from thee, I should not wish to dwell even in heaven ! I swear it to
thee by thy love and by thy life ! Thou art my lord, my guru, my way, my very divinity. »
(Das, 1994 : 45). De la même façon, lors de l’examen par le feu, le beau-père de Sita, le roi
Dasaratha (qui avait trois épouses et trois cent cinquante autres femmes), sortit sa tête du
paradis pour dire à Sita : « Thy husband must always be in thy eyes as the supreme divinity.»
(Das, 1994 : 48). Cette épopée témoigne ainsi des forces en action à l’époque, car s’il est clair
que l’amour monogamique de Rama et Sita y est acclamé, il est question également de la
polygamie du roi Dasaratha. Nous pouvons de plus y constater des références à la réclusion
des femmes (confinées aux maisons princières), et l’apparition d’une coutume qui était
absente dans les temps védiques : Sahamarana (l’immolation des veuves) ou la sati. En effet,
dans le Ramayana, la mère de Rama, Kausalya, exprime le souhait de brûler aux côtés de son
mari sur le bûcher funéraire et par cet acte de devenir une sati, une « femme idéale »; tout
comme dans la Mahabharata, les deux mères des frères Pandava, Kunti et Madri, se battent
afin de savoir laquelle deviendra sati (ibid.). Cette coutume est alors perçue dans tout son
honneur car elle transmet une grande marque de distinction pour la femme la pratiquant, ainsi
que pour sa famille. Il est à noter cependant que l’immolation des veuves était rare en ces
jours, et que seules les familles royales et les plus hautes castes étaient concernées par le
phénomène (Das, 1994 : 51).
En conclusion, ces épopées nous donnent un aperçu des manières de penser de cette période et
des indices concernant la position de la femme indienne. Par exemple, nous retrouvons
abondamment la référence au mari « maître » ou « dieu », mais également la volonté pour les
femmes d’être idéales et de tout sacrifier par amour conjugal. Nous pouvons surtout constater
que ces textes ont moulé les manières de penser jusqu’à nos jours, car aujourd’hui encore les
jeunes femmes indiennes rêvent d’être aussi dévouées à leur mari que Sita. Ces deux épopées
nous livrent également les deux types de femmes présents dans la mythologie hindoue :
15
l’épouse soumise, patiente et chaste, incarnée par Sita, mais également la femme décidée,
incarnée par Draupadi, l’épouse des Pandava dans le Mahabharata.
1.1.4 La période médiévale et l’influence islamique
L’époque qui sépare l’âge des révoltes de la période musulmane est appelée l’âge puranique
(environ 300 ap. J.-C à 1200 ap. J.-C.). Elle fut marquée entre autre par l’impérialisme Gupta
en Inde du Nord, l’écriture des Puranas (épopées religieuses) qui soutiennent la diffusion de
l’hindouisme, et le Brahmanisme comme religion de caste en Inde (Mishra, 2002 : 28). Cette
période ne fit qu’augmenter la subordination des femmes. Selon Mishra, autour de 1000 ap.
J.-C., les mariages concernaient les jeunes filles de moins de dix ans. D’une manière générale,
cette cérémonie devint obligatoire pour les femmes alors que le remariage des veuves fut
complètement interdit. Le même auteur nous explique également que c’est pendant cette
période que la coutume de la sati se diffusa rapidement (2002 : 29-30).
La période médiévale s’ouvre donc sur le constat de la totale soumission de la femme, et du
contrôle de tous les aspects de sa vie (Mishra, 2002 : 30). A cette époque, les envahisseurs
musulmans établissent leur règne en Inde afin de propager leur religion mais également pour
faire des profits économiques. Du premier sultanat de Delhi en 1206 ap. J.-C., jusqu’à
l’Empire Moghol qui débuta au XVIe siècle et s’épanouit pour une longue période, les
musulmans ne se laissèrent pas absorber par l’hindouisme. Dans la société hindoue, le
système de caste était consolidé et les Brahmanes s’étaient une fois de plus établis dans la
suprême position sociale (Mishra, 2003 : 31). La caste des Sudras, souffrante de sa position
d’exclusion, fut celle qui accepta le plus l’Islam (ibid.). En vertu de protéger la religion
hindoue, un fondamentalisme basé sur la pureté vit le jour et interdit tout contact avec les
musulmans. A la suite de l’établissement de l’Empire Moghol, afin de sauver la religion
hindoue ainsi que la pureté de sang et la chasteté des femmes, les Brahmanes rigidifièrent les
règles concernant ces dernières (Mishra, 2002 : 33). Nous pouvons constater que
l’introduction de l’Islam en Inde a été dévastateur pour les femmes, mais cela moins en regard
de la religion et de ses codes sociaux (qui à bien des égards sont plus favorables pour la
femme, tels que le droit de divorcer ou d’étudier les écritures saintes), que de la réaction
hindoue face à cette influence (Das, 1994 : 63). A cette époque, l’éducation des femmes a
presque totalement disparue, le système de purdah se diffuse davantage et l’âge du mariage
pour les femmes diminue à quatre ans (selon Das, des accords de mariage sont passés même
16
avant la naissance de l’enfant (1994 : 64)). Tout cela s’explique par rapport à la réaction
hindoue vis-à-vis des conquérants musulmans. En effet, vu que l’Islam interdisait
l’enlèvement de femmes mariées pour en faire des concubines ou des esclaves, les hindous
diminuèrent l’âge du mariage de leurs femmes (ibid.). Néanmoins, cette initiative n’empêcha
pas les conquérants musulmans de partir avec des femmes mariées hindoues. En conséquence,
la réclusion totale des femmes se répandit dans les plus hautes castes, ainsi que la pratique du
purdah, pour au final concerner la société indienne dans son ensemble. C’est également à
cette période que la coutume de la sati atteint son apogée, bien que certaines règles mogholes
luttaient contre cette pratique (Das, 1994 : 65-66).
Selon Mishra, plusieurs améliorations se font tout de même fait sentir à cette période,
notamment concernant les droits de propriété (il faut tenir en compte le fait que la femme
musulmane avait des droits de propriétés inaliénables, dont le droit à l’héritage).
Contrairement à l’époque précédente, les veuves et filles sans frère avaient acquis certains
droits de succession sur la propriété de leur mari ou de leur père (bien qu’elles n’avaient
aucun droit de vente ou de don sur ces propriétés) (2002 : 33). Le mouvement Bhakti de la
période médiévale aida également à élever le statut des femmes du point de vue spirituel :
« Ideals of humanity and equality encouraged the women also to adopt the « Bhakti Marg »
for achieving the God, the ultimate object of life, consequently, many women saints also
became famous as the religious leaders (…) » (ibid.). Ce mouvement ne parvint cependant pas
à avoir un impact durable sur le statut de la femme et les lois sociales alors en vigueur :
« patriarchal family (…), ideal of donating daughter to the bridegroom, marriage in the same
caste, importance of sons in the worship of ancestors, right of religious study to only sons
through thread ceremony, double standard of morality through wife’s faithfulness and
chastity, (…), were being observed with great rigidity in Hindu society, and the status of
Indian women was deteriorating gradually. » (ibid.). Cette situation de subordination quasi
absolue de la femme sera maintenue jusqu’à l’établissement du régime britannique en Inde.
1.1.5 La période moderne
1.1.5.1 Le régime britannique
L’expansion britannique en Inde qui débuta en 1757 suite à la bataille de Plassey, se termina
en 1849 lorsque le Penjab (dernier bastion qui échappait au contrôle britannique), tomba aux
mains des Anglais. Pendant leurs règnes, les dirigeants Moghols n’avaient pas effectué de
17
véritables efforts afin de développer l’Inde, de sorte que le pouvoir anglais découvrit un pays
qui avait conservé son ancienne structure sociale et économique (Mishra, 2002 : 35). Ainsi,
certains britanniques furent profondément étonnés d’y trouver certaines coutumes telles que le
système de caste, la polygamie, l’infanticide, la pratique de la sati, le mariage infantile, la
coutume du purdah, mais également l’existence des devadasis12, etc. (Das, 1994 : 74). La
pratique de la sati était assez fréquente dans la caste des Brahmanes et celle des Ksatriyas, elle
s’effectuait souvent sans l’approbation de la veuve elle-même. La pratique avait en effet
dégénéré en une quête de gains spirituels et matériels (ibid.). Lorsque les Britanniques
arrivèrent en Inde, non seulement l’infanticide féminin mais également le mariage infantile
(surtout chez les Brahmanes), avaient fortement augmenté (Das, 1994 : 79-80). Alors que le
premier cas témoigne du poids social et économique accordé à la naissance d’une fille, le
deuxième dénote des avantages socio-économiques pour la belle-famille. Celle-ci reçoit de
l’argent au plus tôt à travers la dot apportée au mariage, ainsi qu’une belle-fille docile pour
effectuer les travaux ménagers. A cela s’ajoute le fait que plus jeune est la mariée, plus celleci a de chances de mourir rapidement (principalement à cause d’une grossesse précoce) et
donc de permettre au gendre de se remarier (avec tous les bénéfices économiques que procure
une nouvelle dot). Les prêtres Brahmanes, qui avaient le monopole des cérémonies religieuses
pendant le cycle de vie des hindous, tiraient un grand bénéfice des mariages infantiles et
s’érigeaient comme les principaux défendeurs de cette coutume (Das, 1994 : 82).
Suite à ces différents constats, les britanniques fournirent de nombreux efforts pendant leur
régime afin d’élever le statut de la femme indienne. Le mouvement de réformes sociales qui
se mit en place au XIXe siècle et dont Raja Ram Mohun Roy, Dayanand Saraswati et Swami
Vivekanand furent les figures principales, porta l’attention de la population sur la position de
la femme, et permit la création de nombreuses organisations traitant de la question de
l’éducation et de la protection de la femme. Les réformateurs luttèrent entre autre contre la
pratique de la sati, le mariage infantile, la pratique du purdah, ainsi que la discrimination
portée contre les veuves (Mishra, 2002 : 36). Les mouvements politiques et sociaux du XIXe
siècle marquent ainsi un tournant dans l’histoire des femmes, et l’influence occidentale qui
inspira une certaine égalité de genre eut un véritable impact sur leur situation. Pendant le
même siècle, et afin de préserver le statut de la femme, le Gouvernement britannique passa de
12
Les devadasis sont des femmes qui avant même la puberté sont attribuées à un temple et vouées au culte d’un
Dieu ou d’une Déesse. Ces femmes exercent l’art du chant, de la danse et de la musique, mais sont également
des prostituées (Das, 1994 : 89) Cette pratique, davantage exercée dans le sud de l’Inde, fut interdite en 1934
(Bombay Devadasi Protection Act), bien qu’elle se retrouve encore de nos jours.
18
nombreuse législations telles que le Prohibition of Sati Act, 1829, le Widow Remarriage Act,
1856 , ou le Married Wife Property Act, 1874 (Mishra, 2002 : 37). La législation aidant, les
femmes avaient désormais davantage de possibilités d’émancipation dans les domaines
économique, politique et social. Elles prirent conscience de leur capacité et de la possibilité de
soutenir leurs intérêts, sans compter que les portes de l’éducation s’ouvrirent de nouveau ce
qui leur permit d’acquérir une indépendance économique. A cette époque, la coutume du
purdah perdit du terrain, la situation des veuves s’améliora, et les femmes acquirent
davantage de droits sur la propriété de leur mari. Les processus d’industrialisation,
d’urbanisation et de modernisation changèrent la structure familiale traditionnelle (ibid.).
L’attention portée à la condition des femmes au XIXe siècle à travers le mouvement de
réformes sociales, couplée à leur implication dans le mouvement de liberté national, aboutit
au XXe siècle à l’organisation des femmes en divers groupes. En 1917, la Women’s Indian
Association voit le jour, en 1925, le National Council for Women et en 1927, la All India
Women’s
Conference (Mishra,
2002 :
162).
Cette
dernière
organisation,
dirigée
majoritairement par des femmes de classes moyennes ou supérieures, détint des branches dans
tous les Etats indiens et forma ainsi un immense réseau de solidarité. Elle débuta son action en
portant l’attention de la population sur les coutumes dégradantes, telles que le mariage
infantile, la coutume du purdah ainsi que la polygamie, et elle proposa des mesures
éducationnelles et professionnelles pour les femmes (ibid.). Ces mesures visaient à la fois à
modifier le statut de la femme au sein de l’institution familiale, mais également à promouvoir
la femme comme un acteur du développement du pays. Cette immense organisation donna les
instruments au femmes afin de se faire entendre, et permit un terrain favorable pour
l’apparition de législations sociales. Elle incita également le Gouvernement indien afin qu’il
ouvre des institutions sociales telles que des orphelinats ou des foyers pour les femmes sans
ressources (ibid.).
En conclusion, nous pouvons constater que de grands changements concernant la femme et sa
position dans la société indienne prirent place durant le régime britannique. Il faut cependant
noter que ces améliorations étaient principalement limitées aux femmes des villes appartenant
aux hautes castes (Mishra, 2002 : 38). En effet, en raison d’un système social traditionnel
fortement implanté, les désavantages économiques, politiques et sociaux du commun des
femmes (et surtout de celles du milieu rural) ne diminuèrent pas jusqu’à l’Indépendance.
19
1.1.5.2 Après l’Indépendance
A l’indépendance de l’Inde en 1947, la Constitution préparée par le Dr. Ambedkhar, garantit
des droits sociaux, politiques et économiques égalitaires pour tous les citoyens indiens sans
discrimination (Mishra, 2002 : 38). Les principes étatiques directeurs mettent tout en œuvre
pour fournir un soutien aux catégories les plus faibles de la population (bien qu’il faille
attendre les années 1970 afin que le Planning Commission prenne des mesures plus directes et
effectives concernant le soutien aux femmes). Ainsi, pendant les deux décennies suivant
l’Indépendance, un grand nombre de provisions légales furent faites afin d’améliorer les
conditions des intouchables, de la population rurale, mais également des femmes (ibid.). Nous
pouvons citer entre autre le Hindu Marriage and Divorce Act, 1955 et le Special Marriage
Act, 1954 qui donnèrent le droit de divorce aux femmes ainsi que la liberté de se marier sans
restrictions de religion ou de caste, le Hindu Succession Act, 1956 qui fournit aux femmes
hindoues davantage de droits de propriété, mais également le Dowry Prohibition Act, 1961 (et
ses deux amendements dans les années 1980) qui traduisit la volonté du Gouvernement de
mettre fin à la pratique de la dot et à ses nombreuses conséquences sociales et économiques13
(Mishra, 2002 : 123-125).
Avec la création du Central Social Welfare Board en 1953 (qui fournit une assistance
financière et directionnelle à des organisations sociales volontaires), un grand nombre
d’organisations de femmes virent le jour (Mishra, 2002 : 163). L’année suivante, sous la
houlette des partis politiques de gauche, la Indian Women’s National Organization se
connecta au International Democratic Organization. De la même façon, dans le milieu rural,
le Gouvernement ouvrit un grand nombre d’associations de femmes appelées Mahila Mandals
dans le cadre du développement communautaire (ibid.). Cependant, il faudra attendre les
années 1970 pour qu’une réelle mobilisation féminine prenne place. Dans le contexte de la
crise économique, les femmes s’impliquèrent aux côtés des paysans, laboureurs et des
populations tribales dans la lutte contre certains processus, tels que la hausse des prix. Ainsi,
alors que jusqu’au milieu des années 1970 la plupart des organisations de femmes s’attelaient
à des programmes culturels et artistiques, les femmes de basses classes participaient à une
grande quantité de mouvements publics (Mishra, 2002 : 164). Au milieu des années 1970,
certains bouleversements prirent place. Tout d’abord le National Committee on Status of
13
Nous reviendrons sur les législations concernant les femmes dans la partie du travail consacrée aux supports
législatifs mis en place pour les femmes (2.3.1).
20
Women soumit son célèbre rapport Toward Equality dont les conclusions sur les nombreuses
inégalités de genre bouleversèrent la population. Deuxièmement, cette année fut promulguée
la « Décennie de la Femme » par les Nations Unies, ce qui permit de traiter davantage de la
question de la femme et de développer de nouveaux groupements (ibid.). La fin de l’Etat
d’Urgence (1975-77) sera l’occasion pour les mouvements de femmes de se déployer. Elles
prennent conscience de leur force et se focalisent dans un premier temps sur des campagnes
contre le viol, ainsi que le phénomène de bride burning vastement rapporté dans les journaux,
avant de lutter contre d’autres types de violence dirigés contre les femmes (Verghese, 1997
(2e éd.) : 5). En 1976, le Bureau de développement et de sécurité sociale pour les femmes fut
établi au sein du Ministère de la sécurité sociale afin d’étudier les problèmes que confrontent
les femmes (Mishra, 2002 : 171). Au niveau de la machinerie nationale, plusieurs instruments
concernant le développement de la femme sont mis en place dès 1975. Nous pouvons citer
entre autre le National Committee, qui travaille en coordination avec les gouvernements
étatiques sur les questions administratives ayant trait au développement de la femme et à
l’évaluation des différents programmes, le Interdepartemental Coordination Committe, qui
analyse la structure bureaucratique du point de vue de l’implantation des programmes de
développement pour les femmes, ainsi que le Women Welfare and Development Bureau, qui
planifie les buts ayant trait aux aspects économiques et fonctionnels du plan d’action national
(Mishra, 2002 : 172). Il faut également citer les efforts gouvernementaux afin de mettre en
place un plan d’éducation légal national, la création de cellules spéciales au sein des
commissariats afin d’aider les femmes en détresse, mais également les différentes aides
apportées aux organisations volontaires (ibid.)
Au début des années 1990, la National Commission for Women fut mise sur pied faisant suite
aux demandes formulées dans le rapport du Committee on the Status of Women de 1974. Le
nouvel organisme est principalement responsable des questions de développement concernant
les femmes, c’est notamment lui qui met en place les Parivarik Mahila Lok Adalat (Family
Court for Speedy Justice) (Verghese, 1997 (2e éd.) : 6). Ces tribunaux spéciaux fournissent
non seulement une aide légale et des services de conseils pour les femmes agressées, mais ils
leur procurent également une justice plus rapide à moindre coût. Les années 1990 se centrent
davantage sur la thématique des droits de l’homme. Les problématiques liées à la femme sont
pour la première fois reconnues comme des questions de droits de l’homme à la Conférence
mondiale de Vienne en 1994, ce constat fut réaffirmé avec la Conférence de Beijing (1995)
(Uma (éd.), 2005 : 10). Le Gouvernement indien accepte alors de développer une politique
21
nationale pour les femmes, ainsi que la nomination d’un commissaire des droits de l’homme
qui traitera spécifiquement de ces questions. Dans le 9e Plan quinquennal (1997-2002) une
politique nationale pour l’amélioration de la condition de la femme, la National Policy for
Empowerment of Women apparaît. Celle-ci se centre principalement sur l’accès des femmes à
l’éducation, à l’emploi, aux services sociaux et juridiques, ainsi que sur leur participation au
domaine politique (Uma (éd.), 2005 : 66). Autre grand pas effectué à cette période : le
Parlement indien adopte un amendement constitutionnel garantissant la réservation d’un tiers
des siège des panchayat14 et organismes municipaux aux femmes (Verghese, 1997 (2e éd.) :
7). Cette mesure augmente le nombre de femme détenant un pouvoir décisionnel au niveau de
la gouvernance rurale et urbaine
En conclusion, la période qui suit l’Indépendance permet non seulement de constater des
améliorations législatives concernant les femmes, mais également d’observer une hausse de
leur niveau éducationnel, ainsi que de leur participation politique et économique. Tous ces
changements vont modifier la perception de la position de la femme au sein de la famille et
d’une manière plus globale au sein de la société. Cependant, malgré toutes ces améliorations,
le statut des femmes dans le milieu rural, mais également dans les familles urbaines
traditionnelles ou les classes urbaines les plus basses, reste encore aujourd’hui largement
inchangé. Un grand nombre de spécialistes, tels Mishra (2002 : 40) ou encore Roy (2000 :33),
s’accordent pour dire que la plupart des programmes mis en place n’ont pas
fondamentalement changé le statut de la femme. Manque d’effectivité gouvernementale ou
décalage trop grand entre les ambitions politico-législatives et la réalité sociale, une chose est
sûre : la modernisation croissante de l’Inde n’entrave que très peu la prégnance de la tradition
qui reste le plus grand frein à l’émancipation des femmes et à l’amélioration de leur statut.
1.1.5.3 Le développement humain et la femme
L’indicateur du développement humain (IDH) a été mis sur pied par Amartya Sen, prix Nobel
d’économie en 1998, et il est depuis les années 1990 utilisé par le Programme des Nations
Unies pour le Développement (PNUD). L’IDH, qui est essentiellement fondé sur le niveau
éducationnel et sanitaire d’un pays, combine trois éléments : « l’espérance de vie à la
naissance, le niveau d’instruction qui tient compte du taux d’alphabétisation des adultes et du
14
Le panchayat est une assemblée de cinq membres, au niveau du village, de la conglomération de villages ou
du district.
22
taux de scolarisation, le PIB/hab. Avec ces trois critères, un de santé, un d’éducation, un de
richesse, on calcule un indice composite de développement humain variant de 0 à 1. Plus le
chiffre est proche de 1, plus l’Etat est considéré comme développé. » (Saglio-Yatzimirsky et
al., 2002 : 107). Comme Saglio-Yatzimirsky nous l’explique, l’Inde fut placée au 128e rang
sur les 174 pays classés par le PNUD en 2000, elle fait donc partie des pays peu développés
malgré les efforts mis en œuvre par sa politique officielle depuis l’Indépendance. Nous allons
dans cette partie du travail nous pencher sur le développement humain concernant la femme
indienne à travers deux aspects essentiels : l’éducation et le niveau de santé.
Alors que depuis son indépendance, l’Inde a fait des progrès importants en ce qui concerne
l’éducation (le taux d’alphabétisation, c’est-à-dire la proportion des plus de sept ans sachant
lire et écrire, a triplé), les inégalités entre les hommes et les femmes dans ce domaine sont
préoccupantes. En effet, les chiffres du recensement de 200115 démontrent que 76% des
hommes sont alphabétisés, alors que ce pourcentage est de 54% pour les femmes. La variable
de l’éducation est cependant fondamentale pour le développement du pays, elle est la clef
pour de meilleures conditions socio-économiques (au niveau de la mobilité sociale, de
l’emploi, et de l’exercice des droits de chacun), et sanitaires (l’éducation permet entre autre
aux femmes de mieux contrôler leur fécondité, ainsi que leur santé générale). SaglioYatzimirsky explique ce décalage par le rôle traditionnel de la femme qui la cantonne au
foyer, le fait que les parents n’investissent pas en leurs filles car celles-ci quitteront tôt ou tard
la maison familiale pour s’établir chez leurs beaux-parents, mais également par le modèle
traditionnel matrimonial qui veut qu’une femme épouse un homme plus éduqué qu’elle, et
plus celui-ci est éduqué, plus la dot apportée au mariage devra être importante (SaglioYatzimirsky et al., 2002 : 110). Cette position traditionnelle occupée par la femme est
davantage présente dans les Etats sanskritisés du nord du pays, alors que dans les Etats du
sud, la femme a plus accès à des droits et libertés en matière d’éducation. Cela explique entre
autre que le taux d’alphabétisation des femmes au Kerala est de 88%, 76% dans l’Etat de Goa
et 64% au Tamil Nadu, alors qu’il est de 44% au Rajasthan, 43% en Uttar Pradesh, et 34% au
Bihar16. Bien qu’il soit certain que les disparités entre les hommes et les femmes répondent à
une inégalité générale entre les régions en matière d’éducation (qui s’explique principalement
par le budget alloué à l’éducation par les différents Etats, mais également par les politiques de
développement humain mises en œuvre), il est clair que la statut traditionnel de la femme y
15
16
Indian Economic Survey 2000-2001, Ministry of Finance, Provisional Population Toals, Census of India, 2001
Ibid.
23
est pour beaucoup. Ainsi, bien que l’écart entre l’alphabétisation des hommes et des femmes
tende à diminuer (selon les mêmes sources, il est passé de 25 points de pourcentage en 1991, à
22 points en 2001), il reste important dans certains Etats, tels que l’Uttar Pradesh ou le
Rajasthan.
Tout comme dans le domaine de l’éducation, l’Inde a fourni des progrès importants en
matière de santé depuis son Indépendance. Malgré tout ses efforts, l’état de la santé de la
population reste aujourd’hui problématique et de larges inégalités subsistent en fonction de la
classe socio-économique et selon les régions. Selon Saglio-Yatzimirsky : « Le manque
d’ampleur des politiques, la réduction du budget santé et la tendance à la privatisation des
soins accompagnant la politique de libéralisation depuis une décennie, limitent les marges de
manœuvre » (2002 : 114). Malnutrition, maladies infectieuses et parasitaires, haut taux de
mortalité infantile, juvénile et maternelle, ne sont que quelques indicateurs qui témoignent de
la problématique de la santé en Inde. Une fois de plus, la position de la femme dans ce
domaine est défavorisée. Salgio-Yatzimirsky nous explique que le taux de mortalité infantile
en Inde est un des plus élevés du monde, et que celui-ci est en défaveur des filles (notamment
dans les Etats où le statut de la femme est bas, comme dans l’Uttar Pradesh, le Rajasthan ou le
Bihar). Il en va de même pour la mortalité juvénile où les disparités entre garçons et filles sont
alarmantes. Cette situation peut s’expliquer par les désavantages sociaux et économiques qui
sont attribués à la naissance d’une fille. Ainsi, de nombreuses familles ont recours à
l’avortement, à l’infanticide des nouveau-nés de sexe féminin, ou au délaissement de leurs
filles pendant leurs premières années de vie (une fille aura par exemple un apport calorique
journalier moindre que ses frères). Ces phénomènes expliquent le déclin du ratio entre
hommes et femmes : « il y avait 972 femmes pour 1 000 hommes en 1911, 933 aujourd’hui,
soit le ratio le plus défavorable du monde pour le sexe féminin. » (Saglio-Yatzimirsky et al.,
2002 : 125). En ce qui concerne la mortalité maternelle, celle-ci reste très élevée en Inde.
Selon Saglio-Yatzimirsky : « environ 453 morts pour 100 000 naissances (…), principalement
dues à des anémies, des hémorragies ou des infections (…). Une femme indienne a 50 fois
plus de chance de mourir pour sa grossesse qu’une Occidentale (…). » (2002 : 115). Ce
chiffre témoigne du besoin de mettre en place un système de soins et des infrastructures
médicales plus appropriés pour les naissances, mais également de la nécessité de réduire les
grossesses à risque (notamment celles des jeunes femmes mariées trop tôt qui tombent
enceintes prématurément).
24
En conclusion, nous pouvons voir que la position de la femme indienne au sein du processus
de développement humain est défavorable. Malgré de nettes améliorations dans les domaines
éducationnel et sanitaire, les inégalités de genre qui subsistent sont un frein majeur au
développement du pays et une caractéristique de son retard. Nous pouvons constater que le
statut traditionnel de la femme se traduit par sa position défavorable dans les domaines de la
santé et de l’éducation, bien que la prise de conscience politique de l’importance de la
participation des femmes au développement tende vers une amélioration de ce statut. La partie
du travail qui suit nous permet de juger des rôles et des statuts de la femme à travers son cycle
de vie. Elle est l’occasion de revenir sur l’impact de la tradition sur le parcours de vie de la
femme indienne, ainsi que sur les enjeux qui s’offrent à elle dans un contexte de
modernisation croissante.
1.2
Perspective sociologique
1.2.1 Introduction à la famille hindoue
A travers le cycle de vie de la femme hindoue, diverses institutions, telles que le système
familial, celui de la lignée ou encore les traditions religieuses, lui déterminent un ordre
statuaire composé de quatre rôles fondamentaux : celui de fille, d’épouse, de femme au foyer
et de mère (Jain (1988) in Mishra, 2002 : 107). Ces différents rôles se cristallisent dans les
rapports que la femme entretient avec son entourage, et ils sont fortement enracinés dans un
système de relations familiales. Ainsi, l’identité de la femme passe obligatoirement par sa
position au sein de la famille, c’est à travers elle qu’elle définit les rôles qui lui sont attribués
et les fonctions sociales qu’elle peut occuper.
En Inde, la famille est l’unité de base du système social, que celle-ci soit élargie (joint family)
ou nucléaire (Mishra, 2002 : 108). Malgré la modernisation du pays, et notamment la
migration de certains membres familiaux en recherche d’emploi vers des centres urbains, le
système de joint family reste prédominant. Dans certains Etats du sud on retrouve des modèles
familiaux matriarcaux, mais c’est le système familial patriarcal et patrilinéaire qui domine
largement le pays (ibid.). Ainsi, les fils demeurent généralement dans la maison paternelle
avec leurs épouses et leurs enfants, de sorte que plusieurs générations partagent le même foyer
et participent conjointement aux diverses activités religieuses, économiques, et sociales.
25
Certains membres familiaux, tels que des sœurs non mariées, ou des oncles et des tantes
peuvent s’ajouter à ce noyau de base. Les rapports des membres de la famille s’organisent
selon un principe hiérarchique séculaire fonctionnant sur la base de l’âge et du sexe (ibid.). Le
chef de famille est généralement le père ou l’homme le plus âgé de la communauté familiale.
Les aînés détiennent un grand pouvoir décisionnel, et bien que les hommes exercent une large
autorité sur les femmes, les femmes mariées plus âgées occupent également une place
importante (surtout celles ayant donné naissance à un fils). Ainsi, les codes hiérarchiques qui
régissent la famille assignent à chacun de ses membres ses fonctions et ses obligations envers
les autres. Dans la hiérarchie sociale de la nouvelle famille, le fils aîné jouit d’une position
particulièrement forte : en tant que futur chef de la famille, ses cadets, les femmes et les
enfants lui doivent le respect. En effet, il est le garant de la vieillesse de ses parents et leur
successeur : c’est lui qui reprendra le domaine familial, la lignée ancestrale et c’est également
lui qui accomplira les rites funéraires (Mishra, 2002 : 109). Contrairement aux fils, les filles
ne peuvent pas conduire des rituels funéraires, elles doivent se plier à l’autorité masculine et
leur transfert dans une autre famille au temps du mariage leur proscrit des droits d’héritage
(bien qu’aujourd’hui elles y aient légalement droit). L’héritage d’une femme est
majoritairement constitué par la dot que ses parents apportent à son mariage (ibid.).
En conclusion, la famille hindoue détient deux facettes majeures : la première la dépeint
comme un havre de paix et de soutien, et la deuxième témoigne de relations de pouvoir
hiérarchiques et parfois conflictuels. La variable commune à ces deux facettes est l’intimité et
la privauté de l’institution familiale, la collectivité considère par exemple que la gestion de
tous problèmes au sein de la famille relève de sa propre juridiction.
1.2.2 Rôles et statut de la femme dans sa maison natale
Comme nous avons pu le constater dans la partie précédente, la naissance d’une fille au sein
d’une famille est perçue comme un fardeau social et économique. En général, cette naissance
n’est pas voulue, et ce rejet augmente en fonction du sexe des autres enfants. En effet, si une
fille est le premier enfant ou si celui-ci est un garçon, les parents accepteront tout juste sa
naissance, sa venue n’étant pas désirée si elle est la deuxième ou la troisième fille (Verghese,
1997 (2e éd.) : 230).
26
A la naissance, la fille prend son identité sociale de son père et elle est placée dans son unité
familiale. Alors que le fils est un membre permanent de cette unité, la fille demeure un
membre en transit car son mariage marquera son transfert vers une autre famille (Mishra,
2002 : 108). La femme reste ainsi un membre périphérique de son groupe de descendance au
sein duquel elle occupe le statut d’invitée. Après son mariage, elle n’appartient plus à sa
maison natale, et elle ne peut pas y retourner sans y être invitée (les femmes retournent
cependant parfois dans leur famille natale quelques semaines avant leur accouchement). En
tant que membre non permanent, une femme n’assure pas la continuité familiale, une dot
importante doit être fournie à son mariage, et après celui-ci elle ne peut pas soutenir
économiquement sa parenté natale (une femme mariée doit orienter ses devoirs envers sa
belle-famille). Ainsi, ce n’est pas sa valeur future mais sa valeur immédiate qui est utilisée
dans sa famille natale (Mishra, 2002 : 110). Pour cette raison, les filles sont utiles dans les
travaux ménagers, elles s’occupent des autres enfants et aident aux activités féminines
productives. Contrairement à la fille, le garçon est perçu comme un atout économique stable
pour les parents, il est en quelque sorte leur assurance vieillesse. Ceci explique entre autre que
les parents accordent généralement peu de soins à une fille pendant son enfance. Elle reçoit en
principe moins de nourriture que ses frères, et les parents investissent peu dans son éducation
alors qu’ils surveillent davantage l’état de santé et l’épanouissement des garçons (ibid.).
L’adolescence est la période pendant laquelle l’entourage féminin s’occupe de l’éducation
matrimoniale de la jeune femme : elle lui enseigne comment devenir une parfaite maîtresse de
maison, et lui inculque les vertus de la femme idéale hindoue, telles que la soumission, la
docilité, et la dévotion conjugale (Mishra, 2002 : 111). A cette période, on éduque donc la
jeune fille à devenir une bonne femme au foyer, mais également une mère qui socialisera
correctement ses enfants. C’est généralement la mère qui entraîne sa fille à ses futures
obligations, elle la forme en faisant d’elle sa propre assistante dans les travaux ménagers et
l’éducation des plus jeunes (Lott (1981) in Mishra, 2002 : 110). La socialisation du fils est
très différente : puisqu’il est destiné à gagner sa vie, on lui donne plus d’opportunités pour
quitter le foyer et vivre des expériences dans le monde du travail. Son processus de
socialisation souligne ainsi ses qualités d’indépendance, d’affirmation et même d’agressivité.
Ce même processus chez la fille souligne au contraire sa nature impulsive, peureuse, et des
moindres capacités intellectuelles, on appuie donc ses qualités de modestie, d’adaptation, et
d’obéissance. En conclusion, la socialisation de la jeune fille est tournée dans un premier
temps au service des autres membres de la famille et ensuite vers son futur statut de femme
27
mariée (Mishra, 2002 : 111). En inculquant ces différents modes de penser, de sentir, et
d’agir, la femme hindoue intériorise des normes et des valeurs qui dès son enfance lui
renvoient une image d’elle-même qui est négative et inférieure. Le processus de socialisation
fait donc apparaître sa position subordonnée, ainsi que les inégalités qu’elle expérimente
comme naturelles et légitimes.
1.2.3 La femme au sein du système matrimonial hindou
1.2.3.1 Mariée : un rôle prééminent dans l’hindouisme
Le mariage est l’acte social et religieux le plus important dans la vie d’une femme hindoue.
Alors que les vœux de l’homme visent une longue vie, ceux de la femme sont de trouver un
bon mari (certains festivals et rituels sont d’ailleurs mis en place afin de favoriser ce désir)
(Ghadially (éd.), 1988 : 51). Il faut comprendre que même chez les jeunes femmes des classes
aisées qui reçoivent une éducation universitaire et préparent des plans de carrière, le désir de
se marier reste généralement l’objectif de vie prédominant17. Ces aspirations matrimoniales
émanent en grande partie des textes traditionnels hindous, tels que les grandes épopées ou
encore les Lois de Manou. Manou définit entre autre le mariage comme l’unique sacrement
auquel la femme a droit, inscrivant cette cérémonie comme un acte nécessaire et organisé
avec soin (Mishra, 2002 : 27). Le mariage hindou est un accord conclu entre deux familles qui
sont généralement de la même caste, il est le symbole de la perpétuation de la famille et de la
caste. Arranger le mariage de leurs enfants est l’un des devoirs sacrés des parents, cela
explique leur implication dans le choix de l’époux/se et dans l’organisation de la cérémonie
(Mishra, 2002 : 110). Dans une perspective traditionnelle, la fille est considérée comme une
possession du père qui est offerte à la belle-famille lors du mariage, accompagnée d’une dot
considérable18. Le mariage est célébré en public, et la mariée doit être donnée à l’entière
parenté qui témoigne de la cérémonie et la valide.
Le mariage hindou occupe plusieurs fonctions importantes. Parmi celles-ci, il sacralise et
sanctifie la sexualité de la femme, car elle est alors associée aux fonctions reproductrices. En
effet, la tradition veut que la sexualité de la femme soit rigidement contrôlée, et la virginité au
premier mariage est une valeur idéalisée car la pureté de la femme joue un rôle vital quant à
17
Concernant ce sujet, voir l’étude de V.V Prakasa Rao et V. Nandini Rao (in Ghadially (éd.), 1988 : 109).
Nous renvoyons le lecteur à la partie 2.1 du présent travail qui traite de la pratique de la dot et de sa fonction
dans le système matrimonial hindou.
18
28
celle du groupe (Roy, 2000 : 9). Avant le mariage, la responsabilité de ce contrôle incombe à
la parenté masculine natale, c’est-à-dire au père de la fille ou à ses frères (surtout à la puberté
de la fille, lorsqu’elle est considérée comme un « être sexué »). Par la suite, le mariage est
perçu comme la manière nécessaire et honorable d’effectuer ce contrôle, cette fois-ci à travers
le mari (ibid.). Cette protection émanant des hommes leur permet d’exercer un grand pouvoir
sur le comportement des femmes et la gestion de leur corps. Ce pouvoir est d’autant plus
manifeste lorsque l’on tient compte du fait que les femmes sont souvent considérées comme
une propriété qui passe d’une famille à une autre. Dans certaines régions de l’Inde, la
sexualité de la femme est d’ailleurs accessible aux frères de son mari (les Jats qui viennent du
nord de l’Inde suivent cette pratique). Par rapport à ce phénomène, Dube nous explique que :
« The South Asian sense of rights over the sexuality and the reproductive capacity of an inmarrying woman is closely tied to the sense of common agnatic blood, to patrilineal, patrivirilocal family solidarity, and to the understanding that the woman now belongs to the family
and clan. » (1997 : 53).
Une des autres fonctions du mariage est de sceller les devoirs et les obligations du couple :
alors que l’époux doit devenir un chef de famille et remplir ses obligations, la femme se marie
surtout afin de donner naissance à des enfants mâles. Malgré la modernisation croissante de
l’Inde, l’idéal de la parfaite épouse est toujours très présent et se traduit par le dévouement
marital et la naissance de fils. Ainsi, avoir des enfants est le devoir premier de l’épouse, et si
par malheur celle-ci n’accomplit pas son mandat, son mari est libre de se remarier avec le
plein consentement de sa famille (Ghadially (éd.), 1988 : 33). En conclusion, nous pouvons
constater que les deux statuts prédominants de la femme hindoue, c’est-à-dire ceux d’épouse
et de mère, sont liés au mariage. Cependant, dans les communautés patrilinéaires, il y a un
grand décalage entre le statut du mari/père et celui de la femme/mère. En effet, bien que les
deux époux soient perçus comme complémentaires, ils ne sont pas égaux. Comme nous avons
pu le voir dans la partie précédente, la tradition cite souvent la métaphore de la graine (mâle)
et de la terre (femelle) afin de décrire le processus de la reproduction. La nature est alors
utilisée pour assigner des rôles inégaux entre la mère et le père. En effet, dans le système
patrilinéaire, la mère est considérée comme le réceptacle qui perpétue la lignée de son mari,
mais en aucune façon elle ne donne une identité sociale à son enfant, celle-ci dérive du père.
Cela est clairement expliquée par Dube : « The seed is of the essence because it determines
the variety ; the child’s identity for placement within a kinship group is derives from its
father. The seed is contained in semen, which is believed to come from the blood; hence a
29
child shares it’s father bloodline, which is how a patriline is viewed. (…) The mother’s role is
to nourish and augment what her womb has received. Milk is also derived from blood, but a
mother’s blood does not give social identity to her child. » (1997 : 76). Nous pouvons
également constater des inégalités dans les rapports que les époux entretiennent dans la vie de
tous les jours : la femme doit vénérer son mari comme son Dieu, il faut qu’elle lui soit
dévouée, et qu’elle se rende indispensable. La femme hindoue idéale reste dans son foyer
(qu’elle a le devoir de rendre agréable pour son mari), évite de se mêler à d’autres hommes,
reste humble, parle peu et évite de fumer ou de boire de l’alcool (Roy, 2000 : 1).
Puisque la femme indienne ne possède pas de réelle identité en dehors de ses rapports aux
autres, le mariage est l’unique façon pour elle d’obtenir une reconnaissance sociale et de
pouvoir jouer les rôles traditionnels qui lui sont assignés. La reconnaissance sociale d’une
femme en tant que « épouse » forme la base de son statut social, elle ne possède pas d’identité
propre en dehors de ce contexte (Roy, 2000 : 19). En parlant du mariage pendant la période
brahmanique, Goy nous livre des éléments qui sont aujourd’hui encore très présents en Inde :
« For women, marriage was the foremost social ceremony which bestowed her with a social
role, primarily that of daughter-in-law, wife and mother. An unmarried woman had no social
status, and a widow was looked upon as a social outcaste » (1994 : 46).
Bien que l’institution familiale ait connu différentes mutations à travers le temps, son poids
majeur consiste toujours dans le contrôle de la femme, de sa sexualité, son travail, ainsi que
de sa connaissance et de son pouvoir. Le système de socialisation mis en place fait apparaître
ce processus comme naturel et légitime. Dans ce contexte, la modernisation de l’Inde, à défaut
de mettre en péril les statuts sexués, ne fait qu’ajouter de nouveaux rôles à ceux
traditionnellement attribués à la femme. Ainsi, la femme moderne qui travaille ne négligera
jamais ses rôles premiers d’épouse et de mère.
1.2.3.2 Le stigmate de la séparation et du divorce
Le système matrimonial hindou est sacramental et non pas contractuel ou civil, ainsi le lien
unissant les époux est perçu comme éternel (Verghese, 1997 (2e éd.) : 10). La croyance dans
l’indissolubilité et l’inviolabilité du mariage explique le stigmate social (surtout chez les
hautes castes) lié à la séparation, au divorce et au remariage. En effet, bien que ces pratiques
soient légalement permises pour les Hindous, elles demeurent rares. D’un point de vue
30
traditionnel, un couple marié constitue une seule unité, de telle façon que la femme est vue
comme la moitié d’un tout. La femme représente la shakti, elle est une source d’énergie pour
son mari (Ghadially (éd.), 1988 : 25). Ainsi, un homme dont la femme vient à décéder a le
droit de remplacer la source manquante d’énergie par une autre épouse. Lorsque c’est la
femme qui perd son partenaire, son énergie est perçue comme incontrôlée et donc
dangereuse : elle doit se soumettre, rester humble et chaste. Ainsi, malgré la législation
permettant le remariage des veuves en Inde, ce phénomène demeure rare. Les veuves sont en
général désappropriées de leur statut de mariée et perçues comme des créatures étranges. De
plus, la croyance traditionnelle selon laquelle la situation d’une veuve provient d’un mauvais
karma la transforme aux yeux de la société comme malfaisante et de mauvais augure, le reste
de sa vie est symbole de privation et d’exclusion sociale (Antonini (réal.), 2000).
Selon nous, deux éléments expliquent le stigmate social de la séparation et du divorce en Inde.
Tout d’abord, comme nous venons de le voir, le fait que le lien du mariage soit perçu
traditionnellement comme éternel et donc indissoluble (la jeune fille est transférée dans sa
nouvelle famille pour de bon), et deuxièmement, le fait que la famille soit considérée comme
l’unité naturelle de la société indienne. Briser cet unité signifie défier l’ordre naturel et
traditionnel des choses. En conséquence, de nombreuses femmes mariées souffrant de leur
union restent avec leur mari. La jeune épouse maltraitée dans sa belle-famille hésitera par
exemple à chercher de l’aide chez ses parents (car elle ne fait plus partie de sa famille
d’origine), ceux-ci l’auront d’ailleurs prévenu qu’une période d’ajustement à sa nouvelle
situation serait nécessaire (il faut noter qu’en cas de séparation ou de divorce, le stigmate
social s’étend à la famille natale). Ainsi, la jeune épouse sait qu’en cas de séparation, sa
famille d’origine représente rarement un soutien émotionnel et économique. Sachant qu’un
départ signifie son extraction du réseau de solidarité familiale, que la perte de son statut de
femme mariée la rabaisse socialement, et souvent ignorante des solutions sociales et
législatives qui s’offrent à elle dans de pareils cas, la femme désirant quitter son mari reste
souvent au foyer, elle ne voit pas d’autres alternatives. De plus, les recours légaux en cas de
divorce sont limités car les législations sont encore bien trop souvent basées sur l’éthos social
indien, sans compter sur le fait que les problématiques de la pension alimentaire, de la garde
des enfants ou encore du partage des possessions (ou la réédition des possessions de la
femme), rendent ce processus pénible et difficile à gérer (Mishra, 2002 : 123). En ce qui
concerne le remariage de la femme, celui-ci pose différents problèmes en plus du stigmate
31
social. La femme ayant déjà des enfants et désirant se remarier aura par exemple de la peine à
trouver un homme acceptant la paternité d’enfants qui ne sont pas les siens (ibid.).
En conclusion, en plus de la dépendance économique, sociale et psychologique envers leur
mari, les femmes perçoivent la séparation et le divorce comme stigmatisés. Le mariage est à la
fois une obligation sociale et religieuse. Les femmes sont socialisées dès leur enfance à se
préparer à une vie d’épouse, mais en aucun cas à quitter leur mari si le contexte conjugal
devient violent, tel que Roy l’explique dans son ouvrage : Although legally she is allowed to
seek divorce because of the atrocities of her husband, yet social definitions, values and norms
have not undergone appropriate changes to create congenial situation for her to go for divorce
if circumstances so demand. » ( 2002 : 117).
1.2.4 Rôles et statut de la femme dans sa belle-famille
Le femme hindoue se marie relativement jeune, surtout dans les milieux traditionnels.
Contrairement à son mari qui évolue au sein du même groupe familial depuis son enfance, la
femme est exclue de sa maison natale aux temps du mariage et sa belle-famille devient alors
son véritable groupe familial. Les liens et les responsabilités qui l’unissaient à sa famille
d’origine sont désormais rompus. Le mariage scelle ainsi la vie de la jeune fille à sa bellefamille, et c’est avec un mélange de peur et de respect qu’elle pénètre un foyer qu’elle ne
connaît pas et partage le quotidien d’étrangers (dont son mari) (Ghadially (éd.), 1988 : 62).
Ainsi, il faut que la jeune épouse trouve sa place au sein d’un nouveau groupe, serve les
membres masculins avec respect et surtout qu’elle obéisse au doigt et à l’œil à sa belle-mère
qui règne sans partage sur le foyer (Mishra, 2002 : 108). Il est nécessaire de comprendre que
la belle-fille nouvellement arrivée est perçue comme une réelle menace pour l’unité familiale,
son comportement doit donc être exemplaire. La belle-famille attend de la nouvelle mariée
qu’elle transpose sa loyauté de sa famille d’origine à sa nouvelle famille en l’espace de
quelques jours, elle lui demande une grande soumission car c’est désormais elle qui la
soutient financièrement (Ghadially (éd.), 1988 : 65). Dans ce contexte, l’idéologie de genre
traditionnelle et la dépendance économique de la jeune mariée contribuent pleinement à sa
lutte d’incorporation.
Dans les premiers temps, la belle-fille n’entretient généralement aucune relation affective ou
complice avec les membres de son nouveau foyer, et elle n’y trouve aucune source d’appui. Si
32
elle ne répond pas aux attentes de sa belle-famille, elle est traitée avec dédain et parfois avec
violence (Natarajan, 1995 : 6). Nous pouvons supposer que les jeunes femmes qui se marient
avant l’âge de 18 ans, ou celles qui n’ont reçu aucune éducation, se retrouvent d’autant plus
fragilisées ; elles ont beaucoup de peine à s’imposer et à se faire respecter. L’autorité que
détient la femme au sein du foyer varie cependant en fonction du rang économique que son
mari occupe dans le groupe, dans les classes moyennes et hautes son statut peut également
changer selon le montant de la dot qu’elle a apportée à son mariage (Mishra, 2002 : 108).
Malgré tout, dans la hiérarchie sociale de sa nouvelle famille, la jeune épouse occupe
généralement l’un des rangs les plus bas : elle doit obéissance et soumission à tous ses aînés,
particulièrement à sa belle-mère. Cette situation de subordination change lorsque la belle-fille
tombe enceinte, son statut s’améliore alors nettement. Ce respect soudain est dû au fait que
désormais le statut de « femme » coïncide avec celui de « mère », un statut qui est davantage
valorisé. Les tâches quotidiennes lui sont généralement facilitées, de la bonne nourriture lui
est préparée et on lui témoigne davantage de soins : « A woman’s first pregnancy is proof of
her fecundity and a matter of rejoicing. At the same time, she and the baby in her womb are
vulnerable and need protection for the evil eye, malign spirits and ghosts (…) generally care
is bestowed on a pregnant woman. » (Dube, 1997 : 79). La femme hindoue sait que la
maternité lui confère une identité qu’aucun autre élément existant dans sa culture ne lui
donnera (Ghadially (éd.), 1988 : 44). A travers son enfant, elle gagne le statut de renforçatrice
de la lignée et cela lui assure une considération et une autorité qu’elle ne détenait pas en tant
que seule épouse. De plus, d’un point de vue traditionnel, l’enfant mâle qu’elle met au monde
assure la salvation de la famille entière, c’est donc le signe d’un bon karma (ibid.). En
conséquence, la femme prend du pouvoir au fil du temps et des naissances qu’elle prodigue,
jusqu’au jour où sa belle-fille prendra de l’importance au sein de la famille à travers sa propre
maternité. Ce statut élevé peut également lui être enlevé à la mort de son mari, la veuve est
alors perçue comme un fardeau et une figure de mauvais augure pour la belle-famille.
Nous pouvons donc voir que la belle-fille occupe un rôle instrumental : celui de donner la vie
et ainsi de perpétuer la lignée de son mari. Cependant, contrairement à l’enfant qui vient au
monde, l’épouse/mère est remplaçable. En effet, alors que la mort d’un enfant mâle annonce
la mise en péril de la lignée, la mort de la belle-fille annonce au contraire un futur mariage.
Vu que le statut de la femme en Inde dépend obligatoirement de sa position au sein de
l’institution familiale, elle en accepte aisément les inégalités, et socialise ses propres enfants à
les accepter. Tout comme Krishnaraj l’explique : « we have to consider the fact that for most
33
women – regardless of whether they are the oppressors or the oppressed – there are no options
for preserving their status except to participate in the patriarchal system. » (Bagchi ; Banerjee,
1995 : 5). Cependant, au sein de cette institution, bon nombre de femmes créent leur autorité
et un pouvoir à travers l’aménagement du domicile, la gérance du budget familial, ou encore
la planification de la carrière de leurs enfants. Au lieu de défier l’autorité masculine, les
femmes maximisent les options qui s’offrent à elles, et témoignent d’habilités pour acquérir
davantage de pouvoir et de reconnaissance. Ainsi, malgré ses rôles de subordonnée et de
femme soumise, la réalité sociale prouve également que la femme exerce un pouvoir
considérable dans la famille.
En conclusion, le système familial patriarcal indien exprime une dualité importante : il
représente un domaine d’extrême soumission pour la femme, mais lui prodigue également une
protection et surtout une reconnaissance sociale. En effet, d’un côté ce système fonctionne au
détriment des femmes : celles-ci sont des membres périphériques dans leur famille d’origine,
puis elles sont transférées dans une famille étrangère au sein de laquelle leur valeur est
purement instrumentale. L’internalisation des rôles de soumission, l’asymétrie entre les frères
et sœurs et entre mari et femme, mais également leur manque de droits sur la propriété, leur
enfant et leur propre vie, rendent les femmes vulnérables et leur donnent peu de moyens afin
de lutter contre quelconque type d’oppression. Cependant, d’un autre côté, il semblerait que la
famille demeure l’unique institution sociale qui procure un soutien à ses membres. Ce constat
soulève une difficile question que le texte de Baghi met en avant : « If families are the sites of
women’s oppression, why is it that women still need families ? This dual nature of the family
remains unresolved. » (1995 : 24).
Le chapitre du travail qui suit nous permet entre autre d’examiner plus en détail cette question
épineuse. Par le biais de l’étude du phénomène de bride burning, nous mettons en avant les
forces conflictuelles et de solidarité qui s’installent au sein de l’institution familiale, et nous
considérons quelles en sont les répercussions sur la vie des femmes indiennes.
34
Chapitre 2 : Le phénomène de bride burning
Ce chapitre du travail en est la partie principale. Il s’attache à analyser le phénomène de bride
burning à travers l’exposé de son évolution, de son étendue et de ses acteurs, ainsi que de ses
facteurs explicatifs et de ses conséquences majeures. Afin que le lecteur comprenne toutes les
dimensions de ce phénomène, nous traitons dans un premier temps de la pratique de la dot :
nous exposons ses fondements et ses différentes définitions, pour ensuite discuter de la
mutation qu’elle a connue ces dernières décennies, et établir certains liens avec notre
problématique principale. La dernière partie de ce chapitre présente quant à elle des supports
législatifs mis sur pied pour les femmes indiennes, notamment pour lutter contre certaines
formes de violence domestique, elle sera dans un deuxième temps l’occasion de discuter du
Dowry Prohibition Act de 1961, et de ses amendements successifs, et pour finir, de conclure
par une réflexion sur l’écart existant entre l’implantation des lois et la réalité sociale indienne.
2.1
La pratique de la dot en Inde
Lors de la préparation de cette partie du travail, nous avons pu constater qu’il y avait de
nombreuses controverses liées aux interprétations du concept de la dot. L’ambivalence
attribuée à la définition actuelle de la dot, ainsi qu’à ses origines, renvoie aux profondes
mutations qui l’ont affectées, mais également au fait que sa définition varie fortement en
fonction des différentes régions de l’Inde. Tantôt « don » offert à la mariée afin de lui
procurer une sécurité statutaire, tantôt « compensation » attribuée à la belle-famille, tantôt
« aide financière » pour le démarrage du nouveau couple, tantôt identifiée à la stridhana
(richesse de la femme), etc., la dot revêt de multiples formes et significations qu’il est difficile
de rassembler afin d’en donner une définition universelle. Ainsi, nous présentons dans cette
partie du travail les différentes définitions auxquelles la pratique de la dot peut être reliée (la
dot sous forme de « don », la dot perçue comme « compensation », et pour finir la dot
consistant en un héritage pre-mortem), tout en gardant à l’esprit que le système de la dot sous
ses formes actuelles n’est pas une pratique très ancienne, et qu’il ne trouve aucune sanction
dans les textes classiques hindous. Dans un deuxième temps, nous examinons les causes et les
effets de la mutation qu’a connue la pratique de la dot afin d’en mesurer pleinement les
impacts.
35
2.1.1 Fondements et définitions
La dot, sous ses formes traditionnelles, peut être appréhendée dans sa valeur de « don ». En
effet, on attribue généralement l’origine de la dot à la pratique de kanyadaan (« don » d’une
« vierge ») associée au Brahma rite, la forme la plus sacrée des mariages traditionnels. Selon
les injonctions religieuses le don de la vierge doit être accompagné d’une dot (dakshina), afin
que le rituel du kanyadaan soit complet et validé : « Marriage thus implied the gift of a
daughter bedecked and bejeweled with expensive ornaments and laden with presents. » (Basu,
2004 : 85). Ces cadeaux et joyaux sont volontairement donnés au mari et à sa famille afin de
procurer à l’épouse un meilleur statut dans sa belle-famille. Cette forme de mariage fait
référence à une relation d’hypergamie, c’est-à-dire lorsqu’une famille de statut inférieur tend
à augmenter son statut social et son prestige en contractant un mariage avec une famille de
statut supérieur (ibid.). Selon Dumont (1959 : 219-220), cette ancienne pratique permettait
aux personnes concernées de convertir leur richesse matérielle en richesse spirituelle : « We
know that wealth however great it may be, is not immediately translatable in terms of status.
If there are good reasons for my status to be low, wealth by itself will not change it ; status is
collectively attributed according to religious criteria and economic achievements of the
individuals are a different matter. But precisely, daan, is ideally at any rate, the formula for
translating a spiritually irrelevant quality into spiritual merit. » (in Kumari, 1988 : 4). En
conclusion, le système de la dot en Inde peut être à l’origine assimilé à une conception du
« don » comme un pourvoyeur de statut social, bien que ses modifications plus tardives ne
puissent pas être expliquées par cette seule définition.
En plus du Brahma rite défini ci-dessus, le Manusmriti (III : 27-32) détermine sept autres
formes de mariages reconnues et utilisées par les quatre varnas : Daiva, Arsha, Pragapatya,
Asura, Ghandarva, Rakshasa et Paisaca (in Verghese, 1997 (2e éd.) : 118). Parmi ces types
de mariage, la pratique de la dot et celle du « prix de la fiancée » (brideprice)19 sont citées :
« The Brahma and Daiva forms specify the gift of a daughter after decking her with costly
garments and ornaments and jewels (i.e dowry in valuables). The Arsha form does not include
material gifts accompanying the bride but states that the father of the bride receives « a cow
and bull or two pairs » from the bridegroom and that this is not accounted as sale of the
daughter. The Pragapatya form is a gift of a girl without any mention of material transfer
19
Dans le système du « prix de la fiancée », c’est les parents de la mariée qui reçoivent des présents de la famille
du gendre afin de « compenser » la perte de leur fille.
36
either way. The marriage rite that is clearly posed as the opposite of the gift of the virgin is
the Asura forms : « When (the bridegroom) receives a maiden, after having given as much
wealth as he can afford, to the kinsmen and to the bride herself, according to his own will, that
is the Asura rite » (Manu; III : 31). » (Tambiah, 1973 : 69). Il faut comprendre ici que les
quatre premières formes de mariage sont définies comme irréprochables et respectueuses des
rites védiques, le rôle du père en tant que propriétaire de sa fille et gardien de sa destinée y est
fortement souligné. Les quatre derniers types sont quant à eux perçus comme blâmables du
point de vue des lois sacrées (parmi ceux-ci il y a par exemple le Gandharva Rite, qui
exprime l’union volontaire et irresponsable entre une femme et la personne qu’elle aime).
En conclusion, la pratique de la dot mais également celle du « prix de la fiancée » étaient
mentionnées dans les textes classiques, ce qui leur conférait une sanction morale et religieuse.
Leur application était cependant intimement liée à l’appartenance à tel ou tel varna, donc au
statut hiérarchique occupé. En effet, Manou (III : 51) reconnaissait le type de transaction du
« prix de la fiancée », mais il exprimait clairement son aversion de la pratique : « No father
who knows (the law) must take even the smallest gratuity for his daughter; for a man who,
through avarice, takes a gratuity, is a seller of his offspring. » (in Tambiah, 1973 : 68). Cette
injonction représente l’idéal brahmanique, c’est-à-dire le standard d’excellence hindoue à
respecter. Le point de vue sur la pratique du « prix de la fiancée » y est clairement exprimé :
elle équivaut à vendre sa fille pour le profit, ce qui est hautement répréhensible. La pratique
recommandée aux Brahmans est au contraire la cérémonie sacrée du kanyadaan.
Nous arrivons donc à la conclusion que la littérature classique reconnaît les deux formes de
transaction au sein de la même société, mais que le mariage accompagné de dot est bien plus
prestigieux et acceptable. Selon Tambiah, au XXe siècle la pratique de la dot continue à être
corrélée avec la notion de statut social et celle d’acceptabilité : « As Karve (1953 : 132) puts
it : All over India there is the custom of giving brideprice among the poorer castes and of
receiving dowry among the higher castes. (…) we might see in relief the outlines of
transactions which we call brideprice and dowry, with one or the other coming to the fore in
particular contexts. But by and large in India it is dowry that is publicly and ideologically and
morally validated, and brideprice that is considered the « degraded » and immoral form, and it
therefore always under pressure to be converted back to dowry. » (1973 : 71).
37
La deuxième définition de la dot que nous examinons est celle reliée à la notion de stridhana,
et à sa fonction d’héritage pre-mortem. La notion de stridhana fait référence à l’un des
aspects de la dot, souvent opposé à la notion de « don ». Selon Rudd, autrefois la dot était
composée de deux parties : « 1) a portion destined for the bride called stridhanam, or
women’s wealth, that contributed to her status, and 2) a portion designed for the groom and
his family, referred to as dakshina, which included gifts, given only on special occasions,
after the marriage. » (2001 : 516). L’idée principale instaurée à travers la stridhana était de
procurer une sécurité statutaire mais également économique à la femme dans le cas où celle-ci
devait faire face à différentes éventualités dans sa vie, telles que la mort de son mari ou sa
désertion (Verghese, 1997 (2e éd.) : 96). En effet, traditionnellement les filles n’ont pas accès
au patrimoine parental, la dot a donc ici la fonction de procurer une part de cette propriété
(sous forme de biens immobiliers) à la fille à travers la cérémonie du mariage. En ce sens,
selon Goody : « Dowry can be seen as a type of a pre-mortem inheritance to the bride »
(1973 : 17). Au temps du mariage, vu que la femme quitte sa famille natale pour être
transférée au sein d’une autre, si elle hérite de biens mobiliers sa famille d’origine ne pourra
pas éviter une fragmentation de la propriété indivisée. Ainsi, nous pouvons dire que la
stridhana de la femme est concomitante avec son exclusion d’une part formelle du patrimoine
familial, spécialement de la propriété terrienne. En Inde, la femme a théoriquement toujours
eu le droit de jouir librement de sa stridhana, d’après Verghese tous les faiseurs de loi jusqu’à
nos jours ont affirmé son droit sur cette propriété (1997 (2e éd.) : 96).
Alors que selon Tambiah la plus vieille déclaration existante sur le stridhana est celle de
Manou, Agnès l’attribue au Gautama Dharmasutra. Elle nous explique que pour palier au
désavantage concernant les droits de propriété des femmes, les smritikars (philosophes,
professeurs et penseurs sociaux à la base des smritis) leur assignèrent une catégorie spéciale
de propriété appelée stridhana : « The first mention of this term is found in the Gautama
Dharmasutra (XXVIII, pp.24-6). He provided not only for the woman’s separate property but
also distinct and separate rules for its succession. From this period to the next millennium, the
scope of stridhana was gradually expanded to include almost every category of property. »
(2004 : 15). Par la suite, Manou (VIII) formula six formes de stridhana, consistant en dons
offerts par l’entourage en différentes occasions : « (i) gifts before the nuptial fire (adhyagni) ;
(ii) gifts during bridal procession, while the bride is being led form her natal residence to her
husband’s house (adhyavahanika) ; (iii) gifts of love from father-in-law and mother-in-law
(pritidatta) and gifts made at the time of obeisance at the feet of the elders (padavandanika) ;
38
(iv) gifts made by father ; (v) gifts made by mother ; and (vi) gifts made by brother. A dictate
of Manu which empowered a righteous king to punish as thieves, the relatives, who
appropriated the property of a woman, is quoted in all the later smritis with approval. »
(Agnes, 2004 : 15).
Par la suite, avec les écrits plus tardifs des smritis, la notion de stridhana devient un terme
plus englobant décrivant la propriété qui était « obtained by a woman either as a maiden or at
marriage or after marriage, from her parents or the family or relatives of the parents or from
the husband and his family (except immovable property given by the husband), what was
obtained by a woman after her marriage by her own labour or from strangers did not become
stridhana » (Kane, 1946 : 779-80 in Tambiah, 1973 : 85-86). La notion s’étend sous la
Mitakshara Law à l’inclusion de propriétés provenant d’un héritage ou d’une partition, et
acquis grâce à la qualité d’épouse ou de mère. La Dayabhaga20 a quant à elle une définition
de la stridhana beaucoup plus restricitive et distingue clairement (ce qui est implicite aux lois
traditionnelles) la notion technique de stridhana et son versant non technique : « property
which a woman received from her parents and relatives before and at marriage and from her
husband (except immovable property) on the one hand, and on the other property she may
have inherited or obtained by partition (in the capacity of wife, widow, etc.) and property
acquired by her through the exercise of her labour. » (Tambiah, 1973 : 86). C’est concernant
la première catégorie que les lois traditionnelles expriment la gérance de la femme
indépendamment de son mari. Selon Tambiah, c’est cette même catégorie que l’on pourrait
définir en tant que dot.
Nous devons cependant nuancer cette dernière définition de la dot. Tout d’abord, il faut
garder à l’esprit que la dot comprend des biens qui sont pour la mariée mais qui sont
également destinés au foyer conjugal et à la nouvelle parenté. Ensuite, cet angle de vue met de
côté la dimension de « don » invoquée par les principes religieux. D’une manière générale,
équivaloir la dot avec la stridhana mène à de mauvaises interprétations, et surtout à une
restriction de son sens : « Hershmann feels that Goody and Tambiah have overemphasized the
Streedhana aspect of dowry presentations while neglecting many presentations which are a
direct gift from the wife-givers to the wife-takers. He says that the actual situation, at least in
20
La Mitakshara Law (datant du XIe siècle et attribuée à Vijnaneshvara) et la Dayabhaga (datant du XIIe siècle
et fondée par Jimutvana) sont deux écoles dominantes qui seront validées par la loi anglo-hindoue. Alors que la
dernière était l’autorité majeure au Bengale, la première étendait sa compétence sur le reste de l’Inde britannique
(Agnes, 2004 : 13).
39
North India, is directly opposite of what Tambiah assert. » (Kumari, 1988 : 5). Il faut
comprendre ici qu’il y a une différence notable dans la définition du concept de la dot selon
les régions étudiées. Alors que les études sur le système de dot dans le nord soulignent
l’aspect de daan (don), dans le sud le même système est souvent désigné sous le terme de
stridhana (ibid.). Selon nous, cette différence peut s’expliquer par les droits de propriété de la
femme qui sont davantage accentués dans le sud du pays. Pour finir, il faut tenir compte du
fait que la notion classique de stridhana en tant que seule propriété de la femme demeure
souvent inapplicable dans le contexte actuel. En effet, avec le temps les frontières concernant
la gestion de la stridhana sont devenues moins déterminées, en conséquence le contrôle de la
richesse de la jeune femme passe souvent à sa belle-famille (Verghese, 1997 (2e éd.) : 73). En
conclusion, voir la dot comme une forme d’héritage pre-mortem semble inapproprié en vue de
la pratique actuelle, bien que cet argument soit souvent maintenu afin de valider la pratique.
Dans son article, Rudd nous explique que Billing (1992) préfère utiliser le terme de « groomprice » afin de distinguer la pratique contemporaine de la dot de sa notion classique. Ce terme
désigne le transfert de propriété passant de la famille de la mariée à celle du marié. Banerjee
clarifie ce dernier point : « If dowry property is absorbed by a woman’s in-law (as it
frequently is) and recycled to pay for other marriages, then we must regard it as a permanent
transfer of assets from a woman’s family to a man’s family. Regardless of the provisions of
the inheritance law, the idea of dowry as female inheritance is contradicted by everyday
practice, and one must concur with Billing’s view that modern dowry is a form of groomprice. » (Banerjee in Rudd, 2001 : 518).
Cette citation nous amène à la troisième et dernière définition de la dot que nous abordons,
celle qui la décrit comme une forme de « compensation » à la belle-famille. Afin de la
comprendre, il faut introduire ici une comparaison avec le système du « prix de la fiancée » :
dans celui-ci, la famille de la mariée reçoit des présents de la part de la famille du gendre afin
de compenser la perte de leur fille qui est un membre économiquement productif (ceci vaut
pour les basses classes) (Kumari, 1988 : 6). Dans les classes moyennes et hautes, parce que
les femmes ne sont pas supposées travailler et donc contribuer au système productif, elles
représentent un « fardeau » économique pour leurs parents. A travers le mariage, la charge
que représente la jeune femme est transférée à la belle-famille, et dans ce cas c’est elle qui
reçoit une compensation sous forme d’argent liquide ou de biens (ibid.). Ce point de vue est
cependant critiquable par rapport au système de dot contemporain. En effet, de nos jours les
femmes financièrement indépendantes doivent tout de même fournir une dot conséquente à
40
leur mariage, mettant ainsi en doute la corrélation faite entre activité productive et système de
compensation. De plus, tout comme Srinivas (1983) nous le dit : « there was no data to prove
that dowry in its present form has spread as a result of a lesser participation of women in the
work force. » (in Kumari, 1988 : 6). Dans son étude sur le Maharastra, Bénéï est également
arrivée à la constatation selon laquelle il n’y a pas de corrélation probante entre les divers
types de prestations matrimoniales (que ce doit la dot ou le « prix de la fiancée »), et le travail
effectué par les femmes. Elle a constaté que les femmes ayant une activité doivent tout de
même fournir une dot à leur mariage. Selon elle, considérer la dot sous l’angle de la
compensation revient à ne percevoir que sa fonction économique au détriment des
implications idéologiques et religieuses reconnues par la tradition (1996 : 19-20). A notre
avis, bien que les facteurs économiques jouent un rôle prédominant dans le système de la dot
actuelle, la compensation invoquée est davantage liée à la responsabilité que la charge de la
belle-fille implique plutôt qu’à sa fonction productive. Selon nous, la compensation est donc à
comprendre dans une dimension sociale et politique qui prend en compte la moindre valeur
attribuée à la femme au sein de la famille.
En conclusion, vu l’étendue et la diversité de la pratique de la dot, il est difficile de donner
une réponse univoque à sa définition et à son utilisation. Il faut aussi spécifier que les
dernières décennies ont assisté à de grandes mutations de la pratique, ce qui rend certaines
théories caduques. Ainsi, malgré les grandes variations qui existent dans la compréhension
que les gens se font de la dote, nous jugeons approprié pour le présent travail de considérer la
définition du Committee on the Status of Women, 1974 :
« ‘i.
What is given to the bride, and often settled beforehand and announced openly or
discreetly. The gift though given to the bride, may not be regarded exclusively her
property.’
‘ii.
What is given to the bridegroom before and at marriage.
‘iii.
What is presented to the in-laws of the girl.
The settlement often includes the enormous expenses incurred on travel and entertainment to
the bridegroom’s party.’ » (« Towards Equality », New Delhi, Gov. of India, 1974 : 71 in
Verghese, 1997 (2e éd.) : 102)
41
2.1.2 La dot : une pratique en mutation dans une Inde qui se modernise
Les dernières décennies ont assisté à l’expansion horizontale et verticale de la pratique de la
dot. En effet, elle s’est diffusée dans des communautés et des religions qui, à la base,
n’utilisaient pas ce système ou qui au contraire pratiquaient le système inverse du « prix de la
fiancée ». La pratique de la dot s’est surtout étendue de part l’imitation des castes supérieures,
notamment à travers la démocratisation de la tradition brahmanique (Suguna, 1998 : 804805). En effet, la modernisation du pays a entraîné l’expansion de l’éducation, l’ouverture du
marché du travail, les possibilités de mobilité sociale ascendante et l’érosion de l’autorité
morale des castes supérieures. Tous ces facteurs ont permis aux classes inférieures d’imiter
les supérieures à travers l’institution du mariage, et donc de gagner en statut et en prestige :
« Un paysan qui s’était mis à pratiquer la dot le justifiait ainsi : les Brahmanes ont toujours
donné une dot à leur(s) fille(s). Ceux-ci sont le « groupe de référence » [sic] pour les paysans
du village et pratiquent la dot ; les imiter signifie donc « sanscritiser » son mode de vie, ce
dans l’espoir d’élever son statut social. » (Bénéï , 1996 : 17). Un passage de l’ouvrage de
Verghese nous livre une réaction similaire liée à ce phénomène dans le milieu rural : « But I
thought that the woman in rural areas is a valued worker and dowry was paid by the
bridegroom to get her. » « That is all changing now! » said the gramesevika21. « Everybody is
wanting false honour and respect. Those people who gives dowry is honoured, and those
parents who takes money for own daughters is condemned. So whatever the high ups do, the
poors will follow surely. » (1997 (2e éd.) : 194). En conséquence, ces dernières années ont
assistées au passage de la pratique du « prix de la fiancée » à celle de la dot dans de nombreux
villages indiens. Suguna nous parle de ce changement qu’il a surtout observé chez les
communautés tribales du Tamil Nadu, du Kerala, de l’Orissa, du Bihar, du Karnataka et du
Rajasthan (1988 : 805). Parallèlement à ce phénomène, nous pouvons également constater que
les montants de la dot demandés et reçus ont nettement augmenté ces dernières décennies
(Rudd, 2001 : 519).
Aujourd’hui, on parle souvent de dot « moderne » pour faire référence à la nouvelle pratique
de la dot. En effet, si auparavant la dot s’apparentait plus à un don volontaire compris dans le
rituel sacré du mariage, elle est aujourd’hui davantage une institution commerciale insérée
dans la transaction contractuelle du mariage. Cette mutation est surtout expliquée par des
21
Un travailleur social au niveau du village.
42
arguments de type économiques : la libéralisation économique de l’Inde, l’accroissement des
richesses et la société de consommation qui s’est mis en place ont enclenché un processus
d’augmentation des montants de la dot et le passage d’un mariage « institution sociale et
religieuse » au mariage « institution économique ». Le mariage est désormais le moyen,
moyennant une large somme, d’acquérir un statut social valorisé. Pour cette raison, le statut
économique d’une personne (c’est-à-dire la fonction professionnelle qu’il occupe, ses
revenus, mais également le statut familial dont il jouit) est de nos jours prédominant sur le
marché matrimonial. Liée à ce statut économique, l’éducation joue également un grand rôle,
car elle est garante d’un certain prestige social mais également d’une possibilité de mobilité
socio-économique ascendante. En conséquence, la dot varie en fonction de la formation
scolaire et universitaire du futur marié : plus le niveau d’instruction du jeune homme est
élevé, plus le montant de la dot demandé à la famille de la future mariée le sera (Verghese,
1997 (2e éd.) : 127). La dot apparaît ici comme une compensation à l’éducation du fils, vu que
les parents ont investi beaucoup d’argent dans son instruction, il est considéré comme normal
qu’ils demandent une dot élevée à son mariage. De plus, l’éducation du fils assure une
sécurité économique et sociale à sa future épouse. Bénéï nuance tout de même cette
constatation en reprenant Hooja (1968) et en nous expliquant que : « Dans certains cas,
l’occupation du père du jeune homme compte également : s’il a une bonne place et est encore
loin de la retraite, il n’exigera pas nécessairement une dot élevée pour son fils, même s’il a
plusieurs filles à marier (…). Inversement, s’il a peu de moyens, il demandera beaucoup, en
vue du mariage de ses filles. » (1996 : 18).
Si la famille natale de la jeune fille ne retire aucun bénéfice économique direct de la dot
fournie, elle y acquiert un bénéfice social. En effet, le montant de la dot donnée est une
expression de prestige (ce fait concerne surtout les couches favorisées hindoues), et celui-ci
augmente les possibilités sociales. Ainsi, la dot peut être perçue comme un instrument qui
démontre mais également qui améliore le statut social, tel que Bénéï l’explique : « mécanisme
utilisé pour promouvoir et conserver un prestige, la dot devient l’instrument de validation du
statut de la famille » (1996 : 23). Cela explique entre autre que les parents sont prêts à tout
accepter afin de marier leur fille, quitte à s’endetter sur plusieurs générations. Il est important
de spécifier que de nos jours, la dot n’implique pas uniquement les biens donnés à la future
mariée, au gendre et à la belle-famille (sous forme d’argent liquide, de bijoux, de fruits,
d’ustensiles, d’instruments électroménagers, de divers types de véhicules, etc.), elle comprend
également les dépenses liées au mariage, telles que les frais de déplacements des invités, la
43
conduite de la cérémonie, etc. De plus, bien que la majeure partie de la dot soit fournie au
temps du mariage, nous pouvons dire qu’elle n’est pas un paiement unique mais une
obligation à remplir sur le temps.
En conséquence, alors qu’auparavant la propriété léguée à la fille et à ses beaux-parents au
temps du mariage était considérée comme un don plus ou moins volontaire d’amour et un
gage de sécurité, cette pratique a muté ces dernières décennies en une obligation morale et
économique. De plus, bien que les demandes en dot soient souvent légitimées par le statut du
fils et supposément pour assurer son futur, les présents accompagnant la fille reviennent
majoritairement à la belle-famille. Ainsi, comme Verghese nous l’explique, les demandes de
dot sont davantage formulées pour répondre aux intérêts des beaux-parents et conforter le
contrôle qu’ils exercent sur leur fils : « The dowry demands are not made in the interest of
their son alone as they would like to make themselves believe. They are made so that they
themselves may be cushioned against an uncertain future by a sense of power which comes
from being in a position to demand, and that this sense of power will ensure future control
over there son, thus providing to their own lasting comfort and assuring a respected position
for themselves in society. » (1997 (2e éd.) : 187-188).
Selon Kumari, c’est à l’époque médiévale que la pratique de la dot prend des proportions
nouvelles et qu’elle passe du don volontaire à une obligation demandée. Comme nous l’avons
vu précédemment, avec l’extension de l’autorité musulmane les Hindous sentirent que leur
religion et leurs traditions étaient menacées, ils instaurèrent ainsi des règles plus rigides
concernant les castes et les observations religieuses. En conséquence, les castes et sous castes
devinrent des unités strictement endogames, et la sélection du futur gendre en fut restreinte.
Ce processus semble expliquer le changement observé : « A restricted area of selection also
resulted in shortage of suitable bridegrooms and in turn, seems to have led to the custom of
dowry. If the parents of the girls failed to pay the requisite sum as dowry her marriage became
impossible (…). Dowry became the most dominant factor in the settlement of marriage (…).
The dowry system thus took a new shape: it came to be demanded in place of being
voluntarily offered. » (1988 : 18). Kumari nuance tout de même son propos en nous
expliquant que pendant la période médiévale, ce système était surtout pratiqué par les rois
Rajput, et que c’est avec le temps qu’il s’étendit aux castes les plus basses.
44
Au XIXe siècle, la pratique de la dot prend des proportions alarmantes. En 1914, Bose, dans
un pamphlet contre la dot, démontrait que la distorsion majeure de la pratique et les
problèmes qu’elle posait, datait des années 1870-75. Selon lui, cette distorsion était causée par
la modernité, notamment les nouveaux intérêts économiques et les progrès de l’éducation
qu’elle avait suscités : « Bose décrit une situation où l’on ne s’attachait plus aux
« antécédents » de la famille, mais uniquement à sa fortune, la résumant par le seul intérêt de
la famille du garçon pour des « casketfuls of jewellery and bagfuls of cash money » (Bose,
1914 : 21 in Bénéï, 1996 : 22). C’est en effet pendant la période coloniale que les montants de
la dot commencent à augmenter rapidement. L’initialisation des lois concernant les taxes
terriennes forcent de nombreuses familles à prendre une hypothèque sur leurs terres, et
favorise la monétarisation au détriment de l’échange de biens. Ainsi, les pressions
économiques de cette époque se répercutent sur la pratique de la dot et l’augmentation de son
montant car elle devient un instrument utilisé afin d’acquérir de l’argent. A partir de
l’Indépendance, les montants de la dot continuent à grimper surtout à partir de la crise
économique des années 1970. Au niveau de l’institution familiale, cette crise se traduit par
une plus grande demande en argent liquide afin de pouvoir subsister. Le système de la dot est
donc utilisé à ces fins, mais également afin de satisfaire les nouveaux besoins imposés par les
changements économiques (Suguna, 1998 : 803-804).
Ainsi, nous pouvons dire que c’est surtout au XXe siècle que la dot est particulièrement
problématique, et que le mariage devient un sujet de marchandage entre deux familles. Il faut
comprendre ce phénomène à la lumière du contexte de compétition familiale dans la quête de
ressources sociales et économiques. La modernisation a instauré des valeurs mesurant le statut
social en terme d’argent et de pouvoir. Dans son ouvrage, Béneï cite Krisnamurthy (1981)
pour qui : « Un sens « corrompu » (distorted) des valeurs aurait perverti les coutumes
matrimoniales (…). La dot devient la « recette » permettant de satisfaire aux intérêts
personnels nés des exigences de la société matérialiste » (1996 : 22). Cela explique également
que la notion classique de stridhana ait été déformée dans l’Inde contemporaine : « As the
economy was changing with the progress of industrialization, and a variety of industrial
products began to flood the market, many people chose a straight and shorter route to
fulfilling their desire to possess them. Marriage was the easiest way to procure them, giving
rise to an increased demand for dowry. Dowry as a social practice took deeper and deeper
roots, and social norms transformed with the changing economy (…). The values and means
of status measurement in terms of acquisition of wealth have distorted the spirit of stridhan. »
45
(Basu, 2004 : 87). En conclusion, nous pouvons dire que la présente forme de la pratique de la
dot est à la fois le produit de la tradition patriarcale, et celui du nouveau développement socioéconomique.
Nous pouvons constater que cette mutation a de nombreuses conséquences. Tout d’abord,
comme nous l’avons vu, elle affecte l’institution la plus importante dans la vie sociale et
individuelle indienne : le mariage. La pratique de la dot a pris une telle emprise sur le rituel du
mariage que celui-ci est devenu une alliance contractuelle et financière. De ce point de vue, la
dot a corrompu à la fois les normes et les valeurs traditionnelles sans pour autant changer le
concept de don de la jeune femme. Ensuite, ce changement a bouleversé l’équilibre familial
en imposant de grosses obligations financières aux parents désirant marier leurs filles, alors
que la dot demeure une source d’enrichissement pour la belle-famille. Cependant, cette
mutation a surtout eu de grandes répercussions sur le statut de la femme, et un impact majeur
sur ses conditions de vie. En effet, la dot actuelle contribue aux relations asymétriques de
pouvoir entre les hommes et les femmes. Elle renforce le rôle instrumental de la femme en
tant que pourvoyeuse de richesse, au détriment de ses rôles traditionnels de mère et d’épouse.
Pour finir, la dot est devenue un nouvel instrument de torture social et physique utilisé contre
les femmes. En effet, d’une part elle est une condition sine qua non pour que les femmes se
marient, créant ainsi des soucis permanents pour celles n’ayant pas l’argent nécessaire (au
XIXe siècle, ont peut déjà notifier des suicides de jeunes femmes voulant épargner la ruine à
leurs parents ou désirant échapper à la honte de ne pouvoir se marier (Verghese, 1997(2e éd.) :
155). D’autre part, la pratique de la dot a instauré une nouvelle forme de violence domestique
dirigée contre les femmes : les dowry deaths. C’est-à-dire la mort de jeunes femmes mariées à
cause de l’insuffisance de la dot donnée à leur belle-famille. En effet, le fait que le système de
la dot soit devenu un pacte commercial implique désormais que la vie des épouses dépende en
grande partie de l’aptitude de leurs parents à satisfaire aux demandes de la belle-famille.
2.2 Analyse du phénomène de bride burning
2.2.1 Une forme spécifique de violence domestique
Alors que le foyer est supposé être un havre d’amour et de solidarité, pour beaucoup il est un
lieu où se déploie un régime de terreur et de violence. La violence domestique désigne la
46
violence exercée par le partenaire intime, de cohabitation ou par un autre membre de la
famille, quel que soit le lieu où elle se passe. Elle comprend différentes formes de violences
qui se manifestent à travers des abus physiques (gifler, battre, poignarder, brûler, étrangler,
tuer etc.), sexuels (les relations sexuelles forcées à travers des menaces, la force physique ou
l’intimidation, etc.), psychologiques (l’intimidation, la persécution, la menace d’abandon,
d’abus physiques, la surveillance, l’isolation, etc.), mais également économique (le refus de
contribuer aux finances du foyer, le refus de procurer de la nourriture ou de satisfaire des
besoins de base, le contrôle de l’accès au système de santé et de l’emploi, etc.). Il faut
cependant préciser que ces catégories ne s’excluent pas mutuellement, et qu’elles vont
souvent de pair (Kapoor, 2000 : 2). Tous ces types de violence sont comparables à une forme
de torture exercée sur les femmes afin de les intimider, de les punir ou bien de contrôler leur
identité et leurs manières d’agir ou de penser.
En Inde, nous pouvons voir que différents facteurs culturels, politiques, économiques et
légaux rendent les femmes particulièrement vulnérables à la violence dirigée contre elles. A la
base de ces facteurs, nous retrouvons surtout le système patriarcal qui soutient l’inégalité des
relations de pouvoir entre les hommes et les femmes. Ce système s’exprime notamment à
travers la hiérarchie familiale, le contrôle de la femme et de sa sexualité, sa dépendance
économique, et les sanctions culturelles qui lui prescrivent des rôles et un statut inférieur.
Dans le contexte indien, la violence domestique peut être expliquée à travers le concept de
« propriété » de la femme, dévolue à son mari ou à sa belle-famille. Le contrôle patriarcal et
son pouvoir décisionnel placent « naturellement » son autorité sur le corps et les attitudes de
la femme.
Le fait que les femmes soient isolées dans leur belle-famille, qu’elles entretiennent peu de
contacts avec le réseau social local, contribue également à augmenter leur vulnérabilité face à
un contexte violent. En effet, elles possèdent peu de moyens pour résoudre ce type de conflit
et n’ont pas les ressources nécessaires pour le contrer. Un autre fait à souligner est que la
justice sociale a beaucoup de peine à pénétrer le domaine privé, et vu que la famille, le
voisinage, et la communauté considèrent bien souvent la violence domestique comme
« légitime » et faisant partie des normes sociales, le manque de protection légale pour les
femmes au sein de leur foyer est récurrent. En conclusion, bien que la violence domestique
soit proscrite par le Gouvernement indien, elle reste un phénomène caché, légitimé par les
traditions et donc tacitement accepté. Elle demeure également un type de crime sous rapporté
47
et donc sous enregistré. D’un côté, la faute revient aux autorités qui gèrent les cas de violence
domestique, telles que la police et les officiels de la santé. Souvent ceux-ci ne savent pas
répondre correctement à la reconnaissance de ce type de violence ou ils préfèrent l’ignorer.
D’un autre côté, la peur des réprimandes, le manque d’information concernant les droits
légaux, les mesures d’assistance et de protection, ainsi que le manque de confiance dans le
système policier et légal, constituent des obstacles pour que les femmes rapportent ces types
de violence.
Bien que la violence domestique soit présente tout au long du cycle de vie de nombreuses
femmes indiennes sous une forme ou une autre, le phénomène qui nous intéresse, c’est-à-dire
celui du bride burning, concerne des femmes mariées adultes, ou adolescentes dans le cas de
mariages précoces. Ce type de violence est dirigé contre l’épouse et perpétré en général par
son mari, et/ou un autre membre de sa belle-famille. Le phénomène de bride burning se
retrouve à travers toutes les classes sociales et religions de l’Inde, et il est généralement
connecté à des disputes concernant la dot. Tout comme Stein le dit : « Nevertheless, there are
a few circumstances connecting the bewildering multiplicity of theses cases. Almost
invariably, the death of the woman occurs after a series of demands are made by in-laws and
husband for additional gifts and money. » (1988 : 482). En effet, comme nous l’avons vu
précédemment, la dot est un paiement qui s’étend sur le temps ce qui explique que dans les
mois et les années suivant le mariage des demandes continuent à se faire. D’une part les
différents festivals, les anniversaires ou autres cérémonies sont l’occasion pour la bellefamille de réitérer des demandes de dot, d’autre part ces demandes se font également en
dehors de ces circonstances sous prétexte d’un quelconque besoin. Lorsque ces exigences ne
sont pas satisfaites, la jeune mariée qui vit dans le foyer de ses beaux-parents, est parfois la
victime d’abus physiques, verbaux et psychologiques. Ces formes d’abus et d’harcèlements
peuvent culminer dans son meurtre perpétré par les membres de sa belle-famille ou par son
suicide, ce que l’on appelle les dowry deaths. La mort de l’épouse laisse l’entière liberté au
veuf de procéder à une nouvelle transaction financière par le biais d’un deuxième mariage. De
nos jours, le fait que le montant de la dot soit demandé sans relation au revenu et à la richesse
du père de la mariée rend ces demandes d’autant plus difficiles à satisfaire. La violence liée à
la dot peut être également indirecte, telle que le démontre le cas porté à l’attention publique
par la presse indienne, d’un triple suicide de sœurs dans la ville de Kanpur : « There father,
who earned about 4000 Rs. per month, was not able to negociate for his oldest daughter. The
grooms were requesting approximately 100,000 Rs. » (Van Willigen ; Channa, 1991 : 36948
370). Dans ce cas, c’est l’absence d’argent pour réunir une dot et donc l’incapacité pour un
père de marier ses filles qui ont poussé à leur mort. La plupart des auteurs que nous avons
étudiés s’accordent pour dire que les victimes principales des violences liées à la dot sont des
jeunes femmes mariées qui ont entre 15 et 35 ans et qu’elles proviennent en majorité de
classes sociales moyennes (lower middle class et upper middle class). L’étude menée par
Kumari à Delhi montre que sur un échantillon de 150 victimes de la dot (incluant 38 cas de
« mort par dot »), 80% ont entre 21 et 35 ans, cette même tranche d’âge correspond à l’âge au
mariage de la majorité des victimes (1988 : 31). La même étude démontre que les cas de
victimes pour cause de dot sont présents au sein de toutes les religions (avec une prévalence
chez les hindous : 102 cas sur 150) et castes en Inde (1988 : 35).
Ainsi, tout comme les autres formes de violences liées aux dowry deaths, le phénomène de
bride burning touche de nombreuses jeunes femmes mariées qui subissent quotidiennement
des harcèlements de la part de leur belle-famille et/ou de leur mari, jusqu’au jour où celui
(ceux)-ci décident de la tuer, à la différence qu’ici le moyen utilisé pour donner la mort est
l’action de brûler. Les coupables font ensuite passer cet homicide pour un accident ou un
suicide. Le phénomène de bride burning inclut également le suicide de jeunes femmes
mariées qui s’immolent par le feu, souvent parce qu’elles sont poussées à bout par des
harcèlements quotidiens. Comment l’homicide s’effectue-t-il ? Le plus souvent les victimes
sont aspergées de kérosène (beaucoup de cuisines en Inde sont équipées de fourneaux
pressurisés au kérosène), ou de tout autre combustible, tel que la paraffine, puis elles sont
allumées comme des torches vivantes. L’usage du feu est expliqué par les « avantages » qu’il
détient par rapport aux autres méthodes d’homicide, telles que l’empoisonnement ou
l’étranglement (Natarajan, 1995 : 4). En effet, il efface toutes traces de lutte (les signes ne
sont pas percevables sur un corps brûlé à 80% au troisième degré) et il fait passer facilement
le crime pour un accident. Il est alors invoqué que le fourneau à kérosène a explosé lorsque la
jeune femme cuisinait. Le fait que la plupart des cas de bride burning se passent de cette
façon explique que l’on fasse souvent référence aux « accidents de cuisine », la cuisine étant
la pièce de prédilection pour le déroulement du crime.
En conclusion, bien que le phénomène de bride burning soit un type de violence spécifique, il
s’insère officiellement dans la catégorie de crimes appelée les dowry deaths. Le terme de
« bride burning » est d’ailleurs parfois utilisé comme une manière populaire de désigner ces
crimes. La principale raison explicative à cela est que tuer par le feu semble être la pratique la
49
plus couramment utilisée dans les cas de dowry deaths. L’étude de Ghadially et Kumar menée
sur les cas rapportés par le journal Manushi (examinés de janvier 1979 à décembre 1985) nous
le démontre: « In so far as the nature of death is concerned majority (60 per cent) of the
women died of burns. Hanging was the second most common form of death (13 per cent).
This was followed by poisoning (7 per cent). Combination of strangulation and poisoning,
shooting and death under mysterious circumstances (1 per cent) each » (Ghadially (éd.), 1988
: 171). Cependant, bien que le phénomène de bride burning fasse partie de la catégorie des
dowry deaths, cette citation démontre également qu’il ne les représente pas totalement. De
plus, comme nous le verrons plus loin dans le travail, il ne faut pas uniquement aborder le
phénomène de bride burning comme un type de dowry death, il est également nécessaire de le
percevoir comme le point culminant d’une tension familiale générale, et donc suscité par
d’autres causes que l’insuffisance de la dot.
2.2.2 Apparition et évolution du phénomène
Au milieu des années 1970, un certain nombre de problèmes sociétaux indiens, tels que le
mariage infantile, l’exploitation économique des femmes mais également la violence envers
elles, poussèrent des groupements de femmes à se mobiliser. C’est pendant les campagnes
contre le viol qu’émergèrent la question de la violence domestique et le phénomène de bride
burning. Ces campagnes contre le viol furent ainsi suivies de campagnes contre la dot entre
1981 et 1984 (Katzenstein, 1989 : 62). Ces années furent le théâtre de multiples réunions,
manifestations, et de la reconnaissance systématique des nombreux cas d’abus, de meurtres et
de suicides de jeunes femmes mariées.
Selon Mathur, The Progressive Organisation of Women of Hyderabad fit la première
protestation contre le harcèlement pour cause de dot en 1975. Bien que celle-ci réunit
quelques 2 000 personnes, les protestations ne se mutèrent pas en une campagne générale et il
faudra attendre 1979 pour que les protestations initiales contre la dot forment une immense
démonstration (2004 : 61). Les mouvements de femmes furent réellement le fer de lance de
l’agitation contre la dot, chacune d’entre elles développa différentes techniques afin de traiter
du problème des dowry deaths. Nous pouvons citer entre autre des groupes de Delhi associés
avec le journal Manushi, le Tara art group qui publia le phénomène à travers des scènes de
rue, ou encore Vimochana à Bangalore qui mit sur pied des forums sur la question. Un des
instruments utilisés pour traiter du phénomène fut son exposition sociale : de nombreuses
50
démonstrations furent mises en place afin de porter la honte sur les coupables et de
sensibiliser le Gouvernement, ainsi que l’opinion publique. Dans son article, Stein nous livre
un exemple d’une telle démonstration : « Women of Delhi marched through the middle class
colony of Model Town where she died. « Punish the murderers of Tarvinder », they
shouted. « Stop burning brides, » the placards read. Neighbours and passerby (sic) swelled
their ranks and took up the cry, « Do not give or take dowry ». Later these students, teachers,
working women and housewives took out (sic) a procession to Parliament where they
presented a memorandum to the Home Minister asking for reform in marriage and dowry
laws. » (Chowdhury, « Murdered for Dowry », Himmat, septembre 1979 : 14 in Stein, 1988 :
483).
Ces démonstrations visèrent non seulement les époux et les belles-familles, mais aussi le
personnel juridique et policier traitant des cas de dowry deaths. Elles continuèrent la décennie
suivante : « In early 1982, 30 women’s organisation in Delhi, under the name of Dahej
Virodhi Chetna Manch (Anti-Dowry Awareness Raising Forum) jointly organised a protest
march against dowry, and they were joined by several hundred ordinary women and men,
including the « parents of dowry victims ». They questioned police inaction and tardiness in
investigation, highlighting the government’s lethargy towards this problem. They demanded
ostracism of bride-burners/killers and pleaded with legal pundits and legislators to suggest
some system of summary trials for such crimes against women » (Kelkar 1992 : 86-87 in
Mathur, 2004 : 61-62). Une autre tactique utilisée par les mouvements de femmes fut de
sensibiliser les jeunes filles qui n’étaient pas encore mariées, de leur faire promettre de refuser
toutes formes de dot ainsi que de boycotter tous mariages où elle serait pratiquée. C’est dans
ce contexte de protestations sociales et de demandes politiques que le Gouvernement indien
amenda sa législation contre la dot (Mathur, 2004 : 63). Ainsi, The Dowry Prohibition Act de
1961 est par deux fois amendé, en 1984 et en 1986 (cette même période voit l’inscription du
terme de dowry death en tant qu’infraction dans le Indian Penal Code). En conclusion, à
travers les démonstrations et la mobilisation collective, la nature et la gravité des dowry
deaths et du phénomène de bride burning passèrent rapidement du domaine privé à sa
reconnaissance publique. Il faut souligner que depuis le début de cette mobilisation jusqu’à
nos jours, les organisations de femmes ont été un agent déterminant dans la mise en place de
mesures politiques et sociales concernant les crimes contre les femmes.
51
En ce qui concerne l’évolution des dowry deaths et donc du phénomène de bride burning,
nous pouvons constater une nette augmentation des cas observés depuis les années 1980
jusqu’en 2000. En se basant sur sa propre étude, Kumari nous explique que : « The numbers
have been continously rising from 421 in 1980-81 to 690 burn deaths in 1983-84 in Delhi
alone » (1988 : 2). Les statistiques du Ministry of Human Resource Development du
Gouvernement indien, démontrent qu’entre 1990 et 1998, la fréquence des dowry deaths a
augmenté de 8.6% (les cas sont passés de 4’836 en 1990 à 6’917 en 1998), c’est-à-dire une
croissance annuelle moyenne de 1.3% (cf. Tableau 1).
Absolute
Crime
1990
1991
1992
1993
1994
1995
1996
1997
1998 increase annual growth
per cent
Rape
Average
rate per cent
9,518
9,793
11,112
11,242
12,351
13,367
14,846
15, 330
15,031
33.0
4.8
11,699
12,300
12,077
11,837
12,998 13,694
14,877
15,617
16,381
11.1
1.7
Dowry deaths 4,836
5,157
4,962
5,817
4,935
4,927
5,513
6,006
6,917
8.6
1.3
Kidnapping
and abduction
Torture
13,450
15,949 19,750
22,064
25,946
32,006
35,246 36,592
41,318
126.9
14.6
Molestation
20,194
20,611 20,385
20,985
24,117
27,913
28,939 30,764
31,046
31.7
4.7
Sexual -
8,620
10,283
10,751
12,009
10,496
4,527
5,671
30,796
8,123
41.2
5.9
-
-
-
-
8,105
7,888
11,049
11,081
12,376
-
-
68,317
74,093
79,037
83,954
56.2
7.7
8.7
9.1
9.5
-
-
harassment
Crimes under
special laws
Total
Crime rate
-
98,948 1,05,416 1,15,723 1,21,265 1,31,338
11.0
11.0
11.5
-
-
(per cent)
Tableau 1 : INCIDENCE OF CRIMES AGAINST WOMEN – NATIONAL (1990-1998).
Source : Ministry of Human Resource Development, Department of Women and Child Development,
Government of India, New Delhi, various years (in Seth, 2001 : 236)
Pour une présentation de la fréquence des dowry deaths par Etat, notamment dans les années
1990-1994, mais également de la fréquence des suicides de femmes causés par des disputes
familiales durant ces mêmes années, nous renvoyons le lecteur à l’Annexe 1 qui offre des
statistiques fournies par le National Crime Records Bureau. Ces statistiques démontrent une
augmentation continuelle des cas de suicides féminins, aboutissant à 6'907 cas pour l’année
1994. En ce qui concerne les dowry deaths, nous pouvons également constater une
augmentation des cas rapportés de 1990 à 1994 (ils sont passés de 4'836 à 4'935), avec un pic
52
en 1993 avec 5'817 cas. Selon les statistiques du Women’s Crime Cell DGP Office, dans le
seul Etat du Bihar, les cas de dowry death seraient passés de 184 en 1995 à 505 en 2000
(jusqu’en octobre) (Chatterjee (éd.), juin 2001 : 11). En ce qui concerne les années 2000,
nous pouvons dire que les statistiques officielles dénotent une diminution des cas rapportés de
dowry death. En effet, les statistiques du National Crime Record Bureau du Ministère des
affaires intérieures, démontrent que leur nombre culmine en 1999 avec 6’699 cas rapportés,
pour diminuer progressivement par la suite. Selon ces mêmes statistiques, le pourcentage de
cas de dowry death aurait baissé de 8.8% entre 2002 et 2003, passant de 6’822 cas à 6'208 (cf.
Tableau 2).
Tableau 2 : Crime Head-wise Incidents of Crime Against Women during 1999-2003 and Percentage variation
in 2003 over 2002.
Source : National Crime Record Bureau, Crime in India 2003, New Delhi : Ministry of Home affairs, mars 2005
: 245-250.
Sur le total de cas rapportés dans le pays entier, 21.3% concerne l’Uttar Pradesh (avec 1’322
cas), suivit du Bihar avec 14.6% (909 cas) (National Crime Record Bureau, mars 2005 : 249).
Suite à l’exposé de ces différentes statistiques, il est important de garder à l’esprit qu’elles ne
témoignent pas de toute l’ampleur du phénomène de bride burning et des dowry deaths. En
effet, nombreux de ces cas sont enregistrés dans la catégorie officielle des « accidents », mais
il faut également tenir compte du fait qu’un grand nombre demeure non rapporté aux
autorités. Selon certains, le chiffre non officiel de dowry death en Inde serait deux fois
supérieur à celui rapporté par les statistiques gouvernementales : « In the « First International
Conference on Dowry and Bride-Burning in India » held at Harvard University in 1995,
knowledgeable professionals like Attorney Rani Jethmalani and Attorney Subhadra
Chaturvedi, both of them practice law at the Supreme Court of India, made statements that the
53
governement statistics were a result of gross under-reporting. According to them, the actual
« unofficial » number of dowry death in India would be between 12,000 to 13,000 every
year. » (Thakur, (s.d) : 1).
La fulgurante augmentation des cas de dowry death dans les années 1980 et 1990 est très
discutée. Alors que pour certains elle indique uniquement l’augmentation des cas rapportés
due à l’action des organisations de femmes ou à la législation mise en place, d’autres insistent
sur le fait que les violences pour cause de dot ont bel et bien augmentées. Il est en effet
difficile de se prononcer sur cette question, les statistiques varient selon les sources et ce type
de crime reste largement sous rapporté, ou placé dans la catégories des « suicides » ou celle
des « accidents ». Comme Kumari nous l’explique avec l’exemple de Delhi: « The Delhi
Police registered only 403 dowry cases in the last five years from 1982 to May 1986. On the
other hand, one of the women’s organisation in Delhi alone registered a total of 360 cases in a
single year, i.e. 1985. In Jaya Prakash Narayan Hospital alone 381 third degree burn cases of
married woman in the age group of 16-30 were admitted in the same year. » (1988 : 88).
Plusieurs raisons peuvent être invoquées afin de comprendre pourquoi les femmes ne sont pas
disposées à rapporter ce type de violence. Tout d’abord, elles sont peu informées quant aux
dispositions légales mises sur pied pour les protéger et les soutenir. Ensuite, elles ont peur à la
fois de la réaction de la police face à leur situation, mais également de devoir subir des
réprimandes par leur famille ou leur entourage. L’ouvrage de Ghadially nous livre d’autres
raisons concernant la violence domestique : « While examining the psychology of criminal
victimization researchers have concluded that three factors are responsible for non-reporting.
First, victimization produces fear, particularly about one’s own safety and security. The
woman fears that reporting may aggravate domestic violence or result in the breakdown of an
institution she considers sacred. Secondly, crime victims commonly come to see themselves
as helpless, vulnerable and impotent. Thirdly, the victim may come to believe that even others
are ineffective in changing life’s event. » (1988 : 170). En effet, ce dernier point se réfère
particulièrement à l’action policière et juridique jugée par les victimes comme inefficace et
même parfois aggravante.
Les dowry deaths sont enregistrées par la police sous trois catégories spécifiques, chacune
invoque différentes sections de la législation : « They are « dowry murders » (committed by
the woman’s husband or members of his family for additional dowry or non-payment of
54
promises dowry) ; « suicides » (forced or voluntary, but in most cases related to dowry
demands) ; and « accidents » (a majority classed under « stove-burst » or « kitchen
accident »). » (Menon, août 1999 : 1). La plupart de ce type de crime est placée dans la
catégorie des « accidents », et enregistrée sous le label de « Unatural Death » par manque de
preuves suffisantes, bien qu’une grande majorité des cas dénote des « accidents de cuisine »
dont seule la jeune épouse est la victime. Une étude effectuée par Vimochana, une association
de femmes située à Bangalore, à la fin des années 1990, révèle que de nombreux cas de dowry
death ne sont pas traités par la police car les procédures d’investigations sont mal menées :
« The police record of interview with the dying woman – often taken with her husband and
relatives present – is often the sole consideration in determining whether an investigation
should proceed or not. » (Hitchcock, (s.d) : 2). Il est certain que les dires de la victime en
présence de ses bourreaux ne peuvent pas être objectifs, ils ne devraient pas constituer
l’unique détonateur de l’enquête dans de telles circonstances. Les membres de la belle-famille
peuvent également menacer de brutaliser les enfants de la victime ou les membres de sa
famille d’origine si la vérité est dite aux autorités. Ainsi, la déclaration de mort de la victime,
qui constitue un objet important de la procédure d’enquête, demeure souvent un élément qui
déculpabilise les personnes responsables du crime. Tout cela remet en question les statistiques
invoquées par la police, la même étude nous explique que : « Of the 1, 133 cases of « unatural
deaths » of women in Bangalore in 1997, only 157 were treated as murder while 546
categorised as « suicides » and 430 as « accidents ». But as Vimochana activist V.
Gowramma explained : « We found that on 550 cases reported between January and
September 1997, 71 percent were closed as « kitchen/cooking accidents » and « stove burst »
after investigations under section 174 of the Code of Criminal Procedures ». The fact that a
large proportion of the victims were daughters-in-law was either ignored or treated as a
coincidence by police. » (ibid.). Nous voyons donc que plus de deux tiers des victimes ont
péri par le feu, et comme Paringaux nous l’explique dans son article (en faisant référence à la
même étude), la grande majorité de ces femmes avait entre 18 et 26 ans, et elles étaient
récemment mariées. De plus, « elles seules semblaient être la proie de cette vague
d’ « accidents de cuisine » qui, curieusement, épargnaient leurs belles-mères et leurs bellessœurs. » (juin 2003 : 2).
En ce qui concerne la thèse de l’accident, plusieurs choses sont à constater. Tout d’abord,
comme nous l’avons vu précédemment, il est difficile de déterminer quel pourcentage de
femmes brûlées l’a été pour cause de dot car la police, mais également le personnel médical,
55
enregistrent souvent ces cas dans la catégorie des « accidents ». Il s’agit ensuite de
comprendre pourquoi ces « accidents » concernent en majorité des femmes mariées qui ont
entre 15 et 30 ans ? Vu que la plupart des cas se déroulent dans des foyers indivisés, comment
expliquer qu’aucun autre membre de la famille ne soit accidenté ? Comment expliquer que les
victimes soient brûlées au troisième degré alors que d’autres membres familiaux sont
supposés être proches et donc pouvoir l’aider ? Toutes ces questions montrent qu’un type de
violence bien précis se cache derrière l’hypothèse de l’accident, et qu’il est nécessaire que la
police tienne compte de ces circonstances suspectes.
2.2.3 Les facteurs explicatifs
Les causes majoritairement invoquées pour justifier l’apparition du phénomène de bride
burning sont les profondes mutations qui ont touché la pratique de la dot à partir des années
1970 avec l’accélération du développement du pays. Cette mutation, couplée au statut
inférieur de la femme dans la société indienne, a probablement joué un rôle majeur dans
l’augmentation des crimes pour cause de dot insuffisante. Ainsi, nous retrouvons des facteurs
à la fois traditionnels, notamment le système patriarcal indien qui est à la base de la position
subordonnée de la femme au sein de la société indienne, mais également des facteurs
modernes, tels que les nouvelles valeurs consuméristes et matérialistes, ainsi que l’ambition
de mobilité sociale ascendante. Le fait de ne pas répondre aux demandes de dot met en jeu les
nouveaux objectifs économiques et sociaux que se sont fixés la belle-famille, il défie
également son sens de pouvoir et de contrôle, ainsi que son autorité sur la belle-fille. La jeune
mariée est donc la première victime lorsque ces différents enjeux sont mis en difficulté.
Cependant, nous aimerions souligner le fait que dans de nombreux cas de bride burning un
contexte moins spécifique de tensions familiales peut être invoqué comme une cause majeure.
Tout comme Mishra nous l’explique : « To some extent, newly-married women are subjected
to domestic violence because of dissatisfaction with them rather than their dowry, so that
dowry becomes a flashpoint. » (2000 : 4). L’étude menée par Kumari à Delhi sur des victimes
d’harcèlements pour cause de dot, montre que dans certains cas, la dot n’est pas la seule ou la
majeure cause invoquée. Sur 112 victimes de la dot encore vivantes, l’étude démontre que
50% attribuent les disputes conjugales non pas aux demandes de dot mais à d’autres tensions
familiales (cf. Tableau 3).
56
alive cases
Tensions
dead cases
frequency
%
frequency
%
Impotency of the male
11
9.8
-
-
Extra-marital relations of the husbands
8
7.1
8
21.1
Extra-marital relation of the wife
6
5.4
20
52.6
Alcoholism and drug addition
22
19.7
-
-
or other male members of the family
8
7.1
3
7.9
Only dowry
57
50.9
7
18.4
TOTAL
112
100
38
100
Overtures by the brother-in-law, father-in-law
Tableau 3 : Frequency of tensions other than dowry (in Kumari, 1988 : 58).
En s’appuyant sur ce tableau, nous pouvons constater qu’environ 20% des répondantes
vivantes invoquent l’alcoolisme ou la prise de drogue comme cause majeure des disputes
conjugales. Les réponses des beaux-parents et des parents des victimes sont quant à elles très
révélatrices : les beaux-parents ou maris de 52.6% des victimes décédées, invoquent que la
femme avait des relations extraconjugales, alors que selon Kumari, 21.1% des parents de ces
victimes dirent que c’était le mari qui avait des relations adultères (1988 : 58). Bien que cette
étude ne se focalise pas uniquement sur les victimes de brûlures, nous pouvons en déduire que
la dot n’est pas toujours la cause unique à la violence infligée aux femmes mariées. Cet avis
est soutenu par une des fondatrice de l’organisation de femmes Manushi, Madhu Kishwar : «
La plupart de ces meurtres n’ont pas pour raison unique ces questions de dot. Il est très rare
qu’un mari ou des beaux-parents torturent une jeune femme pour extorquer de l’argent à ses
parents, s’ils sont satisfaits d’elle par ailleurs. C’est lorsqu’ils ont d’autres griefs contre elle
qu’ils utilisent ce moyen pour lui signifier leur mépris. Les plaintes sont déposées sous ce
chef d’accusation parce que les meurtres ou mauvais traitements pour cause de dot sont punis
par la loi et que ceux qui rendent justice sont censés considérer les plaignantes avec
bienveillance. Et puis, les autres formes de mauvais traitements sont difficiles à mettre en
mots : comment une femme peut-elle déposer plainte parce qu’on la tyrannise ou qu’on
l’accable de travail? Si la dot était la seule cause de ces meurtres, les mauvais traitements
cesseraient dès que les parents de la femme cèdent aux demandes d’argent. Or ce n’est pas le
cas. Par ailleurs, quand le mari et les beaux-parents sont satisfaits de la jeune femme, le
57
problème de la dot ne se pose pas. Les problèmes de dot sont plutôt un symptôme que le mal
lui-même. » (Kirpalani ; Goburdhun-Jani, 1993 : 105).
Roy, quant à lui, parle du stress environnemental du coupable et des autres tensions sociales
vécues, mais également de la situation économique de la belle-famille : « The problem of
dowry deaths has been analysed by looking into age, education, occupation, income, caste,
family composition, ill-treatment and humiliation, patterns of bride murder, medical aid,
abetment, role of police, conviction and motives in regard to 13 dowry deaths. Based on this,
two propositions have been put forth: (1) the most important factor contributes to the bride
burning is offender’s environmental stress or social tensions which may be caused by factors
endogenous as well as exogenous to the family and (2) the economic situation in a women’s
husband’s family contributes much to her adjustment soon after her marriage as well as to her
humiliation and cruel treatment. » (2000 : 154).
En conclusion, la dot est parfois un concept sur lequel se matérialisent toutes sortes de colères
et de rancoeurs. Ainsi, elle peut consister une cause additionnelle pour de plus fortes
violences domestiques, mais elle peut également demeurer un prétexte pour les justifier. Dans
ce sens, les problèmes de dot seraient davantage un indicateur d’une forme de tension
familiale dont les causes se situent ailleurs. Vu que le phénomène de bride burning s’insère
officiellement dans la catégorie des dowry deaths, il est très difficile de déterminer ces autres
causes. Puisque nous n’avons pas trouvé d’études les retraçant, nous ne pouvons que renvoyer
le lecteur aux travaux très intéressants de Heisse (1998) et du WHO (2000) sur la violence
domestique en Inde (in Manderson ; Bennett, 2003 : 64-65).
2.2.4 Conséquences et suggestions
Les conséquences du phénomène de bride burning vont de soi : des milliers de femmes
indiennes meurent chaque année dans des conditions d’extrêmes souffrances et souvent dans
la solitude. Celles qui échappent à la mort doivent se confronter à une vie entière avec les
stigmates du crime qu’elles ont vécu sur leurs corps, et le stigmate social d’avoir « échoué »
dans leur rôle d’épouse. Il faut également citer les handicaps physiques à vie, car les femmes
survivant à des brûlures de troisième degré perdent souvent l’usage d’un de leurs membres à
cause de la lésion des tissus. Ce type de violence fragilise l’équilibre familial et
l’épanouissement de toutes femmes mariées. De plus, le phénomène est désormais connu, il
58
faut donc en conclure que de nombreuses femmes vivant dans un contexte familial violent
craignent en silence qu’un jour un bidon de kérosène leur soit versé dessus et qu’elle soient
brûlées vives. Ce type de violence dirigée contre les femmes ne fait qu’augmenter leur
vulnérabilité et leur manque de confiance en elle ; à un niveau plus global nous pouvons dire
qu’il renforce les valeurs patriarcales, notamment l’ordre hiérarchique familial et l’asymétrie
relationnelle entre homme et femme.
Parce que le phénomène de bride burning implique des éléments à la fois politiques, culturels,
sociaux, législatifs, juridiques et économiques, il est nécessaire qu’il soit traité dans une
approche multidimensionnelle. Les suggestions pour y remédier passent à travers différents
acteurs, et se situent à plusieurs niveaux d’observation. En effet, il paraît évident que ce
phénomène ne peut pas être correctement traité tant que les victimes, les familles, la
communauté environnante, la société civile mais également le Gouvernement Indien ne se
mobilisent pas. Il faut absolument définir les facteurs prédominants à ce type de violence pour
par la suite développer des stratégies qui les traiteront.
Nous sommes d’avis de dire que les femmes sont les agents majeurs de changement dans la
lutte contre ce type de violence. Premièrement, l’éducation est un processus clef dans ce
domaine : les femmes doivent être éduquées afin de se battre contre leurs mauvais traitements
et les pressions auxquelles elles sont sujettes, plutôt que d’accepter passivement leur situation.
Elles doivent être les détentrices d’une connaissance légale et juridique, mais également être
informées des mesures d’assistance qui s’offrent à elles. L’éducation peut jouer un rôle
prépondérant dans l’élévation du statut de la femme, de sa confiance en elle, et donc mettre
fin aux images de soumission longuement intériorisées. Deuxièmement, les hommes peuvent
également avoir un rôle important dans ce domaine, ils sont un agent primordial du
changement d’attitudes envers les femmes et les normes sociales qui contribuent à la violence.
Troisièmement, les autres membres de la famille (qu’elle soit celle d’origine ou la bellefamille) doivent être impliqués dans les stratégies pour combattre ce phénomène, il faut qu’ils
intègrent le fait que la violence envers les femmes est un crime grave et passible de sanctions
pénales, et non pas un acte « naturel » ou « légitime ». Quatrièmement, la communauté locale
peut se mobiliser afin de s’opposer à la violence domestique, en informant ses membres, en
défiant les coupables et en soutenant les victimes. Des programmes éducationnels et
d’interventions communautaires doivent être développés afin de lutter contre les
comportements sociaux et culturels légitimant la subordination féminine. Ceci peut se faire à
59
travers des leaders religieux ou politiques, des associations de voisinages, des conseils locaux
etc. Cinquièmement, la société civile, c’est-à-dire les professionnels des questions de
violences domestiques, les différentes ONG, les groupements de femmes et d’hommes, les
institutions de recherche, doit continuer à chercher des stratégies en collaboration avec la
population locale et les diverses institutions étatiques. A travers le soutien et le conseil aux
victimes et à leur famille, une communication cas par cas avec les autorités concernées, mais
également des études sur les causes du phénomène de bride burning et le rôle des diverses
parties concernées, l’action sociale peut être très efficace. Pour finir, le niveau étatique doit
également être incorporé. Il est nécessaires que des services d’assistance et des cellules d’aide
légale soient développés à l’échelle du pays, tout comme les mécanismes de réinsertion et les
centres de formations. Il est également indispensable que des stratégies en collaboration avec
la justice criminelle, le système de santé et éducationnel, ainsi que les institutions politiques
locales soient soutenues, sans compter sur l’intervention internationale sur des questions de
droits de l’homme et de justice sociale. En conclusion, tous les niveaux de la société doivent
se mobiliser afin de soutenir les victimes, les pousser à se battre pour leurs droits et éviter
qu’elles retournent dans un contexte familial violent. Nous soulignons également qu’une aide
financière, notamment pour de la chirurgie réparatrice, est nécessaire afin que les stigmates
physiques liés aux brûlures des victimes soient moindres, et qu’elles puissent retrouver une
vie normale.
2.2.5 Les différents acteurs
Cette partie du travail consiste à présenter les attitudes et les lignes de conduite généralement
observées chez les divers acteurs en présence dans le phénomène de bride burning. Nous
aimerions préciser avant de commencer que de nombreux éléments d’information relatifs à
cette partie ont déjà été mentionnés précédemment (c’est le cas notamment de l’attitude de la
famille envers sa belle-fille, mais aussi de l’action policière). En ce qui concerne les acteurs
législatifs, nous traiterons ici exclusivement de l’attitude des juges envers les cas des dowry
deaths, un traitement plus spécifique de la législation étant présentée dans la partie suivante
du travail.
60
2.2.5.1 La famille d’origine
Dans les cas de violence domestique liée à des demandes de dot, la famille d’origine est
directement impliquée dans le conflit mais elle reste souvent impuissante à la fois face à ces
demandes, mais également face aux violences exercées sur la jeune mariée. Bien que les
parents soient au courant de la violence dirigée contre leur fille, ils cherchent désespérément à
trouver des moyens pour répondre aux demandes de dot au lieu de la retirer du contexte
familial violent. En effet, comme nous avons pu le voir dans le chapitre 1, les parents hésitent
à venir en aide à leur fille en vue des normes traditionnelles à respecter. Celles-ci prescrivent
qu’une fois la fille mariée, ses parents n’ont que des droits limités dans les affaires
personnelles de la belle-famille (Natarajan, 1995 : 2). De plus, les textes classiques insistent
sur le fait que la femme doit rester sous la stricte dépendance de son mari. Ainsi, les parents
veulent croire en cet idéal de femme qui reste continuellement sous la surveillance de son
mari, sans jamais essayer de briser ses liens de contrôle. La famille d’origine désire également
éviter le stigmate social d’une éventuelle séparation, et celui rattaché aux familles qui
recueillent une femme mariée (Thakur, décembre 1999 : 1). En général, les parents conseillent
donc à leur fille de prendre leur mal en patience, et de supporter leurs souffrances en silence :
« The parents of the girl instead of building the confidence of their daughters to resist such
treatment, give them the message that it is their duty to adjust in the marital home. » (Seth,
2001 : 234). Cette attitude explique également que lorsque la jeune femme rentre chez ses
parents par sa propre décision ou parce qu’elle a été chassée de son domicile, elle retourne
parfois dans le foyer violent prête à trouver des compromis avec sa belle-famille : « The
cruellest aspect of this menace is the role that brides’ parents play in perpetuating it. My
inquiry at the Dowry Cell of New Delhi Police Department revealed that most of the parents
of the bride do not want to take their daughter back. There is a considerable social stigma in
India against those parents who shelter a married daughter back in their family. In most of the
cases, parents persuade the girl to go back to her husband’s home, that is considered to be the
highest form of behaviour one can learn form the old scriptures. » (Thakur, décembre 1999 :
1).
Ainsi, bien que la belle-famille soit la cible officielle des critiques, il faut également tenir
compte du rôle de la famille d’origine dans l’aggravation du problème vécu par leur fille.
Dans l’étude qu’ils ont menée sur des cas de violence liés à la dot rapportés par le magazine
Manushi, Ghadially et Kumar mettent l’emphase sur l’implication de la famille d’origine : « It
61
was observed in many cases that she had been persuades by her own parents to bear
everything quietly, not discuss her misery with others and encourages to go back to a violence
home. » (1988 : 169). Malgré tout, suite à la mort de la jeune mariée, c’est le plus souvent sa
famille d’origine qui porte plainte (dans le cas où elle est au courant des violences exercées ou
qu’elle les suspecte). Cependant, peu de familles le font car pour certaines le coût social
qu’impliquent des démarches policières et juridiques est un vrai obstacle. En effet, déposer
plainte et débuter une enquête revient à porter des affaires familiales au grand jour, cela peut
également nuire à leur réputation et ainsi diminuer la chance de marier leur(s) fille(s)
restante(s) ; pour finir, dans des cas de violences liées à la dot, la famille d’origine est tout à
fait punissable en vue du Dowry Prohibition Act de 1961 en sa qualité de donneuse de dot.
2.2.5.2
La belle-famille
C’est sur la belle-famille que se concentrent généralement toutes les accusations liées au bride
burning. Il faut replacer son attitude dans le contexte des relations hiérarchiques familiales
afin de comprendre son comportement envers la jeune mariée. Au sein de ce contexte, celle-ci
n’est vue qu’à travers ses rôles instrumentaux de fournisseuse de dot et de pourvoyeuse
d’enfants mâles assurant la succession de la famille (il semblerait que dans un contexte
familial violent ce deuxième rôle soit moins accentué, ce qui expliquerait pourquoi un certain
pourcentage de femmes brûlées meurent alors qu’elles sont enceintes ; selon l’étude menée
par Ghadially et Kumar sur les articles de Manushi, dans 11% des cas, les femmes étaient
enceintes au moment de leur mort (Ghadially (éd.), 1988 : 171-172). Le mariage scelle les
rôles instrumentaux de la jeune femme, elle est désormais la propriété de sa belle-famille et
lorsque celle-ci considère que la belle-fille n’a plus d’usage positif, elle peut envisager de se
débarrasser d’elle. Ainsi, s’il est évident que le facteur de la dot joue un rôle prédominant
dans les violences perpétrées contre les jeunes mariées, nous pouvons invoquer également les
tensions familiales générales. Il est attendu de la belle-fille qu’elle adopte une attitude
exemplaire au sein de sa famille, qu’elle oriente tous ses devoirs envers son nouveau foyer. La
belle-fille doit se soumettre à l’autorité familiale, et démontrer qu’elle ne constitue pas une
menace au déploiement de son pouvoir et de son contrôle (Ghadially (éd.), 1988 : 63). Le
moindre faux pas peut entraîner des réprimandes ou des formes de violence portées contre
elle. De plus, la jeune mariée est une rivale latente pour sa belle-mère, elle peut lui enlever
son fils, c’est-à-dire le faire quitter la famille indivisée et menacer ainsi la sécurité de ses
beaux-parents (Verghese, 1997 (2e éd.) : 137). Dans certains cas, les tensions vécues par la
62
femme pendant son cycle de vie à cause de son statut inférieur ressortent naturellement sur la
première personne qui est placée sous son autorité, c’est-à-dire sa belle-fille. Les propos de
Verghese reflètent bien cet argument : « If the little girl that one day will be a mother-in-law
is helped to gain self-confidence, independence and dignity early in life, she will
automatically respect another’s independence and be a much less tense person by the time her
son’s marriage comes around. » (1997 (2e éd.) : 187). Kumari explique quant à elle que les
relations conjugales sont typiquement moins proches que celles reliant une mère à ses fils,
cela expliquerait que la mère se serve de son fils comme un agent d’harcèlements,
l’insuffisance de dot étant ici utilisée comme une excuse (1988 : 60).
Généralement, la première cause invoquée par la belle-famille lorsque leur belle-fille est
retrouvée brûlée, est celle de l’accident. Lorsque des preuves invalidant ce constat sont
trouvées, la thèse de l’accident fait place à celle du suicide. Roy soutient également ce
propos : « In almost all the cases of unnatural death of their daughter, parents try to affix the
label of homicide. In order to avoid social stigma, husband and in-laws try to make all
suicides to accidental deaths. In respect of homicide, their first choice is for the label
accidental death and if it fails they go for suicide theory. » ( 2000 : 149). Dans un deuxième
temps, la belle-famille tente par tous les moyens de justifier la mort de la belle-fille,
notamment à travers une critique négative de son caractère : elle va mettre en avant son
manque de docilité et de moralité, sa désobéissance récurrente, sa paresse, etc. Selon
Verghese, ce qu’elle appelle le « character assassination » de la victime par la belle-famille
est un des moyens utilisés afin qu’elle puisse sauver la face (1997 (2e éd.) : 172).
De nos jours, il existe en Inde des lois interdisant la demande et la réception d’une dot, mais
également certaines qui punissent toutes formes de cruauté portées envers une femme mariée.
Malgré la législation mise en place, la belle-famille passe encore souvent entre les mailles du
filet policier et juridique. Le manque d’efficacité dans la gestion des enquêtes, la corruption
du personnel policier et médical, mais également les valeurs traditionnelles fortement
enracinées peuvent expliquer que la justice sociale ait de la peine à s’implanter.
63
2.2.5.3 Le voisinage
La violence domestique en Inde est considérée comme une affaire privée qui ne doit pas être
exposée en public, elle reste donc cachée et circonscrite à la sphère familiale. D’une part, cela
explique qu’en général une femme soumise à ce type de violence n’en parle pas ouvertement
à la communauté environnante, d’autre part, le fait qu’une femme soit harcelée par un
membre de sa belle-famille est perçu comme un phénomène « normal », un processus
« naturel » qui réaffirme l’autorité de chaque membre au sein de la famille. Cependant, il en
va autrement des demandes de dot qui sont depuis peu négativement connotées, elles peuvent
arriver aux oreilles du voisinage et activer son bavardage. Celui-ci est considéré comme une
publicité négative par la famille et il peut augmenter son ressentiment envers la jeune mariée
(Verghese, 1997 (2e éd.) : 214).
S’il est certain que le voisinage de la victime puisse agir comme les yeux et les oreilles de la
police, dans de nombreux cas il ne joue pas ce rôle. Principalement pour la raison invoquée
plus haut : l’idée du domaine privé des disputes familiales. Ensuite, le coût de cette
intervention peut lui sembler trop élevé : il risque de paraître déloyal et d’entacher ses
relations avec les autres familles environnantes. Pour finir, le phénomène de bride burning
apparaît dans un contexte où de nombreuses confusions peuvent poser des doutes au
voisinage : est-ce la victime qui a provoqué « l’incident » ? Est-ce qu’elle vivait dans un
contexte familial violent ? Est-ce que la situation est assez critique pour intervenir ? Selon
Verghese, l’apathie est bien plus avantageuse pour le voisinage alors qu’il pourrait soutenir la
victime et condamner la famille coupable de pareilles violences : « The victim succumbs to
her injuries and there the matter ends. The families next door heave a sigh of relief. The
« dowry death » is reported in the papers. « Poor girl » say the neighbours, « she was driven
to suicide! Such is the terrible fate of our daughters! » Who is guilty? Not the husband and his
family. After all, poor girl, she couldn’t bear him a son, and what is a man without a son? The
husband and his family mix freely with their smiling neighbours. He marries again, « Ghee
and sugar in your mouth dear, » say the neighbours to the new bride, « Your-in-laws are
wonderful people! » » (Verghese, 1997 (2e éd.) : 215-216).
64
2.2.5.4 Les acteurs policiers et juridiques
La violence domestique passivement acceptée par un Etat constitue une violation des droits de
l’homme. Il est de l’obligation des acteurs étatiques de pallier ce type de violence à travers
des mesures punitives, protectrices et préventives, mais également d’éradiquer tous types de
discrimination féminine. Tel que Radhika Coomaraswamy le dit dans l’Innocenti Digest :
« Often state policies and inaction perpetuate or condone such violence within the domestic
sphere. States have a double duty under international human rights law. They are not only
required not to commit human rights violations, but also to prevent and respond to human
rights abuses » (juin 2000 : 10). Dans le cas indien, nous pouvons constater que le
Gouvernement a établi des mesures législatives et sociales afin de soutenir les femmes. Par
exemple, dans différentes parties du pays des Women’s Cell ou encore des All Women Police
Stations ont été mises en place pour traiter spécifiquement de la violence contre les femmes.
La première Women Cell a été instaurée en 1989, ce système a par la suite été implanté dans
chaque police de district : « The main purpose of the cells is to ensure women have access to
the police and to give assistance in crimes relating to women from indecent exposures,
trafficking, abetment of suicide to dowry harassment, etc. » (Report of the fact finding mission
to India, juillet 2004 : pt. 6.41). Certaines de ces cellules ont été à l’origine établies pour
traiter des cas de violence liés à la dot, elles s’occupent ainsi de la réappropriation de la
stridhana de la femme et procurent des conseils aux femmes dans le besoin. En ce qui
concerne les All Women’s Police Stations, elles ont été mises en place afin de faciliter l’accès
des femmes aux bureaux de police (le personnel y est féminin), et ainsi de permettre un plus
grand taux de rapport de cas. Elles ont été créées afin d’aider les femmes qui sont victimes de
violence domestique, d’harcèlement lié à la dot, de viol, etc. De plus, elles détiennent des
lignes téléphoniques de secours afin d’informer les femmes, de les orienter vers des foyers
d’assistance ou vers des organisations susceptibles de les soutenir (notamment à travers une
aide légale gratuite ou d’autres types de conseils) (ibid.).
Nous pouvons dire que le rôle de la police est central en ce qui concerne les enquêtes touchant
à la violence domestique. La plupart des informations que nous avons pu recueillir sur son
rôle soulignent cependant l’inefficacité de son action et surtout la mauvaise gestion des
enquêtes : lenteur, manquements aux procédures légales, falsifications de données, manque
d’objectivité scientifique, biais de genre, de classes et de religions etc. ne sont que quelques
exemples relatifs à la qualification de son action. Selon Kumari, au lieu de rassembler des
65
preuves formelles sur les cas de dowry death, la police se contente souvent de baser une
grande partie de son enquête sur le témoignage de la parenté, du voisinage, ainsi que sur la
déclaration de mort de la victime (dont la validité est questionnable lorsque les membres de la
belle-famille sont présents). Même si la police a des soupçons, l’auteur nous explique qu’elle
prendra énormément de temps avant de remplir un cahier des charges. Ce temps menace à la
fois les preuves existantes mais également la clarté des témoignages ainsi que la volonté des
témoins de continuer les procédures (1988 : 81). Le manque d’efficacité pour préparer un
cahier des charges explique dans un deuxième temps la difficulté de mener une affaire au
tribunal afin de porter une condamnation. Par exemple, selon l’étude de Kumari, sur 403 cas
liés à la dot entre 1982 et mai 1986 à Delhi, 214 furent reportés sous la section 498A du Code
pénal indien22, mais aucun n’a subi une condamnation (1988 : 82). L’insensibilité de la police
a mené à un grand manque de confiance de la part de la population. En effet, la police en tant
qu’agent au service de la loi n’a pas beaucoup de crédit en Inde. Dans certains cas, il lui a
même été reproché sa complicité avec les condamnés, mais également sa falsification des
preuves formelles (Kumari, 1988 : 84). De nombreuses associations se battent aujourd’hui
afin que toutes les affaires reliées à la violence contre les femmes soient prises en charge par
des commissaires de police ou leur assistant, et non pas par de simples fonctionnaires qui ont
maintes autres affaires à traiter.
L’étude effectuée par Ghadially et Kumar sur les cas de violence liées à la dot rapportés par le
magazine Manushi, démontre que dans presque la moitié des cas où il était question de
l’implication de la police, celle-ci refuse de prendre des actions. Il a été observé dans cette
étude que l’argument de ne pas vouloir intervenir dans des « affaires familiales » revenait
souvent lorsque la police était informée du danger que vivait une jeune femme. Plusieurs
autres comportements étaient manifestes de l’apathie de la police : « The police appeared
unconcerned, hesitated or refused to register a case. The police registered a case only after
intense pressure from either the family of the deceased and/or members of women’s
organizations. If a case was registered the police refused to take any action after registration.
Police indifference is primarily a function of the light view they and society take of dowry
deaths. (…) The police have also been accused of being partial, of intimidating residents of
the husband’s neighbourhood not to agitate, accepting bribes, tempering with evidence and
22
Cette section du Indian Penal Code rend punissable toutes formes de cruauté envers une femme mariée
infligées par son mari ou un autre membre de sa parenté. Elle a été introduit dans le Code of Criminal Law
(Amendment) Act de 1983 afin de lutter contre la menace des problèmes liés à la dot (Roy, 2000 : 159).
66
exerting pressure on witnesses. » (Ghadially (éd.), 1988 : 174). Cette attitude a plusieurs
conséquences. Tout d’abord l’enquête est facilement biaisée, les preuves ne sont pas
rapportées, et les coupables échappent ainsi aux procédures juridiques. Deuxièmement, cette
attitude décourage une victime ou sa famille de rapporter des cas de violence. Pour finir, elle
est susceptible d’affecter négativement la perception des crimes contre les femmes :
« Reference has been made above to the problems within the police force in relation to
registration and investigation of offences. Amnesty International is concerned that
discrimination and abuse within the police demonstrated by individual incidents of
connivance, extends to the administration of policing and the manner in which crimes against
women are viewed. » (Jan ; Samiti, 1999 : 33). Sur la base de ces différents constats, et
comme nous l’avons vu précédemment, nous pouvons supposer que les données officielles
fournissent une large sous-estimation de la vraie ampleur du phénomène de bride burning.
Regardons maintenant l’attitude du personnel juridique. Selon Kumari, la plupart des juges de
niveau inférieur rendent généralement un non-lieu par manque de preuves (qui, comme nous
l’avons dit précédemment, résulte de l’inefficacité de la police), sans qu’ils prennent le temps
de considérer les circonstances du crime (1988 : 85). En ce qui concerne l’étude menée par
Ghadially et Kumar, elle nous démontre que dans de nombreux cas les présumés coupables
furent acquittés. Les auteurs prêtent ces acquittements à l’attitude des juges : « The judges
have doubted the veracity of the dying declaration on grounds that it was a wife’s attempt to
falsely implicate an innocent husband, that she was a not medically fit to give a dying
declaration (though doctor certified fitness) and finally why did she wait for the police before
giving the dying declaration. (…) The judges fundamentally sexist assumptions are
manifested in may of their pronouncements. In one case the judge interpreted marks of
strangulation on the neck to the gold chain the woman might be wearing. Also, the judge
accepts the argument that women in unhappy marriages are prone to suicide. Another judge
argued that since the husband was dark and the wife was fair and beautiful, he would feel
fortunate to have such a wife and would not normally kill her. » (1988 : 175). L’attitude
conservatrice des juges, couplée à l’apathie de la police, fait qu’il demeure très difficile
d’obtenir des condamnations de meurtre pour cause de dot au tribunal.
Sur la base de ces constats, nous pouvons considérer que le personnel policier et juridique
continue à adhérer à des valeurs patriarcales qui légitiment la subordination féminine. Il est
donc nécessaire de le sensibiliser afin qu’il comprenne l’ampleur de la violence domestique
67
ainsi que ses conséquences, tout comme Roy le stipule : « Even today, as we approach the
21st century, violence against women is usually treated as a marginal issue by the lawenforcement machinery in our country, whether it be the police, the prosecutors or the
medico-legal fraternity or often even the judiciary. It is essential to sensitize this entire
machinery to gender issues, particularly violence against women. Often, the police and other
personal are unaware of the police safeguards for women and the amendments to laws relating
to such safeguards for women and the amendments to laws relating to such safeguards. We
recommend that: A gender sensitization module should be incorporated in all the training
programmes for the police, the prosecutors the magistrates, the forensic and medico-legal
personnel and the judiciary. » (2002 : 141). Les nombreuses lacunes procédurales nécessitent
également qu’il y ait une meilleure coordination entre le personnel policier et la société civile,
afin d’obtenir une approche plus globale du phénomène et donc de mieux reconnaître les
besoins des victimes. C’est ici qu’interviennent les organisations de femmes. Celles-ci ont
joué un rôle primordial dans la reconnaissance au sein de l’opinion publique des dowry
deaths, elles ont également poussé à la criminalisation d’autres formes de violence dirigées
contre les femmes indiennes. Ces organisations travaillent généralement avec les autorités
étatiques, elles sont considérées comme un groupe de pression primordial afin d’améliorer les
procédures policières, législatives et juridiques.
2.2.5.5 Les médias
De nos jours, les cas de dowry death représentent les crimes les plus médiatisés en Inde. Sur
la base d’une analyse de la presse écrite anglophone indienne, Bénéï a réussi à dégager
plusieurs constatations concernant la dot et le mariage (1996 : 24). En effet, elle explique qu’à
partir de 1975, l’institution du mariage est remise en question par la presse écrite indienne,
plusieurs thématiques reviennent continuellement comme la polygamie, la polyandrie et
surtout la dot. A la fin des années 1970, les premiers débats concernant le mariage sont
centrés sur l’apparition de son marché et des agences spécialisées, débats qui continueront la
décennie suivante (surtout à la suite du vote du Dowry Prohibition (Amendment) Act de
1984). A cette même période, sans doute en conséquence de la médiatisation des problèmes
liés la dot, les préoccupations de l’opinion publique se focalisent davantage sur les dépenses
et les cérémonies ostentatoires des mariages. La thématique de « l’économie du mariage » et
de ses conséquences est alors abondamment traitée (1996 : 25). En 1984, la proposition
d’amendement à la Dowry Prohibition Act de 1961 fut l’occasion pour les médias de porter
68
leur attention une fois de plus sur la pratique de la dot et de publier un grand nombre de traités
et d’études. De l’avis de Bénéï, c’est à la fin des années 1980 que s’amorce la tendance
toujours présente de nos jours consistant à traiter de la dot à travers le phénomène des dowry
deaths : « Les journaux nationaux comme locaux commencèrent à abonder en tels cas (cf.
Annexe) et à donner régulièrement un bilan récapitulatif du nombre enregistré sur l’année
(…). L’influence des médias apparaît dans la formation de l’opinion publique sur la dot, par le
nombre d’articles qu’ils y consacrent et leur focalisation sur les cas extrêmes d’abus qui lui
sont liés » (1996 : 29). En suivant l’argumentation de Bénéï, il ressort clairement que l’auteur
accuse la presse d’avoir diabolisé la pratique de la dot à travers une médiatisation outrancière
en la reliant inévitablement avec les meurtres des jeunes mariées et leurs aspects négatifs (tels
que le traitement majoritaire des inculpations des accusés). Elle admet toutefois que ces
dernières années la presse se soit également intéressée aux suivis de la justice des différentes
infractions quelle qu’en soit l’issue, mais aussi à l’implication de la police et la critique de son
efficacité.
D’une manière générale, il est vrai que nous pouvons reprocher à la presse indienne de
focaliser son attention sur des aspects spectaculaires de la violence domestique comme le
phénomène de bride burning, au détriment de formes plus quotidiennes de violence qui sont
également responsables de ce type de crime. La presse se montre également extrêmement
hypocrite car elle s’affiche comme un agent important du marché du mariage en réservant de
nombreuses pages de ses journaux aux annonces matrimoniales. Il est certain que la presse
joue aujourd’hui un rôle prépondérant dans la formation de l’opinion publique relatif au
phénomène du bride burning, et bien qu’elle s’appuie majoritairement sur des cas urbains et
qu’elle ne nuance pas ses propos en replaçant la pratique dans son contexte culturel et social,
elle rend compte d’un phénomène social tendu qui nécessite d’être traité à travers des
stratégies effectives.
2.3 Aspects législatifs
2.3.1 Supports législatifs pour les femmes
Lors de la colonisation britannique, de nombreux efforts ont été faits afin d’élever le statut des
femmes indiennes à travers une législation sociale. Nous pouvons citer entre autre le
69
Prohibition of Sati System Act, 1829, le Hindu Widow Remarriage Act, 1856, le Indian
Divorce Act, 1869, Special Marriage Act, 1872, le Child Marriage Restraint Act, 1929 ou
encore le Hindu Widow’s Right on Property Act, 1937. A son indépendance, l’Inde se déclare
comme étant un Etat Providence, et les Directives Principles of State policies indiquent
clairement que l’Etat prendra des mesures sociales pour le bien des sections les plus
fragilisées de la population, dont la population féminine (Roy, 2000 : 30-31). Ainsi, la
Constitution indienne protége la femme contre toutes formes de discrimination en lui
accordant des droits égaux aux hommes et des opportunités égalitaires. Nous pouvons citer
ainsi divers articles constitutionnels, tels que l’Article 14 : « The State shall not deny to any
person equality before the law of the equal protection of the law within the territory of
India. » ; l’Article 15 (1) « The State shall not discriminate against any citizen on grounds
only of religion, race, caste, sex, place of birth or any of them. » ; l’Article 16 (1) : « There
shall be equality of opportunity for all citizens in matters relating to employment or
appointment to any office ». Citons pour finir également l’Article 39 : « The state shall in
particular direct its policy towards securing (a) that the citizens men and women equally have
the right to an adequate, means, of livelihood ; (d) that there is equal pay for equal work for
both men and women ; (e) that the health and strength for workers, men, and women and the
tender age of children are not abused and that citizens are not forced by economic necessity to
enter avocations unsuited to their age or strength. » (Roy, 2000 : 158).
Parallèlement à ces articles constitutionnels, nous pouvons observer que dans les décennies
suivant l’Indépendance, la législation indienne a été prolifique dans ses efforts de pallier les
manquements des lois hindoues. Une série de lois a été promulguée afin d’améliorer la
condition de la femme et de lui procurer davantage de droits. Ici encore nous pouvons citer
certaines lois telles que le Special Marriage Act, 1954 ; le Hindu Marriage Act, 1955 (amendé
en 1976); le Hindu Adoption and Maintenance Act, 1956 ; le Hindu Succession Act, 1956 ; le
Suppression of Immoral Traffic on Women and Girls Act, 1956 (qui deviendra par la suite le
Prevention of Immoral Traffic Act) ; le Minority and Guardianship Act, 1956 ; le Maternity
Benefit Act, 1961 ; le Dowry Prohibition Act, 1961 ; le Medical Termination of Pregnancy
Act, 1972 ; le Equal Remuneration Act, 1976 ou encore le Indecent Representation of Women
(Prohibition) Act, 1986. Le Gouvernement a également mis sur pied toute une législation
s’appliquant à fournir des moyens aux femmes indiennes afin de prévenir leur exploitation sur
leur lieu de travail, telle que le Factories Act de 1948 ou encore le Plantation Labour Act de
1951 (Roy, 2000 : 36). A côté de ces nombreuses mesures, la loi criminelle indienne a
70
instauré certaines dispositions spéciales pour les femmes, notamment concernant la loi
procédurale inscrite dans le Criminal Procedure Code. En effet, la manière dont la recherche,
l’arrestation, et l’emprisonnement sont conduits diffère si la personne en question est une
femme. Roy nous explique par exemple que pour des infractions non-cautionnées (nonbailable), une caution ne peut pas être concédée, mais dans le cas où il s’agit d’une femme
celle-ci peut être placée en liberté provisoire (Section 437) (2000 : 159).
Notre propos ici n’est pas de définir chacune de ces lois, mais plutôt de souligner que toute
une structure législative a été mise sur pied par le Gouvernement indien afin de soutenir la
population féminine de l’Inde. En ce qui concerne plus précisément notre sujet d’étude, nous
pouvons également constater que des mesures législatives ont été établies dans les années
1980 afin de traiter de la violence domestique. En effet, le Criminal Law (Second
Amendment) Act, 1983 a inséré une nouvelle section dans le Indian Penal Code : Section 498
A. Celle-ci inscrit toutes formes du cruauté sur une femme mariée comme délit, et vise
particulièrement la gestion des suicides ou des homicides pour cause de dot : « According to
the explanation added to the section, cruelty means : (a) any wilful conduct which is of such a
nature as is likely to drive the women to commit suicide or to cause grave injury or danger to
life, limb or health (whether mental or physical) of the women; or (b) harassment of the
women where such harassment is with a view to coercing her or any person related to her to
meet any lawful demand for any property or valuable security or is on account of failure by
her or any person related to her to meet such demand. The provision is supplemented to
substantive provisions of the Dowry Prohibition Act, 1961, which prohibits the demanding
and taking of dowry. » (Roy, 2000 : 160). Ainsi, cette nouvelle section rend punissable la
cruauté portée envers une femme par son mari, ou un autre membre de la parenté, avec une
peine d’emprisonnement pouvant s’étendre à trois années en plus d’une amende. Cette
nouvelle section est très importante car elle donne de l’ampleur à la notion de violence
psychologique. De plus, bien qu’elle ait pour but premier de traiter de la violence liée à la dot,
sa signification s’étend à la violence domestique et la reconnaît comme une conduite
criminelle.
Simultanément à l’introduction de la Section 498A, le Indian Evidence Act de 1872 fut
amendé et une nouvelle section (113A) fut insérée. Les procédures habituelles touchant aux
preuves stipulaient auparavant que toute faute devait être prouvée par la personne qui
l’alléguait. La Section 113A demande cependant qu’une présomption soit élevée si une
71
femme se suicide dans les sept années suivant son mariage : « Where a woman has committed
suicide within a period of seven years from the date of her marriage and it is shown that her
husband or any relative of her husband has subjected her to cruelty, the court may presume
that such suicide had been abetted by her husband or by such relative » (Goonesekere (éd.),
2004 : 126). Le Criminal Law (Second Amendment) Act de 1983 a également étendu la portée
de la Section 174 (3) du Criminal Procedure Code. Il a introduit des spécificités pour la
procédure criminelle concernant les cas de mariées décédées dans des circonstances suspectes
dans les sept premières années de mariage. Ces circonstances se réfèrent soit à un accident,
soit à un homicide ou bien à un suicide : « Code of Criminal Procedure Sec. 174 – Subsection (3) :
(i)
when the case involved is a suicide by a woman within seven years of her marriage ;
or
(ii)
the case relates to the death of a woman within seven years of marriage in any
circumstances raising a reasonable suspicion that some other person committed an
offence in relation to such woman; or
(iii)
the case relates to the death of a woman within seven years of her marriage and any
relative of the woman has made a request in this behalf; or
(iv)
there is any doubt regarding the cause, of death; or
(v)
the Police Officer for any other reason considers it expedient to do so. »
(Roy ; 2000 : 274).
Conformément aux règles indiquées par cette sous-section, le fonctionnaire en charge de ce
type d’affaire doit envoyer le corps de la victime pour son examen par un chirurgien civil ou
tout autre homme médical qualifié et mandaté par le Gouvernement de l’Etat en question.
Pour finir, en 1986, un amendement au Indian Penal Code insére la Section 304B et inscrit
pour la première fois le terme de « dowry death » en tant que délit : « Dowry Death – (1)
Where the death of a woman is caused by any burns or bodily injury or occurs otherwise than
under normal circumstances within seven years of her marriage and it is shown that soon
before her death she was subjected to cruelty or harassment by her husband or any relative of
her husband for, or in connection with any demand for dowry, such death shall be called
« dowry death », and such husband or relative shall be deemed to have caused her death.
Explanation : For the purpose of this section « dowry » shall have the same meaning as in
Sec. 2 of Dowry Prohibition Act, 1961. (2) Whoever commits dowry death shall be punished
72
with imprisonment for a term which shall not be less than seven years but which may extend
to imprisonment for life. » (Section 304B, IPC, in Goonesekere (éd.), 2004 : 127).
En conclusion, nous pouvons donc constater que de nombreuses lois ont été mises en place
afin d’apporter une justice légale pour les femmes indiennes, et de traiter de certaines formes
de violence domestique. Il faut également tenir compte du Dowry Prohibition Act et de ses
deux amendements qui constituent la loi centrale concernant la pratique de la dot. Malgré
tout, il semblerait que la législation et le système de justice criminelle ont échoué aux
objectifs escomptés : les lois ne sont pas bien implantées, les procédures d’enquêtes sont
lentes et confuses, et les taux de condamnation restent étonnement bas : « Indeed in crimes
against women the rate of conviction is reported to be less than 4 per cent » (Singh, in
Gonnesekere (éd.) ; 2004 : 77). Selon Singh : « Very little effort, both in terms of making the
law more sensitive to women and in terms of enforcing it has been made in the past few years
by the State to actually curb or deal with the violence. Women therefore continue to suffer
without adequate legal or other redress. Though some amendments took place in the early
eighties, the substantive laws relating to violence against women are inadequate and do not
reflect the various kinds of violence women experience. » (ibid.). Il nous semble en effet que
la législation indienne ait de nombreux autres défis à relever afin de fournir une justice
adéquate aux femmes, nous reviendrons sur ce point dans la partie 2.3.3 de notre travail.
2.3.2 Le Dowry Prohibition Act de 1961 et ses amendements : analyse et critique
Au XXe siècle, à la fois les administrateurs britanniques et les réformateurs sociaux indiens
perçurent le problème grandissant de la dot. Ainsi, le gouvernement indien et divers
gouvernements étatiques prirent des mesures pour pallier ce « mal social ». Le gouvernement
du Bihar passa le Bihar Dowry Restraint Act en 1950. Huit ans plus tard, le gouvernement
d’Andhra Pradesh promulgua le Dowry Prohibition Act. Selon Basu, les réformateurs sociaux
indiens virent un résultat concret de leurs efforts à travers la clause 93 du Hindu Code, Part II,
où il est clairement établi que la dot : « would be deemed to be the property of the bride. Its
recipient should hold it in trust for the benefit and independent use of the bride, and transfer it
to her on her completing the age of eighteen. Though its provisions did not prohibit, they
prescribed certain checks or restrictions on the use of dowry. » (2004 : 90).
73
A la suite de diverses manifestations sociales, de longs débats politiques et de nombreuses
propositions divergentes pour pallier à la dot à travers la législation, une loi applicable à
l’ensemble du pays fut promulguée en 1961 : The Dowry Prohibiton Act, initiée à partir du
mois de juillet de la même année. Cette loi passa à une époque où des cas de dot étaient
fréquemment soulevés, tel que Verghese le démontre : « The Gujarat Suicide’s Enquiry
Committee which began it’s investigations in 1960 made some startling revelations during it’s
four years research. It made the public aware of the large number of newly married woman
who where tortured by their in-laws and committed suicide. The spate of debate and
discussion that preceded this report and the moral compulsion that followed the disclosure of
each horrifying detail ultimately helped in the passing of the Dowry Prohibition Act of
1961 ». Cependant, selon Stein, le raisonnement qui mena à cette loi semble avoir été que peu
influencé par l’émergence des harcèlements envers de jeunes mariées liés aux demandes de
dot, de même que par le fait qu’un pays pauvre comme l’Inde soit le théâtre d’exhibitions
ostentatoires de présents et de luxe pendant les cérémonies de mariage. Au contraire, selon
lui, le raisonnement politique fut davantage influencé par la pression économique et sociale
placée sur la famille des jeunes femmes : « The acute misery of women prevented from
marrying at all, not infrequently resulting in suicide, was dwelt on at some length. » (Singh,
1988 : 479).
Quoi qu’il en soit, cette loi est considérée comme la première tentative du Gouvernement
indien de reconnaître la pratique de la dot comme un problème sociétal qu’il faut traiter. La
loi est composée de dix sections et détient un statut pénal, elle définie la dot comme23 :
« Toute propriété ou bien de valeur donné ou prévu d’être donné de façon directe ou
indirecte :
« a) par l’une des parties d’un mariage à l’autre partie du mariage ; ou
« b) par des parents de l’une des deux parties ou par toute autre personne, à l’une des parties
du mariage ou à toute autre personne ;
« avant, pendant ou après le mariage, en considération du mariage desdites parties. »
Des sanctions étaient prévues en cas d’infraction, les peines maximales étant portées à une
amende de cinq mille roupies et six mois d’emprisonnement. » (Bénéï, 1996 (art.) : 127).
23
Cette loi laissait de côté le douaire ou « mahr » dans le cas des personnes concernées par la Muslim Personal
Law. Elle était rédigée en anglais.
74
Dans cette loi, le fait de donner une dot mais également d’en recevoir une ou de l’encourager
est puni sous la Section 3 : « which lays that any person after commencement of this Act
gives or take or abets the giving or taking of dowry, he shall be punishable for imprisonment
for a term which shall not be less than six months but which may extend to ten thousand
rupees or the amount of the value of such dowry, whichever is more. » (Roy, 2000 : 268).
Malgré ces efforts, le Dowry Prohibition Act a manqué à ses objectifs de base et s’est révélé
inefficace, tout comme le Committee on the status of women in India of 1974 le remarque plus
d’une dizaine d’années plus tard dans son rapport intitulé « Toward Equality » : « We are
compelled to record our finding that the Dowry Prohibition Act of 1961 (…) has signally
failed to achieve its purpose. In spite of the rapid growth of the practice there are practically
no cases reported under the Act. » (Verghese, 1997 (2e éd.) : 159).
Selon de nombreux spécialistes, tels que Basu, Roy ou encore Mishra (S.), ces manquements
sont majoritairement dus à des lacunes au sein même de la loi. Tout d’abord, comme Basu
nous l’explique, la Section 3 pénalise à la fois les donneurs et receveurs de la dot, mettant
ainsi les deux parties dans la même catégorie et empêchant la famille de la victime de déposer
plainte (2004 : 94). Deuxièmement, la Section 7 de la loi rend le délit « non-cognizable »,
c’est-à-dire qu’un magistrat ne peut pas agir sous sa propre initiative et qu’il faut qu’une
plainte soit déposée afin de commencer la machinerie légale. Cette section couplée à la
Section 3, complique les choses et limite les possibilités pour qu’une personne dépose plainte,
tout comme Basu le note : « But who would file in the complaint ? The taker was undoubtedly
the offender. If the giver was an offender along with the taker, he would be the last person to
come forward with a complaint for no amount exacted as dowry would compel even the most
bitter father to shatter the domestic happiness of his daughter in a new family by his
complaint. Unless a third party came in, there would be no case and no punishment. » (2004 :
94-95). Un autre obstacle majeur à l’efficacité de cette loi est le fait que la période concédée
pour déposer plainte soit limitée à une année. Pour finir, nous devons également citer la
définition lacunaire de la dot. En effet, la loi de 1961 la décrit comme une propriété donnée
« en considération du mariage ». Cette définition pose de nombreux problèmes car si par
exemple un objet est considéré en tant que dot il faut prouver qu’il ait été donné en
« considération du mariage ». Ainsi, toutes les personnes qui sont accusées peuvent stipuler
que les présents offerts ne l’ont pas été « en considération du mariage ».
75
Le 8 mai 1984, une proposition d’amendement à la loi de 1961 fut placée à la Lok Sabha. Il
fut alors proposé que le délit devienne « cognizable », de sorte que la police et les diverses
institutions sociales puissent déposer plainte. La proposition de loi avait également pour
ambition de durcir la punition, élevant la durée maximale d’emprisonnement de 6 mois à deux
ans, et l’amende de 5 000 roupies à 10 000 roupies (Basu, 2004 : 95). La proposition de loi fut
passée et devint le Dowry Prohibition (Amendment) Act de 1984 (imposé le 2 octobre 1985).
Cet amendement apporte des changements importants quant aux provisions pour recevoir la
dot en retour et à la définition de la dot. En effet, l’amendement autorise le juge d’ordonner la
réédition de la dot, si le mari ou sa famille ne répond pas à cet ordre, ils sont soumis à une
amende du montant de la propriété (la Section 6 réduit le temps limite de réédition de la dot à
la bru d’une année à trois mois). Ensuite, la phrase « en considération du mariage » a été
remplacée par « en connection avec le mariage » (ibid.). Bien que ce changement permette
d’élargir la définition de la dot, elle ne demeure toujours pas assez vaste pour couvrir toutes
les situations. Par exemple, dans le cas où des demandes de dot ont lieu quelques années après
le mariage, il reste difficile de prouver que celles-ci sont « en connection » avec le mariage.
De plus, la distinction entre ce qui constitue la dot et ce qui demeure des dons volontaires
reste floue, et aucun plafond n’a été fixé sur la valeur des dons. Cet amendement se révéla
également inefficace en vue du contexte social. En effet, certains points nécessitant un
changement n’ont pas été modifiés, tels que la durée d’un an pour intenter un procès, mais
également le fait de considérer à la fois les donneurs et les receveurs de dot comme coupables
(ibid.). En conclusion, l’amendement de 1984 au Dowry Prohibition Act de 1961 ne parvint
pas à apporter de provisions légales mettant fin à la pratique de la dot (Basu : 95-96).
Le 6 mars 1985, une nouvelle proposition de loi fut présentée au Parlement indien et
promulguée le 22 août de l’année suivante. Le Dowry Prohibition (Amendment) Act de 1986
éleva une fois de plus les peines pour la prise et la réception d’une dot (une réclusion de cinq
ans et une amende de 15 000 roupies.). Une provision a été faite pour que les gouvernements
étatiques nominent des « dowry prohibition officers and their advisory board with two women
member » (Ghadially (éd.), 1988 : 177). Cette mesure est considérée sous l’angle de la
prévention. En effet, ces fonctionnaires doivent prévenir la prise, la demande et
l’encouragement de dot, mais également s’assurer que les provisions légales de la loi soient
exécutées, ils ont également l’autorité de relever des preuves contre les personnes qui ont reçu
une dot. Malgré les améliorations apportées, un manquement toujours évident du Dowry
Prohibition (Amendement) Act de 1986 est le fait que la Section 3 de la loi permette les
76
cadeaux de mariage offerts volontairement : « Thus the law does not apply to « presents
which are given at the time of marriage to the bride (without demand having been made in the
behalf » (Government of India, 1986 : 1) » (Van Willigen ; Channa , 1991 : 371).
En dépit de la loi de 1961 et de ses amendements successifs, la pratique de la dot est
aujourd’hui plus que jamais présente, et certainement dans sa forme la plus désastreuse,
coûteuse et meurtrière. Les mesures législatives n’ont pas empêché l’extension du système de
la dot. Nous en venons à la conclusion que le plus gros manquement de la loi de 1961 et de
ses amendements successifs est son adéquation avec la réalité sociale. Pour certains, tels que
Kirti Singh, la loi de l961 était davantage un compromis entre les condamnateurs de la dot et
ceux qui ne voyaient rien de mal dans sa pratique, ce compromis s’est reflété dans les diverses
Sections de la loi et donc dans son efficacité (Goonesekere (éd.), 2004 : 120). Pour d’autres,
tels que Van Willigen et Channa, la loi de 1961 n’arrivera pas à ses fins tant que la valeur
économique de la femme ne sera pas augmentée, et tant que les lois de succession hindoues ne
seront pas totalement neutres et équitables par rapport au genre. A leur avis, la législation
devrait au contraire trouver des pratiques qui remplacent l’utilité économique de la dot (les
auteurs font ici référence à sa fonction d’héritage pre-mortem) et qu’elles soient moins
problématiques (1991 : 375). Notre propre conclusion est que la législation n’est pas
suffisante pour régler les problèmes liés à la dot en Inde, de plus le Hindu Succession Act
(1956) n’a pas eu d’impacts majeurs sur la problématique de la dot. Nous sommes plutôt
d’avis de dire que les réformes légales doivent être couplées de réformes sociales, c’est ce qui
nous pousse à souligner la nécessité d’actions sociales afin d’éradiquer toutes pratiques
pernicieuses liées à la dot.
2.3.3 Conclusion : réalité légale versus réalité sociale
Comme nous pouvons le constater, le Gouvernement indien a mis en place à la fois une
structure égalitaire formelle à travers la Constitution, mais il a également utilisé la législation
afin de fournir des changements sociétaux. Cependant, les femmes restent dépourvues dans la
réalité d’une justice légale, en effet, il demeure un large écart entre la formulation des lois et
leur implantation. Plusieurs raisons expliquent cela. Tout d’abord nous pouvons invoquer les
lacunes au sein même des lois, le fait surtout que celles-ci demeurent hautement théoriques et
qu’elles aient donc beaucoup de peine à s’implanter dans un contexte pratique.
Deuxièmement, en raison de leur isolation politique et sociale, de leur dépendance
77
économique et de leur non responsabilisation, les femmes ne sont pas toujours au courant des
provisions légales mises en place pour leurs intérêts, et elles n’y ont donc pas accès.
Troisièmement, indépendamment des lois personnelles, la législation indienne tend à réduire
les individus au sein de groupes homogènes, ainsi les variations culturelles, sociales et
économiques forment des obstacles majeurs à son application. Quatrièmement, les lois
promulguées par le gouvernement central doivent être appliquées par les différents Etats,
certains gouvernements ne mettent pas le même empressement pour le faire car ils subissent
davantage la pression due à l’application de la loi et à ses conséquences. Ensuite, le poids de
la tradition reste le rempart majeur contre l’efficacité des lois, c’est-à-dire que les protections
légales pour les femmes restent soumises aux pressions socio-culturelles. Pour finir, ces
nouvelles lois ne sont pas couplées de changements significatifs concernant le pouvoir
politique, social et économique de la femme, les rendant ainsi inefficaces.
Dans son ouvrage, Mishra nous parle du décalage existant entre de nouveaux modes de vie
instaurés par la modernisation et les valeurs traditionnelles restées inchangées « Our country
is passing through a transitional stage between traditionality and modernity and cultural
changes are taking place. Due to the contacts and influences of western societies, the process
of change started. Consequently, we have adopted the modern lifestyle (…) but our thoughts,
religious beliefs, traditions, customs etc, have not changed much and therefore we are still
practicing caste and sex discrimination. (…) It is because these legal provisions are not being
accepted by the general people of Hindu community. The people are not bothered even to
have uptodate knowledge about these laws, as they simply love traditions. » (2002 : 223).
Selon nous, ce décalage reflète tout à fait les difficultés que connaît l’implantation de la
législation indienne, nous pensons cependant qu’il faut nuancer ces propos. Tout d’abord,
nous sommes d’avis de dire que Mishra oublie ici que pour de multiples raisons, telles que
l’analphabétisme, le manque d’accès aux réseaux politiques locaux, la surcharge de travail
productif, etc., une grande partie de la population n’a pas les moyens d’être concernée par les
changements législatifs. Deuxièmement, si les politiques législatives ont de la peine à
s’implanter c’est surtout dû au fait que très peu d’actions pratiques sont mises en œuvre afin
de sensibiliser la population et de préparer l’accueil des ces nouvelles mesures. Pour finir, il
n’est pas question ici d’ « aimer » les traditions, il est question de « respect » des traditions et
de considérer leur poids considérable dans les comportements et les manières de penser de la
population indienne.
78
Nous ne sommes pas ici en train de condamner la législation indienne, car il est certain que
l’égalité de genre fait partie des plans de développement de l’Inde, et que la législation sociale
est perçue comme un agent primordial des plans de changements sociaux. Cependant, il est
important de comprendre que quoique la législation instaure, le statut de la femme indienne
reste fortement influencé par des facteurs culturels, tels que l’institution familiale, la religion,
et les normes sociales : « « Religion, family, and kinship roles and cultural norms, delimiting
the spheres of women’s activities, obstruct their full and equal participation in the life of the
society and the achievement of their full potential. Thus, social status of women, can be
considered as a typical example of the gap between the status and roles, provided by the
constitution and laws, and the status and roles, imposed by the social traditions. (…) This
state may last long because of the deep-rooted traditional values and norms are posing a tough
resistance to implementation of laws, creating many problems and challenges. » (Mishra,
2002 : 224). Reste maintenant à faire concorder les nouvelles dimensions statutaires de la
femme introduites à travers les procédures législatives à la réalité sociale. Et pour cela, un
changement au niveau des attitudes, des manières de penser, du système des valeurs mais
également des normes sociales traditionnelles doit être effectué. Tant que cette étape ne sera
pas prise en compte, aucune législation n’atteindra les objectifs qu’elle s’est fixée au départ :
« No amount of legislation can take the place of a frontal attack on a tradition imprisoned
mind which will not take its ostrich head out of the sand. Legislation which does not have
popular support is doomed. It will only succeed in creating a barrier between lawmakers and
those they are trying to help. A basic change of attitudes which can only be achieved by
constant and tireless striving must go hand in hand with legislation. (…) Our laws are
unrelated to ground realities, and are far and away ahead of societal norms. They will be
forced to bow before unwritten codes of customary procedure until we achieve, as we must,
the miracle of attitudinal change at ground level. » (Verghese, 1997 (2e ed.): 252).
En conclusion, le contexte social et culturel est trop souvent mis de côté dans l’implantation
de nouvelles lois en Inde, engendrant ainsi un grand décalage entre la réalité sociale et la
législation, et donc son inefficacité. La réalité sociale indienne ne permet tout simplement pas
pour le moment aux femmes d’avoir accès aux droits qui sont théoriquement existants. La
société indienne est normativement non préparée afin d’accueillir et d’accepter d’importantes
réformes législatives, cela explique que l’impact sur les attitudes soit moindre.
79
Chapitre 3 : « Action Bénarès » : une ONG qui soutient les
femmes brûlées
3.1
Présentation de l’organisation « Action Bénarès »
3.1.1 Introduction personnelle
Mon stage au sein de l’ONG « Action Bénarès » s’est tenu dans le cadre du DESS
interdisciplinaire en études asiatiques effectué à l’Université de Genève de 2003 à 2005.
L’objectif de ce diplôme est de fournir à l’étudiant une approche théorique (à travers deux
semestres de cours académiques) et une expérience pratique fournie par un stage de
préférence dans un pays asiatique. Me destinant à une carrière dans l’humanitaire, je désirais
profiter de ce stage afin d’étudier le fonctionnement d’une ONG sur le terrain, de comprendre
les difficultés et les obligations qu’elle confrontait au quotidien, et dans ce cas précis, étudier
l’implication de son implantation en Inde. Au niveau personnel, ce stage était l’occasion de
tester mes capacités dans un tel contexte, plus précisément de savoir si ce type d’activité me
correspondait et si mon apport y était positif. Ce séjour fut donc pour moi une première à
plusieurs points de vue : ce fut mon premier voyage en Inde mais également une première
expérience dans le milieu humanitaire. En préparant ce stage, j’ai décidé de partir pour une
période de trois mois et demi, une durée plus courte me paraissait inutile car il faut en général
plusieurs semaines afin de s’adapter à un nouveau milieu. Avec le recul, je suis satisfaite de
cette décision car j’ai ainsi eu le temps de m’investir dans l’organisation, et d’étudier les
nombreuses facettes de son fonctionnement. Le choix de cette organisation se justifie par
plusieurs raisons : tout d’abord ses activités correspondaient à ce que je recherchais (je
désirais travailler sur le terrain, avoir un contact direct avec la population, et la dimension
médicale m’intéressait), ensuite son mode de fonctionnement me paraissait atypique et
intéressant.
Cette partie du travail revient sur les origines d’ « Action Bénarès » et présente le
fonctionnement actuel de l’organisation à travers l’exposé de ses activités, de leur location et
leur horaire, ainsi que la description du personnel employé et bénévole. Il est à noter que ce
travail est basé sur mon expérience personnelle de stage, sur l’interview que j’ai faite de
Bernard-Yves Sabot, mais également sur un compte rendu effectué par une infirmière et son
mari, Floriane et Fréderic Gandon, qui ont travaillé au sein d’ « Action Bénarès » en 2003.
80
3.1.2 « Action Bénarès » : ses origines et son fonctionnement actuel
« Action Bénarès » est à l’origine une action individuelle menée par Bernard-Yves Sabot.
Originaire de France et de nationalité suisse, Bernard-Yves Sabot a grandi à Genève où il a
suivi des études médico-sociales. A la fin des années 1960, suite à diverses circonstances, il
est amené à travailler auprès des « Missionnaires de la Charité »24 à Kolkata. Il a ainsi vécu et
travaillé pendant quatre ans au sein de la Cité de la joie25, avant de s’établir à Varanasi en
1973 afin de poursuivre son engagement social et médical auprès des plus démunis en fondant
« Action Bénarès ». Pendant les premières années de son activité, Bernard-Yves Sabot
travaille seul tout en profitant de l’aide de passants et de certains médecins indiens. A ses
débuts, son activité est limitée à Dasaswamedh Ghat26 mais rapidement elle s’étend à travers
la ville, notamment au bidonville de Durgakund, aux villages de lépreux de Kashi Station et
de Sankat Mochan, à la gare principale de Varanasi, ainsi qu’à l’hôpital de Kabir Chaura27.
Parallèlement à son travail, Bernard-Yves Sabot continue sa formation à l’Université Hindoue
de Bénarès (BHU) en poursuivant des études de médecine orthopédique, gynécologique et
pédiatrique. Au début des années 1980, « Action Bénarès » incorpore la structure du
volontariat à ses activités : des personnes du monde entier (ainsi que des touristes de passage
à Varanasi) viennent travailler au sein de l’organisation, lui permettant d’évoluer et de fournir
une aide permanente aux plus démunis (Roux, 2004).
Aujourd’hui « Action Bénarès » est non plus une action individuelle mais une association
inscrite en Suisse et dirigée par Bernard-Yves Sabot et sa femme, Anna Ibanez-Sabot.
« Action Bénarès » se définit comme étant une organisation indépendante à vocation
humanitaire dont l’activité est essentiellement socio-médicale. Elle apporte des soins et une
assistance à de nombreux habitants de Varanasi, essentiellement aux plus démunis et à ceux
« dont plus personne ne veut » (Roux, 2004 : 11). Il est à noter qu’ « Action Bénarès » est une
organisation de type humanitaire qui n’a aucun but lucratif, religieux ou politique, l’aide
dispensée par cette ONG est entièrement gratuite pour les personnes concernées. Ses activités
se font en collaboration avec les médecins, infirmiers, pharmaciens, enseignants, hôpitaux et
dispensaires indiens, en gardant pour objectif de respecter les us et les coutumes du pays. Les
24
« Les Missionnaires de la Charité », l’ordre de Mère Teresa, fut fondé en 1950 à Kolkata. Les religieuses ont
fait le vœu de servir les plus pauvres parmi les pauvres. Ce vœu fut mis en pratique par l’ouverture de nombreux
foyers sociaux et médicaux au sein de la ville et par la suite dans le monde entier. « Les Missionnaires de la
Charité » accueillent de nombreux volontaires et dispensent une aide médicale et sociale de terrain.
25
Nom donné au principal bidonville de Kolkata.
26
Dasaswamedh Ghat est un des ghats importants de Varanasi, c’est un lieu très animé et de nombreux lépreux y
mendient.
27
Kabir Chaura Hospital est un des deux hôpitaux gouvernementaux de la ville de Varanasi.
81
parties suivantes du travail vont permettre au lecteur de mieux comprendre le fonctionnement
actuel d’ « Action Bénarès », ainsi que ses lignes directrices et sa structure.
3.1.3 Les activités d’« Action Bénarès »
Le travail d’« Action Bénarès » s’inscrit dans le domaine de la santé communautaire. Les
activités sont essentiellement de type médical et social et s’adressent principalement aux
accidentés (accidents de trains ou de circulation), aux grands brûlés, aux lépreux, aux
toxicomanes, et aux personnes vivant dans les bidonvilles, à la gare centrale de Varanasi, ainsi
que dans les zones très pauvres de la ville. L’offre en soins dispensée à cette population
comporte deux axes principaux, à savoir :
a) L’aide médicale
Les soins des plaies dues à la lèpre ou à des lésions accidentelles.
Les soins aux nombreux grands brûlés dus entre autre à l’utilisation des lampes
à l’huile, aux réchauds à pétrole défectueux, et autres « accidents ».
L’organisation des visites médicales sur les lieux d’activités.
La prise en charge des traitements indiqués lors de diagnostics posés par le
corps médical indien.
La prise en charge des personnes nécessitant une hospitalisation pour des soins
médicaux spécifiques.
L’aide à la famille durant l’hospitalisation d’un des siens.
L’assistance et l’accompagnement des personnes en fin de vie afin qu’elles
puissent mourir dans la dignité et non pas seules, abandonnées dans la rue.
b) L’aide sociale
Activités éducatives, manuelles et récréatives pour les enfants des bidonvilles,
les enfants hospitalisés ou ceux dont un membre de la famille est hospitalisé.
Aide à l’amélioration des conditions de vie des patients au sein de l’hôpital.
Suivi et assistance des patients dans l’accomplissement des tâches de la vie
quotidienne (alimentation, toilette, habillage).
Soutien psychologique aux familles et participation à leur vie quotidienne.
82
Aide à la scolarisation.
Aide à l’amélioration des conditions de vie de la population par le biais de
travaux d’acheminement de l’eau et de la construction de maisons en dur.
Figure 1 : Le personnel d’ « Action Bénarès » soignant des lépreux à Dasaswamedh Ghat
3.1.4
Les lieux d’activités et l’emploi du temps
Les soins dispensés par l’organisation s’adressent principalement aux plus démunis, les lieux
d’activités sont donc choisis en fonction des endroits où cette population se trouve.
L’organisation est présente dans le bidonville de Durgakund, aux villages de lépreux de Kashi
Station et de Sankat Mochan, à la gare centrale de Varanasi, à Dasaswamedh Ghat, à l’hôpital
de Kabir Chaura, sans oublier les rues de Varanasi. Les déplacements se font en rickshaw28
(l’association emploie un chauffeur, son rickshaw est équipé d’une grande mallette métallique
transportant l’équipement nécessaire aux activités), à l’aide de vélos appartenant à
28
Vélo pousse-pousse
83
l’association, et il arrive également que les volontaires doivent louer leur propre vélo ou
utiliser des rickshaws à leurs frais.
Du fait de ses nombreux lieux d’activités, l’emploi du temps d’ « Action Bénarès » est très
structuré. L’association agit sept jours sur sept et est présente sur les différents lieux
d’activités selon un horaire hebdomadaire précis. Voici un tableau horaire qui pourra vous en
rendre compte :
Durgakund
Kabir
Gare
Dasaswamedh
Kashi
Sankat
(bidonville)29
Chaura
centrale
Ghat
Station
Mochan
30
Hospital
Lundi
!
!
Mardi
!
!
Mercredi
!
!
Jeudi
!
!
Vendredi
!
!
Samedi
!
!
Dimanche
!
!
!
!
!
!
!
!
!
!
!
Tableau 4 : Planning hebdomadaire des activités d’ « Action Bénarès » observé de septembre à décembre
2004.
Les activités à Durgakund, à la gare centrale et à Dasaswamedh Ghat débutent à neuf heures
du matin (souvent plus tôt pour Durgakund, avant que l’école ne commence), ensuite le
personnel se rend à Kabir Chaura Hospital pour les onze heures (après les visites médicales
afin de ne pas déranger les médecins locaux dans leur travail) et y travaille en général de trois
à cinq heures, dépendamment du nombre de volontaires et de la demande de soins. Le
personnel se rendant à Kashi Station et Sankat Mochan se doit de prendre le temps sur place
et n’est donc pas attendu à l’hôpital. Cette organisation nécessite que les volontaires forment
de petits groupes pour se rendre sur les lieux d’activités (un minimum de deux personnes est
29
Les activités au bidonville de Durgakund fluctuent selon la demande de soins et le nombre de volontaires, il
arrive que la présence d’ « Action Bénarès » soit quasi quotidienne ou qu’elle se fasse un jour sur deux. Environ
deux samedis du mois sont consacrés à des sorties avec les enfants du bidonville (visites de temples, ballades en
bateau, jeux divers dans des parcs). Ces sorties sont également l’occasion pour les enfants de prendre un repas
chaud et consistant.
30
« Action Bénarès » se rend à Sankat Mochan uniquement une fois par semaine en raison de sa collaboration
avec une autre association qui y travaille régulièrement.
84
requis), elle demande également qu’ils soient flexibles car des ajustements de dernière minute
sont toujours possibles.
3.1.5 Le personnel
Sur place, le personnel de l’organisation est constitué de bénévoles et d’employés :
a) Le personnel bénévole
Le personnel bénévole varie en fonction des besoins du moment. Il oscille généralement entre
cinq et dix volontaires. Ceux-ci travaillent pour l’association sur une courte, moyenne ou
longue durée selon les objectifs, désirs, et possibilités de chacun (il en va de même pour la
fréquence de travail). Il est important de spécifier qu’« Action Bénarès » n’exige pas une
formation médicale pour travailler. En effet, Bernard-Yves Sabot ne veut pas que
l’organisation devienne une structure médicale exigeant des formations précises et dont la
sélection du personnel se fait sur la base d’un curriculum vitae. Selon lui, c’est une question
de personnalité : si le volontaire est motivé, désireux d’apprendre, humble et sait « se pencher
sur les autres » (Roux, 2004 : 13), il peut tout à fait travailler. Il n’existe pas de couverture
sociale pour le personnel bénévole en cas de maladies ou d’accidents (il faut tout de même
nuancer ce propos en tenant compte du fait qu’en cas de maladie, certains soins sont dispensés
gratuitement par l’organisation). Bernard-Yves Sabot considère que les volontaires sont assez
responsables pour avoir fait les vaccins nécessaires au préalable et pour prendre les
précautions d’usage sur les lieux d’activités, dans le cas contraire cela implique un choix
personnel dont l’organisation n’est nullement responsable.
b) Le personnel employé
Les personnes employées sont actuellement au nombre de six. Il y a trois employés
occidentaux permanents, dont le salaire est fixé à 300 Frs par mois : Bernard-Yves Sabot et sa
femme, Anna Ibanez-Sabot, qui sont à la direction de l’association et qui travaillent sur les
nombreux lieux d’activités, ainsi que Véronique Jaccard (diplômée de la Faculté de Médecine
tropicale de Genève) qui est le médecin en titre d’ « Action Bénarès ». A ceux-ci s’ajoutent
trois employés indiens : Papou et Govin qui occupent la fonction d’aide-soignant et dont le
85
salaire est fixé à 3600 roupies par mois (l’équivalent de 100 Frs) et Lakhandar, le conducteur
du rickshaw d’« Action Bénarès » qui gagne 3000 roupies par mois (l’équivalent de 86 Frs).
Chaque employé a un jour de repos par semaine et deux semaines de congé payé par année.
D’autres congés sont acceptés à la condition que le personnel restant soit suffisant pour
remplir le travail du moment. « Action Bénarès » s’est engagée à couvrir les soins médicaux
des employés, ainsi que de leur famille. En cas de décès d’un de ses employés, elle dispense
une aide à sa famille. L’organisation prévoit également de fournir une retraite à ses
employés : à l’âge de soixante ans ils peuvent arrêter les activités, et une somme équivalente à
80% de leur salaire leur sera versée jusqu’à la fin de leurs jours (Roux, 2004 : 13).
« Action Bénarès » est une organisation inscrite en Suisse, son comité de direction est
composé d’un président, d’un secrétaire général ainsi que d’un trésorier (non payés). C’est le
comité de direction qui s’occupe de recueillir des fonds pour l’organisation. Il est à noter
qu’ « Action Bénarès » fonctionne essentiellement sur la base du volontariat sur place et de
donations diverses (argent, habits et matériel médical). Son budget est d’environ 20 000 euros
par an. Les dons du monde entier arrivent en Suisse, de là une somme est versée chaque mois
(en moyenne l’équivalent de 700 dollars) par le comité de direction au compte d’ « Action
Bénarès » à Varanasi. Cette somme sert à payer les salaires du personnel employé, ainsi que
les activités sociales (sorties avec les enfants du bidonville, rapatriement d’un patient, achat
de nourriture etc.) et médicales (médicaments, matériel médical divers).
Figure 2 : Soins prodigués à un lépreux de la gare centrale de Varanasi
86
3.2
Les femmes brûlées de Kabir Chaura Hospital
3.2.1 Présentation de Kabir Chaura Hospital et de sa collaboration avec « Action Bénarès ».
« Action Bénarès » travaille en collaboration avec le réseau local de soins de Varanasi. Cette
participation lui permet à la fois d’intervenir lorsque la demande de soins correspond à son
offre, mais également de faire admettre certains patients dans des institutions spécialisées afin
qu’ils poursuivent leur traitement. La rencontre d’ « Action Bénarès » avec Kabir Chaura
Hospital s’est faite il y a plus de vingt ans grâce à un médecin indien, Dr. Pandey. Celui-ci
avait observé le travail de Bernard-Yves Sabot à Dasaswamedh, et il a fait admettre un des ses
patients à Kabir Chaura Hospital (Roux, 2004 : 6). Bernard-Yves Sabot a été amené à passer
de plus en plus de temps dans cet hôpital, et pour finir l’organisation s’y est associée afin d’y
travailler quelques heures par jour et dispenser une aide médicale adéquate aux patients
n’ayant pas de famille ou des moyens économiques insuffisants pour suivre un traitement.
Kabir Chaura Hospital est un des deux hôpitaux gouvernementaux de la ville de Varanasi.
Construit en 1885, il comprend actuellement environ 250 lits ; une cinquantaine de médecins
ainsi que plus d’une centaine d’infirmières y travaillent. La structure de l’hôpital demeure
similaire à celle d’un hôpital public en Europe, c’est-à-dire qu’elle comprend les procédures
d’admission, un bloc d’urgence, et différents départements médicaux. La collaboration
d’ « Action Bénarès » avec l’hôpital est formelle (une autorisation de travail lui a été fournie
par les autorités de l’hôpital), l’organisation ne prend pas « officiellement » le relais du
personnel hospitalier mais travaille en collaboration avec lui. Ainsi, les volontaires ne
s’ingèrent pas dans les affaires médicales, ils attendent que le personnel leur donne leur aval
avant de traiter un patient.
Figure 3 : Kabir Chaura Hospital, entrée des urgences
87
Les activités de l’association menées au Kabir Chaura Hospital sont essentiellement basées
sur les soins prodigués aux grands brûlés (hommes et femmes), les soins orthopédiques
(traitements des plaies), et l’assistance sociale et médicale des personnes invalides ne détenant
pas de famille pour les soutenir (aide à la toilette, à l’habillage, à l’alimentation et
amélioration du confort général des patients). A l’exception des grands brûlés qui regroupent
différentes classes sociales, ces soins sont prodigués aux plus pauvres car « Action Bénarès »
travaille dans les secteurs médicaux qui recueillent les plus démunis. Dans ces secteurs, les
conditions de traitement et de vie sont beaucoup plus difficiles que dans le reste de l’hôpital.
D’une manière générale, nous avons pu observer que le personnel infirmier et médical
témoigne peu d’égards envers les patients. Les chambres et les couloirs leur étant destinés
sont rarement nettoyés, des pansements usagés jonchent le sol, les matelas ne détiennent
parfois pas de draps, ils sont tellement usés que le rembourrage ressort et le personnel
hospitalier rechigne à les changer malgré les odeurs d’excréments qui y sont imprégnées, ainsi
que les différents insectes qui y pullulent. De plus, le personnel hospitalier fournit rarement
une aide à aux malades afin qu’ils puissent faire leurs besoins (ce qui explique que des
excréments jonchent les murs et les matelas), ou pour qu’ils se lavent. En ce qui concerne la
nourriture, nous avons pu constater que parfois l’hôpital « sautait » le repas de certains
patients (notamment les plus indésirables), et les médicaments sont souvent laissés sur leurs
lits sans qu’aucune mesure ne soit prise pour surveiller s’ils suivent bel et bien leur traitement.
En conclusion, les modalités de vie et de traitement dans ces secteurs sont désastreuses et les
conditions d’hygiène y sont déplorables. La situation des patients s’en ressent fortement :
découragés et malades, ils s’abandonnent à cette situation, leur dignité est profondément
affectée, sans compter sur le fait qu’ils sont beaucoup plus vulnérables à divers types
d’infections. Dans de telles conditions, il n’est pas étonnant que la guérison puisse prendre
des mois.
« Action Bénarès » essaie donc de pallier tous ces manquements avec les moyens qu’elle
détient, elle cherche à soutenir les souffrants et à leur procurer une présence quotidienne. Les
volontaires surveillent l’alimentation des patients (la nourriture distribuée par l’hôpital est
inconsistante), et s’efforcent de sortir les plus invalides à l’aide de fauteuils roulants afin
qu’ils puissent quitter quelques instants l’hôpital (certaines personnes restent des mois alitées
en attendant la guérison). En conclusion, notre expérience au sein d’ « Action Bénarès » nous
a démontré qu’une grande discrimination sociale perdurait dans les soins attribués aux
patients. Nous avons pu constater que certains médecins et infirmiers prenaient de grandes
88
précautions afin de toucher au minimum certains malades, de plus ils retardent des opérations
impératives et mettent ainsi la vie des personnes concernées en danger. Il est évident que
quelques centaines de roupies peuvent faire changer la situation, Bernard-Yves Sabot nous a
d’ailleurs avoué qu’il devait parfois utiliser ce moyen pour faire avancer des opérations
urgentes. Dans un tel contexte, il doit accepter l’injustice de ce système informel afin que ses
activités au sein de l’hôpital se poursuivent.
Figure 4 : Sunita Devi a eu le fémur cassé, elle est restée à Kabir Chaura pendant plus de trois mois dans
des conditions de vie déplorables. « Action Bénarès » a retrouvé sa famille au Bihar et l’y a rapatrié.
3.2.2 Accueil et soins prodigués aux femmes brûlées
Tout d’abord, nous aimerions souligner le fait qu’ « Action Bénarès » soutient les femmes
brûlées exclusivement à travers leur prise en charge médicale et morale. Devant l’urgence, les
interrogations quant à la cause de leur présence sont reléguées au deuxième plan. Le plus
important est de sauver les femmes qui ont une chance de s’en sortir, et d’être aux côtés de
celles qui vont probablement mourir dans les prochains jours. Il faut comprendre que
l’intégration d’ « Action Bénarès » dans le réseau local de soins et particulièrement au sein de
89
Kabir Chaura Hospital n’est pas totalement acquise et nécessite d’être entretenue sans cesse.
Si l’organisation commence à s’impliquer autrement dans de pareils cas, elle met en danger sa
collaboration avec l’hôpital.
Les femmes brûlées arrivent dans la majorité des cas à l’hôpital pendant la nuit, c’est à croire
que les « accidents de cuisine » arrivent toujours très tard dans la soirée ou pendant la nuit.
Elles sont traitées dans une chambre détenant une dizaine de lits (les hommes sont soignés
dans le couloir adjacent). Généralement, le premier jour de l’admission d’une femme brûlée,
« Action Bénarès » laisse les infirmières de l’hôpital s’en occuper, l’organisation évalue
cependant l’ampleur et la gravité des brûlures. Les femmes qui arrivent sont mises
immédiatement sous perfusion, et des doses de morphine leur sont parfois injectées pour
pallier leur douleur. Le lendemain de leur admission, il est demandé aux patientes si elles
veulent qu’ « Action Bénarès » prenne le relais des soins, dans la majorité des cas elles
acceptent. Lorsque la famille est présente, l’organisation cherche à la faire participer au
traitement, c’est-à-dire lui apprendre les gestes essentiels afin qu’elle puisse continuer les
soins dans la soirée, mais également après la sortie de l’hôpital.
Le traitement des patientes varie selon la gravité de leurs brûlures. En effet, des femmes
brûlées à plus de 70% ont très peu de chances de s’en sortir, surtout lorsque les parties
génitales sont touchées. Elles sont alors très vulnérables à tous types d’infections, et lorsque le
torse et le cou sont touchés, leur respiration devient difficile. Dans de pareil cas,
l’organisation privilégie des soins qui s’apparentent davantage à un accompagnement de fin
de vie : leur procurer une présence quotidienne, passer de la crème hydratante et désinfectante
sur leur corps, leur parler, leur coiffer les cheveux, leur masser les parties du corps qui ont été
épargnées, etc. Certaines patientes ont cependant une chance, même minime, de survie, un
long traitement (qui peut prendre de nombreuses semaines) attend alors ces femmes. Celui-ci
consiste en plusieurs étapes. Tout d’abord les brûlures sont lavées à l’aide d’eau tiède où il a
été au préalable dilué un désinfectant. Cette étape vise à enlever la crème de la veille afin que
la nouvelle application soit plus effective, c’est aussi l’occasion de désinfecter les plaies. Dans
un deuxième temps, le pus des blessures doit être enlevé à l’aide de petites pinces afin de
prévenir des infections, et les peaux mortes sont coupées afin d’améliorer le confort des
patientes. Pour finir, il leur est appliqué une crème hydratante et désinfectante (à base de
particule d’argent), qui va accélérer la cicatrisation et prévenir les infections. Ce traitement
90
peut prendre une à trois heures selon les cas, il est une véritable torture pour ces femmes dont
certaines plaies sont à vif.
Figure 5 : Traitement de Sunita, brûlée à 60% au troisième degré
Les conditions matérielles et situationnelles de traitements sont très difficiles. Tout d’abord, la
chambre des brûlées est un espace ouvert, l’intimité et le repos des femmes sont donc entravés
par la présence de nombreuses personnes (les familles établissent leur quartier à même le sol)
et le passage de visiteurs. L’équipe d’« Action Bénarès » utilise donc des moustiquaires et des
paravents afin de garantir une certaine privauté lors des soins. Ensuite, les conditions
d’hygiène et la présence de nombreux chiens errants sont un grand danger pour l’état de santé
des femmes brûlées, le plus grand risque pour elles étant de contracter une infection qui leur
serait fatale. Pour finir, l’hôpital ne délivre pas certains services indispensables pour leur
91
traitement, notamment des draps stériles pour couvrir leur matelas, ou encore de l’eau bouillie
pour la désinfection des plaies. Au début de l’année 2006, Kabir Chaura Hospital a inauguré
un nouvel espace pour les grands brûlés, celui-ci détient 18 lits répartis dans des box séparés.
Nous pouvons donc espérer que les structures de l’hôpital soient en évolution, et que ces
nouvelles conditions optimisent le traitement des femmes brûlées.
3.2.3 Analyse et constatations personnelles
En règle générale, les premiers jours du volontaire sont consacrés à l’observation du travail
d’« Action Bénarès » : il tourne sur les différents lieux d’activités et se familiarise avec
l’équipe de l’organisation, son emploi du temps, la population assistée, ainsi que le matériel
médical. Puis, lorsqu’il se sent prêt, il effectue le travail quotidien sous la direction de
Bernard- Yves Sabot et de Véronique Jaccard. Cependant, à mon arrivée à Varanasi, l’équipe
de volontaire était restreinte, et le travail en hôpital avec les grands brûlés était conséquent.
J’ai donc été amenée à travailler dès mon premier jour et à établir mes premiers contacts avec
les patients de Kabir Chaura Hospital.
La première femme brûlée que j’ai rencontrée s’appelait Sunita Devi, elle était âgée d’une
vingtaine d’années et était brûlée à 90% au troisième degré. Elle était arrivée quelques jours
auparavant et son état demeurait critique, la seule partie de son corps qui était épargnée était
son visage. Il n’est pas de mon propos ici de décrire toute l’horreur de cette situation. Il faut
cependant souligner qu’à ce stade, le corps de la victime est comme momifié, la peau
ressemble à du carton et certaines parties sont à vif. Tout comme Bernard-Yves Sabot le dit
dans le reportage d’Aurélie Champagne : « C’est l’horreur à tous les niveaux (…). Je crois
qu’on ne réalise pas, comme si on est complètement extérieur. Quand je touche ces corps
calcinés, ces corps qui ont été aimés, massés…puis brusquement tout cela devient une momie,
une horreur, enfin c’est plus un corps. Pourtant quand tu es en face de la personne, elle a un
regard cette personne, elle te touche, elle t’interroge, elle a quelque chose à dire. »
(Champagne, mars 2003). Voici un autre témoignage, celui d’une volontaire suisse arrivée le
même jour que moi, elle décrit sa rencontre avec Sunita Devi: « Lorsque je suis entrée pour la
première fois dans cet hôpital à Varanasi, j’ai reçu un énorme choc. On m’avait pourtant
prévenue de ce qui m’attendait. On m’avait décrit les horreurs dont j’allais être témoin,
notamment en ce qui concerne les femmes brûlées. Mais l’on n’est jamais assez préparé à de
telles visions. Je n’oublierai jamais ma première rencontre avec une femme brûlée. Cette
92
odeur si forte et si particulière qui vous imprègne toute la journée, ce pauvre petit corps brûlé
à vif et sa main presque en lambeaux. Elle était jeune et avait un visage doux. A ce momentlà, on se demande comment de telles atrocités peuvent être commises… Le docteur Sabot m’a
proposé de m’occuper d’elle, mais je n’ai pas pu, c’était trop tôt. » (Annexe 2). Le traitement
de Sunita Devi s’apparentait davantage à un accompagnement en fin de vie. Aucun membre
de sa famille n’a été présent lors de son séjour à l’hôpital, elle y est décédée dans des
souffrances et une solitude extrêmes. Sunita est un exemple parmi tant d’autres, pendant mon
expérience de stage j’ai pu observer l’admission de plus d’une cinquantaine de femmes
brûlées à Kabir Chaura Hospital.
Du fait de la présence de nombreux hommes brûlés au sein de l’hôpital, nous pouvons dire
que des accidents entraînant des brûlures graves sont assez fréquents. Explosions de réchauds
à gaz, feux d’artifice mal manipulés, lampes à pétrole renversées, accidents électriques, etc.,
sont différentes causes invoquées. Dès lors, nous ne pouvons pas dire que toutes les
admissions de femmes brûlées à l’hôpital résultent d’une tentative de suicide ou de meurtre,
bien que leur nombre soit nettement supérieur à celui des hommes. Lorsqu’une femme est
hospitalisée, il est très difficile de déterminer les causes réelles de ses brûlures, plusieurs
indices peuvent cependant dirigés nos interprétations. En effet, lorsque la femme se retrouve
seule, c’est-à-dire qu’aucun membre de la belle-famille n’est présent à l’hôpital pour la
soutenir, nous pouvons soupçonner une tentative d’homicide. C’est également le cas lorsque
c’est la famille d’origine qui est à ses côtés : par sa présence, elle réapproprie pour un temps
sa fille dans le cercle familiale d’origine ; l’absence de la belle-famille témoigne d’un malaise
qui n’existerait pas s’il était réellement question d’un accident. Ensuite, lorsque les brûlures
d’une nouvelle patiente datent de quelques jours, nous arrivons à la conclusion que la bellefamille ne s’est pas empressée pour l’amener à l’hôpital. Selon Bernard-Yves Sabot, la bellefamille laisse souvent la victime souffrir dans des conditions extrêmes en attendant sa mort.
Cependant, après un certain temps, il devient difficile de la cacher, la belle-famille l’amène
donc à l’hôpital en espérant s’en débarrasser. Arrivée à ce stade, la jeune femme est souvent
trop faible pour parler, la thèse du suicide est alors invoquée. Quatrièmement, certains indices,
tels que les cheveux imbibés de kérosène ou des parties du corps spécifiquement brûlées
(telles que le ventre d’une femme enceinte), nous laisse également écarter la thèse de
l’accident. Pour finir, les nombreuses versions contradictoires de l’événement données par la
belle-famille peuvent également nous pousser à suspecter un homicide.
93
Le reportage effectué par Aurélie Champagne sur les femmes brûlées de Kabir Chaura
Hospital témoigne de certains de ces indices. Elle relate le cas d’une femme de 25 ans brûlée
à 70% venant d’être admise à l’hôpital. Le mari de la femme, ainsi que sa famille d’origine
sont présents. Lorsque la journaliste demande une première fois au mari ce qu’il s’est passé, il
explique que la nuit dernière, pendant que sa femme cuisinait, les enfants ont déboulé dans la
cuisine et ont renversé un bidon de kérosène, son sari s’est imbibé du liquide et a pris feu.
Suite à cette réponse, la journaliste lui demande si sa femme était entourée, et si l’un de ses
enfants a été touché, il répond par la négative. Un peu plus tard dans la conversation, Aurélie
Champagne demande une nouvelle fois les causes de l’événement, le mari devient nerveux et
répond désormais que l’ « accident » est dû à une fuite de gaz. Par la suite, la sœur de la
victime confiera à la journaliste qu’il ne fait aucun doute que c’est un accident criminel (mars
2003). Les deux déclarations contradictoires du mari et la présence de la famille d’origine
sont des éléments qui indiquent clairement une tentative d’homicide.
Un autre fait majeur que j’ai constaté pendant mon stage est l’augmentation des cas de
femmes brûlées à la suite de festivals importants, mais surtout après une période de mariage.
Selon Bernard-Yves Sabot, les festivals sont l’occasion de réitérer des demandes de dot, ils
constituent donc une période d’extrême tension familiale qui peut aboutir à de nombreux cas
de bride burning. En ce qui concerne les mariages, l’explication va de soi. La phase qui les
suit est un temps d’ajustement pour la belle-famille, elle peut donc être une période de
grandes tensions et de disputes familiales, parfois meurtrières. Lors de mon séjour à Varanasi,
le mois de novembre était le théâtre d’une succession de mariages. Chaque soir, les rues de la
ville se transformaient en scènes de processions matrimoniales. Alors que la chambre des
brûlées avait été fermée pendant trois semaines en octobre (du jamais vu selon Bernard-Yves
Sabot), au début de décembre la chambre était de nouveau comble. Nous pouvons donc
supposer une forte corrélation entre les périodes de mariage et autres cérémonies sociales
importantes dans la vie des indiens, et l’augmentation des cas de bride burning. Ce constat
met sérieusement en doute l’hypothèse d’une vague d’ « accidents de cuisine », tout comme
Bernard-Yves Sabot nous le fait comprendre avec ses propres mots : « Faut pas me dire que
c’est du hasard et que comme par hasard les accidents de cuisine ont lieu trois semaines ou un
mois après les cérémonies de mariage » (Champagne, mars 2003).
Pendant mon stage à Varanasi, j’ai rencontré un jeune artiste, Atin Mehra, qui avait vu sa
meilleure amie périr suite à des brûlures au troisième degré. Il m’a expliqué que le jour de sa
94
mort, son amie lui avait avoué que c’était sa belle-famille qui avait tenté de la tuer. Le même
jour, Atin a été menacé de mort par l’époux de son amie, il lui a dit qu’il le tuerait s’il révélait
quoique ce soit à la police. Atin n’a rien dit à la police, cependant, en mémoire de son amie, il
a décidé de faire des recherches sur le phénomène de bride burning. Il a donc recueilli des
témoignages et enquêté auprès des familles et du voisinage de victimes. Voici deux
témoignages qu’il nous livre sur des cas qu’il a rencontrés :
« Sunita was 25 years old when her husband came home drunk one night and began beating
her without provocation. When she shouted in protest, he tied her to a tree outside her house,
poured kerosene over her, and set her on fire. She was rescued by her neighbours.
Approximately 90 percent of her body was burnt. She died in a hospital in Varanasi on March
22.2002.
Rukmani, 29, was cooking when her mother-in-law and husband poured kerosene over her
and set her on fire because of a dowry dispute. Women also sometimes have a hand in the
oppression of women. Atin spoke very highly of her : « she was demanding justice again and
again. » About 80 percent of her body was burnt. She died in Varanasi on April 02.2002. »
(Mehra, 2003 : 1)
Atin a subi des mesures d’intimidation dans le cadre de ses recherches, dont de nombreuses
menaces de mort, il a décidé de tout arrêter après s’être fait agresser un soir en rentrant chez
lui. Cet exemple démontre que le phénomène de bride burning est extrêmement délicat à
traiter. Nous sommes en présence d’un crime passible de fortes sanctions pour les coupables,
cependant les défenseurs des victimes, ceux qui cherchent à retrouver la vérité, voient leur
route barrée d’obstacles. A chaque fois que j’ai demandé à un volontaire indien de traduire
mes interrogations à la famille de la victime quant aux causes de l’événement, j’ai aperçu très
nettement que cela le mettait mal à l’aise. Comme s’il s’excusait auprès de la famille pour
poser des questions qui sont de l’ordre du privé. D’une manière plus globale, j’ai pu constater
que malgré la médiatisation du phénomène de bride burning, il reste encore un tabou social.
Au sein de l’hôpital, le personnel n’apprécie guère que l’on pose des questions privées aux
femmes brûlées, et les médecins sont supposément trop pressés pour en discuter. Je n’ai
d’ailleurs jamais vu un médecin ou un policier mener une enquête auprès d’une femme brûlée
au Kabir Chaura Hospital. Il y règne donc une sorte de loi du silence que l’organisation se
doit de respecter afin de pouvoir maintenir ses relations et surtout continuer son activité
95
auprès des femmes brûlées. Dans l’interview donnée par Aurélie Champagne, Bernard-Yves
Sabot lui explique qu’il désire souvent soutenir ces femmes au-delà de leur traitement
médical, c’est-à-dire en les aidant financièrement et moralement pour établir un procès,
cependant la perspective de subir des réprimandes l’en empêche : « Pourquoi pas dire, voilà,
« Action Bénarès » va vous aider, on va vous défendre et s’occuper du procès. Mais c’est sûr
que deux mois après je reçois une balle dans le dos, c’est absolument sûr ! » (mars 2003).
Aurélie Champagne fait également état de diverses pressions qu’elle a vécues
personnellement. En effet, elle explique dans son reportage qu’elle a subi de grandes tensions
afin de réaliser les prises de son au sein de l’hôpital. La journaliste a dû verser 3’000 roupies
de bakchich (pot-de-vin) car un chirurgien a appris qu’elle y faisait une émission. Elle a
également eu de la peine à obtenir des statistiques de l’hôpital concernant les femmes brûlées.
Ce n’est qu’au terme de son séjour (c’est-à-dire une période de trois mois), qu’elle a obtenu
certaines informations : il y a environ 1'200 femmes brûlées admises par an à Kabir Chaura
Hospital, et seulement 15% en sortent vivantes. Une infirmière lui a avoué que selon elle,
90% de ces admissions sont liées à une tentative d’homicide de la part de la belle-famille
(mars 2003).
3.2.4 Un exemple : Sunita, 18 ans
Un mois après mon arrivée à Varanasi, j’ai fait la rencontre d’une femme musulmane, Sunita.
Celle-ci était brûlée à 60%, et enceinte de 8 mois. Son bébé était décédé suite à ses brûlures et
l’hôpital a pris quatre jours pour la faire avorter. Lorsque nous avons demandé à la bellefamille ce qui s’était passé, celle-ci nous a répondu qu’un réchaud à pétrole avait explosé sur
Sunita et que son sari avait pris feu. Quelques jours plus tard, la famille nous a dit qu’en fait
Sunita avait fait une tentative de suicide, qu’elle était colérique, indocile, et que ses relations
avec son mari étaient très tendues (ce discours se rapproche étrangement du « character
assassination » dont Verghese nous a parlé précédemment). Nous n’avons pas pu obtenir de
réponses claires de la part de Sunita. Trois semaines après son traitement, alors qu’elle n’était
pas du tout rétablie, sa belle-famille a décidé de la faire sortir de l’hôpital et de continuer les
soins chez elle. Elle nous a expliqué que le coût du traitement était trop élevé, et que les
conditions de vie à l’hôpital étaient très difficiles. Une des volontaires d’ « Action Bénarès » a
donc décidé de suivre Sunita à domicile. Elle a vite constaté que les conditions d’hygiène
dans le foyer pauvre de Sunita étaient déplorables, et que sa belle-famille n’écoutait pas
attentivement les directives de soins. J’ai pris la relève lorsque cette volontaire est partie de
96
l’organisation. La famille de Sunita était effectivement très pauvre, ils vivaient tous dans une
même pièce et détenaient juste assez d’argent pour survivre. J’ai pu constater lors de mes
visites que la situation familiale était très tendue : de nombreuses fois la belle-famille s’est
mise à crier sur Sunita, le volontaire indien qui m’accompagnait m’a traduit des propos tels
que « You wanted to kill you and now you are suffering, you got what you deserved ! »,
« Sunita, look at all the problems you are giving us ! ». Le beau-père de Sunita nous a
expliqué qu’ils s’étaient retrouvés dans une situation financière difficile car la police avait
menacé de les dénoncer. Elle les avait accusé « à tort » et promettait de leur causer de gros
problèmes s’ils ne payaient pas un bakchich. Sunita était visiblement perçue comme un
fardeau immense pour cette famille, son mari n’était jamais présent, ni chez elle, ni à
l’hôpital. Un jour, une des mains de Sunita s’est mise à gonfler dangereusement, le lendemain
nous avons pu la faire réadmettre à l’hôpital en promettant à la belle-famille qu’elle n’aurait
aucun frais à payer (c’était la condition pour qu’elle accepte de l’amener à l’hôpital). Au
terme de mon stage, Sunita était toujours à l’hôpital, sa main a été sauvée et son moral était
meilleur. J’ai reçu des nouvelles dernièrement me disant que son état était bon mais qu’elle
avait perdu la motricité d’une de ces mains, elle vit toujours dans sa belle-famille.
Figure 6 : Sunita, quelques jours après son admission
Comme nous l’avons dit plus haut, « Action Bénarès » cherche principalement à soulager la
douleur de ces femmes, et lorsque c’est parfois possible, leur sauver la vie. Mais la question
reste : « Et après ? ». En effet, et après ? Ces femmes ayant vécue d’extrêmes souffrances
97
vont-elles retourner dans un foyer violent ? Vont-elle se battre pour faire valoir leurs droits ?
Leurs familles d’origine qui se sentent sans aucun doute compromises dans l’affaire, vont-elle
accepter de les reprendre ? Vont-t-elles chercher à condamner les belles-familles ? Les
réponses à ces questions vont au-delà de l’action de l’organisation, c’est à mon avis la chose
la plus difficile à accepter lorsqu’on y travaille. On se sent non seulement impuissant devant
de tels états de santé, devant cette souffrance sans fin, mais également vis-à-vis de la destinée
de ces jeunes femmes.
98
!
Conclusion : Remarques conclusives et ouverture vers de nouvelles
réflexions
L’Inde est témoin depuis quelques décennies d’une augmentation fulgurante de différentes
formes de violences dirigées contre sa population féminine. Comme nous avons pu le voir en
introduction, le foeticide, l’infanticide, l’exploitation sexuelle ou encore les dowry deaths font
partie des formes de sévices endurées aujourd’hui par une grande quantité de femmes
indiennes. D’une manière générale, de nombreux spécialistes s’accordent pour dire que l’Inde
d’aujourd’hui offre un visage totalement différent que celui d’il y a vingt ans en regard de sa
violence (Champagne, mars 2003). Nous en arrivons à un premier constat qui est flagrant : le
développement du pays depuis son indépendance ne s’est pas accompagné d’une diminution
des sévices dirigés contre les femmes. Au contraire, il a assisté à leur augmentation, ainsi qu’à
l’apparition supposée de nouvelles formes de violences, telles que le phénomène de bride
burning. Ainsi, celui-ci doit tout d’abord être étudié par rapport au contexte global de
violence dirigée contre les femmes et porté à l’échelle du pays tout entier. Deuxièmement,
comme nous avons pu le voir, le phénomène de bride burning ne s’explique pas uniquement
par rapport à la pratique de la dot, il doit être étudié dans une perspective plus large qui traite
du statut de la femme dans la société indienne et plus spécifiquement au sein de la famille. En
effet, selon nous, le phénomène de bride burning, tout comme la violence domestique en
général, est un indicateur direct du moindre statut politique et social attribué à la femme
indienne. Tout comme Roy le note dans son ouvrage : « The reality of the subordinate
position of woman is indicated through adverse sex ratio of girls, the growing domestic
violence, increasing number of dowry deaths and rape cases. The relative ease with which
Indian women secured juridical equality, entered professions and occupied position of power
led to the myth that Indian women enjoy a very high status and that they wield power
naturally. This myth has been eroded during the last ten to fifteen years. » (2000 : 33). En
effet, l’image de la femme indienne libre de tout contexte de domination, et jouissant d’une
liberté sociale, politique et économique incomparable n’est valide que pour une minorité de la
population féminine. Malgré les efforts politiques et législatifs fournis par le Gouvernement
indien afin d’élever le statut de la femme et de lutter contre la discrimination sexuelle, une
majorité de cette population demeure dans une position de subordination générale et donc de
vulnérabilité face à divers types de violence.
99
En ce qui concerne plus spécifiquement la violence domestique en Inde, la majeure
conclusion que nous pouvons effectuer au terme de ce travail est le fait qu’une grande
quantité de femmes mariées voient leur droit de vivre dans la sécurité et dans un climat libre
de toute intimidation et de violence hautement menacé. Dans le contexte indien, les systèmes
familial et de parenté doivent être abordés afin de comprendre les relations de genre, et nous
avons pu constater que bien que les politiques publiques du pays se soient concentrées sur
l’amélioration du statut de la femme sur la scène publique, l’espace privé reste encore
largement sous le contrôle de la famille, c’est-à-dire du pouvoir patriarcal qu’elle soutient.
L’aspect structurel de la violence domestique se manifeste dans l’organisation hiérarchique de
l’institution familiale, ainsi, nous pouvons dire que l’idéologie patriarcale participe à la
subordination de la femme, ainsi qu’à son acceptation. Elle socialise les hommes afin qu’ils
maintiennent leur domination sur les femmes, et la violence peut être un instrument afin de
répondre à cet objectif. Les valeurs patriarcales couplées à celles de la nouvelle société
moderne indienne introduisent un décalage entre l’ordre traditionnel normatif et les nouvelles
conduites de vie, nous avons pu voir que ce décalage peut expliquer la difficulté
d’implantation de la législation indienne, mais il faut également considérer que ce décalage
peut être un facteur augmentant les tensions familiales et donc les violences domestiques.
En conclusion, le phénomène de bride burning n’est pas un problème isolé, il concerne le
système sociétal indien tout entier. Bien qu’une grande quantité de cas apparaisse dans la
presse, nous pouvons supposer que de nombreux autres ne sont pas rapportés aux médias, à la
police, ou aux organisations de femmes. Ainsi, en gardant à l’esprit que la culture n’est pas un
élément statique, il est absolument nécessaire que de nouvelles formes culturelles émergent en
Inde afin d’affirmer le respect de la femme et de promouvoir sa dignité ainsi que sa sécurité.
Dans ce contexte, la modification des attitudes, des perceptions sociales et des valeurs
traditionnelles est primordiale, il faut donc d’abord penser aux stratégies qui mèneront à de
tels changements. Pour ce faire, il est évident que l’éducation est un instrument de
prédilection, mais également l’action sociale directe, l’élévation d’une conscience sociale, et
surtout un processus de socialisation des femmes non discriminatoire. Les racines du
changement sont dans les mains mêmes des femmes indiennes, il faut qu’elles se définissent
positivement et qu’elles luttent pour le respect de leurs droits. Elles doivent également
s’appuyer sur l’aide de la population masculine, car il est évident que sans leur coopération et
leur soutien, très peu de changements sociaux peuvent être envisagés.
100
Comme nous avons pu le constater au fil de ce travail, le phénomène de bride burning est
d’une extrême complexité. A l’heure actuelle nous affirmons qu’il est nécessaire que des
études de terrain se référant spécifiquement à ce phénomène soient effectuées, afin d’en
dégager toutes ses spécificités et d’éviter son imbrication systématique dans la catégorie des
dowry deaths. Ce manquement explique qu’au terme de ce travail, différentes interrogations
subsistent concernant l’apparition du phénomène de bride burning mais également son mode
opératoire. Nous aimerions tout d’abord mettre en doute le constat selon lequel il serait une
donnée nouvelle de la violence domestique. Le phénomène de bride burning, il est vrai, est
apparu sur la scène politique et médiatique à la fin des années 1970, mais est-ce que cela
prouve qu’il n’existait pas auparavant ? Par exemple, si les problèmes liés à la dot étaient
également présents au XIXe siècle, pourquoi les phénomènes de dowry death et de bride
burning sont apparus bien plus tard ? Ne peut-on pas supposer qu’ils existaient auparavant
(peut-être dans une moindre mesure), mais qu’ils n’étaient tout simplement pas médiatisés à
cette époque, ou bien qu’ils étaient occultés par la communauté ? Bien qu’il soit vrai que la
crise économique des années 1970 et ses répercussions, mais également le développement
accru de la consommation à la fin de ces mêmes années, sont des arguments qui peuvent
expliquer l’augmentation de la pression économique au sein du contexte familial, et donc
l’augmentation des types de violences y étant associés, nous sommes en droit de nous poser
cette question. Aucun auteur étudié pour ce présent travail ne pose cette hypothèse. Les seuls
indices trouvés concernant cette interrogation sont les paroles exprimées par un professeur
d’université, Ratna Bagghi, qui s’est faite interviewée par Kirpalani et Godurdhun-Jani :
« - Vous avez parlé de jeunes mariées que leur belle-famille brûle. Cela arrive-t-il souvent au
Bengale ?
- Cela existait sans doute déjà autrefois, mais à présent, on en parle. La dot n’est plus ce
qu’elle était avant, c’est-à-dire de l’argent donné par les parents de la fille. Maintenant, elle
consiste en biens de consommation dont on voit la publicité dans les médias. Les femmes
elles-mêmes sont d’ailleurs souvent complices, et ça leur retombe dessus… Ca durera tant
qu’elles n’auront pas pris conscience de ce qu’elles sont (…). Le plus terrible, c’est
d’apprendre qu’une nouvelle mariée vient d’entrer dans une famille où une belle-fille est déjà
morte brûlée ? Cela ne gêne pas certains parents… » ( Kirpalani ; Goburdhun-Jani, 1993: 76).
La deuxième hypothèse que nous aimerions poser au terme de ce travail se réfère au mode
opératoire du phénomène de bride burning, plus précisément à la fonction du feu. Au début de
101
notre recherche, nous nous sommes posés énormément de questions sur cette fonction. A
notre avis, le feu détenait de nombreuses significations, dont une valeur symbolique. A ce
moment, nous rapprochions inconsciemment le phénomène de bride burning à la pratique de
la sati, alors que les deux sont très différents. En effet, le phénomène de bride burning n’est
pas une extension sociale ou culturelle de la pratique de la sati, bien que dans les deux cas il
s’agisse d’une mort par le feu et qu’ils expriment une hiérarchie statutaire et une inégalité de
genre, tel que Lardinois l’explique en parlant de la pratique de la sati : « Aussi, il m’apparaît
que c’est cette symbiose accomplie d’une relation hiérarchique et inégalitaire inscrite au plus
profond de l’ordre hindou des corps que met en acte le rite sacrificiel de la crémation » (juin
1996 : 89). Cependant, la mort de la femme au sein de la pratique de la sati est décrite comme
« volontaire », ce caractère est indispensable car « dans la doctrine hindoue du sacrifice, le
consentement de la victime est une des conditions nécessaires pour que l’opération soit
efficace et fraye les voies du salut et de la délivrance (moska). » (juin 1996 : 87).
Le rapprochement le plus probant entre le phénomène de bride burning et la pratique de la
sati est celui du feu. Il faut tout d’abord rappeler que les deux concernent des femmes
mariées. Celles-ci, pendant la cérémonie du mariage hindou, ont dû procéder au fameux sept
pas (saptapadi) avec leur mari autour du feu sacré, ceux-ci consacrent l’union du couple.
Cependant, alors que la pratique de la sati réunit les deux époux pour ne former qu’une unité,
le phénomène de bride burning les sépare et permet au mari de se trouver une autre femme.
De plus, la pratique de la sati concerne les femmes hindoues, alors que le phénomène de bride
burning affecte les femmes de diverses religions en Inde, bien que celles-ci soient malgré tout
imprégnées des traditions hindoues.
La question qui se pose à nous, est celle de savoir si dans le phénomène de bride burning, le
feu n’aurait pas d’autres « avantages » recherchés que celui de dissimuler des preuves de
violence ? Ne pourrait-il pas avoir une fonction « purificatrice » du crime commis ? La mise à
mort de la femme par le feu ne pourrait-elle pas s’apparenter à une offrande (forcée comme
c’était le cas pour de nombreuses sati) qui aurait des bienfaits purificateurs et salvateurs pour
les membres de la belle-famille ? Ou, le feu ne serait-il pas utilisé afin de brûler les liens
matrimoniaux, c’est-à-dire marquer la séparation entre la femme et son mari ? Dans le cas de
suicides de jeunes mariées, nous pouvons également nous demander si l’immolation par le feu
ne se rapproche pas d’un souci de délivrance, elles consentiraient à se faire violence pour se
libérer - ici un rapprochement avec les sacrifices peut être fait car le souci de délivrance (du
102
cycle des réincarnations) en est le but ultime. Ces questions nous font supposer que des
éléments sotériologiques31, mais également occultes devraient être pris en considération dans
l’étude du phénomène de bride burning. Selon le reportage d’Aurélie Champagne (mars
2003), le feu peut être perçu dans sa fonction d’intermédiaire entre celui qui le donne et celui
qui le reçoit. Ainsi, le coupable peut utiliser cette ambiguïté afin de ne pas se considérer
fautif. En effet, si nous n’opposions pas si logiquement l’assassin à sa victime, peut-être
pourrions-nous voir d’autres aspects qui jusque là faisaient défaut, notamment celui du feu en
tant qu’acteur du crime. Dans ce contexte, le phénomène de bride burning pourrait être
appréhendé comme une forme de sévices religieux.
Nous ne sommes pas en train de dire que ces postulats motiveraient le meurtre ou le suicide
de jeunes femmes mariées, mais plutôt qu’ils pourraient indiquer sa « sacralisation » ou sa
« validation ». A notre avis, la fonction du feu dépasse les considérations pratiques qu’on lui
donne dans ce type de violence. Dans un pays aux traditions millénaires, au sein duquel le feu
est l’élément central de la plupart des rites de passage (Antonini (réal.), 2000), et de toutes
formes de sacrifices, il doit nécessairement y avoir une connotation symbolique ou religieuse
liée à son usage dans le phénomène de bride burning. Il n’est pas question ici d’apporter une
légitimation sociale à ce type de crime en le rapprochant d’un élément culturel, mais plutôt
d’aller au plus profond d’un phénomène qui est supposément apparu brusquement pour
augmenter au fil des décennies, un phénomène qui allie à la fois des éléments traditionnels et
modernes.
Selon nos connaissances actuelles, ces différentes hypothèses sont restées largement
inexplorées. Les interrogations qu’elles suscitent peuvent cependant constituer d’intéressantes
nouvelles pistes de réflexion concernant le phénomène de bride burning. Ces perspectives
pourraient notamment fournir des éléments manquants aux recherches effectuées jusqu’à
aujourd’hui, en se plaçant davantage dans une optique d’anthropologie religieuse.
31
Qui concerne le salut.
103
!
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http://frontlineonnet.com/fl1617/16170640.htm, consulté le 12.07.2005
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http://www.yatraatinvns.com/dowry.html, consulté le 15.04.2005
NATARAJAN Mangai, Victimization of Women: A Theoretical Perspective on Dowry Deaths
in India, International Victimology Website, 1995
www.victimology.nl/onlpub/national/in-dowryfinal.doc, consulté le 15.06.2005
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http://indiatogether.org/wehost/nodowri/stats.htm, consulté le 15.06.2005
106
Audio-visuel :
ANTONINI Barbara (réal.), The circle of fire, Rome : Devi Productions, 2000
CHAMPAGNE Aurélie (réd.), La Chambre N°3 ou Les filles du feu, « Le vif du sujet »,
Paris : France culture, 18 mars 2003.
ROUX Patricia, Interview de Bernard-Yves Sabot, fondateur et actuel directeur d’ « Action
Bénarès », Varanasi, décembre 2004.
Illustration en page de garde :
Roux Patricia, Photographie d’une chambre du Kabir
Chaura Hospital (section orthopédique), Varanasi
(U.P), Inde, octobre 2004.
107
!
Annexes
Annexe 1 :
Incidence of Dowry Deaths in India: 1990-94
Incidence of Female Suicides by Causes During 1989-1994
(Verghese, 1997 (2e éd.) : 254-255)
Annexe 2 :
Témoignage
d’Emily
Garner
(volontaire
à
« Action
Bénarès » en septembre 2004) concernant Kabir Chaura
Hospital
Annexe 3 :
Liens concernant « Action Bénarès »
108
Annexe 2 : Témoignage d’Emily Garner (volontaire à « Action Bénarès » en
septembre 2004) concernant Kabir Chaura Hospital.
« Lorsque je suis entrée pour la première fois dans cet hôpital à Varanasi, j’ai reçu un énorme
choc. On m’avait pourtant prévenue de ce qui m’attendait. On m’avait décrit les horreurs dont
j’allais être témoin, notamment en ce qui concerne les femmes brûlées. Mais l’on n’est
jamais assez préparé a de telles visions. Je n’oublierai jamais ma première rencontre avec une
femme brûlée .
Cette odeur si forte et si particulière qui vous imprègne toute la journée, ce pauvre petit corps
brûlé à vif et sa main presque en lambeaux. Elle était jeune et avait un visage doux. A ce
moment-là, on se demande comment de telles atrocités peuvent être commises…
Le docteur Sabot m’a proposé de m’occuper d’elle, mais je n’ai pas pu, c’était trop tôt…
L’hôpital a une pièce et un couloir réservés aux personnes brûlées. Les conditions d’hygiène y
sont catastrophiques, on y voit même se promener des chiens. Ce qui, bien sûr n’aide en rien
la guérison des patients, puisque le plus grand risque pour eux est d’attraper une infection qui
leur serait fatale.
Action Bénarès est une petite association, qui ne dispose pas de beaucoup de fonds. Les soins
prodigués se résument essentiellement à passer de la pommade sur les parties brûlées, afin de
réhydrater et soulager. Le personnel de l’hôpital, quant a lui, ne s’occupe que de leur
administrer une piqûre afin de réduire la douleur. L’application de la pommade doit être
délicate et prend beaucoup de temps, même si nous remarquons que cela les soulage, nous
savons malheureusement que plus la superficie atteinte par les brûlures est importante, plus
les chances de guérison sont réduites, et la personne décèdera dans les jours qui suivent.
Le rôle de l’association Action Bénarès est évidemment de soigner, avec les moyens qu’elle
dispose, mais surtout d’accompagner. Le fait de leur porter attention, d’être présent tous les
jours joue un rôle essentiel. C’est aussi très important aux yeux de la famille et de
l’entourage. »
(Septembre 2004)

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