Le phénomène de bride burning en Inde
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Le phénomène de bride burning en Inde
Université de Genève Octobre 2005 DESS Interdisciplinaires en Etudes Asiatiques Le phénomène de bride burning en Inde Analyse d’une forme spécifique de violence envers les femmes Présenté par Patricia Roux [email protected] Directrice de mémoire : Professeure Isabelle Milbert Membre du jury : Docteur Christine Verschuur TABLE DES MATIERES ! Introduction 1 ! Introduction personnelle 1 ! Problématique de recherche 2 ! Méthode 3 Chapitre 1 : Statut et position de la femme en Inde 6 1.1 Perspective historique 6 1.1.1 La période pre-aryenne 6 1.1.2 La période védique 7 1.1.2.1 La femme dans la cosmologie hindoue 1.1.3 L’âge des révoltes 9 11 1.1.3.1 Le pouvoir des Brahmanes 11 1.1.3.2 Les Lois de Manou 13 1.1.3.3 Les grandes épopées 14 1.1.4 La période médiévale et l’influence islamique 16 1.1.5 La période moderne 17 1.1.5.1 Le régime britannique 17 1.1.5.2 Après l’Indépendance 20 1.1.5.3 Le développement humain et la femme 22 Perspective sociologique 25 1.2.1 Introduction à la famille hindoue 25 1.2.2 Rôles et statut de la femme dans sa maison natale 26 1.2.3 La femme au sein du système matrimonial hindou 28 1.2 1.2.3.1 Mariée : un rôle prééminent dans l’hindouisme 28 1.2.3.2 Le stigmate social de la séparation et du divorce 30 1.2.4 Rôles et statut de la femme dans sa belle-famille 32 Chapitre 2 : Le phénomène de bride burning 35 2.1 35 La pratique de la dot en Inde 2.1.1 Fondements et définitions 36 2.1.2 La dot : une pratique en mutation dans une Inde qui se modernise 42 2.2 46 Analyse du phénomène de bride burning 2.2.1 Une forme spécifique de violence domestique 46 2.2.2 Apparition et évolution du phénomène 50 2.2.3 Les facteurs explicatifs 56 2.2.4 Conséquences et suggestions 58 2.2.5 Les différents acteurs 60 2.3 2.2.5.1 La famille d’origine 61 2.2.5.2 La belle-famille 62 2.2.5.3 Le voisinage 64 2.2.5.4 Les acteurs policiers et juridiques 65 2.2.5.5 Les médias 68 Aspects législatifs 69 2.3.1 Supports législatifs pour les femmes 69 2.3.2 Le Dowry Prohibition Act de 1961 et ses amendements : analyse et critique 73 2.3.3 Conclusion : réalité légale versus réalité sociale 77 Chapitre 3 : « Action Bénarès » : une ONG qui soutient les femmes brûlées 80 3.1 80 Présentation de l’organisation « Action Bénarès » 3.1.1 Introduction personnelle 80 3.1.2 « Action Bénarès » : ses origines et son fonctionnement actuel 81 3.1.3 Les activités d’ « Action Bénarès » 82 3.1.4 Les lieux d’activités et l’emploi du temps 83 3.1.5 Le personnel 85 3.2 Les femmes brûlées de Kabir Chaura Hospital 87 3.2.1 Présentation de Kabir Chaura Hospital et de sa collaboration avec « Action Bénarès » 87 3.2.2 Accueil et soins prodigués aux femmes brûlées 89 3.2.3 Analyse et constatations personnelles 92 3.2.4 Un exemple : Sunita, 18 ans 96 ! Conclusion : Remarques conclusives et ouverture vers de nouvelles réflexions 99 ! Bibliographie 104 ! Annexes 108 ! ! Introduction Introduction personnelle L’idée de ce mémoire de diplôme a été inspirée d’une expérience de stage au sein d’une organisation à vocation humanitaire, « Action Bénarès », dans la ville de Varanasi, en Inde (U.P). Ce stage de trois mois et demi m’a permis d’effectuer des occupations de type médicosociales, et de rencontrer par ce biais la population et les coutumes locales. Ces activités m’ont amenées à travailler tous les jours pendant deux à cinq heures dans un hôpital gouvernemental dans la section des grands brûlés, c’est ainsi que j’ai fait la rencontre effroyable avec le phénomène de bride burning (les brus brûlées ou femmes brûlées). Ce terme désigne l’homicide (ou sa tentative) mais également le suicide de jeunes femmes mariées par l’intermédiaire du feu. La première patiente dont je me suis occupée était une femme indienne du nom de Sunita Devi, brûlée à 90% au troisième degré. Elle est décédée quelques jours après son admission à l’hôpital dans une solitude et une souffrance extrêmes, aucun membre de sa famille n’était présent. Les mots ne suffisent pas pour exprimer toute l’horreur de ce phénomène, de plus, la violence qui y est rattachée est difficilement descriptible. Pendant mon séjour en Inde, je ne suis pas allée très loin dans l’intellectualisation de ce phénomène, l’expérience était trop forte et les priorités de ce stage étaient de fournir des soins médicaux mais également un soutien moral aux femmes brûlées. Lorsqu’une femme est en train de mourir sous nos yeux, on n’essaie pas de chercher les causes de ce type de violence, mais à en soigner les conséquences. Ce n’est qu’une fois sorti des portes de l’hôpital que l’on se donne le droit de s’interroger quant aux motifs de telles atrocités. Les premiers commentaires sommaires concernant les causes du phénomène de bride burning qui m’ont été fournis étaient : « C’est à cause de la dot », « La belle-famille tue leur belle-fille parce qu’elle lui a fournie une dot insuffisante ». Ces propos, bien que convaincants, me semblaient cependant simplistes. A partir de là, mon questionnement initial concernant le phénomène de bride burning était de savoir : Comment une famille peut tuer un de ses membres pour une question de dot ? Pourquoi une méthode si inhumaine d’homicide peut être utilisée dans de pareil cas ? N’y aurait-il pas d’autres facteurs explicatifs pour traiter de ce phénomène ? 1 Lorsque j’étais encore en Inde, tous les membres de mon entourage m’ont expliqué que le phénomène de bride burning était un tabou social majeur, et que j’aurais énormément de peine à trouver des documents et des études faites sur ce sujet. L’ambiance au sein de l’hôpital gouvernemental dans lequel nous travaillions, le silence des familles et des victimes mais également du personnel hospitalier renforçaient ces arguments. De retour en Suisse, lorsque j’ai commencé mes recherches pour préparer ma problématique de travail, j’ai constaté au contraire que les sources concernant ce domaine d’étude étaient nombreuses, et qu’elles provenaient particulièrement d’auteurs indiens. J’ai alors compris qu’il y avait un immense décalage entre mon ressenti du phénomène (tel qu’un tabou social majeur), et son traitement. Ce mémoire de diplôme a été pour moi l’occasion d’assimiler toute une connaissance scientifique au sujet de la violence domestique en Inde, et ainsi de mieux comprendre la situation de ces dizaines de femmes que j’ai rencontrées au sein de l’hôpital. J’espère que ce travail pourra d’une manière ou d’une autre sensibiliser le lecteur quant au phénomène de bride burning, et quant à la violence domestique en général, qu’elle soit ici ou ailleurs. ! Problématique de recherche L’Inde est depuis quelques décennies le témoin d’une augmentation et d’une modification des formes de violences dirigées contre sa population féminine. Foeticide, infanticide, exploitation sexuelle, viol, harcèlement, meurtre pour cause de dot, etc., font partie des formes de sévices émotionnels et physiques endurés par les femmes. Au sein de la plus grande démocratie parlementaire du monde, qui à son indépendance a garanti à la femme une égalité de droit avec les hommes et qui depuis s’attelle à la lutte contre la discrimination sexuelle et l’élévation du statut de la femme, la problématique de la violence et de la place subordonnée qu’occupe encore aujourd’hui la population féminine, sont des sujets de préoccupations croissantes. En effet, l’éradication de la violence est un indicateur de qualité de vie, et dans le cas indien il est attesté que le développement qui s’est mis en marche à l’Indépendance et qui s’est accéléré dans les années 1970 n’a pas vu en parallèle une diminution des sévices dirigés contre les femmes. Ce présent travail à pour but d’analyser une de ces formes spécifiques de violence qui est devenue connue dans les années 1970 par le biais des organisations de femmes : le 2 phénomène de bride burning. En effet, depuis quelques temps, l’Inde est le théâtre d’une multiplication de cas rapportés de femmes brûlées, en majorité des jeunes femmes nouvellement mariées. Alors que le mariage est reconnu à la fois comme un sacrement religieux mais également comme la seule reconnaissance et légitimation sociale de la femme au sein de la société indienne, il est également l’institution dans laquelle de terribles brutalités apparaissent. Cette problématique complexe et supposément nouvelle fait rentrer en scène différentes dimensions de la société indienne, telles que sa culture, sa politique, ses structures sociales, ou encore sa législation. La problématique du bride burning est surtout un noyau de controverse touchant à la position de la femme, à l’institution familiale et au système de la dot, mais également à mettre en relation avec les normes socio-culturelles du pays et sa modernisation croissante. A première vue, rien dans la tradition indienne et dans son histoire ne semble expliquer le fléau actuel des morts de ces jeunes femmes mariées. Alors que certaines études pointent du doigt l’ordre patriarcal et traditionnel profondément enraciné dans la société indienne, d’autres spécialistes tentent d’expliquer ce phénomène à la lumière de la modernisation et de la nouvelle société de consommation avec son cortège de valeurs marchandes et consuméristes. Le but de ce mémoire est de mettre en relation ces différentes analyses, de dégager les causes supposées du bride burning et d’essayer de comprendre comment un tel phénomène sociétal peut se produire dans un pays qui se modernise et qui tente, à travers des biais légaux et sociaux, d’améliorer le statut de la femme et d’éradiquer la violence envers elle. ! Méthode Afin d’élaborer cette étude, nous nous sommes basés sur deux types de sources. Tout d’abord un matériel théorique sur le sujet, ainsi que l’analyse d’études de terrains effectuées par certains spécialistes de la question, et deuxièmement notre expérience pratique au sein d’« Action Bénarès ». Ce travail de diplôme se base donc essentiellement sur des ouvrages et des études effectuées par des auteurs indiens et occidentaux. Nous analysons certains des arguments de ces auteurs pour dans un deuxième temps les confronter entre eux. Nos repères bibliographiques principaux sont constitués de quelques ouvrages qui ont été fondamentaux pour certaines parties de ce travail. Nous pouvons citer entre autre l’ouvrage de Das, de 3 Mishra (S.) et de Ghadially sur le statut de la femme indienne, celui de Benéï, de Goddy et Tambiah, et de Kumari sur la problématique de la dot, ou encore l’ouvrage de Roy et d’Agnes concernant la législation indienne. Malgré l’abondance des sources trouvées, nous avons très vite été confrontés à la difficulté majeure de cette étude : le problème de distinction entre le phénomène de bride burning et la catégorie de crimes appelés dowry deaths (mort par dot). Cela nous a posé de nombreuses difficultés. Tout d’abord, les ouvrages que nous avons utilisés traitent du phénomène de bride burning uniquement sous l’angle des dowry deaths, alors que justement nous voulions l’étudier dans sa dimension spécifique. Par exemple, l’étude effectuée par Kumari, qui s’appelle Brides Are Not for Burning (un titre qui laisse penser que l’auteur analyse spécifiquement ce phénomène), se base essentiellement sur les dowry deaths et la problématique de la dot. Deuxièmement, puisque ces deux types de violence sont généralement imbriqués, il a été très difficile de trouver des statistiques concernant uniquement le phénomène de bride burning. Cette difficulté majeure s’en ressent tout au long du travail, cela explique que parfois nous utilisons des statistiques concernant les dowry deaths pour soutenir nos propos, tout comme nous traitons également certains arguments provenant d’études effectuées sur ce type de crime. D’avance, nous nous en excusons, nous espérons toutefois démontrer au lecteur que bien que le phénomène de bride burning s’insère officiellement dans la catégorie des dowry deaths, il ne les représente pas totalement, et que d’autres causes à part celle de la pratique de la dot doivent être examinées afin d’analyser toute l’ampleur de ce phénomène. Le deuxième type de source utilisé pour effectuer ce travail consiste en notre expérience au sein de l’organisation « Action Bénarès ». En effet, notre expérience de vie et de travail avec les femmes brûlées nous a procuré des éléments d’information essentiels. Tout d’abord, nous avons pu observer le comportement des femmes en question et de leur famille. Ensuite, nous avons pu constater comment un hôpital gouvernemental indien traitait ce type de patientes, mais également de quelle façon ce phénomène était perçu par le personnel médical, ainsi que par l’entourage direct de la victime. Pour finir, cette expérience nous a permis de discuter longuement avec des personnes impliquées dans les soins aux femmes brûlées et de prendre en considération différents angles d’interprétation. 4 Le but de ce mémoire est donc de répondre à notre problématique de recherche sur la base d’un apprentissage théorique et pratique concernant le phénomène de bride burning. Afin de vérifier le bien fondé de notre questionnement, quatre étapes majeures jalonneront cette étude. 1. Une présentation de la position de la femme hindoue dans la société indienne à travers une perspective historique et sociologique, ceci afin de comprendre son statut contemporain et ses différents rôles à travers son cycle de vie. 2. Une analyse du phénomène de bride burning à travers l’exposé de son évolution, de son étendue et de ses acteurs, ainsi que de ses facteurs explicatifs et de ses conséquences majeures. Cette section du travail en est la partie principale, elle sera l’occasion de traiter de la pratique de la dot qui est en évolution dans la société indienne, et de la mettre en rapport avec notre problématique principale. Une présentation du volet législatif sera également nécessaire afin d’éclairer les supports mis sur pied pour les femmes, ainsi que les lois existantes qui tentent de lutter contre la pratique de la dot et contre les problèmes de violence domestique. 3. Avant de conclure, nous présenterons l’exemple d’une organisation non gouvernementale (ONG), « Action Bénarès », qui soutient les femmes brûlées dans un hôpital gouvernemental de Varanasi, son action au jour le jour, les cas rencontrés et ses stratégies de secours. Des constatations personnelles observées pendant notre stage seront également apportées dans cette partie. La conclusion sera l’occasion de revenir sur ces nombreux points et de tenter d’élaborer de nouvelles perspectives de recherche concernant le phénomène de bride burning. En conclusion, ce travail consiste en un mémoire théorique qui se base également sur une expérience de stage. Il est une tentative d’expliquer un phénomène qui existe actuellement en Inde, le bride burning, à travers des outils théoriques et pratiques empruntés à nos différents auteurs, mais également à travers une expérience de terrain au sein d’un hôpital indien. 5 Chapitre 1 : Statut et position de la femme en Inde D’un point de vue sociologique, le terme de statut désigne « l’ensemble des positions qu’un individu occupe sur une des dimensions du système social comme la profession, le revenu, le niveau d’instruction, le sexe ou l’âge. Mais dans certains cas, on utilise le terme pour définir une seule position » (Boudon & als, 1999 : 226). Le statut d’une personne se réfère donc à sa position dans un système ou sous-système social, et il est également lié aux droits et devoirs d’un individu, ainsi qu’aux différents rôles qu’il occupe, il désigne ainsi son identité sociale. Le concept de statut détient deux dimensions, la première est verticale et désigne les rapports hiérarchiques, alors que la deuxième est horizontale et fait référence aux relations entre égaux. Ainsi que Mishra l’explique dans son ouvrage, le terme de statut est par nature relatif et il est mesurable à travers une méthode comparative : « (…) in order to identify the status of any section of people, it is compared with the status of another related section of people by considering it as the reference group. Due to this reason only, the knowledge about the low, equal or high status of female section is obtained by its comparison with the status of male section of the population. » (Mishra, 2002 : 15). Ce chapitre de notre travail évalue ainsi le statut de la femme dans la société indienne à l’aide de la méthode comparative, tout d’abord à travers une perspective historique et dans un deuxième temps à travers une perspective sociologique. 1.1 Perspective historique 1.1.1 La période pre-aryenne Les découvertes archéologiques dans la Vallée de l’Indus au début des années 1920 démontrent qu’il existait sur ces sites une civilisation riche et élaborée qui connut son sommet de développement autour de 3000 av. J.-C (Mishra, 2002 : 19). La civilisation de la Vallée de l’Indus (située dans l’actuel Pakistan) qui fut développée par ses résidents dravidiens, nous ramène à l’origine de l’hindouisme. Les découvertes archéologiques nous font supposer que cette société était dirigée par des prêtres, et les figurines d’argiles retrouvées sur les sites suggèrent l’existence d’un culte privé honorant à la fois une déesse-mère (que l’on retrouvera plus tard sous la forme de Kali) et un dieu-mâle à trois visages (ce que les spécialistes dénomment souvent comme le « proto-shiva »)(ibid.). Plusieurs théories ont été mises en avant afin d’expliquer la disparition de cette civilisation. La thèse la plus communément 6 acceptée est qu’elle aurait été détruite par les envahisseurs Aryens autour de 1500 av. J.-C. En effet, ce peuple de nomades guerriers arrivé par l’Asie centrale, aurait peu à peu contrôlé tout le Nord de l’Inde et repoussé les populations dravidiennes d’origine vers le Sud de l’Inde (Mishra, 2002 : 20). Peu d’indices nous permettent de connaître précisément le statut de la femme de cette période. Cependant, le niveau élevé de civilisation de cette société, les idoles de la déesse-mère retrouvées, ainsi que le système de famille matriarcal présent encore aujourd’hui dans certaines parties du Sud du pays, nous font supposer que la femme de cette époque détenait un statut relativement élevé (ibid.). 1.1.2 La période védique La période védique s’étend environ de 2000 av. J.-C. à 500 av. J.-C. C’est pendant celle-ci qu’ont été écrit les quatre livres des Vedas (le Rig-Veda), textes sacrés de l’hindouisme attribué à la révélation de Brahma1 » (Mishra, 2002 : 23). Contrairement à l’islam, au judaïsme et au christianisme, l’hindouisme ne s’appuie pas sur un unique texte qui fait autorité, il y en a des milliers. Cependant, les Vedas, qui ont été écrit sur une longue période, constituent certainement l’ultime référence de l’hindouisme. Ces textes philosophiques sont non seulement une source historique importante dépeignant la société aryenne, mais ils sont également des textes de référence concernant les conduites spirituelles et décrivant la cosmologie hindoue (ibid.). Dans la société védique aryenne, le système de caste (varna, qui veut dire « couleur » en sanskrit) existait. Tout d’abord divisé en trois catégories : les Brahmanes (prêtres), les Ksatriyas (guerriers ou rois) et les Vaisyas (marchands), les Dravidiens furent par la suite inclus dans une quatrième catégorie appelée les Sudras (agriculteurs, artisans et personnes de service). A cette époque il n’existait aucune stratification rigide entre les varnas, et l’institution familiale fonctionnant selon un système patriarcal occupait une place importante (Mishra, 2002 : 24). La période védique est considérée par certains auteurs que nous avons étudiés, tels que Mishra (S.), Das ou encore Verghese, comme l’âge d’or du statut de la femme indienne. Selon Mishra, la littérature védique (dont une vingtaine de femmes auraient contribué à la rédaction) nous révèle que bien que dans le système familial patriarcal qui prédominait alors, la naissance d’un fils était très importante, il n’existait que très peu de discrimination féminine. Les femmes profitaient de nombreux avantages que cela soit au niveau éducationnel, spirituel 1 Brahma est la première divinité du panthéon hindou, il est le Dieu créateur. 7 ou encore culturel (2002 : 24). Elles pouvaient se déplacer en société avec une relative liberté, participer aux différentes cérémonies religieuses et aux festivals conjointement aux hommes, et malgré le fait que le mariage était souvent arrangé par les parents, les filles des familles royales pouvaient parfois choisir leur propre mari (Swayamvara) (Mukerjee (1959) in Mishra, 2002 : 6). Selon Verghese, les femmes pratiquaient un bon nombre d’activités et certaines d’entre elles avaient acquis une indépendance économique : « Spinning and weaving, teaching and practising medicine assured the Vedic woman of India economic independence, while philosophy and theology gave her confidence and poise when she stood in the general assembly debating abstruse points with the greatest minds of the age » (Verghese, 1997 (2e éd.) : 28). Parallèlement aux études traditionnelles sur le sujet, certains travaux commencent à remettre en question le statut élevé de la femme en ces temps. Regardons par exemple le point de vue d’une historienne Indienne, Romila Thapar : « On connaît avec exactitude les auteurs des hymnes du Rig-Veda : ils appartenaient à des familles de prêtres brahmanes. Et, quand on sait que seuls les enfants mâles recevaient une éducation formelle, fréquentaient les écoles de l’époque, les gurukuls, et apprenait à lire et à écrire, il est tout à fait improbable que des femmes aient participé à la rédaction de ces hymnes … (…) cette époque là était un peu plus flexible que la période suivante, où la subordination de la femme est devenue totale (…). Mais elles n’étaient pas libres ni de choisir leur mari, ni d’avoir accès à l’éducation, réservée aux hommes, ni d’avoir un métier. » (Kirpalani ; Goburdhun-Jani, 1993 : 92-93). Selon cette historienne, ce sont des enjeux idéologiques qui auraient poussé à décrire les temps védiques comme une période libérale pour la femme. Elle explique également que le statut de la femme, il est vrai, plus élevé à l’époque, ne provenait nullement de l’idéologie védique mais plutôt de la fondation de la société védique sur la famille (ibid.). Malgré ces deux points de vue relativement opposés, il est certain que la femme de cette période n’était pas totalement subordonnée et qu’elle jouissait d’avantages sociaux, culturels et religieux. Il est à noter également qu’à cette période le remariage des veuves était permis, et 8 que nulle part dans les hymnes du Rig-Veda il est parlé de la coutume du purdah2, des mariages d’enfants ou encore de la pratique de la sati3 (Das, 1994 : 21). 1.1.2.1 La femme dans la cosmologie hindoue Le concept de la femme dans l’hindouisme présente une dualité : d’un côté, elle est considérée comme fertile et bienveillante, c’est elle qui confère, et de l’autre, elle est perçue comme agressive et malveillante, c’est elle qui détruit (Wadley in Ghadially (éd.), 1988 : 24). Selon Wadley, deux facettes du principe féminin sont reliées à cette dualité, et permettent d’en donner l’explication culturelle4. En effet, la femme est tout d’abord la shakti (énergie ou pouvoir), le principe énergisant de l’univers. L’auteur nous explique que dans la cosmologie hindoue, la couche universelle à partir de laquelle tout être apparaît est connue sous le nom de brahman, il est la réalité absolue, l’Un. A partir de cette substance non manifeste, les êtres apparaissent à travers une tension créée entre la cohésion (Vishnu)5 et la désintégration (Shiva)6. Cette tension est appelée la shakti, c’est le principe créateur, l’énergie par laquelle l’Absolu se manifeste ou encore le principe actif de toutes divinités. Ainsi, toutes les créations dans le monde hindou sont basées sur le principe féminin sans lequel il n’existerait pas d’énergie ou de pouvoir (in Ghadially (éd.), 1988 : 24-25). A leur naissance, tous les être sont dotés des qualités qui les définissent (guna), de leurs actions (karma)7 et d’une part de shakti. Cette dernière peut être augmentée ou diminuée à travers les actions futures (par exemple, une femme dévouée à son mari ou chaste augmente sa shakti). Malgré le fait que la shakti soit un attribut personnel que détiennent à la fois les hommes et les femmes, il faut comprendre qu’au sein de l’hindouisme la femme incarne véritablement l’énergie originelle de l’univers. C’est pour cette raison qu’à l’époque védique le culte des déesses tenait une place très importante. La conception duelle homme/femme des divinités occupait une place prépondérante (dans l’idée que le principe masculin est inactif tant que l’élément féminin, la shakti, vienne le 2 « Coutume interdisant aux femmes musulmanes et hindoues (de famille rurale ou traditionnelle) de montrer leur visage en public ainsi qu’aux hommes plus âgés de la famille de leur mari. » (Kirpalani ; Goburdhun-Jani, 1993 : 345). Par extension ce terme désigne le fait de garder la femme confinée à la maison. 3 Sati est une jeune épouse du Dieu Shiva, qui s’est immolée suite à une querelle entre son père et son époux. Ce nom désigne par extension la pratique d’immolation des veuves sur le bûcher funéraire de leur mari. 4 Pour des raisons de brièveté et de clarté, l’explication qui suit est simplifiée. Pour une analyse plus poussée, nous renvoyons le lecteur à l’article de Susan Wadley dans l’ouvrage de Ghadially (éd.), 1988. 5 Vishnu est la deuxième divinité de la trinité hindoue, il est le Dieu préservateur. 6 Shiva est la troisième divinité de la trinité hindoue, il est le Dieu destructeur, qui dirige toutes les nouvelles créations. 7 Littéralement veut dire « action ». C’est un principe central dans l’hindouisme qui s’appuie sur la conception de la vie humaine comme un maillon d’une chaîne de vies. Le karma d’une personne fait références aux résultats de ses actions accomplies dans une vie antérieure. 9 dynamiser), se répercutant ainsi sur la conception complémentaire de l’homme et de la femme dans l’établissement de la nation. La deuxième facette du principe féminin est celle de la Nature (prakriti), la substance indifférenciée de l’Univers. Celle-ci est d’ailleurs symbolisée par la métaphore traditionnelle selon laquelle la femme est la terre (ou le champs) dans laquelle l’homme plante sa graine. Wadley nous explique que le concept de Nature s’oppose à celui de Culture, et que le pouvoir (shakti) dépourvu de Culture est perçu comme dangereux : « The equation, Woman = Power + Nature, represents the essence of femaleness as it underlies Hindu religious belief and action about women. The equation summarizes a conception of the world order that explains the woman/goddess as the malevolent, aggressive destroyer. » (in Ghadially (éd.), 1988 : 27). Cependant, en tant que réceptacle de la graine de l’homme, la femme est également perçue comme la fertilité, la terre, la prospérité et donc la bienveillance. L’idée de la maternité comme principe prédominant était fermement acceptée dans les temps védiques. Néanmoins, comme la Culture est supposée contrôler la Nature, les « bonnes » femmes/épouses et leur sexualité doivent être contrôlées par les hommes. Wadley nous démontre d’ailleurs que de nombreux mythes populaires représentent l’homme contrôlant le dangereux pouvoir féminin, et le rendant ainsi bienveillant et positif (comme par exemple la prise de contrôle de Shiva sur Kali8 à la suite de sa victoire contre les démons) : « The benevolent goddesses in the Hindu pantheon are those who are properly married and who have transferred control of their sexuality (Power/Nature) to their husbands. Symbolically, a woman is « a part » of her husband, his « half-body ». Rules for proper conduct mandate that she transfer her powers, as they accumulate, to her husband for his use. » (in Ghadially (éd.), 1988 : 30). Ainsi, selon la cosmologie hindoue, si une femme contrôle sa propre sexualité elle peut être changeante, c’est-à-dire représenter à la fois la mort et la fertilité, la malveillance et la bienveillance. Cependant, si elle transfert le contrôle de sa sexualité à son mari, elle est perçue comme bienveillante. Kali représente tout à fait le premier cas de figure, celui d’une femme/déesse potentiellement destructrice et malveillante, tandis que Lakshmi9 symbolise tout à fait le deuxième cas. Ce caractère duel du prince féminin hindou est essentiel à percevoir en vue de comprendre à la fois le statut et les rôles de la femme en Inde. 8 Kali : « Kali veut dire « la Noire ». C’est la forme effrayante de Parvati, la parèdre de Shiva. Elle serait née d’un froncement de sourcils de Durga lors d’une bataille où les dieux avaient fait appel à celle-ci pour détruire un démon dont ils n’arrivaient pas à venir à bout. » (Kirpalani ; Goburdhun-Jani, 1993 : 342). 9 Lakshmi est la déesse de la Prospérité et la parèdre du Dieu Vishnu, elle représente son énergie active. 10 1.1.3 L’âge des révoltes 1.1.3.1 Le pouvoir des Brahmanes La période védique plus tardive fut le témoin d’une influence grandissante de la caste des Brahmanes, qui se consacra gardienne du domaine religieux, ainsi qu’arbitre de la vie sociale et morale. Cette période fut le théâtre de nombreuses révoltes menées par les Ksatriyas afin de renverser le pouvoir des Brahmanes. La longue lutte politique entre les deux castes aboutit en 184 av. J.-C., au règne du Brahmane Pushyamitra Sunga, le commandant en chef du dernier souverain de la dynastie Maurya. Pour la première fois, un Brahmane devint le roi, il fut ainsi libre d’opprimer le bouddhisme (en effet, autour de 500 av. J.-C. les religions bouddhiste et jaïne apparaissent en réaction au brahmanisme, et bien que le statut de la femme dans ces deux religions n’était pas égal à celui de l’homme, il était toutefois meilleur que dans le brahmanisme). C’est à cette période que furent supposément écrites les Lois de Manou, le soutien politique brahmanique permettant leur acceptation par la population. La période brahmanique instaura des lois rigides régulant les droits et devoirs de chaque caste et sous-caste. En ce qui concerne le pouvoir spirituel, les femmes étaient perçues comme de grandes rivales par les Brahmanes, spécialement à cause de l’importance toujours présente du culte du principe féminin des divinités (Das, 1994 : 24). La suprématie des Brahmanes ne pouvait donc se consolider sans faire perdre aux femmes une partie de leur pouvoir. Ainsi commença le lent et persistant processus de dégradation du statut des femmes, ainsi que l’ambition de les montrer tels que des êtres inférieurs aux yeux des hommes : « The first step towards achieving this was to inculcate into the minds of fathers and husbands doubts and fears as to the wisdom of continuing to initiate women into the religious mysteries and the doctrines of philosophy. » (Das, 1994 : 25). Les Brahmanes mirent l’accent sur la nature ambiguë des femmes et donc leur potentielle dangerosité si elles échappaient au contrôle des hommes. Ainsi, les femmes de cette période perdirent peu à peu leurs droits culturels et religieux, ainsi que leurs pouvoirs domestiques et sociaux. A cette période la cérémonie du Upanayana10 disparaît pour les jeunes filles brahmanes, les privant ainsi de l’étude des Vedas (Mishra, 2002 : 27). En effet, cette cérémonie ne paraissait plus nécessaire pour les femmes et fut désormais associée au mariage (c’est ce dernier rituel qui marque l’initiation védique de la 10 Cette cérémonie est une initiation au domaine de la connaissance, on l’appelle également la cérémonie du thread, faisant référence au fil sacré à attacher aux jeunes initiés. 11 jeune femme). C’est également en ces temps que la coutume de la donation de la fille vierge au gendre sélectionné par les parents (Kanyadaan) apparut11 (ibid.). L’autorité religieuse fut alors abondamment utilisée afin de soumettre les femmes. En effet, les hommes de l’époque rejetaient non seulement les fautes commises par les femmes, mais également les situations non conformes à l’ordre social qu’elles vivaient sur leur karma. Par exemple, si une mère mettait au monde uniquement des filles, c’est parce qu’elle avait négligé dans une vie antérieure son devoir en tant que mère de fils. La période brahmanique et la formulation de la transmigration de l’âme contribuèrent également à favoriser les naissances de fils (Das, 1994 : 52-53). En effet, seul un fils avait le droit de procéder aux sacrifices funéraires et aux cérémonies familiales. Puisque ces rites étaient essentiels afin que le départ de l’âme se fasse le mieux possible et qu’elle atteigne au plus vite le paradis, la présence d’un fils était nécessaire, et désirée le plus tôt possible. C’est ainsi que les mariages se tenant avant la puberté s’étendirent rapidement, surtout chez les Brahmanes. Cette pratique fut également légitimée par le faite que la cérémonie d’Upanayana devait se tenir en même temps pour les garçons et les filles, et comme celle-ci se tenait aux alentours de huit ans pour les garçons, cet âge fut considéré comme l’âge approprié pour le mariage des filles (ibid.). D’une manière générale, cette période comporte un double processus concernant le statut de la femme. En effet, tout comme Das nous l’explique, les Brahmanes avaient divisé la vie de chaque individu en quatre étapes. La première est la période d’étude et de préparation au travail dans sa propre caste, la deuxième est celle du mariage et du foyer, la troisième celle du retrait du cercle mondain et de la quête spirituelle (qui peut être faite seul ou en couple), et la dernière est celle de l’atteinte de la liberté spirituelle (effectuée seul). Dans ce contexte, l’activité sexuelle symbolisa à la fois l’atteinte de la maternité (qui est un principe sacré), mais également un obstacle au stade final de la vie (1994 : 24-25). Cette perspective développa ainsi le double processus d’adoration du principe féminin du divin, et celui de l’accélération de la perte de pouvoir et de la dégradation de la femme de chair et de sang. Dans son ouvrage, Das exprime très bien l’impact de ce processus : « Certain it is that wifedegradation and mother-worship progressed hand in hand in Brahminical times and thenceforward throughout the following centuries down to our day » (1994 : 26). 11 Nous reviendrons sur ce point dans la partie du travail consacrée aux fondements et aux définitions de la pratique de la dot (2.1.1). 12 1.1.3.2 Les Lois de Manou La période que nous avons étudiée ci-dessus est également celle pendant laquelle un grand nombre de législateurs cristallisèrent les tendances répressives en lois (bien que celles-ci furent toujours teintées des idéaux védiques). Le plus célèbre de ces hommes fut certainement Manou, qui composa un code de lois (Les Lois de Manou ou Manusmriti) comportant des analyses juridiques et religieuses. Ce traité, rédigé en sanskrit, date probablement du début de l’ère chrétienne, et il aurait été révélé à Manou par le Dieu Brahma (Das, 1994 : 27). Le code de Manou est perçu par certains spécialistes, tels que Das (1994 : 27) ou encore Roy (2000 : 7) comme ayant profondément et durablement dégradé le statut de la femme. En effet, la position de la femme au sein de la société (et de la famille) y est légalement assignée, ainsi que les codes de conduite qu’elle doit avoir avec son entourage. Il prive entre autre la femme de son pouvoir en tant que prêtresse et adoratrice (Das, 1994 : 28). Il en résulte que la réalisation spirituelle ne se fait désormais qu’à travers les services rendus à son mari : « She is to have no more direct dealings with godhead ; her husband is to be her supreme guru (teacher) in all things ; she is never to falter in her allegiance to him, to attain the highest virtue only through implicit obedience to his wishes or commands (…). In fact, woman is to regard and worship her husband « as her god ». » (ibid.). Parallèlement à cela, les Lois de Manou amputent le pouvoir décisionnel de la femme ainsi que son libre-arbitre en imposant une règle selon laquelle les femmes doivent toujours rester dépendantes du plus proche homme de la famille, ou si cela n’est pas possible, du roi : « Pendant son enfance, une femme doit dépendre de son père ; pendant sa jeunesse, elle dépend de son mari ; son mari étant mort, de ses fils. (…) Elle ne doit jamais se gouverner à sa guise. (V. 148) » (Kirpalani ; Godurdhun-Jani, 1993 : 15). En ce qui concerne l’union matrimoniale, Manou instaure également des lois discriminatrices pour la femme : il institutionnalise la polygamie, donne aux parents des droits en ce qui concerne le choix de l’époux de leur fille, et rend légitime la répudiation de la femme alors que celle-ci ne peut en aucune manière briser le lien du mariage (Das, 1994 : 31). Il est à noter également que Manou interdit le remariage des veuves, sauf sous d’extrêmes conditions (Mishra, 2002 : 27). Désormais, c’est le devoir conjugal et celui de la maternité qui protègent la vertu des femmes et qui l’attachent plus que jamais au foyer. Malgré ces derniers points, nous retrouvons chez Manou une ambiguïté léguée par les conceptions religieuses védiques, notamment une valorisation spirituelle de la femme : l’énergie originelle se manifestant sous la forme de la mère (Das, 1994 : 30). Cette 13 perspective contradictoire se retrouve concernant l’éducation des enfants, surtout lorsque l’on sait que Manou omet dans son code la nécessité d’éduquer les femmes : « A spiritual teacher exceeds a worldly teacher ten times, a father exceeds a spiritual teacher one hundred times, but a mother exceeds one thousand times a father’s claim to honour on the part of a child and as its educator. » (ibid.). Les références à cette valorisation se retrouvent également lorsqu’il dit : « Women must be honoured and adorned by their fathers, brothers, husbands and brotherin-law who desire (their own) welfare. Where women are honoured, there the gods are pleased; but where they are not honoured no sacred rite yields rewards. » (Verghese, 1997 (2e éd.) : 27-28). De plus, bien que Manou dise qu’une mère doit être plus vénérée que cent pères, il perçoit la place de la femme comme appartenant à la caste la plus basse de la société indienne, les Sudras (Das, 1994 : 27). Ces diverses contradictions mènent à la conclusion selon laquelle deux courants parallèles existaient à l’époque : d’un côté, une tradition védique proposant l’idéal féminin, et de l’autre, une volonté de la part de la caste des Brahmanes d’acquérir un pouvoir absolu et de soumettre les femmes. 1.1.3.3 Les grandes épopées La consolidation du pouvoir brahmanique rencontra différents obstacles, la plus forte résistance étant la caste des Ksatriyas qui tenait à garder le droit de développer des points de vue philosophiques indépendants, et de détenir un pouvoir de critique (Das, 1994 : 39). Cela explique que nous retrouvons une proportion de femmes occupant des rôles importants dans les cours royales et dans la vie intellectuelle à cette période. La vie spirituelle et intellectuelle des Ksatriyas trouve sûrement sa plus belle expression dans la littérature des grandes épopées, et plus tard dans les tragédies classiques (Das, 1994 : 40). Parmi les premières, deux chefs d’œuvres se distinguent : la Mahabharata, et le Ramayana. Ces deux épopées mêlent des éléments mythologiques et historiques en centrant leurs histoires sur de grandes dynasties. Ces deux récits fournissent à la fois des éléments glorificateurs pour les femmes de cette période, mais également des indices nous permettant de comprendre de quelle façon des lois telles que celles de Manou ont pu être approuvées. En effet, à cette époque l’amour matrimonial était glorifié, les femmes étaient perçues comme fortes mais surtout dévouées (ibid.). Par exemple, la Mahabharata nous conte l’histoire de la reine Gandhari qui passe sa vie avec un bandage sur les yeux afin de ne pas pouvoir jouir d’un privilège que son mari aveugle ne peut avoir (Das, 1994 : 42). Quant au Ramayana, il nous livre sans doute 14 l’exemple le plus édifiant d’épouse parfaite : Sita, qui aujourd’hui encore est élevée au rang d’idéal par les jeunes femmes indiennes. En effet, Sita suit son mari Rama en exil mais y est enlevée par le démon Ravana. Malgré les tentations de celui-ci, Sita reste fidèle et loyale à son mari pendant sa séquestration. Rama, quant à lui, remue ciel et terre pour retrouver sa chère femme, mais au moment des retrouvailles il doute de sa fidélité et l’humilie en public. Malgré tout, Sita reste dévouée à Rama et passe le test du feu pour prouver sa chasteté, examen qu’elle réussit (Das, 1994 : 43). Cette épopée dépeint donc l’importance des liens familiaux et surtout matrimoniaux. Au moment où Rama s’apprête à partir en exil sans Sita, celle-ci lui dit : « separated from thee, I should not wish to dwell even in heaven ! I swear it to thee by thy love and by thy life ! Thou art my lord, my guru, my way, my very divinity. » (Das, 1994 : 45). De la même façon, lors de l’examen par le feu, le beau-père de Sita, le roi Dasaratha (qui avait trois épouses et trois cent cinquante autres femmes), sortit sa tête du paradis pour dire à Sita : « Thy husband must always be in thy eyes as the supreme divinity.» (Das, 1994 : 48). Cette épopée témoigne ainsi des forces en action à l’époque, car s’il est clair que l’amour monogamique de Rama et Sita y est acclamé, il est question également de la polygamie du roi Dasaratha. Nous pouvons de plus y constater des références à la réclusion des femmes (confinées aux maisons princières), et l’apparition d’une coutume qui était absente dans les temps védiques : Sahamarana (l’immolation des veuves) ou la sati. En effet, dans le Ramayana, la mère de Rama, Kausalya, exprime le souhait de brûler aux côtés de son mari sur le bûcher funéraire et par cet acte de devenir une sati, une « femme idéale »; tout comme dans la Mahabharata, les deux mères des frères Pandava, Kunti et Madri, se battent afin de savoir laquelle deviendra sati (ibid.). Cette coutume est alors perçue dans tout son honneur car elle transmet une grande marque de distinction pour la femme la pratiquant, ainsi que pour sa famille. Il est à noter cependant que l’immolation des veuves était rare en ces jours, et que seules les familles royales et les plus hautes castes étaient concernées par le phénomène (Das, 1994 : 51). En conclusion, ces épopées nous donnent un aperçu des manières de penser de cette période et des indices concernant la position de la femme indienne. Par exemple, nous retrouvons abondamment la référence au mari « maître » ou « dieu », mais également la volonté pour les femmes d’être idéales et de tout sacrifier par amour conjugal. Nous pouvons surtout constater que ces textes ont moulé les manières de penser jusqu’à nos jours, car aujourd’hui encore les jeunes femmes indiennes rêvent d’être aussi dévouées à leur mari que Sita. Ces deux épopées nous livrent également les deux types de femmes présents dans la mythologie hindoue : 15 l’épouse soumise, patiente et chaste, incarnée par Sita, mais également la femme décidée, incarnée par Draupadi, l’épouse des Pandava dans le Mahabharata. 1.1.4 La période médiévale et l’influence islamique L’époque qui sépare l’âge des révoltes de la période musulmane est appelée l’âge puranique (environ 300 ap. J.-C à 1200 ap. J.-C.). Elle fut marquée entre autre par l’impérialisme Gupta en Inde du Nord, l’écriture des Puranas (épopées religieuses) qui soutiennent la diffusion de l’hindouisme, et le Brahmanisme comme religion de caste en Inde (Mishra, 2002 : 28). Cette période ne fit qu’augmenter la subordination des femmes. Selon Mishra, autour de 1000 ap. J.-C., les mariages concernaient les jeunes filles de moins de dix ans. D’une manière générale, cette cérémonie devint obligatoire pour les femmes alors que le remariage des veuves fut complètement interdit. Le même auteur nous explique également que c’est pendant cette période que la coutume de la sati se diffusa rapidement (2002 : 29-30). La période médiévale s’ouvre donc sur le constat de la totale soumission de la femme, et du contrôle de tous les aspects de sa vie (Mishra, 2002 : 30). A cette époque, les envahisseurs musulmans établissent leur règne en Inde afin de propager leur religion mais également pour faire des profits économiques. Du premier sultanat de Delhi en 1206 ap. J.-C., jusqu’à l’Empire Moghol qui débuta au XVIe siècle et s’épanouit pour une longue période, les musulmans ne se laissèrent pas absorber par l’hindouisme. Dans la société hindoue, le système de caste était consolidé et les Brahmanes s’étaient une fois de plus établis dans la suprême position sociale (Mishra, 2003 : 31). La caste des Sudras, souffrante de sa position d’exclusion, fut celle qui accepta le plus l’Islam (ibid.). En vertu de protéger la religion hindoue, un fondamentalisme basé sur la pureté vit le jour et interdit tout contact avec les musulmans. A la suite de l’établissement de l’Empire Moghol, afin de sauver la religion hindoue ainsi que la pureté de sang et la chasteté des femmes, les Brahmanes rigidifièrent les règles concernant ces dernières (Mishra, 2002 : 33). Nous pouvons constater que l’introduction de l’Islam en Inde a été dévastateur pour les femmes, mais cela moins en regard de la religion et de ses codes sociaux (qui à bien des égards sont plus favorables pour la femme, tels que le droit de divorcer ou d’étudier les écritures saintes), que de la réaction hindoue face à cette influence (Das, 1994 : 63). A cette époque, l’éducation des femmes a presque totalement disparue, le système de purdah se diffuse davantage et l’âge du mariage pour les femmes diminue à quatre ans (selon Das, des accords de mariage sont passés même 16 avant la naissance de l’enfant (1994 : 64)). Tout cela s’explique par rapport à la réaction hindoue vis-à-vis des conquérants musulmans. En effet, vu que l’Islam interdisait l’enlèvement de femmes mariées pour en faire des concubines ou des esclaves, les hindous diminuèrent l’âge du mariage de leurs femmes (ibid.). Néanmoins, cette initiative n’empêcha pas les conquérants musulmans de partir avec des femmes mariées hindoues. En conséquence, la réclusion totale des femmes se répandit dans les plus hautes castes, ainsi que la pratique du purdah, pour au final concerner la société indienne dans son ensemble. C’est également à cette période que la coutume de la sati atteint son apogée, bien que certaines règles mogholes luttaient contre cette pratique (Das, 1994 : 65-66). Selon Mishra, plusieurs améliorations se font tout de même fait sentir à cette période, notamment concernant les droits de propriété (il faut tenir en compte le fait que la femme musulmane avait des droits de propriétés inaliénables, dont le droit à l’héritage). Contrairement à l’époque précédente, les veuves et filles sans frère avaient acquis certains droits de succession sur la propriété de leur mari ou de leur père (bien qu’elles n’avaient aucun droit de vente ou de don sur ces propriétés) (2002 : 33). Le mouvement Bhakti de la période médiévale aida également à élever le statut des femmes du point de vue spirituel : « Ideals of humanity and equality encouraged the women also to adopt the « Bhakti Marg » for achieving the God, the ultimate object of life, consequently, many women saints also became famous as the religious leaders (…) » (ibid.). Ce mouvement ne parvint cependant pas à avoir un impact durable sur le statut de la femme et les lois sociales alors en vigueur : « patriarchal family (…), ideal of donating daughter to the bridegroom, marriage in the same caste, importance of sons in the worship of ancestors, right of religious study to only sons through thread ceremony, double standard of morality through wife’s faithfulness and chastity, (…), were being observed with great rigidity in Hindu society, and the status of Indian women was deteriorating gradually. » (ibid.). Cette situation de subordination quasi absolue de la femme sera maintenue jusqu’à l’établissement du régime britannique en Inde. 1.1.5 La période moderne 1.1.5.1 Le régime britannique L’expansion britannique en Inde qui débuta en 1757 suite à la bataille de Plassey, se termina en 1849 lorsque le Penjab (dernier bastion qui échappait au contrôle britannique), tomba aux mains des Anglais. Pendant leurs règnes, les dirigeants Moghols n’avaient pas effectué de 17 véritables efforts afin de développer l’Inde, de sorte que le pouvoir anglais découvrit un pays qui avait conservé son ancienne structure sociale et économique (Mishra, 2002 : 35). Ainsi, certains britanniques furent profondément étonnés d’y trouver certaines coutumes telles que le système de caste, la polygamie, l’infanticide, la pratique de la sati, le mariage infantile, la coutume du purdah, mais également l’existence des devadasis12, etc. (Das, 1994 : 74). La pratique de la sati était assez fréquente dans la caste des Brahmanes et celle des Ksatriyas, elle s’effectuait souvent sans l’approbation de la veuve elle-même. La pratique avait en effet dégénéré en une quête de gains spirituels et matériels (ibid.). Lorsque les Britanniques arrivèrent en Inde, non seulement l’infanticide féminin mais également le mariage infantile (surtout chez les Brahmanes), avaient fortement augmenté (Das, 1994 : 79-80). Alors que le premier cas témoigne du poids social et économique accordé à la naissance d’une fille, le deuxième dénote des avantages socio-économiques pour la belle-famille. Celle-ci reçoit de l’argent au plus tôt à travers la dot apportée au mariage, ainsi qu’une belle-fille docile pour effectuer les travaux ménagers. A cela s’ajoute le fait que plus jeune est la mariée, plus celleci a de chances de mourir rapidement (principalement à cause d’une grossesse précoce) et donc de permettre au gendre de se remarier (avec tous les bénéfices économiques que procure une nouvelle dot). Les prêtres Brahmanes, qui avaient le monopole des cérémonies religieuses pendant le cycle de vie des hindous, tiraient un grand bénéfice des mariages infantiles et s’érigeaient comme les principaux défendeurs de cette coutume (Das, 1994 : 82). Suite à ces différents constats, les britanniques fournirent de nombreux efforts pendant leur régime afin d’élever le statut de la femme indienne. Le mouvement de réformes sociales qui se mit en place au XIXe siècle et dont Raja Ram Mohun Roy, Dayanand Saraswati et Swami Vivekanand furent les figures principales, porta l’attention de la population sur la position de la femme, et permit la création de nombreuses organisations traitant de la question de l’éducation et de la protection de la femme. Les réformateurs luttèrent entre autre contre la pratique de la sati, le mariage infantile, la pratique du purdah, ainsi que la discrimination portée contre les veuves (Mishra, 2002 : 36). Les mouvements politiques et sociaux du XIXe siècle marquent ainsi un tournant dans l’histoire des femmes, et l’influence occidentale qui inspira une certaine égalité de genre eut un véritable impact sur leur situation. Pendant le même siècle, et afin de préserver le statut de la femme, le Gouvernement britannique passa de 12 Les devadasis sont des femmes qui avant même la puberté sont attribuées à un temple et vouées au culte d’un Dieu ou d’une Déesse. Ces femmes exercent l’art du chant, de la danse et de la musique, mais sont également des prostituées (Das, 1994 : 89) Cette pratique, davantage exercée dans le sud de l’Inde, fut interdite en 1934 (Bombay Devadasi Protection Act), bien qu’elle se retrouve encore de nos jours. 18 nombreuse législations telles que le Prohibition of Sati Act, 1829, le Widow Remarriage Act, 1856 , ou le Married Wife Property Act, 1874 (Mishra, 2002 : 37). La législation aidant, les femmes avaient désormais davantage de possibilités d’émancipation dans les domaines économique, politique et social. Elles prirent conscience de leur capacité et de la possibilité de soutenir leurs intérêts, sans compter que les portes de l’éducation s’ouvrirent de nouveau ce qui leur permit d’acquérir une indépendance économique. A cette époque, la coutume du purdah perdit du terrain, la situation des veuves s’améliora, et les femmes acquirent davantage de droits sur la propriété de leur mari. Les processus d’industrialisation, d’urbanisation et de modernisation changèrent la structure familiale traditionnelle (ibid.). L’attention portée à la condition des femmes au XIXe siècle à travers le mouvement de réformes sociales, couplée à leur implication dans le mouvement de liberté national, aboutit au XXe siècle à l’organisation des femmes en divers groupes. En 1917, la Women’s Indian Association voit le jour, en 1925, le National Council for Women et en 1927, la All India Women’s Conference (Mishra, 2002 : 162). Cette dernière organisation, dirigée majoritairement par des femmes de classes moyennes ou supérieures, détint des branches dans tous les Etats indiens et forma ainsi un immense réseau de solidarité. Elle débuta son action en portant l’attention de la population sur les coutumes dégradantes, telles que le mariage infantile, la coutume du purdah ainsi que la polygamie, et elle proposa des mesures éducationnelles et professionnelles pour les femmes (ibid.). Ces mesures visaient à la fois à modifier le statut de la femme au sein de l’institution familiale, mais également à promouvoir la femme comme un acteur du développement du pays. Cette immense organisation donna les instruments au femmes afin de se faire entendre, et permit un terrain favorable pour l’apparition de législations sociales. Elle incita également le Gouvernement indien afin qu’il ouvre des institutions sociales telles que des orphelinats ou des foyers pour les femmes sans ressources (ibid.). En conclusion, nous pouvons constater que de grands changements concernant la femme et sa position dans la société indienne prirent place durant le régime britannique. Il faut cependant noter que ces améliorations étaient principalement limitées aux femmes des villes appartenant aux hautes castes (Mishra, 2002 : 38). En effet, en raison d’un système social traditionnel fortement implanté, les désavantages économiques, politiques et sociaux du commun des femmes (et surtout de celles du milieu rural) ne diminuèrent pas jusqu’à l’Indépendance. 19 1.1.5.2 Après l’Indépendance A l’indépendance de l’Inde en 1947, la Constitution préparée par le Dr. Ambedkhar, garantit des droits sociaux, politiques et économiques égalitaires pour tous les citoyens indiens sans discrimination (Mishra, 2002 : 38). Les principes étatiques directeurs mettent tout en œuvre pour fournir un soutien aux catégories les plus faibles de la population (bien qu’il faille attendre les années 1970 afin que le Planning Commission prenne des mesures plus directes et effectives concernant le soutien aux femmes). Ainsi, pendant les deux décennies suivant l’Indépendance, un grand nombre de provisions légales furent faites afin d’améliorer les conditions des intouchables, de la population rurale, mais également des femmes (ibid.). Nous pouvons citer entre autre le Hindu Marriage and Divorce Act, 1955 et le Special Marriage Act, 1954 qui donnèrent le droit de divorce aux femmes ainsi que la liberté de se marier sans restrictions de religion ou de caste, le Hindu Succession Act, 1956 qui fournit aux femmes hindoues davantage de droits de propriété, mais également le Dowry Prohibition Act, 1961 (et ses deux amendements dans les années 1980) qui traduisit la volonté du Gouvernement de mettre fin à la pratique de la dot et à ses nombreuses conséquences sociales et économiques13 (Mishra, 2002 : 123-125). Avec la création du Central Social Welfare Board en 1953 (qui fournit une assistance financière et directionnelle à des organisations sociales volontaires), un grand nombre d’organisations de femmes virent le jour (Mishra, 2002 : 163). L’année suivante, sous la houlette des partis politiques de gauche, la Indian Women’s National Organization se connecta au International Democratic Organization. De la même façon, dans le milieu rural, le Gouvernement ouvrit un grand nombre d’associations de femmes appelées Mahila Mandals dans le cadre du développement communautaire (ibid.). Cependant, il faudra attendre les années 1970 pour qu’une réelle mobilisation féminine prenne place. Dans le contexte de la crise économique, les femmes s’impliquèrent aux côtés des paysans, laboureurs et des populations tribales dans la lutte contre certains processus, tels que la hausse des prix. Ainsi, alors que jusqu’au milieu des années 1970 la plupart des organisations de femmes s’attelaient à des programmes culturels et artistiques, les femmes de basses classes participaient à une grande quantité de mouvements publics (Mishra, 2002 : 164). Au milieu des années 1970, certains bouleversements prirent place. Tout d’abord le National Committee on Status of 13 Nous reviendrons sur les législations concernant les femmes dans la partie du travail consacrée aux supports législatifs mis en place pour les femmes (2.3.1). 20 Women soumit son célèbre rapport Toward Equality dont les conclusions sur les nombreuses inégalités de genre bouleversèrent la population. Deuxièmement, cette année fut promulguée la « Décennie de la Femme » par les Nations Unies, ce qui permit de traiter davantage de la question de la femme et de développer de nouveaux groupements (ibid.). La fin de l’Etat d’Urgence (1975-77) sera l’occasion pour les mouvements de femmes de se déployer. Elles prennent conscience de leur force et se focalisent dans un premier temps sur des campagnes contre le viol, ainsi que le phénomène de bride burning vastement rapporté dans les journaux, avant de lutter contre d’autres types de violence dirigés contre les femmes (Verghese, 1997 (2e éd.) : 5). En 1976, le Bureau de développement et de sécurité sociale pour les femmes fut établi au sein du Ministère de la sécurité sociale afin d’étudier les problèmes que confrontent les femmes (Mishra, 2002 : 171). Au niveau de la machinerie nationale, plusieurs instruments concernant le développement de la femme sont mis en place dès 1975. Nous pouvons citer entre autre le National Committee, qui travaille en coordination avec les gouvernements étatiques sur les questions administratives ayant trait au développement de la femme et à l’évaluation des différents programmes, le Interdepartemental Coordination Committe, qui analyse la structure bureaucratique du point de vue de l’implantation des programmes de développement pour les femmes, ainsi que le Women Welfare and Development Bureau, qui planifie les buts ayant trait aux aspects économiques et fonctionnels du plan d’action national (Mishra, 2002 : 172). Il faut également citer les efforts gouvernementaux afin de mettre en place un plan d’éducation légal national, la création de cellules spéciales au sein des commissariats afin d’aider les femmes en détresse, mais également les différentes aides apportées aux organisations volontaires (ibid.) Au début des années 1990, la National Commission for Women fut mise sur pied faisant suite aux demandes formulées dans le rapport du Committee on the Status of Women de 1974. Le nouvel organisme est principalement responsable des questions de développement concernant les femmes, c’est notamment lui qui met en place les Parivarik Mahila Lok Adalat (Family Court for Speedy Justice) (Verghese, 1997 (2e éd.) : 6). Ces tribunaux spéciaux fournissent non seulement une aide légale et des services de conseils pour les femmes agressées, mais ils leur procurent également une justice plus rapide à moindre coût. Les années 1990 se centrent davantage sur la thématique des droits de l’homme. Les problématiques liées à la femme sont pour la première fois reconnues comme des questions de droits de l’homme à la Conférence mondiale de Vienne en 1994, ce constat fut réaffirmé avec la Conférence de Beijing (1995) (Uma (éd.), 2005 : 10). Le Gouvernement indien accepte alors de développer une politique 21 nationale pour les femmes, ainsi que la nomination d’un commissaire des droits de l’homme qui traitera spécifiquement de ces questions. Dans le 9e Plan quinquennal (1997-2002) une politique nationale pour l’amélioration de la condition de la femme, la National Policy for Empowerment of Women apparaît. Celle-ci se centre principalement sur l’accès des femmes à l’éducation, à l’emploi, aux services sociaux et juridiques, ainsi que sur leur participation au domaine politique (Uma (éd.), 2005 : 66). Autre grand pas effectué à cette période : le Parlement indien adopte un amendement constitutionnel garantissant la réservation d’un tiers des siège des panchayat14 et organismes municipaux aux femmes (Verghese, 1997 (2e éd.) : 7). Cette mesure augmente le nombre de femme détenant un pouvoir décisionnel au niveau de la gouvernance rurale et urbaine En conclusion, la période qui suit l’Indépendance permet non seulement de constater des améliorations législatives concernant les femmes, mais également d’observer une hausse de leur niveau éducationnel, ainsi que de leur participation politique et économique. Tous ces changements vont modifier la perception de la position de la femme au sein de la famille et d’une manière plus globale au sein de la société. Cependant, malgré toutes ces améliorations, le statut des femmes dans le milieu rural, mais également dans les familles urbaines traditionnelles ou les classes urbaines les plus basses, reste encore aujourd’hui largement inchangé. Un grand nombre de spécialistes, tels Mishra (2002 : 40) ou encore Roy (2000 :33), s’accordent pour dire que la plupart des programmes mis en place n’ont pas fondamentalement changé le statut de la femme. Manque d’effectivité gouvernementale ou décalage trop grand entre les ambitions politico-législatives et la réalité sociale, une chose est sûre : la modernisation croissante de l’Inde n’entrave que très peu la prégnance de la tradition qui reste le plus grand frein à l’émancipation des femmes et à l’amélioration de leur statut. 1.1.5.3 Le développement humain et la femme L’indicateur du développement humain (IDH) a été mis sur pied par Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998, et il est depuis les années 1990 utilisé par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). L’IDH, qui est essentiellement fondé sur le niveau éducationnel et sanitaire d’un pays, combine trois éléments : « l’espérance de vie à la naissance, le niveau d’instruction qui tient compte du taux d’alphabétisation des adultes et du 14 Le panchayat est une assemblée de cinq membres, au niveau du village, de la conglomération de villages ou du district. 22 taux de scolarisation, le PIB/hab. Avec ces trois critères, un de santé, un d’éducation, un de richesse, on calcule un indice composite de développement humain variant de 0 à 1. Plus le chiffre est proche de 1, plus l’Etat est considéré comme développé. » (Saglio-Yatzimirsky et al., 2002 : 107). Comme Saglio-Yatzimirsky nous l’explique, l’Inde fut placée au 128e rang sur les 174 pays classés par le PNUD en 2000, elle fait donc partie des pays peu développés malgré les efforts mis en œuvre par sa politique officielle depuis l’Indépendance. Nous allons dans cette partie du travail nous pencher sur le développement humain concernant la femme indienne à travers deux aspects essentiels : l’éducation et le niveau de santé. Alors que depuis son indépendance, l’Inde a fait des progrès importants en ce qui concerne l’éducation (le taux d’alphabétisation, c’est-à-dire la proportion des plus de sept ans sachant lire et écrire, a triplé), les inégalités entre les hommes et les femmes dans ce domaine sont préoccupantes. En effet, les chiffres du recensement de 200115 démontrent que 76% des hommes sont alphabétisés, alors que ce pourcentage est de 54% pour les femmes. La variable de l’éducation est cependant fondamentale pour le développement du pays, elle est la clef pour de meilleures conditions socio-économiques (au niveau de la mobilité sociale, de l’emploi, et de l’exercice des droits de chacun), et sanitaires (l’éducation permet entre autre aux femmes de mieux contrôler leur fécondité, ainsi que leur santé générale). SaglioYatzimirsky explique ce décalage par le rôle traditionnel de la femme qui la cantonne au foyer, le fait que les parents n’investissent pas en leurs filles car celles-ci quitteront tôt ou tard la maison familiale pour s’établir chez leurs beaux-parents, mais également par le modèle traditionnel matrimonial qui veut qu’une femme épouse un homme plus éduqué qu’elle, et plus celui-ci est éduqué, plus la dot apportée au mariage devra être importante (SaglioYatzimirsky et al., 2002 : 110). Cette position traditionnelle occupée par la femme est davantage présente dans les Etats sanskritisés du nord du pays, alors que dans les Etats du sud, la femme a plus accès à des droits et libertés en matière d’éducation. Cela explique entre autre que le taux d’alphabétisation des femmes au Kerala est de 88%, 76% dans l’Etat de Goa et 64% au Tamil Nadu, alors qu’il est de 44% au Rajasthan, 43% en Uttar Pradesh, et 34% au Bihar16. Bien qu’il soit certain que les disparités entre les hommes et les femmes répondent à une inégalité générale entre les régions en matière d’éducation (qui s’explique principalement par le budget alloué à l’éducation par les différents Etats, mais également par les politiques de développement humain mises en œuvre), il est clair que la statut traditionnel de la femme y 15 16 Indian Economic Survey 2000-2001, Ministry of Finance, Provisional Population Toals, Census of India, 2001 Ibid. 23 est pour beaucoup. Ainsi, bien que l’écart entre l’alphabétisation des hommes et des femmes tende à diminuer (selon les mêmes sources, il est passé de 25 points de pourcentage en 1991, à 22 points en 2001), il reste important dans certains Etats, tels que l’Uttar Pradesh ou le Rajasthan. Tout comme dans le domaine de l’éducation, l’Inde a fourni des progrès importants en matière de santé depuis son Indépendance. Malgré tout ses efforts, l’état de la santé de la population reste aujourd’hui problématique et de larges inégalités subsistent en fonction de la classe socio-économique et selon les régions. Selon Saglio-Yatzimirsky : « Le manque d’ampleur des politiques, la réduction du budget santé et la tendance à la privatisation des soins accompagnant la politique de libéralisation depuis une décennie, limitent les marges de manœuvre » (2002 : 114). Malnutrition, maladies infectieuses et parasitaires, haut taux de mortalité infantile, juvénile et maternelle, ne sont que quelques indicateurs qui témoignent de la problématique de la santé en Inde. Une fois de plus, la position de la femme dans ce domaine est défavorisée. Salgio-Yatzimirsky nous explique que le taux de mortalité infantile en Inde est un des plus élevés du monde, et que celui-ci est en défaveur des filles (notamment dans les Etats où le statut de la femme est bas, comme dans l’Uttar Pradesh, le Rajasthan ou le Bihar). Il en va de même pour la mortalité juvénile où les disparités entre garçons et filles sont alarmantes. Cette situation peut s’expliquer par les désavantages sociaux et économiques qui sont attribués à la naissance d’une fille. Ainsi, de nombreuses familles ont recours à l’avortement, à l’infanticide des nouveau-nés de sexe féminin, ou au délaissement de leurs filles pendant leurs premières années de vie (une fille aura par exemple un apport calorique journalier moindre que ses frères). Ces phénomènes expliquent le déclin du ratio entre hommes et femmes : « il y avait 972 femmes pour 1 000 hommes en 1911, 933 aujourd’hui, soit le ratio le plus défavorable du monde pour le sexe féminin. » (Saglio-Yatzimirsky et al., 2002 : 125). En ce qui concerne la mortalité maternelle, celle-ci reste très élevée en Inde. Selon Saglio-Yatzimirsky : « environ 453 morts pour 100 000 naissances (…), principalement dues à des anémies, des hémorragies ou des infections (…). Une femme indienne a 50 fois plus de chance de mourir pour sa grossesse qu’une Occidentale (…). » (2002 : 115). Ce chiffre témoigne du besoin de mettre en place un système de soins et des infrastructures médicales plus appropriés pour les naissances, mais également de la nécessité de réduire les grossesses à risque (notamment celles des jeunes femmes mariées trop tôt qui tombent enceintes prématurément). 24 En conclusion, nous pouvons voir que la position de la femme indienne au sein du processus de développement humain est défavorable. Malgré de nettes améliorations dans les domaines éducationnel et sanitaire, les inégalités de genre qui subsistent sont un frein majeur au développement du pays et une caractéristique de son retard. Nous pouvons constater que le statut traditionnel de la femme se traduit par sa position défavorable dans les domaines de la santé et de l’éducation, bien que la prise de conscience politique de l’importance de la participation des femmes au développement tende vers une amélioration de ce statut. La partie du travail qui suit nous permet de juger des rôles et des statuts de la femme à travers son cycle de vie. Elle est l’occasion de revenir sur l’impact de la tradition sur le parcours de vie de la femme indienne, ainsi que sur les enjeux qui s’offrent à elle dans un contexte de modernisation croissante. 1.2 Perspective sociologique 1.2.1 Introduction à la famille hindoue A travers le cycle de vie de la femme hindoue, diverses institutions, telles que le système familial, celui de la lignée ou encore les traditions religieuses, lui déterminent un ordre statuaire composé de quatre rôles fondamentaux : celui de fille, d’épouse, de femme au foyer et de mère (Jain (1988) in Mishra, 2002 : 107). Ces différents rôles se cristallisent dans les rapports que la femme entretient avec son entourage, et ils sont fortement enracinés dans un système de relations familiales. Ainsi, l’identité de la femme passe obligatoirement par sa position au sein de la famille, c’est à travers elle qu’elle définit les rôles qui lui sont attribués et les fonctions sociales qu’elle peut occuper. En Inde, la famille est l’unité de base du système social, que celle-ci soit élargie (joint family) ou nucléaire (Mishra, 2002 : 108). Malgré la modernisation du pays, et notamment la migration de certains membres familiaux en recherche d’emploi vers des centres urbains, le système de joint family reste prédominant. Dans certains Etats du sud on retrouve des modèles familiaux matriarcaux, mais c’est le système familial patriarcal et patrilinéaire qui domine largement le pays (ibid.). Ainsi, les fils demeurent généralement dans la maison paternelle avec leurs épouses et leurs enfants, de sorte que plusieurs générations partagent le même foyer et participent conjointement aux diverses activités religieuses, économiques, et sociales. 25 Certains membres familiaux, tels que des sœurs non mariées, ou des oncles et des tantes peuvent s’ajouter à ce noyau de base. Les rapports des membres de la famille s’organisent selon un principe hiérarchique séculaire fonctionnant sur la base de l’âge et du sexe (ibid.). Le chef de famille est généralement le père ou l’homme le plus âgé de la communauté familiale. Les aînés détiennent un grand pouvoir décisionnel, et bien que les hommes exercent une large autorité sur les femmes, les femmes mariées plus âgées occupent également une place importante (surtout celles ayant donné naissance à un fils). Ainsi, les codes hiérarchiques qui régissent la famille assignent à chacun de ses membres ses fonctions et ses obligations envers les autres. Dans la hiérarchie sociale de la nouvelle famille, le fils aîné jouit d’une position particulièrement forte : en tant que futur chef de la famille, ses cadets, les femmes et les enfants lui doivent le respect. En effet, il est le garant de la vieillesse de ses parents et leur successeur : c’est lui qui reprendra le domaine familial, la lignée ancestrale et c’est également lui qui accomplira les rites funéraires (Mishra, 2002 : 109). Contrairement aux fils, les filles ne peuvent pas conduire des rituels funéraires, elles doivent se plier à l’autorité masculine et leur transfert dans une autre famille au temps du mariage leur proscrit des droits d’héritage (bien qu’aujourd’hui elles y aient légalement droit). L’héritage d’une femme est majoritairement constitué par la dot que ses parents apportent à son mariage (ibid.). En conclusion, la famille hindoue détient deux facettes majeures : la première la dépeint comme un havre de paix et de soutien, et la deuxième témoigne de relations de pouvoir hiérarchiques et parfois conflictuels. La variable commune à ces deux facettes est l’intimité et la privauté de l’institution familiale, la collectivité considère par exemple que la gestion de tous problèmes au sein de la famille relève de sa propre juridiction. 1.2.2 Rôles et statut de la femme dans sa maison natale Comme nous avons pu le constater dans la partie précédente, la naissance d’une fille au sein d’une famille est perçue comme un fardeau social et économique. En général, cette naissance n’est pas voulue, et ce rejet augmente en fonction du sexe des autres enfants. En effet, si une fille est le premier enfant ou si celui-ci est un garçon, les parents accepteront tout juste sa naissance, sa venue n’étant pas désirée si elle est la deuxième ou la troisième fille (Verghese, 1997 (2e éd.) : 230). 26 A la naissance, la fille prend son identité sociale de son père et elle est placée dans son unité familiale. Alors que le fils est un membre permanent de cette unité, la fille demeure un membre en transit car son mariage marquera son transfert vers une autre famille (Mishra, 2002 : 108). La femme reste ainsi un membre périphérique de son groupe de descendance au sein duquel elle occupe le statut d’invitée. Après son mariage, elle n’appartient plus à sa maison natale, et elle ne peut pas y retourner sans y être invitée (les femmes retournent cependant parfois dans leur famille natale quelques semaines avant leur accouchement). En tant que membre non permanent, une femme n’assure pas la continuité familiale, une dot importante doit être fournie à son mariage, et après celui-ci elle ne peut pas soutenir économiquement sa parenté natale (une femme mariée doit orienter ses devoirs envers sa belle-famille). Ainsi, ce n’est pas sa valeur future mais sa valeur immédiate qui est utilisée dans sa famille natale (Mishra, 2002 : 110). Pour cette raison, les filles sont utiles dans les travaux ménagers, elles s’occupent des autres enfants et aident aux activités féminines productives. Contrairement à la fille, le garçon est perçu comme un atout économique stable pour les parents, il est en quelque sorte leur assurance vieillesse. Ceci explique entre autre que les parents accordent généralement peu de soins à une fille pendant son enfance. Elle reçoit en principe moins de nourriture que ses frères, et les parents investissent peu dans son éducation alors qu’ils surveillent davantage l’état de santé et l’épanouissement des garçons (ibid.). L’adolescence est la période pendant laquelle l’entourage féminin s’occupe de l’éducation matrimoniale de la jeune femme : elle lui enseigne comment devenir une parfaite maîtresse de maison, et lui inculque les vertus de la femme idéale hindoue, telles que la soumission, la docilité, et la dévotion conjugale (Mishra, 2002 : 111). A cette période, on éduque donc la jeune fille à devenir une bonne femme au foyer, mais également une mère qui socialisera correctement ses enfants. C’est généralement la mère qui entraîne sa fille à ses futures obligations, elle la forme en faisant d’elle sa propre assistante dans les travaux ménagers et l’éducation des plus jeunes (Lott (1981) in Mishra, 2002 : 110). La socialisation du fils est très différente : puisqu’il est destiné à gagner sa vie, on lui donne plus d’opportunités pour quitter le foyer et vivre des expériences dans le monde du travail. Son processus de socialisation souligne ainsi ses qualités d’indépendance, d’affirmation et même d’agressivité. Ce même processus chez la fille souligne au contraire sa nature impulsive, peureuse, et des moindres capacités intellectuelles, on appuie donc ses qualités de modestie, d’adaptation, et d’obéissance. En conclusion, la socialisation de la jeune fille est tournée dans un premier temps au service des autres membres de la famille et ensuite vers son futur statut de femme 27 mariée (Mishra, 2002 : 111). En inculquant ces différents modes de penser, de sentir, et d’agir, la femme hindoue intériorise des normes et des valeurs qui dès son enfance lui renvoient une image d’elle-même qui est négative et inférieure. Le processus de socialisation fait donc apparaître sa position subordonnée, ainsi que les inégalités qu’elle expérimente comme naturelles et légitimes. 1.2.3 La femme au sein du système matrimonial hindou 1.2.3.1 Mariée : un rôle prééminent dans l’hindouisme Le mariage est l’acte social et religieux le plus important dans la vie d’une femme hindoue. Alors que les vœux de l’homme visent une longue vie, ceux de la femme sont de trouver un bon mari (certains festivals et rituels sont d’ailleurs mis en place afin de favoriser ce désir) (Ghadially (éd.), 1988 : 51). Il faut comprendre que même chez les jeunes femmes des classes aisées qui reçoivent une éducation universitaire et préparent des plans de carrière, le désir de se marier reste généralement l’objectif de vie prédominant17. Ces aspirations matrimoniales émanent en grande partie des textes traditionnels hindous, tels que les grandes épopées ou encore les Lois de Manou. Manou définit entre autre le mariage comme l’unique sacrement auquel la femme a droit, inscrivant cette cérémonie comme un acte nécessaire et organisé avec soin (Mishra, 2002 : 27). Le mariage hindou est un accord conclu entre deux familles qui sont généralement de la même caste, il est le symbole de la perpétuation de la famille et de la caste. Arranger le mariage de leurs enfants est l’un des devoirs sacrés des parents, cela explique leur implication dans le choix de l’époux/se et dans l’organisation de la cérémonie (Mishra, 2002 : 110). Dans une perspective traditionnelle, la fille est considérée comme une possession du père qui est offerte à la belle-famille lors du mariage, accompagnée d’une dot considérable18. Le mariage est célébré en public, et la mariée doit être donnée à l’entière parenté qui témoigne de la cérémonie et la valide. Le mariage hindou occupe plusieurs fonctions importantes. Parmi celles-ci, il sacralise et sanctifie la sexualité de la femme, car elle est alors associée aux fonctions reproductrices. En effet, la tradition veut que la sexualité de la femme soit rigidement contrôlée, et la virginité au premier mariage est une valeur idéalisée car la pureté de la femme joue un rôle vital quant à 17 Concernant ce sujet, voir l’étude de V.V Prakasa Rao et V. Nandini Rao (in Ghadially (éd.), 1988 : 109). Nous renvoyons le lecteur à la partie 2.1 du présent travail qui traite de la pratique de la dot et de sa fonction dans le système matrimonial hindou. 18 28 celle du groupe (Roy, 2000 : 9). Avant le mariage, la responsabilité de ce contrôle incombe à la parenté masculine natale, c’est-à-dire au père de la fille ou à ses frères (surtout à la puberté de la fille, lorsqu’elle est considérée comme un « être sexué »). Par la suite, le mariage est perçu comme la manière nécessaire et honorable d’effectuer ce contrôle, cette fois-ci à travers le mari (ibid.). Cette protection émanant des hommes leur permet d’exercer un grand pouvoir sur le comportement des femmes et la gestion de leur corps. Ce pouvoir est d’autant plus manifeste lorsque l’on tient compte du fait que les femmes sont souvent considérées comme une propriété qui passe d’une famille à une autre. Dans certaines régions de l’Inde, la sexualité de la femme est d’ailleurs accessible aux frères de son mari (les Jats qui viennent du nord de l’Inde suivent cette pratique). Par rapport à ce phénomène, Dube nous explique que : « The South Asian sense of rights over the sexuality and the reproductive capacity of an inmarrying woman is closely tied to the sense of common agnatic blood, to patrilineal, patrivirilocal family solidarity, and to the understanding that the woman now belongs to the family and clan. » (1997 : 53). Une des autres fonctions du mariage est de sceller les devoirs et les obligations du couple : alors que l’époux doit devenir un chef de famille et remplir ses obligations, la femme se marie surtout afin de donner naissance à des enfants mâles. Malgré la modernisation croissante de l’Inde, l’idéal de la parfaite épouse est toujours très présent et se traduit par le dévouement marital et la naissance de fils. Ainsi, avoir des enfants est le devoir premier de l’épouse, et si par malheur celle-ci n’accomplit pas son mandat, son mari est libre de se remarier avec le plein consentement de sa famille (Ghadially (éd.), 1988 : 33). En conclusion, nous pouvons constater que les deux statuts prédominants de la femme hindoue, c’est-à-dire ceux d’épouse et de mère, sont liés au mariage. Cependant, dans les communautés patrilinéaires, il y a un grand décalage entre le statut du mari/père et celui de la femme/mère. En effet, bien que les deux époux soient perçus comme complémentaires, ils ne sont pas égaux. Comme nous avons pu le voir dans la partie précédente, la tradition cite souvent la métaphore de la graine (mâle) et de la terre (femelle) afin de décrire le processus de la reproduction. La nature est alors utilisée pour assigner des rôles inégaux entre la mère et le père. En effet, dans le système patrilinéaire, la mère est considérée comme le réceptacle qui perpétue la lignée de son mari, mais en aucune façon elle ne donne une identité sociale à son enfant, celle-ci dérive du père. Cela est clairement expliquée par Dube : « The seed is of the essence because it determines the variety ; the child’s identity for placement within a kinship group is derives from its father. The seed is contained in semen, which is believed to come from the blood; hence a 29 child shares it’s father bloodline, which is how a patriline is viewed. (…) The mother’s role is to nourish and augment what her womb has received. Milk is also derived from blood, but a mother’s blood does not give social identity to her child. » (1997 : 76). Nous pouvons également constater des inégalités dans les rapports que les époux entretiennent dans la vie de tous les jours : la femme doit vénérer son mari comme son Dieu, il faut qu’elle lui soit dévouée, et qu’elle se rende indispensable. La femme hindoue idéale reste dans son foyer (qu’elle a le devoir de rendre agréable pour son mari), évite de se mêler à d’autres hommes, reste humble, parle peu et évite de fumer ou de boire de l’alcool (Roy, 2000 : 1). Puisque la femme indienne ne possède pas de réelle identité en dehors de ses rapports aux autres, le mariage est l’unique façon pour elle d’obtenir une reconnaissance sociale et de pouvoir jouer les rôles traditionnels qui lui sont assignés. La reconnaissance sociale d’une femme en tant que « épouse » forme la base de son statut social, elle ne possède pas d’identité propre en dehors de ce contexte (Roy, 2000 : 19). En parlant du mariage pendant la période brahmanique, Goy nous livre des éléments qui sont aujourd’hui encore très présents en Inde : « For women, marriage was the foremost social ceremony which bestowed her with a social role, primarily that of daughter-in-law, wife and mother. An unmarried woman had no social status, and a widow was looked upon as a social outcaste » (1994 : 46). Bien que l’institution familiale ait connu différentes mutations à travers le temps, son poids majeur consiste toujours dans le contrôle de la femme, de sa sexualité, son travail, ainsi que de sa connaissance et de son pouvoir. Le système de socialisation mis en place fait apparaître ce processus comme naturel et légitime. Dans ce contexte, la modernisation de l’Inde, à défaut de mettre en péril les statuts sexués, ne fait qu’ajouter de nouveaux rôles à ceux traditionnellement attribués à la femme. Ainsi, la femme moderne qui travaille ne négligera jamais ses rôles premiers d’épouse et de mère. 1.2.3.2 Le stigmate de la séparation et du divorce Le système matrimonial hindou est sacramental et non pas contractuel ou civil, ainsi le lien unissant les époux est perçu comme éternel (Verghese, 1997 (2e éd.) : 10). La croyance dans l’indissolubilité et l’inviolabilité du mariage explique le stigmate social (surtout chez les hautes castes) lié à la séparation, au divorce et au remariage. En effet, bien que ces pratiques soient légalement permises pour les Hindous, elles demeurent rares. D’un point de vue 30 traditionnel, un couple marié constitue une seule unité, de telle façon que la femme est vue comme la moitié d’un tout. La femme représente la shakti, elle est une source d’énergie pour son mari (Ghadially (éd.), 1988 : 25). Ainsi, un homme dont la femme vient à décéder a le droit de remplacer la source manquante d’énergie par une autre épouse. Lorsque c’est la femme qui perd son partenaire, son énergie est perçue comme incontrôlée et donc dangereuse : elle doit se soumettre, rester humble et chaste. Ainsi, malgré la législation permettant le remariage des veuves en Inde, ce phénomène demeure rare. Les veuves sont en général désappropriées de leur statut de mariée et perçues comme des créatures étranges. De plus, la croyance traditionnelle selon laquelle la situation d’une veuve provient d’un mauvais karma la transforme aux yeux de la société comme malfaisante et de mauvais augure, le reste de sa vie est symbole de privation et d’exclusion sociale (Antonini (réal.), 2000). Selon nous, deux éléments expliquent le stigmate social de la séparation et du divorce en Inde. Tout d’abord, comme nous venons de le voir, le fait que le lien du mariage soit perçu traditionnellement comme éternel et donc indissoluble (la jeune fille est transférée dans sa nouvelle famille pour de bon), et deuxièmement, le fait que la famille soit considérée comme l’unité naturelle de la société indienne. Briser cet unité signifie défier l’ordre naturel et traditionnel des choses. En conséquence, de nombreuses femmes mariées souffrant de leur union restent avec leur mari. La jeune épouse maltraitée dans sa belle-famille hésitera par exemple à chercher de l’aide chez ses parents (car elle ne fait plus partie de sa famille d’origine), ceux-ci l’auront d’ailleurs prévenu qu’une période d’ajustement à sa nouvelle situation serait nécessaire (il faut noter qu’en cas de séparation ou de divorce, le stigmate social s’étend à la famille natale). Ainsi, la jeune épouse sait qu’en cas de séparation, sa famille d’origine représente rarement un soutien émotionnel et économique. Sachant qu’un départ signifie son extraction du réseau de solidarité familiale, que la perte de son statut de femme mariée la rabaisse socialement, et souvent ignorante des solutions sociales et législatives qui s’offrent à elle dans de pareils cas, la femme désirant quitter son mari reste souvent au foyer, elle ne voit pas d’autres alternatives. De plus, les recours légaux en cas de divorce sont limités car les législations sont encore bien trop souvent basées sur l’éthos social indien, sans compter sur le fait que les problématiques de la pension alimentaire, de la garde des enfants ou encore du partage des possessions (ou la réédition des possessions de la femme), rendent ce processus pénible et difficile à gérer (Mishra, 2002 : 123). En ce qui concerne le remariage de la femme, celui-ci pose différents problèmes en plus du stigmate 31 social. La femme ayant déjà des enfants et désirant se remarier aura par exemple de la peine à trouver un homme acceptant la paternité d’enfants qui ne sont pas les siens (ibid.). En conclusion, en plus de la dépendance économique, sociale et psychologique envers leur mari, les femmes perçoivent la séparation et le divorce comme stigmatisés. Le mariage est à la fois une obligation sociale et religieuse. Les femmes sont socialisées dès leur enfance à se préparer à une vie d’épouse, mais en aucun cas à quitter leur mari si le contexte conjugal devient violent, tel que Roy l’explique dans son ouvrage : Although legally she is allowed to seek divorce because of the atrocities of her husband, yet social definitions, values and norms have not undergone appropriate changes to create congenial situation for her to go for divorce if circumstances so demand. » ( 2002 : 117). 1.2.4 Rôles et statut de la femme dans sa belle-famille Le femme hindoue se marie relativement jeune, surtout dans les milieux traditionnels. Contrairement à son mari qui évolue au sein du même groupe familial depuis son enfance, la femme est exclue de sa maison natale aux temps du mariage et sa belle-famille devient alors son véritable groupe familial. Les liens et les responsabilités qui l’unissaient à sa famille d’origine sont désormais rompus. Le mariage scelle ainsi la vie de la jeune fille à sa bellefamille, et c’est avec un mélange de peur et de respect qu’elle pénètre un foyer qu’elle ne connaît pas et partage le quotidien d’étrangers (dont son mari) (Ghadially (éd.), 1988 : 62). Ainsi, il faut que la jeune épouse trouve sa place au sein d’un nouveau groupe, serve les membres masculins avec respect et surtout qu’elle obéisse au doigt et à l’œil à sa belle-mère qui règne sans partage sur le foyer (Mishra, 2002 : 108). Il est nécessaire de comprendre que la belle-fille nouvellement arrivée est perçue comme une réelle menace pour l’unité familiale, son comportement doit donc être exemplaire. La belle-famille attend de la nouvelle mariée qu’elle transpose sa loyauté de sa famille d’origine à sa nouvelle famille en l’espace de quelques jours, elle lui demande une grande soumission car c’est désormais elle qui la soutient financièrement (Ghadially (éd.), 1988 : 65). Dans ce contexte, l’idéologie de genre traditionnelle et la dépendance économique de la jeune mariée contribuent pleinement à sa lutte d’incorporation. Dans les premiers temps, la belle-fille n’entretient généralement aucune relation affective ou complice avec les membres de son nouveau foyer, et elle n’y trouve aucune source d’appui. Si 32 elle ne répond pas aux attentes de sa belle-famille, elle est traitée avec dédain et parfois avec violence (Natarajan, 1995 : 6). Nous pouvons supposer que les jeunes femmes qui se marient avant l’âge de 18 ans, ou celles qui n’ont reçu aucune éducation, se retrouvent d’autant plus fragilisées ; elles ont beaucoup de peine à s’imposer et à se faire respecter. L’autorité que détient la femme au sein du foyer varie cependant en fonction du rang économique que son mari occupe dans le groupe, dans les classes moyennes et hautes son statut peut également changer selon le montant de la dot qu’elle a apportée à son mariage (Mishra, 2002 : 108). Malgré tout, dans la hiérarchie sociale de sa nouvelle famille, la jeune épouse occupe généralement l’un des rangs les plus bas : elle doit obéissance et soumission à tous ses aînés, particulièrement à sa belle-mère. Cette situation de subordination change lorsque la belle-fille tombe enceinte, son statut s’améliore alors nettement. Ce respect soudain est dû au fait que désormais le statut de « femme » coïncide avec celui de « mère », un statut qui est davantage valorisé. Les tâches quotidiennes lui sont généralement facilitées, de la bonne nourriture lui est préparée et on lui témoigne davantage de soins : « A woman’s first pregnancy is proof of her fecundity and a matter of rejoicing. At the same time, she and the baby in her womb are vulnerable and need protection for the evil eye, malign spirits and ghosts (…) generally care is bestowed on a pregnant woman. » (Dube, 1997 : 79). La femme hindoue sait que la maternité lui confère une identité qu’aucun autre élément existant dans sa culture ne lui donnera (Ghadially (éd.), 1988 : 44). A travers son enfant, elle gagne le statut de renforçatrice de la lignée et cela lui assure une considération et une autorité qu’elle ne détenait pas en tant que seule épouse. De plus, d’un point de vue traditionnel, l’enfant mâle qu’elle met au monde assure la salvation de la famille entière, c’est donc le signe d’un bon karma (ibid.). En conséquence, la femme prend du pouvoir au fil du temps et des naissances qu’elle prodigue, jusqu’au jour où sa belle-fille prendra de l’importance au sein de la famille à travers sa propre maternité. Ce statut élevé peut également lui être enlevé à la mort de son mari, la veuve est alors perçue comme un fardeau et une figure de mauvais augure pour la belle-famille. Nous pouvons donc voir que la belle-fille occupe un rôle instrumental : celui de donner la vie et ainsi de perpétuer la lignée de son mari. Cependant, contrairement à l’enfant qui vient au monde, l’épouse/mère est remplaçable. En effet, alors que la mort d’un enfant mâle annonce la mise en péril de la lignée, la mort de la belle-fille annonce au contraire un futur mariage. Vu que le statut de la femme en Inde dépend obligatoirement de sa position au sein de l’institution familiale, elle en accepte aisément les inégalités, et socialise ses propres enfants à les accepter. Tout comme Krishnaraj l’explique : « we have to consider the fact that for most 33 women – regardless of whether they are the oppressors or the oppressed – there are no options for preserving their status except to participate in the patriarchal system. » (Bagchi ; Banerjee, 1995 : 5). Cependant, au sein de cette institution, bon nombre de femmes créent leur autorité et un pouvoir à travers l’aménagement du domicile, la gérance du budget familial, ou encore la planification de la carrière de leurs enfants. Au lieu de défier l’autorité masculine, les femmes maximisent les options qui s’offrent à elles, et témoignent d’habilités pour acquérir davantage de pouvoir et de reconnaissance. Ainsi, malgré ses rôles de subordonnée et de femme soumise, la réalité sociale prouve également que la femme exerce un pouvoir considérable dans la famille. En conclusion, le système familial patriarcal indien exprime une dualité importante : il représente un domaine d’extrême soumission pour la femme, mais lui prodigue également une protection et surtout une reconnaissance sociale. En effet, d’un côté ce système fonctionne au détriment des femmes : celles-ci sont des membres périphériques dans leur famille d’origine, puis elles sont transférées dans une famille étrangère au sein de laquelle leur valeur est purement instrumentale. L’internalisation des rôles de soumission, l’asymétrie entre les frères et sœurs et entre mari et femme, mais également leur manque de droits sur la propriété, leur enfant et leur propre vie, rendent les femmes vulnérables et leur donnent peu de moyens afin de lutter contre quelconque type d’oppression. Cependant, d’un autre côté, il semblerait que la famille demeure l’unique institution sociale qui procure un soutien à ses membres. Ce constat soulève une difficile question que le texte de Baghi met en avant : « If families are the sites of women’s oppression, why is it that women still need families ? This dual nature of the family remains unresolved. » (1995 : 24). Le chapitre du travail qui suit nous permet entre autre d’examiner plus en détail cette question épineuse. Par le biais de l’étude du phénomène de bride burning, nous mettons en avant les forces conflictuelles et de solidarité qui s’installent au sein de l’institution familiale, et nous considérons quelles en sont les répercussions sur la vie des femmes indiennes. 34 Chapitre 2 : Le phénomène de bride burning Ce chapitre du travail en est la partie principale. Il s’attache à analyser le phénomène de bride burning à travers l’exposé de son évolution, de son étendue et de ses acteurs, ainsi que de ses facteurs explicatifs et de ses conséquences majeures. Afin que le lecteur comprenne toutes les dimensions de ce phénomène, nous traitons dans un premier temps de la pratique de la dot : nous exposons ses fondements et ses différentes définitions, pour ensuite discuter de la mutation qu’elle a connue ces dernières décennies, et établir certains liens avec notre problématique principale. La dernière partie de ce chapitre présente quant à elle des supports législatifs mis sur pied pour les femmes indiennes, notamment pour lutter contre certaines formes de violence domestique, elle sera dans un deuxième temps l’occasion de discuter du Dowry Prohibition Act de 1961, et de ses amendements successifs, et pour finir, de conclure par une réflexion sur l’écart existant entre l’implantation des lois et la réalité sociale indienne. 2.1 La pratique de la dot en Inde Lors de la préparation de cette partie du travail, nous avons pu constater qu’il y avait de nombreuses controverses liées aux interprétations du concept de la dot. L’ambivalence attribuée à la définition actuelle de la dot, ainsi qu’à ses origines, renvoie aux profondes mutations qui l’ont affectées, mais également au fait que sa définition varie fortement en fonction des différentes régions de l’Inde. Tantôt « don » offert à la mariée afin de lui procurer une sécurité statutaire, tantôt « compensation » attribuée à la belle-famille, tantôt « aide financière » pour le démarrage du nouveau couple, tantôt identifiée à la stridhana (richesse de la femme), etc., la dot revêt de multiples formes et significations qu’il est difficile de rassembler afin d’en donner une définition universelle. Ainsi, nous présentons dans cette partie du travail les différentes définitions auxquelles la pratique de la dot peut être reliée (la dot sous forme de « don », la dot perçue comme « compensation », et pour finir la dot consistant en un héritage pre-mortem), tout en gardant à l’esprit que le système de la dot sous ses formes actuelles n’est pas une pratique très ancienne, et qu’il ne trouve aucune sanction dans les textes classiques hindous. Dans un deuxième temps, nous examinons les causes et les effets de la mutation qu’a connue la pratique de la dot afin d’en mesurer pleinement les impacts. 35 2.1.1 Fondements et définitions La dot, sous ses formes traditionnelles, peut être appréhendée dans sa valeur de « don ». En effet, on attribue généralement l’origine de la dot à la pratique de kanyadaan (« don » d’une « vierge ») associée au Brahma rite, la forme la plus sacrée des mariages traditionnels. Selon les injonctions religieuses le don de la vierge doit être accompagné d’une dot (dakshina), afin que le rituel du kanyadaan soit complet et validé : « Marriage thus implied the gift of a daughter bedecked and bejeweled with expensive ornaments and laden with presents. » (Basu, 2004 : 85). Ces cadeaux et joyaux sont volontairement donnés au mari et à sa famille afin de procurer à l’épouse un meilleur statut dans sa belle-famille. Cette forme de mariage fait référence à une relation d’hypergamie, c’est-à-dire lorsqu’une famille de statut inférieur tend à augmenter son statut social et son prestige en contractant un mariage avec une famille de statut supérieur (ibid.). Selon Dumont (1959 : 219-220), cette ancienne pratique permettait aux personnes concernées de convertir leur richesse matérielle en richesse spirituelle : « We know that wealth however great it may be, is not immediately translatable in terms of status. If there are good reasons for my status to be low, wealth by itself will not change it ; status is collectively attributed according to religious criteria and economic achievements of the individuals are a different matter. But precisely, daan, is ideally at any rate, the formula for translating a spiritually irrelevant quality into spiritual merit. » (in Kumari, 1988 : 4). En conclusion, le système de la dot en Inde peut être à l’origine assimilé à une conception du « don » comme un pourvoyeur de statut social, bien que ses modifications plus tardives ne puissent pas être expliquées par cette seule définition. En plus du Brahma rite défini ci-dessus, le Manusmriti (III : 27-32) détermine sept autres formes de mariages reconnues et utilisées par les quatre varnas : Daiva, Arsha, Pragapatya, Asura, Ghandarva, Rakshasa et Paisaca (in Verghese, 1997 (2e éd.) : 118). Parmi ces types de mariage, la pratique de la dot et celle du « prix de la fiancée » (brideprice)19 sont citées : « The Brahma and Daiva forms specify the gift of a daughter after decking her with costly garments and ornaments and jewels (i.e dowry in valuables). The Arsha form does not include material gifts accompanying the bride but states that the father of the bride receives « a cow and bull or two pairs » from the bridegroom and that this is not accounted as sale of the daughter. The Pragapatya form is a gift of a girl without any mention of material transfer 19 Dans le système du « prix de la fiancée », c’est les parents de la mariée qui reçoivent des présents de la famille du gendre afin de « compenser » la perte de leur fille. 36 either way. The marriage rite that is clearly posed as the opposite of the gift of the virgin is the Asura forms : « When (the bridegroom) receives a maiden, after having given as much wealth as he can afford, to the kinsmen and to the bride herself, according to his own will, that is the Asura rite » (Manu; III : 31). » (Tambiah, 1973 : 69). Il faut comprendre ici que les quatre premières formes de mariage sont définies comme irréprochables et respectueuses des rites védiques, le rôle du père en tant que propriétaire de sa fille et gardien de sa destinée y est fortement souligné. Les quatre derniers types sont quant à eux perçus comme blâmables du point de vue des lois sacrées (parmi ceux-ci il y a par exemple le Gandharva Rite, qui exprime l’union volontaire et irresponsable entre une femme et la personne qu’elle aime). En conclusion, la pratique de la dot mais également celle du « prix de la fiancée » étaient mentionnées dans les textes classiques, ce qui leur conférait une sanction morale et religieuse. Leur application était cependant intimement liée à l’appartenance à tel ou tel varna, donc au statut hiérarchique occupé. En effet, Manou (III : 51) reconnaissait le type de transaction du « prix de la fiancée », mais il exprimait clairement son aversion de la pratique : « No father who knows (the law) must take even the smallest gratuity for his daughter; for a man who, through avarice, takes a gratuity, is a seller of his offspring. » (in Tambiah, 1973 : 68). Cette injonction représente l’idéal brahmanique, c’est-à-dire le standard d’excellence hindoue à respecter. Le point de vue sur la pratique du « prix de la fiancée » y est clairement exprimé : elle équivaut à vendre sa fille pour le profit, ce qui est hautement répréhensible. La pratique recommandée aux Brahmans est au contraire la cérémonie sacrée du kanyadaan. Nous arrivons donc à la conclusion que la littérature classique reconnaît les deux formes de transaction au sein de la même société, mais que le mariage accompagné de dot est bien plus prestigieux et acceptable. Selon Tambiah, au XXe siècle la pratique de la dot continue à être corrélée avec la notion de statut social et celle d’acceptabilité : « As Karve (1953 : 132) puts it : All over India there is the custom of giving brideprice among the poorer castes and of receiving dowry among the higher castes. (…) we might see in relief the outlines of transactions which we call brideprice and dowry, with one or the other coming to the fore in particular contexts. But by and large in India it is dowry that is publicly and ideologically and morally validated, and brideprice that is considered the « degraded » and immoral form, and it therefore always under pressure to be converted back to dowry. » (1973 : 71). 37 La deuxième définition de la dot que nous examinons est celle reliée à la notion de stridhana, et à sa fonction d’héritage pre-mortem. La notion de stridhana fait référence à l’un des aspects de la dot, souvent opposé à la notion de « don ». Selon Rudd, autrefois la dot était composée de deux parties : « 1) a portion destined for the bride called stridhanam, or women’s wealth, that contributed to her status, and 2) a portion designed for the groom and his family, referred to as dakshina, which included gifts, given only on special occasions, after the marriage. » (2001 : 516). L’idée principale instaurée à travers la stridhana était de procurer une sécurité statutaire mais également économique à la femme dans le cas où celle-ci devait faire face à différentes éventualités dans sa vie, telles que la mort de son mari ou sa désertion (Verghese, 1997 (2e éd.) : 96). En effet, traditionnellement les filles n’ont pas accès au patrimoine parental, la dot a donc ici la fonction de procurer une part de cette propriété (sous forme de biens immobiliers) à la fille à travers la cérémonie du mariage. En ce sens, selon Goody : « Dowry can be seen as a type of a pre-mortem inheritance to the bride » (1973 : 17). Au temps du mariage, vu que la femme quitte sa famille natale pour être transférée au sein d’une autre, si elle hérite de biens mobiliers sa famille d’origine ne pourra pas éviter une fragmentation de la propriété indivisée. Ainsi, nous pouvons dire que la stridhana de la femme est concomitante avec son exclusion d’une part formelle du patrimoine familial, spécialement de la propriété terrienne. En Inde, la femme a théoriquement toujours eu le droit de jouir librement de sa stridhana, d’après Verghese tous les faiseurs de loi jusqu’à nos jours ont affirmé son droit sur cette propriété (1997 (2e éd.) : 96). Alors que selon Tambiah la plus vieille déclaration existante sur le stridhana est celle de Manou, Agnès l’attribue au Gautama Dharmasutra. Elle nous explique que pour palier au désavantage concernant les droits de propriété des femmes, les smritikars (philosophes, professeurs et penseurs sociaux à la base des smritis) leur assignèrent une catégorie spéciale de propriété appelée stridhana : « The first mention of this term is found in the Gautama Dharmasutra (XXVIII, pp.24-6). He provided not only for the woman’s separate property but also distinct and separate rules for its succession. From this period to the next millennium, the scope of stridhana was gradually expanded to include almost every category of property. » (2004 : 15). Par la suite, Manou (VIII) formula six formes de stridhana, consistant en dons offerts par l’entourage en différentes occasions : « (i) gifts before the nuptial fire (adhyagni) ; (ii) gifts during bridal procession, while the bride is being led form her natal residence to her husband’s house (adhyavahanika) ; (iii) gifts of love from father-in-law and mother-in-law (pritidatta) and gifts made at the time of obeisance at the feet of the elders (padavandanika) ; 38 (iv) gifts made by father ; (v) gifts made by mother ; and (vi) gifts made by brother. A dictate of Manu which empowered a righteous king to punish as thieves, the relatives, who appropriated the property of a woman, is quoted in all the later smritis with approval. » (Agnes, 2004 : 15). Par la suite, avec les écrits plus tardifs des smritis, la notion de stridhana devient un terme plus englobant décrivant la propriété qui était « obtained by a woman either as a maiden or at marriage or after marriage, from her parents or the family or relatives of the parents or from the husband and his family (except immovable property given by the husband), what was obtained by a woman after her marriage by her own labour or from strangers did not become stridhana » (Kane, 1946 : 779-80 in Tambiah, 1973 : 85-86). La notion s’étend sous la Mitakshara Law à l’inclusion de propriétés provenant d’un héritage ou d’une partition, et acquis grâce à la qualité d’épouse ou de mère. La Dayabhaga20 a quant à elle une définition de la stridhana beaucoup plus restricitive et distingue clairement (ce qui est implicite aux lois traditionnelles) la notion technique de stridhana et son versant non technique : « property which a woman received from her parents and relatives before and at marriage and from her husband (except immovable property) on the one hand, and on the other property she may have inherited or obtained by partition (in the capacity of wife, widow, etc.) and property acquired by her through the exercise of her labour. » (Tambiah, 1973 : 86). C’est concernant la première catégorie que les lois traditionnelles expriment la gérance de la femme indépendamment de son mari. Selon Tambiah, c’est cette même catégorie que l’on pourrait définir en tant que dot. Nous devons cependant nuancer cette dernière définition de la dot. Tout d’abord, il faut garder à l’esprit que la dot comprend des biens qui sont pour la mariée mais qui sont également destinés au foyer conjugal et à la nouvelle parenté. Ensuite, cet angle de vue met de côté la dimension de « don » invoquée par les principes religieux. D’une manière générale, équivaloir la dot avec la stridhana mène à de mauvaises interprétations, et surtout à une restriction de son sens : « Hershmann feels that Goody and Tambiah have overemphasized the Streedhana aspect of dowry presentations while neglecting many presentations which are a direct gift from the wife-givers to the wife-takers. He says that the actual situation, at least in 20 La Mitakshara Law (datant du XIe siècle et attribuée à Vijnaneshvara) et la Dayabhaga (datant du XIIe siècle et fondée par Jimutvana) sont deux écoles dominantes qui seront validées par la loi anglo-hindoue. Alors que la dernière était l’autorité majeure au Bengale, la première étendait sa compétence sur le reste de l’Inde britannique (Agnes, 2004 : 13). 39 North India, is directly opposite of what Tambiah assert. » (Kumari, 1988 : 5). Il faut comprendre ici qu’il y a une différence notable dans la définition du concept de la dot selon les régions étudiées. Alors que les études sur le système de dot dans le nord soulignent l’aspect de daan (don), dans le sud le même système est souvent désigné sous le terme de stridhana (ibid.). Selon nous, cette différence peut s’expliquer par les droits de propriété de la femme qui sont davantage accentués dans le sud du pays. Pour finir, il faut tenir compte du fait que la notion classique de stridhana en tant que seule propriété de la femme demeure souvent inapplicable dans le contexte actuel. En effet, avec le temps les frontières concernant la gestion de la stridhana sont devenues moins déterminées, en conséquence le contrôle de la richesse de la jeune femme passe souvent à sa belle-famille (Verghese, 1997 (2e éd.) : 73). En conclusion, voir la dot comme une forme d’héritage pre-mortem semble inapproprié en vue de la pratique actuelle, bien que cet argument soit souvent maintenu afin de valider la pratique. Dans son article, Rudd nous explique que Billing (1992) préfère utiliser le terme de « groomprice » afin de distinguer la pratique contemporaine de la dot de sa notion classique. Ce terme désigne le transfert de propriété passant de la famille de la mariée à celle du marié. Banerjee clarifie ce dernier point : « If dowry property is absorbed by a woman’s in-law (as it frequently is) and recycled to pay for other marriages, then we must regard it as a permanent transfer of assets from a woman’s family to a man’s family. Regardless of the provisions of the inheritance law, the idea of dowry as female inheritance is contradicted by everyday practice, and one must concur with Billing’s view that modern dowry is a form of groomprice. » (Banerjee in Rudd, 2001 : 518). Cette citation nous amène à la troisième et dernière définition de la dot que nous abordons, celle qui la décrit comme une forme de « compensation » à la belle-famille. Afin de la comprendre, il faut introduire ici une comparaison avec le système du « prix de la fiancée » : dans celui-ci, la famille de la mariée reçoit des présents de la part de la famille du gendre afin de compenser la perte de leur fille qui est un membre économiquement productif (ceci vaut pour les basses classes) (Kumari, 1988 : 6). Dans les classes moyennes et hautes, parce que les femmes ne sont pas supposées travailler et donc contribuer au système productif, elles représentent un « fardeau » économique pour leurs parents. A travers le mariage, la charge que représente la jeune femme est transférée à la belle-famille, et dans ce cas c’est elle qui reçoit une compensation sous forme d’argent liquide ou de biens (ibid.). Ce point de vue est cependant critiquable par rapport au système de dot contemporain. En effet, de nos jours les femmes financièrement indépendantes doivent tout de même fournir une dot conséquente à 40 leur mariage, mettant ainsi en doute la corrélation faite entre activité productive et système de compensation. De plus, tout comme Srinivas (1983) nous le dit : « there was no data to prove that dowry in its present form has spread as a result of a lesser participation of women in the work force. » (in Kumari, 1988 : 6). Dans son étude sur le Maharastra, Bénéï est également arrivée à la constatation selon laquelle il n’y a pas de corrélation probante entre les divers types de prestations matrimoniales (que ce doit la dot ou le « prix de la fiancée »), et le travail effectué par les femmes. Elle a constaté que les femmes ayant une activité doivent tout de même fournir une dot à leur mariage. Selon elle, considérer la dot sous l’angle de la compensation revient à ne percevoir que sa fonction économique au détriment des implications idéologiques et religieuses reconnues par la tradition (1996 : 19-20). A notre avis, bien que les facteurs économiques jouent un rôle prédominant dans le système de la dot actuelle, la compensation invoquée est davantage liée à la responsabilité que la charge de la belle-fille implique plutôt qu’à sa fonction productive. Selon nous, la compensation est donc à comprendre dans une dimension sociale et politique qui prend en compte la moindre valeur attribuée à la femme au sein de la famille. En conclusion, vu l’étendue et la diversité de la pratique de la dot, il est difficile de donner une réponse univoque à sa définition et à son utilisation. Il faut aussi spécifier que les dernières décennies ont assisté à de grandes mutations de la pratique, ce qui rend certaines théories caduques. Ainsi, malgré les grandes variations qui existent dans la compréhension que les gens se font de la dote, nous jugeons approprié pour le présent travail de considérer la définition du Committee on the Status of Women, 1974 : « ‘i. What is given to the bride, and often settled beforehand and announced openly or discreetly. The gift though given to the bride, may not be regarded exclusively her property.’ ‘ii. What is given to the bridegroom before and at marriage. ‘iii. What is presented to the in-laws of the girl. The settlement often includes the enormous expenses incurred on travel and entertainment to the bridegroom’s party.’ » (« Towards Equality », New Delhi, Gov. of India, 1974 : 71 in Verghese, 1997 (2e éd.) : 102) 41 2.1.2 La dot : une pratique en mutation dans une Inde qui se modernise Les dernières décennies ont assisté à l’expansion horizontale et verticale de la pratique de la dot. En effet, elle s’est diffusée dans des communautés et des religions qui, à la base, n’utilisaient pas ce système ou qui au contraire pratiquaient le système inverse du « prix de la fiancée ». La pratique de la dot s’est surtout étendue de part l’imitation des castes supérieures, notamment à travers la démocratisation de la tradition brahmanique (Suguna, 1998 : 804805). En effet, la modernisation du pays a entraîné l’expansion de l’éducation, l’ouverture du marché du travail, les possibilités de mobilité sociale ascendante et l’érosion de l’autorité morale des castes supérieures. Tous ces facteurs ont permis aux classes inférieures d’imiter les supérieures à travers l’institution du mariage, et donc de gagner en statut et en prestige : « Un paysan qui s’était mis à pratiquer la dot le justifiait ainsi : les Brahmanes ont toujours donné une dot à leur(s) fille(s). Ceux-ci sont le « groupe de référence » [sic] pour les paysans du village et pratiquent la dot ; les imiter signifie donc « sanscritiser » son mode de vie, ce dans l’espoir d’élever son statut social. » (Bénéï , 1996 : 17). Un passage de l’ouvrage de Verghese nous livre une réaction similaire liée à ce phénomène dans le milieu rural : « But I thought that the woman in rural areas is a valued worker and dowry was paid by the bridegroom to get her. » « That is all changing now! » said the gramesevika21. « Everybody is wanting false honour and respect. Those people who gives dowry is honoured, and those parents who takes money for own daughters is condemned. So whatever the high ups do, the poors will follow surely. » (1997 (2e éd.) : 194). En conséquence, ces dernières années ont assistées au passage de la pratique du « prix de la fiancée » à celle de la dot dans de nombreux villages indiens. Suguna nous parle de ce changement qu’il a surtout observé chez les communautés tribales du Tamil Nadu, du Kerala, de l’Orissa, du Bihar, du Karnataka et du Rajasthan (1988 : 805). Parallèlement à ce phénomène, nous pouvons également constater que les montants de la dot demandés et reçus ont nettement augmenté ces dernières décennies (Rudd, 2001 : 519). Aujourd’hui, on parle souvent de dot « moderne » pour faire référence à la nouvelle pratique de la dot. En effet, si auparavant la dot s’apparentait plus à un don volontaire compris dans le rituel sacré du mariage, elle est aujourd’hui davantage une institution commerciale insérée dans la transaction contractuelle du mariage. Cette mutation est surtout expliquée par des 21 Un travailleur social au niveau du village. 42 arguments de type économiques : la libéralisation économique de l’Inde, l’accroissement des richesses et la société de consommation qui s’est mis en place ont enclenché un processus d’augmentation des montants de la dot et le passage d’un mariage « institution sociale et religieuse » au mariage « institution économique ». Le mariage est désormais le moyen, moyennant une large somme, d’acquérir un statut social valorisé. Pour cette raison, le statut économique d’une personne (c’est-à-dire la fonction professionnelle qu’il occupe, ses revenus, mais également le statut familial dont il jouit) est de nos jours prédominant sur le marché matrimonial. Liée à ce statut économique, l’éducation joue également un grand rôle, car elle est garante d’un certain prestige social mais également d’une possibilité de mobilité socio-économique ascendante. En conséquence, la dot varie en fonction de la formation scolaire et universitaire du futur marié : plus le niveau d’instruction du jeune homme est élevé, plus le montant de la dot demandé à la famille de la future mariée le sera (Verghese, 1997 (2e éd.) : 127). La dot apparaît ici comme une compensation à l’éducation du fils, vu que les parents ont investi beaucoup d’argent dans son instruction, il est considéré comme normal qu’ils demandent une dot élevée à son mariage. De plus, l’éducation du fils assure une sécurité économique et sociale à sa future épouse. Bénéï nuance tout de même cette constatation en reprenant Hooja (1968) et en nous expliquant que : « Dans certains cas, l’occupation du père du jeune homme compte également : s’il a une bonne place et est encore loin de la retraite, il n’exigera pas nécessairement une dot élevée pour son fils, même s’il a plusieurs filles à marier (…). Inversement, s’il a peu de moyens, il demandera beaucoup, en vue du mariage de ses filles. » (1996 : 18). Si la famille natale de la jeune fille ne retire aucun bénéfice économique direct de la dot fournie, elle y acquiert un bénéfice social. En effet, le montant de la dot donnée est une expression de prestige (ce fait concerne surtout les couches favorisées hindoues), et celui-ci augmente les possibilités sociales. Ainsi, la dot peut être perçue comme un instrument qui démontre mais également qui améliore le statut social, tel que Bénéï l’explique : « mécanisme utilisé pour promouvoir et conserver un prestige, la dot devient l’instrument de validation du statut de la famille » (1996 : 23). Cela explique entre autre que les parents sont prêts à tout accepter afin de marier leur fille, quitte à s’endetter sur plusieurs générations. Il est important de spécifier que de nos jours, la dot n’implique pas uniquement les biens donnés à la future mariée, au gendre et à la belle-famille (sous forme d’argent liquide, de bijoux, de fruits, d’ustensiles, d’instruments électroménagers, de divers types de véhicules, etc.), elle comprend également les dépenses liées au mariage, telles que les frais de déplacements des invités, la 43 conduite de la cérémonie, etc. De plus, bien que la majeure partie de la dot soit fournie au temps du mariage, nous pouvons dire qu’elle n’est pas un paiement unique mais une obligation à remplir sur le temps. En conséquence, alors qu’auparavant la propriété léguée à la fille et à ses beaux-parents au temps du mariage était considérée comme un don plus ou moins volontaire d’amour et un gage de sécurité, cette pratique a muté ces dernières décennies en une obligation morale et économique. De plus, bien que les demandes en dot soient souvent légitimées par le statut du fils et supposément pour assurer son futur, les présents accompagnant la fille reviennent majoritairement à la belle-famille. Ainsi, comme Verghese nous l’explique, les demandes de dot sont davantage formulées pour répondre aux intérêts des beaux-parents et conforter le contrôle qu’ils exercent sur leur fils : « The dowry demands are not made in the interest of their son alone as they would like to make themselves believe. They are made so that they themselves may be cushioned against an uncertain future by a sense of power which comes from being in a position to demand, and that this sense of power will ensure future control over there son, thus providing to their own lasting comfort and assuring a respected position for themselves in society. » (1997 (2e éd.) : 187-188). Selon Kumari, c’est à l’époque médiévale que la pratique de la dot prend des proportions nouvelles et qu’elle passe du don volontaire à une obligation demandée. Comme nous l’avons vu précédemment, avec l’extension de l’autorité musulmane les Hindous sentirent que leur religion et leurs traditions étaient menacées, ils instaurèrent ainsi des règles plus rigides concernant les castes et les observations religieuses. En conséquence, les castes et sous castes devinrent des unités strictement endogames, et la sélection du futur gendre en fut restreinte. Ce processus semble expliquer le changement observé : « A restricted area of selection also resulted in shortage of suitable bridegrooms and in turn, seems to have led to the custom of dowry. If the parents of the girls failed to pay the requisite sum as dowry her marriage became impossible (…). Dowry became the most dominant factor in the settlement of marriage (…). The dowry system thus took a new shape: it came to be demanded in place of being voluntarily offered. » (1988 : 18). Kumari nuance tout de même son propos en nous expliquant que pendant la période médiévale, ce système était surtout pratiqué par les rois Rajput, et que c’est avec le temps qu’il s’étendit aux castes les plus basses. 44 Au XIXe siècle, la pratique de la dot prend des proportions alarmantes. En 1914, Bose, dans un pamphlet contre la dot, démontrait que la distorsion majeure de la pratique et les problèmes qu’elle posait, datait des années 1870-75. Selon lui, cette distorsion était causée par la modernité, notamment les nouveaux intérêts économiques et les progrès de l’éducation qu’elle avait suscités : « Bose décrit une situation où l’on ne s’attachait plus aux « antécédents » de la famille, mais uniquement à sa fortune, la résumant par le seul intérêt de la famille du garçon pour des « casketfuls of jewellery and bagfuls of cash money » (Bose, 1914 : 21 in Bénéï, 1996 : 22). C’est en effet pendant la période coloniale que les montants de la dot commencent à augmenter rapidement. L’initialisation des lois concernant les taxes terriennes forcent de nombreuses familles à prendre une hypothèque sur leurs terres, et favorise la monétarisation au détriment de l’échange de biens. Ainsi, les pressions économiques de cette époque se répercutent sur la pratique de la dot et l’augmentation de son montant car elle devient un instrument utilisé afin d’acquérir de l’argent. A partir de l’Indépendance, les montants de la dot continuent à grimper surtout à partir de la crise économique des années 1970. Au niveau de l’institution familiale, cette crise se traduit par une plus grande demande en argent liquide afin de pouvoir subsister. Le système de la dot est donc utilisé à ces fins, mais également afin de satisfaire les nouveaux besoins imposés par les changements économiques (Suguna, 1998 : 803-804). Ainsi, nous pouvons dire que c’est surtout au XXe siècle que la dot est particulièrement problématique, et que le mariage devient un sujet de marchandage entre deux familles. Il faut comprendre ce phénomène à la lumière du contexte de compétition familiale dans la quête de ressources sociales et économiques. La modernisation a instauré des valeurs mesurant le statut social en terme d’argent et de pouvoir. Dans son ouvrage, Béneï cite Krisnamurthy (1981) pour qui : « Un sens « corrompu » (distorted) des valeurs aurait perverti les coutumes matrimoniales (…). La dot devient la « recette » permettant de satisfaire aux intérêts personnels nés des exigences de la société matérialiste » (1996 : 22). Cela explique également que la notion classique de stridhana ait été déformée dans l’Inde contemporaine : « As the economy was changing with the progress of industrialization, and a variety of industrial products began to flood the market, many people chose a straight and shorter route to fulfilling their desire to possess them. Marriage was the easiest way to procure them, giving rise to an increased demand for dowry. Dowry as a social practice took deeper and deeper roots, and social norms transformed with the changing economy (…). The values and means of status measurement in terms of acquisition of wealth have distorted the spirit of stridhan. » 45 (Basu, 2004 : 87). En conclusion, nous pouvons dire que la présente forme de la pratique de la dot est à la fois le produit de la tradition patriarcale, et celui du nouveau développement socioéconomique. Nous pouvons constater que cette mutation a de nombreuses conséquences. Tout d’abord, comme nous l’avons vu, elle affecte l’institution la plus importante dans la vie sociale et individuelle indienne : le mariage. La pratique de la dot a pris une telle emprise sur le rituel du mariage que celui-ci est devenu une alliance contractuelle et financière. De ce point de vue, la dot a corrompu à la fois les normes et les valeurs traditionnelles sans pour autant changer le concept de don de la jeune femme. Ensuite, ce changement a bouleversé l’équilibre familial en imposant de grosses obligations financières aux parents désirant marier leurs filles, alors que la dot demeure une source d’enrichissement pour la belle-famille. Cependant, cette mutation a surtout eu de grandes répercussions sur le statut de la femme, et un impact majeur sur ses conditions de vie. En effet, la dot actuelle contribue aux relations asymétriques de pouvoir entre les hommes et les femmes. Elle renforce le rôle instrumental de la femme en tant que pourvoyeuse de richesse, au détriment de ses rôles traditionnels de mère et d’épouse. Pour finir, la dot est devenue un nouvel instrument de torture social et physique utilisé contre les femmes. En effet, d’une part elle est une condition sine qua non pour que les femmes se marient, créant ainsi des soucis permanents pour celles n’ayant pas l’argent nécessaire (au XIXe siècle, ont peut déjà notifier des suicides de jeunes femmes voulant épargner la ruine à leurs parents ou désirant échapper à la honte de ne pouvoir se marier (Verghese, 1997(2e éd.) : 155). D’autre part, la pratique de la dot a instauré une nouvelle forme de violence domestique dirigée contre les femmes : les dowry deaths. C’est-à-dire la mort de jeunes femmes mariées à cause de l’insuffisance de la dot donnée à leur belle-famille. En effet, le fait que le système de la dot soit devenu un pacte commercial implique désormais que la vie des épouses dépende en grande partie de l’aptitude de leurs parents à satisfaire aux demandes de la belle-famille. 2.2 Analyse du phénomène de bride burning 2.2.1 Une forme spécifique de violence domestique Alors que le foyer est supposé être un havre d’amour et de solidarité, pour beaucoup il est un lieu où se déploie un régime de terreur et de violence. La violence domestique désigne la 46 violence exercée par le partenaire intime, de cohabitation ou par un autre membre de la famille, quel que soit le lieu où elle se passe. Elle comprend différentes formes de violences qui se manifestent à travers des abus physiques (gifler, battre, poignarder, brûler, étrangler, tuer etc.), sexuels (les relations sexuelles forcées à travers des menaces, la force physique ou l’intimidation, etc.), psychologiques (l’intimidation, la persécution, la menace d’abandon, d’abus physiques, la surveillance, l’isolation, etc.), mais également économique (le refus de contribuer aux finances du foyer, le refus de procurer de la nourriture ou de satisfaire des besoins de base, le contrôle de l’accès au système de santé et de l’emploi, etc.). Il faut cependant préciser que ces catégories ne s’excluent pas mutuellement, et qu’elles vont souvent de pair (Kapoor, 2000 : 2). Tous ces types de violence sont comparables à une forme de torture exercée sur les femmes afin de les intimider, de les punir ou bien de contrôler leur identité et leurs manières d’agir ou de penser. En Inde, nous pouvons voir que différents facteurs culturels, politiques, économiques et légaux rendent les femmes particulièrement vulnérables à la violence dirigée contre elles. A la base de ces facteurs, nous retrouvons surtout le système patriarcal qui soutient l’inégalité des relations de pouvoir entre les hommes et les femmes. Ce système s’exprime notamment à travers la hiérarchie familiale, le contrôle de la femme et de sa sexualité, sa dépendance économique, et les sanctions culturelles qui lui prescrivent des rôles et un statut inférieur. Dans le contexte indien, la violence domestique peut être expliquée à travers le concept de « propriété » de la femme, dévolue à son mari ou à sa belle-famille. Le contrôle patriarcal et son pouvoir décisionnel placent « naturellement » son autorité sur le corps et les attitudes de la femme. Le fait que les femmes soient isolées dans leur belle-famille, qu’elles entretiennent peu de contacts avec le réseau social local, contribue également à augmenter leur vulnérabilité face à un contexte violent. En effet, elles possèdent peu de moyens pour résoudre ce type de conflit et n’ont pas les ressources nécessaires pour le contrer. Un autre fait à souligner est que la justice sociale a beaucoup de peine à pénétrer le domaine privé, et vu que la famille, le voisinage, et la communauté considèrent bien souvent la violence domestique comme « légitime » et faisant partie des normes sociales, le manque de protection légale pour les femmes au sein de leur foyer est récurrent. En conclusion, bien que la violence domestique soit proscrite par le Gouvernement indien, elle reste un phénomène caché, légitimé par les traditions et donc tacitement accepté. Elle demeure également un type de crime sous rapporté 47 et donc sous enregistré. D’un côté, la faute revient aux autorités qui gèrent les cas de violence domestique, telles que la police et les officiels de la santé. Souvent ceux-ci ne savent pas répondre correctement à la reconnaissance de ce type de violence ou ils préfèrent l’ignorer. D’un autre côté, la peur des réprimandes, le manque d’information concernant les droits légaux, les mesures d’assistance et de protection, ainsi que le manque de confiance dans le système policier et légal, constituent des obstacles pour que les femmes rapportent ces types de violence. Bien que la violence domestique soit présente tout au long du cycle de vie de nombreuses femmes indiennes sous une forme ou une autre, le phénomène qui nous intéresse, c’est-à-dire celui du bride burning, concerne des femmes mariées adultes, ou adolescentes dans le cas de mariages précoces. Ce type de violence est dirigé contre l’épouse et perpétré en général par son mari, et/ou un autre membre de sa belle-famille. Le phénomène de bride burning se retrouve à travers toutes les classes sociales et religions de l’Inde, et il est généralement connecté à des disputes concernant la dot. Tout comme Stein le dit : « Nevertheless, there are a few circumstances connecting the bewildering multiplicity of theses cases. Almost invariably, the death of the woman occurs after a series of demands are made by in-laws and husband for additional gifts and money. » (1988 : 482). En effet, comme nous l’avons vu précédemment, la dot est un paiement qui s’étend sur le temps ce qui explique que dans les mois et les années suivant le mariage des demandes continuent à se faire. D’une part les différents festivals, les anniversaires ou autres cérémonies sont l’occasion pour la bellefamille de réitérer des demandes de dot, d’autre part ces demandes se font également en dehors de ces circonstances sous prétexte d’un quelconque besoin. Lorsque ces exigences ne sont pas satisfaites, la jeune mariée qui vit dans le foyer de ses beaux-parents, est parfois la victime d’abus physiques, verbaux et psychologiques. Ces formes d’abus et d’harcèlements peuvent culminer dans son meurtre perpétré par les membres de sa belle-famille ou par son suicide, ce que l’on appelle les dowry deaths. La mort de l’épouse laisse l’entière liberté au veuf de procéder à une nouvelle transaction financière par le biais d’un deuxième mariage. De nos jours, le fait que le montant de la dot soit demandé sans relation au revenu et à la richesse du père de la mariée rend ces demandes d’autant plus difficiles à satisfaire. La violence liée à la dot peut être également indirecte, telle que le démontre le cas porté à l’attention publique par la presse indienne, d’un triple suicide de sœurs dans la ville de Kanpur : « There father, who earned about 4000 Rs. per month, was not able to negociate for his oldest daughter. The grooms were requesting approximately 100,000 Rs. » (Van Willigen ; Channa, 1991 : 36948 370). Dans ce cas, c’est l’absence d’argent pour réunir une dot et donc l’incapacité pour un père de marier ses filles qui ont poussé à leur mort. La plupart des auteurs que nous avons étudiés s’accordent pour dire que les victimes principales des violences liées à la dot sont des jeunes femmes mariées qui ont entre 15 et 35 ans et qu’elles proviennent en majorité de classes sociales moyennes (lower middle class et upper middle class). L’étude menée par Kumari à Delhi montre que sur un échantillon de 150 victimes de la dot (incluant 38 cas de « mort par dot »), 80% ont entre 21 et 35 ans, cette même tranche d’âge correspond à l’âge au mariage de la majorité des victimes (1988 : 31). La même étude démontre que les cas de victimes pour cause de dot sont présents au sein de toutes les religions (avec une prévalence chez les hindous : 102 cas sur 150) et castes en Inde (1988 : 35). Ainsi, tout comme les autres formes de violences liées aux dowry deaths, le phénomène de bride burning touche de nombreuses jeunes femmes mariées qui subissent quotidiennement des harcèlements de la part de leur belle-famille et/ou de leur mari, jusqu’au jour où celui (ceux)-ci décident de la tuer, à la différence qu’ici le moyen utilisé pour donner la mort est l’action de brûler. Les coupables font ensuite passer cet homicide pour un accident ou un suicide. Le phénomène de bride burning inclut également le suicide de jeunes femmes mariées qui s’immolent par le feu, souvent parce qu’elles sont poussées à bout par des harcèlements quotidiens. Comment l’homicide s’effectue-t-il ? Le plus souvent les victimes sont aspergées de kérosène (beaucoup de cuisines en Inde sont équipées de fourneaux pressurisés au kérosène), ou de tout autre combustible, tel que la paraffine, puis elles sont allumées comme des torches vivantes. L’usage du feu est expliqué par les « avantages » qu’il détient par rapport aux autres méthodes d’homicide, telles que l’empoisonnement ou l’étranglement (Natarajan, 1995 : 4). En effet, il efface toutes traces de lutte (les signes ne sont pas percevables sur un corps brûlé à 80% au troisième degré) et il fait passer facilement le crime pour un accident. Il est alors invoqué que le fourneau à kérosène a explosé lorsque la jeune femme cuisinait. Le fait que la plupart des cas de bride burning se passent de cette façon explique que l’on fasse souvent référence aux « accidents de cuisine », la cuisine étant la pièce de prédilection pour le déroulement du crime. En conclusion, bien que le phénomène de bride burning soit un type de violence spécifique, il s’insère officiellement dans la catégorie de crimes appelée les dowry deaths. Le terme de « bride burning » est d’ailleurs parfois utilisé comme une manière populaire de désigner ces crimes. La principale raison explicative à cela est que tuer par le feu semble être la pratique la 49 plus couramment utilisée dans les cas de dowry deaths. L’étude de Ghadially et Kumar menée sur les cas rapportés par le journal Manushi (examinés de janvier 1979 à décembre 1985) nous le démontre: « In so far as the nature of death is concerned majority (60 per cent) of the women died of burns. Hanging was the second most common form of death (13 per cent). This was followed by poisoning (7 per cent). Combination of strangulation and poisoning, shooting and death under mysterious circumstances (1 per cent) each » (Ghadially (éd.), 1988 : 171). Cependant, bien que le phénomène de bride burning fasse partie de la catégorie des dowry deaths, cette citation démontre également qu’il ne les représente pas totalement. De plus, comme nous le verrons plus loin dans le travail, il ne faut pas uniquement aborder le phénomène de bride burning comme un type de dowry death, il est également nécessaire de le percevoir comme le point culminant d’une tension familiale générale, et donc suscité par d’autres causes que l’insuffisance de la dot. 2.2.2 Apparition et évolution du phénomène Au milieu des années 1970, un certain nombre de problèmes sociétaux indiens, tels que le mariage infantile, l’exploitation économique des femmes mais également la violence envers elles, poussèrent des groupements de femmes à se mobiliser. C’est pendant les campagnes contre le viol qu’émergèrent la question de la violence domestique et le phénomène de bride burning. Ces campagnes contre le viol furent ainsi suivies de campagnes contre la dot entre 1981 et 1984 (Katzenstein, 1989 : 62). Ces années furent le théâtre de multiples réunions, manifestations, et de la reconnaissance systématique des nombreux cas d’abus, de meurtres et de suicides de jeunes femmes mariées. Selon Mathur, The Progressive Organisation of Women of Hyderabad fit la première protestation contre le harcèlement pour cause de dot en 1975. Bien que celle-ci réunit quelques 2 000 personnes, les protestations ne se mutèrent pas en une campagne générale et il faudra attendre 1979 pour que les protestations initiales contre la dot forment une immense démonstration (2004 : 61). Les mouvements de femmes furent réellement le fer de lance de l’agitation contre la dot, chacune d’entre elles développa différentes techniques afin de traiter du problème des dowry deaths. Nous pouvons citer entre autre des groupes de Delhi associés avec le journal Manushi, le Tara art group qui publia le phénomène à travers des scènes de rue, ou encore Vimochana à Bangalore qui mit sur pied des forums sur la question. Un des instruments utilisés pour traiter du phénomène fut son exposition sociale : de nombreuses 50 démonstrations furent mises en place afin de porter la honte sur les coupables et de sensibiliser le Gouvernement, ainsi que l’opinion publique. Dans son article, Stein nous livre un exemple d’une telle démonstration : « Women of Delhi marched through the middle class colony of Model Town where she died. « Punish the murderers of Tarvinder », they shouted. « Stop burning brides, » the placards read. Neighbours and passerby (sic) swelled their ranks and took up the cry, « Do not give or take dowry ». Later these students, teachers, working women and housewives took out (sic) a procession to Parliament where they presented a memorandum to the Home Minister asking for reform in marriage and dowry laws. » (Chowdhury, « Murdered for Dowry », Himmat, septembre 1979 : 14 in Stein, 1988 : 483). Ces démonstrations visèrent non seulement les époux et les belles-familles, mais aussi le personnel juridique et policier traitant des cas de dowry deaths. Elles continuèrent la décennie suivante : « In early 1982, 30 women’s organisation in Delhi, under the name of Dahej Virodhi Chetna Manch (Anti-Dowry Awareness Raising Forum) jointly organised a protest march against dowry, and they were joined by several hundred ordinary women and men, including the « parents of dowry victims ». They questioned police inaction and tardiness in investigation, highlighting the government’s lethargy towards this problem. They demanded ostracism of bride-burners/killers and pleaded with legal pundits and legislators to suggest some system of summary trials for such crimes against women » (Kelkar 1992 : 86-87 in Mathur, 2004 : 61-62). Une autre tactique utilisée par les mouvements de femmes fut de sensibiliser les jeunes filles qui n’étaient pas encore mariées, de leur faire promettre de refuser toutes formes de dot ainsi que de boycotter tous mariages où elle serait pratiquée. C’est dans ce contexte de protestations sociales et de demandes politiques que le Gouvernement indien amenda sa législation contre la dot (Mathur, 2004 : 63). Ainsi, The Dowry Prohibition Act de 1961 est par deux fois amendé, en 1984 et en 1986 (cette même période voit l’inscription du terme de dowry death en tant qu’infraction dans le Indian Penal Code). En conclusion, à travers les démonstrations et la mobilisation collective, la nature et la gravité des dowry deaths et du phénomène de bride burning passèrent rapidement du domaine privé à sa reconnaissance publique. Il faut souligner que depuis le début de cette mobilisation jusqu’à nos jours, les organisations de femmes ont été un agent déterminant dans la mise en place de mesures politiques et sociales concernant les crimes contre les femmes. 51 En ce qui concerne l’évolution des dowry deaths et donc du phénomène de bride burning, nous pouvons constater une nette augmentation des cas observés depuis les années 1980 jusqu’en 2000. En se basant sur sa propre étude, Kumari nous explique que : « The numbers have been continously rising from 421 in 1980-81 to 690 burn deaths in 1983-84 in Delhi alone » (1988 : 2). Les statistiques du Ministry of Human Resource Development du Gouvernement indien, démontrent qu’entre 1990 et 1998, la fréquence des dowry deaths a augmenté de 8.6% (les cas sont passés de 4’836 en 1990 à 6’917 en 1998), c’est-à-dire une croissance annuelle moyenne de 1.3% (cf. Tableau 1). Absolute Crime 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 increase annual growth per cent Rape Average rate per cent 9,518 9,793 11,112 11,242 12,351 13,367 14,846 15, 330 15,031 33.0 4.8 11,699 12,300 12,077 11,837 12,998 13,694 14,877 15,617 16,381 11.1 1.7 Dowry deaths 4,836 5,157 4,962 5,817 4,935 4,927 5,513 6,006 6,917 8.6 1.3 Kidnapping and abduction Torture 13,450 15,949 19,750 22,064 25,946 32,006 35,246 36,592 41,318 126.9 14.6 Molestation 20,194 20,611 20,385 20,985 24,117 27,913 28,939 30,764 31,046 31.7 4.7 Sexual - 8,620 10,283 10,751 12,009 10,496 4,527 5,671 30,796 8,123 41.2 5.9 - - - - 8,105 7,888 11,049 11,081 12,376 - - 68,317 74,093 79,037 83,954 56.2 7.7 8.7 9.1 9.5 - - harassment Crimes under special laws Total Crime rate - 98,948 1,05,416 1,15,723 1,21,265 1,31,338 11.0 11.0 11.5 - - (per cent) Tableau 1 : INCIDENCE OF CRIMES AGAINST WOMEN – NATIONAL (1990-1998). Source : Ministry of Human Resource Development, Department of Women and Child Development, Government of India, New Delhi, various years (in Seth, 2001 : 236) Pour une présentation de la fréquence des dowry deaths par Etat, notamment dans les années 1990-1994, mais également de la fréquence des suicides de femmes causés par des disputes familiales durant ces mêmes années, nous renvoyons le lecteur à l’Annexe 1 qui offre des statistiques fournies par le National Crime Records Bureau. Ces statistiques démontrent une augmentation continuelle des cas de suicides féminins, aboutissant à 6'907 cas pour l’année 1994. En ce qui concerne les dowry deaths, nous pouvons également constater une augmentation des cas rapportés de 1990 à 1994 (ils sont passés de 4'836 à 4'935), avec un pic 52 en 1993 avec 5'817 cas. Selon les statistiques du Women’s Crime Cell DGP Office, dans le seul Etat du Bihar, les cas de dowry death seraient passés de 184 en 1995 à 505 en 2000 (jusqu’en octobre) (Chatterjee (éd.), juin 2001 : 11). En ce qui concerne les années 2000, nous pouvons dire que les statistiques officielles dénotent une diminution des cas rapportés de dowry death. En effet, les statistiques du National Crime Record Bureau du Ministère des affaires intérieures, démontrent que leur nombre culmine en 1999 avec 6’699 cas rapportés, pour diminuer progressivement par la suite. Selon ces mêmes statistiques, le pourcentage de cas de dowry death aurait baissé de 8.8% entre 2002 et 2003, passant de 6’822 cas à 6'208 (cf. Tableau 2). Tableau 2 : Crime Head-wise Incidents of Crime Against Women during 1999-2003 and Percentage variation in 2003 over 2002. Source : National Crime Record Bureau, Crime in India 2003, New Delhi : Ministry of Home affairs, mars 2005 : 245-250. Sur le total de cas rapportés dans le pays entier, 21.3% concerne l’Uttar Pradesh (avec 1’322 cas), suivit du Bihar avec 14.6% (909 cas) (National Crime Record Bureau, mars 2005 : 249). Suite à l’exposé de ces différentes statistiques, il est important de garder à l’esprit qu’elles ne témoignent pas de toute l’ampleur du phénomène de bride burning et des dowry deaths. En effet, nombreux de ces cas sont enregistrés dans la catégorie officielle des « accidents », mais il faut également tenir compte du fait qu’un grand nombre demeure non rapporté aux autorités. Selon certains, le chiffre non officiel de dowry death en Inde serait deux fois supérieur à celui rapporté par les statistiques gouvernementales : « In the « First International Conference on Dowry and Bride-Burning in India » held at Harvard University in 1995, knowledgeable professionals like Attorney Rani Jethmalani and Attorney Subhadra Chaturvedi, both of them practice law at the Supreme Court of India, made statements that the 53 governement statistics were a result of gross under-reporting. According to them, the actual « unofficial » number of dowry death in India would be between 12,000 to 13,000 every year. » (Thakur, (s.d) : 1). La fulgurante augmentation des cas de dowry death dans les années 1980 et 1990 est très discutée. Alors que pour certains elle indique uniquement l’augmentation des cas rapportés due à l’action des organisations de femmes ou à la législation mise en place, d’autres insistent sur le fait que les violences pour cause de dot ont bel et bien augmentées. Il est en effet difficile de se prononcer sur cette question, les statistiques varient selon les sources et ce type de crime reste largement sous rapporté, ou placé dans la catégories des « suicides » ou celle des « accidents ». Comme Kumari nous l’explique avec l’exemple de Delhi: « The Delhi Police registered only 403 dowry cases in the last five years from 1982 to May 1986. On the other hand, one of the women’s organisation in Delhi alone registered a total of 360 cases in a single year, i.e. 1985. In Jaya Prakash Narayan Hospital alone 381 third degree burn cases of married woman in the age group of 16-30 were admitted in the same year. » (1988 : 88). Plusieurs raisons peuvent être invoquées afin de comprendre pourquoi les femmes ne sont pas disposées à rapporter ce type de violence. Tout d’abord, elles sont peu informées quant aux dispositions légales mises sur pied pour les protéger et les soutenir. Ensuite, elles ont peur à la fois de la réaction de la police face à leur situation, mais également de devoir subir des réprimandes par leur famille ou leur entourage. L’ouvrage de Ghadially nous livre d’autres raisons concernant la violence domestique : « While examining the psychology of criminal victimization researchers have concluded that three factors are responsible for non-reporting. First, victimization produces fear, particularly about one’s own safety and security. The woman fears that reporting may aggravate domestic violence or result in the breakdown of an institution she considers sacred. Secondly, crime victims commonly come to see themselves as helpless, vulnerable and impotent. Thirdly, the victim may come to believe that even others are ineffective in changing life’s event. » (1988 : 170). En effet, ce dernier point se réfère particulièrement à l’action policière et juridique jugée par les victimes comme inefficace et même parfois aggravante. Les dowry deaths sont enregistrées par la police sous trois catégories spécifiques, chacune invoque différentes sections de la législation : « They are « dowry murders » (committed by the woman’s husband or members of his family for additional dowry or non-payment of 54 promises dowry) ; « suicides » (forced or voluntary, but in most cases related to dowry demands) ; and « accidents » (a majority classed under « stove-burst » or « kitchen accident »). » (Menon, août 1999 : 1). La plupart de ce type de crime est placée dans la catégorie des « accidents », et enregistrée sous le label de « Unatural Death » par manque de preuves suffisantes, bien qu’une grande majorité des cas dénote des « accidents de cuisine » dont seule la jeune épouse est la victime. Une étude effectuée par Vimochana, une association de femmes située à Bangalore, à la fin des années 1990, révèle que de nombreux cas de dowry death ne sont pas traités par la police car les procédures d’investigations sont mal menées : « The police record of interview with the dying woman – often taken with her husband and relatives present – is often the sole consideration in determining whether an investigation should proceed or not. » (Hitchcock, (s.d) : 2). Il est certain que les dires de la victime en présence de ses bourreaux ne peuvent pas être objectifs, ils ne devraient pas constituer l’unique détonateur de l’enquête dans de telles circonstances. Les membres de la belle-famille peuvent également menacer de brutaliser les enfants de la victime ou les membres de sa famille d’origine si la vérité est dite aux autorités. Ainsi, la déclaration de mort de la victime, qui constitue un objet important de la procédure d’enquête, demeure souvent un élément qui déculpabilise les personnes responsables du crime. Tout cela remet en question les statistiques invoquées par la police, la même étude nous explique que : « Of the 1, 133 cases of « unatural deaths » of women in Bangalore in 1997, only 157 were treated as murder while 546 categorised as « suicides » and 430 as « accidents ». But as Vimochana activist V. Gowramma explained : « We found that on 550 cases reported between January and September 1997, 71 percent were closed as « kitchen/cooking accidents » and « stove burst » after investigations under section 174 of the Code of Criminal Procedures ». The fact that a large proportion of the victims were daughters-in-law was either ignored or treated as a coincidence by police. » (ibid.). Nous voyons donc que plus de deux tiers des victimes ont péri par le feu, et comme Paringaux nous l’explique dans son article (en faisant référence à la même étude), la grande majorité de ces femmes avait entre 18 et 26 ans, et elles étaient récemment mariées. De plus, « elles seules semblaient être la proie de cette vague d’ « accidents de cuisine » qui, curieusement, épargnaient leurs belles-mères et leurs bellessœurs. » (juin 2003 : 2). En ce qui concerne la thèse de l’accident, plusieurs choses sont à constater. Tout d’abord, comme nous l’avons vu précédemment, il est difficile de déterminer quel pourcentage de femmes brûlées l’a été pour cause de dot car la police, mais également le personnel médical, 55 enregistrent souvent ces cas dans la catégorie des « accidents ». Il s’agit ensuite de comprendre pourquoi ces « accidents » concernent en majorité des femmes mariées qui ont entre 15 et 30 ans ? Vu que la plupart des cas se déroulent dans des foyers indivisés, comment expliquer qu’aucun autre membre de la famille ne soit accidenté ? Comment expliquer que les victimes soient brûlées au troisième degré alors que d’autres membres familiaux sont supposés être proches et donc pouvoir l’aider ? Toutes ces questions montrent qu’un type de violence bien précis se cache derrière l’hypothèse de l’accident, et qu’il est nécessaire que la police tienne compte de ces circonstances suspectes. 2.2.3 Les facteurs explicatifs Les causes majoritairement invoquées pour justifier l’apparition du phénomène de bride burning sont les profondes mutations qui ont touché la pratique de la dot à partir des années 1970 avec l’accélération du développement du pays. Cette mutation, couplée au statut inférieur de la femme dans la société indienne, a probablement joué un rôle majeur dans l’augmentation des crimes pour cause de dot insuffisante. Ainsi, nous retrouvons des facteurs à la fois traditionnels, notamment le système patriarcal indien qui est à la base de la position subordonnée de la femme au sein de la société indienne, mais également des facteurs modernes, tels que les nouvelles valeurs consuméristes et matérialistes, ainsi que l’ambition de mobilité sociale ascendante. Le fait de ne pas répondre aux demandes de dot met en jeu les nouveaux objectifs économiques et sociaux que se sont fixés la belle-famille, il défie également son sens de pouvoir et de contrôle, ainsi que son autorité sur la belle-fille. La jeune mariée est donc la première victime lorsque ces différents enjeux sont mis en difficulté. Cependant, nous aimerions souligner le fait que dans de nombreux cas de bride burning un contexte moins spécifique de tensions familiales peut être invoqué comme une cause majeure. Tout comme Mishra nous l’explique : « To some extent, newly-married women are subjected to domestic violence because of dissatisfaction with them rather than their dowry, so that dowry becomes a flashpoint. » (2000 : 4). L’étude menée par Kumari à Delhi sur des victimes d’harcèlements pour cause de dot, montre que dans certains cas, la dot n’est pas la seule ou la majeure cause invoquée. Sur 112 victimes de la dot encore vivantes, l’étude démontre que 50% attribuent les disputes conjugales non pas aux demandes de dot mais à d’autres tensions familiales (cf. Tableau 3). 56 alive cases Tensions dead cases frequency % frequency % Impotency of the male 11 9.8 - - Extra-marital relations of the husbands 8 7.1 8 21.1 Extra-marital relation of the wife 6 5.4 20 52.6 Alcoholism and drug addition 22 19.7 - - or other male members of the family 8 7.1 3 7.9 Only dowry 57 50.9 7 18.4 TOTAL 112 100 38 100 Overtures by the brother-in-law, father-in-law Tableau 3 : Frequency of tensions other than dowry (in Kumari, 1988 : 58). En s’appuyant sur ce tableau, nous pouvons constater qu’environ 20% des répondantes vivantes invoquent l’alcoolisme ou la prise de drogue comme cause majeure des disputes conjugales. Les réponses des beaux-parents et des parents des victimes sont quant à elles très révélatrices : les beaux-parents ou maris de 52.6% des victimes décédées, invoquent que la femme avait des relations extraconjugales, alors que selon Kumari, 21.1% des parents de ces victimes dirent que c’était le mari qui avait des relations adultères (1988 : 58). Bien que cette étude ne se focalise pas uniquement sur les victimes de brûlures, nous pouvons en déduire que la dot n’est pas toujours la cause unique à la violence infligée aux femmes mariées. Cet avis est soutenu par une des fondatrice de l’organisation de femmes Manushi, Madhu Kishwar : « La plupart de ces meurtres n’ont pas pour raison unique ces questions de dot. Il est très rare qu’un mari ou des beaux-parents torturent une jeune femme pour extorquer de l’argent à ses parents, s’ils sont satisfaits d’elle par ailleurs. C’est lorsqu’ils ont d’autres griefs contre elle qu’ils utilisent ce moyen pour lui signifier leur mépris. Les plaintes sont déposées sous ce chef d’accusation parce que les meurtres ou mauvais traitements pour cause de dot sont punis par la loi et que ceux qui rendent justice sont censés considérer les plaignantes avec bienveillance. Et puis, les autres formes de mauvais traitements sont difficiles à mettre en mots : comment une femme peut-elle déposer plainte parce qu’on la tyrannise ou qu’on l’accable de travail? Si la dot était la seule cause de ces meurtres, les mauvais traitements cesseraient dès que les parents de la femme cèdent aux demandes d’argent. Or ce n’est pas le cas. Par ailleurs, quand le mari et les beaux-parents sont satisfaits de la jeune femme, le 57 problème de la dot ne se pose pas. Les problèmes de dot sont plutôt un symptôme que le mal lui-même. » (Kirpalani ; Goburdhun-Jani, 1993 : 105). Roy, quant à lui, parle du stress environnemental du coupable et des autres tensions sociales vécues, mais également de la situation économique de la belle-famille : « The problem of dowry deaths has been analysed by looking into age, education, occupation, income, caste, family composition, ill-treatment and humiliation, patterns of bride murder, medical aid, abetment, role of police, conviction and motives in regard to 13 dowry deaths. Based on this, two propositions have been put forth: (1) the most important factor contributes to the bride burning is offender’s environmental stress or social tensions which may be caused by factors endogenous as well as exogenous to the family and (2) the economic situation in a women’s husband’s family contributes much to her adjustment soon after her marriage as well as to her humiliation and cruel treatment. » (2000 : 154). En conclusion, la dot est parfois un concept sur lequel se matérialisent toutes sortes de colères et de rancoeurs. Ainsi, elle peut consister une cause additionnelle pour de plus fortes violences domestiques, mais elle peut également demeurer un prétexte pour les justifier. Dans ce sens, les problèmes de dot seraient davantage un indicateur d’une forme de tension familiale dont les causes se situent ailleurs. Vu que le phénomène de bride burning s’insère officiellement dans la catégorie des dowry deaths, il est très difficile de déterminer ces autres causes. Puisque nous n’avons pas trouvé d’études les retraçant, nous ne pouvons que renvoyer le lecteur aux travaux très intéressants de Heisse (1998) et du WHO (2000) sur la violence domestique en Inde (in Manderson ; Bennett, 2003 : 64-65). 2.2.4 Conséquences et suggestions Les conséquences du phénomène de bride burning vont de soi : des milliers de femmes indiennes meurent chaque année dans des conditions d’extrêmes souffrances et souvent dans la solitude. Celles qui échappent à la mort doivent se confronter à une vie entière avec les stigmates du crime qu’elles ont vécu sur leurs corps, et le stigmate social d’avoir « échoué » dans leur rôle d’épouse. Il faut également citer les handicaps physiques à vie, car les femmes survivant à des brûlures de troisième degré perdent souvent l’usage d’un de leurs membres à cause de la lésion des tissus. Ce type de violence fragilise l’équilibre familial et l’épanouissement de toutes femmes mariées. De plus, le phénomène est désormais connu, il 58 faut donc en conclure que de nombreuses femmes vivant dans un contexte familial violent craignent en silence qu’un jour un bidon de kérosène leur soit versé dessus et qu’elle soient brûlées vives. Ce type de violence dirigée contre les femmes ne fait qu’augmenter leur vulnérabilité et leur manque de confiance en elle ; à un niveau plus global nous pouvons dire qu’il renforce les valeurs patriarcales, notamment l’ordre hiérarchique familial et l’asymétrie relationnelle entre homme et femme. Parce que le phénomène de bride burning implique des éléments à la fois politiques, culturels, sociaux, législatifs, juridiques et économiques, il est nécessaire qu’il soit traité dans une approche multidimensionnelle. Les suggestions pour y remédier passent à travers différents acteurs, et se situent à plusieurs niveaux d’observation. En effet, il paraît évident que ce phénomène ne peut pas être correctement traité tant que les victimes, les familles, la communauté environnante, la société civile mais également le Gouvernement Indien ne se mobilisent pas. Il faut absolument définir les facteurs prédominants à ce type de violence pour par la suite développer des stratégies qui les traiteront. Nous sommes d’avis de dire que les femmes sont les agents majeurs de changement dans la lutte contre ce type de violence. Premièrement, l’éducation est un processus clef dans ce domaine : les femmes doivent être éduquées afin de se battre contre leurs mauvais traitements et les pressions auxquelles elles sont sujettes, plutôt que d’accepter passivement leur situation. Elles doivent être les détentrices d’une connaissance légale et juridique, mais également être informées des mesures d’assistance qui s’offrent à elles. L’éducation peut jouer un rôle prépondérant dans l’élévation du statut de la femme, de sa confiance en elle, et donc mettre fin aux images de soumission longuement intériorisées. Deuxièmement, les hommes peuvent également avoir un rôle important dans ce domaine, ils sont un agent primordial du changement d’attitudes envers les femmes et les normes sociales qui contribuent à la violence. Troisièmement, les autres membres de la famille (qu’elle soit celle d’origine ou la bellefamille) doivent être impliqués dans les stratégies pour combattre ce phénomène, il faut qu’ils intègrent le fait que la violence envers les femmes est un crime grave et passible de sanctions pénales, et non pas un acte « naturel » ou « légitime ». Quatrièmement, la communauté locale peut se mobiliser afin de s’opposer à la violence domestique, en informant ses membres, en défiant les coupables et en soutenant les victimes. Des programmes éducationnels et d’interventions communautaires doivent être développés afin de lutter contre les comportements sociaux et culturels légitimant la subordination féminine. Ceci peut se faire à 59 travers des leaders religieux ou politiques, des associations de voisinages, des conseils locaux etc. Cinquièmement, la société civile, c’est-à-dire les professionnels des questions de violences domestiques, les différentes ONG, les groupements de femmes et d’hommes, les institutions de recherche, doit continuer à chercher des stratégies en collaboration avec la population locale et les diverses institutions étatiques. A travers le soutien et le conseil aux victimes et à leur famille, une communication cas par cas avec les autorités concernées, mais également des études sur les causes du phénomène de bride burning et le rôle des diverses parties concernées, l’action sociale peut être très efficace. Pour finir, le niveau étatique doit également être incorporé. Il est nécessaires que des services d’assistance et des cellules d’aide légale soient développés à l’échelle du pays, tout comme les mécanismes de réinsertion et les centres de formations. Il est également indispensable que des stratégies en collaboration avec la justice criminelle, le système de santé et éducationnel, ainsi que les institutions politiques locales soient soutenues, sans compter sur l’intervention internationale sur des questions de droits de l’homme et de justice sociale. En conclusion, tous les niveaux de la société doivent se mobiliser afin de soutenir les victimes, les pousser à se battre pour leurs droits et éviter qu’elles retournent dans un contexte familial violent. Nous soulignons également qu’une aide financière, notamment pour de la chirurgie réparatrice, est nécessaire afin que les stigmates physiques liés aux brûlures des victimes soient moindres, et qu’elles puissent retrouver une vie normale. 2.2.5 Les différents acteurs Cette partie du travail consiste à présenter les attitudes et les lignes de conduite généralement observées chez les divers acteurs en présence dans le phénomène de bride burning. Nous aimerions préciser avant de commencer que de nombreux éléments d’information relatifs à cette partie ont déjà été mentionnés précédemment (c’est le cas notamment de l’attitude de la famille envers sa belle-fille, mais aussi de l’action policière). En ce qui concerne les acteurs législatifs, nous traiterons ici exclusivement de l’attitude des juges envers les cas des dowry deaths, un traitement plus spécifique de la législation étant présentée dans la partie suivante du travail. 60 2.2.5.1 La famille d’origine Dans les cas de violence domestique liée à des demandes de dot, la famille d’origine est directement impliquée dans le conflit mais elle reste souvent impuissante à la fois face à ces demandes, mais également face aux violences exercées sur la jeune mariée. Bien que les parents soient au courant de la violence dirigée contre leur fille, ils cherchent désespérément à trouver des moyens pour répondre aux demandes de dot au lieu de la retirer du contexte familial violent. En effet, comme nous avons pu le voir dans le chapitre 1, les parents hésitent à venir en aide à leur fille en vue des normes traditionnelles à respecter. Celles-ci prescrivent qu’une fois la fille mariée, ses parents n’ont que des droits limités dans les affaires personnelles de la belle-famille (Natarajan, 1995 : 2). De plus, les textes classiques insistent sur le fait que la femme doit rester sous la stricte dépendance de son mari. Ainsi, les parents veulent croire en cet idéal de femme qui reste continuellement sous la surveillance de son mari, sans jamais essayer de briser ses liens de contrôle. La famille d’origine désire également éviter le stigmate social d’une éventuelle séparation, et celui rattaché aux familles qui recueillent une femme mariée (Thakur, décembre 1999 : 1). En général, les parents conseillent donc à leur fille de prendre leur mal en patience, et de supporter leurs souffrances en silence : « The parents of the girl instead of building the confidence of their daughters to resist such treatment, give them the message that it is their duty to adjust in the marital home. » (Seth, 2001 : 234). Cette attitude explique également que lorsque la jeune femme rentre chez ses parents par sa propre décision ou parce qu’elle a été chassée de son domicile, elle retourne parfois dans le foyer violent prête à trouver des compromis avec sa belle-famille : « The cruellest aspect of this menace is the role that brides’ parents play in perpetuating it. My inquiry at the Dowry Cell of New Delhi Police Department revealed that most of the parents of the bride do not want to take their daughter back. There is a considerable social stigma in India against those parents who shelter a married daughter back in their family. In most of the cases, parents persuade the girl to go back to her husband’s home, that is considered to be the highest form of behaviour one can learn form the old scriptures. » (Thakur, décembre 1999 : 1). Ainsi, bien que la belle-famille soit la cible officielle des critiques, il faut également tenir compte du rôle de la famille d’origine dans l’aggravation du problème vécu par leur fille. Dans l’étude qu’ils ont menée sur des cas de violence liés à la dot rapportés par le magazine Manushi, Ghadially et Kumar mettent l’emphase sur l’implication de la famille d’origine : « It 61 was observed in many cases that she had been persuades by her own parents to bear everything quietly, not discuss her misery with others and encourages to go back to a violence home. » (1988 : 169). Malgré tout, suite à la mort de la jeune mariée, c’est le plus souvent sa famille d’origine qui porte plainte (dans le cas où elle est au courant des violences exercées ou qu’elle les suspecte). Cependant, peu de familles le font car pour certaines le coût social qu’impliquent des démarches policières et juridiques est un vrai obstacle. En effet, déposer plainte et débuter une enquête revient à porter des affaires familiales au grand jour, cela peut également nuire à leur réputation et ainsi diminuer la chance de marier leur(s) fille(s) restante(s) ; pour finir, dans des cas de violences liées à la dot, la famille d’origine est tout à fait punissable en vue du Dowry Prohibition Act de 1961 en sa qualité de donneuse de dot. 2.2.5.2 La belle-famille C’est sur la belle-famille que se concentrent généralement toutes les accusations liées au bride burning. Il faut replacer son attitude dans le contexte des relations hiérarchiques familiales afin de comprendre son comportement envers la jeune mariée. Au sein de ce contexte, celle-ci n’est vue qu’à travers ses rôles instrumentaux de fournisseuse de dot et de pourvoyeuse d’enfants mâles assurant la succession de la famille (il semblerait que dans un contexte familial violent ce deuxième rôle soit moins accentué, ce qui expliquerait pourquoi un certain pourcentage de femmes brûlées meurent alors qu’elles sont enceintes ; selon l’étude menée par Ghadially et Kumar sur les articles de Manushi, dans 11% des cas, les femmes étaient enceintes au moment de leur mort (Ghadially (éd.), 1988 : 171-172). Le mariage scelle les rôles instrumentaux de la jeune femme, elle est désormais la propriété de sa belle-famille et lorsque celle-ci considère que la belle-fille n’a plus d’usage positif, elle peut envisager de se débarrasser d’elle. Ainsi, s’il est évident que le facteur de la dot joue un rôle prédominant dans les violences perpétrées contre les jeunes mariées, nous pouvons invoquer également les tensions familiales générales. Il est attendu de la belle-fille qu’elle adopte une attitude exemplaire au sein de sa famille, qu’elle oriente tous ses devoirs envers son nouveau foyer. La belle-fille doit se soumettre à l’autorité familiale, et démontrer qu’elle ne constitue pas une menace au déploiement de son pouvoir et de son contrôle (Ghadially (éd.), 1988 : 63). Le moindre faux pas peut entraîner des réprimandes ou des formes de violence portées contre elle. De plus, la jeune mariée est une rivale latente pour sa belle-mère, elle peut lui enlever son fils, c’est-à-dire le faire quitter la famille indivisée et menacer ainsi la sécurité de ses beaux-parents (Verghese, 1997 (2e éd.) : 137). Dans certains cas, les tensions vécues par la 62 femme pendant son cycle de vie à cause de son statut inférieur ressortent naturellement sur la première personne qui est placée sous son autorité, c’est-à-dire sa belle-fille. Les propos de Verghese reflètent bien cet argument : « If the little girl that one day will be a mother-in-law is helped to gain self-confidence, independence and dignity early in life, she will automatically respect another’s independence and be a much less tense person by the time her son’s marriage comes around. » (1997 (2e éd.) : 187). Kumari explique quant à elle que les relations conjugales sont typiquement moins proches que celles reliant une mère à ses fils, cela expliquerait que la mère se serve de son fils comme un agent d’harcèlements, l’insuffisance de dot étant ici utilisée comme une excuse (1988 : 60). Généralement, la première cause invoquée par la belle-famille lorsque leur belle-fille est retrouvée brûlée, est celle de l’accident. Lorsque des preuves invalidant ce constat sont trouvées, la thèse de l’accident fait place à celle du suicide. Roy soutient également ce propos : « In almost all the cases of unnatural death of their daughter, parents try to affix the label of homicide. In order to avoid social stigma, husband and in-laws try to make all suicides to accidental deaths. In respect of homicide, their first choice is for the label accidental death and if it fails they go for suicide theory. » ( 2000 : 149). Dans un deuxième temps, la belle-famille tente par tous les moyens de justifier la mort de la belle-fille, notamment à travers une critique négative de son caractère : elle va mettre en avant son manque de docilité et de moralité, sa désobéissance récurrente, sa paresse, etc. Selon Verghese, ce qu’elle appelle le « character assassination » de la victime par la belle-famille est un des moyens utilisés afin qu’elle puisse sauver la face (1997 (2e éd.) : 172). De nos jours, il existe en Inde des lois interdisant la demande et la réception d’une dot, mais également certaines qui punissent toutes formes de cruauté portées envers une femme mariée. Malgré la législation mise en place, la belle-famille passe encore souvent entre les mailles du filet policier et juridique. Le manque d’efficacité dans la gestion des enquêtes, la corruption du personnel policier et médical, mais également les valeurs traditionnelles fortement enracinées peuvent expliquer que la justice sociale ait de la peine à s’implanter. 63 2.2.5.3 Le voisinage La violence domestique en Inde est considérée comme une affaire privée qui ne doit pas être exposée en public, elle reste donc cachée et circonscrite à la sphère familiale. D’une part, cela explique qu’en général une femme soumise à ce type de violence n’en parle pas ouvertement à la communauté environnante, d’autre part, le fait qu’une femme soit harcelée par un membre de sa belle-famille est perçu comme un phénomène « normal », un processus « naturel » qui réaffirme l’autorité de chaque membre au sein de la famille. Cependant, il en va autrement des demandes de dot qui sont depuis peu négativement connotées, elles peuvent arriver aux oreilles du voisinage et activer son bavardage. Celui-ci est considéré comme une publicité négative par la famille et il peut augmenter son ressentiment envers la jeune mariée (Verghese, 1997 (2e éd.) : 214). S’il est certain que le voisinage de la victime puisse agir comme les yeux et les oreilles de la police, dans de nombreux cas il ne joue pas ce rôle. Principalement pour la raison invoquée plus haut : l’idée du domaine privé des disputes familiales. Ensuite, le coût de cette intervention peut lui sembler trop élevé : il risque de paraître déloyal et d’entacher ses relations avec les autres familles environnantes. Pour finir, le phénomène de bride burning apparaît dans un contexte où de nombreuses confusions peuvent poser des doutes au voisinage : est-ce la victime qui a provoqué « l’incident » ? Est-ce qu’elle vivait dans un contexte familial violent ? Est-ce que la situation est assez critique pour intervenir ? Selon Verghese, l’apathie est bien plus avantageuse pour le voisinage alors qu’il pourrait soutenir la victime et condamner la famille coupable de pareilles violences : « The victim succumbs to her injuries and there the matter ends. The families next door heave a sigh of relief. The « dowry death » is reported in the papers. « Poor girl » say the neighbours, « she was driven to suicide! Such is the terrible fate of our daughters! » Who is guilty? Not the husband and his family. After all, poor girl, she couldn’t bear him a son, and what is a man without a son? The husband and his family mix freely with their smiling neighbours. He marries again, « Ghee and sugar in your mouth dear, » say the neighbours to the new bride, « Your-in-laws are wonderful people! » » (Verghese, 1997 (2e éd.) : 215-216). 64 2.2.5.4 Les acteurs policiers et juridiques La violence domestique passivement acceptée par un Etat constitue une violation des droits de l’homme. Il est de l’obligation des acteurs étatiques de pallier ce type de violence à travers des mesures punitives, protectrices et préventives, mais également d’éradiquer tous types de discrimination féminine. Tel que Radhika Coomaraswamy le dit dans l’Innocenti Digest : « Often state policies and inaction perpetuate or condone such violence within the domestic sphere. States have a double duty under international human rights law. They are not only required not to commit human rights violations, but also to prevent and respond to human rights abuses » (juin 2000 : 10). Dans le cas indien, nous pouvons constater que le Gouvernement a établi des mesures législatives et sociales afin de soutenir les femmes. Par exemple, dans différentes parties du pays des Women’s Cell ou encore des All Women Police Stations ont été mises en place pour traiter spécifiquement de la violence contre les femmes. La première Women Cell a été instaurée en 1989, ce système a par la suite été implanté dans chaque police de district : « The main purpose of the cells is to ensure women have access to the police and to give assistance in crimes relating to women from indecent exposures, trafficking, abetment of suicide to dowry harassment, etc. » (Report of the fact finding mission to India, juillet 2004 : pt. 6.41). Certaines de ces cellules ont été à l’origine établies pour traiter des cas de violence liés à la dot, elles s’occupent ainsi de la réappropriation de la stridhana de la femme et procurent des conseils aux femmes dans le besoin. En ce qui concerne les All Women’s Police Stations, elles ont été mises en place afin de faciliter l’accès des femmes aux bureaux de police (le personnel y est féminin), et ainsi de permettre un plus grand taux de rapport de cas. Elles ont été créées afin d’aider les femmes qui sont victimes de violence domestique, d’harcèlement lié à la dot, de viol, etc. De plus, elles détiennent des lignes téléphoniques de secours afin d’informer les femmes, de les orienter vers des foyers d’assistance ou vers des organisations susceptibles de les soutenir (notamment à travers une aide légale gratuite ou d’autres types de conseils) (ibid.). Nous pouvons dire que le rôle de la police est central en ce qui concerne les enquêtes touchant à la violence domestique. La plupart des informations que nous avons pu recueillir sur son rôle soulignent cependant l’inefficacité de son action et surtout la mauvaise gestion des enquêtes : lenteur, manquements aux procédures légales, falsifications de données, manque d’objectivité scientifique, biais de genre, de classes et de religions etc. ne sont que quelques exemples relatifs à la qualification de son action. Selon Kumari, au lieu de rassembler des 65 preuves formelles sur les cas de dowry death, la police se contente souvent de baser une grande partie de son enquête sur le témoignage de la parenté, du voisinage, ainsi que sur la déclaration de mort de la victime (dont la validité est questionnable lorsque les membres de la belle-famille sont présents). Même si la police a des soupçons, l’auteur nous explique qu’elle prendra énormément de temps avant de remplir un cahier des charges. Ce temps menace à la fois les preuves existantes mais également la clarté des témoignages ainsi que la volonté des témoins de continuer les procédures (1988 : 81). Le manque d’efficacité pour préparer un cahier des charges explique dans un deuxième temps la difficulté de mener une affaire au tribunal afin de porter une condamnation. Par exemple, selon l’étude de Kumari, sur 403 cas liés à la dot entre 1982 et mai 1986 à Delhi, 214 furent reportés sous la section 498A du Code pénal indien22, mais aucun n’a subi une condamnation (1988 : 82). L’insensibilité de la police a mené à un grand manque de confiance de la part de la population. En effet, la police en tant qu’agent au service de la loi n’a pas beaucoup de crédit en Inde. Dans certains cas, il lui a même été reproché sa complicité avec les condamnés, mais également sa falsification des preuves formelles (Kumari, 1988 : 84). De nombreuses associations se battent aujourd’hui afin que toutes les affaires reliées à la violence contre les femmes soient prises en charge par des commissaires de police ou leur assistant, et non pas par de simples fonctionnaires qui ont maintes autres affaires à traiter. L’étude effectuée par Ghadially et Kumar sur les cas de violence liées à la dot rapportés par le magazine Manushi, démontre que dans presque la moitié des cas où il était question de l’implication de la police, celle-ci refuse de prendre des actions. Il a été observé dans cette étude que l’argument de ne pas vouloir intervenir dans des « affaires familiales » revenait souvent lorsque la police était informée du danger que vivait une jeune femme. Plusieurs autres comportements étaient manifestes de l’apathie de la police : « The police appeared unconcerned, hesitated or refused to register a case. The police registered a case only after intense pressure from either the family of the deceased and/or members of women’s organizations. If a case was registered the police refused to take any action after registration. Police indifference is primarily a function of the light view they and society take of dowry deaths. (…) The police have also been accused of being partial, of intimidating residents of the husband’s neighbourhood not to agitate, accepting bribes, tempering with evidence and 22 Cette section du Indian Penal Code rend punissable toutes formes de cruauté envers une femme mariée infligées par son mari ou un autre membre de sa parenté. Elle a été introduit dans le Code of Criminal Law (Amendment) Act de 1983 afin de lutter contre la menace des problèmes liés à la dot (Roy, 2000 : 159). 66 exerting pressure on witnesses. » (Ghadially (éd.), 1988 : 174). Cette attitude a plusieurs conséquences. Tout d’abord l’enquête est facilement biaisée, les preuves ne sont pas rapportées, et les coupables échappent ainsi aux procédures juridiques. Deuxièmement, cette attitude décourage une victime ou sa famille de rapporter des cas de violence. Pour finir, elle est susceptible d’affecter négativement la perception des crimes contre les femmes : « Reference has been made above to the problems within the police force in relation to registration and investigation of offences. Amnesty International is concerned that discrimination and abuse within the police demonstrated by individual incidents of connivance, extends to the administration of policing and the manner in which crimes against women are viewed. » (Jan ; Samiti, 1999 : 33). Sur la base de ces différents constats, et comme nous l’avons vu précédemment, nous pouvons supposer que les données officielles fournissent une large sous-estimation de la vraie ampleur du phénomène de bride burning. Regardons maintenant l’attitude du personnel juridique. Selon Kumari, la plupart des juges de niveau inférieur rendent généralement un non-lieu par manque de preuves (qui, comme nous l’avons dit précédemment, résulte de l’inefficacité de la police), sans qu’ils prennent le temps de considérer les circonstances du crime (1988 : 85). En ce qui concerne l’étude menée par Ghadially et Kumar, elle nous démontre que dans de nombreux cas les présumés coupables furent acquittés. Les auteurs prêtent ces acquittements à l’attitude des juges : « The judges have doubted the veracity of the dying declaration on grounds that it was a wife’s attempt to falsely implicate an innocent husband, that she was a not medically fit to give a dying declaration (though doctor certified fitness) and finally why did she wait for the police before giving the dying declaration. (…) The judges fundamentally sexist assumptions are manifested in may of their pronouncements. In one case the judge interpreted marks of strangulation on the neck to the gold chain the woman might be wearing. Also, the judge accepts the argument that women in unhappy marriages are prone to suicide. Another judge argued that since the husband was dark and the wife was fair and beautiful, he would feel fortunate to have such a wife and would not normally kill her. » (1988 : 175). L’attitude conservatrice des juges, couplée à l’apathie de la police, fait qu’il demeure très difficile d’obtenir des condamnations de meurtre pour cause de dot au tribunal. Sur la base de ces constats, nous pouvons considérer que le personnel policier et juridique continue à adhérer à des valeurs patriarcales qui légitiment la subordination féminine. Il est donc nécessaire de le sensibiliser afin qu’il comprenne l’ampleur de la violence domestique 67 ainsi que ses conséquences, tout comme Roy le stipule : « Even today, as we approach the 21st century, violence against women is usually treated as a marginal issue by the lawenforcement machinery in our country, whether it be the police, the prosecutors or the medico-legal fraternity or often even the judiciary. It is essential to sensitize this entire machinery to gender issues, particularly violence against women. Often, the police and other personal are unaware of the police safeguards for women and the amendments to laws relating to such safeguards for women and the amendments to laws relating to such safeguards. We recommend that: A gender sensitization module should be incorporated in all the training programmes for the police, the prosecutors the magistrates, the forensic and medico-legal personnel and the judiciary. » (2002 : 141). Les nombreuses lacunes procédurales nécessitent également qu’il y ait une meilleure coordination entre le personnel policier et la société civile, afin d’obtenir une approche plus globale du phénomène et donc de mieux reconnaître les besoins des victimes. C’est ici qu’interviennent les organisations de femmes. Celles-ci ont joué un rôle primordial dans la reconnaissance au sein de l’opinion publique des dowry deaths, elles ont également poussé à la criminalisation d’autres formes de violence dirigées contre les femmes indiennes. Ces organisations travaillent généralement avec les autorités étatiques, elles sont considérées comme un groupe de pression primordial afin d’améliorer les procédures policières, législatives et juridiques. 2.2.5.5 Les médias De nos jours, les cas de dowry death représentent les crimes les plus médiatisés en Inde. Sur la base d’une analyse de la presse écrite anglophone indienne, Bénéï a réussi à dégager plusieurs constatations concernant la dot et le mariage (1996 : 24). En effet, elle explique qu’à partir de 1975, l’institution du mariage est remise en question par la presse écrite indienne, plusieurs thématiques reviennent continuellement comme la polygamie, la polyandrie et surtout la dot. A la fin des années 1970, les premiers débats concernant le mariage sont centrés sur l’apparition de son marché et des agences spécialisées, débats qui continueront la décennie suivante (surtout à la suite du vote du Dowry Prohibition (Amendment) Act de 1984). A cette même période, sans doute en conséquence de la médiatisation des problèmes liés la dot, les préoccupations de l’opinion publique se focalisent davantage sur les dépenses et les cérémonies ostentatoires des mariages. La thématique de « l’économie du mariage » et de ses conséquences est alors abondamment traitée (1996 : 25). En 1984, la proposition d’amendement à la Dowry Prohibition Act de 1961 fut l’occasion pour les médias de porter 68 leur attention une fois de plus sur la pratique de la dot et de publier un grand nombre de traités et d’études. De l’avis de Bénéï, c’est à la fin des années 1980 que s’amorce la tendance toujours présente de nos jours consistant à traiter de la dot à travers le phénomène des dowry deaths : « Les journaux nationaux comme locaux commencèrent à abonder en tels cas (cf. Annexe) et à donner régulièrement un bilan récapitulatif du nombre enregistré sur l’année (…). L’influence des médias apparaît dans la formation de l’opinion publique sur la dot, par le nombre d’articles qu’ils y consacrent et leur focalisation sur les cas extrêmes d’abus qui lui sont liés » (1996 : 29). En suivant l’argumentation de Bénéï, il ressort clairement que l’auteur accuse la presse d’avoir diabolisé la pratique de la dot à travers une médiatisation outrancière en la reliant inévitablement avec les meurtres des jeunes mariées et leurs aspects négatifs (tels que le traitement majoritaire des inculpations des accusés). Elle admet toutefois que ces dernières années la presse se soit également intéressée aux suivis de la justice des différentes infractions quelle qu’en soit l’issue, mais aussi à l’implication de la police et la critique de son efficacité. D’une manière générale, il est vrai que nous pouvons reprocher à la presse indienne de focaliser son attention sur des aspects spectaculaires de la violence domestique comme le phénomène de bride burning, au détriment de formes plus quotidiennes de violence qui sont également responsables de ce type de crime. La presse se montre également extrêmement hypocrite car elle s’affiche comme un agent important du marché du mariage en réservant de nombreuses pages de ses journaux aux annonces matrimoniales. Il est certain que la presse joue aujourd’hui un rôle prépondérant dans la formation de l’opinion publique relatif au phénomène du bride burning, et bien qu’elle s’appuie majoritairement sur des cas urbains et qu’elle ne nuance pas ses propos en replaçant la pratique dans son contexte culturel et social, elle rend compte d’un phénomène social tendu qui nécessite d’être traité à travers des stratégies effectives. 2.3 Aspects législatifs 2.3.1 Supports législatifs pour les femmes Lors de la colonisation britannique, de nombreux efforts ont été faits afin d’élever le statut des femmes indiennes à travers une législation sociale. Nous pouvons citer entre autre le 69 Prohibition of Sati System Act, 1829, le Hindu Widow Remarriage Act, 1856, le Indian Divorce Act, 1869, Special Marriage Act, 1872, le Child Marriage Restraint Act, 1929 ou encore le Hindu Widow’s Right on Property Act, 1937. A son indépendance, l’Inde se déclare comme étant un Etat Providence, et les Directives Principles of State policies indiquent clairement que l’Etat prendra des mesures sociales pour le bien des sections les plus fragilisées de la population, dont la population féminine (Roy, 2000 : 30-31). Ainsi, la Constitution indienne protége la femme contre toutes formes de discrimination en lui accordant des droits égaux aux hommes et des opportunités égalitaires. Nous pouvons citer ainsi divers articles constitutionnels, tels que l’Article 14 : « The State shall not deny to any person equality before the law of the equal protection of the law within the territory of India. » ; l’Article 15 (1) « The State shall not discriminate against any citizen on grounds only of religion, race, caste, sex, place of birth or any of them. » ; l’Article 16 (1) : « There shall be equality of opportunity for all citizens in matters relating to employment or appointment to any office ». Citons pour finir également l’Article 39 : « The state shall in particular direct its policy towards securing (a) that the citizens men and women equally have the right to an adequate, means, of livelihood ; (d) that there is equal pay for equal work for both men and women ; (e) that the health and strength for workers, men, and women and the tender age of children are not abused and that citizens are not forced by economic necessity to enter avocations unsuited to their age or strength. » (Roy, 2000 : 158). Parallèlement à ces articles constitutionnels, nous pouvons observer que dans les décennies suivant l’Indépendance, la législation indienne a été prolifique dans ses efforts de pallier les manquements des lois hindoues. Une série de lois a été promulguée afin d’améliorer la condition de la femme et de lui procurer davantage de droits. Ici encore nous pouvons citer certaines lois telles que le Special Marriage Act, 1954 ; le Hindu Marriage Act, 1955 (amendé en 1976); le Hindu Adoption and Maintenance Act, 1956 ; le Hindu Succession Act, 1956 ; le Suppression of Immoral Traffic on Women and Girls Act, 1956 (qui deviendra par la suite le Prevention of Immoral Traffic Act) ; le Minority and Guardianship Act, 1956 ; le Maternity Benefit Act, 1961 ; le Dowry Prohibition Act, 1961 ; le Medical Termination of Pregnancy Act, 1972 ; le Equal Remuneration Act, 1976 ou encore le Indecent Representation of Women (Prohibition) Act, 1986. Le Gouvernement a également mis sur pied toute une législation s’appliquant à fournir des moyens aux femmes indiennes afin de prévenir leur exploitation sur leur lieu de travail, telle que le Factories Act de 1948 ou encore le Plantation Labour Act de 1951 (Roy, 2000 : 36). A côté de ces nombreuses mesures, la loi criminelle indienne a 70 instauré certaines dispositions spéciales pour les femmes, notamment concernant la loi procédurale inscrite dans le Criminal Procedure Code. En effet, la manière dont la recherche, l’arrestation, et l’emprisonnement sont conduits diffère si la personne en question est une femme. Roy nous explique par exemple que pour des infractions non-cautionnées (nonbailable), une caution ne peut pas être concédée, mais dans le cas où il s’agit d’une femme celle-ci peut être placée en liberté provisoire (Section 437) (2000 : 159). Notre propos ici n’est pas de définir chacune de ces lois, mais plutôt de souligner que toute une structure législative a été mise sur pied par le Gouvernement indien afin de soutenir la population féminine de l’Inde. En ce qui concerne plus précisément notre sujet d’étude, nous pouvons également constater que des mesures législatives ont été établies dans les années 1980 afin de traiter de la violence domestique. En effet, le Criminal Law (Second Amendment) Act, 1983 a inséré une nouvelle section dans le Indian Penal Code : Section 498 A. Celle-ci inscrit toutes formes du cruauté sur une femme mariée comme délit, et vise particulièrement la gestion des suicides ou des homicides pour cause de dot : « According to the explanation added to the section, cruelty means : (a) any wilful conduct which is of such a nature as is likely to drive the women to commit suicide or to cause grave injury or danger to life, limb or health (whether mental or physical) of the women; or (b) harassment of the women where such harassment is with a view to coercing her or any person related to her to meet any lawful demand for any property or valuable security or is on account of failure by her or any person related to her to meet such demand. The provision is supplemented to substantive provisions of the Dowry Prohibition Act, 1961, which prohibits the demanding and taking of dowry. » (Roy, 2000 : 160). Ainsi, cette nouvelle section rend punissable la cruauté portée envers une femme par son mari, ou un autre membre de la parenté, avec une peine d’emprisonnement pouvant s’étendre à trois années en plus d’une amende. Cette nouvelle section est très importante car elle donne de l’ampleur à la notion de violence psychologique. De plus, bien qu’elle ait pour but premier de traiter de la violence liée à la dot, sa signification s’étend à la violence domestique et la reconnaît comme une conduite criminelle. Simultanément à l’introduction de la Section 498A, le Indian Evidence Act de 1872 fut amendé et une nouvelle section (113A) fut insérée. Les procédures habituelles touchant aux preuves stipulaient auparavant que toute faute devait être prouvée par la personne qui l’alléguait. La Section 113A demande cependant qu’une présomption soit élevée si une 71 femme se suicide dans les sept années suivant son mariage : « Where a woman has committed suicide within a period of seven years from the date of her marriage and it is shown that her husband or any relative of her husband has subjected her to cruelty, the court may presume that such suicide had been abetted by her husband or by such relative » (Goonesekere (éd.), 2004 : 126). Le Criminal Law (Second Amendment) Act de 1983 a également étendu la portée de la Section 174 (3) du Criminal Procedure Code. Il a introduit des spécificités pour la procédure criminelle concernant les cas de mariées décédées dans des circonstances suspectes dans les sept premières années de mariage. Ces circonstances se réfèrent soit à un accident, soit à un homicide ou bien à un suicide : « Code of Criminal Procedure Sec. 174 – Subsection (3) : (i) when the case involved is a suicide by a woman within seven years of her marriage ; or (ii) the case relates to the death of a woman within seven years of marriage in any circumstances raising a reasonable suspicion that some other person committed an offence in relation to such woman; or (iii) the case relates to the death of a woman within seven years of her marriage and any relative of the woman has made a request in this behalf; or (iv) there is any doubt regarding the cause, of death; or (v) the Police Officer for any other reason considers it expedient to do so. » (Roy ; 2000 : 274). Conformément aux règles indiquées par cette sous-section, le fonctionnaire en charge de ce type d’affaire doit envoyer le corps de la victime pour son examen par un chirurgien civil ou tout autre homme médical qualifié et mandaté par le Gouvernement de l’Etat en question. Pour finir, en 1986, un amendement au Indian Penal Code insére la Section 304B et inscrit pour la première fois le terme de « dowry death » en tant que délit : « Dowry Death – (1) Where the death of a woman is caused by any burns or bodily injury or occurs otherwise than under normal circumstances within seven years of her marriage and it is shown that soon before her death she was subjected to cruelty or harassment by her husband or any relative of her husband for, or in connection with any demand for dowry, such death shall be called « dowry death », and such husband or relative shall be deemed to have caused her death. Explanation : For the purpose of this section « dowry » shall have the same meaning as in Sec. 2 of Dowry Prohibition Act, 1961. (2) Whoever commits dowry death shall be punished 72 with imprisonment for a term which shall not be less than seven years but which may extend to imprisonment for life. » (Section 304B, IPC, in Goonesekere (éd.), 2004 : 127). En conclusion, nous pouvons donc constater que de nombreuses lois ont été mises en place afin d’apporter une justice légale pour les femmes indiennes, et de traiter de certaines formes de violence domestique. Il faut également tenir compte du Dowry Prohibition Act et de ses deux amendements qui constituent la loi centrale concernant la pratique de la dot. Malgré tout, il semblerait que la législation et le système de justice criminelle ont échoué aux objectifs escomptés : les lois ne sont pas bien implantées, les procédures d’enquêtes sont lentes et confuses, et les taux de condamnation restent étonnement bas : « Indeed in crimes against women the rate of conviction is reported to be less than 4 per cent » (Singh, in Gonnesekere (éd.) ; 2004 : 77). Selon Singh : « Very little effort, both in terms of making the law more sensitive to women and in terms of enforcing it has been made in the past few years by the State to actually curb or deal with the violence. Women therefore continue to suffer without adequate legal or other redress. Though some amendments took place in the early eighties, the substantive laws relating to violence against women are inadequate and do not reflect the various kinds of violence women experience. » (ibid.). Il nous semble en effet que la législation indienne ait de nombreux autres défis à relever afin de fournir une justice adéquate aux femmes, nous reviendrons sur ce point dans la partie 2.3.3 de notre travail. 2.3.2 Le Dowry Prohibition Act de 1961 et ses amendements : analyse et critique Au XXe siècle, à la fois les administrateurs britanniques et les réformateurs sociaux indiens perçurent le problème grandissant de la dot. Ainsi, le gouvernement indien et divers gouvernements étatiques prirent des mesures pour pallier ce « mal social ». Le gouvernement du Bihar passa le Bihar Dowry Restraint Act en 1950. Huit ans plus tard, le gouvernement d’Andhra Pradesh promulgua le Dowry Prohibition Act. Selon Basu, les réformateurs sociaux indiens virent un résultat concret de leurs efforts à travers la clause 93 du Hindu Code, Part II, où il est clairement établi que la dot : « would be deemed to be the property of the bride. Its recipient should hold it in trust for the benefit and independent use of the bride, and transfer it to her on her completing the age of eighteen. Though its provisions did not prohibit, they prescribed certain checks or restrictions on the use of dowry. » (2004 : 90). 73 A la suite de diverses manifestations sociales, de longs débats politiques et de nombreuses propositions divergentes pour pallier à la dot à travers la législation, une loi applicable à l’ensemble du pays fut promulguée en 1961 : The Dowry Prohibiton Act, initiée à partir du mois de juillet de la même année. Cette loi passa à une époque où des cas de dot étaient fréquemment soulevés, tel que Verghese le démontre : « The Gujarat Suicide’s Enquiry Committee which began it’s investigations in 1960 made some startling revelations during it’s four years research. It made the public aware of the large number of newly married woman who where tortured by their in-laws and committed suicide. The spate of debate and discussion that preceded this report and the moral compulsion that followed the disclosure of each horrifying detail ultimately helped in the passing of the Dowry Prohibition Act of 1961 ». Cependant, selon Stein, le raisonnement qui mena à cette loi semble avoir été que peu influencé par l’émergence des harcèlements envers de jeunes mariées liés aux demandes de dot, de même que par le fait qu’un pays pauvre comme l’Inde soit le théâtre d’exhibitions ostentatoires de présents et de luxe pendant les cérémonies de mariage. Au contraire, selon lui, le raisonnement politique fut davantage influencé par la pression économique et sociale placée sur la famille des jeunes femmes : « The acute misery of women prevented from marrying at all, not infrequently resulting in suicide, was dwelt on at some length. » (Singh, 1988 : 479). Quoi qu’il en soit, cette loi est considérée comme la première tentative du Gouvernement indien de reconnaître la pratique de la dot comme un problème sociétal qu’il faut traiter. La loi est composée de dix sections et détient un statut pénal, elle définie la dot comme23 : « Toute propriété ou bien de valeur donné ou prévu d’être donné de façon directe ou indirecte : « a) par l’une des parties d’un mariage à l’autre partie du mariage ; ou « b) par des parents de l’une des deux parties ou par toute autre personne, à l’une des parties du mariage ou à toute autre personne ; « avant, pendant ou après le mariage, en considération du mariage desdites parties. » Des sanctions étaient prévues en cas d’infraction, les peines maximales étant portées à une amende de cinq mille roupies et six mois d’emprisonnement. » (Bénéï, 1996 (art.) : 127). 23 Cette loi laissait de côté le douaire ou « mahr » dans le cas des personnes concernées par la Muslim Personal Law. Elle était rédigée en anglais. 74 Dans cette loi, le fait de donner une dot mais également d’en recevoir une ou de l’encourager est puni sous la Section 3 : « which lays that any person after commencement of this Act gives or take or abets the giving or taking of dowry, he shall be punishable for imprisonment for a term which shall not be less than six months but which may extend to ten thousand rupees or the amount of the value of such dowry, whichever is more. » (Roy, 2000 : 268). Malgré ces efforts, le Dowry Prohibition Act a manqué à ses objectifs de base et s’est révélé inefficace, tout comme le Committee on the status of women in India of 1974 le remarque plus d’une dizaine d’années plus tard dans son rapport intitulé « Toward Equality » : « We are compelled to record our finding that the Dowry Prohibition Act of 1961 (…) has signally failed to achieve its purpose. In spite of the rapid growth of the practice there are practically no cases reported under the Act. » (Verghese, 1997 (2e éd.) : 159). Selon de nombreux spécialistes, tels que Basu, Roy ou encore Mishra (S.), ces manquements sont majoritairement dus à des lacunes au sein même de la loi. Tout d’abord, comme Basu nous l’explique, la Section 3 pénalise à la fois les donneurs et receveurs de la dot, mettant ainsi les deux parties dans la même catégorie et empêchant la famille de la victime de déposer plainte (2004 : 94). Deuxièmement, la Section 7 de la loi rend le délit « non-cognizable », c’est-à-dire qu’un magistrat ne peut pas agir sous sa propre initiative et qu’il faut qu’une plainte soit déposée afin de commencer la machinerie légale. Cette section couplée à la Section 3, complique les choses et limite les possibilités pour qu’une personne dépose plainte, tout comme Basu le note : « But who would file in the complaint ? The taker was undoubtedly the offender. If the giver was an offender along with the taker, he would be the last person to come forward with a complaint for no amount exacted as dowry would compel even the most bitter father to shatter the domestic happiness of his daughter in a new family by his complaint. Unless a third party came in, there would be no case and no punishment. » (2004 : 94-95). Un autre obstacle majeur à l’efficacité de cette loi est le fait que la période concédée pour déposer plainte soit limitée à une année. Pour finir, nous devons également citer la définition lacunaire de la dot. En effet, la loi de 1961 la décrit comme une propriété donnée « en considération du mariage ». Cette définition pose de nombreux problèmes car si par exemple un objet est considéré en tant que dot il faut prouver qu’il ait été donné en « considération du mariage ». Ainsi, toutes les personnes qui sont accusées peuvent stipuler que les présents offerts ne l’ont pas été « en considération du mariage ». 75 Le 8 mai 1984, une proposition d’amendement à la loi de 1961 fut placée à la Lok Sabha. Il fut alors proposé que le délit devienne « cognizable », de sorte que la police et les diverses institutions sociales puissent déposer plainte. La proposition de loi avait également pour ambition de durcir la punition, élevant la durée maximale d’emprisonnement de 6 mois à deux ans, et l’amende de 5 000 roupies à 10 000 roupies (Basu, 2004 : 95). La proposition de loi fut passée et devint le Dowry Prohibition (Amendment) Act de 1984 (imposé le 2 octobre 1985). Cet amendement apporte des changements importants quant aux provisions pour recevoir la dot en retour et à la définition de la dot. En effet, l’amendement autorise le juge d’ordonner la réédition de la dot, si le mari ou sa famille ne répond pas à cet ordre, ils sont soumis à une amende du montant de la propriété (la Section 6 réduit le temps limite de réédition de la dot à la bru d’une année à trois mois). Ensuite, la phrase « en considération du mariage » a été remplacée par « en connection avec le mariage » (ibid.). Bien que ce changement permette d’élargir la définition de la dot, elle ne demeure toujours pas assez vaste pour couvrir toutes les situations. Par exemple, dans le cas où des demandes de dot ont lieu quelques années après le mariage, il reste difficile de prouver que celles-ci sont « en connection » avec le mariage. De plus, la distinction entre ce qui constitue la dot et ce qui demeure des dons volontaires reste floue, et aucun plafond n’a été fixé sur la valeur des dons. Cet amendement se révéla également inefficace en vue du contexte social. En effet, certains points nécessitant un changement n’ont pas été modifiés, tels que la durée d’un an pour intenter un procès, mais également le fait de considérer à la fois les donneurs et les receveurs de dot comme coupables (ibid.). En conclusion, l’amendement de 1984 au Dowry Prohibition Act de 1961 ne parvint pas à apporter de provisions légales mettant fin à la pratique de la dot (Basu : 95-96). Le 6 mars 1985, une nouvelle proposition de loi fut présentée au Parlement indien et promulguée le 22 août de l’année suivante. Le Dowry Prohibition (Amendment) Act de 1986 éleva une fois de plus les peines pour la prise et la réception d’une dot (une réclusion de cinq ans et une amende de 15 000 roupies.). Une provision a été faite pour que les gouvernements étatiques nominent des « dowry prohibition officers and their advisory board with two women member » (Ghadially (éd.), 1988 : 177). Cette mesure est considérée sous l’angle de la prévention. En effet, ces fonctionnaires doivent prévenir la prise, la demande et l’encouragement de dot, mais également s’assurer que les provisions légales de la loi soient exécutées, ils ont également l’autorité de relever des preuves contre les personnes qui ont reçu une dot. Malgré les améliorations apportées, un manquement toujours évident du Dowry Prohibition (Amendement) Act de 1986 est le fait que la Section 3 de la loi permette les 76 cadeaux de mariage offerts volontairement : « Thus the law does not apply to « presents which are given at the time of marriage to the bride (without demand having been made in the behalf » (Government of India, 1986 : 1) » (Van Willigen ; Channa , 1991 : 371). En dépit de la loi de 1961 et de ses amendements successifs, la pratique de la dot est aujourd’hui plus que jamais présente, et certainement dans sa forme la plus désastreuse, coûteuse et meurtrière. Les mesures législatives n’ont pas empêché l’extension du système de la dot. Nous en venons à la conclusion que le plus gros manquement de la loi de 1961 et de ses amendements successifs est son adéquation avec la réalité sociale. Pour certains, tels que Kirti Singh, la loi de l961 était davantage un compromis entre les condamnateurs de la dot et ceux qui ne voyaient rien de mal dans sa pratique, ce compromis s’est reflété dans les diverses Sections de la loi et donc dans son efficacité (Goonesekere (éd.), 2004 : 120). Pour d’autres, tels que Van Willigen et Channa, la loi de 1961 n’arrivera pas à ses fins tant que la valeur économique de la femme ne sera pas augmentée, et tant que les lois de succession hindoues ne seront pas totalement neutres et équitables par rapport au genre. A leur avis, la législation devrait au contraire trouver des pratiques qui remplacent l’utilité économique de la dot (les auteurs font ici référence à sa fonction d’héritage pre-mortem) et qu’elles soient moins problématiques (1991 : 375). Notre propre conclusion est que la législation n’est pas suffisante pour régler les problèmes liés à la dot en Inde, de plus le Hindu Succession Act (1956) n’a pas eu d’impacts majeurs sur la problématique de la dot. Nous sommes plutôt d’avis de dire que les réformes légales doivent être couplées de réformes sociales, c’est ce qui nous pousse à souligner la nécessité d’actions sociales afin d’éradiquer toutes pratiques pernicieuses liées à la dot. 2.3.3 Conclusion : réalité légale versus réalité sociale Comme nous pouvons le constater, le Gouvernement indien a mis en place à la fois une structure égalitaire formelle à travers la Constitution, mais il a également utilisé la législation afin de fournir des changements sociétaux. Cependant, les femmes restent dépourvues dans la réalité d’une justice légale, en effet, il demeure un large écart entre la formulation des lois et leur implantation. Plusieurs raisons expliquent cela. Tout d’abord nous pouvons invoquer les lacunes au sein même des lois, le fait surtout que celles-ci demeurent hautement théoriques et qu’elles aient donc beaucoup de peine à s’implanter dans un contexte pratique. Deuxièmement, en raison de leur isolation politique et sociale, de leur dépendance 77 économique et de leur non responsabilisation, les femmes ne sont pas toujours au courant des provisions légales mises en place pour leurs intérêts, et elles n’y ont donc pas accès. Troisièmement, indépendamment des lois personnelles, la législation indienne tend à réduire les individus au sein de groupes homogènes, ainsi les variations culturelles, sociales et économiques forment des obstacles majeurs à son application. Quatrièmement, les lois promulguées par le gouvernement central doivent être appliquées par les différents Etats, certains gouvernements ne mettent pas le même empressement pour le faire car ils subissent davantage la pression due à l’application de la loi et à ses conséquences. Ensuite, le poids de la tradition reste le rempart majeur contre l’efficacité des lois, c’est-à-dire que les protections légales pour les femmes restent soumises aux pressions socio-culturelles. Pour finir, ces nouvelles lois ne sont pas couplées de changements significatifs concernant le pouvoir politique, social et économique de la femme, les rendant ainsi inefficaces. Dans son ouvrage, Mishra nous parle du décalage existant entre de nouveaux modes de vie instaurés par la modernisation et les valeurs traditionnelles restées inchangées « Our country is passing through a transitional stage between traditionality and modernity and cultural changes are taking place. Due to the contacts and influences of western societies, the process of change started. Consequently, we have adopted the modern lifestyle (…) but our thoughts, religious beliefs, traditions, customs etc, have not changed much and therefore we are still practicing caste and sex discrimination. (…) It is because these legal provisions are not being accepted by the general people of Hindu community. The people are not bothered even to have uptodate knowledge about these laws, as they simply love traditions. » (2002 : 223). Selon nous, ce décalage reflète tout à fait les difficultés que connaît l’implantation de la législation indienne, nous pensons cependant qu’il faut nuancer ces propos. Tout d’abord, nous sommes d’avis de dire que Mishra oublie ici que pour de multiples raisons, telles que l’analphabétisme, le manque d’accès aux réseaux politiques locaux, la surcharge de travail productif, etc., une grande partie de la population n’a pas les moyens d’être concernée par les changements législatifs. Deuxièmement, si les politiques législatives ont de la peine à s’implanter c’est surtout dû au fait que très peu d’actions pratiques sont mises en œuvre afin de sensibiliser la population et de préparer l’accueil des ces nouvelles mesures. Pour finir, il n’est pas question ici d’ « aimer » les traditions, il est question de « respect » des traditions et de considérer leur poids considérable dans les comportements et les manières de penser de la population indienne. 78 Nous ne sommes pas ici en train de condamner la législation indienne, car il est certain que l’égalité de genre fait partie des plans de développement de l’Inde, et que la législation sociale est perçue comme un agent primordial des plans de changements sociaux. Cependant, il est important de comprendre que quoique la législation instaure, le statut de la femme indienne reste fortement influencé par des facteurs culturels, tels que l’institution familiale, la religion, et les normes sociales : « « Religion, family, and kinship roles and cultural norms, delimiting the spheres of women’s activities, obstruct their full and equal participation in the life of the society and the achievement of their full potential. Thus, social status of women, can be considered as a typical example of the gap between the status and roles, provided by the constitution and laws, and the status and roles, imposed by the social traditions. (…) This state may last long because of the deep-rooted traditional values and norms are posing a tough resistance to implementation of laws, creating many problems and challenges. » (Mishra, 2002 : 224). Reste maintenant à faire concorder les nouvelles dimensions statutaires de la femme introduites à travers les procédures législatives à la réalité sociale. Et pour cela, un changement au niveau des attitudes, des manières de penser, du système des valeurs mais également des normes sociales traditionnelles doit être effectué. Tant que cette étape ne sera pas prise en compte, aucune législation n’atteindra les objectifs qu’elle s’est fixée au départ : « No amount of legislation can take the place of a frontal attack on a tradition imprisoned mind which will not take its ostrich head out of the sand. Legislation which does not have popular support is doomed. It will only succeed in creating a barrier between lawmakers and those they are trying to help. A basic change of attitudes which can only be achieved by constant and tireless striving must go hand in hand with legislation. (…) Our laws are unrelated to ground realities, and are far and away ahead of societal norms. They will be forced to bow before unwritten codes of customary procedure until we achieve, as we must, the miracle of attitudinal change at ground level. » (Verghese, 1997 (2e ed.): 252). En conclusion, le contexte social et culturel est trop souvent mis de côté dans l’implantation de nouvelles lois en Inde, engendrant ainsi un grand décalage entre la réalité sociale et la législation, et donc son inefficacité. La réalité sociale indienne ne permet tout simplement pas pour le moment aux femmes d’avoir accès aux droits qui sont théoriquement existants. La société indienne est normativement non préparée afin d’accueillir et d’accepter d’importantes réformes législatives, cela explique que l’impact sur les attitudes soit moindre. 79 Chapitre 3 : « Action Bénarès » : une ONG qui soutient les femmes brûlées 3.1 Présentation de l’organisation « Action Bénarès » 3.1.1 Introduction personnelle Mon stage au sein de l’ONG « Action Bénarès » s’est tenu dans le cadre du DESS interdisciplinaire en études asiatiques effectué à l’Université de Genève de 2003 à 2005. L’objectif de ce diplôme est de fournir à l’étudiant une approche théorique (à travers deux semestres de cours académiques) et une expérience pratique fournie par un stage de préférence dans un pays asiatique. Me destinant à une carrière dans l’humanitaire, je désirais profiter de ce stage afin d’étudier le fonctionnement d’une ONG sur le terrain, de comprendre les difficultés et les obligations qu’elle confrontait au quotidien, et dans ce cas précis, étudier l’implication de son implantation en Inde. Au niveau personnel, ce stage était l’occasion de tester mes capacités dans un tel contexte, plus précisément de savoir si ce type d’activité me correspondait et si mon apport y était positif. Ce séjour fut donc pour moi une première à plusieurs points de vue : ce fut mon premier voyage en Inde mais également une première expérience dans le milieu humanitaire. En préparant ce stage, j’ai décidé de partir pour une période de trois mois et demi, une durée plus courte me paraissait inutile car il faut en général plusieurs semaines afin de s’adapter à un nouveau milieu. Avec le recul, je suis satisfaite de cette décision car j’ai ainsi eu le temps de m’investir dans l’organisation, et d’étudier les nombreuses facettes de son fonctionnement. Le choix de cette organisation se justifie par plusieurs raisons : tout d’abord ses activités correspondaient à ce que je recherchais (je désirais travailler sur le terrain, avoir un contact direct avec la population, et la dimension médicale m’intéressait), ensuite son mode de fonctionnement me paraissait atypique et intéressant. Cette partie du travail revient sur les origines d’ « Action Bénarès » et présente le fonctionnement actuel de l’organisation à travers l’exposé de ses activités, de leur location et leur horaire, ainsi que la description du personnel employé et bénévole. Il est à noter que ce travail est basé sur mon expérience personnelle de stage, sur l’interview que j’ai faite de Bernard-Yves Sabot, mais également sur un compte rendu effectué par une infirmière et son mari, Floriane et Fréderic Gandon, qui ont travaillé au sein d’ « Action Bénarès » en 2003. 80 3.1.2 « Action Bénarès » : ses origines et son fonctionnement actuel « Action Bénarès » est à l’origine une action individuelle menée par Bernard-Yves Sabot. Originaire de France et de nationalité suisse, Bernard-Yves Sabot a grandi à Genève où il a suivi des études médico-sociales. A la fin des années 1960, suite à diverses circonstances, il est amené à travailler auprès des « Missionnaires de la Charité »24 à Kolkata. Il a ainsi vécu et travaillé pendant quatre ans au sein de la Cité de la joie25, avant de s’établir à Varanasi en 1973 afin de poursuivre son engagement social et médical auprès des plus démunis en fondant « Action Bénarès ». Pendant les premières années de son activité, Bernard-Yves Sabot travaille seul tout en profitant de l’aide de passants et de certains médecins indiens. A ses débuts, son activité est limitée à Dasaswamedh Ghat26 mais rapidement elle s’étend à travers la ville, notamment au bidonville de Durgakund, aux villages de lépreux de Kashi Station et de Sankat Mochan, à la gare principale de Varanasi, ainsi qu’à l’hôpital de Kabir Chaura27. Parallèlement à son travail, Bernard-Yves Sabot continue sa formation à l’Université Hindoue de Bénarès (BHU) en poursuivant des études de médecine orthopédique, gynécologique et pédiatrique. Au début des années 1980, « Action Bénarès » incorpore la structure du volontariat à ses activités : des personnes du monde entier (ainsi que des touristes de passage à Varanasi) viennent travailler au sein de l’organisation, lui permettant d’évoluer et de fournir une aide permanente aux plus démunis (Roux, 2004). Aujourd’hui « Action Bénarès » est non plus une action individuelle mais une association inscrite en Suisse et dirigée par Bernard-Yves Sabot et sa femme, Anna Ibanez-Sabot. « Action Bénarès » se définit comme étant une organisation indépendante à vocation humanitaire dont l’activité est essentiellement socio-médicale. Elle apporte des soins et une assistance à de nombreux habitants de Varanasi, essentiellement aux plus démunis et à ceux « dont plus personne ne veut » (Roux, 2004 : 11). Il est à noter qu’ « Action Bénarès » est une organisation de type humanitaire qui n’a aucun but lucratif, religieux ou politique, l’aide dispensée par cette ONG est entièrement gratuite pour les personnes concernées. Ses activités se font en collaboration avec les médecins, infirmiers, pharmaciens, enseignants, hôpitaux et dispensaires indiens, en gardant pour objectif de respecter les us et les coutumes du pays. Les 24 « Les Missionnaires de la Charité », l’ordre de Mère Teresa, fut fondé en 1950 à Kolkata. Les religieuses ont fait le vœu de servir les plus pauvres parmi les pauvres. Ce vœu fut mis en pratique par l’ouverture de nombreux foyers sociaux et médicaux au sein de la ville et par la suite dans le monde entier. « Les Missionnaires de la Charité » accueillent de nombreux volontaires et dispensent une aide médicale et sociale de terrain. 25 Nom donné au principal bidonville de Kolkata. 26 Dasaswamedh Ghat est un des ghats importants de Varanasi, c’est un lieu très animé et de nombreux lépreux y mendient. 27 Kabir Chaura Hospital est un des deux hôpitaux gouvernementaux de la ville de Varanasi. 81 parties suivantes du travail vont permettre au lecteur de mieux comprendre le fonctionnement actuel d’ « Action Bénarès », ainsi que ses lignes directrices et sa structure. 3.1.3 Les activités d’« Action Bénarès » Le travail d’« Action Bénarès » s’inscrit dans le domaine de la santé communautaire. Les activités sont essentiellement de type médical et social et s’adressent principalement aux accidentés (accidents de trains ou de circulation), aux grands brûlés, aux lépreux, aux toxicomanes, et aux personnes vivant dans les bidonvilles, à la gare centrale de Varanasi, ainsi que dans les zones très pauvres de la ville. L’offre en soins dispensée à cette population comporte deux axes principaux, à savoir : a) L’aide médicale Les soins des plaies dues à la lèpre ou à des lésions accidentelles. Les soins aux nombreux grands brûlés dus entre autre à l’utilisation des lampes à l’huile, aux réchauds à pétrole défectueux, et autres « accidents ». L’organisation des visites médicales sur les lieux d’activités. La prise en charge des traitements indiqués lors de diagnostics posés par le corps médical indien. La prise en charge des personnes nécessitant une hospitalisation pour des soins médicaux spécifiques. L’aide à la famille durant l’hospitalisation d’un des siens. L’assistance et l’accompagnement des personnes en fin de vie afin qu’elles puissent mourir dans la dignité et non pas seules, abandonnées dans la rue. b) L’aide sociale Activités éducatives, manuelles et récréatives pour les enfants des bidonvilles, les enfants hospitalisés ou ceux dont un membre de la famille est hospitalisé. Aide à l’amélioration des conditions de vie des patients au sein de l’hôpital. Suivi et assistance des patients dans l’accomplissement des tâches de la vie quotidienne (alimentation, toilette, habillage). Soutien psychologique aux familles et participation à leur vie quotidienne. 82 Aide à la scolarisation. Aide à l’amélioration des conditions de vie de la population par le biais de travaux d’acheminement de l’eau et de la construction de maisons en dur. Figure 1 : Le personnel d’ « Action Bénarès » soignant des lépreux à Dasaswamedh Ghat 3.1.4 Les lieux d’activités et l’emploi du temps Les soins dispensés par l’organisation s’adressent principalement aux plus démunis, les lieux d’activités sont donc choisis en fonction des endroits où cette population se trouve. L’organisation est présente dans le bidonville de Durgakund, aux villages de lépreux de Kashi Station et de Sankat Mochan, à la gare centrale de Varanasi, à Dasaswamedh Ghat, à l’hôpital de Kabir Chaura, sans oublier les rues de Varanasi. Les déplacements se font en rickshaw28 (l’association emploie un chauffeur, son rickshaw est équipé d’une grande mallette métallique transportant l’équipement nécessaire aux activités), à l’aide de vélos appartenant à 28 Vélo pousse-pousse 83 l’association, et il arrive également que les volontaires doivent louer leur propre vélo ou utiliser des rickshaws à leurs frais. Du fait de ses nombreux lieux d’activités, l’emploi du temps d’ « Action Bénarès » est très structuré. L’association agit sept jours sur sept et est présente sur les différents lieux d’activités selon un horaire hebdomadaire précis. Voici un tableau horaire qui pourra vous en rendre compte : Durgakund Kabir Gare Dasaswamedh Kashi Sankat (bidonville)29 Chaura centrale Ghat Station Mochan 30 Hospital Lundi ! ! Mardi ! ! Mercredi ! ! Jeudi ! ! Vendredi ! ! Samedi ! ! Dimanche ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! Tableau 4 : Planning hebdomadaire des activités d’ « Action Bénarès » observé de septembre à décembre 2004. Les activités à Durgakund, à la gare centrale et à Dasaswamedh Ghat débutent à neuf heures du matin (souvent plus tôt pour Durgakund, avant que l’école ne commence), ensuite le personnel se rend à Kabir Chaura Hospital pour les onze heures (après les visites médicales afin de ne pas déranger les médecins locaux dans leur travail) et y travaille en général de trois à cinq heures, dépendamment du nombre de volontaires et de la demande de soins. Le personnel se rendant à Kashi Station et Sankat Mochan se doit de prendre le temps sur place et n’est donc pas attendu à l’hôpital. Cette organisation nécessite que les volontaires forment de petits groupes pour se rendre sur les lieux d’activités (un minimum de deux personnes est 29 Les activités au bidonville de Durgakund fluctuent selon la demande de soins et le nombre de volontaires, il arrive que la présence d’ « Action Bénarès » soit quasi quotidienne ou qu’elle se fasse un jour sur deux. Environ deux samedis du mois sont consacrés à des sorties avec les enfants du bidonville (visites de temples, ballades en bateau, jeux divers dans des parcs). Ces sorties sont également l’occasion pour les enfants de prendre un repas chaud et consistant. 30 « Action Bénarès » se rend à Sankat Mochan uniquement une fois par semaine en raison de sa collaboration avec une autre association qui y travaille régulièrement. 84 requis), elle demande également qu’ils soient flexibles car des ajustements de dernière minute sont toujours possibles. 3.1.5 Le personnel Sur place, le personnel de l’organisation est constitué de bénévoles et d’employés : a) Le personnel bénévole Le personnel bénévole varie en fonction des besoins du moment. Il oscille généralement entre cinq et dix volontaires. Ceux-ci travaillent pour l’association sur une courte, moyenne ou longue durée selon les objectifs, désirs, et possibilités de chacun (il en va de même pour la fréquence de travail). Il est important de spécifier qu’« Action Bénarès » n’exige pas une formation médicale pour travailler. En effet, Bernard-Yves Sabot ne veut pas que l’organisation devienne une structure médicale exigeant des formations précises et dont la sélection du personnel se fait sur la base d’un curriculum vitae. Selon lui, c’est une question de personnalité : si le volontaire est motivé, désireux d’apprendre, humble et sait « se pencher sur les autres » (Roux, 2004 : 13), il peut tout à fait travailler. Il n’existe pas de couverture sociale pour le personnel bénévole en cas de maladies ou d’accidents (il faut tout de même nuancer ce propos en tenant compte du fait qu’en cas de maladie, certains soins sont dispensés gratuitement par l’organisation). Bernard-Yves Sabot considère que les volontaires sont assez responsables pour avoir fait les vaccins nécessaires au préalable et pour prendre les précautions d’usage sur les lieux d’activités, dans le cas contraire cela implique un choix personnel dont l’organisation n’est nullement responsable. b) Le personnel employé Les personnes employées sont actuellement au nombre de six. Il y a trois employés occidentaux permanents, dont le salaire est fixé à 300 Frs par mois : Bernard-Yves Sabot et sa femme, Anna Ibanez-Sabot, qui sont à la direction de l’association et qui travaillent sur les nombreux lieux d’activités, ainsi que Véronique Jaccard (diplômée de la Faculté de Médecine tropicale de Genève) qui est le médecin en titre d’ « Action Bénarès ». A ceux-ci s’ajoutent trois employés indiens : Papou et Govin qui occupent la fonction d’aide-soignant et dont le 85 salaire est fixé à 3600 roupies par mois (l’équivalent de 100 Frs) et Lakhandar, le conducteur du rickshaw d’« Action Bénarès » qui gagne 3000 roupies par mois (l’équivalent de 86 Frs). Chaque employé a un jour de repos par semaine et deux semaines de congé payé par année. D’autres congés sont acceptés à la condition que le personnel restant soit suffisant pour remplir le travail du moment. « Action Bénarès » s’est engagée à couvrir les soins médicaux des employés, ainsi que de leur famille. En cas de décès d’un de ses employés, elle dispense une aide à sa famille. L’organisation prévoit également de fournir une retraite à ses employés : à l’âge de soixante ans ils peuvent arrêter les activités, et une somme équivalente à 80% de leur salaire leur sera versée jusqu’à la fin de leurs jours (Roux, 2004 : 13). « Action Bénarès » est une organisation inscrite en Suisse, son comité de direction est composé d’un président, d’un secrétaire général ainsi que d’un trésorier (non payés). C’est le comité de direction qui s’occupe de recueillir des fonds pour l’organisation. Il est à noter qu’ « Action Bénarès » fonctionne essentiellement sur la base du volontariat sur place et de donations diverses (argent, habits et matériel médical). Son budget est d’environ 20 000 euros par an. Les dons du monde entier arrivent en Suisse, de là une somme est versée chaque mois (en moyenne l’équivalent de 700 dollars) par le comité de direction au compte d’ « Action Bénarès » à Varanasi. Cette somme sert à payer les salaires du personnel employé, ainsi que les activités sociales (sorties avec les enfants du bidonville, rapatriement d’un patient, achat de nourriture etc.) et médicales (médicaments, matériel médical divers). Figure 2 : Soins prodigués à un lépreux de la gare centrale de Varanasi 86 3.2 Les femmes brûlées de Kabir Chaura Hospital 3.2.1 Présentation de Kabir Chaura Hospital et de sa collaboration avec « Action Bénarès ». « Action Bénarès » travaille en collaboration avec le réseau local de soins de Varanasi. Cette participation lui permet à la fois d’intervenir lorsque la demande de soins correspond à son offre, mais également de faire admettre certains patients dans des institutions spécialisées afin qu’ils poursuivent leur traitement. La rencontre d’ « Action Bénarès » avec Kabir Chaura Hospital s’est faite il y a plus de vingt ans grâce à un médecin indien, Dr. Pandey. Celui-ci avait observé le travail de Bernard-Yves Sabot à Dasaswamedh, et il a fait admettre un des ses patients à Kabir Chaura Hospital (Roux, 2004 : 6). Bernard-Yves Sabot a été amené à passer de plus en plus de temps dans cet hôpital, et pour finir l’organisation s’y est associée afin d’y travailler quelques heures par jour et dispenser une aide médicale adéquate aux patients n’ayant pas de famille ou des moyens économiques insuffisants pour suivre un traitement. Kabir Chaura Hospital est un des deux hôpitaux gouvernementaux de la ville de Varanasi. Construit en 1885, il comprend actuellement environ 250 lits ; une cinquantaine de médecins ainsi que plus d’une centaine d’infirmières y travaillent. La structure de l’hôpital demeure similaire à celle d’un hôpital public en Europe, c’est-à-dire qu’elle comprend les procédures d’admission, un bloc d’urgence, et différents départements médicaux. La collaboration d’ « Action Bénarès » avec l’hôpital est formelle (une autorisation de travail lui a été fournie par les autorités de l’hôpital), l’organisation ne prend pas « officiellement » le relais du personnel hospitalier mais travaille en collaboration avec lui. Ainsi, les volontaires ne s’ingèrent pas dans les affaires médicales, ils attendent que le personnel leur donne leur aval avant de traiter un patient. Figure 3 : Kabir Chaura Hospital, entrée des urgences 87 Les activités de l’association menées au Kabir Chaura Hospital sont essentiellement basées sur les soins prodigués aux grands brûlés (hommes et femmes), les soins orthopédiques (traitements des plaies), et l’assistance sociale et médicale des personnes invalides ne détenant pas de famille pour les soutenir (aide à la toilette, à l’habillage, à l’alimentation et amélioration du confort général des patients). A l’exception des grands brûlés qui regroupent différentes classes sociales, ces soins sont prodigués aux plus pauvres car « Action Bénarès » travaille dans les secteurs médicaux qui recueillent les plus démunis. Dans ces secteurs, les conditions de traitement et de vie sont beaucoup plus difficiles que dans le reste de l’hôpital. D’une manière générale, nous avons pu observer que le personnel infirmier et médical témoigne peu d’égards envers les patients. Les chambres et les couloirs leur étant destinés sont rarement nettoyés, des pansements usagés jonchent le sol, les matelas ne détiennent parfois pas de draps, ils sont tellement usés que le rembourrage ressort et le personnel hospitalier rechigne à les changer malgré les odeurs d’excréments qui y sont imprégnées, ainsi que les différents insectes qui y pullulent. De plus, le personnel hospitalier fournit rarement une aide à aux malades afin qu’ils puissent faire leurs besoins (ce qui explique que des excréments jonchent les murs et les matelas), ou pour qu’ils se lavent. En ce qui concerne la nourriture, nous avons pu constater que parfois l’hôpital « sautait » le repas de certains patients (notamment les plus indésirables), et les médicaments sont souvent laissés sur leurs lits sans qu’aucune mesure ne soit prise pour surveiller s’ils suivent bel et bien leur traitement. En conclusion, les modalités de vie et de traitement dans ces secteurs sont désastreuses et les conditions d’hygiène y sont déplorables. La situation des patients s’en ressent fortement : découragés et malades, ils s’abandonnent à cette situation, leur dignité est profondément affectée, sans compter sur le fait qu’ils sont beaucoup plus vulnérables à divers types d’infections. Dans de telles conditions, il n’est pas étonnant que la guérison puisse prendre des mois. « Action Bénarès » essaie donc de pallier tous ces manquements avec les moyens qu’elle détient, elle cherche à soutenir les souffrants et à leur procurer une présence quotidienne. Les volontaires surveillent l’alimentation des patients (la nourriture distribuée par l’hôpital est inconsistante), et s’efforcent de sortir les plus invalides à l’aide de fauteuils roulants afin qu’ils puissent quitter quelques instants l’hôpital (certaines personnes restent des mois alitées en attendant la guérison). En conclusion, notre expérience au sein d’ « Action Bénarès » nous a démontré qu’une grande discrimination sociale perdurait dans les soins attribués aux patients. Nous avons pu constater que certains médecins et infirmiers prenaient de grandes 88 précautions afin de toucher au minimum certains malades, de plus ils retardent des opérations impératives et mettent ainsi la vie des personnes concernées en danger. Il est évident que quelques centaines de roupies peuvent faire changer la situation, Bernard-Yves Sabot nous a d’ailleurs avoué qu’il devait parfois utiliser ce moyen pour faire avancer des opérations urgentes. Dans un tel contexte, il doit accepter l’injustice de ce système informel afin que ses activités au sein de l’hôpital se poursuivent. Figure 4 : Sunita Devi a eu le fémur cassé, elle est restée à Kabir Chaura pendant plus de trois mois dans des conditions de vie déplorables. « Action Bénarès » a retrouvé sa famille au Bihar et l’y a rapatrié. 3.2.2 Accueil et soins prodigués aux femmes brûlées Tout d’abord, nous aimerions souligner le fait qu’ « Action Bénarès » soutient les femmes brûlées exclusivement à travers leur prise en charge médicale et morale. Devant l’urgence, les interrogations quant à la cause de leur présence sont reléguées au deuxième plan. Le plus important est de sauver les femmes qui ont une chance de s’en sortir, et d’être aux côtés de celles qui vont probablement mourir dans les prochains jours. Il faut comprendre que l’intégration d’ « Action Bénarès » dans le réseau local de soins et particulièrement au sein de 89 Kabir Chaura Hospital n’est pas totalement acquise et nécessite d’être entretenue sans cesse. Si l’organisation commence à s’impliquer autrement dans de pareils cas, elle met en danger sa collaboration avec l’hôpital. Les femmes brûlées arrivent dans la majorité des cas à l’hôpital pendant la nuit, c’est à croire que les « accidents de cuisine » arrivent toujours très tard dans la soirée ou pendant la nuit. Elles sont traitées dans une chambre détenant une dizaine de lits (les hommes sont soignés dans le couloir adjacent). Généralement, le premier jour de l’admission d’une femme brûlée, « Action Bénarès » laisse les infirmières de l’hôpital s’en occuper, l’organisation évalue cependant l’ampleur et la gravité des brûlures. Les femmes qui arrivent sont mises immédiatement sous perfusion, et des doses de morphine leur sont parfois injectées pour pallier leur douleur. Le lendemain de leur admission, il est demandé aux patientes si elles veulent qu’ « Action Bénarès » prenne le relais des soins, dans la majorité des cas elles acceptent. Lorsque la famille est présente, l’organisation cherche à la faire participer au traitement, c’est-à-dire lui apprendre les gestes essentiels afin qu’elle puisse continuer les soins dans la soirée, mais également après la sortie de l’hôpital. Le traitement des patientes varie selon la gravité de leurs brûlures. En effet, des femmes brûlées à plus de 70% ont très peu de chances de s’en sortir, surtout lorsque les parties génitales sont touchées. Elles sont alors très vulnérables à tous types d’infections, et lorsque le torse et le cou sont touchés, leur respiration devient difficile. Dans de pareil cas, l’organisation privilégie des soins qui s’apparentent davantage à un accompagnement de fin de vie : leur procurer une présence quotidienne, passer de la crème hydratante et désinfectante sur leur corps, leur parler, leur coiffer les cheveux, leur masser les parties du corps qui ont été épargnées, etc. Certaines patientes ont cependant une chance, même minime, de survie, un long traitement (qui peut prendre de nombreuses semaines) attend alors ces femmes. Celui-ci consiste en plusieurs étapes. Tout d’abord les brûlures sont lavées à l’aide d’eau tiède où il a été au préalable dilué un désinfectant. Cette étape vise à enlever la crème de la veille afin que la nouvelle application soit plus effective, c’est aussi l’occasion de désinfecter les plaies. Dans un deuxième temps, le pus des blessures doit être enlevé à l’aide de petites pinces afin de prévenir des infections, et les peaux mortes sont coupées afin d’améliorer le confort des patientes. Pour finir, il leur est appliqué une crème hydratante et désinfectante (à base de particule d’argent), qui va accélérer la cicatrisation et prévenir les infections. Ce traitement 90 peut prendre une à trois heures selon les cas, il est une véritable torture pour ces femmes dont certaines plaies sont à vif. Figure 5 : Traitement de Sunita, brûlée à 60% au troisième degré Les conditions matérielles et situationnelles de traitements sont très difficiles. Tout d’abord, la chambre des brûlées est un espace ouvert, l’intimité et le repos des femmes sont donc entravés par la présence de nombreuses personnes (les familles établissent leur quartier à même le sol) et le passage de visiteurs. L’équipe d’« Action Bénarès » utilise donc des moustiquaires et des paravents afin de garantir une certaine privauté lors des soins. Ensuite, les conditions d’hygiène et la présence de nombreux chiens errants sont un grand danger pour l’état de santé des femmes brûlées, le plus grand risque pour elles étant de contracter une infection qui leur serait fatale. Pour finir, l’hôpital ne délivre pas certains services indispensables pour leur 91 traitement, notamment des draps stériles pour couvrir leur matelas, ou encore de l’eau bouillie pour la désinfection des plaies. Au début de l’année 2006, Kabir Chaura Hospital a inauguré un nouvel espace pour les grands brûlés, celui-ci détient 18 lits répartis dans des box séparés. Nous pouvons donc espérer que les structures de l’hôpital soient en évolution, et que ces nouvelles conditions optimisent le traitement des femmes brûlées. 3.2.3 Analyse et constatations personnelles En règle générale, les premiers jours du volontaire sont consacrés à l’observation du travail d’« Action Bénarès » : il tourne sur les différents lieux d’activités et se familiarise avec l’équipe de l’organisation, son emploi du temps, la population assistée, ainsi que le matériel médical. Puis, lorsqu’il se sent prêt, il effectue le travail quotidien sous la direction de Bernard- Yves Sabot et de Véronique Jaccard. Cependant, à mon arrivée à Varanasi, l’équipe de volontaire était restreinte, et le travail en hôpital avec les grands brûlés était conséquent. J’ai donc été amenée à travailler dès mon premier jour et à établir mes premiers contacts avec les patients de Kabir Chaura Hospital. La première femme brûlée que j’ai rencontrée s’appelait Sunita Devi, elle était âgée d’une vingtaine d’années et était brûlée à 90% au troisième degré. Elle était arrivée quelques jours auparavant et son état demeurait critique, la seule partie de son corps qui était épargnée était son visage. Il n’est pas de mon propos ici de décrire toute l’horreur de cette situation. Il faut cependant souligner qu’à ce stade, le corps de la victime est comme momifié, la peau ressemble à du carton et certaines parties sont à vif. Tout comme Bernard-Yves Sabot le dit dans le reportage d’Aurélie Champagne : « C’est l’horreur à tous les niveaux (…). Je crois qu’on ne réalise pas, comme si on est complètement extérieur. Quand je touche ces corps calcinés, ces corps qui ont été aimés, massés…puis brusquement tout cela devient une momie, une horreur, enfin c’est plus un corps. Pourtant quand tu es en face de la personne, elle a un regard cette personne, elle te touche, elle t’interroge, elle a quelque chose à dire. » (Champagne, mars 2003). Voici un autre témoignage, celui d’une volontaire suisse arrivée le même jour que moi, elle décrit sa rencontre avec Sunita Devi: « Lorsque je suis entrée pour la première fois dans cet hôpital à Varanasi, j’ai reçu un énorme choc. On m’avait pourtant prévenue de ce qui m’attendait. On m’avait décrit les horreurs dont j’allais être témoin, notamment en ce qui concerne les femmes brûlées. Mais l’on n’est jamais assez préparé à de telles visions. Je n’oublierai jamais ma première rencontre avec une femme brûlée. Cette 92 odeur si forte et si particulière qui vous imprègne toute la journée, ce pauvre petit corps brûlé à vif et sa main presque en lambeaux. Elle était jeune et avait un visage doux. A ce momentlà, on se demande comment de telles atrocités peuvent être commises… Le docteur Sabot m’a proposé de m’occuper d’elle, mais je n’ai pas pu, c’était trop tôt. » (Annexe 2). Le traitement de Sunita Devi s’apparentait davantage à un accompagnement en fin de vie. Aucun membre de sa famille n’a été présent lors de son séjour à l’hôpital, elle y est décédée dans des souffrances et une solitude extrêmes. Sunita est un exemple parmi tant d’autres, pendant mon expérience de stage j’ai pu observer l’admission de plus d’une cinquantaine de femmes brûlées à Kabir Chaura Hospital. Du fait de la présence de nombreux hommes brûlés au sein de l’hôpital, nous pouvons dire que des accidents entraînant des brûlures graves sont assez fréquents. Explosions de réchauds à gaz, feux d’artifice mal manipulés, lampes à pétrole renversées, accidents électriques, etc., sont différentes causes invoquées. Dès lors, nous ne pouvons pas dire que toutes les admissions de femmes brûlées à l’hôpital résultent d’une tentative de suicide ou de meurtre, bien que leur nombre soit nettement supérieur à celui des hommes. Lorsqu’une femme est hospitalisée, il est très difficile de déterminer les causes réelles de ses brûlures, plusieurs indices peuvent cependant dirigés nos interprétations. En effet, lorsque la femme se retrouve seule, c’est-à-dire qu’aucun membre de la belle-famille n’est présent à l’hôpital pour la soutenir, nous pouvons soupçonner une tentative d’homicide. C’est également le cas lorsque c’est la famille d’origine qui est à ses côtés : par sa présence, elle réapproprie pour un temps sa fille dans le cercle familiale d’origine ; l’absence de la belle-famille témoigne d’un malaise qui n’existerait pas s’il était réellement question d’un accident. Ensuite, lorsque les brûlures d’une nouvelle patiente datent de quelques jours, nous arrivons à la conclusion que la bellefamille ne s’est pas empressée pour l’amener à l’hôpital. Selon Bernard-Yves Sabot, la bellefamille laisse souvent la victime souffrir dans des conditions extrêmes en attendant sa mort. Cependant, après un certain temps, il devient difficile de la cacher, la belle-famille l’amène donc à l’hôpital en espérant s’en débarrasser. Arrivée à ce stade, la jeune femme est souvent trop faible pour parler, la thèse du suicide est alors invoquée. Quatrièmement, certains indices, tels que les cheveux imbibés de kérosène ou des parties du corps spécifiquement brûlées (telles que le ventre d’une femme enceinte), nous laisse également écarter la thèse de l’accident. Pour finir, les nombreuses versions contradictoires de l’événement données par la belle-famille peuvent également nous pousser à suspecter un homicide. 93 Le reportage effectué par Aurélie Champagne sur les femmes brûlées de Kabir Chaura Hospital témoigne de certains de ces indices. Elle relate le cas d’une femme de 25 ans brûlée à 70% venant d’être admise à l’hôpital. Le mari de la femme, ainsi que sa famille d’origine sont présents. Lorsque la journaliste demande une première fois au mari ce qu’il s’est passé, il explique que la nuit dernière, pendant que sa femme cuisinait, les enfants ont déboulé dans la cuisine et ont renversé un bidon de kérosène, son sari s’est imbibé du liquide et a pris feu. Suite à cette réponse, la journaliste lui demande si sa femme était entourée, et si l’un de ses enfants a été touché, il répond par la négative. Un peu plus tard dans la conversation, Aurélie Champagne demande une nouvelle fois les causes de l’événement, le mari devient nerveux et répond désormais que l’ « accident » est dû à une fuite de gaz. Par la suite, la sœur de la victime confiera à la journaliste qu’il ne fait aucun doute que c’est un accident criminel (mars 2003). Les deux déclarations contradictoires du mari et la présence de la famille d’origine sont des éléments qui indiquent clairement une tentative d’homicide. Un autre fait majeur que j’ai constaté pendant mon stage est l’augmentation des cas de femmes brûlées à la suite de festivals importants, mais surtout après une période de mariage. Selon Bernard-Yves Sabot, les festivals sont l’occasion de réitérer des demandes de dot, ils constituent donc une période d’extrême tension familiale qui peut aboutir à de nombreux cas de bride burning. En ce qui concerne les mariages, l’explication va de soi. La phase qui les suit est un temps d’ajustement pour la belle-famille, elle peut donc être une période de grandes tensions et de disputes familiales, parfois meurtrières. Lors de mon séjour à Varanasi, le mois de novembre était le théâtre d’une succession de mariages. Chaque soir, les rues de la ville se transformaient en scènes de processions matrimoniales. Alors que la chambre des brûlées avait été fermée pendant trois semaines en octobre (du jamais vu selon Bernard-Yves Sabot), au début de décembre la chambre était de nouveau comble. Nous pouvons donc supposer une forte corrélation entre les périodes de mariage et autres cérémonies sociales importantes dans la vie des indiens, et l’augmentation des cas de bride burning. Ce constat met sérieusement en doute l’hypothèse d’une vague d’ « accidents de cuisine », tout comme Bernard-Yves Sabot nous le fait comprendre avec ses propres mots : « Faut pas me dire que c’est du hasard et que comme par hasard les accidents de cuisine ont lieu trois semaines ou un mois après les cérémonies de mariage » (Champagne, mars 2003). Pendant mon stage à Varanasi, j’ai rencontré un jeune artiste, Atin Mehra, qui avait vu sa meilleure amie périr suite à des brûlures au troisième degré. Il m’a expliqué que le jour de sa 94 mort, son amie lui avait avoué que c’était sa belle-famille qui avait tenté de la tuer. Le même jour, Atin a été menacé de mort par l’époux de son amie, il lui a dit qu’il le tuerait s’il révélait quoique ce soit à la police. Atin n’a rien dit à la police, cependant, en mémoire de son amie, il a décidé de faire des recherches sur le phénomène de bride burning. Il a donc recueilli des témoignages et enquêté auprès des familles et du voisinage de victimes. Voici deux témoignages qu’il nous livre sur des cas qu’il a rencontrés : « Sunita was 25 years old when her husband came home drunk one night and began beating her without provocation. When she shouted in protest, he tied her to a tree outside her house, poured kerosene over her, and set her on fire. She was rescued by her neighbours. Approximately 90 percent of her body was burnt. She died in a hospital in Varanasi on March 22.2002. Rukmani, 29, was cooking when her mother-in-law and husband poured kerosene over her and set her on fire because of a dowry dispute. Women also sometimes have a hand in the oppression of women. Atin spoke very highly of her : « she was demanding justice again and again. » About 80 percent of her body was burnt. She died in Varanasi on April 02.2002. » (Mehra, 2003 : 1) Atin a subi des mesures d’intimidation dans le cadre de ses recherches, dont de nombreuses menaces de mort, il a décidé de tout arrêter après s’être fait agresser un soir en rentrant chez lui. Cet exemple démontre que le phénomène de bride burning est extrêmement délicat à traiter. Nous sommes en présence d’un crime passible de fortes sanctions pour les coupables, cependant les défenseurs des victimes, ceux qui cherchent à retrouver la vérité, voient leur route barrée d’obstacles. A chaque fois que j’ai demandé à un volontaire indien de traduire mes interrogations à la famille de la victime quant aux causes de l’événement, j’ai aperçu très nettement que cela le mettait mal à l’aise. Comme s’il s’excusait auprès de la famille pour poser des questions qui sont de l’ordre du privé. D’une manière plus globale, j’ai pu constater que malgré la médiatisation du phénomène de bride burning, il reste encore un tabou social. Au sein de l’hôpital, le personnel n’apprécie guère que l’on pose des questions privées aux femmes brûlées, et les médecins sont supposément trop pressés pour en discuter. Je n’ai d’ailleurs jamais vu un médecin ou un policier mener une enquête auprès d’une femme brûlée au Kabir Chaura Hospital. Il y règne donc une sorte de loi du silence que l’organisation se doit de respecter afin de pouvoir maintenir ses relations et surtout continuer son activité 95 auprès des femmes brûlées. Dans l’interview donnée par Aurélie Champagne, Bernard-Yves Sabot lui explique qu’il désire souvent soutenir ces femmes au-delà de leur traitement médical, c’est-à-dire en les aidant financièrement et moralement pour établir un procès, cependant la perspective de subir des réprimandes l’en empêche : « Pourquoi pas dire, voilà, « Action Bénarès » va vous aider, on va vous défendre et s’occuper du procès. Mais c’est sûr que deux mois après je reçois une balle dans le dos, c’est absolument sûr ! » (mars 2003). Aurélie Champagne fait également état de diverses pressions qu’elle a vécues personnellement. En effet, elle explique dans son reportage qu’elle a subi de grandes tensions afin de réaliser les prises de son au sein de l’hôpital. La journaliste a dû verser 3’000 roupies de bakchich (pot-de-vin) car un chirurgien a appris qu’elle y faisait une émission. Elle a également eu de la peine à obtenir des statistiques de l’hôpital concernant les femmes brûlées. Ce n’est qu’au terme de son séjour (c’est-à-dire une période de trois mois), qu’elle a obtenu certaines informations : il y a environ 1'200 femmes brûlées admises par an à Kabir Chaura Hospital, et seulement 15% en sortent vivantes. Une infirmière lui a avoué que selon elle, 90% de ces admissions sont liées à une tentative d’homicide de la part de la belle-famille (mars 2003). 3.2.4 Un exemple : Sunita, 18 ans Un mois après mon arrivée à Varanasi, j’ai fait la rencontre d’une femme musulmane, Sunita. Celle-ci était brûlée à 60%, et enceinte de 8 mois. Son bébé était décédé suite à ses brûlures et l’hôpital a pris quatre jours pour la faire avorter. Lorsque nous avons demandé à la bellefamille ce qui s’était passé, celle-ci nous a répondu qu’un réchaud à pétrole avait explosé sur Sunita et que son sari avait pris feu. Quelques jours plus tard, la famille nous a dit qu’en fait Sunita avait fait une tentative de suicide, qu’elle était colérique, indocile, et que ses relations avec son mari étaient très tendues (ce discours se rapproche étrangement du « character assassination » dont Verghese nous a parlé précédemment). Nous n’avons pas pu obtenir de réponses claires de la part de Sunita. Trois semaines après son traitement, alors qu’elle n’était pas du tout rétablie, sa belle-famille a décidé de la faire sortir de l’hôpital et de continuer les soins chez elle. Elle nous a expliqué que le coût du traitement était trop élevé, et que les conditions de vie à l’hôpital étaient très difficiles. Une des volontaires d’ « Action Bénarès » a donc décidé de suivre Sunita à domicile. Elle a vite constaté que les conditions d’hygiène dans le foyer pauvre de Sunita étaient déplorables, et que sa belle-famille n’écoutait pas attentivement les directives de soins. J’ai pris la relève lorsque cette volontaire est partie de 96 l’organisation. La famille de Sunita était effectivement très pauvre, ils vivaient tous dans une même pièce et détenaient juste assez d’argent pour survivre. J’ai pu constater lors de mes visites que la situation familiale était très tendue : de nombreuses fois la belle-famille s’est mise à crier sur Sunita, le volontaire indien qui m’accompagnait m’a traduit des propos tels que « You wanted to kill you and now you are suffering, you got what you deserved ! », « Sunita, look at all the problems you are giving us ! ». Le beau-père de Sunita nous a expliqué qu’ils s’étaient retrouvés dans une situation financière difficile car la police avait menacé de les dénoncer. Elle les avait accusé « à tort » et promettait de leur causer de gros problèmes s’ils ne payaient pas un bakchich. Sunita était visiblement perçue comme un fardeau immense pour cette famille, son mari n’était jamais présent, ni chez elle, ni à l’hôpital. Un jour, une des mains de Sunita s’est mise à gonfler dangereusement, le lendemain nous avons pu la faire réadmettre à l’hôpital en promettant à la belle-famille qu’elle n’aurait aucun frais à payer (c’était la condition pour qu’elle accepte de l’amener à l’hôpital). Au terme de mon stage, Sunita était toujours à l’hôpital, sa main a été sauvée et son moral était meilleur. J’ai reçu des nouvelles dernièrement me disant que son état était bon mais qu’elle avait perdu la motricité d’une de ces mains, elle vit toujours dans sa belle-famille. Figure 6 : Sunita, quelques jours après son admission Comme nous l’avons dit plus haut, « Action Bénarès » cherche principalement à soulager la douleur de ces femmes, et lorsque c’est parfois possible, leur sauver la vie. Mais la question reste : « Et après ? ». En effet, et après ? Ces femmes ayant vécue d’extrêmes souffrances 97 vont-elles retourner dans un foyer violent ? Vont-elle se battre pour faire valoir leurs droits ? Leurs familles d’origine qui se sentent sans aucun doute compromises dans l’affaire, vont-elle accepter de les reprendre ? Vont-t-elles chercher à condamner les belles-familles ? Les réponses à ces questions vont au-delà de l’action de l’organisation, c’est à mon avis la chose la plus difficile à accepter lorsqu’on y travaille. On se sent non seulement impuissant devant de tels états de santé, devant cette souffrance sans fin, mais également vis-à-vis de la destinée de ces jeunes femmes. 98 ! Conclusion : Remarques conclusives et ouverture vers de nouvelles réflexions L’Inde est témoin depuis quelques décennies d’une augmentation fulgurante de différentes formes de violences dirigées contre sa population féminine. Comme nous avons pu le voir en introduction, le foeticide, l’infanticide, l’exploitation sexuelle ou encore les dowry deaths font partie des formes de sévices endurées aujourd’hui par une grande quantité de femmes indiennes. D’une manière générale, de nombreux spécialistes s’accordent pour dire que l’Inde d’aujourd’hui offre un visage totalement différent que celui d’il y a vingt ans en regard de sa violence (Champagne, mars 2003). Nous en arrivons à un premier constat qui est flagrant : le développement du pays depuis son indépendance ne s’est pas accompagné d’une diminution des sévices dirigés contre les femmes. Au contraire, il a assisté à leur augmentation, ainsi qu’à l’apparition supposée de nouvelles formes de violences, telles que le phénomène de bride burning. Ainsi, celui-ci doit tout d’abord être étudié par rapport au contexte global de violence dirigée contre les femmes et porté à l’échelle du pays tout entier. Deuxièmement, comme nous avons pu le voir, le phénomène de bride burning ne s’explique pas uniquement par rapport à la pratique de la dot, il doit être étudié dans une perspective plus large qui traite du statut de la femme dans la société indienne et plus spécifiquement au sein de la famille. En effet, selon nous, le phénomène de bride burning, tout comme la violence domestique en général, est un indicateur direct du moindre statut politique et social attribué à la femme indienne. Tout comme Roy le note dans son ouvrage : « The reality of the subordinate position of woman is indicated through adverse sex ratio of girls, the growing domestic violence, increasing number of dowry deaths and rape cases. The relative ease with which Indian women secured juridical equality, entered professions and occupied position of power led to the myth that Indian women enjoy a very high status and that they wield power naturally. This myth has been eroded during the last ten to fifteen years. » (2000 : 33). En effet, l’image de la femme indienne libre de tout contexte de domination, et jouissant d’une liberté sociale, politique et économique incomparable n’est valide que pour une minorité de la population féminine. Malgré les efforts politiques et législatifs fournis par le Gouvernement indien afin d’élever le statut de la femme et de lutter contre la discrimination sexuelle, une majorité de cette population demeure dans une position de subordination générale et donc de vulnérabilité face à divers types de violence. 99 En ce qui concerne plus spécifiquement la violence domestique en Inde, la majeure conclusion que nous pouvons effectuer au terme de ce travail est le fait qu’une grande quantité de femmes mariées voient leur droit de vivre dans la sécurité et dans un climat libre de toute intimidation et de violence hautement menacé. Dans le contexte indien, les systèmes familial et de parenté doivent être abordés afin de comprendre les relations de genre, et nous avons pu constater que bien que les politiques publiques du pays se soient concentrées sur l’amélioration du statut de la femme sur la scène publique, l’espace privé reste encore largement sous le contrôle de la famille, c’est-à-dire du pouvoir patriarcal qu’elle soutient. L’aspect structurel de la violence domestique se manifeste dans l’organisation hiérarchique de l’institution familiale, ainsi, nous pouvons dire que l’idéologie patriarcale participe à la subordination de la femme, ainsi qu’à son acceptation. Elle socialise les hommes afin qu’ils maintiennent leur domination sur les femmes, et la violence peut être un instrument afin de répondre à cet objectif. Les valeurs patriarcales couplées à celles de la nouvelle société moderne indienne introduisent un décalage entre l’ordre traditionnel normatif et les nouvelles conduites de vie, nous avons pu voir que ce décalage peut expliquer la difficulté d’implantation de la législation indienne, mais il faut également considérer que ce décalage peut être un facteur augmentant les tensions familiales et donc les violences domestiques. En conclusion, le phénomène de bride burning n’est pas un problème isolé, il concerne le système sociétal indien tout entier. Bien qu’une grande quantité de cas apparaisse dans la presse, nous pouvons supposer que de nombreux autres ne sont pas rapportés aux médias, à la police, ou aux organisations de femmes. Ainsi, en gardant à l’esprit que la culture n’est pas un élément statique, il est absolument nécessaire que de nouvelles formes culturelles émergent en Inde afin d’affirmer le respect de la femme et de promouvoir sa dignité ainsi que sa sécurité. Dans ce contexte, la modification des attitudes, des perceptions sociales et des valeurs traditionnelles est primordiale, il faut donc d’abord penser aux stratégies qui mèneront à de tels changements. Pour ce faire, il est évident que l’éducation est un instrument de prédilection, mais également l’action sociale directe, l’élévation d’une conscience sociale, et surtout un processus de socialisation des femmes non discriminatoire. Les racines du changement sont dans les mains mêmes des femmes indiennes, il faut qu’elles se définissent positivement et qu’elles luttent pour le respect de leurs droits. Elles doivent également s’appuyer sur l’aide de la population masculine, car il est évident que sans leur coopération et leur soutien, très peu de changements sociaux peuvent être envisagés. 100 Comme nous avons pu le constater au fil de ce travail, le phénomène de bride burning est d’une extrême complexité. A l’heure actuelle nous affirmons qu’il est nécessaire que des études de terrain se référant spécifiquement à ce phénomène soient effectuées, afin d’en dégager toutes ses spécificités et d’éviter son imbrication systématique dans la catégorie des dowry deaths. Ce manquement explique qu’au terme de ce travail, différentes interrogations subsistent concernant l’apparition du phénomène de bride burning mais également son mode opératoire. Nous aimerions tout d’abord mettre en doute le constat selon lequel il serait une donnée nouvelle de la violence domestique. Le phénomène de bride burning, il est vrai, est apparu sur la scène politique et médiatique à la fin des années 1970, mais est-ce que cela prouve qu’il n’existait pas auparavant ? Par exemple, si les problèmes liés à la dot étaient également présents au XIXe siècle, pourquoi les phénomènes de dowry death et de bride burning sont apparus bien plus tard ? Ne peut-on pas supposer qu’ils existaient auparavant (peut-être dans une moindre mesure), mais qu’ils n’étaient tout simplement pas médiatisés à cette époque, ou bien qu’ils étaient occultés par la communauté ? Bien qu’il soit vrai que la crise économique des années 1970 et ses répercussions, mais également le développement accru de la consommation à la fin de ces mêmes années, sont des arguments qui peuvent expliquer l’augmentation de la pression économique au sein du contexte familial, et donc l’augmentation des types de violences y étant associés, nous sommes en droit de nous poser cette question. Aucun auteur étudié pour ce présent travail ne pose cette hypothèse. Les seuls indices trouvés concernant cette interrogation sont les paroles exprimées par un professeur d’université, Ratna Bagghi, qui s’est faite interviewée par Kirpalani et Godurdhun-Jani : « - Vous avez parlé de jeunes mariées que leur belle-famille brûle. Cela arrive-t-il souvent au Bengale ? - Cela existait sans doute déjà autrefois, mais à présent, on en parle. La dot n’est plus ce qu’elle était avant, c’est-à-dire de l’argent donné par les parents de la fille. Maintenant, elle consiste en biens de consommation dont on voit la publicité dans les médias. Les femmes elles-mêmes sont d’ailleurs souvent complices, et ça leur retombe dessus… Ca durera tant qu’elles n’auront pas pris conscience de ce qu’elles sont (…). Le plus terrible, c’est d’apprendre qu’une nouvelle mariée vient d’entrer dans une famille où une belle-fille est déjà morte brûlée ? Cela ne gêne pas certains parents… » ( Kirpalani ; Goburdhun-Jani, 1993: 76). La deuxième hypothèse que nous aimerions poser au terme de ce travail se réfère au mode opératoire du phénomène de bride burning, plus précisément à la fonction du feu. Au début de 101 notre recherche, nous nous sommes posés énormément de questions sur cette fonction. A notre avis, le feu détenait de nombreuses significations, dont une valeur symbolique. A ce moment, nous rapprochions inconsciemment le phénomène de bride burning à la pratique de la sati, alors que les deux sont très différents. En effet, le phénomène de bride burning n’est pas une extension sociale ou culturelle de la pratique de la sati, bien que dans les deux cas il s’agisse d’une mort par le feu et qu’ils expriment une hiérarchie statutaire et une inégalité de genre, tel que Lardinois l’explique en parlant de la pratique de la sati : « Aussi, il m’apparaît que c’est cette symbiose accomplie d’une relation hiérarchique et inégalitaire inscrite au plus profond de l’ordre hindou des corps que met en acte le rite sacrificiel de la crémation » (juin 1996 : 89). Cependant, la mort de la femme au sein de la pratique de la sati est décrite comme « volontaire », ce caractère est indispensable car « dans la doctrine hindoue du sacrifice, le consentement de la victime est une des conditions nécessaires pour que l’opération soit efficace et fraye les voies du salut et de la délivrance (moska). » (juin 1996 : 87). Le rapprochement le plus probant entre le phénomène de bride burning et la pratique de la sati est celui du feu. Il faut tout d’abord rappeler que les deux concernent des femmes mariées. Celles-ci, pendant la cérémonie du mariage hindou, ont dû procéder au fameux sept pas (saptapadi) avec leur mari autour du feu sacré, ceux-ci consacrent l’union du couple. Cependant, alors que la pratique de la sati réunit les deux époux pour ne former qu’une unité, le phénomène de bride burning les sépare et permet au mari de se trouver une autre femme. De plus, la pratique de la sati concerne les femmes hindoues, alors que le phénomène de bride burning affecte les femmes de diverses religions en Inde, bien que celles-ci soient malgré tout imprégnées des traditions hindoues. La question qui se pose à nous, est celle de savoir si dans le phénomène de bride burning, le feu n’aurait pas d’autres « avantages » recherchés que celui de dissimuler des preuves de violence ? Ne pourrait-il pas avoir une fonction « purificatrice » du crime commis ? La mise à mort de la femme par le feu ne pourrait-elle pas s’apparenter à une offrande (forcée comme c’était le cas pour de nombreuses sati) qui aurait des bienfaits purificateurs et salvateurs pour les membres de la belle-famille ? Ou, le feu ne serait-il pas utilisé afin de brûler les liens matrimoniaux, c’est-à-dire marquer la séparation entre la femme et son mari ? Dans le cas de suicides de jeunes mariées, nous pouvons également nous demander si l’immolation par le feu ne se rapproche pas d’un souci de délivrance, elles consentiraient à se faire violence pour se libérer - ici un rapprochement avec les sacrifices peut être fait car le souci de délivrance (du 102 cycle des réincarnations) en est le but ultime. Ces questions nous font supposer que des éléments sotériologiques31, mais également occultes devraient être pris en considération dans l’étude du phénomène de bride burning. Selon le reportage d’Aurélie Champagne (mars 2003), le feu peut être perçu dans sa fonction d’intermédiaire entre celui qui le donne et celui qui le reçoit. Ainsi, le coupable peut utiliser cette ambiguïté afin de ne pas se considérer fautif. En effet, si nous n’opposions pas si logiquement l’assassin à sa victime, peut-être pourrions-nous voir d’autres aspects qui jusque là faisaient défaut, notamment celui du feu en tant qu’acteur du crime. Dans ce contexte, le phénomène de bride burning pourrait être appréhendé comme une forme de sévices religieux. Nous ne sommes pas en train de dire que ces postulats motiveraient le meurtre ou le suicide de jeunes femmes mariées, mais plutôt qu’ils pourraient indiquer sa « sacralisation » ou sa « validation ». A notre avis, la fonction du feu dépasse les considérations pratiques qu’on lui donne dans ce type de violence. Dans un pays aux traditions millénaires, au sein duquel le feu est l’élément central de la plupart des rites de passage (Antonini (réal.), 2000), et de toutes formes de sacrifices, il doit nécessairement y avoir une connotation symbolique ou religieuse liée à son usage dans le phénomène de bride burning. Il n’est pas question ici d’apporter une légitimation sociale à ce type de crime en le rapprochant d’un élément culturel, mais plutôt d’aller au plus profond d’un phénomène qui est supposément apparu brusquement pour augmenter au fil des décennies, un phénomène qui allie à la fois des éléments traditionnels et modernes. Selon nos connaissances actuelles, ces différentes hypothèses sont restées largement inexplorées. Les interrogations qu’elles suscitent peuvent cependant constituer d’intéressantes nouvelles pistes de réflexion concernant le phénomène de bride burning. Ces perspectives pourraient notamment fournir des éléments manquants aux recherches effectuées jusqu’à aujourd’hui, en se plaçant davantage dans une optique d’anthropologie religieuse. 31 Qui concerne le salut. 103 ! Bibliographie Ouvrages : AGNES Flavia, CHANDRA Sudhir, BASU Monmayee, Women & Law in India, New Delhi : Oxford University Press, 2004 BAGGHI Jasodhara, BANERJEE Nirmala, Re-examining the Indian Family, Calcutta : Indian Association of Women’s Studies, juillet 1995 BÉNEÏ Véronique, La dot en Inde : Un fléau social? Socio-anthropologie du mariage au Maharashtra, Paris : Karthala, Pondichéry : Institut français de Pondichéry, 1996 BOUDON Raymond & als., Dictionnaire de sociologie, Paris : Larousse-Bordas/HER, collection « Les référents », 1999 (3e éd.) DAS S., Indian Women, New Delhi : Ess Ess Publications, 1994 DUBE Leela, Women and Kinship: Comparative perspectives on gender in South and SouthEast Asia, Tokyo; New-York : United Nations University, 1997 GANDON, Floriane et Frédéric, L’association « Action Bénarès », Genève : 2003. 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ROUX Patricia, Interview de Bernard-Yves Sabot, fondateur et actuel directeur d’ « Action Bénarès », Varanasi, décembre 2004. Illustration en page de garde : Roux Patricia, Photographie d’une chambre du Kabir Chaura Hospital (section orthopédique), Varanasi (U.P), Inde, octobre 2004. 107 ! Annexes Annexe 1 : Incidence of Dowry Deaths in India: 1990-94 Incidence of Female Suicides by Causes During 1989-1994 (Verghese, 1997 (2e éd.) : 254-255) Annexe 2 : Témoignage d’Emily Garner (volontaire à « Action Bénarès » en septembre 2004) concernant Kabir Chaura Hospital Annexe 3 : Liens concernant « Action Bénarès » 108 Annexe 2 : Témoignage d’Emily Garner (volontaire à « Action Bénarès » en septembre 2004) concernant Kabir Chaura Hospital. « Lorsque je suis entrée pour la première fois dans cet hôpital à Varanasi, j’ai reçu un énorme choc. On m’avait pourtant prévenue de ce qui m’attendait. On m’avait décrit les horreurs dont j’allais être témoin, notamment en ce qui concerne les femmes brûlées. Mais l’on n’est jamais assez préparé a de telles visions. Je n’oublierai jamais ma première rencontre avec une femme brûlée . Cette odeur si forte et si particulière qui vous imprègne toute la journée, ce pauvre petit corps brûlé à vif et sa main presque en lambeaux. Elle était jeune et avait un visage doux. A ce moment-là, on se demande comment de telles atrocités peuvent être commises… Le docteur Sabot m’a proposé de m’occuper d’elle, mais je n’ai pas pu, c’était trop tôt… L’hôpital a une pièce et un couloir réservés aux personnes brûlées. Les conditions d’hygiène y sont catastrophiques, on y voit même se promener des chiens. Ce qui, bien sûr n’aide en rien la guérison des patients, puisque le plus grand risque pour eux est d’attraper une infection qui leur serait fatale. Action Bénarès est une petite association, qui ne dispose pas de beaucoup de fonds. Les soins prodigués se résument essentiellement à passer de la pommade sur les parties brûlées, afin de réhydrater et soulager. Le personnel de l’hôpital, quant a lui, ne s’occupe que de leur administrer une piqûre afin de réduire la douleur. L’application de la pommade doit être délicate et prend beaucoup de temps, même si nous remarquons que cela les soulage, nous savons malheureusement que plus la superficie atteinte par les brûlures est importante, plus les chances de guérison sont réduites, et la personne décèdera dans les jours qui suivent. Le rôle de l’association Action Bénarès est évidemment de soigner, avec les moyens qu’elle dispose, mais surtout d’accompagner. Le fait de leur porter attention, d’être présent tous les jours joue un rôle essentiel. C’est aussi très important aux yeux de la famille et de l’entourage. » (Septembre 2004)