Chris Younès, philosophe - Conseil départemental de l`Essonne

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Chris Younès, philosophe - Conseil départemental de l`Essonne
Conférence du 11/05/2010
Cycle eau/ciel/TERRE(S)
Partenariat
Maison départementale de l’habitat/CAUE91
TOUCHER TERRE 1
Chris Younès, philosophe
L’architecture fait plus que « toucher à la terre », elle a partie liée avec elle. Elle en
est consubstantielle, elle en dispose et la dispose, sur le mode d’une complicité
immémoriale. La Terre nous donne toutes les matières dont nous avons besoin
pour vivre. Mais si nous prenons tout à la Terre, que lui donnons-nous en la
transformant pour l’habiter ? Comment la terre, l’eau, le feu et l’air, qui sont des
matières vives et qui disposent de fortes puissances oniriques, participent-ils
activement à la symbolique des lieux et à leur agrément ? Comment l’architecture,
matière de la Terre humaine, se réinvente-t-elle dans le contexte du durable et des
préoccupations écologiques ?
Surdétermination de l’élément Terre
Mais de quoi parlons-nous lorsque nous prononçons le mot Terre ? Du support et
du fondement de la vie ? D’une matière à domestiquer, maîtriser ou à respecter ?
Du milieu des humains ? La terre, l’eau, l’air et le feu sont les quatre éléments qui
ont été ainsi que le rappelle le philosophe Henri Maldiney « au départ des
commencement à partir duquel le monde s’est constitué et déroulé. (…) Les Grecs
les ont choisis parce que ce n’était pas pour eux simplement des objets. Un objet
ne peut pas être à l’origine du monde. Il est déjà compris dans un mode
représenté. La rencontre avec l’élément est autre chose qu’une perception
objective. Elle implique une ouverture de l’homme à son monde à travers cet
élément. »2 Ainsi chacun des quatre éléments n’est pas objectivable. Il est à la fois
réel, imaginaire et symbolique.
La terre est modelable et nous modèle ; recevant l’empreinte du vivant, ce que ne
permettent ni l’eau, ni le vent, ni le feu. Directement associée à la chair humaine
dans la création du premier homme (Adam, provenant de adama en hébreu qui
signifie « argile »), elle l’est également à nombre d’autres expressions,
connotations, formules, proverbes, mythes ou visions du monde. Dans la
mythologie grecque, Gaïa, Gæa ou Gè est une déesse primordiale identifiée à la
« Terre-Mère » ; ancêtre maternelle des races divines, elle enfante aussi de
nombreux monstres. Elle apparaît en outre comme une divinité chtonienne que l'on
invoquait ou à laquelle on sacrifiait des victimes en même temps qu'aux autres
puissances infernales comme Hadès.
L'écologiste anglais James Lovelock, en 1970, a avancé une hypothèse d'écologie
profonde controversée, intitulée l'hypothèse Gaïa, selon laquelle la Terre serait
« un système physiologique dynamique qui inclut la biosphère et maintient notre
planète depuis plus de trois milliards d'années en harmonie avec la vie ».
L'ensemble des êtres vivants sur Terre serait comme un vaste organisme
biogéochimique, réalisant l'autorégulation de ses composants pour favoriser la vie.
Ainsi la composition de l'atmosphère aurait été régulée au cours du temps de
manière à permettre le développement et le maintien de la vie.
La très riche surdétermination de l’élément Terre intègre différents récits aussi bien
animistes que scientifiques3. Parmi les représentations de la Terre aujourd’hui, trois
tendances mettent en évidence les paradoxes qui les caractérisent : la puissance
existentielle de la Terre, indissociable de la trajectoire de l’humanité, se trouve liée
à sa finitude et à ses précaires conditions de vie.
Puissance poétique de La Terre : existentielle, ontologique, archaïque
Gaston Bachelard a révélé la puissance onirique des matières fondamentales que
sont la terre, l’eau, l’air et le feu. Les grandes analyses des éléments et en
particulier de la terre soulignent le corps à corps entre matière et corporéité (par
exemple, expérience du malaxage de l’argile) ainsi que les propriétés pour ainsi
dire psychophysiques de la matière que nous éprouvons. L’élémental ne peut pas
être pris et réduit à une objectivité. Il a un propre pouvoir auquel chacun peut se
prendre. Jean-Jacques Wunenburger considère que « la poétique bachelardienne
est avant tout celle de l’homo faber, cultivée et conservée par la civilisation
préindustrielle, par les mythes, légendes, contes et folklores »4. La matière se
transforme par elle-même et est transformable par l’homme. L’imagination permet
de redonner aux matières leur forte complexité qui est largement réduite par la
science. Bachelard rend compte de deux aspects paradoxaux archaïques de la
Terre dans les deux ouvrages qu’il lui a consacrés, La Terre et les rêveries du repos
et La Terre et les rêveries de la volonté, manifestant comment elle est prise entre
deux forces qui peuvent devenir antagonistes. « Les rêveries du repos » renvoient
à « la terre sur laquelle on se couche, sous laquelle un jour on sera couché »,
explique Maldiney. C’est la terre calme, étale, celle de la plaine qui se déploie avec
mollesse ou douceur jusqu’à l’horizon plus ou moins proche ou lointain. Alors
qu’avec « la rêverie de la volonté », il s’agit de l’espace des montagnes, de l’appel
et du défi de la verticalité, de la climatique de l’ascension, de la conquête, de la
volonté de puissance.
Finitude de la planète Terre : une vision qui s’impose
Jean-Luc Nancy, dans la préface de La Dislocation5, rend compte du déplacement
du regard vis-à-vis de la planète Terre qui apparaît dans toute sa finitude. Il insiste
sur le fait que la surface de la terre, à partir de la maîtrise technique, a « perdu ses
terrae incognitae : les cartes ont cessé de compter des blancs, Tombouctou et
Lhassa, les pôles et les déserts ont été pénétrés. L’expédition lointaine est
parvenue au bout de son aventure, passant le relais à une conquête de l’espace
interplanétaire et interstellaire qui n’a plus le même rythme ni les mêmes enjeux :
elle ne découvre plus les secrets de la terre, elle coordonne plutôt des extensions
de transmission, de surveillance et d’intimidation mutuelle entre les ‘’puissances’’
économiques et politiques… Une fois l’espace entièrement connu – notre espace,
celui dans lequel nous vivons effectivement, celui qui s’étend comme nos pas, nos
regards et nos bras – il s’est produit un affaissement de la conscience de conquête,
d’expansion et de découverte qui avait fini par se confondre avec la conscience de
soi de l’Occident…
C’est en un sens l’espace entier de l’humanité et de la nature qui a implosé.
Intégralement conquis selon toutes ses dimensions (les quatre de l’espace–temps
euclidien, celles des espaces outre-euclidiens, et les dimensions de l’indéfiniment
grand et petit en matières de taille, de masse, de force, de vitesse…), l’espace a
cessé d’être un volume extensible à travers lequel s’élancer ou bien, et mieux
encore, dont l’explorateur épousait naguère lui-même l’expansion.
L’extension a cessé d’être expansive. Elle est devenue intensive – forces ajointées,
condensées, comprimées, puissances de particules ou de fibres infimes, milliards
de bits d’énergie ou d’information en presque rien d’espace-temps – mais avec cela
elle s’est aussi désorientée : resserré sur lui-même, l’espace a pensé perdre sa
disposition d’ampleur et d’ouverture. Il ne s’apparaît plus à lui-même comme lieu
de déploiement et de traversée, de passage, de démarche et de séjour. D’une
certaine façon, il n’est plus exactement dimensionnel : la terre n’est qu’un point, et
le point est sans dimensions. »
Ménager la Terre vivante. Un changement de paradigme : de la maltraitance
prométhéenne au soin de la Terre, ce fragile bien commun
Dans le prologue Condition de l’homme moderne6, Hannah Arendt fait le procès du
manque de soin et du nihilisme moderne exercé à l’encontre de la Terre. Elle note
qu’au moment de « la conquête de l’espace », est largement exprimé le fantasme
des hommes de se séparer de la terre mère. Elle repère des expressions telles
« premiers pas d’évasion des hommes hors de la prison Terre » (cf. Levinas à
propos de Gagarine). Arendt présente ce futurisme technologique comme
l’expression emblématique d’une telle volonté d’évasion et du rejet de la Terre.
Pour sa part, elle insiste au contraire sur le fait que « la Terre est seule à procurer
à l’homme un habitat », qu’il faut donc la ménager en tant que telle et la rendre
habitable par la propriété qu’ont les hommes de penser et de créer.
A la suite d’H. Arendt, dans son ouvrage Terre-Patrie7, Edgar Morin invite
également à penser l’homme à l’échelle de la Terre ainsi que les menaces que font
peser les systèmes aveugles de la technoscience alliés à une économie de profit et
à un pouvoir irresponsable, en appelant à une « prise de conscience de la
communauté de notre destin terrestre » (4e de couverture). Il commente par
ailleurs : « L’évolution de la conscience est liée à un sentiment de participation, de
communauté, de communion, qu’on peut appeler amour, qui nous fait sentir partie
intégrante et indissociable et responsable d’une communauté humaine qui est
l’humanité à l’échelle planétaire. Si les gens enracinaient dans leur conscience de
façon permanente l’idée de la terre-patrie, c'est-à-dire le fait que nous sommes
tous les enfants de cette Terre, avec une identité fondamentalement commune à
travers toute la diversité des individus et des cultures qu’il faut absolument
sauvegarder, alors cette conscience-là deviendrait un facteur de progrès
considérable. Mais de cela on est malheureusement très loin. »
Ce changement de paradigme, développé par de nombreux philosophes (Hans
Jonas, Michel Serres…), est plus particulièrement traité du point de vue de la façon
de se nourrir dans le film de Coline Serreau : « Solutions locales pour un désordre
global »8. Dans ce documentaire écologiste, l’accent est mis sur les alternatives
possibles plutôt que sur les catastrophes inéluctables. Coline Serreau nous conduit
ainsi à découvrir de nouveaux systèmes de production agricoles permettant de
régénérer les milieux et de combattre les dégâts occasionnés par une terre
maltraitée. Pierre Rabhi (fondateur de l’association Colibris), Les paysans sans terre
du Brésil, Claude et Lydia Bourguignon, agronomes connus pour leurs travaux sur
les sols (Claude Bourguignon est fondateur du LAMS, Laboratoire d’analyse
microbiologique des sols), Kokopelli en Inde, M. Antoniets en Ukraine, apparaissent
comme des figures de résistance, qui témoignent de leurs expériences de terrain et
de leur amour de la vie. Il est rappelé comment après la deuxième guerre
mondiale, les surplus d’explosifs, de gaz de combat et de tanks ont été recyclés
vers l’agriculture au profit de l’industrie chimique et pétrolière. Au nom d’une
« révolution verte » et d’un modèle de productivité, une guerre a été menée contre
la terre, provoquant mort des sols, éradication de la biodiversité, exode rural
massif, confiscation d’un bien commun primordial, la semence, malnutrition et
famine. Ce sont des écosystèmes fragiles et durables qui avaient permis de nourrir
l’humanité qui ont été détruits pour mettre à la place une agriculture qui repose
sur une ressource épuisable et en voie de disparition : le pétrole. De nombreuses
techniques de culture biologique, inventées au cours du temps par l’humanité
(compostage, empaillage, engrais et pesticides biologiques…), sont redécouvertes
et mises en œuvre. Elles devraient permettre de rétablir le lien de l’homme avec
une terre régénérée. Ce film met en lumière non seulement la rupture du lien
millénaire entre la terre et les femmes, mais aussi comment maltraitance de la
terre et maltraitance des femmes sont associées (cf. génocide de bébés filles en
Asie, surtout dans les régions riches où sévit le modèle productiviste. On estime à
100 millions dans le monde le nombre de fillettes assassinées avant ou après leur
naissance).
Habiter la Terre
Habiter, c’est « être sur terre et sous le ciel comme mortels »9. Ce qui conduit à
penser la fragilité et éprouver la beauté féconde de la Terre. A la fois élémental et
globe terrestre, la Terre suscite de nombreuses dénominations : terre vierge,
franche, glaise, pierreuse, sablonneuse, graveleuse, aqueuse, minérale. Elle est
qualifiée de fertile, humide, sèche, friable, compacte. On la cultive, remue, fouille,
creuse…, c’est un domaine particulier, c’est la petite planète qui fait sa révolution
autour du soleil en 365 jours six heures et quelques minutes, qui tourne sur ellemême en vingt-quatre heures, qui exerce une attraction… Un vaisseau qui touche
la terre échoue ou risque de se briser. Toucher terre pour les humains, c’est
prendre la mesure de la Terre, la contempler, l’aimer, la respecter dans ses
rythmes et son ipséité, la reconnaître comme le milieu des humains et la rendre
habitable. Les immenses possibilités technologiques comme les fortes
préoccupations écologiques contribuent à réactiver ce questionnement et
l’invention d’autres liens plus propices aux établissements humains. L’architecte est
désormais directement interpellé lui aussi par une prise de conscience de plus en
plus aiguë d’un destin terrestre commun aux humains. Face à une pluralité
vertigineuse de possibles, l’enjeu est bien de veiller aux accordailles existentielles
de l’homme à son milieu de vie. La temporalité et les corythmes de la nature et de
la culture en sont des dimensions critiques à explorer et ménager.
1
Ce titre est celui de l’ouvrage que Chris Younès coécrit avec Benoît Goetz et Philippe Madec
« Rencontre avec Henri Maldiney : l’eau, la terre, l’air, le feu », in Philosophie, ville et architecture. La
renaissance des quatre éléments (dir. C. Younès et Th. Paquot), la Découverte, 2002
3
L’anthropologue Philippe Descola, professeur au Collège de France et directeur d’études à l’EHESS,
classe les différentes façons d’être au monde et de représenter les relations de l’homme à son
environnement animal, végétal, minéral en quatre catégories : animisme, totémisme, naturalisme ou
analogisme. Cf. exposition « La fabrique des images », au musée du quai Branly – commissaire Philippe
Descola, auteur de l’ouvrage Par delà nature et culture, Gallimard, 2005
4
Jean-Jacques Wunenburger, « Gaston Bachelard et la médiance des matières arche-cosmiques », in
Philosophie, ville et architecture. La renaissance des quatre éléments (codir. C. Younès et Th. Paquot),
La Découverte, 2002
5
Benoït Goetz, La Dislocation, éditions de la Passion, 2002 (1ère éd. Verdier, 2001), p.11 et 12
6
H. Arendt, Condition de l’homme moderme (1958), Calmann-Lévy, 1983, pp.33-39
7
Edgar Morin, Anne-Brigitte Kern, Terre Patrie (1993), Seuil, 1996
8
Et le livre Solutions locales pour un désordre global, Actes Sud, avril 2010
9
Heidegger
2

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