apprendre a lire en français a des migrantes analphabetes non

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apprendre a lire en français a des migrantes analphabetes non
Rosine SCHAUTZ
APPRENDRE A LIRE EN FRANÇAIS A DES
MIGRANTES ANALPHABETES NON
FRANCOPHONES
On trouve dans les Mille et une nuits l'histoire d'un loup
qu'on envoie à l'école afin qu'il apprenne à lire. Le maître commence
par lui demander de répéter les premières lettres de l'alphabet "A,
B, C, aliph, ba, ta..." Mais le loup répond invariablement: "mouton,
chevreau, brebis... mouton, chevreau, brebis...", parce que ces
animaux de chair sont si désirables, si connus de lui, qu’ils habitent
constamment sa pensée ; il ne peut les en chasser...
Cette anecdote en préambule pour montrer combien l'accès à
l'école, aux études, demande d'efforts, en termes de certitudes à
perdre, d'automatismes à reconquérir, voire d'identités nouvelles à
s'approprier.
Je vais vous exposer dans cette thématique, et plus
précisément dans le cadre de "la langue comme véhicule de pensée",
quelques exemples tirés de ma pratique d'enseignante de français
langue étrangère à des migrantes, principalement arabophones,
analphabètes tant dans leur langue d'origine qu'en français. Il s’agira
aussi de mettre l'accent sur le sens que représente un tel
enseignement, non pas du seul point de vue pédagogique, mais aussi
par rapport à ce qu'implique la transmission d'une culture à des
apprenants étrangers, en très grande précarité intellectuelle,
matérielle et sociale.
J'ai mis sur pied, depuis 2003, une méthode qui s'articule en
deux parties. Il s'agit d'un enseignement organisé en unités fixes:
3h/semaine, ce qui correspond à un total de 160 heures. Chacune
des parties est traitée lors de chaque séance, et poursuit des buts
différents.
La première partie concerne tout le volet social de ce que
représente l'apprentissage, la seconde, l'étude des mots et
l'enseignement des lettres et des chiffres. Je me suis aperçue en effet
qu'il était impossible de se lancer directement dans la lectureécriture avec un tel public. Ces migrantes, car il s'agit surtout de
femmes dans ces cours de débutants analphabètes – pour toutes
sortes de raisons qu’il serait trop long de développer ici - ne sont,
souvent, jamais allées à l'école ou alors il y a fort longtemps et de
manière chaotique. Un travail préalable de prise de connaissance du
monde s'avère indispensable avant de procéder à l'entrée en
apprentissage.
Les premières leçons se déroulent donc ainsi: une heure et
demie de "discussion" orientée sur ce que j'appelle l'extérieur de
la classe:
a) le contexte genevois: ce que représente la ville pour les
Suisses, les Genevois, et pour les étrangers; qui sont ces étrangers
et pourquoi ils sont si nombreux à Genève.
b) les pays d'origine des migrantes (Afrique, Asie, Europe):
comment on y vit.
c) les religions des participantes (bouddhisme, christianisme,
hindouisme, Islam): comment on les pratique.
d) la situation sociale et économique des migrantes, à
Genève, ou dans leur pays d'origine (que font leurs maris; que
faisaient leurs parents; ont-elles des enfants…)
Puis, des discussions centrées sur ce qui se passe à
l'intérieur de la classe:
a) Que veut-on apprendre? Veut-on tous la même chose? At-on tous le même niveau? Et sinon, est-ce qu'on peut quand même
être ensemble dans une salle?
b) Se comporte-t-on tous de la même façon en classe? Sinon,
pourquoi? Comment prendre la parole en public, devant les autres ?
Il faut noter ici plusieurs points: certaines femmes arrivent à
parler assez correctement, et à se faire comprendre, même si on a
affaire à une sorte de français ébréché (broken french); d'autres ne
peuvent rien dire du tout. Alors, elles disent dans leur langue ce
qu'elles veulent exprimer: si c'est en espagnol, en persan, en arabe,
je suis en mesure de le comprendre; si c'est en kurde ou en turc,
plus ou moins, avec un dictionnaire; si c'est en somali ou en tamoul,
je me fais traduire par une participante, ou je trouve quelqu'un qui
peut me renseigner. Toutes ont ainsi droit à la parole, même si cette
parole est dans une langue étrangère. A ce stade, c'est à moi de me
débrouiller pour les comprendre...
Dans la deuxième partie de la leçon, on passe à
l'alphabétisation et à l'apprentissage du français dans un sens plus
strict: je note les lettres de l'alphabet au tableau, et les chiffres. Les
femmes viennent écrire la date du jour ou leur nom au tableau,
devant tout le monde, ou se présentent oralement: "Je m'appelle....
Je viens de...".
On compte les meubles dans la classe, les chaises, les tables,
une autre fois on décrit les yeux fermés, on décrit sa voisine, on
décrit ses enfants, sa famille, son pays.
On explique au moyen de photos ou de dessins les fruits, les
légumes, les métiers, les habits; on décrit sa journée. Petit à petit,
on parle. Même énoncé fautivement, l'important est d'oser ouvrir la
bouche, non pas seulement pour répéter, mais pour dire quelque
chose à soi, de soi, pour les autres, face aux autres.
Peu à peu, on en vient à la lecture de petits mots: lecture
syllabique (ma-man, Fa-ti-ma, u-ni-ver-si-té) et lecture globale (sel,
bol, lac, bar, table, bus). J'apporte des journaux, des publicités, des
affiches et on essaie de trouver des mots que l'on a déjà vus
(Genève, Suisse, francs, madame...).
Pour entraîner l'oral, c'est-à-dire l'apprentissage de nouveaux
mots, j'utilise des exercices dérivés de la méthode Jaques-Dalcroze
qui s'utilise en solfège dans les écoles genevoises. On rythme les
mots avec le pied, ou en tapant dans ses mains: par exemple
"international", tap-tap-tap-tap-tap. On utilise son corps dans
l'apprentissage, pas seulement les yeux, les oreilles, la tête. On se
met debout, on marche, on soulève un pied, on lève un bras. On
écrit le mot dans le dos de la voisine avec le doigt, ou on dessine les
lettres dans l'espace. On chante la mélodie du mot. On fait deviner
le mot, sans le prononcer (hm-hm-hm ? T'habites où?), pour
entraîner l'intonation.
Voilà pour la démarche, mot que je préfère à méthodologie,
car démarche pointe surtout la tentative faite en vue d'obtenir
quelque chose, tandis que méthodologie se réfère traditionnellement
à l'étude, à l'examen a posteriori des méthodes utilisées.
Deux questions surgissent: obtient-on des résultats, et si
oui en combien de temps? Oui, cette démarche donne des
résultats, parce que ces migrantes sont plus ouvertes à l'oralité, ont
souvent une excellente oreille, et un grand sens du rythme. Par
conséquent, apprendre - dans la double acception du terme - à
partir de ce qu'elles savent, permet d'avancer plus rapidement dans
ce qu'elles ne savent pas encore. En général, en six mois, elles ont
compris comment on apprend (mise en situation), ont acquis un
minimum de 500 mots, et quelques automatismes, et surtout elles
savent qu’elles sont capables d’apprendre (gain de confiance;
estime de soi). Le deuxième semestre, quand elles ont la possibilité
de continuer, leur permet de se lancer dans l'apprentissage plus
structuré, plus formel des lettres, d’apprendre de manière
systématique l'ordre alphabétique, et d’enrichir leur vocabulaire. Je
leur fais mémoriser 1000 mots supplémentaires, le double de ce que
j’exige au premier semestre, car prises dans le mouvement, elles ont
moins de résistances, car le plus difficile est en effet d’apprendre
les 500 premiers mots, comme dans les langues, ce sont surtout les
trois premières qui sont fastidieuses … Au cours du deuxième
semestre, elles emmagasinent aussi toutes sortes de notions propres
à notre monde très nouvelles pour elles. Je prendrai l'exemple de
"droite", "gauche". Pour nous, cela semble évident, même si l’on
rencontre parfois des adultes scolarisés tout à fait normalement qui
n'arrivent pas à reconnaître la gauche de la droite. Dans certaines
langues, comme, par exemple en arabe dialectal égyptien, on parle
en points cardinaux. "A gauche" ('ash-shemâl), veut dire
littéralement "au nord", "à droite" ('al-yemîn), "au sud". Si l'on
regarde ce que cela signifie, dans les structures profondes, on
constate que cela correspond aussi à une perception spécifique du
monde. Car si je me tourne, la gauche devient la droite et la droite, la
gauche. Avec les points cardinaux, ce n'est plus le corps qui est la
référence, mais le monde, la carte de géographie. C'est donc souvent
très difficile de faire comprendre à certains élèves, issus d'autres
modèles culturels du monde, des concepts si évidents pour "nous".
J'en arrive ainsi à une première conclusion: "Nous et les
autres" : qui sommes-nous? Qui sont les autres? A quelle distance
sommes-nous les uns des autres? Ces questions posées encore et
toujours par les anthropologues, les psychologues, les cinéastes, et
tous ceux qui portent un regard ami, empathique, généreux sur
l'autre sont cruciales dans ce type d’enseignement d’une langue et
d’une culture.
CONCLUSIONS
Après plusieurs années de fréquentation de ces migrantes
adultes analphabètes et non francophones, j'en suis arrivée à
m'interroger sur quelques thèmes sur lesquels je poursuis ma
réflexion. Je voudrais aujourd'hui vous les soumettre. Ce sont des
hypothèses de réflexion que je pose ici afin d’ouvrir le débat :
1.- A quoi sert le savoir-lire? Savoir lire, c'est savoir
comprendre et penser, savoir comprendre la pensée de celui qui a
pensé avant nous, avec nous, ou même envisager le cheminement de
la pensée de celui qui pensera plus loin que nous. C’est donc
indispensable si l’on veut entendre l’autre.
2.- Vaut-il mieux savoir-lire, connaître la langue ou
savoir-vivre, connaître les coutumes? Les deux vont de pair.
Pouvoir se renseigner sur l'autre grâce à la langue, donne de
l'indépendance, rend autonome, et observer les habitudes, assimiler
les coutumes permet l'amitié, les relations humaines. C’est la
connaissance de l’autre.
3.- Vivre les uns avec, ou à côté, des autres, est-ce
possible? Oui, mais pour autant qu'on comprenne la langue, les
codes, la vision du monde de l'autre, et qu'on s'y intéresse pour de
vrai, sans établir de rapports hiérarchiques. C’est l’apprentissage de
la tolérance. La xénophilie.
4.- Quel rapport entretenir entre le pays d'accueil et le
pays d'origine? Les pays d'accueil ne sont ni plus amis, ni plus
ennemis: juste des endroits où vivre est possible. En connaissant les
référents et les fondamentaux des pays d'accueil, on accède à une
place citoyenne, et à la considération des autres pour soi.
5.- Quel rôle doit jouer le professeur? Le professeur est
un vecteur, un véhicule de pensée. Il doit lui aussi se mettre en
situation d'étranger. Car il est l'étranger du groupe finalement,
même si aussi le représentant du pays d’accueil. On assiste dans ce
cas de figure à une sorte de « poly-culturalisme » de groupe:
étrangers les uns par rapport aux autres, mais unis par rapport à un
professeur étranger. Une double altérité.
Le rôle du professeur est donc bien celui de l'intermédiaire,
de l'interprète, ou mieux, celui du drogman, du truchement au sens
étymologique du terme, sans qui, "zamân", autrefois, on ne se serait
jamais aventuré dans le port d'Alexandrie, là, en face, pour conclure
une affaire.

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