Jean-Olivier VIOUT, La démence et le droit
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Jean-Olivier VIOUT, La démence et le droit
Jean-Olivier VIOUT Procureur Général près la cour d’appel à Lyon de 2004 à 2011, Jean-Olivier VIOUT est membre du Conseil Supérieur de la Magistrature. Il est aussi président de l’Académie des sciences, belles lettres et arts de Savoie. La démence et le droit L’aliénation mentale ne peut être indifférente aux acteurs de la mise en application de la loi. Si la mise en cause de la responsabilité civile, celle qui génère l’obligation de réparer le dommage causé à autrui volontairement ou involontairement, par action ou omission, ne peut être écartée en considération de l’état mental de son auteur1, il ne saurait en être de même pour la responsabilité pénale. Cette dernière remplit, en effet, une fonction d’une tout autre nature, la sanction de la violation du pacte social que constitue la commission d’une infraction pénale, trouvant sa cause et sa justification dans un double impératif de répression et de prévention. Réprimer l’infraction et prévenir son renouvellement exigent évidemment la perception par son auteur de ce qu’il a commis un acte déviant et sa capacité d’appréhender l’existence et la portée de l’intervention de la justice pénale. C’est pourquoi le code pénal napoléonien de 1810 a gravé dans le marbre un principe que nul n’a jamais remis en question, longtemps énoncé en son célèbre article 64 : « Il n’y a ni crime, ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister ». C’est à partir de cette formulation que les juges ont donc opiné, des décennies durant, pour décider s’il convenait de poursuivre et condamner l’auteur d’une infraction pénale pour lequel se posait la question de son état mental au moment du passage à l’acte. Ne possédant point la science médicale, ils s’en sont remis au verdict d’experts psychiatres recevant mission de leur fournir leur avis d’hommes de l’art sur la présence ou l’absence d’un état de démence. 1. Article 489-2 du code civil : « Celui qui a causé un dommage à autrui alors qu’il était sous l’empire d’un trouble mental n’en est pas moins obligé à réparation ». 52 LA DÉMENCE ET LE DROIT Abolition du discernement Les progrès de la psychiatrie ont conduit à militer pour une évolution de la formulation de l’article 64 jugée trop imprécise ou, pour le moins, sujette à interprétation. C’est ainsi qu’à la faveur de la rédaction d’un nouveau code pénal français entré en vigueur le 1er mars 1994, a été reformulée la problématique de la démence au regard de la responsabilité pénale. Ce sont désormais les articles 122-1 et 122-2 qui posent et explicitent le principe : « 122-1. N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. 122-2. N’est pas pénalement responsable la personne qui a agi sous l’empire d’une force ou d’une contrainte à laquelle elle n’a pu résister. » Il n’est pas certain que cette formulation modernisée et plus « technique » ait clarifié et facilité la démarche de l’expert psychiatre. Elle a eu toutefois le mérite de mettre en exergue le concept sur lequel le juge va fonder son appréciation : celui du discernement. Dès lors que le discernement, au terme de l’expertise psychiatrique2, est considéré comme ayant fait défaut au moment de l’acte, l’auteur cesse d’être un « ressortissant de la loi pénale ». Il en est résulté, durant longtemps, le dessaisissement immédiat de l’institution judiciaire au profit de l’institution sanitaire. S’il était détenu préventivement, l’auteur reconnu dément était immédiatement libéré et confié aux bons soins de l’hôpital psychiatrique le plus proche. Il appartenait alors au corps médical spécialisé de décider du principe et de la durée de son internement en milieu fermé. Cet « abandon » par la Justice de « l’infracteur » dément au corps médical, a donné lieu à de nombreux débats, souvent à l’occasion d’une récidive intervenue à l’issue d’un internement psychiatrique jugé trop bref par les victimes ou l’opinion publique. C’est ainsi qu’est intervenue le 25 février 2008, une loi nouvelle permettant à la chambre de l’instruction de la cour d’appel dans le ressort de laquelle l’affaire est instruite, d’être saisie de la situation de l’individu dont l’état de démence au moment des faits vient d’être reconnu. Cette juridiction peut ordonner l’hospitalisation d’office « s’il est établi par une expertise psychiatrique… que les troubles mentaux de l’intéressé nécessitent des soins et compromettent la sûreté des personnes ou portent atteinte de façon grave à l’ordre public ». Elle peut, par ailleurs, pour une durée ne pouvant dépasser 10 ans ou 20 ans, selon que l’on est en présence d’un délit ou d’un crime, prescrire diverses interdictions (interdiction de paraître 2. Cette expertise psychiatrique peut faire l’objet d’une contre-expertise sur décision du juge agissant d’office ou sur demande des parties. 53 en certains lieux, d’entrer en contact avec la victime, de détenir une arme, d’exercer telle activité professionnelle, de conduire un véhicule, etc.). Pareils pouvoirs sont donnés aux juridictions de jugement (tribunal correctionnel, cour d’assises, etc.) lorsqu’il advient que l’existence de l’état de démence est constaté à ce stade ultime de la procédure. Quid de l’altération ? Cette immixtion de l’institution judiciaire dans le suivi de certains malades mentaux voulue par législateur, au nom de la protection de la sûreté des personnes et de l’ordre public, n’a pas été circonscrite au périmètre de l’irresponsabilité pénale. Car aux côtés de l’abolition du discernement prospèrent les situations médianes et protéiformes d’altération du discernement. Cette simple altération a été envisagée par la loi qui, en un second alinéa de l’article 122-1 du code pénal, dispose que « la personne qui était atteinte au moment des faits d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable. Toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime ». Longtemps, cette disposition a eu pour seule conséquence de faire obligation à la juridiction de jugement, au vu d’une expertise psychiatrique retenant une altération du discernement (pouvant être qualifiée de légère, moyenne ou large), d’en prendre acte pour s’abstenir de prononcer la peine prévue par la loi et réduire sa sévérité, voire l’assortir du sursis. Nouvelles missions, nouveaux défis Mais, en 1998, les juges se sont vus invités à ne plus se cantonner au prononcer d’une sanction mais à s’impliquer dans l’étendue et la nature du suivi du condamné, une fois sa peine accomplie. Pour les auteurs des faits les plus graves, notamment ceux portant atteinte à l’intégrité physique des personnes, les juges ont reçu pouvoir d’adjoindre à leur sanction un suivi socio-judiciaire du condamné pouvant, en tant que de besoin, être assorti d’une injonction de soin. En 2008, le législateur a franchi un pas supplémentaire pour les crimes les plus graves (assassinat, meurtre, viol, actes de barbarie, etc.) sur mineur ou personne vulnérable, en donnant à la cour d’assises, dès lors qu’elle prononce une peine de réclusion criminelle d’au moins 15 années, le pouvoir d’ordonner que le condamné pourra faire l’objet, à l’issue de sa peine, d’un réexamen de sa situation en vue d’une éventuelle rétention de sûreté. 54 LA DÉMENCE ET LE DROIT Voilà donc un individu qui, bien qu’ayant payé sa dette vis-à-vis de la société en ayant accompli l’intégralité de sa peine, demeurera privé de sa liberté pour une durée de un an renouvelable sans limite, au vu d’une évaluation plurisdisciplinaire conduite à partir d’une nouvelle expertise psychiatrique conjointement effectuée par deux experts psychiatres. Crainte devant le risque d’instrumentalisation de la psychiatrie pour justifier des enfermements à finalité sécuritaire comme des pays totalitaires en ont donné l’illustration au cours du dernier demi-siècle ? Attachement à la symbolique du juge garant des libertés ? A été conférée à trois magistrats de cour d’appel statuant en « juridiction régionale de la rétention de sûreté », la mission de statuer sur l’opportunité de prononcer et, si besoin, de prolonger cette rétention de sûreté au vu de l’avis d’une commission pluridisciplinaire portant sur la dangerosité du condamné et du péril qu’elle ferait courir pour autrui s’il advenait que lui fut restituée sa liberté d’aller et de venir. Redoutable mission que celle d’apprécier la dangerosité. Car il y va de la dangerosité comme de la crédibilité. De même que la crédibilité médico-légale n’est pas synonyme de vérité, de même la dangerosité psychiatriquement envisagée ne recouvre pas, dans sa totalité, le concept de dangerosité criminologique qui prend en compte davantage de paramètres (environnement familial, comportements antérieurs, étayage social, etc.). En outre, la dangerosité ne présente pas un caractère permanent et linéaire. D’où la nécessité de recourir à des « sachants » possédant tout à la fois technicité et expérience. L’intervention du juge ne risque-t-elle pas ainsi de se réduire à une estampille de conformité ? Comment celui-ci pourrait-il prendre le risque de refuser une rétention de sûreté recommandée par une instance pluridisciplinaire de spécialistes ou, à l’opposé, s’estimer plus compétent pour endosser la responsabilité de prolonger la privation de liberté d’un homme ou d’une femme que ces mêmes spécialistes estiment pouvoir être replacé(e) dans le circuit social ? C’est dire combien l’approche par la justice pénale de l’état mental de l’individu qu’elle doit « traiter », prend aujourd’hui une dimension nouvelle et exige qu’entre les acteurs de l’institution judiciaire et ceux des institutions médico-sociales s’instaure un authentique dialogue, dans le respect de la spécificité des missions dévolues à chacun, sachant utiliser un langage préhensible par l’interlocuteur, dans la conviction partagée que sur des registres certes différents, les uns comme les autres n’ont d’autre légitimité que celle d’être « au service de l’Homme ». Jean-Olivier VIOUT 55