Naissance de la Modernité
Transcription
Naissance de la Modernité
© Giordano Rigetti 2005 Naissance de la Modernité Séminaire d’Histoire de la Littérature Giordano Righetti Università degli Studi di Bologna © Giordano Rigetti 2005 Introduction Le concept de modernité a été étudié dans beaucoup de disciplines, de la sociologie à l’architecture, et a été interprété de façon très différente par rapport au domaine des arts ou sciences sociales considéré. Dans ce dossier on abordera surtout le concept de modernité littéraire et poétique, en se referant au contexte et à les circonstances de sa naissance, et à sa relation avec le concept de modernité historique. Il faut tout d’abord distinguer, en fait, une modernité comme époque historique (réelle ou perçue) et une modernité littéraire, comme début d’un parcours esthétique qui continue encore aujourd’hui. Il s’agit d’analyser le contexte historique d’un monde perçu comme moderne, dans le quel des artistes et des écrivains ont commencé à développer une nouvelle esthétique qui correspondit bien à les nouveautés et aux changements de la modernité historique, dans la société ainsi que dans le domaine des arts et des lettres. Beaucoup des époques historiques s’avaient mérité l’épithète de «moderne» : on aurait une époque moderne et une modernité qui commencent depuis la découverte de l’Amérique ; une autre qui commence avec le «cogito» cartésien, une autre avec le siècle des Lumières, etc. Dans notre analyse, la modernité historique telle que l’on considère ici se réfère à la deuxième moitié du XIX siècle en Europe: à l’époque où la bourgeoise capitaliste industrielle s’est affirmé comme la classe centrale des société européennes et au début de l’essor de modernisation des grandes villes métropolitaines. Dans ce période le capitalisme et l’industrialisme ont atteint leur apogée : grâce à une confiance diffuse et extrême dans le progrès, ils sont en train de transformer les vieilles capitales d’Europe dans des métropoles électrifiées : aussi, dans ce contexte industriel, les œuvres d’art deviennent un des produits du marché culturel, de sorte qu’elles sont obligés à réfléchir sur leur rôle et sur les dynamiques de leur production artistique ou littéraire pour s’adapter à les nouvelles lois du marché et aux goûts du grand public. Dans un tel contexte, les poètes, les peintres, les philosophes qui se trouvent immédiatement (de une décade à l’autre) dans une société de masse, dans de villes qui ont devenu de métropoles, dans un chaos de transports urbains et d’électricité, hésitent entre la critique ou le désespoir dus aux cauchemars inquiétant que cet réalité industrielle moderne origine, et la réflexion sur des nouvelles formes d’art et de beauté dans ce contexte industriel. 2 © Giordano Rigetti 2005 Comme prototype de cette réalité moderne de la grande ville industrialisée sera considérée la Paris du Second Empire, avec les grands travaux de renouvellement et agrandissement du baron Haussmann ; dans ce contexte, ce sera Charles Baudelaire la figure représentative du poète qui se rapport à la nouvelle réalité urbaine et sociale et qui cherchera de formaliser les principes et les valeurs du Beau moderne, au même moment que des artistes, peintres et hommes de lettres européens de son époque, dont beaucoup auront des liens importants soit avec le poète symboliste soit avec la ville de Paris. Le romancier «moderne» La naissance de la modernité littéraire dans le sens qu’on viens de définir pourrait donc se situer à la moitié du XIX siècle : son héraut principale serait, comme on a dit, Baudelaire avec Les Fleurs du Mal. Toutefois, il faut préciser tout d’abord qu’une esthétique de la Beauté moderne retrouvable dans tous les aspects de la réalité, ne serait pas une idée absolument nouvelle. Déjà un autre grand écrivain français, quelques décades avant Baudelaire, s’avait engagé à représenter la beauté et la poésie des endroits les plus infimes et des individus les plus pauvres, les plus laids, les plus misérables. C’est en fait à Victor Hugo qu’il faut regarder pour mieux comprendre l’originalité ou la modernité d’une littérature (et d’une poésie) qui décrit la société moderne, la grand ville, le peuple, exprimant l’idéal et l’éternel que l’on peut trahir de toutes ces formes contingentes et fugitives de la réalités. Hugo écrit son livre des Misérables dans les années ’30, à l’époque du Romantisme en Europe, et dans son esthétique du peuple comme objet et protagoniste de l’œuvre littéraire on peut retrouver aussi un des éléments typique de la littérature romantique : l’esthétique du sublime. Le sublime et la sublimation en sens romantique peuvent se interpréter comme la présence d’un absolu dans les domaines matérielles de la réalité, domaines qui grâce à cet présence sont sublimé dans une Beauté idéelle et métaphysique. C’est ce caractère sublime et éternel qui Hugo veut rendre présent en Les Misérables (ainsi que dans le peuple de Paris et dans celle merveilleuse sublimation des exclus de la société qui est la Cour des Miracles de Notre-dame De Paris), dans son observation des « enfers » urbaines : 3 © Giordano Rigetti 2005 “ Tant qu’il existera par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers… tant que dans certaines régions, l’asphyxie sociale sera possible, en d’autres termes, tant qu’il y aura sur la terre, ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourraient ne pas être inutiles”1 Le thème principal du roman est en effet un thème moderne, l’exclusion d’individus abandonnés par une société trop sauvage dans sa mise en place d’un système économique nouveau (“sans cesse, le progrès, roue au double engrenage, fait marcher quelque chose en écrasant quelqu’un”). Ces laissés pour compte du développement accéléré ont perdu pied, ont été distancés et gelèrent désormais dans un des multiples sous-monde que l’époque tolère à condition qu’ils restent invisibles. Une certaine modernité des Misérables se distille encore dans une foultitude de détails ainsi que dans l’esprit du gamin de Paris, certes poussé à l’extrême dans le roman pour les besoins de la cause mais aussi réellement présent dans un humour désespérément désinvolte chez ces “ victimes ” qui reprennent le beau rôle en ironisant sur leurs ennemis et sur eux même. “Cet être braille, raille, gouaille, bataille… extrait la gaieté de l’immondice, fouaille de sa verve les carrefours, ricane et mord, siffle et chante, acclame et engueule, trouve sans chercher, sait ce qu’il ignore, est fou jusqu’à la sagesse, est lyrique jusqu’à l’ordure… Somme toute, le gamin est un être qui s’amuse parce qu’il est malheureux ".2 Cette gaieté de l’immondice, ce sublime artistique couvrant tous les aspects du monde romantique aura son influence sur Baudelaire, sur sa formalisation de la modernité littéraire. Ce n’est pas un hasard, en fait, que des poésies parmi les plus importantes des Fleurs du Mal sont dédiées à Victor Hugo: Baudelaire veut indiquer son débit vers le romancier parisien et vers son esthétique romantique qui contenait beaucoup des intuitions et des thématiques propre de la modernité. Celle-ci naît en fait de la double leçon romantique et formaliste. Toutefois, loin de nier l'authenticité romantique ancrée dans le présent de l'histoire, qui restait l'expression la plus récente et la plus actuelle du Beau, elle se voudra un romantisme maîtrisé, débarrassé de ses conventions et infléchi dans le sens d'une plus grande conscience des pouvoirs de l'art. 1 C’est l’exorde que Victor Hugo a choisi pour précéder les 952 pages des Misérable) 2 Hugo, V. Les Miserables 4 © Giordano Rigetti 2005 Où les Romantiques et Hugo envisagent et cherchent l’expression poétique de l’Infini et du Sublime (selon la formule de Heinrich Heine), qu’ils trouvent et célèbrent dans les aspects de la nature et de la ville, Baudelaire et les modernes s’élève de façon aristocratique au-dessus des foules et des misérables, aux quels dévoileront eux-mêmes, avec leur lumière de poètes, le Beau dans les endroits obscures de la réalité. Dans les mots du philosophe Walter Benjamin : « Au moment où Hugo célèbre la masse, qui est pour lui l'héroïne d'une épopée moderne, Baudelaire cherchait pour le héros un refuge dans la masse de la grande ville. Comme citoyen Hugo se mêle à la foule; Baudelaire, en héros, se détache ». 3 En ce qui concerne la place de l’écrivain, en fait, à l’époque romantique deux imaginaires de l’espace opposent poètes et romanciers : les poètes sont proches de la nature tandis que les romanciers choisissent la ville comme lieu de prédilection. Certains poètes ont évoqué également la ville comme Wordsworth, Hugo ou Whitman mais la ville n’est pas la matière de leur écriture. C’est au milieu du siècle que les villes vont connaître une mutation importante qui les entraînera dans l’époque moderne. La révolution industrielle et le capitalisme vont provoquer des changements majeurs dans la société et la ville : spéculation immobilière, progrès techniques divers (télégraphe, chemin de fer). Ainsi la ville devient monde et monstre face auquel le poète choisit un exil intérieur qui sera, pour Baudelaire, la base d’une poétique urbaine. La jonction entre le lieu et la pratique poétique n’est possible que grâce à une médiation, la modernité, qui est une exigence spirituelle et esthétique. La vision du poète qui, au contraire de célébrer le peuple et la ville comme dans l’esthétique des Romantiques, éclaircit de sa lumière les faubourg laids de la ville est bien représenté dans des vers de la poésie « Soleil ». « Quand, ainsi qu'un poète, il [le soleil] descend dans les villes, Il ennoblit le sort des choses les plus viles, Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets, Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais »4 3 4 Benjamin, W. Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du Capitalisme. Baudelaire. “Le soleil” dans Les fleurs du Mal 5 © Giordano Rigetti 2005 Arts Modernes Le mot modernité avait été est introduit par Chateaubriand, mais c'est Baudelaire qui en a donné la définition : dans ses critiques d’art il commence à utiliser ce terme et à présenter sa conception des arts et des artistes dits modernes. Par rapport aux poèmes des Fleurs du Mal, il existe une grande cohérence entre l'œuvre de Baudelaire poète et l'œuvre de Baudelaire critique d'art. Il s'illustre dans l'un et l'autre genre avec la même audace puisque, en art comme en poésie, il érigea sa propre esthétique surnaturaliste, qui alliait le bizarre et la modernité. Les textes de critique d'art de Baudelaire furent réunis et publiés en 1868 sous le titre Curiosités esthétiques. Ce recueil regroupe essentiellement les comptes rendus des Salons de 1845, de 1846 et de 1859, celui de l'Exposition universelle de 1855, le texte du Peintre de la vie moderne, des essais variés consacrés notamment aux aquafortistes tels que Charles Meryon, à la caricature et plus généralement au comique dans les arts, et plusieurs essais sur la vie et l'œuvre d'Eugène Delacroix.. Dans le compte-rendus des Salons Baudelaire décrit les défilées de mode de la bourgeoisie de son époque, ce que surprend beaucoup vu son attitude aristocratique et son mépris radical pour les représentations bourgeoise; il valorise chaque détail de la mode qui contient en soi quelque chose qu’il envisage comme éternelle, collective. Mais c’est surtout dans Le peintre de la vie moderne qu’il éclaircit qu’est-ce que la modernité artistique représente pour lui. Il nous définit son idée de la modernité en prenant en considération des peintres en vague et des autres moins célébrés, pour en démontrer les éléments modernes du point de vue du thème et de la représentation picturale. A cet égard, il faut se demander toute d’abord : qui est le peintre de la vie moderne (si il y en a un)? A l’époque dans la quelle Baudelaire écrit, il y en a pas un mais plusieurs, qui le poète nous présente. En fait, il a toujours été à la recherche d'un peintre idéal, qui tout à la fois stimulerait et épouserait ses idées sur l'art. Cette figure d'artiste tel qu'il l'a rêvé, il la trouve en Constantin Guys. Ce peintre hollandaise s’applique à représenter des scènes de la mode et de la vie bourgeoise et populaire parisienne (ex. Ouvriers et grisettes). Dans ces croquis de la vie brillante et pressée de Paris, capitale du XIXe siècle, le poète voit la correspondance visuelle de « la beauté passagère » qu’il recherche sur le visage des foules comme dans les perspectives mornes qu’il transfigure. 6 © Giordano Rigetti 2005 Dans le texte du Peintre, publié dans Le Figaro en novembre 1863, Baudelaire rende hommage au peintre appelé "M.G.", selon la demande expresse de Guys qui ne supportait pas la publicité : chroniquant les vues urbaines de Guys, Baudelaire emploie le terme de «modernité» pour décrire cette nouvelle atmosphère, littéraire et picturale, composée des motifs et des personnages urbains, lieux du labeur ou bals populaires, où l’artiste s’intéresse à la vie du journaliste, de la coquette, de l’ouvrier, etc., tout en mêlant la fête et l’illusion. Aux même sujets bourgeoises et populaires s’intéresse dans la même époque Toulouse-Lautrec, qui suit les transformations de la ville dans des tableaux tels que «Au salon de la rue des Moulins» (1894). Ainsi Manet, dans Le dejeneur sur l'herbe(1863), exposée au Salon du 1863 où provoque scandale, reenterprete le thème de la fête champêtre, très commun dans la peinture du passé, (Tiziano, Giorgione) en y posant des personnages contemporaines. Il y en dérive un conflit entre la reconnaissance du thème classique et l’ostentation de la contemporanéité, comme l’artiste utilise des modèles du passé sans les annoncer comme tels. Un autre peintre importante de la modernité qui eut son influence sur Baudelaire fut le belge Félicien Rops. En 1877 il séjourne à Paris où il connaît Baudelaire et où il est très impressionné du mode de vie parisien, qui est pour lui le paroxysme de la modernité. Il se doit donc de le représenter artistiquement : il dévient l’illustrateur des Fleurs du Mal et dans beaucoup de ses tableaux il capture bien l'atmosphère parisienne "Second Empire". Il exprime bien ces émotions par rapport à la modernité parisienne dans de notes à propos de L’Attrapade, où il chérisse: "Plus je vis ici, plus j'aime Paris, chaque jour je lui découvre une nouvelle qualité et ce n'est qu'en y restant longtemps que l'on peut s'apercevoir combien cette ville est fine, intelligente, artiste. Je tâche tout bêtement et tout simplement d’en rendre ce que je sens avec mes nerfs et ce que je vois avec mes yeux ; c’est là toute ma théorie".4 Il définit donc son art tel qu’un réalisme, mais un réalisme interprété et capté, et en cela il se place déjà dans l’aventure de la modernité. Cette modernité, Rops la revendiquera tout au long de sa carrière : L’Attrapade est en fait partie d’une série, composée de 1878 à 1881, de portraits badins illustrant "la vie mystérieuse et très intime du XIXe siècle" : demi-mondaines, nonnes, grisettes, prostituées ou courtisanes, en compagnie très suggestive d'enfants de chœur ou de pierrots. C'est la femme le thème central, la constante, fatale au plein sens du terme : à travers elle il aborda la vision de son temps; complice du diable, de Satan, la femme 4 . 7 © Giordano Rigetti 2005 deviendra la suprême attirance qui engendrera les tourments les plus extrêmes. Ce qu’il n’arrêtera d’illustrer dans sa vie c’est donc son époque qu'il traduit dans son oeuvre graphique articulée essentiellement autour des thèmes de l'amour, de la souffrance et de la mort, tous aspects qui constituent une conception de la modernité artistique analogue à ce que Baudelaire recherche dans la poésie, selon ce que Rops affirme : « Avant tout, je voudrais peindre notre époque. Je crois que parmi les artistes, ceux-là seuls restent qui sont les enfants reconnus d’une époque, et qui en ont rendu les tendances. Quand je dis qu’un peintre doit peindre son temps, je crois qu’il doit peindre surtout le caractère, le sentiment moral, les passions et l’impression psychologique de ce temps, avant d’en peindre les coutumes et accessoires. On ne me persuadera jamais qu’une bonne personne (en robe de velours) s’admirant dans une glace, constituent les côtés les plus palpitants, les plus intéressants de la "modernité" […] Mais la Vie, la Vie Moderne, la "Modernité" où est-elle? »5 Où est cette Modernité ? On la retrouve chez Constantin Guys : d'après son dandysme, le critique d'art A. Compagnon identifie la modernité en art, en soulignant le caractère transitoire et éphémère des images et des personnes de ses tableaux. Compagnon indique le caractère passager et éternelle, contingent et absolu au même temps comme un de paradoxes de la modernité. C’est la Beauté passagère qui nous conquiert et s’enfuit, exprimée par Baudelaire dans le regard de la passante de son poésie: «[…] Un éclair… puis la nuit ! - Fugitive beauté Dont le regard m'a fait soudainement renaître, Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ? Ailleurs, bien loin d'ici ! Trop tard ! Jamais peut-être ! Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais!»6 Tout le texte de cette poésie est comme un tableau, un résumé parfait de ce qui tant lui attire dans la peinture contemporaine: la fixation de ce qui ne se donne pas, la fuite du temps, le subtil paradoxe du geste artistique qui tout à la fois retient et presque volontairement laisse échapper son objet. Cette passante, on peut la voir dans plusieurs dessins de Constantin Guys, le peintre de la vie moderne dont Baudelaire explique la particularité : « Chaque beauté a en soi même, comme chacune phénomène possible, une partie d’éternel et une partie de fugitif, d’absolu et de particulier. La beauté absolue et éternelle n’existe pas, ou 5 6 Rops, F Baudelaire, C. « A une passante », dans Les fleurs du Mal 8 © Giordano Rigetti 2005 mieux n’est rien d’autre qu’une abstraction prise de la surface entière des différentes beautés. Le secret [du peintre moderne] est de distiller de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans la trame du quotidien, d’extraire l’éternel de l’éphémère. La modernité c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. »7 Poésie entre le débris: Les Fleurs du mal et Le livre d’Heures Baudelaire est donc très impressionné par la peinture moderne, les images de la vie parisienne, les représentation de la grande ville : c’est à partir des eau-fortes d’un autre illustrateur, Charles Meryon, qu’il développe son esthétique de la modernité parisienne. Baudelaire devait écrire des vers pour accompagner les tableaux parisiens (d’où il prendra le titre d’un poème des Fleurs du Mal) de Meryon, mais ils ne s'entendirent pas et le projet ne put aboutir. Pourtant, Baudelaire exprime à propos des eau-forte de Meryon l’essence de la ville qu’il recherchera tout au long des Fleurs du Mal : "J'ai rarement vu représentée avec plus de poésie la solennité naturelle d'une ville immense. Les majestés de la pierre accumulée, les clochers montrant du doigt le ciel, les obélisques de l'industrie vomissant contre le firmament leurs coalitions de fumée, les prodigieux échafaudages des monuments en réparation, appliquant sur le corps solide de l'architecture leur architecture à jour d'une beauté si paradoxale, le ciel tumultueux, chargé de colère et de rancune, la profondeur des perspectives augmentées par la pensée de tous les drames qui y sont contenus…"8 Le titre des Fleurs du mal pose en fait d'emblée les marques d'une esthétique nouvelle, « moderne », où la beauté, (que désigne le terme de « fleur ») peut, grâce au langage poétique, surgir des réalités triviales de la nature et de la chair (le « mal »). Avec cette matière en guise d'inspiration, Baudelaire veut révolutionner l'univers esthétique en prenant le contre-pied de la tradition selon laquelle l'œuvre d'art était d'autant plus admirable que le sujet en était noble. Dans la vision de Baudelaire, au contraire, la dualité qui fait le drame de Fleurs du Mal, et qu'il identifiait aussi dans le Tannhäuser de Wagner, est la lutte de deux principes qui ont choisi le cœur humain pour principal champ de bataille, c'est-à-dire de la chair avec l'esprit, de l'enfer avec le ciel, de Satan avec Dieu. A l’intérieur de cette dualité, le poète regarde la grande ville moderne et, en l’admirant, y cherche les signes de la Beauté éternelle et de la décadence de celle-la. Un de ses textes plus grand à cet égard est le projet d'épilogue pour la 7 8 Baudelaire, C. Le peintre de la vie moderne Ivi 9 © Giordano Rigetti 2005 seconde édition des Fleurs du Mal, l’ «Ode à Paris vu du haut de Montmartre». Ce poème inachevé condense l'amour réciproque que se portèrent le poète et la ville: "Je t'aime, ô ma très belle, ô ma charmante…Tes bombes, tes poignards, tes victoires, tes fêtes / Tes faubourgs mélancoliques, / Tes hôtels garnis, / Tes jardins pleins de soupirs et d'intrigues, / Tes temples vomissant la prière en musique, / Tes désespoirs d'enfant, tes jeux de vieille folle, / Tes découragements…"9 Rien de la vie métropolitaine échappera aux yeux curieux et exulcérés du poète : la mode, le caprice des vêtements féminins, le mouvement nerveux des fiacres, le regard d’un clochard, la toilette des femmes, la lumière tremblotante des tripots: comme pour les artistes modernes, toute la vie parisienne passe à travers son pinceau poétique. Mais la ville que les artistes et les poètes modernes décrivent n’est plus le vieux Paris : les progrès techniques du XIX° siècle ont vite remodelé le décor urbain : machines, chemins de fer, usines, etc. Ces nouveaux motifs beaucoup d'artistes s'en sont effrayé. D'autres ont au contraire voulu saisir cette beauté nouvelle : "Il faut être résolument moderne", clame Rimbaud. Le concept de modernité est aussi lié à ce refus de perpétuer des formes surannées et à cette volonté d'aller à la recherche de l'esprit du temps. Comme pour Rimbaud, aussi Baudelaire envisage la nécessité d’entreprendre cette recherche : "Il est beaucoup plus commode de déclarer que tout est absolument laid dans l'habit d'une époque, que de s'appliquer à en extraire la beauté mystérieuse qui y peut être contenue, si minime ou si légère qu'elle soit. [...] Cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes, vous n'avez pas le droit de le mépriser ou de vous en passer. En le supprimant, vous tombez forcément dans le vide d'une beauté abstraite et indéfinissable, comme celle de l'unique femme avant le premier péché".10 Pour Baudelaire, Paris est tout d’abord une ville décadente en ce qu'elle constitue un brouillage à tous points de vue. Cette critique relève de l'esthétique. La nouvelle architecture de Paris est laide, le Paris de Napoléon III, modelé sur la Rome impériale, du toc. Le plan de renouvellements du Baron Haussmann démolit des entières faubourgs et projète la construction des boulevards énormes qui croisent la ville en toutes directions. La vision de Paris est celle d’un mélange de grands palais et débris, moderne et ancien. C’est dans ce contexte de démolition et réédification qui les artistes et les poètes définissent leur visions de la réalité contemporaine : « Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville 9 Baudelaire, C. Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne in Curiosités esthétiques 10 10 © Giordano Rigetti 2005 Change plus vite, hélas! que le cœur d’un mortel); […] Paris change ! Mais rien dans ma mélancolie n’a pas bougé! » 11 C’est entre les débris des travails de Haussmann et de la nouvelle architecture du Deuxième Empire qui Baudelaire, comme le Cygne de la poésie, se promène en guise de flâneur à la recherche du sens de la modernité poétique et de la beauté éphémère de la vie parisienne. L’image qui lui se presnte est celle d’une ville multiforme et tentaculaire, ouverte à la curiosité du poète qui la parcourt, comme l’on voit au début de l’autre poème dédié à Victor Hugo, Les Sept Vieillards : « Fourmillante cité, cité pleine des rêves, où le spectre en plein jour raccroche le passant! Les mystères partout coulent comme des sèves Dans les canaux étroits du colosse puissant. »12 En laissant opérer son imagination entre les débris de la ville, le poète s’engage à dépasser les limites de la Poésie, ou du moins les champs de l’expression poétique, tout en introduisant des domaines nouveaux de la réalité et de la vie dans son contenu. Le poème qui témoigne ce nouveau intéresse est Les Petites Vieilles. Dans une lettre à Jean Morel de 1859 Baudelaire, envoyant à son correspondant Les Sept Vieillards et Les Petites Vieilles, lui écrit à propos de ces dernières : "Tout ce que j’en pense est que la peine qu’ils m’ont coûtée ne prouve absolument rien quant à leur qualité; c’est le premier numéro d’une nouvelle série que je veux tenter, et je crains bien d’avoir simplement réussi à dépasser les limites assignées à la Poésie".13 Un dépassement qui n’est pas de nature générique, mais de nature philosophique, tout se passant comme si un au-delà ou un ailleurs de la poésie se découvrait avec ces deux poèmes. Cet au-delà, ou cet ailleurs, c’est celui qui se découvre lorsqu’un poète essaie de rendre compte du monde moderne, et plus profondément, lorsqu’il essaie d’inventer une écriture qui soit celle de la modernité, celle-ci conçue comme la modalité même d’une écriture qui récuse les partages génériques et, par-delà, la partition entre prose et poésie. Les petites vieilles est un poème parisien, un poème de la ville, tel que peut l’inspirer la fréquentation des villes énormes comme ce nouveau Paris du baron Haussmann. La vieux Paris n’a pas encore 11 Baudelaire, C. « Le Cygne », dans Les Fleurs du Mal Baudelaire, C. « Les sept vieillards », dans Les Fleurs du Mal 13 Baudelaire, C. Correspondance, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 583. 12 11 © Giordano Rigetti 2005 totalement disparu, il en reste des traces, des vestiges, des ruines : parmi ces ruines se trouvent des êtres qui sont les témoins de cet ancien régime de l’urbanisme parisien et qui lui survivent. Ce sont, par exemple, les petites vieilles que rencontre le poète dans sa flânerie. Elles ont un aspect presque archéologique, elles témoignent en tout cas d’un temps qui n’est plus, elles sont les témoins anachroniques d’une époque révolue; de ce fait, elles entretiennent un rapport singulier à la réalité, comme si elles étaient déplacées dans ce monde moderne qui n’est pas le leur. Ces pauvres êtres n’existent que sous le regard amusé et apitoyé du poète. Son regard est à la fois détaché et fasciné par le spectacle qu’elles lui offrent ou plutôt qu’elles suscitent chez lui. Ces petites vieilles sont des nouveaux et inattendus sujets de poésie, ceux que la ville moderne, la ville dans sa modernité peut faire advenir en poésie; ensuite, ces êtres d’un autre temps font prendre conscience au poète de l’écart irréductible qu’il a avec la réalité. Cet écart est celui même que la modernité, conçue comme mémoire du présent instaure poétiquement entre lui et les choses, selon un double mouvement de détachement et d’adhésion passionnée.14 Baudelaire est compatissant aux petites vieilles de la même façon qu’un autre poète le sera aux aveugles et aux "éclopés de la vie": R. M. Rilke. Cet auteur, qui s’avait gagné la célébrité comme lyrique avec le Buch der Bilder(Livre des images), s’avait transféré à Paris pour écrire un livre sur le sculpteur Auguste Rodin (1840-1917). Ce fut là-bas qu’il comprit que c’était nécessaire de transformer chaque perception et chaque atmosphère en objet poétique; ainsi il développa une esthétique nouvelle, fondée sur l'observation fine et précise de la réalité, beaucoup plus importante des sentiments et de la fantaisie. Il voulait forger des idées au limite du possible et les réduire en langage, ce qui nécessitait précision syntactique et un vocabulaire le plus ample possible. Selon l'exemple de Rodin, dans la capitale française Rilke aborda une nouvelle poétique, en abandonnant les thèmes imaginaires et affectés de son première oeuvre en faveur d’une constante et pénétrante évaluation de la réalité extérieure. Dans ce contexte esthétique, il dédia au sujet des aveugles et des pauvres et à ce de la morte la troisième partie du Stundenbuch (Livre d’heures), titré "Von der Armut und vom Tode"("De la pauvreté et de la mort"). Dans ses vers on peut trouver des échos de l’imaginaire 14 Attitude ambivalente que Baudelaire résume en une formule : " Poésie et charité ". 12 © Giordano Rigetti 2005 baudelairienne(des Petites Vieilles en particulier) et de l’attention, typique de la modernité poétique, pour les exclus de la grande ville : « Là,[dans les grand villes] des hommes insatisfaits peinent à vivre et meurent sans savoir pourquoi ils ont souffert ; et aucun d'eux n'a vu la pauvre grimace qui s'est substituée au fond des nuits sans nom au sourire heureux d'un peuple plein de foi. Ils vont au hasard, avilis par l'effort de servir sans ardeur des choses dénuées de sens, et leurs vêtements s'usent peu à peu, et leurs belles mains vieillissent trop tôt. Ils sont livrés à une multitude de bourreaux et le coup de chaque heure leur fait mal ; ils rôdent, solitaires, autour des hôpitaux en attendant leur admission avec angoisse. La mort est là. Non celle dont la voix les a miraculeusement touchés dans leur enfance, mais la petite mort comme on la comprend là ; tandis que leur propre fin pend en eux comme un fruit aigre, vert, et qui ne mûrit pas.»15 Le livre avait été écrit, dans une semaine, à Viareggio, où Rilke s’avait réfugié de la bagarre de Paris, qui pour lui n’était pas la ville de l’opéra, des théâtres et des grands magasins modernes, mais celle des gueux et des aveugles d’une coté, et de l’autre celle de bourgeoises vulgaires attachés au calcul économique. Le Paris ennemie et tentaculaire retour dans le vers de la dernière section du Livre d’Heures, pleine d’images de dissolutions et délabrement : « […] Ou bien est-ce l'angoisse qui m'étreint, l'angoisse profonde des trop grandes villes, où tu m'as enfoncé jusqu'au cou ? Ah, si seulement un homme pouvait dire toute leur insanité et toute leur horreur, aussitôt tu te lèverais, première tempête de monde, et les chasserais devant toi comme de la poussière. […]Car les grandes villes, Seigneur, sont maudites ; la panique des incendies couve dans leur sein 15 Rilke, R.M. Le livre de la pauvreté et de la mort, Rainer Maria Rilke, Paris, 1902 13 © Giordano Rigetti 2005 et elles n'ont pas de pardon à attendre et leur temps leur est compté ».16 Toutefois, l’élaboration esthétique plus haute des sensations inspirée au poète autrichien par la Ville Lumière restent les annotations de Maltus Laurids Bridgge, alter ego de l’auteur. Dans cette œuvre, composée entre 1908 et 1910, Rilke décrit son rencontre souffert avec Paris, considéré symbole de toute laideur et brutalité, creuset de maladie et mort. "Voici donc, les gens viendraient ici pour vivre, je dirais plutôt qu’ici on meurt. Moi, j’étais dehors, j’ai vu : hôpitaux. J’ai vu une personne vaciller et s’abattre sur le sol. Les gens s’en sont y rassemblé autour en m’épargnant le reste. La rue commença a puer de chaque coté. Il avait puanteur de jodoforme, gras de pommes frites, de peur».17 Mais en tant que poète moderne, Rilke ne se laisse pas effrayé du chaos de la métropole tentaculaire, ni refuse d’exprimer poétiquement la ville en tant que indigne de l’attention de l’homme de lettres. Au contraire, il s’engage, comme Baudelaire et Rimbaud, comme les modernes, dans sa bataille quotidienne pour éteindre sa vision poétique dans les mauvaises endroits urbains et pour porter la lumière de son poésie dans ce Paris dominé par une bourgeoisie corrompue et décadente. Il entreprend ce streben typiquement germanique dans une lettre du 1910 (à son amis italienne de Viareggio) où l’on trouve claire son défi contre la ville sournoise que l’auberge : «Considérez donc que dans ce Paris où l’on ne pense qu’ à l’argent, jour et nuit, et où l’on perd notre vie de mille façons terribles, il y a quelqu’un qui se réveille le matin ainsi, avec toute l’âme tendue vers le ciel. Et je persiste justement parce que je vis dans cette ville où tout est possible, cette ville juste comme un jugement universel qui laisse faire à Anges et Démons tout selon leur nécessité »18 Ainsi Rilke persiste, comme Baudelaire et comme les autres poètes modernes, à tendre son âme (poétique) vers le ciel, même du bas des réalités les plus infimes dans les quelles il est plongé : c’est la méthode de départ pour éteindre les domaines d’observation littéraire et pour élargir le champ du contenu de l’expression poétique. Modernité du contenu, modernité des formes 16 Ivi Rilke, R.M. Le journal de Maltus Laurids Bridgge 18 Rilke, R.M. Correspondances 17 14 © Giordano Rigetti 2005 C’est surtout du point de vue du contenu, en fait, qui la naissante modernité poétique baudelairienne introduit des innovations. Du point de vue formel, d’ailleurs, l’esthétique de Baudelaire (plutôt que celle de Rilke) n’est pas du tout innovatrice. Le poète avait moins bousculées les formes que d'autres, fidèle, par exemple, au sonnet comme au vers régulier. L'usage répété qu'il fait de l'alexandrin, du quatrain à rimes plates et du sonnet le prouve assez. On peut remarquer seulement l’usage d‘une certaine prose poétique dans les "Petits poèmes en prose" du Spleen de Paris, le recueil disparate conçu à l'imitation du Gaspard de la nuit, d'Aloysius Bertrand. Dans ces poèmes la souplesse de la phrase, la discontinuité des séquences et quelques audaces lexicales y servent bien la volonté du créateur de traduire son errance difficile dans "le grand désert d'hommes" du monde moderne. Néanmoins, et même si l'on excepte le phénomène des nombreux "doublets", l'écriture de Baudelaire, loin d'inventer dans la prose un espace nouveau d'expression paraît rester en deçà d'elle-même et souffrir de l'antériorité à la fois chronologique et esthétique du vers. Ses successeurs symboliste, Rimbaud, Verlaine et Mallarmé, partiront du langage encore académique de la modernité baudelairienne pour porter du plan des contenus à celui des formes la recherche d’une esthétique qui bien exprimât la modernité. En fait, malgré ses louanges, Rimbaud reproche à Baudelaire de n'avoir pas vu que "les inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles".19 C’est une critique qui vient de celui qui est souvent considéré l’inventeur, ou du moins un des premier expérimentateur, du vers libre. Ses poèmes en prose "Marine" et "Mouvement", des Illuminations, peuvent à juste titre figurer comme les premières expériences en la matière. Mais au-delà des symbolistes, la recherche d’une poésie de la modernité et le procès d’innovation de formes pour l’exprimer intéressera aussi, parmi les autres, Laforgue. Le recueil des Illuminations, en fait, l’avait bouleversé. Dans "L'Hiver qui vient", Laforgue évolue aussi vers une modernité qui tient moins à la thématique qu'au décor et à la volonté de transcrire une sorte de monologue parlé. Ce texte parut dans le numéro du 16-25 août 1886 de La Vogue, revue que dirigeait Gustave Kahn, celui qui passe souvent pour l'inventeur du vers libre. Laforgue s'engagea dans cette voie nouvelle avec enthousiasme, conscient d'avoir trouvé là un moyen d'exprimer "la naissance simultanée d'une idée et de son expression": 19 Rimbaud, A. 15 © Giordano Rigetti 2005 "J'oublie de rimer, j'oublie le nombre des syllabes, j'oublie la distribution des strophes, mes lignes commencent à la marge comme de la prose. L'ancienne strophe régulière ne reparaît que lorsqu'elle peut être un quatrain populaire".20 En ce qui concerne la recherche des formes plus modernes par Laforgue, sa traduction de Leaves of grass de Walt Whitman n'a pu manquer de lui suggérer la possibilité de créer un vers affranchi des règles et souvent très long. Whitman, de son coté, est maintenant reconnu comme le plus grand poète lyrique américain : initiateur d'une poésie à l'état brut, dépouillée des contraintes traditionnelles, son œuvre est indiqué comme l'un des plus universels poèmes d'origine de la modernité, en ce qui à coté des nouveautés représentés par ce langage poétique innovateur, il donne une fresque complexe et multiforme de la réalité moderne saisie dans tous ses aspects. C’est l’auteur même qui met en évidence le thème de son œuvre au-delà de la forme : «Les mots de mon livre n'étant rien, son esprit, tout. Un livre à part, sans lien avec le reste ni inspiré par l'intellect. Mais dont chaque page vous fera tressaillir de choses qu'on n'a pas dites».21 Whitman convoque en fait toute chose au monde, chaque peuple, chaque individu, rien n'échappe à son avide générosité. Des primes effusions de «Calamus» à la modernité mécaniste, la voix de Whitman s'enfle avec le destin de son homme moderne fils d’une Amérique réconciliée. « Je n’oserai jamais fuir aucune partie de moi-même, Ni non plus aucune part de l’Amérique bonne ou mauvaise. […] J’explorerai tout au fond ce qu’il y a d’ironique à mon égard dans l’irrationnel, Je me ferai respecter par les cités les civilisations, Tout cela je l’ai appris de l’Amérique, toute cette somme d’enseignements qu’à mon tour je reproduis». 22 20 Lafrogue, J. Whitman, W. 22 Whitman, W. « Sur les rives de l’Ontario bleu », dans Feuilles d’herbe, traduit par Jacques Darras, Gallimard 2002, pages 474 et 475 21 16 © Giordano Rigetti 2005 Whitman chante ici le monde moderne et la vie quotidienne en tant que poète de la ville, de l'individu et de la démocratie : son œuvre présente un souci formel d’expérimentation, ce qui avait impressionné Laforgue, ainsi que des sujets et des thématiques urbaines interprétées avec une esthétique typiquement moderne : la puissance positive de sa voix et son irréductible humanisme complètent ainsi le cadre de sa poésie en lui donnant une résonance universelle. L’imagination constructive de la modernité Par rapport à tous ces auteurs, modernes dans les formes et pionniers de nouveaux langages, l'originalité de Baudelaire est en tout cas ailleurs : dans son regard sur la réalité urbaine et surtout dans un subtil travail de l'imaginaire poétique. Par rapport aux point de vue du poète, les textes de Baudelaire saisissent des aspects de Paris ou des instants fugitifs, mais rares sont les descriptions de la ville: il s’agit plutôt d’une lecture de la ville ou de la lecture du poète par la ville. Son regard sur Paris est un amour mêlé de haine où l’horreur spatiale et la torture mentale se combinent et dominent : son point de vue est celui détaché du dandy. En fait, comme le montre le philosophe Walter Benjamin23, la poétique de Baudelaire est la résultante d’une évolution socioculturelle où deux types sociaux sont fondamentaux : le délinquant et le flâneur(dont le modèle littéraire est pour Baudelaire le chevalier Dupin de Poe24); de la conjonction des deux naît le poète qui se substitue tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Mais face à la foule, autrement du vieux homme du conte de Poe, il éprouve de la répulsion et prend la pose du dandy. L'homme des foules de Poe, au contraire, constitue une toute nouvelle façon de participer à un monde qui est tout autre. Si la masse devient anonyme, il le devient lui aussi. Baudelaire considère cet homme des foules comme un contre-héros qui, en prétendant «épouser la foule», semble rejoindre le héros romantique. Le « regard de modernité » que l’homme des foules de Poe jette sur la foule est en fait différent de celui de Baudelaire : « Je ne m'étais jamais senti dans une situation semblable à celle où je me trouvais en ce moment particulier de la soirée, et ce tumultueux océan de têtes humaines me remplissait d'une délicieuse émotion toute nouvelle. […] Je regardais les passants par masses, et ma 23 24 Benjamin, W. Charles Baudelaire Poe, E.A. Double assassinat dans la rue Morgue 17 © Giordano Rigetti 2005 pensée ne les considérait que dans leurs rapports collectifs. Bientôt, cependant, je descendis jusqu'au détail, et j'examinai avec un intérêt minutieux les innombrables variétés de figure, de toilette, d'air, de démarche, de visage et d'expression physionomique. […] Ce vieux homme, me dis-je à la longue- est le type et le génie du crime profond. Il refuse d'être seul. Il est l'homme des foules».25 Benjamin, qui ne distingue pas l'artiste du dandy, appelle l'homme des foules le flâneur25. Ce personnage est en marge d'une société qui stimule sa curiosité sans l'engager dans un dialogue ou une relation quelconque. Car «à peine s'est-il fait son complice qu'il se sépare d'elle». En ne participant pas à la politique, en restant anonyme, détaché et désœuvré au sein de la ville où il se promène, l'artiste gagne en lucidité ce qu'il perd en contacts humains. Car son détachement lui octroie le droit d'exercer sa conscience morale. Il reste dans la foule à titre d'arbitre. «Car le mot dandy implique une quintessence de caractère et une intelligence subtile de tout le mécanisme moral de ce monde». Cette quintessence est l’élément fondamentale qui permet au poète moderne, Cygne ou flâneur que ce soit, d’observer la réalité de sa ville et d’y trouver les signes d’une Beauté éternelle. La clé de ce procès de moderne recherche de beauté dans la ville est l’imagination du poète. Pour Baudelaire, en effet, l'imagination, qui "est la plus scientifique des facultés", ne doit être ni simple pouvoir d'ornementation ni creuset de fantasmes et de délires, non pas "fancy" mais, comme Edgar Allan Poe le définit, "constructive imagination".26 Poe avait fait paraître un essai, Philosophie de la composition, où il analysait la façon dont il avait "composé" Le corbeau. Il adoptait une position radicalement opposée au Romantisme, en prétendant qu'il a écrit son poème comme on construit une machine(ce qui lui valut d'être surnommé par Paul Valéry "l'ingénieur littéraire"). Il reprend des idées qui se sont lentement élaborées en lui, notamment en prenant le contre-pied de la conception fondée sur l'imagination et l'inspiration chère aux romantiques, et réduit l'élaboration du poème à un travail lucide de combinaisons de sons : "Mon dessein est de démontrer [...] que l'ouvrage a marché, pas à pas, vers sa solution avec la précision et la rigoureuse logique d'un problème mathématique".27 25 Benjamin, W. Poe, E.A. Philosophie de la composition 27 Poe, E.A. Contes 26 18 © Giordano Rigetti 2005 Puisque l'existence échoue toujours face à la dérobade de l'essence et du sens, il faut donc imaginer ceux-ci, c'est-à-dire les mettre en images, les inscrire dans les pièges du tissu poétique. C'est là que s'impose aussi la théorie chère à Baudelaire des "correspondances". Selon l’explication de Poe, la voie de la modernité, radicalement opposée à l'expression romantique, privilégiait depuis longtemps le calcul conscient comme moteur de l'écriture. Cette voie est ce qu’il postule comme une «hypothèse ingénieuse» dans sa Philosophie de la composition ; celle aussi (dans la lignée directe de Poe) de Mallarmé et de Valéry, qui faisaient naître l’œuvre d'un travail sur les mots ou les formes; celle enfin qui sera des contraintes de Queneau et de Perec. De ce point de vue, les contraintes ne sont pas des contraintes pour le poète, mais plutôt des matrices vivantes pour l'imagination créatrice. La "philosophie de la composition" (pour reprendre les termes de Poe) est ainsi le moyen par le quel procède l’imagination constructive du poète : cette imagination demeure le vrai moteur de la littérature de la modernité, dans la forme développé à partir du XIX siècle d’une imagination poétique qui ne connaît limites et qui porte la lumière du poète et de l’artiste dans chaque endroit du monde moderne. 19