Nuitetlittérature
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dossier Voyages au bout de la nuit Nuit et littérature Par François Broche Conseiller de la rédaction « Parmi les forces naturelles, il en est une, de laquelle le pouvoir reconnu de tout temps reste en tout temps mystérieux, et tout mêlé à l’homme : c’est la nuit. » (Aragon, Le Paysan de Paris) «E n tout premier, Chaos naquit. Du Chaos sortirent l’Erèbe et la nuit obscure. L’Éther et le Jour naquirent de la Nuit, qui les conçut en s’unissant d’amour avec l’Érèbe. » Comme dans la Bible, où « au commencement, les ténèbres couvraient l’abîme », la Théogonie d’Hésiode associe la nuit et le chaos originel. Ensuite, l’âme, la pensée, la parole naîtront de ce chaos pour prendre leur envol vers la lumière : « Dès lors, écrit Corinne Bayle, laissant derrière elle la nuit archaïque du mythe, la raison va se lever en plein midi, à l’image du grand soleil de la Grèce. La nuit et les étoiles sont laissées aux poètes, aux rêveurs, aux astrologues ; la réflexion, elle, est solaire. Le philosophe s’arrache à la nuit et la dépasse, l’artiste en chante le mystère1. » De tout temps, la nuit a été associée à l’étrange, à l’invisible, au mystère, à l’effroi. C’est « pendant l’horreur d’une profonde nuit » que la malheureuse Athalie a la vision de sa mère Jézabel, « comme au jour de sa mort pompeusement parée ». Voulant étreindre l’ombre chérie, elle ne trouve plus : « ... qu’un horrible mélange / D’os et de chairs meurtris et traînés dans la fange / Des lambeaux pleins de sang et des membres affreux / Que des chiens dévorants se disputaient entre eux. » Et c’est pour échapper au sort promis par 44 / juillet-août 2015 / n°453 le cruel sultan Shahriyar, qui, désespéré par l’infidélité féminine, décide de faire exécuter toutes ses nouvelles conquêtes au bout de chaque nuit, que la belle princesse Shéhérazade le tient en haleine, nuit après nuit, en lui contant d’extraordinaires histoires. Sept siècles durant, les Contes des mille et une nuits enchanteront le monde arabe avant d’être révélés au monde occidental par la traduction d’Antoine Galland (1704). Le « Siècle des Lumières » fera un triomphe durable à cette turquerie pleine de rebondissements, qui rendait la nuit si palpitante, comme, à la fin du siècle, Les Nuits de Paris, de Restif de la Bretonne, récit pittoresque, insolite et souvent « noir », que l’auteur présentait lui-même en ces termes : « Vous y verrez non seulement des scènes extraordinaires, mais des morceaux philosophiques inspirés par la vue des abus qui se commettent sous le voile ténébreux que la nuit leur prête [...]. Il était onze heures du soir : j’errais seul dans les ténèbres, en me rappelant tout ce que j’avais vu depuis trente ans. » L’univers nocturne a toujours été constellé de paradoxes, comme le montre, avec une impressionnante érudition, le récent Dictionnaire littéraire de la nuit, ouvrage collectif en deux tomes de près de 1700 pages, dirigé par Alain Montandon (éditions Honoré Champion, 2015). C’est durant la nuit que Saint Jean de la Croix et Pascal ont l’expérience de la Révélation, tandis que l’homme cartésien « marche seul, et dans les ténèbres ». C’est aussi durant la nuit que, par les portes mouvantes du rêve, on entre dans l’imaginaire, où tout peut arriver et d’où, parfois, l’on revient terrorisé et, d’autres fois, ébloui, comme dans le 43e sonnet de Shakespeare (traduit par Jean Rousselot) : « Mes jours sont des nuits tant que je ne te rencontre / Mes nuits de beaux jours quand le rêve à moi te montre. » « Le choix du noir » Dans le Faust de Goethe (1808), Méphisto évoque « l’orgueilleuse lumière qui, maintenant, dispute à sa mère la Nuit son rang antique et l’espace qu’elle occupait ». Tout au long du XIXe siècle, philosophes, peintres, musiciens et écrivains exaltent les lumières de la nuit, indissociables de celles du jour, à la suite de la « nuit américaine » de Chateaubriand : « Un soir je m’étais égaré dans une forêt, à quelque distance de la cataracte du Niagara ; bientôt je vis le jour s’éteindre autour de moi, et je goûtai, dans toute sa solitude, le beau spectacle d’une nuit dans le désert du Nouveau Monde. [...] La grandeur, l’étonnante mélancolie de ce tableau ne sauraient s’exprimer dans les langues humaines ; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée. » (Le Génie du christianisme) Le Romantisme rend la nuit éminemment désirable : « L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement, l’homme qui médite vit dans l’obscurité, écrit Hugo. Nous n’avons que le choix du noir. » (Proses philosophiques) Hugo, Keats, Musset (le poète des Nuits), Kleist, Nerval, Novalis (l’auteur des Hymnes à la nuit), Gautier, Baudelaire, Poe, Rimbaud, Nietzsche, entre tant d’autres, puisent leur inspiration dans cet admirable « choix du noir ». « Si le Romantisme a fait le pari de l’ombre, sublime ou grotesque, comme une sensibilité extrême mettant au jour toutes les facettes du cœur humain, remarque Corinne Bayle, la fin du siècle réinterroge le nocturne et les phantasmes à un moment où se conçoit une lecture scientifique des rêves, faisant surgir une vérité multiforme, donnant à la part d’ombre une place essentielle. La nuit est donc nécessaire à une compréhension complète de l’être et du monde. » Dans certains cas, ce peut être un aboutissement : Jean-Marie Rouart intitule son essai sur le suicide Ils ont choisi la nuit (Grasset, 1985) La nuit peuplée de fantômes : Le Fantôme de Canterville, de Wilde (1887), Le Fantôme de l’Opéra, de Gaston Leroux (1910), et surtout les trente-deux volumes de Fantômas de Souvestre et Allain (19111934), « Enéide des temps modernes », selon Blaise Cendrars, Fantômas, « génie du crime » surgi de la nuit, qui inspirera dossier les surréalistes : « Allongeant son ombre immense / Sur le monde et sur Paris / Quel est ce spectre aux yeux gris / Qui surgit dans le silence ? / Fantômas, serait-ce toi / Qui te dresses sur les toits ? »2 La nuit associée au crime dans Les Mystères de Paris, dans Les Misérables et, plus tard, dans le dernier grand roman du siècle : Les Déracinés, de Barrès (1897), qui se réfère explicitement à la fois à Eugène Sue et à Hugo (la mort sordide de la pauvre Astiné Aravian). Et surtout dans le plus grand roman du XXe siècle : « Par là, où il montrait, il n’y avait rien que la nuit, comme partout d’ailleurs, une nuit énorme, qui bouffait la route à deux pas de nous et même qu’il n’en sortait du noir qu’un petit bout de route grand comme la langue. […] De toute cette obscurité si épaisse qu’il vous semblait qu’on ne reverrait plus son bras dès qu’on l’étendait un peu plus loin que l’épaule, je ne savais qu’une chose, mais cela alors tout à fait certainement, c’est qu’elle contenait des volontés homicides énormes et sans nombre. » (Céline, Voyage au bout de la nuit) Mais aussi la nuit peuplée de rêves dorés, comme celle des « Conquérants » de Hérédia : « Chaque soir, espérant des lendemains épiques / L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques / Enchantait leur sommeil d’un mirage doré ; / Ou, penchés à l’avant des blanches caravelles, / Ils regardaient monter en un ciel ignoré Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles. » Ou celle du « Bateau ivre » de Rimbaud : « J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies, / Baisers montant aux yeux des mers avec lenteurs, La circulation des sèves éblouies, Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs. » Ou encore la nuit apaisée, comme ces « Nuits de juin » chantées par Hugo, où l’« on ne dort qu’à demi d’un sommeil transparent » : « Les astres sont plus purs, l’ombre paraît meilleure / Un vague demi-jour teint le dôme éternel / Et l’aube douce et pâle, en attendant son heure / Semble toute la nuit errer au bas du ciel. » Ou celle de Baudelaire : « Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche. » (Les Chats) Ou la nuit frémissante chère à Anna de Noailles (« A la nuit ») : Nuit où meurent l’azur, les bruits et les contours / Où les vives clartés s’éteignent une à une / Ô nuit, urne profonde où les cendres du jour / Descendent mollement et dansent à la lune / [...] Nuit propice aux plaisirs, à l’oubli, tour à tour / Où dans le calme obscur l’âme s’ouvre et tressaille / Comme une fleur à qui le vent porte l’amour / Ou bien s’abat ainsi qu’un chevreau dans la paille... » « Le sang de la nuit moderne » Dans Le Paysan de Paris (1926), Aragon restitue à la nuit sa dimension tragique, qui marquera si puissamment, quinze ans plus tard, la poésie de la Résistance : « Parmi les forces naturelles, il en est une, de laquelle le pouvoir reconnu de tout temps reste en tout temps mystérieux, et tout mêlé à l’homme: c’est la nuit. Cette grande illusion noire suit la mode, et les variations sensibles de ses esclaves. La nuit de nos villes ne ressemble plus à cette clameur des chiens des ténèbres latines, ni à la chauve-souris du Moyen Âge, ni à cette image des douleurs qui est la nuit de la Renaissance. C’est un monstre immense de tôle, percé mille fois de couteaux. Le sang de la nuit moderne est une lumière chantante. » En 1942, dans Les Yeux d’Elsa, il associe le désastre à la nuit : « A-t-il fait nuit si parfaitement nuit jamais Où sont partis Musset ta Muse et tes hantises Il flotte quelque part un parfum de cytises C’est mil neuf cent quarante et c’est la nuit de Mai » Toujours en 1942, dans Brocéliande, il annonce, avec une étonnante prescience : « Une clarté d’apocalypse embrasera le noir silence [...] Nuit, belle nuit d’août, de colline à colline Parlant le langage étrange des bergers Nuit belle nuit d’août couleur des cendres Belle nuit d’août couleur du danger Je ne demande rien que de vivre assez pour voir la nuit fléchir et le vent changer » L’année suivante, dans Le Musée Grévin, il développe cette vision hallucinée : « J’écris dans cette nuit profonde et criminelle Où j’entends respirer les soldats étrangers Et les trains s’étrangler au loin dans les tunnels Dont Dieu sait si jamais ils pourront déplonger » Un autre grand écrivain résistant, René Char, l’assure : « Dans la nuit se tiennent nos apprentissages » (Sur une nuit sans ornement) La Résistance à l’occupant inséparable de la nuit : c’est la nuit que l’on trace les « V » (comme « Victoire ») et les croix de Lorraine sur les murs des villes, que l’on distribue les tracts dans les boîtes aux lettres, que l’on colle les charges de plastic sur les voies ferrées, que les maquis s’organisent et s’entraînent dans les forêts, que l’on balise les terrains pour les parachutages de matériels, d’armes et de commandos, que l’on écoute les messages codés diffusés par la BBC, que l’on rédige des textes subversifs... « Le jour est paresseux, mais la nuit est active », assure Paul Eluard (Le Dur désir de durer) En 1943, François Mauriac fait paraître (sous le pseudonyme de Forez) Le Cahier noir aux ... éditions de Minuit. Alban Vistel, le chef de la Résistance en Rhône-Alpes, intitulera ses Mémoires : La Nuit sans ombre (1970). Henri Frenay, le chef de « Combat », le principal mouvement de la Résistance intérieure, choisira pour les siens : La Nuit finira (1973) et Volontaires de la nuit (1975). À l’aube de la Libération, il n’est pas un résistant qui n’aurait pu faire sien le cri triomphal du Chantecler d’Edmond Rostand : « J’ai chanté dans du noir. Ma chanson s’éleva dans l’ombre, et la première. C’est la nuit qu’il est beau de croire à la lumière ! » ■ 1 - Corinne Bayle, « Pourquoi la nuit ? », L’Atelier du XIXe siècle : La nuit dans la littérature européenne du XIXe siècle, Les Doctoriales de la Serd, 2013. 2 - Robert Desnos, Complainte de Fantômas, in Fortunes, Gallimard, 1953 / juillet-août 2015 / n°453 45