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Introduction
Chercheur
indépendant
reconnu pour
l’intérêt de ses
travaux consacrés
aux contre-cultures
japonaises du
XXe siècle, Bruno
Fernandes figure
parmi les sept
lauréats 2015 de la
bourse de recherche
en théorie et
critique d’art que
le Centre national
des arts plastiques
(CNAP) attribue
chaque année.
En partenariat avec le CNAP, la revue Critique d’art propose à l’un(e)
de ces lauréat(e)s de mettre en avant
son travail en publiant une tribune
dans ses colonnes. Cela en accroît
la visibilité tout en contribuant à
rendre publiques les politiques de
soutien à la théorie et critique d’art
en France. Ont ainsi bénéficié de
cette aide du CNAP en 2015 : Erik
Bullot qui travaille ­autour du film
et son double au croisement de la
ventriloquie, du boniment et de la
performativité ; Emma Dusong qui
s’intéresse aux liens entre le chant
130
Critique d’art 47
et l’art contemporain dans la scène
américaine ; Meriam Korichi qui
revient sur la philosophie après
l’art ; Cédric Vincent qui explore les
archives du Premier festival mondial des arts nègres ; Judith Ickowicz
qui, dans la continuité de ses vastes
travaux sur le droit après la dématérialisation de l’œuvre d’art, édite
une anthologie de textes juridiques
sur l’histoire et la théorie du design ; Remi Parcollet qui entreprend
une vaste recherche sur les auteurs
de vues d’expositions en Europe et
aux Etats-Unis de 1960 à 2000 (cf.
Critique d’art, no 46).
Bruno Fernandes quant à lui,
ambitionne d’étudier, entre sphère
mercantile et sphère (im)pulsionnelle, les valeurs d’usages et de
territorialité du nu spectacularisé
dans le Japon de la croissance de
l’ère Shôwa postérieure (19451989). Prolongeant ainsi son travail sur le groupe nippon activiste
transgressif des années 1960, Zero
Jigen, publié aux Presses du réel en
2013, B
­ runo Fernandes projette ici
l’écriture d’une histoire du striptease et de son érotologie dans le
Japon moderne.
Alexis Vaillant
Introduction
Bruno Fernandes is a
freelance researcher
acclaimed for his
interesting works
about 20th century
Japanese countercultures. As such, he
was one of the seven
2015 recipients of the
grant awarded annually
by the National Centre
for Plastic Arts (CNAP)
for research in art
theory and criticism.
In partnership with the CNAP, the
journal Critique d’art offers one of
these recipients a chance to present
his or her work by publishing an article
in these columns. This will heighten the
recipient’s visibility while at the same
time helping to provide publicity for
policies supporting art theory and
criticism in France. The following thus
enjoyed this assistance from the CNAP
in 2015: Erik Bullot, who works around
film and his double, where ventriloquy,
chit-chat and performance all meet;
Emma Dusong, who is interested in the
links between song and contemporary
art in the American scene; Meriam
Korichi, who is involved with philosophy
after art; Cédric Vincent, who is
exploring the archives of the First
World Festival of Black Arts; Judith
Ickowicz, who is editing an anthology
of legal writings dealing with the
history and theory of design—a
continuation of her comprehensive
works on the law after the dematerialization of the artwork; and
Remi Parcollet, who is undertaking
extensive research into the authors of
exhibition views in Europe and the
United States from 1960 to 2000
(cf. Critique d’Art, no. 46).
Bruno Fernandes, for his part, has
set his heart on studying, somewhere
between the mercantile domain and
the (im)pulsive domain, the use and
territoriality values of the
spectacularized nude in Japan during
the period of late Shôwa growth
(1945-1989). In this way, Bruno
Fernandes is extending his work on the
transgressive activist Japanese group
of the 1960s, Zero Jigen, which was
published in 2013 by Les Presses du
réel. Here, he outlines the writing of a
history of striptease and its erotology
in modern Japan.
Alexis Vaillant
Critique d’art 47
131
Itô Mika : la mue imaginale du striptease
Bruno Fernandes
Itô Mika : la mue imaginale du
striptease
La figure de la danseuse Itô Mika (1936-1970)
synthétisa de manière exemplaire, dans les années 1960, des éléments esthétiques puisés dans
les danses d’avant-garde de son temps et dans
les spectacles populaires de nus – regroupés parfois sous le terme de striptease. Son art aboutit à
une forme hybride qui nous aide à saisir les potentialités créatives et les enjeux moraux, voire
politiques, du nu spectacularisé dans le Japon
de la croissance.
1. Supreme Commander of the
Allied Powers dirigé par
MacArthur.
2. Depuis le début des années
1930, le Japon était en état
d’urgence et engagé dans une
politique d’agression militaire en
Asie.
132
Fragments d’une histoire du striptease au
­Japon
L’apparition du striptease au J­ apon est souvent
datée du 1er janvier 1947. Il s’agissait d’un gakubuchi-shoo (en anglais frame-show), moins un
strip qu’un tableau vivant, dans lequel un modèle
féminin, torse-nu et immobile, était présenté
comme décor d’une pièce de music-hall au Teitô-za, un théâtre de Tôkyô. Ces premiers shows
se référaient à l’art occidental : la Naissance de
Vénus de Sandro Botticelli ou l’Andromède de
Pierre Paul Rubens, s’inscrivant sans solution de
continuité dans une « tradition de la modernité »,
issue des périodes Meiji (1868-1912) et Taishô
(1912-1926), légitimée à travers des œuvres
étrangères.
Le striptease « classique » (effeuillage) se
développa rapidement suite à la tombée de l’interdiction imposée par la censure de l’époque
(contrôlée par le SCAP1, de 1945 à 1952). Elément d’un display apporté dans le paquetage
du G.I. occupant avec les chewing-gums, les bas
nylon, les pin-up girls et la nouvelle constitution, ce striptease faisait partie de la panoplie
idéologique d’un logiciel démocratique introduit
de force dans la fissure nucléaire d’un Japon
anéanti par quinze ans de guerres2. Toutefois,
Critique d’art 47
Itô Mika: the Imaginal Moulting of the Striptease
Bruno Fernandes
Itô Mika: the Imaginal
Moulting of the Striptease
In the 1960s, and in an exemplary manner, the figure
of the dancer Itô Mika (1936-1970) encompassed
aesthetic elements drawn from the avant-garde
dances of her day, and from popular shows of
nudes—sometimes grouped together under the term
striptease. Her art culminated in a hybrid form which
helps us to grasp the creative potential and the
moral, not to say political challenges of the
spectacularized nude in a booming Japan.
Itô Mika and the butôka
Ishii Mitsutaka, Dokkiri
zen.ei buyô: Itô Mika
« Oo-jô no monogatari »
[Shocking avant-garde
dance, Histoire de Mlle Ô
by the Bizarre Ballet run by
Itô Mika]. Scene taken from
Oo-jô no monogatari
[Histoire d’O] © d.r.
Fragments of a history of striptease in Japan
The appearance of striptease in Japan is often given
the date of 1 January 1947. What was involved was
a gakubuchi-shoo (frame-show), which was not so
much a strip as a tableau vivant (living picture), in
which a female model, bare-breasted and motionless,
was presented as the décor for a music-hall act in
the Teitô-za, a Tokyo theatre. Those early shows
made reference to western art-—Sandro Botticelli’s
Birth of Venus, and Peter Paul Rubens’s
Andromeda—included, without any solution of
Critique d’art 47
133
Itô Mika : la mue imaginale du striptease
3. Shibusawa Tatsuhiko
(1928-1987) définissait la
beauté féminine japonaise
comme « enfantine » opposée à
celle « adulte » des Occidentales.
4. Théâtre d’opérettes, fondé
en 1913, joué exclusivement
par des troupes féminines.
134
il n’apporta pas une « découverte » de l’érotisme
moderne au Japon. L’esthésie érotique occidentale, diffusée dans la fébrile ambiance de Meiji
via la peinture (yôga) et la photographie, avait
fait souche dans le cosmopolitisme de Taishô
avec des modèles occidentaux popularisés par
la presse et le cinéma. Les moga (modern girl),
les rebyuu (music-hall) de l’entre-deux-guerres
exposaient déjà un corps féminin érotisé, loin des
formes pleines et puériles3 de l’ukiyo-é ou de la
shunga d’Edo. Les sémiocraties libidinales des
nations dominantes dans la spectacularisation
érotique (France, Angleterre, Allemagne, EtatsUnis) étaient digérées. L’œuvre du photographe
pictorialiste Nojima Yasuzô (1889-1964) reflète
bien le moment de mutation érotique du corps
japonais de l’entre-deux guerres, du moins du
regard qui est posé sur lui. Même dans l’austérité
du fascisme des années 1940, des spectacles de
music-hall comme le Takarazuka4 continuèrent
à attirer les foules.
L’après-guerre n’est qu’une reprise d’activité,
un retour de la licence dans la surchauffe d’une
mutation sociale forcée par l’occupant américain
dont le souci premier est un remodelage, non
seulement des mécaniques intestines de l’Etat
(refonte économique, purges politiques, nouvelle constitution), mais aussi de la self-image
et, partant, de l’affectologie des Japonais dans
leur ensemble. C’est sous cet augure que se lit
le paysage du Japon des ruines, cimetière d’un
monde encore tiède et fumier d’un capitalisme
nouveau qui va rayonner sur l’Asie et le monde
dans les décades suivantes.
Parmi les mottos de l’américanisation accélérée, menée entre 1945 et 1952, circulait la triple
formule : 3R-5D-3S (soit 3R : Revenge, Reform,
Revive / 5D : Disarmament, Demilitarization, Decentralization, Democracy, Deindustrialization /
3S : Sports, Sex, Screen).
Les 3S délimitent l’aire d’une nouvelle
spectacularisation du nu dont le striptease fut
une forme très populaire. Formule intéres-
Critique d’art 47
Itô Mika: the Imaginal Moulting of the Striptease
1. Supreme Commander of
the Allied Powers headed by
MacArthur.
2. From the early 1930s,
Japan was in a state of
emergency and engaged in a
policy of military aggression
in Asia.
3. Shibusawa Tatsuhiko
(1928-1987) defined
Japanese female beauty
as “childlike” as opposed
to the “adult” beauty of
Westerners.
4. An operetta theatre,
founded in 1913, performed
solely by femaler troupes.
continuity, in a “tradition of modernity”, resulting from
the Meiji (1868-1912) and Taishô (1912-1926)
periods, legitimized by way of foreign works.
The “classic” striptease developed fast once the
ban on movement imposed by the censorship of the
day (controlled by the SCAP,1 from 1945 to 1952)
was lifted. As a factor in a display introduced into the
occupying GI package, along with chewing gum,
nylons, pin-up girls and the new constitution, that
striptease was part and parcel of the ideological
outfit of a democratic software forcefully introduced
into the nuclear chink of a Japan destroyed by fifteen
years of wars.2 But it did not introduce a “discovery”
of modern eroticism in Japan. Western erotic
esthesia—capacity for sensation-—, disseminated in
the frenzied atmosphere of Meiji via painting (yôga)
and photography, had found a line in the
cosmopolitanism of Taishô with western models
popularized by press and films. The moga (modern
girls) and the rebyuu (music halls) of the between-thewars years already displayed an eroticized female
body, well removed from the full and puerile forms3
of the ukiyo-é and the shunga of Edo. The libidinal
semiocracies of the nations dominating erotic
spectacularization—France, England, Germany, and
the United States—were digested. The work of the
pictorialist photographer Nojima Yasuzô (1889-1964)
clearly reflect the moment when the between-thewars Japanese body underwent an erotic change, at
least in terms of the gaze cast upon it. Even in the
austerity of 1940s’ fascism, music-hall shows like the
Takarazuka4 continued to attract crowds.
The postwar period was just a resumption of
activity, a return of licentiousness in the overheated
atmosphere of a social shift forced upon Japan by
the occupying Americans, whose prime concern was
to do with a re-casting not only of the internecine
mechanics of the State (economic reshaping,
political purges, new constitution), but also of the
self-image and, consequently, of the affectology of
the Japanese as a whole. It was under this aegis that
the landscape of Japan in ruins was read—the
cemetery of a still lukewarm world and manure of a
Critique d’art 47
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Itô Mika : la mue imaginale du striptease
5. Prostituées vêtues à
l’occidentale.
sante, prônant un sexuel alors objet d’intenses
­campagnes de moralisation du SCAP, rejoint par
des ­féministes conservatrices, pointant le danger vénérien et la débauche, « naturellement »
associés au Communisme durant la Guerre
froide. Sous couvert de démocratisation, un jeu
entre patent (morale) et latent (licence) marque
l’hégémonie des Etats-Unis moralisant l’espace
public (corps respectable) et dictant la réactivité
érotique (érotisme libéral) du nouveau citoyen
(shimin). Mais les réalités du marché noir et des
nouvelles prostitutions, laboratoires officieux du
néo-libéralisme japonais, marginalisaient toujours les mêmes classes sociales dont des femmes
pauvres fournissant le gros des panpan girls5 et
des ­stripteaseuses, ces citoyennes de seconde
classe, ces parias. Part maudite du « miracle
japonais » jetant une ombre sur l’optimisme de
la reconquista américaine, mais ­terreau idéologique fertile pour l’édification de la super
­croissance à venir.
Nikutai vs kokutai
Un leitmotiv des années 1950 soulignait la mutation idéologique du Japon dont le thème sacralisé de la période impérialiste – le kokutai (corps
de la nation) – se voyait remplacé par le ­nikutai
(corps charnel). Enoncé de Tamura Taijirô (19111983) popularisé par ses écrits adaptés au cinéma dont le fameux Nikutai no mon (La Porte
de la chair, 1947), réalisé dès 1948 par Makino
Masahiro (1908-1993), puis en 1964 dans une
version plus violente par Suzuki Seijun (1923‑).
En d’autres termes, l’exaltation patriotique sacrificielle, qui avait enivré et mené le Japon au
désastre, était soudain remplacée par un hédonisme effréné – autre diktat glorifiant le corps
sexué et les plaisirs – censé faire contre-feu au
puritanisme fasciste qui pavoisa jusqu’en 1945
dans l’espace public avec les slogans Zeitaku
wa teki da ! [Le luxe c’est l’ennemi !] ou Paamanento o y
­ amemashô ! [Stop aux permanentes !].
Vision ironique de Tamura Taijirô basée toute-
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Critique d’art 47
Itô Mika: the Imaginal Moulting of the Striptease
5. Prostitutes in western
dress.
new capitalism which would spread across Asia and
the world in the following decades.
Among the mottos of accelerated
Americanization, occurring between 1945 and 1952,
a threefold slogan circulated: 3R-5D-3S/ to wit, 3R:
Revenge, Reform, Revive / 5D: Disarmament,
Demilitarization, Decentralization, Democracy,
Deindustrialization/ 3S: Sports, Sex, Screen.
Here, 3S defined a new spectacularization of the
nude, in which the striptease was a very popular
form. It is an interesting formula, advocating
something sexual that was, at the time, the target of
busy moralizing campaigns launched by the SCAP,
joined by conservative feminists, singling out
venereal dangers and debauchery, “naturally”
associated with communism during the Cold War. In
the guise of democratization, an interplay between
patent (morality) and latent (licentiousness) marked
the hegemony of the United States, moralizing the
public place (respectable body) and dictating the
erotic reactiveness (liberal eroticism) of the new
citizen (shimin). But the realities of the black market
and new forms of prostitution, unofficial laboratories
of Japanese neo-liberalism, always sidelined the
same social classes, including poor women
supplying the bulk of the panpan girls5 or strippers,
those second-class citizens, and pariahs. An
accursed part of the “Japanese miracle” casting a
shadow over the optimism of the American
‘reconquista’, but fertile ideological loam for the
edification of the super-growth in the offing.
Nikutai vs. Kokutai
A 1950s’ leitmotiv underscored Japan’s ideological
switch, during which the sacred theme of the
imperialist period—the kokutai (body of the nation)—
was replaced by the nikutai (carnal body). This latter
took the form of a declaration issued by Tamura
Taijirô (1911-1983), which was popularized by his
writings adapted to film, including the famous Nikutai
no mon [Gate of Flesh, 1947], made in 1948 by
Makino Masahiro (1908-1993), then again in 1964 in
a more violent version directed by Suzuki Seijun
Critique d’art 47
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Itô Mika : la mue imaginale du striptease
fois sur les réalités du déferlement de milliers de
­kasutori zasshi (revues osées bon marché) sur un
lectorat avide, et du boom de la prostitution face
au sexual urge de la soldatesque d’occupation
(350 000 G.I.’s sont au Japon en 1945). La mutation de l’éros féminin japonais fut un ustensile
de la démocratisation et du libéralisme économique censé en être le synonyme. Erotisation du
capitalisme et capitalisation de l’érotisme comme
en Europe occidentale, occupée ou assistée par
les Etats-Unis dans le cadre du plan Marshall,
mais où l’écart métabolique fut moindre. Race,
sexe et classe convergent dans ce passage d’un
corps asiatique menu, non angulaire, à celui
agressif et élancé de la pin-up dont le modèle
était européen et blanc. Le strip, déprécié,
conserve là un p
­ arfum de baraque de foire, de
vulgarité qui l’assimile à la subversion morale,
voire à l’opposition durant la Guerre froide. Ce
statut contre-culturel séduisit des artistes japonais d’après-guerre. Nous ne donnerons qu’un
exemple emblématique du lien entre striptease
et avant-garde des années 1960 : celui de la danseuse Itô Mika, en évoquant aussi le chorégraphe
Hijikata Tatsumi (1928-1986), génie de l’énigmatique ankoku butô.
6. Inspiré de Bizaaru no kai
[Société bizarre], fondée par le
dessinateur homosexuel Tomita
Eizô (1906-1982). Itô Mika le
rencontra en 1969 lors d’une
projection de Justine de Jess
Franco, d’après Le Marquis de
Sade.
7. Genre bizarre osé de
l’époque Taishô – proche du
Grand-Guignol – qui se
répercuta dans le cinéma B.
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Itô Mika & le Bizaaru Baree Guruupu
Itô Mika (Kawashima Kimiko) est une oubliée
de la danse d’avant-garde japonaise des années
1960. Avec son Bizaaru Baree Guruupu6 – convoquant striptease et show sado-masochiste –, Itô
Mika détourna les représentations et mythes de
la sexualité moderne. Contemporaine de ­Hijikata
Tatsumi, son style frôlait le butô par son étrangeté et sa force, mais s’en éloignait par une ­absence
de référence à une quelconque japonité. Elle
créa un non-genre, défiant le « grand art » en
danse. Son esthétique provocatrice révéla un pan
taboué de la contre-culture urbaine du Japon
moderne lié à l’eroguro7.
Des artistes importants comme l’illustrateur
Uno Akira (1934-), le compositeur Ichi­yanagi
Critique d’art 47
Itô Mika: the Imaginal Moulting of the Striptease
(1923-). Otherwise put, the sacrificial patriotic
glorification, which had intoxicated Japan and led it
to disaster, was suddenly replaced by a frenzied
hedonism—another diktat glorifying the sexual body
and pleasures—intended to offset the fascist
puritanism which, until 1945, bedecked public places
with slogans like Zeitaku wa teki da! [Luxury is the
enemy!] and Paamanento o yamemashô! [Stop
perms!]. Tamura’s ironical vision was nevertheless
based on the realities of the unleashing of thousands
of kasutori zasshi [cheap, racy magazines] upon a
greedy readership, and of the boom in prostitution in
the face of the ‘sexual urges’ of the occupying army
rabble (350,000 GIs were based in Japan in 1945).
The change in Japan’s female eros was an utensil of
democratization and the economic liberalism which
was meant to be synonymous with it. Eroticization of
capitalism and capitalization of eroticism, as in
western Europe, either occupied or assisted by the
United States as part of the Marshall Plan, but where
the metabolic gap was less. Race, sex and class
converged in that shift from a small, non-angular
Asian body to the aggressive and slender body of the
pin-up, whose model was European and white. There
the much-maligned strip retained a whiff of the
fairground booth and vulgarity which likened it to
moral subversion, and even assimilated it with
opposition during the Cold War. That counter-cultural
status won over postwar Japanese artists. Let us just
offer one emblematic example of the link between
striptease and 1960s’ avant-gardes, that of the
dancer Itô Mika, with a mention, too, in passing, of
the choreographer Hijikata Tatsumi (1928-1986), that
genius of the enigmatic ankoku butô.
6. Inspired by Bizaaru no
kai [Bizarre Company],
founded by the homosexual
draughtsman Tomita Eizô
(1906-1982). Itô Mika
met him in 1969 during a
screening of Jess Franco’s
Justine, based on the
Marquis de Sade.
Itô Mika and the Bizaaru Baree Guruupu
Itô Mika (Kawashima Kimiko) is a forgotten figure of
avant-garde Japanese dance of the 1960s. With her
Bizarru Baree Guruupu6—combining striptease and
sado-masochistic show—Itô Mika hijacked the
representations and myths of modern sexuality. A
contemporary of Hijikata Tatsumi, her style verged on
the butô with its strangeness and power, but veered
Critique d’art 47
139
Itô Mika : la mue imaginale du striptease
­ oshi (1933-), le peintre Kaneko Kuniyoshi
T
(1936-2015) travaillèrent avec elle. Professeur
d’éducation physique dans le civil (comme le
­b utôka Ôno Kazuo), Itô Mika avait étudié la
danse classique et fut formée au Centre d’études
de la danse de Kuni Chiya (1911-2011), chorégraphe d’avant-garde occultée pour ses opinions
de Gauche. Itô Mika collaborera en outre avec
Ishii Mitsutaka et Maro Akaji, premiers butôka
de Hijikata Tatsumi et fut proche des courants
underground du Happening se développant alors
au Japon.
La beauté agressive, androgyne d’Itô Mika,
son choix d’opérer dans des lieux dépréciés
(boîtes de nuits, cabarets) la singularisent dans
le monde de la danse. Demeurant marginale,
Itô Mika en costume
surréaliste d’oiseau de nuit
enchaîné. Titre : « Festival
des arts de la ville, un
groupe d’art moderne brûle
les planches » (Machi no
geijutsusai, modan-aato
guruupu no netsuenburi) .
Scène extraite de Oo-jô no
monogatari [Histoire d’O]
© d.r.
140
Critique d’art 47
Itô Mika: the Imaginal Moulting of the Striptease
7. A weird and racy genre
of the Taishô –close to the
Grand-Guignol– which had
echoes in B movies.
8. Her husband, Itô
Bungaku (1934-), published
her biography: Hadaka
no nyôbô, rokujûnendai
o shippû no gotoku
kakenuketa zen ei buyôka
Itô Mika, Tokyo: Sairyûsha,
2010.
away from it by an absence of reference to any kind
of Japaneseness. She created a non-genre,
challenging “great art” in dance. Her provocative
aesthetics revealed a taboo swathe of modern
Japan’s urban counter-culture associated with the
eroguro.7
Major artists like the illustrator Uno Akira (1934-),
the composer Ichiyanagi Toshi (1933-) and the
painter Kaneko Kuniyoshi (1936-2015) worked with
her. Itô Mika, who was a physical education teacher
in civilian life (like the butôka Ôno Kazuo), had studied
classical dance and been trained at the Dance Study
Centre run by Kuni Chiya (1911-2011), an avantgarde choreographer black-balled for her leftist
views. Itô Mika also worked with Ishii Mitsutaka and
Maro Akaji, Hijikata Tatsumi’s first butôka, and was
close to the underground happening movements then
developing in Japan.
Itô Mika’s aggressive and androgynous beauty,
and her decision to work in disparaged places
—nightclubs and cabarets—singled her out in the
dance world. Remaining on the sidelines, and
pigeonholed in the Angura—the underground which
included Terayama Shûji and Kara Jûrô—, Itô Mika
was regarded as an artistic stripper, like Rita Renoir
in France. She died at the age of 34 from carbon
monoxide intoxication while she was taking a bath,
and the archives covering her life and work are few
and far between.8
Hijikata and the strip
Itô Mika did not join his troupe, but in 1961 she was
part of Hijikata Tasumi’s circle, taking part with him in
Fujii Kunihiko’s Niguro to kawa, and then the 1963
happening Sweet Sixteen. Hijikata Tatsumi used the
striptease as training for his dancers, to rid them of
their inhibitions and also pay for his butô. He
choreographed cabaret shows and even, in 1964, a
review at the Nichigeki, Tokyo’s large music-hall. In
1971, he offered pieces to the Shinjuku Art Village of
Kabuki-chô, where there were fûzoku-ten (kinds of
brothels) and strip clubs. Pavement advertising,
photographs and slogans suggested a racy
Critique d’art 47
141
Itô Mika : la mue imaginale du striptease
8. Son mari, Itô Bungaku
(1934-), publia sa biographie :
Hadaka no nyôbô, rokujûnendai
o shippû no gotoku kakenuketa
zen.ei buyôka Itô Mika, Tôkyô :
Sairyûsha 2010.
9. Traduit par Shibusawa
Tatsuhiko
classée dans l’Angura – underground incluant
Terayama Shûji ou Kara Jûrô –, Itô Mika fut
considérée comme une stripteaseuse artistique,
telle Rita Renoir en France. Disparue à trentequatre ans suite à une intoxication au monoxyde
de carbone alors qu’elle prenait son bain, il subsiste peu d’archives sur elle et son œuvre8.
Hijikata et le strip
Sans entrer dans sa troupe, Itô Mika fut, dès
1961, dans l’orbe de Hijikata Tatsumi en participant avec lui à Niguro to kawa de Fujii Kunihiko, puis au happening Sweet Sixteen de 1963.
Hijikata Tatsumi utilisa le striptease comme
training de ses danseuses, pour les désinhiber
et aussi financer son butô. Il chorégraphia des
shows de cabarets et même, en 1964, une revue
du N
­ ichigeki, le grand music-hall de Tôkyô. En
1971, il donna des pièces au Shinjuku Art Village
de Kabuki-chô où s’alignaient fûzoku-ten (genre
de bordels) et strip-clubs. Publicité sur le trottoir,
photographies et slogans laissaient croire à un
spectacle osé comme attendu à cet endroit. Ses
pièces d’ankoku butô, avec filles nues poudrées
de blanc, tiraient vers un nude show expressionniste pouvant séduire le quidam. Cette mise de
l’art à l’épreuve d’un regard non préparé, hors
d’un cercle d’initiés, caractérisait la démarche
de Hijikata Tatsumi. En 1969, il donna des shows
au Space Capsule, la discothèque où se produisait Itô Mika. Ses danseurs, Ishii Mitsutaka et
Maro Akaji, avaient participé dès 1967 à l’adaptation par le Bizaaru Baree Guruupu d’Histoire
d’O de Pauline Réage9.
Space Capsule
Ouverte en 1968 à Akasaka, cette discothèque futuriste tapissée d’acier poli et de spots, évoquant
un module lunaire, fut conçue par l’architecte
Kurokawa Kishô (1933-), membre du groupe
­Metabolism. Des shows de mode et d’avant-garde
s’y déroulaient sous les striures des s­ troboscopes.
On y croisait les artistes ­Terayama Shûji, Kara
142
Critique d’art 47
Itô Mika: the Imaginal Moulting of the Striptease
9. Translated by Shibusawa
Tatsuhiko.
spectacle, as would be expected in such a venue.
His ankoku butô pieces, with white-powdered naked
girls, veered towards an Expressionist nude show
capable of seducing ordinary guys. This art
production testing an unprepared eye, outside the
circle of the initiated, hallmarked Hijikata Tatsumi’s
approach. In 1969, he put on shows at the Space
Capsule, the discotheque where Itô Mika performed.
In 1967, his dancers, Ishii Mitsutaka and Maro Akaji,
took part in the adaptation by the Bizaaru Baree
Guruupu of Pauline Réage’s Histoire d’O.9
Space Capsule
This futuristic discotheque, which opened in 1968 in
Akasaka, lined with polished steel and spots,
conjuring up a lunar module, was designed by the
architect Kurokawa Kishô (1933-), a member of the
Metabolism group. Fashion and avant-garde shows
were held in it beneath stroboscopic lighting. At
them, you might bump into the artists Terayama
Shûji, Kara Jûrô, Hijikata Tatsumi, and Okamoto Tarô,
writers like Mishima Yukio, the poet Yoshioka Minoru,
and others.
In it, Itô Mika put on dances of erotic works like
Kurita Isamu’s Aido and Sade’s Justine. The kitsch
signature and the provocative themes were akin to
the floor shows of the day, but Itô Mika challenged
and unravelled the metabolic data of the Japanese
woman. She retained the heretical part of the butô of
Hijikata Tatsumi’s masculine period—“anal”,
according to this latter—from Kinjiki (1959) to
Nikutai no haran (1968). He then focused on the
feminine aspect with the Hakutôbô troupe, where Itô
Mika might have been a “muse”, like Ashikawa Yôko
and Kobayashi Saga.
The power behind the Bizaaru Baree Guruupu was
the tormented female figure of Itô Mika, both
predator and victim—somewhere between SacherMasoch’s Wanda and Justine—giving birth to a
utopian, at times morbid body, in the metallic
shimmer of the Space Capsule. Imaginal moulting of
an unknown creature, metabolism of a fantasy
woman who, like the violent butterfly, was an
Critique d’art 47
143
Itô Mika : la mue imaginale du striptease
Jûrô, Hijikata Tatsumi, Okamoto Tarô, des écrivains dont Mishima Yukio, le poète Yoshioka
Minoru, etc.
Itô Mika y monta des chorégraphies d’œuvres
érotiques comme Aido de Kurita Isamu ou
­Justine du Marquis de Sade. La signature kitsch,
les thèmes provocants étaient proches des floorshows de l’époque, mais Itô Mika y défia et défit
les données métaboliques de la femme japonaise.
Elle retint la part hérétique du butô de la période masculine de Hijikata Tatsumi – « anale »
selon ce dernier – de Kinjiki (1959) à Nikutai no
­haran (1968). Il se focalisa ensuite sur le féminin
avec la troupe Hakutôbô dont Itô Mika aurait pu
être une « égérie », comme Ashikawa Yôko ou
­Kobayashi Saga.
La force du Bizaaru Baree Guruupu fut la figure féminine tourmentée d’Itô Mika, prédatrice
et victime – entre Wanda de Sacher-Masoch et
Justine – accouchant d’un corps utopique, parfois morbide, dans les chatoiements métalliques
du Space Capsule. Mue imaginale d’une créature
inconnue, métabole d’une femme-phantasme
qui, pareille au violent papillon, fut une hérésie
éphémère au cœur de la modernité normative
d’un Japon en pleine euphorie capitaliste. Itô
Mika rejoint là les silhouettes impies du butô de
Hijikata Tatsumi qui disait que le corps était la
chose la plus étrangère au monde.
Repères biographiques :
1958 : Itô Mika étudie avec Kuni Chiya et Kuni
Masami
1960 : Dance action-2 avec Matsumae Minako,
Kawana Noboru et d’autres / Kawaita zô de Kuni
Chiya.
1961 : Kiiroi jikan de Kuni Masami / Niguro to
kawa de Fujii Kunihiko
1963 : Performing Festival Sweet Sixteen, happening au Sôgetsu Hall, Tôkyô
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Critique d’art 47
Itô Mika: the Imaginal Moulting of the Striptease
ephemeral heresy at the heart of the norm-bound
modernity of a Japan in the thick of capitalist
euphoria. Itô Mika here joins the impious silhouettes
of Hijikata Tatsumi’s butô—he who said that the body
was the most alien thing in the world.
Translated from the French by Simon Pleasance
Bruno Fernandes is a
freelance researcher,
formerly from Langues’O.
His field work as an
improviser (percussion
instruments), in touch with
the Japanese underground
(free-rock, noise, butô,
performances) would involve
him in real research into the
history of those movements
in Japan. He is in charge of
the Délashiné collection (at
Les Presses du réel) devoted
to 20th Japanese countercultures. He has published
Pornologie vs capitalisme :
le groupe de happening
Zero Jigen, Japon 19601972 (Les Presses du réel,
2013), “Yotsuya Simon,
the Metabolic Magician”
(in Pavilionesque : Art &
Theater Magazine, no. 1,
2015), Vocations de l’ombre,
Haino Keiji, une autre voix/
voie du rock (Les Presses du
réel, 2016).
Biographical notes:
1958: Itô Mika studied with Kuni Chiya and Kuni
Masami
1960: Dance action-2 with Matsumae Minako,
Kawana Noboru and others / Kawaita zô by Kuni
Chiya.
1961: Kiiroi jikan by Kuni Masami / Niguro to kawa
by Fujii Kunihiko
1963: Performing Festival Sweet Sixteen, happening
at the Sôgetsu Hall, Tokyo
1965: Duo with Aozu Yoshiko for Karubadosu no kai,
a literary group to which Tamura Taijirô belonged
1967: Itô Mika put on a stage version of Histoire d’O
by Pauline Réage
1968: Itô Mika adapted Aido no keifu by Kurita
Isamu / Bokushin no gogo, Rashômon de Wakamatsu
Miki and Tsuda Ikuko
1969: Show window by Saotome Yukio, at the Tokyo
art museum/ Shizuka na umi no kyôhu at the Space
Capsule, visited by Hijikata Tatsumi
1970: Itô Mika put on Yuki Onna / Accidental death
of Itô Mika by asphyxiation while taking a bath.
Critique d’art 47
145
Itô Mika : la mue imaginale du striptease
1965 : Duo avec Aozu Yoshiko pour Karubadosu
no kai, groupe littéraire dont fait partie Tamura
Taijirô
1967 : Itô Mika monte une version scénique
d’Histoire d’O de Pauline Réage
1968 : Itô Mika adapte Aido no keifu de ­Kurita
Isamu / Bokushin no gogo, Rashômon de
­Wakamatsu Miki et Tsuda Ikuko
1969 : Happening en vitrine de Saotome Yukio, au
musée d’art de Tôkyô / Shizuka na umi no kyôhu
au Space Capsule où passe Hijikata ­Tatsumi
1970 : Itô Mika monte Yuki Onna / Décès accidentel d’Itô Mika par asphyxie en prenant son bain.
Bruno Fernandes est
chercheur indépendant, ancien
des Langues’O. Son expérience
de terrain comme improvisateur
(percussions), au contact de
l’underground japonais
(free-rock, noise, butô,
performances) l’engagera dans
une vraie recherche sur l’histoire
de ces mouvements au Japon. Il
dirige la collection Délashiné
(aux Presses du réel) consacrée
aux contre-cultures japonaises
du XXe siècle. Il a publié
Pornologie vs capitalisme : le
groupe de happening Zero
Jigen, Japon 1960-1972 (Les
Presses du réel, 2013),
« Yotsuya Simon, the Metabolic
Magician » (dans Pavilionesque :
Art & Theater Magazine, no 1,
2015), Vocations de l’ombre,
Haino Keiji, une autre voix/voie
du rock (Les Presses du réel,
2016).
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