Europe : « hymne à la joie » ou « bonjour tristesse »

Transcription

Europe : « hymne à la joie » ou « bonjour tristesse »
Vie du droit
Europe : « hymne à la joie »
ou « bonjour tristesse » ?
Dernière leçon de Melchior Wathelet
Je n’ai pas donné ma dernière leçon en lisant un texte, ce qui m’a posé
quelques problèmes lorsqu’après le cours cet article m’a été demandé. J’ai essayé
d’être fidèle autant que possible à l’exposé oral qui a été enregistré mais j’ai été
obligé, pour respecter les exigences de l’écrit, d’enlever ce qui à l’oral permet
d’être plus explicite, plus clair, plus insistant et aussi de faire rire ou sourire … Je
doute que le texte écrit provoque les mêmes éclats de rire que ceux qui meublent
les excellents souvenirs qui me restent de cette belle fête organisée par la Faculté.
Merci, Monsieur le Recteur, Madame et Monsieur les Doyens, chers collègues,
chers étudiants pour ces belles années de professorat si bien ponctuées par ce
9 mai 2014. Merci aussi à mon assistant, Jonathan Wildemeersch, pour sa complicité avec Madame le Doyen dans l’organisation de cette journée et son magnifique discours d’introduction.
Monsieur le Recteur,
Monsieur l’Administrateur de l’ULg,
Madame le Doyen de la Faculté de droit, de science politique et de criminologie de l’Université de Liège,
Monsieur le Directeur général et Doyen de HEC-Ecole de gestion de
l’Université de Liège,
Monsieur le Doyen de la Faculté de droit de l’UCL,
Monsieur le Secrétaire d’État Melchior Wathelet (cela me fait toujours un
drôle d’effet !),
Mesdames et Messieurs les Députés et Mandataires politiques,
Chers Collègues Professeurs de Liège, de Louvain, de Paris Dauphine, de
Lille, de Dijon, et parmi ces derniers, je salue tout particulièrement Jean-Claude
Bouchard qui m’a permis d’embrasser la carrière d’avocat pendant quelque dix
ans en France,
Chers étudiants,
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556 ◆ Europe : « hymne à la joie » ou « bonjour tristesse » ?
Mesdames, Messieurs et surtout
Chers amis,
Tous les enterrements marquent la fin d’une vie, qu’il s’agisse de la
vie tout court, de la vie de jeune homme ou encore de la vie professionnelle.
Avec toutes sortes d’incertitudes, dans la joie ou la tristesse, nous espérons toujours que la vie qui suivra, si on y croit, sera longue et heureuse voire
éternelle, qu’il s’agisse du paradis, du mariage ou de la retraite.
L’enterrement d’aujourd’hui, à savoir celui de ma vie de professeur à
l’ULg, est très spécifique. Non seulement parce qu’on ne doit pas y pleurer mais
bien mieux parce qu’en réalité, ma vie de professeur à l’ULg n’est pas terminée.
On sait que la Belgique est le pays du surréalisme : vous devez savoir
qu’en réalité, mon dernier cours ne sera pas le dernier.
Vous avez évidemment droit à un mot d’explication.
Quand Madame le Doyen m’a proposé d’organiser cette fête à l’occasion
de mon dernier cours, puisque j’avais atteint l’âge fatidique des 65 ans, j’ai
volontiers accepté et l’en ai remerciée mais elle m’a immédiatement demandé
de continuer à enseigner, ce que j’ai également accepté mais non sans exprimer
ma surprise : pourquoi en effet ne pas remettre la fête au véritable dernier
cours ?
« Mais », me dit-elle « vous allez changer de statut ». « Vais-je avoir une
promotion ? » lui demandai-je. « Non » me répondit-elle, « mais l’Université ne
pourra plus vous payer ».
En réalité, même si l’Université ne pouvait l’indiquer sur l’invitation, l’on
me fête pour mon « dernier cours payé » et je vous avertis dès à présent que vous
ne serez pas invités à mon deuxième dernier cours !
Quant à ce cours, il sera différent de tous les autres et pour plusieurs
raisons.
D’abord, parce que je peux rassurer mes étudiants : ce que je vais dire
n’est pas dans la matière !
Ensuite, parce qu’il y a très longtemps (cela devait se situer dans les
années ’70), que je n’avais plus eu devant moi autant d’étudiants à peine plus
jeunes que moi…
Ensuite, encore, parce que s’il s’agira d’un cours de droit, je tiendrai
compte du fait que tous les étudiants d’aujourd’hui ne sont pas candidats juristes
ou juristes accomplis.
Et enfin, parce que je veux le dédier à un groupe particulier de personnes,
à toutes celles et ceux qui, avec mes parents, m’ont si bien transmis les bons
outils pour comprendre et apprendre, que cela en est resté un plaisir.
Vu mon âge, beaucoup d’entre eux nous ont quittés et je pense particulièrement aux deux professeurs dont j’ai été l’assistant en cette Université de
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Revue de la Faculté de droit de l’Université de Liège – 2014/3 ◆ 557
Liège, le professeur Stassart en Économie et le professeur Joliet en Droit européen. Mais j’ai la chance d’avoir pu inviter beaucoup de ceux qui sont toujours
parmi nous et dont certains flirtent avec les 90 ans. Je salue en particulier mon
instituteur de la première à la cinquième primaire, Monsieur Engels, mon professeur de Poésie et de Rhétorique devenu romancier, Monsieur Willy Deweert,
mon professeur de Gymnastique (ce qui prouve que je ne suis pas rancunier),
Monsieur Philippe Dubucq et les professeurs de cette Faculté qui m’ont donné
cours, Madame Irma Moreau-Margrève, Messieurs Léon Dabin et Paul Delnoy.
Lucien François, mon professeur de philosophie du droit, que j’avais invité, n’a
pu nous rejoindre mais il m’a donné de grandes raisons d’espérer. Il a en effet
80 ans et n’a pas pu venir aujourd’hui parce qu’il … donne cours.
Je voudrais saluer enfin le doyen honoraire de notre Faculté qui n’a pu
nous rejoindre aujourd’hui pour raisons de santé, Georges de Leval, puisque
c’est lui qui, en 2004, m’a fait revenir comme professeur dans l’Université où
j’ai fait mes études.
À tous ces enseignants, je dédie cette phrase qui décrit si bien cette merveilleuse tâche qui est celle d’enseigner :
« Allumer l’étincelle sous la brindille de la curiosité intellectuelle, rester
curieux de voir à quelle sorte de feu elle va donner naissance et surtout toujours
recommencer s’il s’éteint ».
J’ai également choisi une date symbole pour ce dernier cours puisqu’il se
donne un 9 mai, tout un symbole pour un professeur de droit européen, un peu
comme si un professeur de droit constitutionnel pouvait donner cours un 21 juillet.
Rappelez-vous : le 9 mai 1950, c’est la date de la déclaration Monnet –
Schuman qui marque le véritable départ de l’intégration européenne au travers
de la CECA et reste un superbe exemple de bonne compréhension de l’Histoire.
Ce cours sera divisé en trois parties dont vous connaissez déjà le titre des
deux premières : « Hymne à la joie », c’est un peu ce que j’ai appris ; « Bonjour
tristesse », c’est un peu ce que j’ai progressivement enseigné et enfin une troisième qui ne sera évidemment ni « l’Hymne à la joie », ni « Bonjour tristesse »
mais dont je vous réserve la surprise du titre et qui sera mon testament.
Ne soyez pas triste, un testament ça n’existe et cela ne peut se faire que
quand on est bien vivant !
1. « Hymne à la joie »
En vérité, j’ai été bercé par deux mélodies européennes tout au long
de ma formation. La première mélodie, c’est un projet politique international
innovant, qui est d’ailleurs resté unique dans le monde et dont il a fallu que ce
fût Hillary Clinton qui le qualifia de la plus belle aventure du XXe siècle.
Et la deuxième mélodie, c’est un ordre juridique tout à fait nouveau, tellement original que les juristes l’ont qualifié de sui generis.
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VIE DU DROIT
558 ◆ Europe : « hymne à la joie » ou « bonjour tristesse » ?
Projet politique international innovant qui a apporté des choses extraordinaires : tout d’abord, la paix avec, comme je le disais tout à l’heure, un exemple
de bonne compréhension de l’histoire, puisque le 9 mai 1950, la déclaration
Monnet – Schuman tire les leçons des erreurs de 1918 et du traité de Versailles,
où les vainqueurs ont humilié les vaincus, ont voulu leur faire payer les conséquences de la guerre, ont décidé de les occuper. Cela n’a fait que les révolter
pour finalement les conduire au nazisme. Mais, d’un autre côté, on est en 1950
et on ne peut pas faire tout de suite confiance aux Allemands, comme si rien ne
s’était passé. On ne peut pas leur dire « vous êtes bons, vous êtes gentils, gardez
vos armes, nous vous faisons confiance ». D’où cette idée extraordinaire, entre
vainqueurs et vaincus, de créer quelque chose au-dessus d’eux, de supranational
qui allait devenir la CECA. Des institutions auxquelles ils vont bien entendu
tous participer, mais qui auront le pouvoir de décider dans les compétences
mises en commun. Plutôt que de laisser à chacun le charbon et l’acier, qui
étaient à l’époque les matières premières essentielles pour faire les armes, ils
vont les gérer ensemble. Franchement, par rapport aux périodes antérieures,
c’est une fameuse réussite, car si les Allemands et les Français se sont souvent
fait la guerre, nous vivons le plus long entracte depuis très, très longtemps.
Deuxième apport de ce projet politique, même si aujourd’hui on parle de
crise, c’est la prospérité. Nous avons été et restons dans l’ensemble du monde,
une des régions les plus prospères en termes de production, de technologie, de
consommation et c’est évidemment parce qu’on a fait la paix et l’intégration
européenne que nous y sommes parvenus.
La paix, la prospérité mais aussi la démocratie, puisqu’en 1989 à la chute
du mur de Berlin, nous avons pu intégrer dans l’Union européenne des pays qui
malheureusement n’avaient fait que de changer de dictature en 1945.
Paix, prospérité, démocratie, droits de l’homme, valeurs à vocation universelle : quelles innovations extraordinaires pour un projet politique international. D’ailleurs, pour mieux l’apprécier, il suffit de se souvenir ou de regarder
à l’extérieur : 20 millions de morts en 14-18, 90 millions en 40-45, le génocide rwandais en 94 et aujourd’hui, la Syrie, l’Egypte, la Lybie, l’Afghanistan,
l’Ukraine, Gaza, la misère et ces 120 millions de jeunes filles dont des études
sérieuses nous disent qu’elles seront mariées de force avant 2020.
Deuxième mélodie, un nouvel ordre juridique. Un ordre juridique qui a
créé une nouvelle méthode de gouvernance internationale avec, aux côtés du
Conseil qui représente les États et du Parlement européen qui sera élu au suffrage universel, l’institution d’une Commission censée incarner l’indépendance
vis-à-vis des États et la supranationalité. Cette méthode de gouvernement international n’est plus fondée sur l’unanimité, qui est la règle en droit international
et à laquelle on renonce progressivement au profit de la règle de la majorité
qualifiée. Nouvelle méthode de gouvernance internationale, objet de mon premier cours, le cours de droit institutionnel de l’Union européenne. Le deuxième
cours, celui de contentieux européen, concerne le pouvoir judiciaire et surtout
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cette fameuse Cour de justice, où j’ai le plaisir de travailler. Cette Cour de justice qui a le pouvoir – fait rare en droit international – de sanctionner les États
qui violent le droit européen et leurs nombreuses infractions. Les sanctionner
y compris financièrement. Et c’est aussi cette Cour de justice qui a jugé que ce
système que les États avaient mis en œuvre par le Traité de Rome, cette Communauté, cette Union dont on parle aujourd’hui, ne pouvait fonctionner sans
que soient proclamés certains principes de base pourtant contestés par les États :
je parle de ces arrêts fondamentaux datant de plus de 50 ans et dont même les
non-juristes comprendront la portée.
Un camion de l’entreprise Van Gend en Loos passe la frontière belgo
néerlandaise en 1962 et les Pays-Bas lui réclament des droits de douane, alors
que le Traité de Rome est on ne peut plus clair, même pour des non-juristes,
puisqu’il prescrit tout simplement que « les droits de douane sont interdits entre
les États membres ». Au travers d’une procédure préjudicielle, le dossier arrive
à la Cour de justice où, s’inspirant du droit international classique, les Pays-Bas
vont plaider que ce texte du Traité ne lie entre eux que ceux qui l’ont signé, à
savoir les États membres et que donc les citoyens et les entreprises ne peuvent
s’en prévaloir. La Cour de justice a refusé cette thèse en proclamant l’effet
direct du droit européen, c’est-à-dire le droit pour les citoyens et les entreprises
de l’invoquer directement devant un juge, même contre un État. Si elle avait
donné raison aux Pays-Bas, les frontières intra-européennes n’auraient jamais
disparu et il n’y aurait jamais eu de Marché commun. Cet arrêt Van Gend en
Loos date de 1963 et comme le disait Robert Lecourt, Premier Président de la
Cour de justice, l’effet direct c’est non seulement le droit pour les citoyens de
demander au juge de lui appliquer le droit européen et plus particulièrement de
lui reconnaître les droits que celui-ci lui confère, mais c’est aussi « l’obligation
pour le juge de faire usage de ces textes quelle que soit la législation du pays
dont [le citoyen] relève, que celui-ci soit en conflit avec son État ou avec un
autre citoyen ».
La primauté du droit européen ensuite.
À ce principe qui veut que la règle commune ait la préséance, les États ne
sont pas habitués non plus en droit international classique. Il faut dire que très
souvent les États signent entre eux de longs textes, qu’ils s’empressent d’essayer
de ne pas respecter … En caricaturant, je dirais qu’en droit international classique, les États prennent des engagements par traité mais les respectent … s’ils
le veulent bien. Ce caractère potestatif du droit international est lié, malgré
l’existence d’une responsabilité internationale, à la faiblesse des sanctions, voire
même à leur absence pour les plus forts des États.
Dans l’affaire Costa c. Enel de 1964, l’Italie plaidait qu’il y avait bien
sûr le Traité de Rome signé en 1957 avec les cinq autres pays mais que depuis,
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VIE DU DROIT
L’effet direct d’abord.
560 ◆ Europe : « hymne à la joie » ou « bonjour tristesse » ?
elle avait changé sa propre loi. Or, selon un vieil adage de droit romain : lex
posterior derogat legi anteriori. Autrement dit, quand le contrat ne me convient
plus, j’applique la règle que je décide tout seul ! La Cour de justice a refusé cette
thèse : la règle commune ne peut être modifiée qu’en commun et elle prévaut
donc sur toutes les règles nationales qu’elles soient antérieures ou postérieures.
C’est évident pour chacun mais, en droit international, c’est une révolution.
2. « Bonjour tristesse »
Progressivement, le projet politique va s’obscurcir. C’est, par conséquent,
l’ordre juridique qui va également s’assombrir, parce que, finalement, le droit
n’est jamais qu’un instrument au service d’un projet politique. Le droit aussi
sera donc victime de l’indécision et de la complexité.
D’abord, sur l’idéal européen, les divergences apparaissent. Certains
veulent une Communauté efficace et solidaire, à l’intérieur et à l’extérieur.
Pour d’autres, la Communauté européenne, ce n’est qu’un supermarché, où
l’on s’échange des biens et des services. Pour certains, l’Europe, c’est une politique étrangère commune, une politique de défense commune. Pour d’autres,
les Américains et l’OTAN, ça suffit. Pour certains, l’Europe, c’est un modèle
social européen, pour d’autres, c’est le libéralisme économique. Tony Blair,
socialiste anglais, disait « en économie, nous sommes tous des thatchériens ».
Autrement dit, sur l’idéal, vont s’opposer progressivement les tenants du plus
petit commun multiple et ceux du plus grand commun dénominateur. Les ambitions rétrécissent, ce qui en politique se traduit dans le budget. Alors qu’avant,
on venait mettre des choses en commun dans le budget de l’Union européenne,
aujourd’hui on vient y rechercher son argent, ou dans une langue particulièrement illustrative, « I want my money back » ou encore « rends-moi mon fric ! ».
Le budget européen n’est plus du tout l’œuvre commune ; il est même devenu
minuscule : moins d’un euro par jour par habitant, 1 % du PIB de l’Union européenne alors que le budget belge représente 44 % du PIB belge. Le budget d’une
année de l’Europe, c’est la cagnotte, les réserves de cash placées à l’étranger
pour des raisons fiscales par la multinationale General Electric.
J’ai relevé trois déclarations pour vous indiquer le « Bonjour tristesse » croissant. En l’an 2000, alors qu’il y avait douze États membres de l’Union européenne,
Monsieur Lamassoure, député européen français, Président de la Commission des
finances du Parlement européen, avait remarqué : « il y en a 11 qui pensent au budget européen et un qui pense à son argent ». Je vous laisse deviner qui !
En 2006, avec 25 États membres, Jean-Luc Dehaene remarquait lors de
la négociation du budget, qu’il y avait « trois ou quatre Thatcher autour de la
table ».
En 2013, Monsieur Lamassoure, de nouveau à l’occasion du budget : « il
y a vingt-sept Thatcher autour de la table, vingt-sept bûcherons qui ne songent
qu’à scier le tronc de leur arbre ».
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Revue de la Faculté de droit de l’Université de Liège – 2014/3 ◆ 561
Un peu comme si l’Europe fonctionnait à reculons.
En 2004, nous accueillons les pays du centre et de l’est de l’Europe. Cela
devait être une fête merveilleuse. On leur avait dit : « venez, vous roulez en
Trabant qui puent, nous avons des Golf de dernière technologie, vous avez la
TV en noir et blanc, nous avons la TV en couleur, nous avons le bon système,
vous avez le mauvais, vous êtes pauvres, nous sommes riches, vous n’avez rien à
consommer, nous consommons, vous devez demander pour partir à l’étranger,
nous y allons quand nous voulons, venez, rejoignez le bon modèle ! ». Les voilà
qui arrivent et tout à coup nous trouvons que c’est trop tôt, un peu comme
si nous leur reprochions de partager notre repas, alors que nous les y avions
invités. Et nous inventons le plombier polonais, ou pire encore, on entend dire
et je cite : « Qu’ils aillent se faire foutre les Lituaniens ! T’en connaîs toi, des
Lituaniens ? J’en ai jamais vu un seul », telles sont les déclarations sur France 2
en 2004 de Jean-Luc Mélenchon, parlementaire européen.
Le mandat d’arrêt européen, nous l’avons moins voulu que les États-Unis
ne nous l’ont réclamé pour éviter l’éparpillement de nos systèmes judiciaires et
de recherche d’infractions qui favorise la criminalité internationale. Le moteur
franco-allemand, qui est normalement l’aiguillon de l’intégration européenne,
tourne de plus en plus au « ich liebe dich, moi non plus ». Soudain, les États qui
avaient décidé de réduire les déficits budgétaires et imposé la fameuse norme
des 3 %, trouvent que la règle n’est pas bonne, un peu comme si vous aviez une
coalition des chauffards pour modifier le code de la route.
Et pendant ce temps, le budget européen diminue, alors qu’on déclare
vouloir la croissance et l’emploi. Mais est-ce compatible avec la diminution du
budget des infrastructures, du budget Erasmus pour les étudiants, du budget de
la recherche, de l’Europe de l’avenir ?
Et last but not least, l’Europe est devenue le bouc émissaire, la cause
de tous nos maux. Pour beaucoup, c’est confortable car, au fond, dans notre
époque qui fait la part belle au populisme, a l’habitude de trouver « un autre » à
qui imputer tous les maux, il y a des populismes dérangeants ou illégaux, qu’il
s’agisse de viser les juifs, les arabes, les noirs, les femmes, les vieux. Par contre,
critiquer l’Europe, c’est du populisme élégant. Et on aime y croire malgré tous
les arguments rationnels. Quel plaisir de dire que l’Europe n’est pas démocratique ! Même si c’est un Parlement élu au suffrage universel qui prend avec
les gouvernements de vingt-huit démocraties les plus grandes décisions européennes. Même si la Commission européenne est composée de commissaires
qui sont élus par et sont responsables devant le Parlement européen qui peut
les faire démissionner. Même si le Conseil européen de M. Van Rompuy est
composé des chefs d’État ou de gouvernement de vingt-huit démocraties, ayant
tous la confiance de leur Parlement. Mais que l’Europe n’est pas démocratique,
ça marche comme slogan. Peut-être parce qu’en Europe de l’Ouest en tout cas,
malgré les images des journaux télévisés, on a oublié ce qu’était une dictature.
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VIE DU DROIT
562 ◆ Europe : « hymne à la joie » ou « bonjour tristesse » ?
Autre slogan : « l’Europe, c’est la mondialisation », comme s’il suffisait de
supprimer l’Union européenne pour arrêter la mondialisation…
Et ce ne sont pas les contradictions qui gênent les organisateurs d’un
défilé lors de la dernière campagne électorale européenne lorsqu’ils inscrivent
leur slogan : « non à Bruxelles, oui à la France », sur de superbes tee-shirts …
made in Bangladesh. Comme si nous pouvions avoir un monde où nous ne
devrions rien acheter aux Chinois, où nous pourrions tout acheter chez nous,
aux mêmes prix bien sûr et où, en même temps, les Chinois continueraient
d’acheter nos produits !
Autre contradiction, Peugeot fait l’objet de toutes les attaques syndicales
et politiques, alors qu’il est celui des trois constructeurs automobiles français
qui a gardé le plus d’activités productives sur le sol français, les difficultés de
l’entreprise s’étant d’ailleurs apaisées avec l’entrée dans son capital notamment
d’un investisseur chinois … Autre critique récurrente de l’Europe : l’euro à
1,35 dollars est trop fort, il empêche d’exporter ! C’est tout de même étrange,
puisque l’Union européenne est en excédent commercial alors que beaucoup
de pays européens qui s’en plaignent ont une balance commerciale déficitaire
vis-à-vis des autres pays de la zone euro, ce qui n’a donc rien à voir avec notre
monnaie. Et en plus, personne ne dit que si l’euro était à parité avec le dollar,
le litre de diesel ou d’essence coûterait bien plus cher.
Un mot également sur la bureaucratie européenne, alors qu’il y a moins
de fonctionnaires à la Commission de Bruxelles qu’à la ville de Paris.
Ce qui est douloureux ou difficile, c’est toujours l’Europe qui le décide.
J’étais récemment dans un taxi parisien et demandais au chauffeur ce qu’il
pensait de la règle qui lui impose d’allumer ses phares de croisement pendant
la journée. La réponse a fusé et j’en ai deviné l’opinion du pilote : « c’est encore
l’Europe ! » et j’ai bien ri de son étonnement et de son embarras quand j’ai eu le
plaisir de lui dire que cette mesure était purement franco-française …
Sur des problèmes plus sérieux, que n’entend-on pas de reproches à
l’égard de la Banque Centrale européenne qui n’assurerait pas la promotion
de l’emploi et de la croissance ? Mais qui a décidé dans le Traité de Maastricht
que la Banque Centrale Européenne ne devait se soucier que de l’inflation ?
Ce sont les États, tous les États. Parce qu’en fait, l’Europe, c’est eux et nous !
Rappelons-nous l’histoire récente du plan de sauvetage financier de Chypre où
l’on entendait certains des ministres des Finances sortant de leur réunion parler
d’un très mauvais plan, européen évidemment, alors qu’il avait été décidé par
les dix-sept ministres des Finances de la zone euro et ce, à l’unanimité.
Récemment, le Commissaire belge, Karel De Gucht, a voulu réagir contre
les politiques de prix chinois sur le photovoltaïque, qu’il qualifiait de dumping.
On entend souvent dire que l’Europe est une passoire qui laisse tout entrer
chez elle alors que les autres, Chinois, Américains ou autres, sont suffisamment
habiles pour bloquer les produits européens. Face à ces critiques, l’initiative du
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Revue de la Faculté de droit de l’Université de Liège – 2014/3 ◆ 563
Commissaire européen aurait dû être bienvenue et pourtant dix-huit États sur
vingt-sept ont empêché la prise de mesures sérieuses par l’Union européenne.
C’est qui l’Europe ? C’est nous.
« Franchement, je suis Français », disait récemment Monsieur Barnier,
membre français de la Commission européenne, « mais ce n’est pas à cause de
l’Europe que la France est en déficit budgétaire depuis 1974 ». Et dans de très
nombreux pays, plusieurs responsables essaient encore de faire croire à leur
population que l’on va pouvoir taxer les seuls poids lourds étrangers alors
qu’ils savent ou doivent savoir, qu’il y a 20 ans, la Cour de justice a condamné
la République fédérale d’Allemagne pour un projet identique, contraire à la
libre circulation des marchandises. La suite de l’histoire est connue : la mesure
si sympathique proposée par les autorités nationales, qui protègent leurs nationaux contre les profiteurs étrangers, sera interdite par l’Europe !
Les divergences se multiplient donc sur le projet et ce n’est pas sans
conséquence sur l’ordre juridique européen. Celui-ci n’en est finalement que
la traduction et il va donc aussi souffrir de ces divergences croissantes et de la
complexité qui en résulte nécessairement.
Et ce pour plusieurs raisons :
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le système institutionnel européen avait été inventé pour six États ; il y a
aujourd’hui vingt-huit États membres de l’Union européenne ;
il y avait à l’époque trois petits États et trois grands ; aujourd’hui il y a six
grands et vingt-deux « petits » ;
les États ont progressivement regrignoté le pouvoir de type supranational pour le retransformer à leur profit en pouvoir intergouvernemental.
Cela a commencé il y a très longtemps avec la politique de la chaise vide
pratiquée par De Gaulle dans les années ’60 lorsqu’il s’opposait à la règle
de la majorité qualifiée en matière agricole. Puis ce fut les nombreuses
dérogations demandées par les uns et les autres et surtout par les Anglais.
Ce fut un abonnement tellement caractéristique pour ces derniers qu’elles
furent essentiellement qualifiées d’« opting out » dans la langue de leur
plus important bénéficiaire. Les Anglais sont même parvenus à négocier
des droits d’« opting back in », ce qui leur permet de revenir dans le jeu
après qu’ils s’en furent exclus ;
la Commission européenne était au depart composée de neuf membres ;
avec l’augmentation du nombre d’États membres, elle comprend
aujourd’hui vingt-huit membres, ce que tout le monde s’accorde à trouver
excessif, à tel point d’ailleurs que dans le Traité de Lisbonne, les États
(tous les États) ont prévu que la première nouvelle Commission qui prendrait ses fonctions après son entrée en vigueur comprendrait au maximum
un nombre de commissaires égal aux 2/3 du nombre d’États membres,
soit aujourd’hui dix-neuf. Cette Commission doit entrer en fonction le
1er novembre prochain et il y a tout lieu de penser qu’à l’unanimité, les
États utiliseront la possibilité de dérogation à cette règle offerte par le
VIE DU DROIT
564 ◆ Europe : « hymne à la joie » ou « bonjour tristesse » ?
Traité de Lisbonne lui-même. Il n’y a même guère de doute qu’ils seront
unanimes ! Ils maintiendront donc pour la Commission un système dont
tous considèrent qu’il n’est pas le bon !
Ces complications, ces divergences, vont se refléter dans l’ordre juridique
et dans les textes législatifs et réglementaires. J’ai parlé des grands principes,
d’effet direct, de primauté, de nouvelles méthodes de gouvernance internationale, du droit dans sa beauté sublime. Mais s’il y a des textes qui ressemblent
à ceux de Verlaine, il y a aussi le cambouis juridique où l’on trouve des textes
proches de ceux de Kafka et ce, d’autant plus qu’ils doivent être publiés dans les
vingt-quatre langues officielles de l’Union européenne, ce qui ne peut se faire
sans risque, comme à l’occasion de ce mot « copyright » qui avait été traduit par
le « droit de copier ».
Ecoutez plutôt le texte de l’article 7 de la directive 77/93 : « Les mesures
à adopter par les États membres en application de l’article 6, § 3 sont déterminées selon la procédure prévue à l’article 16 avant le terme de la période
visée à l’article 20, § 1er sous b) ». Jusque-là, ça va… L’article 14, c) est encore
plus « clair » : « Les États membres peuvent prévoir pour des cas individuels,
et sans préjudice de la procédure prévue au § 2 des dérogations à l’article 5,
§ 1er et article 12, § 1er, sous a), 3e tiret, en ce qui concerne l’exigence visée à
l’annexe IV, partie A, point 25 ». Et je vais enfin vous dire de quoi il s’agissait :
des plans de pommes de terre !
À l’instigation essentiellement des Anglais, on a pris l’habitude de définir
à l’article 1er des règlements, directives et décisions, tous les termes qui vont
être utilisés dans le texte. Cela peut évidemment être très utile mais fallait-il
vraiment aller jusqu’à définir … le lait ? Tout le monde ne savait-il pas qu’il
s’agissait du « produit de la sécrétion mammaire de la vache obtenu par une
ou plusieurs traites » ? Texte qu’il a évidemment fallu traduire dans toutes les
langues officielles de l’Union européenne. C’est de la même manière qu’on va
trouver, dans une directive sur la protection des animaux, une définition très
utile de ce que sont « les animaux ». Ce sont « les spécimens de toutes les espèces
du régime animal ». C’est fou ce qu’on a progressé…
Vous rirez aussi des exigences qu’un règlement de la Commission impose
aux poireaux pour pouvoir les appeler comme tels : ils « doivent présenter un
colori blanc à blanc-verdâtre sur au moins 1/3 de la longueur totale ou la moitié
de la partie enveloppée. Toutefois pour les poireaux primeurs, la partie blanc
à blanc-verdâtre doit avoir au moins 1/4 de la longueur totale ou entière de la
partie enveloppée ». Un peu dans le même genre, mais sur un autre produit,
le préservatif dont « la longueur ne doit pas s’écarter de plus de 10 mm et la
largeur de plus de 2 mm des valeurs nominales » : le temps de faire toutes les
mesures, la faim et l’envie auront disparu …
Ceci dit, cela arrive aussi à la Cour de justice de devoir quitter les sphères
nobles du droit, notamment pour définir aux fins de la classification douanière,
larcier
ce qui différencie les cuisses et les dos de poulet. Pour trancher ce litige aux
conséquences financières considérables, la Cour a dû juger qu’« une cuisse à
laquelle demeure attaché un morceau de dos, doit donc être qualifiée de cuisse
au sens des dispositions 02 02 b2 c3 de l’ancienne nomenclature et 02 07 415
100 de la nouvelle, si ledit morceau de dos n’est pas suffisamment grand pour
conférer au produit son caractère essentiel ». Bon appétit !
Rassurez-vous : les complications n’épargnent pas les textes juridiques
nationaux. Deux exemples entre mille, tirés du régime TVA des produits
alimentaires.
En Grande-Bretagne, si la TVA est en principe de 0 % sur les produits
alimentaires, elle est par contre de 15 % sur les confiseries. Par exception toutefois, on revient à 0 % pour les cookies, friandise nationale. Mais on remonte
au taux normal de 15 % s’ils sont recouverts totalement ou partiellement de
chocolat ! La TVA française prévoit le taux minimum pour l’achat de produits
alimentaires (où la livraison de marchandises prédomine), le taux normal pour
les restaurants (où c’est la notion de prestation de services qui est importante).
Un taux intermédiaire a toutefois été introduit pour les produits préparés et
destinés à être consommés à l’endroit où on les achète. Il est amusant de constater que ce taux intermédiaire est applicable aux produits surgelés si vous les
consommez immédiatement dans les locaux du vendeur ! C’est rare de voir
les consommateurs croquer un bloc d’épinards surgelés ! Qu’en est-il des produits vendus avec un emballage permettant la conservation du produit ? Il n’y
a pas de consommation immédiate par définition, mais la législation française
précise que les ventes de sandwichs et salades salées ou sucrées avec assaisonnement ou couverts sont toujours considérées comme des ventes en vue de leur
consommation immédiate, quel que soit leur emballage, ce qui leur vaut le taux
intermédiaire. Restent en toute hypothèse au taux réduit les viennoiseries, les
pâtisseries et les yaourts même si, comme le précise la législation, ces derniers
« sont vendus avec une cuillère ». Vous pouvez constatez que le droit s’introduit
dans les plus petits gestes de notre vie quotidienne.
Pour revenir en Belgique, j’étais ministre de la Justice quand nous avons
« fêté » les 20.000 pages par an du Moniteur belge dans les années 90. Nous en
sommes aujourd’hui à 90.000 et … nemo censetur ignorare legem, personne
n’est censé ignorer la loi.
« Hymne à la joie », « Bonjour tristesse », j’en arrive à ma troisième partie,
le testament. Celui-ci tient en trois mots : l’histoire, la réalité, le cœur.
L’histoire
« C’est le grand instructeur de la vie publique » disait Cicéron. « Si elle
ne se répète pas », disait Mark Twain, « il lui arrive de faire des rimes ou de
bégayer ». Je conseille à mes étudiants de la relire et par exemple, en ce millésime ’14, de se plonger dans « Les somnambules » de Christopher Clark qui
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566 ◆ Europe : « hymne à la joie » ou « bonjour tristesse » ?
explique comment l’Europe a marché vers la guerre avant 1914. Je leur suggère
aussi « La faillite de la paix », de Maurice Baumont, pour se rappeler comment
elle y est retournée de 1918 à 1939. Même si on ne croit plus aujourd’hui à
des grandes conflagrations du type de celles de 14 ou de 40, on ne manque
pas d’être surpris de constater combien le discours pan-serbe tenu dans les
années qui ont précédé l’attentat de Sarajevo, discours qui voulait réunir, dans
une grande Serbie, tous les Slaves du Sud, tous ceux qui parlaient serbe, même
au-delà des frontières de la Serbie, a encore des échos dans les déclarations
de Monsieur Poutine faites à l’occasion de la crise de Crimée et d’Ukraine sur
la protection de ceux qui parlent russe en dehors des frontières de la Russie.
Comme l’a écrit Maroun Labaki, journaliste au Soir, Monsieur Poutine nous
administre dans cette crise une fameuse piqûre de rappel.
Sans remonter à 1914, ni à l’holocauste, vous étiez nés, mes chers étudiants, lors du génocide rwandais d’il y a 20 ans seulement et lorsqu’a été
énoncée à la même époque par les chefs de la junte argentine, responsables de
30.000 disparus, cet horrible programme : « Nous tuons d’abord les subversifs,
ensuite leurs sympathisants, puis les indécis et enfin les indifférents ».
L’histoire, la mauvaise, peut toujours revenir si nous n’y prenons garde.
La réalité
La réalité, celle de l’Europe et du monde d’aujourd’hui.
Nous n’avons certes plus d’adversaires militaires à l’intérieur de l’Union
européenne ; nous n’avons plus non plus les deux blocs de la guerre froide,
le communisme à l’Est, le capitalisme à l’Ouest. Notre adversaire était d’un
type bien déterminé, une grande dictature mais inefficace. Aujourd’hui, nous en
avons plusieurs. Il y a, d’une part, l’instabilité du pourtour méditerranéen à nos
portes et, d’autre part, la Chine et la Russie, adversaires mais à certains égards
partenaires. Je les appellerais des « démocratures », c’est-à-dire des États où il
y a quelques éléments de démocratie avec des élections, une certaine liberté
d’expression, une économie de marché, mais où en même temps les régimes
restent très autoritaires, répriment les dissidents qui leur paraissent désagréables
et n’hésitent pas à recourir à des techniques législatives, judiciaires ou électorales que nous réprouvons.
De plus, si nous n’avons plus les mêmes adversaires à l’extérieur, nous en
avons peut-être un nouveau à l’intérieur. Et j’illustre cette idée avec Dominique
Schnapper, une sociologue française, qui se demande si, aujourd’hui, nos démocraties sont encore capables de concevoir un projet qui dépasse les intérêts de
chaque individu. Cet individu qui devient tellement indépendant qu’il en arrive
à ne plus supporter les règles qui gouvernent et garantissent sa liberté. La démocratie n’est plus alors qu’une sorte d’arbitrage entre des égoïsmes antagonistes
et opposés et qui, bien sûr, se déguisent sous des contours extrêmement généreux. D’où la tentation de certains de dire que cette démocratie va trop loin et
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Revue de la Faculté de droit de l’Université de Liège – 2014/3 ◆ 567
d’aller vers des tendances populistes, extrémistes, voire autoritaires. Et comme
l’écrit Christophe Barbier, rédacteur en chef de l’Express, à propos des élections
européennes, « si vous vous abstenez, vous allez perdre toute légitimité de râler,
et si vous allez vers l’extrémisme, vous risquez de perdre la liberté de le faire ».
À partir du moment où elle cesse d’être un idéal pour prendre le masque
de l’évidence, elle est en danger.
Et pourtant l’Europe a des atouts, même si très souvent nous boudons
notre plaisir : un capital humain fantastique, des pôles d’excellence, une large
épargne, 500 millions de consommateurs, un État de droit, l’euro et un continent pacifié.
Mais il y a aussi des défis, car l’Europe compte à la fois 7 % de la population, 20 % de la production et 50 % des dépenses sociales du monde. En
2060, plus d’un tiers de notre population aura plus de 60 ans alors qu’en
Algérie, 70 % des Algériens auront moins de trente ans. En 2040, la Chine
sera responsable de plus de la moitié du PIB mondial et, avec l’Inde, sera sur
le plan économique au moins au même niveau que les États-Unis. Comme dit
Cohn-Bendit : « En 2050, il n’y aura plus aucune puissance européenne dans
le G8 ». Par contre, l’Union européenne pourrait toujours y être. J’aime aussi
beaucoup cette phrase de Paul-Henri Spaak, ministre des Affaires Etrangères de
Belgique dans les années 50, qui disait qu’« en Europe, il n’y a que des petits
pays. Il y en a qui le savent et d’autres qui ne le savent pas ». J’adore aussi cette
réflexion très humoristique de Jean-Claude Juncker, Premier Ministre luxembourgeois, qui, recevant le Président chinois, lui disait : « Cher collègue, nos
deux pays représentent 1.500.000.000 d’habitants ! ». Ce n’est évidemment pas
faux, mais il avait ajouté : « Quand je me retrouve tout seul, je me dis que je
n’y compte que pour 400.000 ». Autrement dit, ne compter que sur des politiques nationales dans un marché mondial, c’est se condamner à l’impuissance
publique. L’Europe est le seul niveau auquel nous pouvons rester maîtres de
notre destin même si cette Europe, nous devons la modifier, la critiquer car ses
politiques sont loin d’être parfaites. Mais ce n’est pas parce que je n’aime pas la
politique communale liégeoise que je ne suis plus liégeois, que je n’aime pas la
politique belge que je ne me sens plus belge, alors qu’en Europe, très souvent,
parce qu’on n’aime pas les politiques européennes, on ne veut plus l’Europe.
L’Europe, c’est le seul instrument pour demain, même s’il faut mieux l’utiliser
car, si je suis un europhile (vous l’avez deviné), je ne suis pas un euro-béat. Et
je le dis plus à mes étudiants qu’aux collègues de mon âge : c’est vous qui ferez
l’Europe de demain ; sachez que la maîtrise de votre destin ne peut passer que
par le niveau européen, même s’il est à modifier, à critiquer, à investir.
Dans ses Mémoires(1), Jean Monnet écrit : « Aujourd’hui nos peuples
doivent apprendre à vivre ensemble sous des règles et des institutions com(1)
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Tome II, p. 194.
VIE DU DROIT
La démocratie, souvenons-nous, n’a rien d’un élan spontané.
568 ◆ Europe : « hymne à la joie » ou « bonjour tristesse » ?
munes librement consenties s’ils veulent atteindre les dimensions nécessaires
à leurs progrès et garder la maîtrise de leur destin. Les nations souveraines du
passé ne sont plus le cadre où peuvent se résoudre les problèmes du présent ».
Comme le disait Luc Ferry, ancien ministre français de l’Éducation :
« C’est parce que je suis souverainiste que je suis fédéraliste ». « On peut être
critique de l’Europe », disait Cohn-Bendit, « mais », ajoutait-il, « si vous doutez
de sa nécessité, vous allez perdre ».
Le cœur
Au-delà de l’histoire, de la réalité, du droit, de la technique, de l’étude,
de l’examen, il ne faut pas oublier le cœur qui me semble parfois manquer aux
Européens. Les Américains ont certes beaucoup de défauts mais cela les aide
d’être fiers d’eux-mêmes. Quand on demande à un Américain combien vaut un
dollar, il répond : un dollar ! Sur l’euro, les réponses des Européens seront très
différentes : certains en veulent la fin, d’autres s’en moquent en indiquant qu’en
valant 0,84 $ il y a quelques années, c’était la preuve qu’il ne tiendrait jamais le
coup face au dollar et, pour d’autres encore, quand il est remonté à 1,36 ou à
1,60 $, il empêche d’exporter !
Dans l’ensemble du monde, et je vais évidemment caricaturer, je vois au
moins trois catégories d’ensembles : tout d’abord les jeunes loups, les gars qui
veulent investir, qui veulent tout renverser avec des idées nouvelles, c’est Singapour, la Chine, la Corée du sud. Il y a ensuite les grands chefs, puissants, pleins
de maturité, parfois un peu sûrs d’eux-mêmes, ce sont les États-Unis et peut-être
demain quelques grands pays émergents.
Et j’ai le sentiment qu’il y a enfin les pensionnés du monde, les Européens
qui, quel que soit leur âge, se demandent simplement s’ils ont encore assez de
ressources pour payer la maison de retraite jusqu’à la fin, eux qui ont dominé
le monde mais qui en ont marre de le gérer et veulent passer la main à d’autres.
L’Europe ressemble un peu à un arbre en automne qui, soit, sait qu’il va
perdre ses feuilles, soit, a l’illusion qu’il va pouvoir les garder intactes. Or, ce
qui est acceptable d’une personne, à savoir de vouloir se reposer et passer la
main à la fin de sa vie, ne l’est pas pour une civilisation. Comme disait Obama
lors de son discours aux jeunes à Bruxelles, il y a quelques semaines : « Ne pensez pas que votre liberté, votre prospérité, votre imagination sont limitées par
une ethnicité ou votre pays, vous êtes plus grands que cela ! ».
Bernanos disait : « la réforme des institutions vient trop tard lorsque le
cœur des hommes est brisé ». Avant donc de faire la réforme des institutions, du
droit, de l’économie, il est donc d’abord urgent de réancrer l’Europe dans les
cœurs car il n’y a aucune construction humaine qui puisse tenir face à l’histoire
si elle ne bénéficie pas de ferveur, de légitimité, de l’adhésion de la population.
Et il faut bien reconnaître qu’aujourd’hui les discours pro-européens sont plutôt endormants. Comme disait Luc Ferry encore : « l’Europe fait bâiller », alors
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qu’on fait rêver des millions de Français avec le retour de leur monnaie nationale et une dévaluation de 20 % !
Disons aux jeunes qu’« au fond, le futur n’existe pas, il se crée ». Il y a
aujourd’hui manifestement un monde qui meurt, il en est un autre qui peine un
peu à naître mais il n’est pas plus difficile à construire qu’après 1918 ou après
1945.
Je termine par deux anecdotes. Celle d’Helmut Kohl, d’abord, qui disait :
« mon grand-père a été tué pendant la guerre de 1914, mon oncle a été tué à la
guerre de ‘40, mon fils étudie dans un autre pays européen et n’a jamais connu
la guerre. C’est pour cela que je suis et reste européen ».
C’est Cohn-Bendit, toujours dans son style un peu particulier, qui disait :
« je suis né le 4 avril 1945. Imaginez-vous que dans mon berceau, j’aurais dit
à papa et maman que dans 50 ans, il n’y aurait plus de frontières, que le Rhin
serait un fleuve commun, ils auraient certainement dit que leur gamin avait
quelque chose, qu’il parlait trop tôt et disait n’importe quoi ».
J’y ajoute pour mes étudiants que si je remonte les générations qui m’ont
précédé, les Melchior Wathelet, il y en a eu quelques-uns puisque le premier est
né en 1802 et qu’on est à 8 à présent, et en remontant même plus loin, je suis
de tous ceux-là, le seul qui atteint les 65 ans (que nous fêtons aujourd’hui) non
seulement sans avoir connu la guerre sur ce petit bout de continent, mais sans
même en avoir connu la peur.
Je ne vous dois plus que le titre de ma troisième partie, de ce testament
qui suit l’« Hymne à la joie » et le « Bonjour tristesse ». Je vais là encore m’inspirer d’Américains pour dire à mes étudiants : I have a dream pour leur répéter
ma foi dans l’Europe de demain, leur passer l’Europe d’aujourd’hui en leur
disant que l’aventure n’est pas finie et qu’ils doivent y investir. J’ajouterai qu’il
faut le vouloir et qu’on en est capable : Yes we can ; yes we want. Ensuite je
reviendrai en Europe, auprès d’une firme très connue de cosmétiques, en disant
à l’Europe elle-même : et tout cela, parce que tu le vaux bien. Et enfin, si mon
rêve se réalise, je suis sûr que j’aurai des héritiers, c’est-à-dire des professeurs
de droit européen.
Je vous remercie.
larcier
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