La Parole per due - Le Livre de Poche

Transcription

La Parole per due - Le Livre de Poche
FRÉDÉRIC LENOIR et VIOLETTE CABESOS
La Parole perdue
ROMAN
ALBIN MICHEL
© Éditions Albin Michel, 2011.
ISBN : 978-2-253-16886-7 – 1re publication LGF
Prologue
« Et ils s’en allèrent chacun chez soi.
Quant à Jésus, il alla au mont des Oliviers.
Mais, dès l’aurore, de nouveau il fut là dans le
Temple, et tout le peuple venait à lui, et s’étant assis il
les enseignait. Or les scribes et les Pharisiens amènent
une femme surprise en adultère et, la plaçant au milieu,
ils disent à Jésus : “Maître, cette femme a été surprise
en flagrant délit d’adultère. Or, dans la Loi, Moïse nous
a prescrit de lapider ces femmes-là. Toi donc, que distu ?” Ils disaient cela pour le mettre à l’épreuve, afin
d’avoir matière à l’accuser. Mais Jésus, se baissant, se
mit à écrire avec son doigt sur le sol. Comme ils persistaient à l’interroger, il se redressa et leur dit : “Que
celui d’entre vous qui est sans péché lui jette le premier
une pierre !” Et se baissant de nouveau, il écrivait sur
le sol. Mais eux, entendant cela, s’en allèrent un à un,
à commencer par les plus vieux ; et il fut laissé seul,
avec la femme toujours là au milieu. Alors, se redressant, Jésus lui dit : “Femme, où sont-ils ? Personne ne
t’a condamnée ?” Elle dit : “Personne, Seigneur.” Alors
Jésus dit : “Moi non plus, je ne te condamne pas. Va,
désormais ne pèche plus.” »
Évangile selon saint Jean, chapitre 8, versets 1 à 11.
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La nuit était du bleu violacé dont se parent les gros
hortensias dans les jardins anglais. De-ci de-là s’étiraient les taches sombres des arbres disséminés dans la
ville. Au nord, derrière les palmiers et les pins parasols,
la masse noire d’une montagne se dressait, muette et
endormie comme la cité gisant à ses pieds.
Pas un souffle dans l’air chaud iodé et parfumé
d’essences méditerranéennes. Aucune fraîcheur n’était
à espérer de la nuit.
Pas de trace de vie dans les rues pavées.
Pas de bruit nocturne. Aucun ronflement échappé de
la bouche d’un dormeur, ni de soupir de lèvres embrassées.
Rien que le vide d’une ville abandonnée. Une cité
fantôme sans sable, au beau milieu de l’Italie.
Les habitants étaient partis il y a si longtemps que
leurs demeures n’avaient plus de toit.
À un carrefour du champ de ruines, sculptée sur
une fontaine, une tête de pierre surveillait le néant :
le casque piqué de deux ailes, Mercure, messager des
dieux, divinité des morts et des voyageurs, guettait la
moindre présence.
Des spectres nés du cataclysme erraient peut-être
dans les ruelles, mais la seule empreinte humaine était
visible sur les fresques et dans les temples, où trônaient
les représentations en bronze ou en mosaïque de dieux
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éteints. Jadis honorées, les statues avaient le regard
roide et l’éternelle posture de cadavres momifiés.
Dans les maisons, poutres de soutènement et travaux
de restauration empêchaient la disparition. La nature et
les hommes avaient mis en scène la cité tel un théâtre
en plein air : le disque blond de la lune éclairait les
cannelures des colonnes corinthiennes du Forum. Une
partie du temple d’Isis était protégée par un toit en
plexiglas, sur un grand panneau étaient reproduites les
antiques peintures. Le nom des rues était apposé sur de
modernes plaques blanches, et chaque maison mise au
jour avait été baptisée d’une appellation anecdotique.
Le site était divisé en un savant quadrillage de régions,
îlots et numéros ; aucune villa, aucune boutique, nul
graffiti ou édifice n’échappait à la curiosité des archéologues et à la fascination des millions de touristes qui
foulaient ces pavés depuis que la ville avait été découverte, il y a plus de deux cent soixante ans.
Deux silhouettes se faufilèrent dans la rue, à la frontière entre les régions V et VI de la ville.
– Il n’y a pas de vigile ? chuchota une voix masculine dans un italien teinté d’accent allemand.
– C’est Naples, ici, pas Zurich ! répondit la femme
en souriant. On ne va pas payer quelqu’un pour surveiller des ruines ! Si jamais un toqué de l’administration n’a rien de mieux à faire que se balader ici la nuit,
je saurai quoi lui donner pour qu’il nous laisse tranquilles, ajouta-t-elle en mettant la main sur son sac.
– Il fait si sombre… Qu’est-ce que c’est que ça ?
demanda-t-il en pointant la lampe torche sur d’immenses
surfaces planes, d’où émergeaient piquets et végétation
se balançant sous le vent.
– Ça, c’est les champs loués par mon frère, expliqua l’Italienne. C’est grâce à lui que j’ai les clefs…
Les touristes ne s’aventurent jamais jusque-là mais faut
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savoir que tout n’a pas été dégagé ! Ils gardent des hectares entiers pour « les générations futures », comme
ils disent… Alors, en attendant les générations futures,
nous, on cultive la terre qu’il y a dessus… et quelle
terre, mes aïeux ! Y a pas plus riche. On y planterait
un caillou qu’un figuier en sortirait. Des fois, je me dis
que tout ça pousse sur des squelettes et que les racines
sont nourries par des os humains, mais bon… Au moins
ceux-là, on les laisse dormir. Paix à leur âme. Venez,
c’est pas loin.
Le docteur Ziegemacher, cardiologue réputé de
Zurich, talonna Gina le long des champs puis des vestiges de pierre. Avec le temps, l’Italienne avait appris
à être moins effrayée par l’endroit, qu’elle tentait de
ne considérer que comme un lieu de travail. Certes,
cela n’avait rien à voir avec les chambres d’hôtel dans
lesquelles elle exerçait le plus souvent, c’était moins
confortable, mais plus exotique et surtout mieux payé.
Elle avait eu cette idée deux ans auparavant, pour faire
face à la concurrence venue d’Europe de l’Est. Si elle
voulait lutter contre ces lianes juvéniles et blondes, la
rondouillarde Gina, qui allait sur ses trente-six ans,
devait proposer du neuf à ses clients, des touristes en
villégiature dans les environs. Le neuf, elle l’avait
trouvé dans des ruines vieilles d’au moins deux mille
ans. En voyant les fresques explicites et les banquettes
de pierre du fameux lupanar, qui n’avait pas rêvé de s’y
adonner à quelques exercices ? Eh bien, ces exercices,
Gina les offrait sur place et nuitamment, moyennant
un supplément. Pour l’instant, elle était la seule à fournir cette prestation, les autres filles ayant trop peur de
déambuler dans Pompéi la nuit. Au début, Gina avait
eu l’impression d’être épiée par une sentinelle invisible
qui surveillait chacun de ses gestes. Elle se disait que les
fantômes n’existaient pas mais elle songeait à tous ces
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hommes, femmes et surtout aux bébés asphyxiés dans
les caves, brûlés vifs dans la rue, à l’endroit même où
elle marchait, et même si l’éruption du Vésuve s’était
produite il y a presque deux millénaires, il était impossible que toute cette souffrance n’eût pas laissé de traces
encore tangibles dans l’atmosphère de la ville, dans les
murs de la cité martyre. D’ailleurs, que venaient chercher les deux millions de touristes annuels, sinon les
marques morbides de la vie brutalement interrompue ?
Débarqueraient-ils du monde entier si Pompéi avait été
victime de l’exode rural, comme beaucoup de villages
du sud de l’Italie, et non brutalement rayée de la carte
un matin d’été ?
Peu à peu Gina s’était habituée à l’étrangeté du lieu.
Certains clients étaient saisis d’effroi dans les ruelles
inquiétantes mais cette montée d’adrénaline était plutôt
propice à ses activités.
– Vous n’avez jamais rencontré personne ici ? s’enquit le Suisse, le regard anxieux derrière les lunettes.
Comme les autres il s’était fait entreprendre au bar
de l’hôtel. Quand Gina l’avait gentiment alpagué, il
était triste. Lorsqu’elle lui avait proposé son service
spécial, la froideur teintée de mépris qu’il lui avait
montrée jusqu’alors s’était transformée en curiosité,
puis en excitation. Pompéi la nuit ! Il n’y était jamais
allé, bien sûr. Pompéi en visiteur clandestin, Pompéi
pour lui tout seul ! Pompéi avec une prostituée, dans le
lupanar antique ! Physiquement, la fille ne lui plaisait
guère, mais il s’était levé pour la suivre.
– Si, une fois j’ai croisé un énergumène organisateur de messes noires et une autre fois un voleur de
squelettes pétrifiés, répondit Gina, non sans malice.
– Ah… murmura le médecin, blême et transpirant.
En lui se mêlaient la peur et la fièvre, qui contrastaient avec le calme qu’il avait l’habitude de ressentir,
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dès qu’il n’était pas question de sa femme actuelle, de
ses deux ex et de ses quatre enfants.
– Attention au matelas ! Ne le laissez pas tomber !
Elle avait fait coudre un grabat aux dimensions
exactes des couchettes de pierre, très petites et étroites
en vérité. Galamment, le docteur Ziegemacher s’était
offert de porter l’outil de travail. Il se sentait moins
émoustillé et de plus en plus mal à l’aise dans la ville
morte. Le grand bonhomme mince et musclé malgré
sa soixantaine recala le matelas sous son bras. Dans le
halo de la lune et le lourd silence des pierres, il avait
l’impression de profaner un tombeau.
Enfin, sans avoir croisé âme qui vive, ils s’engagèrent dans une ruelle et stoppèrent devant l’ancien
lupanar, le seul ouvert aux touristes sur les quelque
trente-quatre maisons closes que comptait Pompéi.
Bâtiment le plus visité le jour, assailli en permanence
par des foules de curieux jetant un œil torve sur les
fresques érotiques, l’édifice était désert et fermé à clef.
Gina grimpa l’escalier, sortit son trousseau et déverrouilla la porte.
– Vous savez pourquoi ça s’appelle un « lupanar » ?
demanda-t-elle. Un client me l’a expliqué l’autre jour :
ça vient du mot latin « loup », et du hurlement de louve
que poussaient les filles à la nuit tombée pour attirer les
hommes…
– Oui, « lupus », je sais, répondit-il avec un léger
agacement.
Le docteur Ziegemacher regarda les cinq boxes individuels où s’étendait une couchette de pierre longue
d’environ un mètre soixante-dix, bombée à l’emplacement de la tête. Gina lui fit signe de choisir. Il s’empara
de la lampe et avança dans le couloir dont les peintures
suggestives étaient protégées par des plaques de verre
transparent.
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Deux chambres à gauche, trois à droite. Hésitant, le
médecin lâcha le matelas, s’essuya le front et balaya
du faisceau de sa torche chaque petite pièce, comme
pour en chasser les fantômes. Soudain, à l’orée de la
dernière cellule de droite, il sursauta. Son teint vira à
l’endive et il ne put réprimer un mouvement de recul.
– Qu’avez-vous ? demanda Gina. On dirait que vous
avez vu le spectre d’un ancien client !
Comme le Suisse ne répondait pas et restait figé à
l’entrée de la stalle, elle s’approcha et lâcha un cri.
La torche éclairait une paire de godillots de cuir,
ainsi que deux jambes, un torse, deux bras, et une tête
reposant sur la couche. Il s’agissait d’un corps humain.
Un corps inerte.
– Qu’est-ce qu’il fabrique ici, celui-là ? demanda
Gina, qui se félicitait d’être avec un client baraqué.
Comment il est entré ? C’est un clochard qu’est venu
cuver son vin ?
Toujours muet, le docteur remontait la lueur de la
lampe sur les grosses chaussures, le jean râpé, la chemisette de cotonnade blanche de l’homme.
– C’est plutôt un archéologue qu’est venu faire un
somme, abruti par la chaleur ou une fête trop arrosée !
rectifia Gina.
Le rayon de la lanterne parvint jusqu’à la tête. Gina
poussa un nouveau cri. Le crâne était enfoncé, noir de
sang.
– Il est, vous croyez qu’il est… balbutia Gina, tremblante de frayeur.
Sans émotion, ayant renoué avec son flegme et son
sérieux de professionnel, le médecin s’agenouilla et
avec des gestes précis chercha le pouls, écouta le cœur,
examina les plaies du crâne.
– Oui, répondit-il enfin. Il est mort. Et il y a moins
d’une heure.
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Ayant froidement constaté le décès, le cardiologue
continuait son inspection du cadavre, comme un légiste
rompu à son art.
– C’est affreux, intervint Gina, moins d’une heure,
ça veut dire que celui qui l’a tué rôde près de nous ?
Il est peut-être caché tout près, il nous surveille pour
nous faire la peau, à nous aussi ! Y a un dingue dans ces
murs ! Il faut partir tout de suite !
Lentement, Ziegemacher se leva et balaya les alentours avec la torche. Paniquée, Gina lui empoigna le
bras. Il n’y avait personne dans le lupanar, ainsi qu’il
l’avait constaté en arrivant, personne à part eux deux,
et le corps sans vie d’un inconnu. Le docteur ne put
empêcher une angoisse sourde de lui effleurer le cœur
et il se raisonna pour garder son air blasé et son sangfroid. Après tout, il n’avait pas l’expérience d’une telle
situation, il était cardiologue, pas légiste.
– Calmez-vous, vous voyez, il n’y a personne,
affirma-t-il d’un ton qu’il voulait assuré. Après leur
forfait, même les plus fous des criminels s’enfuient
sans demander leur reste…
– Qu’est-ce que vous en savez, vous ? répondit-elle
avec une inflexion de voix que la situation rendait agressive. Vous m’avez dit être médecin, pas flic ! D’ailleurs,
comment on va faire avec les carabiniers ? Qui va les
prévenir ? Madonna, je suis dans une de ces panades…
moi qui avais réussi à me faire oublier…
Elle prit sa tête dans ses mains et se mit à sangloter
comme une gosse. Gêné, le docteur scrutait à nouveau
la dépouille et ses environs avec le halo de la lampe.
Soudain, il découvrit une inscription. Sur le mur, audessus du visage ensanglanté, une craie blanche avait
écrit : « Giovanni, 8, 1-11. »
– Regardez, enjoignit-il doucement à Gina.
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– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle entre deux
sanglots. Qui c’est ? C’est lui, Giovanni ? C’est son
nom ? Ou c’est le nom de… de son… de son assassin,
qu’il a écrit juste avant de mourir ?
Le médecin fronça les sourcils avant de répondre :
– Je pense que c’est tout autre chose. Vous n’auriez
pas une Bible, par hasard ?
Cessant de pleurer, Gina le regarda, médusée. En
vingt ans de métier, c’était la première fois qu’un client
lui posait une telle question.