Quand l`actionnaire remplace le client et détruit
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Quand l`actionnaire remplace le client et détruit
© Éditions ESKA, 2012 Les marchés financiers QUAND L’ACTIONNAIRE REMPLACE LE CLIENT ET DETRUIT SA PROPRE VALEUR : LE CAS DE COCA-COLA par Dominique JACQUET CEROS Université de Paris Ouest Nanterre La Défense La place croissante des marchés de capitaux dans l’économie réelle a conduit des entreprises industrielles à adopter des stratégies destinées à faire croître leur valeur actionnariale à court et moyen terme. Cet article a pour objet de montrer les effets pervers de cette évolution au travers du cas de l’entreprise Coca-Cola qui a privilégié ses actionnaires au détriment de ses clients pour, en définitive, perdre la confiance des deux populations. Le 25 février 2010, un communiqué commun de The Coca-Cola Company (TCCC) et de sa filiale d’embouteillage Coca-Cola Enterprises (CCE) annonce que Coca-Cola va racheter l’ensemble de l’activité d’embouteillage nord-américaine tout en cédant à CCE certaines pièces de son outil industriel européen. Ceci constitue l’épilogue d’une tentative stratégique plutôt malheureuse de la célèbre société d’Atlanta et qui est connue sous le nom de la 49 solution. Imaginée par la direction de Coca-Cola dans les années 1980, cette initiative stratégique répondait à une pression croissante des marchés de capitaux, mais a fait perdre son sens de l’intimité client au leader mondial des sodas. Nous allons, tout d’abord, revenir sur l’histoire de Coca-Cola en insistant sur les décisions prises par ses premiers dirigeants, dont les conséquences ont été à l’origine du changement stratégique, puis montrer comment l’évolution des marchés de capitaux, notamment l’émergence du market for corporate control, a profondément bouleversé la perspective que la firme avait de sa propre finalité. La 49 solution apparaîtra, alors, comme la conséquence logique de cette évolution. Nous en décrirons les principes, puis en examinerons les résultats à court et moyen terme. ENTREPRISES ET HISTOIRE, 2012, N° 67, pages XX à XX 1 DOMINIQUE JACQUET DU VIN MARIANI AU COCACOLA 1 Ange Mariani, viticulteur corse, a innové dans son domaine en créant, dans la seconde moitié du XIXe siècle, le vin qui porte son nom et qui mélange le produit de la viticulture corse avec des feuilles de coca. Le mélange détonant qui en résulte est consommé par des clients aussi prestigieux que la Reine Victoria, Thomas Edison et Louis Blériot, lequel déclara qu’il n’aurait jamais pu traverser la Manche sans l’énergie procurée par le contenu de la bouteille qu’il avait emportée à bord … La renommée américaine du Vin Mariani provient d’Ulysse Grant, héros de la Guerre de Sécession, qui, selon ses dires, n’aurait jamais pu achever la rédaction de ses mémoires sans ce brain tonic providentiel. Pharmacien à Atlanta, John Pemberton va transformer les fondamentaux du produit en retirant l’alcool, pour cause de prohibition, et les feuilles de coca, dont les effets seront jugés indésirables, pour les remplacer par des noix de kola et de la caféine dans de l’eau pétillante. En outre, il ajoute quelques ingrédients originaux, notamment le fameux 7X qui assure le secret bien gardé de la formule. En 1888, Asa Candler achète la société des mains de Pemberton car celui-ci a besoin d’argent et ne peut pas développer le produit par lui-même. Candler sera le véritable artisan du développement commercial du produit. Ce dernier se consommait au moyen de fontaines à soda dans lesquelles une once de concentré se mélangeait à 5,5 onces d’eau carbonée. Le Coca était donc consommé, par des clients qui devaient se déplacer dans un drugstore et boire sur place sans pouvoir transporter le précieux breuvage pour, par exemple, le ramener à la maison. Candler avait envisagé de mettre en bouteille le produit, mais avait rapidement abandonné cette idée, car il considérait que l’activité d’embouteillage consommait des capitaux considérables sans assurer un retour sur investissement acceptable, alors que la production du concentré s’avérait très profitable et en croissance exponentielle. En 1894, CocaCola vend 64 000 gallons de concentré, à comparer avec 2 171 5 années auparavant. En 1899, deux avocats de Chattanooga, Benjamin F. Thomas et Joseph B. Whitehead, convainquent Asa Candler de leur céder une licence exclusive d’embouteillage sur la quasi- totalité du territoire américain. Candler, qui ne croit pas au succès de l’opération, accepte de leur concéder une autorisation perpétuelle au prix fixe perpétuel de un dollar par gallon. Plus tard, cet accord a été nommé par les dirigeants de Coca-Cola the Candler error car, dans leur raisonnement, celui-ci a accordé aux deux avocats une rente perpétuelle pratiquement sans contrepartie. Cependant il faut se souvenir que l’inflation a été proche de zéro aux Etats-Unis jusqu’à la Première Guerre mondiale. Le prix fixe de un dollar n’était donc pas sans fondement économique. De plus, la consommation de capitaux requise par l’activité d’embouteillage exigeait une visibilité temporelle significative pour les 1 Parmi l’imposante bibliographie consacrée à l’histoire de Coca-Cola, signalons tout particulièrement deux ouvrages : C. L. Hays, The Real Thing: Truth and Power at The Coca-Cola Company, New York, Random House, 2004 et M. Pendergrast, For God, Country and Coca-Cola: The Definitive History of the Great American Soft Drink and the Company That Makes It, New York, Basic Books, 2000. Voir aussi D. Spar and K. Bebenek, “Profitable springs: the rise, sources, and structure of the bottled water business”, Entreprises et Histoire, n° 50, avril 2008, p. 100-118. 2 ENTREPRISES ET HISTOIRE QUAND L’ACTIONNAIRE REMPLACE LE CLIENT ET DETRUIT SA PROPRE VALEUR investisseurs. Par contre, clairement, le caractère perpétuel de l’accord était exagéré et traduisait l’incrédulité de Candler quant à la viabilité du modèle d’affaires. Cependant la Candler error produit des effets positifs à court terme. En 1898 TCCC fabrique plus de 214 000 gallons et près de 3,5 millions en 1909. Ce qui sera qualifié d’erreur apparaît, à court terme, comme une opération fructueuse. En 1915, Candler quitte la direction de la firme pour devenir maire d’Atlanta et la société est vendue en 1919 pour 25 millions de dollars à un consortium de banquiers dirigé par Ernest Woodruff, dont le fils, Robert, contrôlera l’entreprise jusqu’à sa mort en 1985. Les nouveaux propriétaires n’auront de cesse de combattre l’accord initial afin de se réapproprier cette rente perpétuelle indûment, à leurs yeux, accordée aux embouteilleurs. Les deux pionniers ont rapidement compris que Candler n’avait pas tout à fait tort et que le développement de l’affaire passait par une consommation de capitaux et d’énergie qu’ils ne pouvaient assurer seuls. Ils ont, alors, passé euxmêmes une série d’accords avec une multitude d’embouteilleurs locaux, créant une population dont les caractéristiques socioéconomiques sont intéressantes. Ce processus a contribué à multiplier le nombre des sociétés dont l’activité consistait à diluer dans de l’eau pétillante le concentré fourni par Coca-Cola pour le mettre en bouteilles et le distribuer. Ce nombre va atteindre environ 1 200 au moment de la cession par la famille Candler. Les bottlers sont des entrepreneurs locaux, beaucoup moins lettrés que les cadres d’Atlanta qui les regardent avec condescendance, mais très impliqués dans les communautés locales et finançant hôpitaux, églises et écoles afin de gagner l’estime de leur concitoyens. Ils peuvent d’autant plus facilement assumer cette solidarité que le prix d’achat du concentré n’a pas bougé, alors que les prix de vente ont augmenté de manière significative. Le combat entre Coca-Cola et ses embouteilleurs connaîtra des périodes de forte tension et des moments de répit mais, dans les années 1980, un groupe de trois dirigeants va complètement changer la structure de la chaîne de valeur. PERFORMANCE FINANCIERE, VALEUR ET SANCTION DES MARCHES Le début des années 1980 voit le retour en force de la valeur actionnariale. En 1976, Michael C. Jensen et William H. Meckling ont évoqué le comportement opportuniste des dirigeants et les coûts d’agence générés par le contrôle de leur activité2. Sur le terrain financier, les financiers sont actifs. Au sein de Drexel Burnham Lambert, banque d’investissement dont le CEO, Fred Joseph, a l’ambition de rejoindre les premiers de la classe, dont Goldman Sachs, le département trading a conquis son autonomie, y compris géographique en s’installant en Californie. A sa tête, un personnage brillant, véritable encyclopédie vivante du marché obligataire américain et grand créatif de l’ingénierie financière, Michael Milken, qui va faire trembler les grandes sociétés américaines. Partant du « constat » que nombre d’entre elles sont dirigées par des incapables qui songent davantage à leur propre confort qu’à leur mission de création de valeur, Milken va organiser et financer une série de raids destinés à remplacer ces dirigeants parasites par de vrais entrepreneurs – managers au service des investisseurs et non de leur propre ego. 2 Cf. ensuite M. C. Jensen, A Theory of the Firm: Governance, Residual Claims, and Organizational Forms, new edition, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2003. JUIN 2012 – N° 67 3 DOMINIQUE JACQUET Ainsi, au milieu des années 1980, Ronald Perelman prend le contrôle de Revlon pour 2,7 milliards de dollars, KKR achète Beatrice Foods pour 8 milliards de dollars, Boone Pickens réalise un très rentable greenmail sur Gulf Oil, finalement acquis par Socal pour 13 milliards. Clairement, une société telle que Coca-Cola est une cible potentielle pour ces prédateurs car, si la valeur boursière de la société est passée de 4 à 14 milliards de dollars entre 1981, date de nomination de Roberto Goizueta à la tête de la firme, et 1986, les montants que Milken peut lever ne la mettent pas à l’abri d’une prise de contrôle hostile. Peu après, en 1988, KKR prendra le contrôle de RJR Nabisco en déboursant 25 milliards de dollars. L’équipe dirigeante de Coca-Cola comprend, outre Goizueta, Don Keough, directeur général opérationnel (COO), et Doug Ivester, directeur financier (CFO). Ils partagent la conviction profonde que valeur boursière et performance financière sont intimement liées. La théorie financière fonde leur raisonnement. Selon cette dernière, une entreprise doit financer ses investissements et attire des investisseurs (actionnaires et créanciers financiers) en leur promettant un retour sur investissement à l’aune du risque respectif qu’ils sont disposés à assumer. La « promesse » faite aux investisseurs s’appelle le coût moyen pondéré du capital et le modèle général qui sous-tend son calcul est dérivé du modèle d’évaluation des actifs financiers (MEDAF) qui vaudra le Prix Nobel d’économie à ses auteurs en 1990. Le résultat d’exploitation net d’impôts dégagé par l’exploitation permet à l’entreprise de remplir sa promesse aux investisseurs et l’indicateur clé né de la compa- raison entre résultat d’exploitation et coût de financement sera popularisé par un cabinet de conseil américain, Stern Stewart & Co., sous le nom d’EVA3, abréviation d’economic value-added. Cet indicateur, qualifié de révolutionnaire par ses promoteurs, avait été proposé par Peter Drucker quelques années auparavant avec le même nom et la même formule, mais Stern Stewart s’en fera le champion tout en protégeant la propriété intellectuelle. Le lien entre performance financière mesurée à l’aune du coût du capital et création de valeur actionnariale est établi dans la théorie financière4. Le cabinet Stern Stewart va justifier la pertinence de l’indicateur en affirmant avoir démontré la forte corrélation entre l’évolution de l’EVA générée par les entreprises et la création de valeur actionnariale mesurée en calculant la différence entre valeur boursière et valeur comptable des capitaux propres. La firme, publiant chaque année la liste des sociétés « créatrices » et « destructrices » de valeur, justifie l’utilisation de l’indicateur par cette corrélation et force est de constater que certaines entreprises voient, effectivement, leur capitalisation boursière croître avec leur performance financière. C’est le cas de Coca-Cola. La société, qui calcule son EVA5 depuis 1983 et le publiera jusqu’en 2002, constate une corrélation remarquable entre valeur et rentabilité. Ainsi, dans son rapport annuel 1986, elle explique que, depuis 1983, l’EVA a été multipliée par 2,25 et le cours de bourse par 2,12. Nous avons cherché à préciser cette corrélation, car il nous semblait que l’EVA devait être rapportée par action et que l’évolution du cours de bourse devait être com- 3 A. Ehrbar, EVA: the real key to creating wealth, New York, John Wiley and Sons Ltd., 1998. D. Jacquet, « EVA et MVA : rentabilité et valeur », Analyse Financière, 1997. 5 Il faut noter que Coca-Cola appelle economic profit – EP – ce que Stern Stewart appelle « EVA » et que, pour TCCC, l’EVA est la différence entre l’EP de l’année et l’EP de l’année précédente ; pour éviter les confusions, nous garderons dans la suite de l’article l’appellation générique EVA au sens de Stern Stewart. 4 4 ENTREPRISES ET HISTOIRE QUAND L’ACTIONNAIRE REMPLACE LE CLIENT ET DETRUIT SA PROPRE VALEUR plémentée par la distribution de dividendes. Nous avons donc calculé une EVA par action en partant d’une base 1 en 1983 et comparé l’évolution de l’indicateur avec la progression de la valeur de un dollar inves- ti la même année dans une action Coca-Cola et recevant un dividende annuel. Le graphique suivant montre la corrélation sur la période 1983 – 1992 : Graphique 1 : EVA par action et valeur générée par l’investissement boursier La corrélation graphique est « démonstrative » et les dirigeants de la société ne peuvent pas manquer de conclure qu’une amélioration de la performance financière se traduira immanquablement par un accroissement de la valeur boursière de Coca-Cola. Cette perspective les réjouit à deux titres. D’une part, une valeur boursière en forte progression les met à l’abri d’une prise de contrôle non souhaitée qui pourrait remettre en cause leur situation de dirigeants, d’autre part, les actions et options sur actions qui leur ont été distribuées voient leur valeur s’envoler au plein bénéfice de leur patrimoine. Stern Stewart ne manque pas de saluer cette réussite exceptionnelle, fruit de la compréhension des fondamentaux financiers par l’équipe dirigeante et de son application du concept dans la mesure de la performance individuelle des managers de la firme. JUIN 2012 – N° 67 En effet, Coca-Cola utilise en interne l’indicateur comme métrique et systématisera le processus en 1993. Mais, dès 1986, la 49 solution est élaborée et mise en œuvre afin de maximiser la performance de l’entreprise et, partant, son cours de bourse. CONCEPTION ET MISE EN ŒUVRE DE LA 49 SOLUTION Le système imaginé par Doug Ivester se focalise sur l’activité d’embouteillage. Cette dernière jouit, certes, d’une rente appréciable, mais, comme Candler l’avait perçu, est pénalisée par une très forte intensité capitalistique. Les experts estiment dans les années 1980 qu’il faut comparativement investir 20 fois plus de capitaux chez Coca-Cola Enterprises, la société d’embouteillage, que chez Coca-Cola, sa 5 DOMINIQUE JACQUET maison-mère, pour générer le même niveau de chiffre d’affaires. Se pose alors la question de savoir comment se réapproprier la rente sans alourdir le bilan. Une série d’acquisitions va fournir à Coca-Cola l’occasion de résoudre ce paradoxe. En 1986, Jack Lupton, petit-fils de l’un des associés de Whitehead, annonce son intention de vendre sa société, JTL, qui représente 10 % du marché américain, pour 1,4 milliard de dollars. Quelques familles suivent, pour des montants plus faibles. Kravis, qui entend réduire la dette de l’acquisition de Beatrice Foods (84 % du montant total de 8,1 milliards), souhaite vendre l’activité d’embouteillage pour 1,1 milliard. CocaCola, qui ne peut pas prendre le risque de voir son concurrent PepsiCo acquérir cet outil industriel précieux, acquiert toutes les sociétés mises sur le marché. L’intérêt financier se double de la volonté de ne pas mettre en péril son exploitation. En effet, un embouteilleur acheté par PepsiCo « passe à l’ennemi » et réduit d’autant les revenus de TCCC. Ce dernier point illustre le propos tenu par Peter Drucker devant les top managers de Coca-Cola : « you don’t have any distribution, because you don’t control your distribution ». En effet, toute la distribution étant réalisée par les sociétés d’embouteillage et, ces dernières étant susceptibles d’être acquises par PepsiCo, c’est toute la distribution commerciale de Coca-Cola qui risque de disparaître. Coca-Cola va donc très naturellement acquérir les embouteilleurs et devenir le plus gros bottler nord-américain. Pour éviter l’alourdissement du bilan qui viendrait contrarier la croissance de l’EVA, il convient de mettre en œuvre un processus qui devient la 49 solution : – Acquisition de l’embouteilleur (réincorporation de la rente) ; – Annulation du contrat de fourniture à $1 (conservation de la rente) ; – Amélioration de la performance économique de l’activité d’embouteillage en général (économies d’échelle, amélioration de la gestion, augmentation de la rentabilité des capitaux investis) ; – Vente, avec un profit, de la société d’embouteillage ainsi réorganisée à CCE avec un nouveau contrat qui stipule que c’est maintenant Coca-Cola qui fixe unilatéralement le prix auquel le concentré sera vendu au bottler. A l’origine, CCE est une société privée contrôlée à 100 % par Coca-Cola et son bilan est intégralement consolidé dans les comptes de la maison mère. Afin d’alléger son bilan, TCCC va mettre en bourse CCE, motiver la consolidation par mise en équivalence (au lieu de l’intégration globale) grâce à une détention des actions limitée à 49 % du capital6, d’où le nom de 49 solution, et progressivement réduire ce pourcentage à 34 % (en 2009) afin de répondre aux accusations de contrôle effectif qui sont (rarement) exprimées par quelques analystes financiers un peu solitaires. Il est, en effet, un peu douteux de considérer que CCE est une société vraiment indépendante alors qu’elle est sous contrat d’exclusivité Coca-Cola, qu’elle ne maîtrise pas le prix de ses achats de concentré et que le président de son conseil d’administration n’est autre que Doug Invester, le CFO de TCCC. Ce système semble si efficace qu’il sera étendu à d’autres régions, Coca-Cola concrétisant ainsi le concept d’anchor bottler. Ainsi, l’Amérique du Sud sera organisée autour de FEMSA, une partie de l’Europe atour de HELLAS, et AMATIL sera le pivot d’une partie de l’Océanie. 6 Rappelons qu’une société consolide par intégration globale les filiales qu’elle contrôle à plus de 50 % et qu’elle ne fait apparaître ces dernières à son bilan sous la forme d’immobilisations financières (consolidation par mise en équivalence, en l’occurrence) celles dont elle détient un certain pourcentage sans les contrôler. Coca-Cola, souhaitant « alléger » son bilan pour maximiser la rentabilité des capitaux engagés, a opté pour la consolidation la plus light … 6 ENTREPRISES ET HISTOIRE QUAND L’ACTIONNAIRE REMPLACE LE CLIENT ET DETRUIT SA PROPRE VALEUR Ce dispositif comptable et opérationnel mis en oeuvre au milieu des années 1980 sera complété par un système de calcul de la rémunération des cadres opérationnels très orienté vers la « création de valeur ». UN SYSTEME DE REMUNERATION ALIGNE SUR LA PERFORMANCE FINANCIERE En 1993, le rapport annuel de Coca-Cola s’enorgueillit d’une performance remarquable. Sur les 10 dernières années, l’EVA a progressé en moyenne de 27 % par an, le cours de bourse ayant augmenté dans le même temps au rythme annuel de 26 %. La progression de l’EVA a été générée par le contrôle efficace de la rentabilité commerciale (prix de vente du concentré décidé par Coca-Cola) combiné à la réduction des capitaux engagés (outil industriel logé dans une filiale d’embouteillage n’apparaissant au bilan de la maison mère qu’au niveau des immobilisations financières). A nouveau, la corrélation est démontrée et le graphique présenté ci-dessus l’illustre sans équivoque. Pour renforcer cette belle dynamique, le conseil d’administration approuve une réforme du système de rémunération des managers fondé sur deux critères, la croissance en volume de l’activité et la croissance de l’EVA. La performance n’est pas mesurée sur une base annuelle, mais sur une période glissante de 3 années afin d’encourager le management opérationnel à identifier et mettre en œuvre des investissements dont le payback n’est pas nécessairement immédiat, mais dont les effets bénéfiques apparaissent au plus tard à moyen terme. La création de valeur est la conséquence attendue de la croissance rentable et, au vu des fondements de la théorie financière et de la corrélation historique constatée, le système est rationnel. Ce système va conduire l’entreprise jusqu’à la fin du règne de Roberto Goizueta, qui meurt d’un cancer en 1997 à l’apogée du groupe. La création de valeur atteint un point culminant de 125 milliards de dollars et, naturellement, l’artisan – créateur de la stratégie d’embouteillage, Doug Ivester, devenu COO à l’occasion du départ en retraite de Don Keough en 1994, est promu CEO et président du conseil d’administration. Le graphique suivant montre, à nouveau, la performance financière de Coca-Cola, Graphique 2 : EVA et valeur boursière 1983 - 1997 JUIN 2012 – N° 67 7 DOMINIQUE JACQUET mais sur une période plus longue et met en évidence la valorisation spectaculaire de la firme sur 15 années de « sensibilité EVA ». Si la corrélation reste troublante jusqu’en 1995, les deux dernières années montrent un écart croissant entre valeur de marché et performance financière. La première anticipe la seconde, les marchés achètent l’EVA que Coca-Cola n’a pas encore dégagé, ce qui condamne l’entreprise à faire toujours plus et toujours mieux sous peine de décevoir les investisseurs et d’être punie par une chute boursière plus ou moins dramatique. Cet écart s’appelle credibility gap et peut être constaté en positif, comme pour Coca-Cola, ou en négatif, lorsque l’entreprise accroît considérablement sa performance sans que le marché soit convaincu de la durabilité du phénomène7. Le plébiscite du marché cache une évolution de la relation avec les parties prenantes qui se détériore progressivement, détruisant les contrats relationnels issus de l’histoire de l’entreprise et véritables sources de la valeur durable8. Les deux années de présidence de Doug Ivester vont être très difficiles et le prélude à un purgatoire de 10 années qui ne s’est achevé qu’à la fin de la décennie 2000. CHUTE BRUTALE ET REMONTEE LENTE En 1997, peu après avoir accédé à la présidence du groupe, Doug Ivester tente de prendre le contrôle d’Orangina, mais il est débouté par les autorités françaises à la suite d’une campagne de communication savamment orchestrée par PepsiCo9. Dans le même temps, les écoliers de l’école Sainte Marie à Bornem, près de Bruxelles, tombent malades à la suite d’une consommation de Coca-Cola. Empoisonnement général ou désir collectif d’échapper aux cours, nul ne le sait, mais la piste d’une palette contaminée sera évoquée plus tard, puis infirmée. Ces événements contribuent à rendre plus difficile la tâche du président sans mettre en doute la qualité de l’approche stratégique et managériale. Plus graves sont les événements qui vont toucher les communautés respectives des employés et clients de la firme. En avril 1999, Coca-Cola est accusé par des employés américains de discrimination raciale. L’affaire fera grand bruit et portera fortement atteinte à l’image du groupe. De plus, les clients, qui ont perdu le contact direct avec « leur » embouteilleur local, vont avoir le sentiment croissant que leur seule raison d’être est leur contribution aux revenus de la société. Revenons un instant en arrière. En 1985, Coca-Cola, après une analyse marketing approfondie, lance le New Coke, qui va se révéler être une erreur commerciale majeure conduisant l’entreprise à réintroduire le Classic Coke après 7 semaines d’intenses protestations en provenance des consommateurs. De manière intéressante, les ventes de Coca-Cola postérieures à la réintroduction du Classic montrent que la firme n’a pas perdu de clients, même en commettant l’erreur de produire un breuvage qui ressemblait étrangement au Pepsi-Cola …Le contrat implicite qui lie Coke avec ses clients est, alors, si fort que ces derniers vont pardonner aux dirigeants leurs errements après qu’ils se soient excu- 7 C. Depeyre et D. Jacquet, « Valorisation financière des stratégies : le problème du credibility gap », in Dauphine Recherches en Management (dir.), L’état des entreprises 2012, Paris, La Découverte, 2011. 8 Sur ce point, cf. notamment B. Segrestin (dir.), Quelles normes pour l’entreprise ?, Entreprises et Histoire, n° 57, décembre 2009. 9 Cf. R. F. Kuisel, The French Way. How France Embraced and Rejected American Values and Power, Princeton, Princeton University Press, 2012, p. 185, 189-190, 192-193, 194, 196-197, 198, 206. 8 ENTREPRISES ET HISTOIRE QUAND L’ACTIONNAIRE REMPLACE LE CLIENT ET DETRUIT SA PROPRE VALEUR sés. Mais, en septembre 1999, Doug Ivester accorde un interview à un journaliste brésilien et reconnaît être en train d’étudier et de tester un nouveau concept, une machine qui distribue du Coca-Cola frais et dont le prix de vente est ajusté en fonction de la température extérieure et du stock disponible. Quelques semaines plus tard, un journaliste américain découvre l’article, le traduit en anglais et le publie aux Etats-Unis où il fait grand bruit : le cynisme commercial de la firme met en pièces l’image séculaire d’une société amicale au service de consommateurs fidèles. Ces derniers se perçoivent comme des machines à cash. Cette affaire et les autres difficultés rencontrées coûteront sa position à Doug Ivester. Il sera remplacé par Doug Daft, qui recevra le surnom de Daft the Knife à la suite des réductions drastiques d’effectifs qu’il va décider. Daft démissionne en 2004 et sera remplacé par Neville Isdell, lequel laissera lui-même sa place à Muthar Kent, aujourd’hui CEO de la firme. Voir se succéder 4 présidents en 10 ans n’est pas un indicateur de sérénité. Le cours de bourse de Coca-Cola va connaître une descente aux enfers et ne remontera que progressivement. D’une capitalisation boursière de 165 milliards de dollars fin 1997, la valeur des capitaux propres va chuter à moins de 100 milliards en 2005 et retrouver des couleurs à hauteur de 144 milliards fin 2010 et environ 150 milliards en octobre 2011, alors que le marché boursier est incertain. Cela signifie que les investisseurs qui ont acheté des actions de la société en 1997 ont fait une perte en capital et n’ont pour toute satisfaction que l’encaissement de dividendes sur une période de 13 ans. Le graphique suivant reprend les mêmes indicateurs que ses deux prédécesseurs, mais sur la période 1983 – 2009. Graphique 3 : Performance et valeur 1983 - 2009 Le graphique montre qu’un dollar investi en 1983 représente un capital accumulé de 40 dollars en 1997 ou 1998, mais à peine plus en 2009 alors que ce même capital investi sur le Standard & Poor’s 500 aurait progressé de 40 % sur la même période. JUIN 2012 – N° 67 DECISIONS INDUSTRIELLES ET REACTION DU MARCHE En 2010, suivant l’exemple de PepsiCo qu’elle avait toujours désignée avec dédain 9 DOMINIQUE JACQUET comme the Imitator, Coca-Cola rachète auprès de sa filiale CCE toute l’activité d’embouteillage qu’elle détient en Amérique du Nord, privilégiant la rationalité industrielle à l’optimisation d’un indicateur financier. Certes, les capitaux investis augmentent de 25 à 31 milliards de dollars chez TCCC, ce qui pénalise la rentabilité des capitaux investis, mais le marché réagit positivement à cette démarche qui permet à l’entreprise de se rapprocher de ses clients afin de mieux les comprendre et les servir, ce qui est sa raison d’être économique. En effet, de fin décembre 2009 à fin décembre 2011, le cours de bourse de Coca-Cola passe de $56 à $70, soit un accroissement de 25 % alors que, dans le même temps, le S&P 500 progresse de 1 115 à 1 258, soit une performance de +12,8 %. CONCLUSION Le parcours de Coca-Cola sur les 20 dernières années suggère quelques réflexions. Tout d’abord, les marchés de capitaux ont connu une transformation radicale et leur vocation initiale de fournisseurs de fonds à destination de l’économie réelle a été complétée par d’autres fonctions. La décennie 1980 a vu l’émergence d’acteurs nouveaux, investisseurs dont la raison d’être était de débusquer des entreprises dont la rentabilité pouvait être largement améliorée afin de les acheter, en prendre le contrôle, les restructurer et les revendre (ou les conserver) à profit, objectivant ainsi une création de valeur. Si le principe fondateur : le remplacement d’équipes dirigeantes inefficaces par des managers compétents est sain, l’application s’est avérée parfois douteuse et le comportement de ces nouveaux venus a conduit certains d’entre eux en prison pour fraudes diverses, incluant le classique délit d’initié. Mais, audelà de la simple observation d’opérations plus ou moins aventureuses, le comportement des dirigeants a été profondément bouleversé par l’explosion du market for corporate control. Ceux-ci sont très attentifs à la réaction des marchés, ils observent le cours de leur société au quotidien et ne prennent pas de décisions stratégiques majeures sans peser auparavant les conséquences sur le comportement de l’action. Une enquête du National Bureau of Economic Research10 a montré en 2005 que plus de la moitié des directeurs financiers sont prêts à rejeter un investissement à valeur actuelle nette positive, donc créateur de valeur actionnariale, dès lors qu’il conduit la firme à ne pas remplir ses engagements de résultat net par action à court terme. Ce comportement est motivé par une attention croissante à la réaction des marchés financiers et se traduit par une prise en compte réduite de la création de valeur à long terme dans les décisions opérationnelles. Coca-Cola souhaite échapper à la vague de prises de contrôle des années 1980 qui a conduit à la destitution d’équipes dirigeantes. En dépit de la qualité de leur management, les trois personnes qui pilotent effectivement l’entreprise souhaitent éviter l’arrivée intempestive d’un Icahn ou d’un Kravis au conseil d’administration. Une deuxième réflexion nous est suggérée par la corrélation entre performances financière et boursière. Théorie financière et observation de la réalité, en longue période et en période boursière « normale », convergent et conduisent à une conclusion fondamentale : la seule et unique source de valeur est la rentabilité financière, qui consiste à rémunérer les investisseurs au-delà du mini- 10 J. R. Graham, R. H. Campbell and S. Rajgopal, The economic implications of corporate financial reporting, National Bureau of Economic Research, janvier 2005. 10 ENTREPRISES ET HISTOIRE QUAND L’ACTIONNAIRE REMPLACE LE CLIENT ET DETRUIT SA PROPRE VALEUR mum qu’ils exigent et qui se traduit par le coût du capital. Mais il ne faut pas confondre, au niveau du management d’une entreprise, input et output. La performance financière se mesure en comparant résultat d’exploitation et coût de financement (EVA, economic profit) ; mais un indicateur de performance en croissance n’est que la conséquence de décisions d’investissement prises à bon escient. Bon nombre d’entreprises ayant décidé de s’en remettre à l’indicateur afin de piloter la performance, au lieu de s’intéresser à la qualité intrinsèque des décisions prises, ont vu leur trajectoire perturbée et ont décidé d’abandonner l’utilisation de l’EVA dans, par exemple, le calcul du bonus des managers clés. Enfin, il nous semble intéressant d’évoquer à nouveau la position de Coca-Cola en 1995. Le graphique 3 montre que le marché JUIN 2012 – N° 67 va s’emballer, créant une sorte de bulle spéculative autour de l’action et rendant le management de l’entreprise prisonnier de son propre succès. A partir du moment où le marché paie non seulement les résultats actuels de la société, mais a déjà anticipé leur croissance, l’équipe dirigeante est contrainte d’apporter satisfaction et d’envisager toute action opérationnelle permettant de réaliser l’objectif de performance dictée par le marché. Quel que soit le système d’évaluation de la performance imaginée par la direction et le conseil, les décisions opérationnelles vont avoir pour but d’accroitre le résultat de l’année en cours, voire de l’année suivante, même si celles-ci conduisent à progressivement détruire la relation privilégiée et créatrice de valeur à long terme qui a rassemblé des parties prenantes d’importance primordiale autour de la firme. 11