Quand l`actionnaire remplace le client et détruit

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Quand l`actionnaire remplace le client et détruit
© Éditions ESKA, 2012
Les marchés financiers
QUAND L’ACTIONNAIRE
REMPLACE LE CLIENT ET
DETRUIT SA PROPRE VALEUR :
LE CAS DE COCA-COLA
par Dominique JACQUET
CEROS
Université de Paris Ouest Nanterre La Défense
La place croissante des marchés de capitaux dans l’économie réelle a
conduit des entreprises industrielles à adopter des stratégies destinées à
faire croître leur valeur actionnariale à court et moyen terme. Cet article a
pour objet de montrer les effets pervers de cette évolution au travers du cas
de l’entreprise Coca-Cola qui a privilégié ses actionnaires au détriment de
ses clients pour, en définitive, perdre la confiance des deux populations.
Le 25 février 2010, un communiqué
commun de The Coca-Cola Company
(TCCC) et de sa filiale d’embouteillage
Coca-Cola Enterprises (CCE) annonce que
Coca-Cola va racheter l’ensemble de l’activité d’embouteillage nord-américaine tout
en cédant à CCE certaines pièces de son
outil industriel européen.
Ceci constitue l’épilogue d’une tentative
stratégique plutôt malheureuse de la célèbre
société d’Atlanta et qui est connue sous le
nom de la 49 solution. Imaginée par la
direction de Coca-Cola dans les années
1980, cette initiative stratégique répondait à
une pression croissante des marchés de
capitaux, mais a fait perdre son sens de l’intimité client au leader mondial des sodas.
Nous allons, tout d’abord, revenir sur
l’histoire de Coca-Cola en insistant sur les
décisions prises par ses premiers dirigeants,
dont les conséquences ont été à l’origine du
changement stratégique, puis montrer comment l’évolution des marchés de capitaux,
notamment l’émergence du market for corporate control, a profondément bouleversé
la perspective que la firme avait de sa
propre finalité. La 49 solution apparaîtra,
alors, comme la conséquence logique de
cette évolution. Nous en décrirons les principes, puis en examinerons les résultats à
court et moyen terme.
ENTREPRISES ET HISTOIRE, 2012, N° 67, pages XX à XX
1
DOMINIQUE JACQUET
DU VIN MARIANI AU COCACOLA 1
Ange Mariani, viticulteur corse, a innové dans son domaine en créant, dans la
seconde moitié du XIXe siècle, le vin qui
porte son nom et qui mélange le produit de
la viticulture corse avec des feuilles de coca.
Le mélange détonant qui en résulte est
consommé par des clients aussi prestigieux
que la Reine Victoria, Thomas Edison et
Louis Blériot, lequel déclara qu’il n’aurait
jamais pu traverser la Manche sans l’énergie procurée par le contenu de la bouteille
qu’il avait emportée à bord …
La renommée américaine du Vin
Mariani provient d’Ulysse Grant, héros de
la Guerre de Sécession, qui, selon ses dires,
n’aurait jamais pu achever la rédaction de
ses mémoires sans ce brain tonic providentiel. Pharmacien à Atlanta, John Pemberton
va transformer les fondamentaux du produit
en retirant l’alcool, pour cause de prohibition, et les feuilles de coca, dont les effets
seront jugés indésirables, pour les remplacer par des noix de kola et de la caféine dans
de l’eau pétillante. En outre, il ajoute
quelques ingrédients originaux, notamment
le fameux 7X qui assure le secret bien gardé
de la formule.
En 1888, Asa Candler achète la société
des mains de Pemberton car celui-ci a
besoin d’argent et ne peut pas développer le
produit par lui-même. Candler sera le véritable artisan du développement commercial
du produit. Ce dernier se consommait au
moyen de fontaines à soda dans lesquelles
une once de concentré se mélangeait à 5,5
onces d’eau carbonée. Le Coca était
donc consommé, par des clients qui
devaient se déplacer dans un drugstore et
boire sur place sans pouvoir transporter le
précieux breuvage pour, par exemple, le
ramener à la maison. Candler avait envisagé
de mettre en bouteille le produit, mais avait
rapidement abandonné cette idée, car il
considérait que l’activité d’embouteillage
consommait des capitaux considérables
sans assurer un retour sur investissement
acceptable, alors que la production du
concentré s’avérait très profitable et en
croissance exponentielle. En 1894, CocaCola vend 64 000 gallons de concentré, à
comparer avec 2 171 5 années auparavant.
En 1899, deux avocats de Chattanooga,
Benjamin F. Thomas et Joseph B.
Whitehead, convainquent Asa Candler de
leur céder une licence exclusive d’embouteillage sur la quasi- totalité du territoire
américain. Candler, qui ne croit pas au succès de l’opération, accepte de leur concéder
une autorisation perpétuelle au prix fixe
perpétuel de un dollar par gallon. Plus tard,
cet accord a été nommé par les dirigeants de
Coca-Cola the Candler error car, dans leur
raisonnement, celui-ci a accordé aux deux
avocats une rente perpétuelle pratiquement
sans contrepartie. Cependant il faut se souvenir que l’inflation a été proche de zéro
aux Etats-Unis jusqu’à la Première Guerre
mondiale. Le prix fixe de un dollar n’était
donc pas sans fondement économique. De
plus, la consommation de capitaux requise
par l’activité d’embouteillage exigeait une
visibilité temporelle significative pour les
1 Parmi l’imposante bibliographie consacrée à l’histoire de Coca-Cola, signalons tout particulièrement deux
ouvrages : C. L. Hays, The Real Thing: Truth and Power at The Coca-Cola Company, New York, Random House,
2004 et M. Pendergrast, For God, Country and Coca-Cola: The Definitive History of the Great American Soft Drink
and the Company That Makes It, New York, Basic Books, 2000. Voir aussi D. Spar and K. Bebenek, “Profitable
springs: the rise, sources, and structure of the bottled water business”, Entreprises et Histoire, n° 50, avril 2008, p.
100-118.
2
ENTREPRISES ET HISTOIRE
QUAND L’ACTIONNAIRE REMPLACE LE CLIENT ET DETRUIT SA PROPRE VALEUR
investisseurs. Par contre, clairement, le
caractère perpétuel de l’accord était exagéré
et traduisait l’incrédulité de Candler quant à
la viabilité du modèle d’affaires.
Cependant la Candler error produit des
effets positifs à court terme. En 1898 TCCC
fabrique plus de 214 000 gallons et près de
3,5 millions en 1909. Ce qui sera qualifié
d’erreur apparaît, à court terme, comme une
opération fructueuse.
En 1915, Candler quitte la direction de
la firme pour devenir maire d’Atlanta et la
société est vendue en 1919 pour 25 millions
de dollars à un consortium de banquiers
dirigé par Ernest Woodruff, dont le fils,
Robert, contrôlera l’entreprise jusqu’à sa
mort en 1985. Les nouveaux propriétaires
n’auront de cesse de combattre l’accord initial afin de se réapproprier cette rente perpétuelle indûment, à leurs yeux, accordée
aux embouteilleurs. Les deux pionniers ont
rapidement compris que Candler n’avait pas
tout à fait tort et que le développement de
l’affaire passait par une consommation de
capitaux et d’énergie qu’ils ne pouvaient
assurer seuls. Ils ont, alors, passé euxmêmes une série d’accords avec une multitude d’embouteilleurs locaux, créant une
population dont les caractéristiques socioéconomiques sont intéressantes. Ce processus a contribué à multiplier le nombre des
sociétés dont l’activité consistait à diluer
dans de l’eau pétillante le concentré fourni
par Coca-Cola pour le mettre en bouteilles
et le distribuer.
Ce nombre va atteindre environ 1 200 au
moment de la cession par la famille Candler.
Les bottlers sont des entrepreneurs locaux,
beaucoup moins lettrés que les cadres
d’Atlanta qui les regardent avec condescendance, mais très impliqués dans les communautés locales et finançant hôpitaux, églises
et écoles afin de gagner l’estime de leur
concitoyens. Ils peuvent d’autant plus facilement assumer cette solidarité que le prix
d’achat du concentré n’a pas bougé, alors
que les prix de vente ont augmenté de
manière significative. Le combat entre
Coca-Cola et ses embouteilleurs connaîtra
des périodes de forte tension et des
moments de répit mais, dans les années
1980, un groupe de trois dirigeants va complètement changer la structure de la chaîne
de valeur.
PERFORMANCE FINANCIERE,
VALEUR ET SANCTION DES
MARCHES
Le début des années 1980 voit le retour
en force de la valeur actionnariale. En 1976,
Michael C. Jensen et William H. Meckling
ont évoqué le comportement opportuniste
des dirigeants et les coûts d’agence générés
par le contrôle de leur activité2. Sur le terrain financier, les financiers sont actifs. Au
sein de Drexel Burnham Lambert, banque
d’investissement dont le CEO, Fred Joseph,
a l’ambition de rejoindre les premiers de la
classe, dont Goldman Sachs, le département
trading a conquis son autonomie, y compris
géographique en s’installant en Californie.
A sa tête, un personnage brillant, véritable
encyclopédie vivante du marché obligataire
américain et grand créatif de l’ingénierie
financière, Michael Milken, qui va faire
trembler les grandes sociétés américaines.
Partant du « constat » que nombre d’entre
elles sont dirigées par des incapables qui
songent davantage à leur propre confort
qu’à leur mission de création de valeur,
Milken va organiser et financer une série de
raids destinés à remplacer ces dirigeants
parasites par de vrais entrepreneurs – managers au service des investisseurs et non de
leur propre ego.
2
Cf. ensuite M. C. Jensen, A Theory of the Firm: Governance, Residual Claims, and Organizational Forms, new
edition, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2003.
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3
DOMINIQUE JACQUET
Ainsi, au milieu des années 1980,
Ronald Perelman prend le contrôle de
Revlon pour 2,7 milliards de dollars, KKR
achète Beatrice Foods pour 8 milliards de
dollars, Boone Pickens réalise un très rentable greenmail sur Gulf Oil, finalement
acquis par Socal pour 13 milliards.
Clairement, une société telle que Coca-Cola
est une cible potentielle pour ces prédateurs
car, si la valeur boursière de la société est
passée de 4 à 14 milliards de dollars entre
1981, date de nomination de Roberto
Goizueta à la tête de la firme, et 1986, les
montants que Milken peut lever ne la mettent pas à l’abri d’une prise de contrôle hostile. Peu après, en 1988, KKR prendra le
contrôle de RJR Nabisco en déboursant 25
milliards de dollars.
L’équipe dirigeante de Coca-Cola comprend, outre Goizueta, Don Keough, directeur général opérationnel (COO), et Doug
Ivester, directeur financier (CFO). Ils partagent la conviction profonde que valeur
boursière et performance financière sont
intimement liées. La théorie financière
fonde leur raisonnement. Selon cette dernière, une entreprise doit financer ses investissements et attire des investisseurs (actionnaires et créanciers financiers) en leur promettant un retour sur investissement à l’aune du risque respectif qu’ils sont disposés à
assumer. La « promesse » faite aux investisseurs s’appelle le coût moyen pondéré du
capital et le modèle général qui sous-tend
son calcul est dérivé du modèle d’évaluation des actifs financiers (MEDAF) qui vaudra le Prix Nobel d’économie à ses auteurs
en 1990. Le résultat d’exploitation net d’impôts dégagé par l’exploitation permet à l’entreprise de remplir sa promesse aux investisseurs et l’indicateur clé né de la compa-
raison entre résultat d’exploitation et coût
de financement sera popularisé par un cabinet de conseil américain, Stern Stewart &
Co., sous le nom d’EVA3, abréviation
d’economic value-added. Cet indicateur,
qualifié de révolutionnaire par ses promoteurs, avait été proposé par Peter Drucker
quelques années auparavant avec le même
nom et la même formule, mais Stern
Stewart s’en fera le champion tout en protégeant la propriété intellectuelle. Le lien
entre performance financière mesurée à
l’aune du coût du capital et création de
valeur actionnariale est établi dans la théorie financière4.
Le cabinet Stern Stewart va justifier la
pertinence de l’indicateur en affirmant avoir
démontré la forte corrélation entre l’évolution de l’EVA générée par les entreprises et la
création de valeur actionnariale mesurée en
calculant la différence entre valeur boursière
et valeur comptable des capitaux propres. La
firme, publiant chaque année la liste des
sociétés « créatrices » et « destructrices » de
valeur, justifie l’utilisation de l’indicateur par
cette corrélation et force est de constater que
certaines entreprises voient, effectivement,
leur capitalisation boursière croître avec leur
performance financière.
C’est le cas de Coca-Cola. La société, qui
calcule son EVA5 depuis 1983 et le publiera
jusqu’en 2002, constate une corrélation
remarquable entre valeur et rentabilité. Ainsi,
dans son rapport annuel 1986, elle explique
que, depuis 1983, l’EVA a été multipliée par
2,25 et le cours de bourse par 2,12.
Nous avons cherché à préciser cette corrélation, car il nous semblait que l’EVA
devait être rapportée par action et que l’évolution du cours de bourse devait être com-
3
A. Ehrbar, EVA: the real key to creating wealth, New York, John Wiley and Sons Ltd., 1998.
D. Jacquet, « EVA et MVA : rentabilité et valeur », Analyse Financière, 1997.
5 Il faut noter que Coca-Cola appelle economic profit – EP – ce que Stern Stewart appelle « EVA » et que, pour
TCCC, l’EVA est la différence entre l’EP de l’année et l’EP de l’année précédente ; pour éviter les confusions, nous
garderons dans la suite de l’article l’appellation générique EVA au sens de Stern Stewart.
4
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ENTREPRISES ET HISTOIRE
QUAND L’ACTIONNAIRE REMPLACE LE CLIENT ET DETRUIT SA PROPRE VALEUR
plémentée par la distribution de dividendes.
Nous avons donc calculé une EVA par
action en partant d’une base 1 en 1983 et
comparé l’évolution de l’indicateur avec la
progression de la valeur de un dollar inves-
ti la même année dans une action Coca-Cola
et recevant un dividende annuel.
Le graphique suivant montre la corrélation sur la période 1983 – 1992 :
Graphique 1 : EVA par action et valeur générée par l’investissement boursier
La corrélation graphique est « démonstrative » et les dirigeants de la société ne
peuvent pas manquer de conclure qu’une
amélioration de la performance financière
se traduira immanquablement par un
accroissement de la valeur boursière de
Coca-Cola. Cette perspective les réjouit à
deux titres. D’une part, une valeur boursière en forte progression les met à l’abri d’une
prise de contrôle non souhaitée qui pourrait
remettre en cause leur situation de dirigeants, d’autre part, les actions et options
sur actions qui leur ont été distribuées
voient leur valeur s’envoler au plein bénéfice de leur patrimoine. Stern Stewart ne
manque pas de saluer cette réussite exceptionnelle, fruit de la compréhension des fondamentaux financiers par l’équipe dirigeante et de son application du concept dans la
mesure de la performance individuelle des
managers de la firme.
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En effet, Coca-Cola utilise en interne
l’indicateur comme métrique et systématisera le processus en 1993. Mais, dès 1986,
la 49 solution est élaborée et mise en œuvre
afin de maximiser la performance de l’entreprise et, partant, son cours de bourse.
CONCEPTION ET MISE EN
ŒUVRE DE LA 49 SOLUTION
Le système imaginé par Doug Ivester se
focalise sur l’activité d’embouteillage.
Cette dernière jouit, certes, d’une rente
appréciable, mais, comme Candler l’avait
perçu, est pénalisée par une très forte intensité capitalistique. Les experts estiment
dans les années 1980 qu’il faut comparativement investir 20 fois plus de capitaux
chez Coca-Cola Enterprises, la société
d’embouteillage, que chez Coca-Cola, sa
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DOMINIQUE JACQUET
maison-mère, pour générer le même niveau
de chiffre d’affaires. Se pose alors la question de savoir comment se réapproprier la
rente sans alourdir le bilan. Une série d’acquisitions va fournir à Coca-Cola l’occasion
de résoudre ce paradoxe.
En 1986, Jack Lupton, petit-fils de l’un
des associés de Whitehead, annonce son
intention de vendre sa société, JTL, qui
représente 10 % du marché américain, pour
1,4 milliard de dollars. Quelques familles
suivent, pour des montants plus faibles.
Kravis, qui entend réduire la dette de l’acquisition de Beatrice Foods (84 % du montant
total de 8,1 milliards), souhaite vendre l’activité d’embouteillage pour 1,1 milliard. CocaCola, qui ne peut pas prendre le risque de
voir son concurrent PepsiCo acquérir cet
outil industriel précieux, acquiert toutes les
sociétés mises sur le marché. L’intérêt financier se double de la volonté de ne pas mettre
en péril son exploitation. En effet, un embouteilleur acheté par PepsiCo « passe à l’ennemi » et réduit d’autant les revenus de TCCC.
Ce dernier point illustre le propos tenu
par Peter Drucker devant les top managers
de Coca-Cola : « you don’t have any distribution, because you don’t control your distribution ». En effet, toute la distribution
étant réalisée par les sociétés d’embouteillage et, ces dernières étant susceptibles d’être
acquises par PepsiCo, c’est toute la distribution commerciale de Coca-Cola qui risque
de disparaître. Coca-Cola va donc très naturellement acquérir les embouteilleurs et
devenir le plus gros bottler nord-américain.
Pour éviter l’alourdissement du bilan qui
viendrait contrarier la croissance de l’EVA,
il convient de mettre en œuvre un processus
qui devient la 49 solution :
– Acquisition de l’embouteilleur (réincorporation de la rente) ;
– Annulation du contrat de fourniture à $1
(conservation de la rente) ;
– Amélioration de la performance économique de l’activité d’embouteillage en
général (économies d’échelle, amélioration
de la gestion, augmentation de la rentabilité
des capitaux investis) ;
– Vente, avec un profit, de la société d’embouteillage ainsi réorganisée à CCE avec un
nouveau contrat qui stipule que c’est maintenant Coca-Cola qui fixe unilatéralement le
prix auquel le concentré sera vendu au bottler.
A l’origine, CCE est une société privée
contrôlée à 100 % par Coca-Cola et son
bilan est intégralement consolidé dans les
comptes de la maison mère. Afin d’alléger
son bilan, TCCC va mettre en bourse CCE,
motiver la consolidation par mise en équivalence (au lieu de l’intégration globale)
grâce à une détention des actions limitée à
49 % du capital6, d’où le nom de 49 solution, et progressivement réduire ce pourcentage à 34 % (en 2009) afin de répondre aux
accusations de contrôle effectif qui sont
(rarement) exprimées par quelques analystes financiers un peu solitaires. Il est, en
effet, un peu douteux de considérer que
CCE est une société vraiment indépendante
alors qu’elle est sous contrat d’exclusivité
Coca-Cola, qu’elle ne maîtrise pas le prix de
ses achats de concentré et que le président
de son conseil d’administration n’est autre
que Doug Invester, le CFO de TCCC.
Ce système semble si efficace qu’il sera
étendu à d’autres régions, Coca-Cola
concrétisant ainsi le concept d’anchor bottler. Ainsi, l’Amérique du Sud sera organisée autour de FEMSA, une partie de
l’Europe atour de HELLAS, et AMATIL
sera le pivot d’une partie de l’Océanie.
6 Rappelons qu’une société consolide par intégration globale les filiales qu’elle contrôle à plus de 50 % et qu’elle
ne fait apparaître ces dernières à son bilan sous la forme d’immobilisations financières (consolidation par mise en
équivalence, en l’occurrence) celles dont elle détient un certain pourcentage sans les contrôler. Coca-Cola, souhaitant « alléger » son bilan pour maximiser la rentabilité des capitaux engagés, a opté pour la consolidation la plus
light …
6
ENTREPRISES ET HISTOIRE
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Ce dispositif comptable et opérationnel
mis en oeuvre au milieu des années 1980
sera complété par un système de calcul de la
rémunération des cadres opérationnels très
orienté vers la « création de valeur ».
UN SYSTEME DE REMUNERATION ALIGNE SUR LA PERFORMANCE FINANCIERE
En 1993, le rapport annuel de Coca-Cola
s’enorgueillit d’une performance remarquable. Sur les 10 dernières années, l’EVA a
progressé en moyenne de 27 % par an, le
cours de bourse ayant augmenté dans le
même temps au rythme annuel de 26 %. La
progression de l’EVA a été générée par le
contrôle efficace de la rentabilité commerciale (prix de vente du concentré décidé par
Coca-Cola) combiné à la réduction des
capitaux engagés (outil industriel logé dans
une filiale d’embouteillage n’apparaissant
au bilan de la maison mère qu’au niveau des
immobilisations financières). A nouveau, la
corrélation est démontrée et le graphique
présenté ci-dessus l’illustre sans équivoque.
Pour renforcer cette belle dynamique, le
conseil d’administration approuve une réforme du système de rémunération des managers fondé sur deux critères, la croissance en
volume de l’activité et la croissance de
l’EVA. La performance n’est pas mesurée
sur une base annuelle, mais sur une période
glissante de 3 années afin d’encourager le
management opérationnel à identifier et
mettre en œuvre des investissements dont le
payback n’est pas nécessairement immédiat,
mais dont les effets bénéfiques apparaissent
au plus tard à moyen terme. La création de
valeur est la conséquence attendue de la
croissance rentable et, au vu des fondements
de la théorie financière et de la corrélation
historique constatée, le système est rationnel.
Ce système va conduire l’entreprise jusqu’à la fin du règne de Roberto Goizueta,
qui meurt d’un cancer en 1997 à l’apogée du
groupe. La création de valeur atteint un point
culminant de 125 milliards de dollars et,
naturellement, l’artisan – créateur de la stratégie d’embouteillage, Doug Ivester, devenu
COO à l’occasion du départ en retraite de
Don Keough en 1994, est promu CEO et
président du conseil d’administration.
Le graphique suivant montre, à nouveau,
la performance financière de Coca-Cola,
Graphique 2 : EVA et valeur boursière 1983 - 1997
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DOMINIQUE JACQUET
mais sur une période plus longue et met en
évidence la valorisation spectaculaire de la
firme sur 15 années de « sensibilité EVA ».
Si la corrélation reste troublante jusqu’en
1995, les deux dernières années montrent un
écart croissant entre valeur de marché et performance financière. La première anticipe la
seconde, les marchés achètent l’EVA que
Coca-Cola n’a pas encore dégagé, ce qui
condamne l’entreprise à faire toujours plus
et toujours mieux sous peine de décevoir les
investisseurs et d’être punie par une chute
boursière plus ou moins dramatique.
Cet écart s’appelle credibility gap et
peut être constaté en positif, comme pour
Coca-Cola, ou en négatif, lorsque l’entreprise accroît considérablement sa performance
sans que le marché soit convaincu de la
durabilité du phénomène7.
Le plébiscite du marché cache une évolution de la relation avec les parties prenantes qui se détériore progressivement,
détruisant les contrats relationnels issus de
l’histoire de l’entreprise et véritables
sources de la valeur durable8.
Les deux années de présidence de Doug
Ivester vont être très difficiles et le prélude
à un purgatoire de 10 années qui ne s’est
achevé qu’à la fin de la décennie 2000.
CHUTE BRUTALE ET REMONTEE LENTE
En 1997, peu après avoir accédé à la présidence du groupe, Doug Ivester tente de
prendre le contrôle d’Orangina, mais il est
débouté par les autorités françaises à la suite
d’une campagne de communication savamment orchestrée par PepsiCo9. Dans le même
temps, les écoliers de l’école Sainte Marie à
Bornem, près de Bruxelles, tombent malades
à la suite d’une consommation de Coca-Cola.
Empoisonnement général ou désir collectif
d’échapper aux cours, nul ne le sait, mais la
piste d’une palette contaminée sera évoquée
plus tard, puis infirmée. Ces événements
contribuent à rendre plus difficile la tâche du
président sans mettre en doute la qualité de
l’approche stratégique et managériale.
Plus graves sont les événements qui
vont toucher les communautés respectives
des employés et clients de la firme.
En avril 1999, Coca-Cola est accusé par
des employés américains de discrimination
raciale. L’affaire fera grand bruit et portera
fortement atteinte à l’image du groupe. De
plus, les clients, qui ont perdu le contact
direct avec « leur » embouteilleur local,
vont avoir le sentiment croissant que leur
seule raison d’être est leur contribution aux
revenus de la société. Revenons un instant
en arrière. En 1985, Coca-Cola, après une
analyse marketing approfondie, lance le
New Coke, qui va se révéler être une erreur
commerciale majeure conduisant l’entreprise à réintroduire le Classic Coke après
7 semaines d’intenses protestations en provenance des consommateurs. De manière
intéressante, les ventes de Coca-Cola postérieures à la réintroduction du Classic montrent que la firme n’a pas perdu de clients,
même en commettant l’erreur de produire
un breuvage qui ressemblait étrangement au
Pepsi-Cola …Le contrat implicite qui lie
Coke avec ses clients est, alors, si fort que
ces derniers vont pardonner aux dirigeants
leurs errements après qu’ils se soient excu-
7 C. Depeyre et D. Jacquet, « Valorisation financière des stratégies : le problème du credibility gap », in Dauphine
Recherches en Management (dir.), L’état des entreprises 2012, Paris, La Découverte, 2011.
8 Sur ce point, cf. notamment B. Segrestin (dir.), Quelles normes pour l’entreprise ?, Entreprises et Histoire, n° 57,
décembre 2009.
9 Cf. R. F. Kuisel, The French Way. How France Embraced and Rejected American Values and Power, Princeton,
Princeton University Press, 2012, p. 185, 189-190, 192-193, 194, 196-197, 198, 206.
8
ENTREPRISES ET HISTOIRE
QUAND L’ACTIONNAIRE REMPLACE LE CLIENT ET DETRUIT SA PROPRE VALEUR
sés. Mais, en septembre 1999, Doug Ivester
accorde un interview à un journaliste brésilien et reconnaît être en train d’étudier et de
tester un nouveau concept, une machine qui
distribue du Coca-Cola frais et dont le prix
de vente est ajusté en fonction de la température extérieure et du stock disponible.
Quelques semaines plus tard, un journaliste
américain découvre l’article, le traduit en
anglais et le publie aux Etats-Unis où il fait
grand bruit : le cynisme commercial de la
firme met en pièces l’image séculaire d’une
société amicale au service de consommateurs fidèles. Ces derniers se perçoivent
comme des machines à cash.
Cette affaire et les autres difficultés rencontrées coûteront sa position à Doug
Ivester. Il sera remplacé par Doug Daft, qui
recevra le surnom de Daft the Knife à la
suite des réductions drastiques d’effectifs
qu’il va décider. Daft démissionne en 2004
et sera remplacé par Neville Isdell, lequel
laissera lui-même sa place à Muthar Kent,
aujourd’hui CEO de la firme. Voir se succéder 4 présidents en 10 ans n’est pas un indicateur de sérénité.
Le cours de bourse de Coca-Cola va
connaître une descente aux enfers et ne
remontera que progressivement. D’une capitalisation boursière de 165 milliards de dollars fin 1997, la valeur des capitaux propres
va chuter à moins de 100 milliards en 2005 et
retrouver des couleurs à hauteur de 144 milliards fin 2010 et environ 150 milliards en
octobre 2011, alors que le marché boursier
est incertain. Cela signifie que les investisseurs qui ont acheté des actions de la société
en 1997 ont fait une perte en capital et n’ont
pour toute satisfaction que l’encaissement de
dividendes sur une période de 13 ans.
Le graphique suivant reprend les mêmes
indicateurs que ses deux prédécesseurs,
mais sur la période 1983 – 2009.
Graphique 3 : Performance et valeur 1983 - 2009
Le graphique montre qu’un dollar investi en 1983 représente un capital accumulé de
40 dollars en 1997 ou 1998, mais à peine
plus en 2009 alors que ce même capital
investi sur le Standard & Poor’s 500 aurait
progressé de 40 % sur la même période.
JUIN 2012 – N° 67
DECISIONS INDUSTRIELLES
ET REACTION DU MARCHE
En 2010, suivant l’exemple de PepsiCo
qu’elle avait toujours désignée avec dédain
9
DOMINIQUE JACQUET
comme the Imitator, Coca-Cola rachète
auprès de sa filiale CCE toute l’activité
d’embouteillage qu’elle détient en
Amérique du Nord, privilégiant la rationalité industrielle à l’optimisation d’un indicateur financier. Certes, les capitaux investis
augmentent de 25 à 31 milliards de dollars
chez TCCC, ce qui pénalise la rentabilité
des capitaux investis, mais le marché réagit
positivement à cette démarche qui permet à
l’entreprise de se rapprocher de ses clients
afin de mieux les comprendre et les servir,
ce qui est sa raison d’être économique. En
effet, de fin décembre 2009 à fin décembre
2011, le cours de bourse de Coca-Cola
passe de $56 à $70, soit un accroissement de
25 % alors que, dans le même temps, le
S&P 500 progresse de 1 115 à 1 258, soit
une performance de +12,8 %.
CONCLUSION
Le parcours de Coca-Cola sur les 20 dernières années suggère quelques réflexions.
Tout d’abord, les marchés de capitaux
ont connu une transformation radicale et
leur vocation initiale de fournisseurs de
fonds à destination de l’économie réelle a
été complétée par d’autres fonctions.
La décennie 1980 a vu l’émergence
d’acteurs nouveaux, investisseurs dont la
raison d’être était de débusquer des entreprises dont la rentabilité pouvait être largement améliorée afin de les acheter, en
prendre le contrôle, les restructurer et les
revendre (ou les conserver) à profit, objectivant ainsi une création de valeur. Si le principe fondateur : le remplacement d’équipes
dirigeantes inefficaces par des managers
compétents est sain, l’application s’est avérée parfois douteuse et le comportement de
ces nouveaux venus a conduit certains
d’entre eux en prison pour fraudes diverses,
incluant le classique délit d’initié. Mais, audelà de la simple observation d’opérations
plus ou moins aventureuses, le comportement des dirigeants a été profondément
bouleversé par l’explosion du market for
corporate control. Ceux-ci sont très attentifs à la réaction des marchés, ils observent
le cours de leur société au quotidien et ne
prennent pas de décisions stratégiques
majeures sans peser auparavant les conséquences sur le comportement de l’action.
Une enquête du National Bureau of
Economic Research10 a montré en 2005 que
plus de la moitié des directeurs financiers
sont prêts à rejeter un investissement à
valeur actuelle nette positive, donc créateur
de valeur actionnariale, dès lors qu’il
conduit la firme à ne pas remplir ses engagements de résultat net par action à court
terme. Ce comportement est motivé par une
attention croissante à la réaction des marchés financiers et se traduit par une prise en
compte réduite de la création de valeur à
long terme dans les décisions opérationnelles.
Coca-Cola souhaite échapper à la vague
de prises de contrôle des années 1980 qui a
conduit à la destitution d’équipes dirigeantes. En dépit de la qualité de leur management, les trois personnes qui pilotent
effectivement l’entreprise souhaitent éviter
l’arrivée intempestive d’un Icahn ou d’un
Kravis au conseil d’administration.
Une deuxième réflexion nous est suggérée par la corrélation entre performances
financière et boursière. Théorie financière et
observation de la réalité, en longue période
et en période boursière « normale », convergent et conduisent à une conclusion fondamentale : la seule et unique source de valeur
est la rentabilité financière, qui consiste à
rémunérer les investisseurs au-delà du mini-
10
J. R. Graham, R. H. Campbell and S. Rajgopal, The economic implications of corporate financial reporting,
National Bureau of Economic Research, janvier 2005.
10
ENTREPRISES ET HISTOIRE
QUAND L’ACTIONNAIRE REMPLACE LE CLIENT ET DETRUIT SA PROPRE VALEUR
mum qu’ils exigent et qui se traduit par le
coût du capital.
Mais il ne faut pas confondre, au niveau
du management d’une entreprise, input et
output. La performance financière se mesure en comparant résultat d’exploitation et
coût de financement (EVA, economic profit) ; mais un indicateur de performance en
croissance n’est que la conséquence de
décisions d’investissement prises à bon
escient. Bon nombre d’entreprises ayant
décidé de s’en remettre à l’indicateur afin
de piloter la performance, au lieu de s’intéresser à la qualité intrinsèque des décisions
prises, ont vu leur trajectoire perturbée et
ont décidé d’abandonner l’utilisation de
l’EVA dans, par exemple, le calcul du bonus
des managers clés.
Enfin, il nous semble intéressant d’évoquer à nouveau la position de Coca-Cola en
1995. Le graphique 3 montre que le marché
JUIN 2012 – N° 67
va s’emballer, créant une sorte de bulle spéculative autour de l’action et rendant le
management de l’entreprise prisonnier de
son propre succès. A partir du moment où le
marché paie non seulement les résultats
actuels de la société, mais a déjà anticipé
leur croissance, l’équipe dirigeante est
contrainte d’apporter satisfaction et d’envisager toute action opérationnelle permettant
de réaliser l’objectif de performance dictée
par le marché. Quel que soit le système
d’évaluation de la performance imaginée
par la direction et le conseil, les décisions
opérationnelles vont avoir pour but d’accroitre le résultat de l’année en cours, voire
de l’année suivante, même si celles-ci
conduisent à progressivement détruire la
relation privilégiée et créatrice de valeur à
long terme qui a rassemblé des parties prenantes d’importance primordiale autour de
la firme.
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