Des « feux de l`amour » à la « flamme céleste

Transcription

Des « feux de l`amour » à la « flamme céleste
Universiteit Gent
Faculteit der Letteren en Wijsbegeerte
Des « feux de l’amour » à la « flamme céleste » : une analyse du
pathétique dans La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau
Promotor : Dr. B. De Baere
Co-promotor : Dr. L. Roveda
Verhandeling voorgelegd tot het behalen van de graad
Licentiaat in de Taal- en Letterkunde : Romaanse Talen,
door Charlotte Reunbrouck
Academiejaar 2006-2007
L’amour véritable est un feu dévorant qui porte
son ardeur dans les autres sentiments, et les
anime d’une vigueur nouvelle. (de Saint-Preux à
Julie ; I, 12)
Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble que le
véritable amour est le plus chaste de tous les
liens. C’est lui, c’est son feu divin qui sait épurer
nos penchants naturels, en les concentrant dans
un seul objet ; c’est lui qui nous dérobe aux
tentations, et qui fait qu’excepté cet objet unique
un sexe n’est plus rien pour l’autre. (de Julie à
Saint-Preux ; I, 50)
2
Remerciements
La rédaction de ce mémoire n'aurait pas été possible sans le concours de certaines personnes
que nous aimerions remercier très sincèrement ici.
Nous tenons à remercier chaleureusement nos promoteurs pour leur aide et leur temps. Sans
ces personnes ce travail n'aurait jamais vu le jour. Ainsi, nous sommes très reconnaissante
envers Dr. L. Roveda d’avoir aidé à fixer le sujet et de nous avoir mise sur la bonne voie.
Nous sommes également très obligée envers Dr. B. De Baere, qui a eu l’extrême amabilité de
continuer la direction de ce mémoire déjà entamée par sa collègue. Ses idées originales, ses
corrections approfondies, ses relectures ainsi que sa patience nous ont été d’une grande
valeur. Tous deux nous ont fourni des conseils et des renseignements qui étaient d'une
inestimable utilité dans l'orientation de notre travail.
Notre profonde gratitude va également à nos parents pour leur soutien financier ainsi que pour
leur appui moral indéfectible tout au long de notre formation. Ils nous ont apporté une aide
prodigieuse dans bien des domaines afin de mener ce mémoire à bonne fin. Ainsi, nous
sommes redevable à notre mère pour sa volonté de se charger des innombrables photocopies
des textes ainsi que pour ses multiples mots d’encouragement. Nous devons également
beaucoup à notre père Ŕ toujours aussi optimiste Ŕ, à son enthousiasme et à son énergie
contagieuse.
Des remerciements tout particuliers vont à notre sœur, qui a bien voulu nous « sacrifier »
quelques journées de son congé si précieux pour lire ce travail. Nous sommes bien consciente
de l’ampleur de cette tâche vu qu’il s’agit d’un sujet qui n’appartient pas vraiment à ses
intérêts.
Enfin, nous adressons nos plus sincères remerciements aux amis qui nous ont toujours
soutenue et encouragée au cours de la réalisation de ce mémoire.
3
Introduction
1761. La publication de La Nouvelle Héloïse ébranle les chroniques. Expression marquée
d’une intimité considérée comme première, d’une imagination créative et créatrice, ce
« roman vécu » occupe une place particulière dans la littérature du XVIIIe siècle et bien après.
La parution de l’Héloïse annonce une ère nouvelle ; après des années marquées d’une aridité
sentimentale, elle consolide le tournant qui était déjà sous-jacent depuis quelque temps : la
puissance des passions évince l’empire de la Raison. L’histoire de Saint-Preux et Julie
revigore le véritable « langage du cœur » et envoûte ses lecteurs. Toutefois, de nos jours, il
arrive que la lecture de ce roman soit ressentie comme particulièrement pénible, ou même,
comme impossible. C’est que le lecteur moderne peut éprouver, quelquefois, des difficultés
devant la sentimentalité exacerbée tellement caractéristique de ce « roman larmoyant » : à la
lecture de certaines scènes émouvantes, il nous coûte à garder notre sérieux et notre calme. Et
pourtant, ces mêmes lettres firent pleurer toute une époque. Étonnée par cet écart énorme qui
sépare le public actuel de celui de l’époque, nous nous sommes demandée quel élément du
roman pourrait en être la cause. C’est dans son pathétique que nous avons trouvé la réponse.
Ce mémoire se propose Ŕ en premier lieu Ŕ d’analyser ce pathétique inhérent au discours
amoureux du roman. La première partie se veut avant tout introductive : elle aborde quelques
généralités du XVIIIe siècle (littéraire) et se concentre principalement sur cette « littérature de
sentiment » qui s’épanouit pleinement dans la seconde moitié des Lumières. Bien
évidemment, l’accent est mis sur La Nouvelle Héloïse qui, avec cette expression sans réserve
d’émotions, constitue un véritable apogée de ce courant « sentimental ». Ensuite, cette partie
enchaîne sur le pathétique : Qu’est-ce que c’est que le pathétique ? Quelles sont ses
particularités ? Comment est-il rendu dans un texte littéraire ? De telles questions sont traitées
et illustrées par des exemples issus du roman même.
Vu la nécessité de restreindre le sujet trop ample qu’est celui du pathétique, nous nous
sommes bornée à un seul aspect : le langage. Comment est-ce que la langue dite « courante »
peut se transformer et devenir un langage qui touche ? Les figures de style apportent une
solution satisfaisante… Ainsi, nous nous concentrerons Ŕ dans la deuxième partie Ŕ, sur le
langage figuré et plus particulièrement sur l’emploi métaphorique des notions « feu » et
« flamme », utilisées pour désigner (la passion de) l’amour. Nous prouverons que la présence
4
accentuée de cette métaphore trahit « le monde intérieur » particulièrement sensible de
Rousseau. Un dénombrement minutieux et une analyse poussée de ces deux mots de base ont
conduit à quelques découvertes bien significatives dans la totalité de cette œuvre. Des
découvertes qui mènent à l’hypothèse qui est au cœur de ce mémoire, à savoir que la
qualification et la détermination de ces « feux » et de ces « flammes » (entre autres grâce aux
déterminants, aux épithètes, aux compléments déterminatifs, etc.) reflètent l’évolution qui
s’opère dans la relation amoureuse même des deux protagonistes. Nous insisterons sur cette
évolution Ŕ qui est une véritable purification ; une transformation des feux de l’amour à une
flamme céleste Ŕ en démontrant que dans l’Héloïse, une rencontre insolite entre deux concepts
d’amour très différents de nature, a lieu : une rencontre entre l’amour hellénique et l’amour
chrétien, entre l’éros et l’agapè.
La dernière partie enchaîne sur la symbolique du feu et de la flamme en la contrastant avec
celle de son principe antagoniste : l’eau. Réel ou métaphorique, l’élément aquatique imprègne
toute la substance de cette œuvre : sa présence attire l’attention et n’est nullement gratuite.
Profondément ambivalente, l’eau parcourt le décor du roman : tantôt elle est cette eau douce
du lac, tantôt l’eau violente des océans ou l’eau limpide et claire de l’Élysée. Mais elle se
manifeste aussi dans des « formes métamorphosées » telles que la pluie, la neige, la glace et
les larmes Ŕ si constitutives pour le pathétique. Nous prouverons qu’il est tout à fait pertinent
de mettre en rapport ces deux contraires dans le contexte de l’Héloïse : le monde aquatique y
renoue avec celui des feux à tel point de pouvoir parler des « noces des deux matières ».
Toutefois, nous montrerons que ce sont des noces mort-nées, car inévitablement un des deux
éléments devra avoir le dessous…
5
I.
Le pathétique dans La Nouvelle Héloïse
En 1756, Rousseau, qui s’éloigne de la capitale, s’installe dans la paisible région de
L’Ermitage dans le but de s’y consacrer en toute tranquillité à ses multiples projets littéraires.
Toutefois, l’écrivain passe une crise profonde : se rendant compte qu’il n’a jamais « brûlé de
la flamme de l’amour » et craignant, par conséquent, de « mourir sans avoir vécu »1, il se
lance dans une correspondance imaginaire qu’il peuple « d’êtres selon son cœur »2. Son but ?
Combler le vide qu’il ressent et qu’il redoute. La Nouvelle Héloïse est donc née, en quelque
sorte, des chimères de Jean-Jacques Rousseau. Il explique lui-même dans ses Confessions
comment l’histoire s’est imposée à lui :
L'impossibilité d'atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères, et ne voyant rien d'existant
qui fût digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal, que mon imagination créatrice eut
bientôt peuplé d'êtres selon mon cœur. 3
Expression d’une expérience toute personnelle donc, ce roman constitue un bilan de sa vie :
Jean-Jacques est Saint-Preux, il est Julie et bien plus. La subjectivité inhérente au roman n’a
pas raté ses effets auprès des lecteurs. Il suffit, pour s’en convaincre, de considérer le succès
énorme dont le roman a joui : dès sa publication, il conquit l’Europe. Les œuvres
autobiographiques attestent entre autres le succès foudroyant de la Julie, comme ce fragment
tiré des Confessions :
Quoique la Julie, qui depuis longtemps était sous presse, ne parût point encore à la fin de 1760, elle
commençait à faire grand bruit. [...] Il [= le roman] parut enfin, et son succès, contre l'ordinaire,
répondit à l'empressement avec lequel il avait été attendu. [...] Les sentiments furent partagés chez les
gens de lettres : mais, dans le monde, il n'y eut qu'un avis, et les femmes surtout s'enivrèrent et du livre
et de l'auteur.4
D’autres sources révèlent que Rousseau, dans ses Confessions, est trop modeste. La
commotion provoquée par la publication de sa Julie aurait été énorme... En effet : Daniel
Mornet l’illustre en renvoyant au nombre d’éditions Ŕ soixante-dix en quarante années ! Ŕ et il
conclut : « C’est à beaucoup près, si l’on en excepte Voltaire, le plus grand succès de librairie
du siècle ».5 Autre preuve indéniable de ce succès immédiat et prodigieux du roman est dans
1
2
3
4
5
Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, éd. Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, coll.
« Folio classique », 2005, p. 515. Dans nos références suivantes, nous utiliserons le sigle « C » pour renvoyer
à cette œuvre.
Ibid., p. 517.
Ibid.
Ibid., p. 649.
Daniel Mornet, La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Mellottée, 1950, p. 310.
6
les réactions récoltées auprès du « grand public ». Avec ferveur, les lecteurs dévorent les
lettres des amants et s’engouent du roman entier. Ainsi, à titre d’exemple, le général baron
Thiébault passe quelques nuits blanches pour achever la lecture de ce « formidable ouvrage »
et témoigne de son emballement : « d’émotions en émotions, de bouleversements en
bouleversements, j’arrivai à la dernière lettre de Saint-Preux ne pleurant plus, mais criant,
hurlant comme une bête »6. Dans son ouvrage Lire au XVIIIe siècle, Claude Labrosse consacre
un chapitre aux effets causés par la lecture de l’Héloïse, recueillis des correspondances : des
transports, des enthousiasmes, des larmes de tendresse, des délires, etc.7 Aussi cite-t-il bon
nombre d’exemples dont il vaut tout de même la peine de retenir celui d’un nommé
Gauffecourt, qui se voit obligé d’interrompre la lecture du roman en raison de sa santé
chancelante. L’abbé Pernetti le rapporte : « Les mouvements de son cœur ont été si vifs à la
lecture de votre ouvrage qu’il a été obligé de l’interrompre et de n’en lire que quelques pages
de suite. Il le traite comme un élixir […] dont il ne faut user que goutte à goutte ». De même,
des centaines de lettres d’admirateurs adressées à Rousseau confirment les remous causés par
la publication de l’Héloïse. Prenons, par exemple, le cas d’un certain Fréron qui écrit : « Je lis
actuellement Monsieur votre Nouvelle Héloïse : il faut vous avouer que de ma vie je n’ai rien
vu ni lu qui m’ait si fort attendri, ni qui m’ait en même temps fait goûter de si véritable
plaisir »8.
Quoi qu’il en soit : la lisibilité de ce texte ne semble plus, de nos jours, aller de soi ; là où les
larmes de Julie ou de Saint-Preux furent contagieuses pour leurs lecteurs contemporains, elles
ne le sont plus maintenant. Les débordements lacrymaux, les expressions outrées et les
phrases hyperboliques comme « cent fois le jour je suis tenté de me jeter à vos pieds, de les
arroser de mes pleurs… »9 ou « je me mis à verser des torrents de larmes »10 risquent de faire
éclater de rire les lecteurs modernes qui ne sont plus armés contre de tels excès sentimentaux.
Le pathos s’est, d’une certaine manière, transformé en bathos11. Qu’est-ce à dire ?
6
7
8
9
10
11
Cité par Daniel Mornet, op. cit., p. 313.
Claude Labrosse, Lire au XVIIIe siècle. La Nouvelle Héloïse et ses lecteurs, Paris, C.N.R.S., 1985, p. 80-104.
Cité par René Pomeau dans : Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, éd. René Pomeau, Paris,
Garnier Frères, 1960, p. LXV.
Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, éd. Michel Launay, Paris, Garnier-Flammarion, 1967,
XXII + 610 p. Toutes les citations sont tirées de cette édition, dont le langage a été modernisé. Dans nos
références, le chiffre romain se réfère à la partie du roman ; le chiffre suivant renvoie au numéro de la lettre
et précède l’indication de la page : I, 2, p. 12.
IV, 17, p. 392.
Le terme bathos est assez ambigu, puisque au cours de son histoire il a reçu différentes significations. Le
rhéteur Longin, par exemple, voyait le bathos comme le synonyme du sublime tandis que Pope le considérait
comme un pathétisme excessif. Cette dernière signification est actuellement la plus répandue ; le bathos
7
Là où le « pathos » suscite la pitié et la tristesse, le « bathos » caractérise le texte qui vise à
créer un effet pathétique tout en le ratant, de sorte qu’il devient complètement ridicule et
dérisoire ; la sensibilité se transforme alors en sensiblerie. Le pathos est donc toujours dans un
rapport de proximité dangereuse avec le bathos ; si un texte n’arrive pas à émouvoir son
groupe cible et s’il manque son effet pathétique, il finit par susciter le rire. Or, il est sûr qu’au
XVIIIe siècle, La Nouvelle Héloïse n’a pas fait rire son public… En dernière instance, il
appartient donc aux lecteurs d’apprécier l’effet provoqué par la lecture d’un texte ; c’est le
public qui tranche entre pathos et bathos. Il se pourrait donc Ŕ à la limite Ŕ que de nos jours,
certaines âmes sensibles soient toujours sincèrement émues devant les lettres « d’un
pathétique à faire fendre les rochers »12 écrites par Saint-Preux et par sa muse « qui devrait
être sur le trône de l'univers »13.
Ce travail se propose Ŕ en premier lieu Ŕ d’analyser le pathétique propre au discours
amoureux du roman. Or, avant de nous pencher sur cette question, il est nécessaire de nous
plonger dans le contexte dans lequel La Nouvelle Héloïse a vu le jour afin de pouvoir
comprendre la spécificité de l’œuvre et de son pathétique.
1. Rousseau et la sensibilité
1.1. Contexte
1.1.1. D’un siècle rationnel…
La dénomination usuelle du XVIIIe siècle, celle des Lumières, semble faire abstraction de la
sensibilité qui s’épanouit pourtant pleinement dans la seconde moitié du siècle. Cette époque
est gravée dans la mémoire collective comme un temps rationnel et scientifique ; elle
encouragea l’esprit critique et expérimental qui devint « le » modèle de la Raison. Les échos
scientifiques se font entendre dans les œuvres littéraires ; des écrivains tels que Montesquieu,
Voltaire et Buffon contribuent à cette réconciliation de la science et de la littérature qui se
chevauchent et se complètent. Marqué par une foi optimiste dans le progrès, le siècle donne
12
13
désigne donc un style qui « tombe d’un niveau élevé et pathétique dans le registre de l’ordinaire qui est
proche du ridicule ». (cf. Hendrik van Gorp, Dirk Delabastita et Rita Ghesquiere, Lexicon van literaire
termen, Deurne, Wolters Plantyn, 1998, p. 52 ; p. 330, ma traduction)
Expression reprise à Rousseau même (C : p. 61.) et que nous considérons comme particulièrement applicable
à l’histoire de Julie et Saint-Preux.
I, 31, p. 62.
8
également naissance au véritable esprit philosophique, qui trouve son expression la plus
complète dans l’élaboration de l’Encyclopédie, dirigée par Diderot et d’Alembert. Cet
ouvrage cherche à répertorier toutes les connaissances déjà acquises par l’esprit humain et se
voit comme le moyen idéal de diffuser la philosophie. Le philosophe, figure centrale des
Lumières, y est d’ailleurs défini de la façon suivante :
La raison est à l'égard du philosophe, ce que la grace est à l'égard du chretien. La grace détermine le
chrétien à agir; la raison détermine le philosophe. Les autres hommes sont emportés par leurs passions,
sans que les actions qu'ils font soient précédées de la réflexion: ce sont des hommes qui marchent dans
les ténebres; au lieu que le philosophe dans ses passions mêmes, n'agit qu'après la réflexion ; il marche
la nuit, mais il est précedé d'un flambeau.14
La dernière phrase est intéressante dans la mesure où elle permet d’expliquer l’image dite
« traditionnelle » du philosophe : l’homme qui s’engage dans la recherche de la lumière de la
vérité, qui est censée éliminer toute « obscurité ». Poussé par une confiance totale dans la
Raison, ce « vrai juge compétent »15, le philosophe place l’homme au centre de ses
investigations. Le XVIIIe siècle s’occupe de l’homme sur terre et laisse ainsi de côté toute la
métaphysique qui fut la préoccupation principale du siècle antérieur. Cette omniprésence de la
Raison fait reléguer à l’arrière-plan les sentiments, manque qui sera largement compensé dans
la seconde moitié du siècle. L’homme sensible, qui n’est qu’un « être abandonné à la
discrétion du diaphragme » selon Diderot16, est banni totalement de cette scène rationnelle.
1.1.2. … au siècle des « âmes sensibles »
Malgré l’esprit rationaliste qui domine ce siècle, certains penseurs et écrivains se penchent sur
le rôle des sensations. Ainsi le philosophe Condillac, avec son Traité des sensations où il
synthétise sa pensée, a dispersé le « sensualisme »17 en France. Rousseau s’est très clairement
inspiré des idées de Condillac en proposant l’affectivité comme la condition première de toute
pensée, car pour lui « sentir c’est vivre ». Dans le roman, le froid « œil vivant » qu’est
Wolmar arrive même à être ému devant les retrouvailles de son épouse avec l’inséparable
14
15
16
17
L’article « philosophe » dans : Denis Diderot et Jean d’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des
sciences, des arts et des métiers, Neufchastel, Samuel Faulche & Compagnie, 1765, t. XII, p. 509.
L’article « raison » dans : Denis Diderot et Jean d’Alembert, op. cit., t. XIII, p. 774.
La citation est tirée du livre Le Rêve d’Alembert (1769)
Consulter : http://perso.orange.fr/listephilo/sensibilite_et_insensibilite.rtf
La doctrine sensualiste se base sur l’idée que toutes nos connaissances sont dérivées des sensations.
Condillac précise la psychologie de John Locke et cherche à démontrer que nos facultés se forment sous
l’effet des sensations et de l’expérience. Le Littré de 1872-1877 n’est que le premier dictionnaire qui fait
mention du terme en le définant comme « Terme de philosophie. Doctrine dans laquelle on attribue, dans la
génération des idées, tout à l'action des sens externes ». Consulter : http://colet.uchicago.edu/cgibin/dico1look.pl?strippedhw=sensualisme
9
cousine : Saint-Preux s’écrie « O sentiment ! sentiment ! douce vie de l'âme ! quel est le cœur
de fer que tu n'as jamais touché ? Quel est l'infortuné mortel à qui tu n'arrachas jamais de
larmes ? » (V, 6, p. 453). Dans son Émile ou De l’éducation, Rousseau met en scène sa
théorie de la sensation : ce n’est que après avoir développé sa sensibilité qu’Émile est capable
d’acquérir des idées.
Dans le domaine des lettres, la sensibilité se manifeste et s’affirme déjà dans des
romans tels que celui de l’abbé Prévost, Manon Lescaut (paru en 1731), et dans quelques
affirmations de moralistes, comme Vauvenargues qui déclarait que « les passions ont appris
aux hommes la raison »18. C’est cette atmosphère qui dominera la seconde moitié du siècle.
Les manuels scolaires de littérature ont parfois tendance, à tort, de diviser le XVIIIe
siècle en deux blocs ; un marqué par un rationalisme desséchant et l’autre par une éclosion
surprenante de la sensibilité. Il serait artificiel de dissocier le rationalisme du sentiment, car
les deux sont en co-présence tout au long du siècle. La raison ne s’est pas perdue lors de
l’épanouissement de la sensibilité et inversement, le courant émotionnel existait déjà Ŕ de
façon sous-jacente évidemment Ŕ dès le début du siècle. Une coupure brusque n’a toutefois
jamais eu lieu. Il est vrai que l’apparition d’une littérature de sentiment dans ce siècle si
rationaliste paraît aller à contre-courant ; il semble que l’esprit philosophique des Lumières
aurait dû l’étouffer. Néanmoins, le paradoxe n’est qu’apparent : l’esprit rationaliste n’exclut
pas le cœur. Les deux partagent leur intérêt initial : l’homme. L’apparition de la sensibilité, au
milieu du siècle, n’est en fait qu’un stade plus avancé de cet individualisme si cher au
rationalisme philosophique. Seulement, au lieu de se concentrer sur l’homme universel,
comme le font les philosophes, l’homme individuel occupe alors le devant de la scène.
L’expérience de l’individu compte et sa recherche Ŕ très personnelle Ŕ de son bonheur sur
terre. La citation suivante rend bien la spécificité du siècle :
Les contraintes classiques, les cloisonnements sociaux, l’ivresse scientiste même, endiguent d’abord le
courant. Mais […] lorsqu’on aura découvert qu’émotions et même peines peuvent être un plaisir
gourmand et une source d’inspiration, le sort en est jeté ; et l’alchimie sentimentale nous livre sans
tarder larmes et volupté, vertus et coquetterie, les plus inédits et savoureux alliages. 19
La sensibilité a donc lentement et imperceptiblement conquis les âmes et avec elle s’est
effectué un véritable avènement du pathétique. On pourrait même dire que plus la sensibilité
se trouve refrénée, plus elle éclate après avec un élan vengeur. La Nouvelle Héloïse est un de
18
19
Consulter : http://www.horaz.com/03_Citations/THEMES/passion_001.htm
André Grenet et Claude Jodry, La Littérature de sentiment au XVIIIe siècle. 1, Les Conquêtes de la
sensibilité, Paris, Masson et Cie, coll. « Ensembles littéraires », 1971, p. 5.
10
ces romans qui illustre le mieux ce « triomphe de la sensibilité » ; la toute-puissance y est
conférée à la « force des passions » Ŕ nous y reviendrons.
1.1.3. Le couple des Wolmar : la synthèse d’un siècle
Nous voyons les deux tendances principales du siècle réunies dans le couple de M. de
Wolmar et Julie. Avec « son calme des passions », « sa froideur naturelle » et son goût
d’observer, lui incarne la Raison vivante tandis que son épouse personnifie la sensibilité.
Saint-Preux écrit à Milord Edouard « je passe des jours sereins entre la raison vivante et la
vertu sensible » (V, 2, p. 398 ; nous insistons), en faisant allusion à ses hôtes. Julie écrit : « il
m’éclaire et je l’anime » (III, 20, p. 276 ; nous insistons). Le verbe éclairer implique, bien
entendu, l’idée d’une lumière qui se répand (dans l’esprit), de la raison qui est à la recherche
de la vérité. Le verbe animer implique, quant à lui, le fait de « joindre une âme à un corps »20
et représente l’idée que Rousseau se formait de la sensibilité, à savoir qu’elle donne de la
vivacité, qu’elle excite les passions, qu’elle enflamme tout court. Julie prétend qu’elle et son
époux valent mieux réunis et qu’ils semblent « destinés à ne faire entre eux qu’une seule
âme » dont Wolmar est l’ « entendement » et elle la « volonté ». Pourtant, nous voyons que
devant certains spectacles attendrissants, le froid M. de Wolmar s’émeut jusqu’à pleurer ses
premières larmes. Julie, de son côté, à l’instar de son mari, arrive à faire prédominer la raison
sur ses sentiments éprouvés pour Saint-Preux. Il n’empêche : à la fin, Julie émet ces paroles
révélatrices « Vous m'avez crue guérie, et j'ai cru l'être ». Faut-il y voir une preuve de la
supériorité du sentiment sur la raison ?
1.2. La place de Rousseau et de La Nouvelle Héloïse dans l’esprit de l’époque
La Nouvelle Héloïse constitue un tournant dans la vie littéraire du XVIIIe siècle ainsi que dans
l’histoire du pathétique. En effet : l’intérêt suscité lors de sa publication et bien après
confirme sa nouveauté dans l’histoire littéraire ; la manifestation sans réserve d’ émotions.
Rousseau va à l’encontre du courant rationaliste ; il réhabilite la sensibilité, « l’élan du
cœur », et considère l’amour comme un guide supérieur à la raison. On assiste à un véritable
engouement pour le sentiment, qui est mis au centre des préoccupations. Chez Rousseau, c’est
le cœur qui forme la raison et non vice versa. Il apparaît ainsi comme le véritable précurseur
20
Étienne Bonot de Condillac, Dictionnaire des synonymes, éd. Georges Le Roy, Paris, PUF, 1951, t. III, p. 45.
11
de l’individualisme moderne, tout en luttant pour une liberté du sentiment affranchie. Robert
Mauzi cite dans son œuvre L’Idée du bonheur dans la littérature et pensée françaises au
XVIIIe siècle Mme de Puisieux : « vivre sans passion, c’est dormir toute sa vie et rêver que
l’on boit, que l’on mange, que l’on marche, que l’on parle. Il faut être remué par quelque
affection pour être »21. La passion est donc conçue comme un des besoins primaires de
l’homme. La Nouvelle Héloïse offre d’ailleurs un nouveau regard sur la passion ;
normalement elle dégraderait la personne tandis que dans ce roman, elle permet aux amants
de devenir vertueux ; nous assistons à une véritable sublimation des passions.
La Nouvelle Héloïse a donc fait de Rousseau le véritable maître des « âmes
sensibles » ; le roman reprend ce langage du sentiment et de la passion qui avait été réprimé.
La tragédie avait perdu son pathos, auparavant si puissant, et ne survivait que par la répétition
de ses thèmes convenus et ainsi, elle s’est dégénérée en pure et simple rhétorique. Avant
Rousseau, la sensibilité poétique semblait complètement épuisée et l’esthétique française
paraissait avoir oublié le genre poétique. Grâce à Rousseau, la réhabilitation du genre
poétique a pu se réaliser ; il a réussi à opposer à l’omnipuissance de la raison la force du
sentiment jusqu’à confirmer la prédominance de ce dernier : « si c’est la raison qui fait
l’homme, c’est le sentiment qui le conduit » (III, 7, p. 234). Avec lui s’est donc installé un
courant sensible et vivifiant, qui a pénétré la scène intellectuelle française tout en menaçant de
faire effondrer les solides constructions sur lesquelles la société était construite alors. Un
Lasserre formulait « Rousseau n’est pas à l’égard du romantisme un précurseur, il est le
romantisme intégral »22.
1.2.1. Avant La Nouvelle Héloïse : les prédécesseurs de Rousseau
Il est incontestablement vrai que Rousseau n’est pas le premier à illustrer le tournant vers
cette littérature de sentiment. Après tout, il était un produit de son époque et a très clairement
subi certaines influences. Ainsi, Rousseau est redevable à Richardson qui a mis à la mode le
roman épistolaire à voix multiples avec sa Paméla : ce texte servira de modèle à l’Héloïse.
Grâce à la traduction de la Paméla faite par l’abbé Prévost, la France était déjà
considérablement habituée à la « sensibilité » comme courant littéraire ; l’ouvrage de
Richardson assure d’ailleurs au pathétique du sentiment et de la vertu un grand succès. Mais
21
22
Cité par Luciano Bulber dans : La Représentation de la vie affective dans « La Nouvelle Héloïse », s.n.,
doctorat du troisième cycle, Université de Provence, Centre d’Aix, 1972, p. 11. C’est nous qui insistons.
Roger Fayolle, « Quand ? Où ? et pourquoi la notion de préromantisme est-elle apparue ? », Le
Préromantisme : hypothèque ou hypothèse ?, éd. Paul Viallaneix, Paris, Klincksieck, 1975, p. 44.
12
bien d’autres influences sont déterminatives. Très jeune, Rousseau prit goût à la pastorale : la
lecture de l’Astrée, œuvre qui tenait une place à part pour lui23, a laissé des traces profondes.
Or, avec ce roman d’Urfé, nous nous mouvons dans l’atmosphère bucolique qui a laissé ses
échos dans La Nouvelle Héloïse : pensons aux descriptions de la nature qui évoquent de
véritables loci amoeni. Rousseau met en scène un cadre naturel qui touche à l’idylle, une
nature sauvage et paisible qui rappelle également la littérature de par exemple un Iacopo
Sannazaro et son Arcadie. Ce décor enchanteur constitue le cadre le plus propice pour peindre
l’épanouissement de l’amour des deux amants. Ainsi, « le murmure des eaux », « le chant des
oiseaux », « les ruisseaux bordés d’arbrisseaux et de bocages délicieux », « la campagne
riante », « la verdure fraîche et vive », « l’air pur », « le sauvage aspect des montagnes », « les
bois épais », etc. contribuent à constituer à Rousseau cette « société selon son cœur ».
L’apogée se trouve dans l’évocation de ce lieu particulièrement charmant qu’est l’Élysée :
avec sa luxuriance végétale, son eau nourricière, sa multitude d’oiseaux et de poissons, elle
constitue un endroit paradisiaque (le nom choisi par Julie le laisse deviner) et mystérieux. La
description faite par Saint-Preux montre les éléments constitutifs du topos :
Je fus frappé d’une agréable sensation de fraîcheur que d’obscurs ombrages, une verdure animée et
vive, des fleurs éparses de tous côtés, un gazouillement d’eau courante, et le chant de mille oiseaux,
portèrent à mon imagination du moins autant qu’à mes sens ; mais en même temps je crus voir le lieu le
plus sauvage, le plus solitaire de la nature. (IV, 11, p. 353)
Cette atmosphère qui fait rêver et qui proclame la douceur de vivre dans une nature idyllique
est rendue encore plus intense par les multiples citations italiennes qui surgissent dans les
lettres.
À côté de l’influence du roman pastoral, nous retrouvons également une inspiration
shakespearienne dans le lyrisme, dans l’expression paroxystique de la passion et dans la
thématique (le thème central du roman rappelle l’histoire de Roméo et sa Juliette). Mais le
roman hérite également de la Bible, de la tradition courtoise, de la galanterie et de la tragédie
classique. L’œuvre de Racine, par exemple, a très clairement laissé des traces 24, notamment
dans le vocabulaire Ŕ nous y reviendrons.
23
24
Ses Confessions en témoignent : « parmi les romans que j'avais lus avec mon père, l'Astrée n'avait pas été
oubliée, et c'était celui qui me revenait au cœur le plus fréquemment ». (C : p. 218.)
L’article suivant illustre bien cette influence : Catherine Ramond, « L’influence racinienne sur La Nouvelle
Héloïse », Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau (Genève), 44, 2002, p. 203-214.
13
1.2.2. Rousseau juge du genre romanesque
Rousseau vit l’écriture de son roman comme une grande et périlleuse aventure. L’entreprise
même lui fit honte, puisqu’il y joue non seulement sa réputation de moraliste, mais aussi celle
d’homme vertueux. On comprend pourquoi lorsqu’on considère qu’au début du XVIIIe siècle,
le genre romanesque a mauvaise réputation ; il éprouve plus que jamais la nécessité de
s’affirmer en tant que genre « légitime ».
En y voyant le fruit du siècle précédent25, la critique littéraire rejette ce genre qu’elle
considère comme mineur et corrupteur, tout en condamnant ses prétendues invraisemblances,
ses frivolités et ses immoralités. Malgré le développement fulgurant que le genre a connu
grâce à son succès, les moralistes, les philosophes et les écrivains continuent à mépriser le
roman. Aussi Rousseau, qui était un grand détracteur26 du genre, n’a-t-il jamais fait
délibérément le choix d’écrire un roman ; le genre s’est imposé à lui. Pour Rousseau, le roman
n’est rien d’autre qu’un pis-aller : « les lettres amoureuses ont créé ici le besoin du roman par
lettres » et non vice versa, comme le note Jean Rousset27. Rousseau, qui a pris pour devise
vitam impendere vero, tourne le dos au genre romanesque comme divertissement mondain
afin de « l’investir d’une dignité nouvelle en voyant en lui un moyen de communication entre
les cœurs »28. « Il ne veut émouvoir que par l’éloquence de la vérité »29 ; c’est pourquoi son
projet romanesque lui fait honte :
Mon grand embarras était la honte de me démentir ainsi moi-même si nettement et si hautement. Après
les principes sévères que je venais d'établir avec tant de fracas, après les maximes austères que j'avais si
fortement prêchées, après tant d'invectives mordantes contre les livres efféminés qui respiraient l'amour
et la mollesse, pouvait-on rien imaginer de plus inattendu, de plus choquant, que de me voir tout d'un
coup m'inscrire de ma propre main parmi les auteurs de ces livres, que j'avais si durement censurés ? 30
Cette honte pourrait donc être à la base de son projet de se présenter non comme l’auteur
sinon comme l’éditeur des lettres. Rousseau a justifié son choix du genre, à première vue donc
paradoxal, par le biais de son porte-parole Saint-Preux :
25
26
27
28
29
30
Les romans du XVIIe siècle étaient souvent truffés d’aventures extraordinaires, et c’est entre autres pour cette
raison que les philosophes, toujours à la recherche de la vérité, méprisaient le genre romanesque.
Dans ses Essais sur la peinture, Diderot décrit Rousseau comme « le censeur des lettres, le Caton, le Brutus
de notre âge ». Cité par : Jean Roussel, « La Faute, le rachat et le romanesque dans La Nouvelle Héloïse »,
Travaux de littérature (Paris), 8, 1995, p. 209.
Jean Rousset, Forme et signification. Essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, José
Corti, 1964, p. 84.
Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la révolution, t. I. Histoire du roman en France, Paris, Armand Colin, coll.
« U », 1967, p. 403.
Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, éd. René Pomeau, éd. cit., p. II.
C : p. 525.
14
Les romans sont peut-être la dernière instruction qu'il reste à donner à un peuple assez corrompu pour
que tout autre lui soit inutile : je voudrais qu'alors la composition de ces sortes de livres ne fût permise
qu'à des gens honnêtes mais sensibles, dont le cœur se peignît dans leurs écrits ; à des auteurs qui ne
fussent pas au-dessus des faiblesses de l'humanité, qui ne montrassent pas tout d'un coup la vertu dans le
ciel hors de la portée des hommes, mais qui la leur fissent aimer en la peignant d'abord moins austère, et
puis du sein du vice les y sussent conduire insensiblement. (II, 21, p. 198-199)
Voilà donc le grand contempteur des lettres devenu romancier malgré lui !
1.2.3. La Nouvelle Héloïse dans le contexte littéraire du XVIIIe siècle
Dans son ouvrage Le Roman jusqu’à la révolution, Henri Coulet propose le terme de « roman
sentimental » pour désigner ces romans qui « ont pour objet la peinture et l’analyse des
sentiments plutôt que la description des mœurs et de la société »31. Il semble aller de soi que
La Nouvelle Héloïse doit être classée sous cette rubrique ; pourtant, Henri Coulet lui-même
décide de ne pas ranger le roman sous cette désignation, il lui consacre un chapitre à part. En
effet : Coulet voit en La Nouvelle Héloïse « le plus beau roman français du XVIIIe siècle, qui
a marqué de son influence toute l’évolution ultérieure du genre »32. Dans quel courant
littéraire faut-il alors situer l’œuvre ?
1.2.3.1. « Le Préromantisme : hypothèque ou hypothèse ? »33
Certains écrits de Rousseau ont été associés au « préromantisme ». Pourtant, cette notion,
apparue en 1923 et adoptée, depuis, par certains spécialistes de la littérature34, dérange les
historiens des Lumières. Ils lui reprochent que la notion serait avant tout née d’un souci
classificatoire, pour assurer l’homogénéité du discours de l’histoire littéraire, dans le but de
garantir le passage d’une période à une autre. Ses défenseurs utilisent le terme pour rendre
compte de l’éclosion de la sensibilité, qui ne semble pas réellement cadrer dans l’esprit
régnant Ŕ rationaliste Ŕ du XVIIIe siècle. Le terme tente donc d’incorporer ces multiples
manifestations de la sensibilité qui s’épanouiront pleinement au XIXe siècle, pendant le
romantisme. À cause des polémiques multiples que la notion a suscitées, qualifier La Nouvelle
Héloïse d’œuvre préromantique nous paraît imprudent. Nous avons donc choisi de laisser de
31
32
33
34
Henri Coulet, op. cit., p. 378.
Ibid., p. 401.
Titre repris à l’ouvrage suivant : Le Préromantisme : hypothèque ou hypothèse ?, éd. cit.
Date proposée par : Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le
Robert, 1992, t. II, p. 1828.
15
côté ce terme trop contesté et d’utiliser des termes plus neutres comme celui de littérature de
sentiment ou de sentimentalisme des Lumières.
1.2.3.2. Caractéristiques de la littérature de sentiment au siècle des Lumières
La plupart des caractéristiques de cette vogue sentimentale chevauchent Ŕ logiquement Ŕ les
spécificités du discours pathétique, que nous aborderons après. L’énumération suivante ne
cherche pas à être absolue, elle tente juste de présenter quelques traits distinctifs de ce courant
« sentimental ».
L’épanchement du moi
Dans la littérature de sentiment, le Moi s’expose : on assiste à un véritable développement du
moi, dans toute la profondeur et la complexité de son être. L’individu estime qu’il est
nécessaire de mettre l’accent sur le caractère unique et incomparable de sa personnalité. Le
genre épistolier, comme écriture intime par excellence, contribue à l’analyse intérieure et
intensifie la subjectivité si importante. Ce qui compte pour les épistoliers est le ego-hic-nunc.
C’est d’ailleurs le Moi et ses désirs qui devront se confronter aux exigences de la société, d’où
la lutte entre passion et vertu, menée par les personnages principaux du roman.
L’inspiration lyrique
Le lyrisme trouve sa source dans l’expression spontanée des émotions. Au XVIIIe siècle, les
cœurs sensibles cherchent à s’émouvoir, à se passionner. En s’armant contre la banalité
quotidienne ; la joie, l’amour, l’enthousiasme et même l’angoisse apportent de la diversité et
promettent une vie plus riche. Dans son Essai sur l’origine des langues, Rousseau s’explique ;
il prétend que la première invention de la parole ne vient pas des besoins, mais des passions
« on ne commença pas par raisonner, mais par sentir »35. C’est exactement ce raisonnement
qui est à la base de toute l’histoire de Julie et Saint-Preux ; tout se passe et s’explique par les
sentiments éprouvés ; le sentiment est le guide supérieur pour les amants. Le roman est donc
construit sur le sentiment et met en scène des personnages particulièrement sensibles. La
sensibilité est une source de lyrisme : « Être lyrique, c’est donc projeter sa sensibilité sur toute
35
Consulter L’Essai sur l’origine des langues de Jean-Jacques Rousseau :
http://rousseaustudies.free.fr/Essailangues.htm
16
chose et recueillir, dans une récolte miraculeuse, la sensibilité de l’univers »36. Rousseau
donne la supériorité aux sentiments strictement personnels, il voit dans son livre l’expression
pure du sentiment ; ce qu’il affirme dans sa seconde préface. L’intention lyrique est
développée surtout dans la première moitié du roman.
Même si l’inspiration lyrique semble avoir trouvé sa forme d’expression favorite dans
le poème, elle ne s’y borne pas ; elle peut bien apparaître dans d’autres genres littéraires.
Nous pouvons à juste titre considérer La Nouvelle Héloïse comme œuvre lyrique pour son
thème, son vocabulaire et son mode d’expression.
Avec Rousseau le lyrisme a donc reparu. Néanmoins, nous ne pourrions pas l’étiqueter
comme un véritable lyrique, car ses discours sont toujours trop moralistes, trop éloquents ; il
cherche toujours à convaincre. Nous sommes toutefois d’accord avec l’affirmation suivante :
« Rousseau a atteint le seuil du lyrisme, mais il ne l’a pas franchi vraiment »37. Rousseau a
apporté cette matière lyrique si riche qui fécondera le siècle postérieur et même après.
Le goût des larmes
Pour pouvoir comprendre les larmes versées au XVIIIe siècle, il faut se méfier des
connotations contemporaines : elles risquent en effet de brouiller le sens que les larmes
avaient à l’époque. Cela tient au fait que, contrairement à ce qui s’observe de nos jours, les
émotions se montrent et se démontrent au siècle des Lumières. Les larmes ne font pas partie
de l’intimité et il n’est par conséquent pas indigne de pleurer en public. Bien au contraire, les
pleurs versés publiquement sont considérés comme des signes d’une âme vertueuse, voire
d’une société raffinée.
Le goût des larmes est amplement développé dans La Nouvelle Héloïse. Les amants
communiquent à maintes reprises les enflures sentimentales et larmoyantes auxquelles ils sont
inévitablement exposés. Des lettres baignées de pleurs, des amants qui fondent en larmes et
des visages inondés de pleurs ne sont pas rares : ils constituent une véritable « communication
larmoyante ». Il y a, par conséquent, une rhétorique des larmes ; certaines expressions
reviennent tout au long de l’histoire et « traduisent un goût pour les manifestations
spectaculaires de larmes »38. Ces formules sont devenues désuètes actuellement, par exemple
« répandre ou verser des larmes dans le sein de quelqu’un » ou « recueillir les larmes
36
37
38
François Germain, Expliquez-moi…L’Art de commenter un poème lyrique. De l’Inspiration et du style
lyriques avec applications à la composition française, Paris, Foucher, coll. « Littérature », 1949, p. 15.
Ibid., p. 44.
Anne Vincent-Buffault, Histoire des larmes : XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Rivages, 1986, p. 25.
17
d’autrui ». L’excès de l’épanchement est exprimé par l’usage de l’hyperbole ; les amants
versent des torrents de larmes et arrosent et mouillent les lettres de leurs pleurs. La technique
du roman épistolaire souligne l’illusion de vérité qui est suggérée. Dans la lettre où Julie
proclame son dernier adieu à son amant d’antan, elle mouille sa lettre au point d’en effacer les
caractères : « Mon Dieu ! que fais-je ?… Vous le verrez trop à l’état de ce papier » (III, 20, p.
278). Le papier mouillé est révélateur ; il indique, contre le gré de l’épistolière, que la passion
entre les deux amants ne s’est toujours pas éteinte.
Le partage de ces signes d’émotion est, lui aussi, frappant : on pleure ensemble, on
partage les larmes. C’est ce spectacle qui, à son tour, émeut le spectateur sensible : « voir
deux beautés si touchantes s’embrasser tendrement, le visage de l’une se pencher sur le sein
de l’autre, leurs douces larmes se confondre » (I, 38, p. 73) jusqu’au point de tirer des larmes
des plus insensibles comme M. de Wolmar (VI, 11, p. 549). Mais, plus encore que les larmes
mêlées, c’est la rencontre de deux amants qui pleurent dans la solitude au même moment qui
émeut : « Je pleurai fortement, longtemps, et fus soulagé. Quand je me trouvai bien remis, je
revins auprès de Julie ; je repris sa main. Elle tenait son mouchoir ; je le sentis fort mouillé »
(IV, 17, p. 392). Le mouchoir trempé est pour Saint-Preux une preuve incontestable que sa
Julie l’aime toujours.
Bien entendu, ce ne sont pas uniquement les personnages du roman qui répandent
leurs larmes ; les lecteurs et lectrices du XVIIIe siècle en ont également versées Ŕ au point
même où certains prirent l’habitude de décider du succès d’un ouvrage d’après la quantité de
larmes versées lors de lectures publiques !
La mélancolie
La mélancolie, qui deviendra une pierre angulaire du romantisme, ressuscite le bonheur passé.
Suscitant des émotions particulièrement fortes, elle rappelle que le bonheur est éphémère et
d’autant plus précieux. Julie et Saint-Preux sont à plusieurs reprises en butte à une mélancolie
particulièrement violente. Une fois les deux séparés, ces moments doux passés ensemble ne
sont plus que des souvenirs attendrissants, évoqués et exaltés dans les instants nostalgiques les
plus intenses.
Le temps semble être une des préoccupations principales des deux amants. Dès le
début de leur romance, Julie est bien consciente du caractère probablement fugace de leur
bonheur partagé. C’est pour cette raison qu’elle proclame : « profitons d'un temps précieux,
après lequel peut-être nous soupirerons un jour » (I, 9, p. 25). Elle a bien raison de s’inquiéter
18
devant le temps qui passe, car quelques lettres plus loin à peine elle prononce déjà la cantilène
du bonheur disparu : « Je l'avais trop prévu ; le temps du bonheur est passé comme un éclair ;
celui des disgrâces commence, sans que rien m'aide à juger quand il finira » (I, 25, p. 52). Le
temps qui passe et les angoisses qui s’ensuivent sont traités dans maintes lettres ; ainsi SaintPreux s’écrie : « Ah ! si tu pouvais rester toujours jeune et brillante comme à présent […]
Mais, hélas ! vois la rapidité de cet astre qui jamais n'arrête ; il vole, et le temps fuit,
l'occasion s'échappe » (I, 26, p. 56). Devant les angoisses que le temps engendre, l’être
humain se cherche. Il recourt alors à ces moments de sa vie où il a le plus senti son existence.
Alors réapparaissent pour Julie et Saint-Preux les souvenirs les plus doux, qui sont en même
temps les plus pénibles et mélancoliques, de leur amour : après avoir reçu la lettre dans
laquelle Julie annonce la mort de sa mère, Saint-Preux adresse un hymne touchant aux temps
heureux passés :
Jours de plaisir et de gloire, non, vous n’étiez pas d’un mortel ; vous étiez trop beaux pour devoir être
périssables. Une douce extase absorbait toute votre durée, et la rassemblait en un point comme celle de
l’éternité. Il n’y avait pour moi ni passé ni avenir, et je goûtais à la fois les délices de mille siècles.
Hélas ! vous avez disparu comme un éclair. Cette éternité de bonheur ne fut qu’un instant de ma vie.
(III, 6, p. 232)
Les amants se rendent compte Ŕ non sans chagrin Ŕ que les moments heureux vécus ensemble
se sont convertis en « temps qui ne sont plus », qui « ont disparu pour jamais » pour
finalement devenir des « temps qu’il faut oublier », une fois Julie épouse et mère. Voilà le
temps devenu le plus grand ennemi des amants.
Contrairement à Julie, toutefois, Saint-Preux a tendance à continuer à vivre dans le
passé ; il a des difficultés à voir Mme de Wolmar au lieu de « sa » Julie. Il s’accroche
désespérément à son amour et vit dans ses souvenirs. M. de Wolmar se charge alors de faire
prendre conscience à Saint-Preux de la réalité présente et de le ramener ainsi du passé dans
lequel il semble vivre. Il décide de lui faire visiter les lieux et les objets associés à ce passé
tenace et d’entreprendre la profanation de quelques anciens monuments de leur amour.
Malgré ses tentatives, toutefois, « la blessure guérit, mais la marque reste » (VI, 7, p. 514).
Ceci compte principalement pour Saint-Preux, mais aussi Ŕ ce qui est d’autant plus pénible
pour M. de Wolmar Ŕ pour Julie.
19
La nature exaltée
Le goût de la sensibilité s’étend aussi vers l’extérieur, Rousseau étant parvenu à ressusciter le
« sentiment de la nature ». La nature est très présente dans la vie et dans l’œuvre de JeanJacques ; il peut donc être utile, ou intéressant, d’approfondir la thématique « naturelle » dans
son œuvre.
Rousseau voit dans la nature une source intarissable de béatitude. Ses écrits en
témoignent, comme cette lettre adressée à Malesherbes :
Quels temps croiriez-vous, Monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes
rêves ? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse, ils furent trop rares, trop mêlés d’amertumes, et
sont déjà trop loin de moi. Ce sont ceux de ma retraite, ce sont mes promenades solitaires, ce sont ces
jours rapides mais délicieux que j’ai passés tout entiers avec moi seul, avec ma bonne et simple
gouvernante, avec mon chien bien-aimé, ma vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne et les biches
de la forêt, avec la nature entière et son inconcevable auteur. […] L’or des genêts, et la pourpre des
bruyères frappaient mes yeux d’un luxe qui touchait mon cœur. 39
La contemplation de la nature amollit le cœur de Rousseau et nourrit la création imaginaire, si
importante pour son œuvre littéraire. Elle invite l’âme à l’évasion. Dans cette même lettre, il
poursuit :
Mon imagination ne laissait pas longtemps déserte la terre ainsi parée. Je la peuplais bientôt d'êtres
selon mon cœur, […]. Je me faisais un siècle d'or à ma fantaisie et remplissant ces beaux jours de toutes
les scènes de ma vie qui m'avaient laissé de doux souvenirs, et de toutes celles que mon cœur pouvait
désirer encore, je m'attendrissais jusqu'aux larmes sur les vrais plaisirs de l'humanité, plaisirs si
délicieux, si purs, et qui sont désormais si loin des hommes.
Les Rêveries sont, sans aucun doute, l’œuvre autobiographique dans laquelle cette aspiration à
la nature est la plus présente : les descriptions des différentes promenades montrent l’effet
bienfaisant que l’environnement procure sur l’état d’âme de Rousseau :
Rien n'est si triste que l'aspect d'une campagne nue et pelée qui n'étale aux yeux que des pierres, du
limon et des sables. Mais vivifiée par la nature et revêtue de sa robe de noces au milieu du cours des
eaux et du chant des oiseaux, la terre offre à l'homme dans l'harmonie des trois règnes un spectacle plein
de vie, d'intérêt et de charme, le seul spectacle au monde dont ses yeux et son cœur ne se lassent jamais.
Plus un contemplateur a l'âme sensible plus il se livre aux extases qu'excite en lui cet accord.40 (nous
insistons)
Rousseau soutient donc qu’une âme sensible est une exigence capitale pour pouvoir se
complaire à contempler les paysages et pour être frappé par le spectacle de la nature : « C’est
39
40
Jean-Jacques Rousseau, Lettre à Malesherbes, 26 janvier 1762 in Œuvres, t. I, p. 1138 sq. Nous avons repris
ce fragment à : Ernst Cassirer, Le Problème Jean-Jacques Rousseau, Paris, Hachette, 1987, p. 70-71.
Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 125-126.
Dans la suite du mémoire, nous utiliserons le sigle « R » pour renvoyer à cette œuvre.
20
dans le cœur de l’homme qu’est la vie du spectacle de la nature », nous déclare-t-il ; « pour le
voir il faut le sentir ». Ainsi, c’est la froideur de Wolmar qui l’empêche de s’émerveiller et de
s’émouvoir devant la grandeur de l’environnement, grandeur dont cette affirmation
antithétique de Julie témoigne pourtant :
Hélas ! […] le spectacle de la nature, si vivant, si animé pour nous, est mort aux yeux de l’infortuné
Wolmar, et, dans cette grande harmonie des êtres où tout parle de Dieu d’une voix si douce, il
n’aperçoit qu’un silence éternel. (V, 5, p. 448)
De même, Saint-Preux écrit lors de son retour à Meillerie : « ce lieu solitaire formait un réduit
sauvage et désert, mais plein de ces sortes de beautés qui ne plaisent qu’aux âmes sensibles, et
paraissent horribles aux autres » (IV, 17, p. 389 ; nous insistons). La capacité de jouir du
spectacle de la nature dépend donc entièrement de l’état intérieur des personnages, de leur
sensibilité. C’est par la contemplation de la nature, et par l’émerveillement qui s’ensuit, que
Rousseau explique le fonctionnement de l’imagination d’une âme sensible :
Une rêverie douce et profonde s'empare alors de ses sens, et il se perd avec une délicieuse ivresse dans
l'immensité de ce beau système avec lequel il se sent identifié. Alors tous les objets particuliers lui
échappent, il ne voit et ne sent rien que dans le tout. Il faut que quelque circonstance particulière
resserre ses idées et circonscrive son imagination pour qu'il puisse observer par parties cet univers qu'il
s'efforçait d'embrasser. C'est ce qui m'arriva naturellement quand mon cœur resserré par la détresse
rapprochait et concentrait tous ses mouvements autour de lui pour conserver ce reste de chaleur prêt à
s'évaporer et s'éteindre dans l'abattement où je tombais par degrés. 41
La nature pour Rousseau misanthrope constitue donc l’échappatoire rêvée, le moyen idéal
pour laisser de côté la société corrompue. Les promenades solitaires lui sont nécessaires pour
son inspiration : « c’est à la promenade, au milieu des rochers et des bois […] que j’écris dans
mon cerveau »42. La nature lui est indispensable ; elle lui permet de méditer, acte nécessaire à
son tour pour aimer, comme il le dit lui-même « j’ai besoin de me recueillir pour aimer »43.
La supériorité accordée à la nature par Rousseau se reflète bien évidemment dans La Nouvelle
Héloïse. La présence rêveuse du lac et des montagnes, l’éloge de la vie champêtre, les
rochers, les champs, les jardins, l’Élysée, etc. sont des éléments qui participent à l’action.
Nonobstant sa présence passablement modeste (« Si la nature se devine toujours dans La
Nouvelle Héloïse, elle n’y tient pas une place essentielle »44), elle a des effets réels sur les
41
42
43
44
R : p. 126.
C : p. 159.
R : p. 172.
Daniel Mornet, Le Sentiment de la nature en France de J.-J. Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre : essai
sur les rapports de la littérature et des mœurs, Paris, Hachette, 1907, p. 324.
21
personnages et les événements. Sa présence se concentre principalement sur trois cadres
précis : les rochers de la Meillerie, le paysage alpestre du Valais et le décor enchanteur de
l’Élysée à Clarens. Le premier se présente comme un environnement hostile ; c’est l’endroit
où Saint-Preux s’adonne à sa mélancolie et médite sur le suicide. Les deux autres sont des
décors plutôt idylliques, ils incarnent la joie et l’euphorie. La présence de la nature trouve son
apogée dans la description de l’Élysée, elle se présente comme la synthèse de toutes les
beautés de la nature. Une harmonie des trois règnes y domine ; le minéral, le végétal et
l’animal se rejoignent, et l’endroit constitue un véritable spectacle pour la vue (« on y voyait
briller mille fleurs des champs, parmi lesquelles l’œil en démêlait avec surprise quelques-unes
de jardin, qui semblaient croître naturellement avec les autres »), l’ouïe (« le chant de mille
oiseaux ») et l’odorat (« le gazon verdoyant […] était mêlé de serpolet, de baume, de thym, de
marjolaine, et d’autres herbes odorantes »)45. Chacun de ces décors est destiné à créer une
atmosphère précise dans laquelle la sensibilité sait s’épanouir pleinement. Rousseau est donc
très réceptif à la grandeur de la nature.
Plus importantes que sa présence quantitative, toutefois, sont les fortes et vivifiantes
impressions qu’elle procure sur l’état d’âme des personnages. Le paysage extérieur devient
symbole du paysage intérieur de l’âme sensible ; ce sont les besoins du cœur qui confèrent
aux éléments naturels leur pouvoir d’enchantement ou de désenchantement. La nature devient
ainsi le reflet d’un état d’âme ; en elle-même, elle n’a pas d’existence ; elle n’est pas objective
et se fait parfois symbole du cœur désespéré. Elle se couvre des teintes de l’état affectif du
personnage qui la contemple, ce qui explique qu’elle est tantôt euphorique et pittoresque,
tantôt triste et dangereuse. Lorsque la nature est conçue à partir d’une âme brisée, il n’est pas
étonnant qu’elle soit décrite comme hostile et redoutable ; il se construit donc une véritable
interaction entre le personnage et la nature. Un exemple très pertinent à ce titre est l’évocation
faite de la part de Saint-Preux dans la lettre I, 23, où nous trouvons l’enchantement que le
paysage engendre (« enfin le spectacle a je ne sais quoi de magique, de surnaturel, qui ravit
l’esprit et les sens ; on oublie tout, on s’oublie soi-même, on ne sait plus où l’on est » (I, 23, p.
46)) : quelques lettres plus tard à peine, la nature se fait porte-parole du cœur désespéré : « On
n’aperçoit plus de verdure, l’herbe est jaune et flétrie, […] et toute la nature est morte à mes
yeux, comme l’espérance au fond de mon cœur » (I, 26, p. 54). Les amants sont incapables de
distinguer la nature et leurs émotions. Leur passion vivifie même la nature, à en croire SaintPreux : « allons animer toute la nature : elle est morte sans les feux de l’amour » (I, 38, p. 74).
45
IV, 11, p. 353-355.
22
Dans le courant du romantisme Ŕ qui implique une véritable pénétration de la
littérature par le monde extérieur Ŕ la présence de la nature ainsi que sa peinture lyrique
deviendront prépondérantes, vu que la vision subjective du paysage sera au cœur des
préoccupations de ce courant.
L’essor de l’imagination
Dans son œuvre, Rousseau consacre une place essentielle à l’imagination46. Cela tient au fait
que pour lui, une personne qui a un cœur « sensible » doit souvent avoir recours à
l’imagination ;
Mon inquiète imagination prit un parti qui me sauva de moi-même et calma ma naissante sensualité ; ce
fut de se nourrir des situations qui m'avaient intéressé dans mes lectures, de les rappeler, de les varier,
de les combiner, de me les approprier tellement que je devinsse un des personnages que j'imaginais, que
je me visse toujours dans les positions les plus agréables selon mon goût, enfin que l'état fictif où je
venais à bout de me mettre me fît oublier mon état réel dont j'étais si mécontent. […] On verra plus
d'une fois dans la suite les bizarres effets de cette disposition si misanthrope et si sombre en apparence,
mais qui vient en effet d'un cœur trop affectueux, trop aimant, trop tendre, qui, faute d'en trouver
d'existants qui lui ressemblent, est forcé de s'alimenter de fictions.47 (nous insistons)
L’imagination fournit une évasion, une alternative pour ce monde trop froid. Rappelons que
c’est également par cette force créatrice qu’il explique la naissance de La Nouvelle Héloïse. À
la lecture des Confessions, nous pouvons conclure que Rousseau considère son imagination
comme une force, trop active qui part comme un éclair.
2. Le pathétique
2.1. Qu’est-ce que c’est que le pathétique ?
Les dictionnaires de l’époque constituent la source première qui nous permettra de saisir ce
terme passablement vague de « pathétique ». Comme notre travail porte sur La Nouvelle
Héloïse, publiée en 1761, nous avons choisi de consulter des dictionnaires du XVIIIe siècle,
plus particulièrement la quatrième (1762) et la cinquième édition (1798) du Dictionnaire de
46
47
Ernst Cassirer écrit à ce sujet : « Son enfance et sa jeunesse sont une vaticination singulièrement imprégnée
de fantaisie, où s’entremêlent étrangement le rêve et la réalité, l’expérience et l’imagination. Les moments les
plus remplis, les plus forts et les plus « réels » de cette période ne sont pas ceux de l’action et du travail, mais
les heures où, replié dans l’univers onirique de ses chimères, de ses sentiments et de ses désirs, il parvient à
oublier et à abandonner toute réalité. », dans : Ernst Cassirer, op. cit., p. 15.
C : p. 74-75.
23
l’Académie française, le Dictionaire critique de langue française (1787-1788)48 et
l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers de Diderot et
d’Alembert49.
Commençons par la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française ; elle définit
le terme « pathétique » (qu’elle ne considère d’ailleurs uniquement comme adjectif), tout
brièvement comme « Qui émeut les passions ». À côté des exemples qui concernent le registre
de la rhétorique judiciaire comme « un Orateur pathétique », le dictionnaire aborde aussi le
registre du discours dramatique ; « le dernier acte de cette Tragédie est fort pathétique ». Cette
définition (et les exemples donnés) sont repris dans la cinquième édition, mais le dictionnaire
mentionne alors également l’emploi substantivé du terme, car il ajoute : « Il se prend aussi
substantivement » avec des exemples tels que « Il y a dans cette scène beaucoup de
pathétique » ou encore « Il ne faut pas confondre la déclamation avec le pathétique ». Le
Dictionaire critique de langue française donne la même définition Ŕ passablement brève Ŕ du
mot, mais se distingue du Dictionnaire de l’Académie dans la mesure où les exemples cités
(« Orateur pathétique. Manière de composer, de prêcher, de déclamer pathétique ») semblent
exclusivement associer le « pathétique » au registre de la rhétorique judiciaire. En effet : le
Dictionaire critique laisse de côté le genre dramatique. C’est d’ailleurs l’unique dictionnaire
qui clarifie l’origine du mot (« dérivé de pathôs »). La définition donnée par l’Encyclopédie,
toutefois, est la plus détaillée :
PATHÉTIQUE, le (Eloquence, Poësie, Art orat.) Le pathétique est cet enthousiasme, cette véhémence
naturelle, cette peinture forte qui émeut, qui touche, qui agite le cœur de l’homme. Tout ce qui
transporte l’auditeur hors de lui-même, tout ce qui captive son entendement, & subjugue sa volonté,
voilà le pathétique.
Il regne éminemment dans la plus belle & la plus touchante piece qui ait paru sur le théâtre des anciens,
dans l’Œdipe de Sophocle […] Qui doute que l’entassement des accidens qui suivent & qui
accompagnent, surtout des accidens qui marquent davantage l’excès & la violence d’une passion, puisse
produire le pathétique ? Telle est l’ode de Sapho :
Heureux qui près de toi, pour toi seule soupire, &c.
Elle gele, elle brûle, elle est sage, elle est folle, elle est entierement hors d’elle-même, elle va mourir ;
on diroit qu’elle n’est pas éprise d’une simple passion, mais que son ame est un rendez-vous de toutes
les passions.
Voulez-vous deux autres exemples du pathétique ? Prenez votre Racine, vous les trouverez dans les
discours d’Andromaque & d’Hermione à Pyrrhus : le premier est dans la iij. scene du III. acte
d’Andromaque.
48
49
Dictionnaire de l’Académie française, 4ième édition, Paris, Brunet, 1762, 2 t. ; Dictionnaire de l’Académie
française, 5ième édition, Paris, J.J. Smits et Ce, 1798, 2 t. ; Jean-François Féraud, Dictionaire critique de la
langue française, Marseille, Jean Mossy pere et fils, 1787-1788, 3 t. Tous ces dictionnaires sont disponibles
sur le site : http://www.lib.uchicago.edu/efts/ARTFL/projects/dicos/
Denis Diderot et Jean d’Alembert, op. cit., t. XII, p. 169.
24
Seigneur, voyez l’état ou vous me réduisez, &c.
Et le second, dans la v. scène du IV. acte.
Je ne t’ai point aimé, cruel, qu’ai-je donc fait ? &c.
Rien encore ne fait mieux voir combien le pathétique acquiert de sublime, que ce que Phedre dit, act.
IV. scène vj. après qu’instruite par Thésée qu’Hippolyte aime Aricie, elle est en proie à la jalousie la
plus violente.
Ah douleur non encore éprouvée !
A quel nouveau tourment je me suis réservée, &c.
Enfin, la scene entiere ; car il n’y a rien à en retrancher ; aussi est-ce, à mon avis, le morceau de passion
le plus parfait qu’il y ait dans tout Racine.
Mais c’est surtout le choix & l’entassement des circonstances d’un grand objet qui forme le plus beau
pathétique, & je ne doute pas que ce qui se trouve dans l’oraison funebre du grand Condé, par M.
Bossuet, au sujet de la campagne de Fribourg, ne soit, par la maniere dont les circonstances y sont
choisies & pressées, un exemple de la sublime éloquence. 50
Cet article sur le pathétique, écrit par le chevalier de Jaucourt, se construit surtout à partir
d’exemples : Sophocle, Sapho, Racine et Bossuet. La définition reprend, grosso modo, les
explications données par les autres œuvres de l’époque mais insiste encore plus sur l’effet que
le pathétique produit sur son public ; le pathétique transporte l’auditeur ému hors de lui-même
et subjugue sa volonté. Comme le pathétique est surtout Ŕ l’Encyclopédie est très explicite à
cet égard Ŕ dans l’effet produit sur son public, il n’est pas étonnant que La Nouvelle Héloïse
ne touche plus nécessairement le cœur du lecteur moderne ; le décalage temporel fait que la
lecture n’affecte plus comme autrefois. Les évolutions socio-historiques ont bouleversé
radicalement les méthodes de lecture et ont changé également les attentes envers la lecture. Si
De Jaucourt insiste tellement sur Racine dans son article, cela ne doit pas nous étonner : ce
dramaturge fut une référence capitale pour le public (et pour les écrivains) du XVIIIe siècle ;
ses pièces n’ont pas cessé d’influencer. La Nouvelle Héloïse a d’ailleurs très clairement subi
des influences raciniennes : à côté des thèmes typiquement raciniens (surtout dans les trois
premières parties du roman, où les plaisirs et les déchirements de l’amour-passion sont
exposés), le vocabulaire que les amants s’approprient est également celui du dramaturge.
Dans son roman, Rousseau nous fait d’ailleurs part de son admiration pour Racine. Dans la
dix-septième lettre de la seconde partie, par exemple, Saint-Preux fait un commentaire sur le
théâtre français et mentionne Racine. Or, Rousseau ajoute un éloge au moyen d’une note en
bas de page : « Chez Racine tout est sentiment : il a su faire parler chacun pour soi, et c’est en
cela qu’il est vraiment unique parmi les auteurs dramatiques de sa nation » (II, 17, p. 180).
50
Louis de Jaucourt, « pathétique », dans : Denis Diderot et Jean d’Alembert, op. cit., t. XII, p. 169-170.
25
Nous reviendrons sur ce vocabulaire en partie d’inspiration racinienne de l’Héloïse.
Concentrons-nous, pour l’instant, sur le pathétique.
À travers les différentes définitions que nous venons d’évoquer, nous constatons que,
dès l’origine, le pathétique est lié à la rhétorique et au discours judiciaire, qu’il a partie liée
avec l’art de convaincre. Nous en trouvons des traces dans l’Héloïse, puisque ce roman cite
deux lettres fort pathétiques, écrites dans le but d’émouvoir le destinataire et d’obtenir
quelque chose. Dans la lettre I, 40, la servante de Julie Ŕ Fanchon Regard Ŕ essaie d’éveiller la
pitié de sa patronne afin d’obtenir, par son intervention, le congé absolu de son fiancé Claude
Anet. Elle emploie alors un discours très émouvant qui ne rate pas son effet : Julie, touchée,
affirme qu’« il n’y a point de cœur sensible qu’elle [= la lettre] ne doive attendrir » (I, 39, p.
75) et s’engage à aider sa servante. Une autre lettre qu’il convient de mentionner ici est celle
écrite par un vieux domestique qui Ŕ étant en âge de retraite Ŕ cherche à convaincre Julie et
M. de Wolmar de le laisser vivre dans leur maison, où il a toujours vécu. Lui aussi joue sur les
sentiments de sa patronne, et sa tactique ne rate pas non plus son effet. D’ailleurs, sa lettre est
décrite comme « une lettre à tirer des larmes »51… Fanchon Regard et le vieux valet de
chambre font appel à la même stratégie pour convaincre Julie : ils soulignent leur situation
particulièrement pénible et glorifient la bonté et la charité de leur patronne. La servante, en se
désignant comme « une pauvre fille au désespoir », « ne sachant plus que devenir » (I, 40, p.
76), et le domestique disant « je suis âgé, j’ai perdu toute ma famille ; je n’ai plus d’autres
parents que mes maîtres » (IV, 10, p. 334-335) éveillent ainsi un sentiment auquel toute âme
sensible succombe : la pitié.
Il est évident que le livre contient encore un grand nombre d’autres lettres pathétiques
qui cherchent, elles aussi, à convaincre leur destinataire (pensons surtout à la correspondance
entre Julie et Saint-Preux), mais nous avons choisi ces deux lettres comme exemples,
puisqu’elles incorporent la description des réactions obtenues (de Julie et, indirectement, de
Saint-Preux). Elles montrent donc d’une façon exemplaire qu’un discours pathétique sait bel
et bien convaincre.
L’Encyclopédie mentionne également l’adjectif pathétique, qui est considéré comme courant
surtout dans le domaine de la musique. C’est Rousseau lui-même qui a écrit cet article ; il
propose la définition suivante : « une manière expressive & passionnée, capable d’exciter la
51
La lettre est désignée ainsi par Saint-Preux ; IV, 10, p. 334.
26
pitié, la compassion, la douleur & les autres passions qui resserrent le cœur ».52 Dans son
Dictionnaire de musique, Rousseau a une approche comparable puisqu’il y définit l’accent
pathétique comme un accent « qui, par diverses inflexions de voix, par un ton plus ou moins
élevé, par un parler plus vis ou plus lent, exprime les sentimens dont celui qui parle est agité,
& les communique à ceux qui l'écoutent »53.
Or, tout ceci n’est pas sans importance pour La Nouvelle Héloïse, puisque des cinq
occurrences de l’adjectif « pathétique » que nous avons repérées dans le roman, quatre se
trouvent dans un contexte de réflexion théorique sur la musique (cf. annexe : 1-4). Il s’agit,
plus particulièrement, de comparaisons entre la musique italienne et la musique française Ŕ
une question qui revient régulièrement dans le roman. C’est, bien sûr, que dans la Querelle
des Bouffons (qui oppose les tenants de la nouvelle musique italienne aux partisans de la
musique française plus conservatrice), Rousseau s’est très fortement engagé du côté des
Italiens. Saint-Preux, comme porte-parole du philosophe compositeur, atteste à plusieurs
reprises la supériorité de la musique italienne qui, contrairement à la française, imiterait la
nature. La musique « naturelle » enchante et parle au cœur ; elle suscite des émotions et
bouleverse la sensibilité. Aussi Saint-Preux exprime-t-il clairement sa prédilection : « quels
sons touchants ! », « quelle musique ! », « quelle source délicieuse de sentiments et de
plaisirs ! »… (I, 48, p. 85) Selon Rousseau, c’est très précisément son pathétique qui fait le
charme de la musique italienne ; avec des « airs agréables […] qui savent exciter et peindre le
désordre des passions violentes » (p. 87), elle suscite des émotions vives chez l’auditeur. Les
transports de Saint-Preux témoignent de la magie de la mélodie…54 Une dernière occurrence
de l’adjectif pathétique se trouve dans une lettre écrite par Saint-Preux et destinée à Claire,
dans laquelle il commente les spectacles de l’Opéra parisien :
Ajoutez à tout cela les monstres qui rendent certaines scènes fort pathétiques, tels que des dragons, des
lézards, des tortues, des crocodiles, de gros crapauds qui se promènent d’un air menaçant sur le théâtre,
et font voir à l’Opéra les tentations de saint Antoine. (II, 23, p. 203-204) (cf. annexe : 5)
Cet exemple se distingue clairement des autres, puisque l’adjectif apparaît dans un contexte
satirique et semble avoir des connotations péjoratives. Le sens que Saint-Preux donne dans
cette lettre au mot nous semble complètement en contradiction avec celui donné au même
52
53
54
Rousseau, « pathétique », dans : Denis Diderot et Jean d’Alembert, op. cit., t. XII, p. 170.
Consulter : Le Dictionnaire de musique de Rousseau : http://rousseaustudies.free.fr/DicoMusique.htm
La prédilection que Rousseau eut pour la culture italienne n’est d’ailleurs pas seulement exprimée à travers la
musique, considérée comme « le langage du cœur ». Rousseau souligne par le biais de Saint-Preux la
primauté de la langue italienne (la seule langue non supprimée du plan d’étude établi pour Julie) et cite à
maintes reprises quelques poètes italiens anciens tels que Pétrarque, le Tasse et Marini ou contemporains
comme Métastase.
27
adjectif dans les parties théoriques qui font l’éloge de la musique italienne. Ici, le
commentaire ironique trahit le sentiment de Saint-Preux (de Rousseau) devant ces
spectacles qu’il juge complètement ridicules. Remarquons donc que le sens donné à l’adjectif
dans cette lettre est très proche de celui qu’il a actuellement : ces spectacles sont ridicules et
dérisoires parce qu’ils ratent l’effet visé !
Dans les scènes les plus émouvantes du roman, le « pathétique » est présent Ŕ mis en scène et
suggéré de multiples manières Ŕ mais l’adjectif lui-même reste absent. Les personnages qui
vivent une situation pathétique ne sont pas en mesure de la nommer comme telle ; ils ne
peuvent que la créer, et la manifester par des signes particuliers, verbaux ou non. Il nous
appartient donc de chercher dans le texte les éléments qui ont pu créer les effets véhéments,
violents qui ébranlent les personnages et qui touchent, indirectement, le lecteur.
2.2. Mise en garde : le « pathos » et le « pathétique » 55
La signification des notions « pathos » et « pathétique » a subi une évolution remarquable
depuis le siècle des Lumières Ŕ il suffit de consulter les dictionnaires contemporains et de les
comparer aux définitions données à l’époque pour s’en rendre compte.
Le terme pathos semble accompagné, dès son apparition dans la langue française,
d’une connotation péjorative. Molière fut le premier à employer le mot dans Les Femmes
savantes et il signa « en même temps que son acte de naissance, son faire-part de décès »56.
Le Dictionnaire historique de la langue française atteste son emploi principalement péjoratif,
voire ridicule : « le mot désigne un caractère pathétique et, plus souvent péjorativement, un
pathétique outré, déplacé (dans un ouvrage littéraire) »57. Tout le XVIIIe siècle a tenu le terme
dans son sens négatif ; les définitions en font preuve. La quatrième édition du Dictionnaire de
l’Académie française éclaire « Mot Grec, qui signifie Passion, & qui ne s'emploie que pour
signifier les mouvemens que l'Orateur excite dans les Auditeurs. Il ne se dit guère qu'en
conversation ». La définition toutefois est assez subtile et devient plus directe (plus explicite)
dans l’édition suivante, où nous lisons : « Mot Grec, qui signifie Passion, et qui ne s'emploie
guère qu'en conversation et en mauvaise part, pour signifier Une chaleur affectée et déplacée
55
56
57
Anne Coudreuse, Le Goût des larmes au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1999, p. 21-143.
Ibid., p. 25.
« pathos » dans : Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., t. II, p. 1449.
28
dans un discours ou dans un ouvrage. Voilà bien du pathos. Il m'a fait un grand pathos »58.
L’Encyclopédie, quant à elle, propose une définition plus originale du terme. En le
rapprochant du terme plus neutre de pathétique, elle adoucit la connotation péjorative et le
libère de la contrainte que Molière lui avait imposée. Il n’empêche : Anne Coudreuse signale,
dans son étude Le Goût des larmes au XVIIIe siècle, une abondance d’occurrences pour le
terme pathétique et une grande rareté du terme pathos dans les corpus du XVIIIe siècle. Cette
observation, basée sur des données statistiques fournies par Frantext, fait preuve de la
désaffection qui frappait le terme pathos : la notion semble avoir été consciemment évitée par
les écrivains.
Quoi qu’il en soit, nous ne retrouvons aucune occurrence du mot pathos dans l’histoire
de Julie et Saint-Preux : selon Rousseau, ce terme implique quelque défaut esthétique et
moral. Logiquement, le mot ne serait pas à sa place dans ce roman qui cherche à être un
monument romanesque des « âmes sensibles » ; c’est le pathétique, considéré comme une
qualité par Rousseau, et non le pathos qui y règne. Pourtant, nous trouvons une occurrence du
terme dans la deuxième préface de la Julie, qui se présente comme un dialogue polémique
entre l’éditeur Rousseau et un interlocuteur N. Cet interlocuteur se montre très négatif sur le
contenu du livre et il reproche au roman entre autres un « pathos affecté »59. L’épithète
ajoutée au terme souligne le caractère péjoratif dont la notion était affectée à l’époque.
La distinction entre le pathos et le pathétique reste donc essentielle ; au siècle des Lumières,
les deux termes n’ont certainement pas les mêmes significations et moins encore, les mêmes
connotations. Le pathétique est avant tout un terme de critique ou d’esthétique, qui devient
par après un synonyme de « dramatique » et qui, actuellement, ne fait plus référence au
théâtre mais signifie « dérisoire, lamentable ». Le pathos, au contraire, défini pour la première
fois par Aristote dans sa Rhétorique, finit par désigner l’emphase et la grandiloquence. Pour
désigner un pathétique très fort et sans le déprécier en l’appelant pathos, le terme
« pathétisme » apparut au XVIIIe siècle. Toutefois, nous n’avons retrouvé aucune entrée qui
mentionne ce dérivé dans les dictionnaires de l’époque. Le Dictionnaire historique de la
langue française mentionne uniquement sa date d’apparition dans la langue française : 1740.
De nos jours, Le Grand Robert de la langue française propose une double définition du
« pathétisme » : « l’art d’émouvoir » en le rapprochant alors du terme « pathos » et « caractère
58
59
Consulter : http://colet.uchicago.edu/cgi-bin/dico1look.pl?strippedhw=pathos
Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, « Préface de Julie ou entretien sur les romans », p.
577.
29
de ce qui est pathétique »60. Des définitions assez neutres donc, mais les exemples donnés
ajoutent tout de même une connotation défavorable : « l’abus du pathétisme dans
l’éloquence » et « un pathétisme excessif, insincère ». Il nous paraît que actuellement dans la
langue française, chaque mot qui a quelque proximité graphique ou phonique avec la notion
de pathos est automatiquement condamné à une connotation péjorative. Nous voudrions
toutefois insister sur le fait que, dans le cadre de ce mémoire, notre emploi du mot
« pathétique » n’implique aucune négativité : nous nous référons au sens que le XVIIIe siècle
lui donne.
2.3. Comment rendre le pathétique dans un texte littéraire ?
Pour comprendre le pathétique au XVIIIe siècle, il est indispensable de s’intéresser au
problème de l’expression : pour les âmes sensibles la langue est un médium à la fois
indispensable et insatisfaisant pour rendre leurs sentiments. Mais si la langue ne suffit pas
pour reproduire les passions et les sentiments les plus intimes, comment communiquer alors
cette émotion au fond inexprimable ?
D’après nous, les arts plastiques parviennent sans trop de difficultés à représenter des
émotions fortes ; dans ce sens au moins, l’image est plus évocatrice que la parole. Rousseau,
toutefois, ne partage pas cet avis. Malgré sa prédilection pour les estampes (« Si je n’aime pas
beaucoup les tableaux, j’aime extrêmement les estampes Ŕ elles laissent quelque chose à faire
à mon imagination »61), il reste fondamentalement insatisfait devant les illustrations réalisées
pour son roman. Par sa commande d’un « Recueil d’estampes pour la Nouvelle Héloïse », il
tente de passer du code littéraire au code pictural. Or, les estampes ne sont pas parvenues à
convaincre Ŕ ou : à émouvoir ? Ŕ Rousseau ; les lettres souvent très critiques qu’il a adressées
à Coindet (l’homme chargé de la direction des dessins et des planches) en témoignent. Très
exigeant et particulièrement difficile à satisfaire, Rousseau jugea l’image donc défaillante,
tout comme son porte-parole Saint-Preux qui est profondément mécontent du portrait de son
amante. Celui-ci se heurte avant tout à la froideur de l’image : « Vainement le peintre a cru
60
61
Le Grand Robert de la langue française : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française,
deuxième édition revue et enrichie par Alain Rey, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1985, t. VII, p. 172.
Paroles de Rousseau rapportées par J.H. Meister dans une lettre datée de juin 1764. Correspondance
complète, R.A. Leigh, t. XX, p. 127, dans : Maria Leone, « La ‘matinée à l’anglaise’ ou l’expérience du
supplément heureux », L’information littéraire, 53, 2001-2002, p. 38-45. Consulter :
http://www.cairn.be/article.php?ID_REVUE=INLI&ID_NUMPUBLIE=INLI_532&ID_ARTICLE=INLI_53
2_0038
30
rendre exactement tes yeux et tes traits ; il n’a point rendu ce doux sentiment qui les vivifie »
(II, 25, p. 209). Il lui manque également la personnalité de Julie : « ah ! que ton portrait serait
bien plus touchant, si je pouvais inventer des moyens d’y montrer ton âme avec ton visage »
(p. 211). Le mécontentement de Saint-Preux reflète celui de son inventeur ; le passage de cette
écriture du moi au mode figuratif entrave l’imagination constitutive de son roman.
Dans les estampes de l’Héloïse, Rousseau a choisi de représenter quelques momentscharnière, où la tension dramatique est à son comble. Nous retrouvons, par exemple, dans
trois estampes les personnages principaux assis à genoux.62 Rousseau prescrit pour la sixième
estampe, « la force paternelle », une « attitude suppliante et pathétique » au baron d’Étange.
Dans la dernière estampe, il veut voir une Claire rendue belle par « ses larmes » qui montre
« une noblesse d’attitude qui doit ajouter au pathétique »63. Les expressions de visage et les
gestes contribuent à renforcer l’effet théâtral du roman. Le mécontentement de Rousseau
devant ces représentations picturales souligne une fois de plus la prépondérance accordée à
l’imagination. En ayant l’histoire de ses amants dans la tête, issue de ses propres fantasmes, la
déception devant les estampes semble logique car une représentation figurative implique une
interprétation unique et endigue par conséquent aussi l’imagination. En outre, Rousseau
attribue une grande importance aux scènes muettes ; comme le livre et le recueil des estampes
constituent deux codes totalement différents (qui demandent, par ailleurs, une autre approche
de la part du public), la désillusion de Rousseau est compréhensible. Certaines particularités
du roman ne peuvent tout simplement pas être représentées Ŕ pensons, par exemple, aux
sentiments intenses.
À partir de la lecture des Sujets d’estampes, il apparaît d’ailleurs clairement que
Rousseau demande, pour ainsi dire, l’impossible aux arts plastiques : il fait abstraction des
contraintes que pose la gravure. Ainsi, il demande que la cinquième estampe offre une
représentation de l’« amant [qui], à genoux près du lit, tient la main de Julie, qu’il vient de
saisir » alors même que Claire l’ « entraîne hors de la chambre »64. Or, baiser la main de Julie
et être entraîné hors de la chambre sont deux actions consécutives, impossibles à rendre dans
le seul instant que représente une estampe ! Une fois de plus, l’écho de Saint-Preux qui
62
63
64
Les genoux « constituent toujours un lieu de concentration du pathos dans les textes littéraires, à tel point
qu’on pourrait les assimiler à un topos du pathétique » (Anne Coudreuse, op. cit., p. 213). L’acte de
s’agenouiller n’est pas un geste rabaissant Ŕ comme à nos jours Ŕ , sinon une posture qui traduit la profonde
affliction d’une personne et qui rend manifestement le culte de la sensibilité.
Les Sujets d’estampes étant manquants à l’édition que nous avons prise en tant que base, nous nous sommes
concentrée sur une autre édition qui incorpore tout de même ce texte, à savoir Julie ou La Nouvelle Héloïse,
éd. Henri Coulet, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1993, t. II, p. 430-441.
Ibid., p. 434.
31
critique le portrait de Julie se fait entendre ; « pour pouvoir exprimer tous tes charmes, il
faudrait te peindre dans tous les instants de ta vie » (II, 25, p. 209). Dans la mesure où la
temporalité entrave l’expression pathétique, Rousseau semble donc avoir eu des exigences
théâtrales plutôt que picturales. C’est d’ailleurs à cause de sa déception à l’égard de ces
représentations, que Rousseau a choisi de publier également les Sujets d’estampes. Ce texte a
un statut particulier car, incorporant toutes les directives pour la représentation, il est au fond
destiné uniquement au graveur Gravelot. La publication de ce texte directeur souligne, une
fois de plus, la supériorité accordée aux lettres plutôt qu’aux arts plastiques ; le texte s’efforce
de compléter les images là où elles laissent à désirer. Conçoit-on une meilleure preuve du fait
que pour Rousseau, le « figuré » est difficilement interprétable sans recours au texte
littéraire ?
Malgré les réserves de Rousseau, toutefois, nous soutenons que les expressions de
visage, les attitudes théâtrales et les mises en scène retenues dans les estampes, contribuent à
l’effet pathétique. La langue et l’image sont, au fond, complémentaires, puisque l’écrivain se
trouve vite confronté à l’impuissance de décrire, à l’aide des mots, ce qui est au fond
inexprimable. Il faudrait donc, en quelque sorte, chercher un langage pictural ! Le pathétique
implique donc bien une réflexion sur le langage ; il s’agit d’exprimer l’émotion tout en évitant
de tomber dans le genre mélodramatique et en restant crédible. En fait, s’il ne nous est plus
possible, actuellement, de lire et d’apprécier le pathétique comme on le faisait à l’époque,
c’est surtout que les formes par lesquelles il s’exprimait au XVIIIe siècle ont été épuisées par
le mélodrame au XIXe siècle…
Quoi qu’il en soit : en comparant notre lecture de La Nouvelle Héloïse à certains textes
théoriques65, nous avons pu isoler un nombre de caractéristiques du pathétique au XVIIIe
siècle. La caractéristique la plus importante est, sans doute, que le pathétique est toujours une
mise en scène de lui-même. Par la recherche de l’effet à produire, la douleur humaine se fait
spectacle. L’être humain souffre et n’a pas l’intention de cacher sa douleur ; celle-ci est
reflétée dans son corps, dans son style et dans ses paroles. Notre but est d’explorer ces
particularités qui assurent au roman son pathétique.
65
Pour cette matière, nous nous sommes concentrée principalement sur l’œuvre de Anne Coudreuse, op. cit.
32
2.3.1. L’étalement de la souffrance : une lecture du corps humain
La Nouvelle Héloïse se présente comme une histoire de la souffrance ; elle l’incarne et
présente ses gradations et ses formes : « C’est un fatal présent du ciel qu’une âme sensible ! »
(I, 26, p. 53). Les deux personnages principaux se présentent aux lecteurs comme des êtres
tourmentés. Saint-Preux décrit, dans sa première lettre, les perplexités et les affres qui le
hantent. Julie, quant à elle, confirme cette douleur déchirante en écrivant « Je t’adore en dépit
de moi-même » (I, 4, p. 15). Leur souffrance se reflète clairement dans toute leur
correspondance66; quelques lettres se transforment même en de véritables lamentations. Le
chagrin d’amour, les séparations et les multiples absences font déraisonner les amoureux à tel
point de leur faire perdre la tête : ils pressentent que leur bonheur est condamné. Une simple
considération du vocabulaire du roman montre déjà l’omniprésence de leurs peines, puisque le
texte de Rousseau fait remarquablement souvent appel à des vocables qui appartiennent au
champ sémantique de la souffrance. À titre d’illustration : le recueil Le Vocabulaire du
sentiment dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau67 rapporte, pour la seule Héloïse, 178
occurrences du mot « peine », 117 de « douleur », 81 de « désespoir », 56 de « tristesse », 34
de « chagrin » et 19 d’« affliction ». Vouées au malheur, les douleurs font le destin des âmes
sensibles. La profonde tristesse qui découle de leur amour désespéré peut devenir tellement
violente et intense qu’elle atteint même la santé des êtres : « C’est surtout la continuité des
maux qui rend leur poids insupportable ; et l’âme résiste bien plus aisément aux vives
douleurs qu’à la tristesse prolongée » (I, 25, p. 52). Les chagrins prolongés peuvent entraîner
des abattements, la langueur, le désespoir, etc. Le pathétique se double alors d’une dimension
pathologique ; les attitudes et les maladies du corps dénoncent les désordres de l’âme. Dans le
roman, la vie intérieure des personnages est rendue à l’aide des symptômes physiologiques
qui trahissent les troubles émotionnels ; au XVIIIe siècle « on concevait la sensibilité comme
un champ d’interaction complexe entre, d’un côté, le cœur et les artères et, de l’autre, le
cerveau et les nerfs »68. Une lecture du corps est donc indispensable et révélatrice pour rendre
compte de la passion ; comme le confirme Condillac : « les attitudes du corps peignent d’une
manière sensible l’indifférence, l’incertitude, l’irrésolution, […] le combat des passions, […]
66
67
68
Cela vaut surtout pour les trois premières parties du roman, mais l’expression de la souffrance atteint son
point culminant dans la troisième partie du livre où Julie est censée, selon le gré de son père, se préparer au
mariage forcé avec M. de Wolmar. À ce moment, Saint-Preux s’enferme dans un désespoir absolu…
Michel Gilot et Jean Sgard (dir.), Le Vocabulaire du sentiment dans l’œuvre de J.-J. Rousseau, Genève-Paris,
Slatkine, 1980, p. 102.
Regina Bochenek-Franczakowa, Le Personnage dans le roman par lettres à voix multiples de La Nouvelle
Héloïse aux Liaisons dangereuses, Cracovie, Presses de l’Université Jagellon, 1996, p. 136.
33
le plaisir, la douleur, le chagrin et la joie, l’espérance et le désespoir, la haine, l’amour, la
colère »69. La souffrance de Julie se laisse voir dans son physique ; « Vos yeux deviennent
sombres, rêveurs, fixés en terre ; quelques regards égarés s’échappent sur moi ; vos vives
couleurs se fanent ; une pâleur étrangère couvre vos joues ; la gaieté vous abandonne ; une
tristesse mortelle vous accable » (I, 3, p. 13). Saint-Preux va même jusqu’à affirmer qu’il
préfère voir sa Julie souffrante, car cela constituerait la preuve indéniable que son amante
l’aime : « je hais l’indiscrète santé que vous avez recouvrée au dépens de mon repos ! Oui,
j’aimerais mieux vous voir malade encore que cet air content, ces yeux brillants, ce teint
fleuri, qui m’outragent » (I, 8, p. 22). Tressaillements, frissonnements, évanouissements,
délires continuels, palpitations de cœur, fièvres etc. : ces signes corporels traduisent les
émotions paroxystiques proches de la folie et montrent les amants subjugués à de véritables
crises. Leur corps trahit leur(s) passion(s).
L’idée que le chagrin d’amour se laisse voir par un corps malade est présente
également dans l’Encyclopédie, dans l’article « passions » : « On ne peut donc pas douter que
les fortes affections de l’ame ne puissent beaucoup contribuer à entretenir la santé ou à la
détruire » ; « l’amour non-satisfait cause l’inappétence, l’insomnie, les pâles-couleurs, les
oppilations, la consomption, &c. »70. Parfois le chagrin est même tellement dévastateur qu’il
se transforme en maladie. Dans la dix-huitième lettre de la troisième partie, Julie écrit à SaintPreux, en retraçant l’histoire de leur amour, « ma santé […] ne peut résister aux intempéries
des passions, et c’est dans mon trop sensible cœur qu’est la source de tous les maux et de mon
corps et de mon âme » (III, 18, p. 258). Sa toute dernière lettre confirme également l’idée
d’avoir dû subir une passion maladive : « Vous m’avez crue guérie, et j’ai cru l’être »71. Le
personnage sensible, avant d’être capable de porter un regard lucide sur ses sentiments, est
donc avant tout attentif à son corps dont il enregistre les multiples agitations, d’où les maintes
mentions de troubles corporels.
Le corps humain se fait donc porte-parole de sa sensibilité. Rousseau a cherché à créer
un art nouveau, « reposant sur l’expression plastique du sentiment »72. Les attitudes des
personnages soulignent leurs paroles ; pensons à l’inoculation volontaire entreprise par SaintPreux : « il se jeta à genoux ; il baisait tes rideaux en sanglotant ; il élevait les mains et les
yeux ; il poussait de sourds gémissements ; il avait peine à contenir sa douleur et ses cris »
69
70
71
72
Cité par Regina Bochenek-Franzakowa, op. cit., p. 137.
L’article « passions » dans : Denis Diderot et Jean d’Alembert, op. cit., t. XII, p. 149.
VI, 12, p. 564. C’est nous qui insistons.
Jean-Louis Lecercle, Rousseau et l’art du roman, Paris, Armand Colin, 1969, p. 200.
34
(III, 14, p. 244). Dans La Nouvelle Héloïse, « on se prosterne, on tombe à genoux, on saute au
cou »73. La gesticulation fait partie des tableaux pathétiques qui forment des scènes et
participe ainsi à une théâtralisation du roman.
2.3.2. Un style lyrique très personnel
Dans la seconde préface de la Julie, Rousseau prétend que dans son roman « La grâce et la
facilité n'y sont pas, ni la raison, ni l'esprit, ni l'éloquence ; le sentiment y est ; il se
communique au cœur par degrés, et lui seul à la fin supplée à tout »74. L’écrivain place
l’intégralité de son roman sous le signe du sentiment ; il prétend même que son livre est « une
longue romance ». Rousseau présente donc cette histoire comme une œuvre lyrique 75, comme
un roman poétique. Il s’agit, toutefois, d’une simplification, car tout au long de l’histoire des
deux amants le lyrisme s’entremêle avec un didactisme élaboré et une analyse psychologique
détaillée. Sans avoir écrit le moindre poème lyrique, Rousseau a redécouvert et a revigoré le
lyrisme qui était paralysé depuis longtemps. Ernst Cassirer l’a formulé parfaitement dans son
ouvrage Le Problème Jean-Jacques Rousseau :
Le vers est devenu un simple voile qui se plie aux exigences de la pensée, il sert de vêtement à une
vérité philosophique ou morale, il est un instrument plastique au service de fins didactiques. Ainsi
dépérit, à l’apogée des productions poétiques les plus foisonnantes, toute l’énergie originaire de la
poésie, et c’est ainsi qu’est apparue cette période de la littérature française qu’on a appelée la
« poésie sans poésie ». Rousseau a été le premier à rompre le charme qui paralysait la langue et la
littérature françaises. Sans avoir écrit le moindre poème vraiment lyrique, Rousseau a redécouvert et fait
resurgir le lyrisme.76
Le style que Rousseau s’approprie dans La Nouvelle Héloïse est donc lyrique mais également
oratoire, dépendant du thème, du destinateur et du destinataire de la lettre. Le style lyrique est
marqué Ŕ nous l’avons vu Ŕ par une expression strictement personnelle ; la subjectivité y est
très développée. Le lyrisme dramatique trouve un terrain de prédilection dans la première
moitié de l’œuvre, qui esquisse la naissance de l’amour et les émotions que cet amour entraîne
ainsi que les obstacles auxquels il est confronté. Ainsi, nous pourrions désigner la Julie
73
74
75
76
Jean-Louis Lecercle, op. cit., p. 137.
Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, « Préface de Julie ou entretien sur les romans », p.
576-577.
Avec la notion « lyrique », nous n’entendons pas son sens ancien qu’est celui d’un chant qui s’exécute avec
l’accompagnement d’une lyre. Abstraction faite du lien que le lyrisme entretenait avec la musique, la notion a
commencé à s’appliquer à toute pièce en vers qui traite un sujet quelconque et qui est marqué par un style
plutôt élevé, poétique et passionné. C’est dans ce sens que nous percevons le lyrisme. La sixième édition du
Dictionnaire de l’Académie française (1832-1835) cite d’ailleurs Rousseau comme exemple pour l’entrée
« lyrique ». Consulter : http://colet.uchicago.edu/cgi-bin/dico1look.pl?strippedhw=lyrique
Ernst Cassirer, op. cit., p. 67-68.
35
comme un roman lyrique, pour son thème et son vocabulaire, mais l’intention lyrique se
confirme également dans son mode d’expression, le roman par lettres.
2.3.3. La lettre comme miroir de l’âme
Le choix de Rousseau de présenter cette histoire sous forme d’un recueil de lettres fut bien
délibéré ; c’est un moyen de rendre la description des passions particulièrement vive et de
rapprocher les personnages des lecteurs. En 175477, Montesquieu écrit que la lettre fait mieux
sentir le jeu des passions que toute autre forme de discours. Le lecteur qui dévore les lettres
confidentielles se fait le témoin direct de l’histoire amoureuse ; il se place en position d’intrus,
voire de voyeur. L’idée d’écrire des lettres était d’ailleurs antérieure à tout projet de constituer
un véritable roman, comme Rousseau le remarque dans ses Confessions :
Je jetai d'abord sur le papier quelques lettres éparses, sans suite, et sans liaison, et lorsque je m'avisai de
les vouloir coudre, j'y fus souvent fort embarrassé. Ce qu'il y a de peu croyable et de très vrai est que les
deux premières parties ont été écrites presque en entier de cette manière, sans que j'eusse aucun plan
bien formé.78
Cette attestation confirme l’importance première accordée au mode d’expression qu’est la
lettre.
Dans la préface dialoguée, Rousseau explique son projet de présenter le récit sous
forme d’une correspondance. Après une attaque violente contre le style épistolaire, dont son
interlocuteur estime qu’il est trop guindé et trop emphatique « pour ne dire que des choses
communes »79, Rousseau insiste au contraire sur l’authenticité qui lui est propre et qui est
garantie par les paroles vives et coloriées des amoureux :
Lisez une lettre d'amour faite par un auteur dans son cabinet, par un bel esprit qui veut briller ; pour peu
qu'il ait de feu dans la tête, sa lettre va, comme on dit, brûler le papier ; la chaleur n'ira pas plus loin.
[…] Au contraire, une lettre que l'amour a réellement dictée, une lettre d'un amant vraiment passionné,
sera lâche, diffuse, toute en longueurs, en désordre, en répétitions. Son cœur, plein d'un sentiment qui
déborde, redit toujours la même chose, et n'a jamais achevé de dire, comme une source vive qui coule
sans cesse et ne s'épuise jamais. Rien de saillant, rien de remarquable ; on ne retient ni mots, ni tours, ni
phrases ; on n'admire rien, l'on n'est frappé de rien. Cependant on se sent l'âme attendrie ; on se sent
ému sans savoir pourquoi. 80
77
78
79
80
Florence Lotterie, « Amabam amare. Aspects et enjeux de la langue amoureuse dans les Lettres portugaises
et La Nouvelle Héloïse », Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau (Genève), 44, 2002, p. 229-240.
C : p. 521.
Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, « Préface de Julie ou entretien sur les romans », p.
573.
Ibid., p. 574.
36
À l’aide de cette remarque ingénieuse, Rousseau étouffe déjà toute critique éventuelle qui
réprimanderait le langage employé dans le roman. Les détracteurs probables ne devraient pas
buter sur le style des lettres car les répétitions, le chaos, les figures, les emphases, etc.
traduisent l’intensité et la vivacité des passions. L’événement se réduit aux paroles mêmes et à
l’effet qu’elles produisent ; l’importance se trouve dans la manière dont elles sont dites, lues
et interprétées Ŕ ce qui implique que le genre épistolaire se prête merveilleusement à
l’expressivité pathétique.
Il nous semble, en effet, que la lettre fait fondre la distance qui existe
traditionnellement entre l’écrivain et son public. Le genre épistolaire rend son lecteur
complice de ces confidences strictement personnelles ; il lui donne le « privilège» de la
lecture de ces écrits intimes Ŕ une lecture qui est clandestine, car les lettres sont, à l’origine,
destinées à un seul lecteur. Le genre suscite donc l’illusion d’une présence immédiate du
personnage, de sorte que les lecteurs ressentent plus d’affinité sentimentale avec les
épistoliers ; ils se sentent plus concernés et compatissent. Le succès fulgurant du roman serait
partiellement dû à ce mécanisme.
Les écrits successifs expriment le comportement sensible ; les diverses lettres écrites
par la même main reflètent une évolution intérieure. L’enchaînement de lettres de nature très
diverse (l’une traduit par exemple une tristesse profonde tandis que la suivante reflète un
bonheur spontané) illustre bien le délire et l’inconstance qui sont propres à une passion vive.
Dans un essai fait sur le roman par lettres, Jean Rousset affirme :
La lettre, supposée expression immédiate du spontané, des soubresauts de l’émotion, enregistrement
direct d’un cœur qui ne se gouverne plus, sera l’instrument apte à traduire les fluctuations, les
incohérences, les contradictions de la passion ainsi conçue. 81
Cette remarque synthétise particulièrement bien l’utilité de la lettre dans le roman.
Les marques de la première personne confirment le caractère intime des écrits. La
narration à la troisième personne ne suffirait plus pour faire sentir véritablement les passions.
La subjectivité étant d’une importance cruciale, elle se fait la condition même de la narration,
d’où l’usage de la première personne, l’outil par excellence de l’analyse intérieure :
l’épistolier rend compte de sa propre situation et l’étale.
La lettre implique toujours l’instantanéité ; les personnages (d)écrivent leur vie au
même moment qu’ils la vivent. Conscients de leur passé, leur avenir reste toutefois un
81
Jean Rousset, op. cit., p. 77.
37
mystère impénétrable, qui engendre à la fois des espoirs et des angoisses. L’instantanéité
permet de rendre le vécu dans sa chaleur première et dans son incohérence.
Le choix du genre épistolaire a également provoqué des répercussions sur le langage :
« la simultanéité de la narration et des sentiments crée une tension spécifique, dont le résultat,
à l’époque, est une espèce de ‘dramatisation’ de l’expression. Les romanciers cherchent des
moyens susceptibles de rendre vivante, et communicative, l’émotion de l’épistolier au
moment même où il écrit ».82 La verbalisation des sentiments constitue toutefois une difficulté
pour l’amoureux en proie d’émotions vives. Incapable de trouver du repos, il rend Ŕ
inconsciemment Ŕ le désordre qui le hante à travers son langage, marqué par un style
particulièrement haletant. Le trouble momentané du personnage empêche d’y porter un regard
lucide, le personnage est à l’écoute de son corps dont il enregistre les agitations multiples. À
côté des notions qui rappellent la poésie baroque (le « feu » qui « dévore » et qui
« consume »), nous retrouvons un vocabulaire assez typique pour signaler les « palpitations »,
les « tressaillements », les « délires », etc.
Manifestation très personnelle et centrée essentiellement sur le personnage, la lettre constitue
donc un véritable portrait psychologique, un « miroir de l’âme ». Elle est la forme
d’expression la plus propice à rendre l’intimité et à transmettre les émotions et les états
intérieurs. Cette hypothèse a été merveilleusement formulée par Regina BochenekFranczakowa :
Le contact privé et intime unissant les épistoliers qui les pousse à la confidence, la souplesse de la lettre,
celle-ci épousant les fluctuations de la pensée, les mouvements contradictoires du sentiment et les
sinuosités de la digression, tout cela fait de la lettre une sorte de portrait mobile de l’âme où le
correspondant se reflète à travers ce qu’il écrit ou tait, sent, pense et fait croire au destinataire. 83
La forme épistolaire se prête donc parfaitement au lyrisme. Quelques lettres sont très lyriques,
mais dans d’autres, le lyrisme se réduit au stricte minimum, comme celles qui traitent la
politique, la religion ou la morale où le ton prédominant est alors oratoire. Le romanesque se
confond avec le didactique, d’où ce chevauchement des tons différents.
82
83
Jean Rousset, op. cit., p. 131-132.
Regina Bochenek-Franczakowa, op. cit., p. 129.
38
2.3.4. Un rythme haletant
Afin de rendre les agitations de l’âme des personnages, Rousseau recourt à un style haletant
qui donne l’impression d’un désordre si violent qu’il empêche le personnage de s’exprimer
nettement : « les romanciers se servent de ce style pour rendre le déchirement du personnage,
ballotté entre des sentiments contradictoires »84. Des exclamations, des interrogations, des
énumérations, des négations, des suspensions, des répétitions et des phrases hachées
soulignent l’intensité dans l’expression de la passion et surprennent et bouleversent le lecteur.
Le rythme et le style pantelants sont à l’image du chaos intérieur des personnages. Les
phrases courtes, heurtées et décousues traduisent les emportements et les inquiétudes et
transmettent d’une façon énergique les passions. Là où le style de Rousseau paraît très
incohérent, il ne l’est pas par négligence, mais par choix : son but est de refléter la situation
pénible dans laquelle les amants se trouvent. Afin d’illustrer ce style particulier, considérons
la dernière lettre de la seconde partie. Elle est particulièrement brève ; Julie, bouleversée, y
communique la disparition des lettres d’amour et la découverte probable de leur liaison
secrète par sa mère. Inondée de points de suspension et d’exclamations telles que « ah ! » et
« eh ! », la lettre est une véritable succession de cris ; la douleur de Julie se reflète dans son
style. Son affliction est d’ailleurs aussi exprimée à travers son corps : « tout mon corps
tremble et je suis hors d’état de faire un pas… » (II, 28, p. 221).
Certaines lettres, comme celle que nous venons de citer en exemple, sont remplies de
points d’interrogation, d’exclamation ou de suspension. Ces signes graphiques servent
d’indices des dilemmes auxquels les personnages sont exposés et mettent plus d’expressivité
dans leur discours pathétique. La ponctuation d’un texte, par exemple, est si cruciale pour
l’expression du pathétique que Dumarsais proposait même d’appeler le point d’exclamation
« point pathétique », parce qu’il « marque une saute brutale du ton et/ou de la voix »85.
Prétendre que le roman entier de Julie est marqué par ce style haletant serait largement
exagéré, toutefois. Chaque personnage à d’abord son propre style ; celui de Saint-Preux et de
Claire reflète leur âme sensible tandis que celui de M. de Wolmar est avant tout sec. Le style
des personnages les caractérise, mais le ton est loin d’être uniforme. Ainsi, un changement du
style des lettres écrites par un même personnage à des moments différents dénonce une
modification survenue dans son comportement. Les premières lettres de Julie adressées à son
84
85
Regina Bochenek-Franczakowa, op. cit., p. 137.
Jacques Drillon, Traité de la ponctuation française, Paris, Gallimard, coll. « tel », 1991, p. 350.
39
amant, par exemple, trahissent déjà le penchant qu’elle a pour lui. Ses dernières lettres 86. en
revanche, mettent en scène une femme plus mûre et plus pondérée. Ainsi, les lettres reflètent
les changements que les personnages ont subis ou qu’ils ont dû subir.
2.3.5. L’instabilité
Le regard pathétique conçoit le monde comme une entité complètement instable. L’ordre
régnant peut à chaque instant être brouillé et se convertir en un désordre inquiétant. La
quiétude se trouve ainsi dangereusement proche de la colère, de la même façon que les
paysages superbes s’alternent d’un seul coup avec des décors particulièrement hostiles. Le
roman est imprégné de ce genre de transformations subites : dans la lettre 26 de la première
partie, par exemple, Saint-Preux ne supporte pas l’idée de ne jamais être uni avec son amante.
Il réagit furieusement ; « En un instant elle [= cette idée] change tout mon attendrissement en
fureur, la rage me fait courir de caverne en caverne ; des gémissements et des cris
m’échappent malgré moi ; je rugis comme une lionne irritée » (I, 26, p. 55). Il n’est donc pas
étrange que l’âme sensible passe soudain d’un extrême enthousiasme à une extrême affliction.
2.3.6. Réflexion sur le langage : les figures
Au cœur de ce mémoire, nous trouvons la question suivante : comment la langue dite
« courante » peut-elle exprimer l’émotion ? Comment peut-elle se métamorphoser d’un
langage plutôt « sec » et devenir un véritable « langage des passions » ?
Dans cette perspective, le langage figuré joue un rôle de la première importance ; là où
la langue commune ne suffit plus pour exprimer les sentiments tout personnels, les figures
constituent un recours idéal pour traduire les plus profonds mouvements de l’âme. Roland
Barthes a explicité l’importance des figures pour l’amoureux qui cherche à rendre ses
émotions. Dans son livre Fragments d’un discours amoureux, il affirme au sujet de
l’amoureux que :
Son discours n’existe jamais que par bouffées de langage, qui lui viennent au gré de circonstances
infimes, aléatoires. On peut appeler ces bris de discours des figures. Le mot ne doit pas s’entendre au
sens rhétorique, mais plutôt au sens gymnastique ou chorégraphique ; bref, au sens grec : σχημα, ce
n’est pas le « schéma » ; c’est, d’une façon bien plus vivante, le geste du corps saisi en action, et non
pas contemplé au repos : le corps des athlètes, des orateurs, des statues : ce qu’il est possible
d’immobiliser du corps tendu. Ainsi de l’amoureux en proie à ses figures : il se démène dans un sport
86
Exception faite de sa toute dernière lettre adressée à Saint-Preux (VI, 12, p. 564-566), qui est de nouveau une
véritable lettre d’amour ; elle y confesse qu’elle n’a jamais cessé de l’aimer.
40
un peu fou, il se dépense comme athlète ; il phrase, comme l’orateur ; il est saisi, sidéré dans un rôle,
comme une statue. La figure, c’est l’amoureux au travail. 87
Les écrits de Julie et (surtout) de Saint-Preux exploitent ce langage figuré afin de pouvoir
peindre les émotions fortes et les désirs violents qu’ils ressentent. Le roman fait donc souvent
appel à des figures comme l’antithèse, la métonymie (ou pars pro toto : « le cœur » désigne la
personne entière), des hyperboles, des comparaisons et des métaphores. Dans la deuxième
partie de ce travail, nous reviendrons d’une manière très détaillée sur l’importance du langage
figuré et, plus particulièrement, sur l’importance de la métaphore du feu et de la flamme.
Il est important, toutefois, de tenir compte du fait que le pathétique dépasse aussi le langage ;
le discours amoureux s’enferme dans le topos de l’insuffisance de la langue (qui est jugée
incapable d’exprimer les sentiments les plus profonds). Pourtant, l’émotion « inexprimable »
doit trouver un moyen pour s’exprimer. Lequel ?
Le vrai langage de l’émotion serait alors proche du silence. Au début du roman, le
silence de Julie conçu comme « éternel » par Saint-Preux (I, 2) est révélateur pour le combat
intérieur auquel elle est livrée malgré elle. Les premiers mots de Julie confirment
l’importance du silence significatif : « Que dire ? comment rompre un si pénible silence ? ou
plutôt n’ai-je pas déjà tout dit, et ne m’as-tu pas trop entendue ? » (I, 4, p. 15). Ne rien dire ne
signifie donc pas une indifférence sinon une révélation. La portée significative du silence est
d’ailleurs confirmée dans la troisième lettre de la cinquième partie, où Saint-Preux reprend un
vers italien au poète Marini (issu de son poème Adone) ; « Ammutiscon le lingue, e parlan
l’alme » et par les mots qui suivent ; « Que de choses se sont dites sans ouvrir la bouche ! Que
d’ardents sentiments se sont communiqués sans la froide entremise de la parole ! » (p. 423).
Le silence se révèle comme plus pathétique que les cris et les larmes : « Je l'embrassai
pourtant avec un serrement de cœur qu'il partageait, et qui se fit sentir réciproquement par de
muettes étreintes, plus éloquentes que les cris et les pleurs » (III, 14, p. 243). Les amoureux
reprochent d’ailleurs au langage d’être trop sec et trop froid pour l’expression de leurs
passions. En parlant des livres d’amour, Saint-Preux refuse de les intégrer dans le plan
d’étude qu’il élabore pour Julie : « Qu'apprendrions-nous de l'amour dans ces livres ? Ah !
Julie, notre cœur nous en dit plus qu'eux et le langage imité des livres est bien froid pour
quiconque est passionné lui-même ! » (I, 12, p. 31). La langue de ces romans, jugée trop
87
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Tel Quel », 1977, p. 7-8.
41
froide, ne suffit tout simplement pas. « L’amour ne nous habite jamais sans nous brûler »88 ; et
c’est bien le langage figuré qui en fait preuve.
88
Julia Kristeva, Histoires d’amour, Paris, Denoël, coll. « L’Infini », 1983, p. 11.
42
II.
Les feux et les flammes de l’amour
La nature du vocabulaire affectif utilisé dans La Nouvelle Héloïse est révélatrice : le texte se
fait miroir des préoccupations principales Ŕ ou plutôt des obsessions Ŕ qui hantent l’esprit de
son écrivain. Or, il n’est pas étonnant qu’un auteur « pour qui vivre, c’était aimer », doté « des
sens si combustibles, avec un cœur tout pétri d’amour »89 n’ait pas pu, ni voulu, dissimuler sa
nature si sensible devant ses écrits. « Je n’ai Ŕ écrit-il Ŕ qu’un guide fidèle sur lequel je puisse
compter, c'est la chaîne des sentiments qui ont marqué la succession de mon être »90. L’auteur
s’étant posé la question de savoir pourquoi il « n’eu[t] pas du moins une fois brûlé de sa
flamme [de l’amour] pour un objet déterminé »91, c’est son désir d’aimer et d’être aimé qui se
trouve à la base de sa Nouvelle Héloïse. Ses Confessions sont très explicites à cet égard :
« Dévoré du besoin d'aimer, sans jamais l'avoir pu bien satisfaire, je me voyais atteindre aux
portes de la vieillesse, et mourir sans avoir vécu »92. C’est en se figurant « les deux idoles de
son cœur », l’amour et l’amitié, que Rousseau arrive à décider le projet de son roman et de le
peupler de « deux amies […] deux figures non pas parfaites, mais de son goût, qu’animaient
la bienveillance et la sensibilité »93. Reflet de sa sensibilité outrée, La Nouvelle Héloïse
constitue donc le comble du « roman des âmes sensibles » ; il constitue un véritable hymne à
l’amour.
Au XIXe siècle Sainte-Beuve insistait déjà sur le fait que le vocabulaire employé par
un auteur est révélateur de ses sentiments et de ses préoccupations principales. En effet, dans
ses Portraits Contemporains il écrit :
Pour deviner l’âme du poète ou du moins sa principale préoccupation, cherchons dans ses œuvres quel
est le mot ou quels sont les mots qui s’y représentent avec le plus de fréquence. Le mot traduira
l’obsession. 94
Sainte-Beuve est donc d’avis que chaque écrivain a son ou ses mot(s) de prédilection qui
trahit (trahissent) ses vœux secrets ou ses faibles Ŕ ou, tout simplement, son inconscient. La
lecture de La Nouvelle Héloïse nous confronte inévitablement avec une présence marquée Ŕ
surtout dans les trois premières parties Ŕ d’une sensibilité extrême et d’une obsession
d’amour, exprimées entre autres par le biais des métaphores. Or, en analysant le vocabulaire
89
90
91
92
93
94
C : p. 515.
Ibid., p. 348.
Ibid., p. 515.
Ibid.
Ibid., p. 520.
Charles Augustin Sainte-Beuve, Portraits contemporains, Senancour, Paris, Didier, 1855, t. I, p.116.
43
que Rousseau s’approprie dans le roman, nous avons remarqué une présence notable du
champ sémantique de feu et de flamme, employés dans leur sens métaphorique pour désigner
l’amour.
Nous savons déjà que l’étude d’une métaphore dans le rapport qu’elle établit avec son
écrivain, peut mener à la découverte des réseaux de « métaphores obsédantes », fournies par
l’inconscient. De telles études ont déjà été menées par Ŕ entre autres Ŕ Charles Mauron ; elles
relèvent de la psychocritique. Cette méthode recherche et isole dans un texte (littéraire)
l’expression de la personnalité inconsciente de son auteur, ignorée par la critique classique qui
renonce à étudier l’inconscient. Son souci original est « de séparer dans les textes les groupes
verbaux d’origine probablement inconsciente (réseaux d’associations obsédantes) des
systèmes de relations volontaires : logique, syntaxe, figures poétiques, […] »95. Dans le
roman, des réseaux associatifs se construisent ; à part des notions de feu et de flamme,
d’autres mots apparentés désignent, par métaphore, l’amour. De tels réseaux d’associations
trahissent la nature intime de son auteur. Une fois que l’existence des réseaux obsédants est
admise, il faut aller plus loin et en chercher une explication. Ainsi, la psychocritique passe au
« mythe personnel », le phantasme le plus présent chez un écrivain. Le mythe nous procure
« une image du « monde intérieur » inconscient, avec ses instances, ses objets internes, ses
mois partiels, son dynamisme »96. L’acte poétique représente « un projet d’intégration de la
personnalité totale sur le plan instrumental Ŕ le langage poétique »97. Le vocabulaire poétique
constitue donc le lieu privilégié où se reflète la personnalité inconsciente de l’écrivain.
Significatif à ce propos sont les études effectuées par le Centre d’Étude des Sensibilités de
l’Université de Grenoble III sur le lexique affectif de Rousseau. Dans l’ouvrage Le
Vocabulaire du sentiment dans l’œuvre de J.-J. Rousseau Ŕ d’ailleurs très intéressant dans le
cadre de ce mémoire Ŕ sont exposés les résultats d’une recherche conduite sur la sémantique
du sentiment qui imprègne l’œuvre de l’écrivain. À partir d’un dépouillement scrupuleux de
son œuvre, les enquêteurs se sont fixés sur ces mots qui illustrent le mieux la sensibilité
immanente de Rousseau. Des exemples sont « cœur », « sentiment », « âme », « feu »,
« flamme », « inclination », etc. Pour chaque terme, mis en contexte, l’ouvrage offre les
résultats obtenus par les comptages effectués (la fréquence de chaque mot, donnée pour
chaque œuvre à part), quelques explications ainsi que des commentaires. À partir du lexique
95
96
97
Charles Mauron, Des Métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la Psychocritique, Paris,
José Corti, 1962, p. 365.
Ibid., p. 373.
Ibid., p. 221.
44
brut, les enquêteurs tentent donc de passer à peindre ce véritable « tableau du sentiment » qui
émane de l’œuvre de Rousseau.
Avant de passer à l’étude concrète des métaphores de feu et de flamme qui est au cœur de ce
mémoire, il nous a paru nécessaire de fournir quelques informations supplémentaires sur le
langage figuré en général ; sur ses origines ainsi que Ŕ ce qui est d’autant plus intéressant pour
nous Ŕ sur l’importance que Rousseau lui accordait.
1. Le langage figuré
1.1. Les origines du langage figuré
Dumarsais et Fontanier expliquent98 l’origine du langage figuré comme une réaction à une
insuffisance des mots éprouvée comme problématique. Confrontés à cette pauvreté du
langage et à la difficulté de nommer un objet nouveau, les écrivains ont dû recourir à ou bien
une expression nouvelle, ou bien à un mot déjà existant « dont la signification avait quelque
analogie avec l’objet nouveau »99. Telle est l’origine du langage figuré, de ces formes de
langage que la rhétorique et la grammaire traitent communément de tropes. Le langage figuré
se concentre sur le principe, qui remonte d’ailleurs à l’origine des langues, de prendre un mot
existant dont la signification présente une ressemblance avec quelque objet nouveau.
Rousseau prétend que l’origine des langues est due aux passions ; « On ne commença pas par
raisonner, mais par sentir » et « pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur
injuste ; la nature dicte des accens, des cris, des plaintes : voilà les plus anciens mots inventés,
& voilà pourquoi les premieres langues furent chantantes & passionnées, avant d'être simples
& méthodiques ».100 Il atteste ainsi la supériorité de la langue figurée, « langue de poètes » sur
la langue méthodique, « langue de géométries ». Rousseau va même jusqu’à affirmer que le
premier langage inventé fut le figuré et que le sens propre n’est qu’ajouté ultérieurement.
Dans son Essai sur l’origine des langues, il pose :
Comme les premiers motifs qui firent parler l'homme, furent des passions, ses premieres expressions
furent des Tropes. Le langage figuré fut le premier à naître, le sens propre fut trouvé le dernier. On
98
99
100
Frédéric Hennebert, Manuel de langage figuré, d’après Dumarsais, Fontanier, J.-V. le Clerc ; etc., à l’usage
des classes supérieures de langue française, Tournai, Janssens, 1844, 48 p.
Ibid., p. 1.
Consulter L’Essai sur l’origine des langues de Rousseau : http://rousseaustudies.free.fr/Essailangues.htm
45
n'appella les choses de leur vrai nom, que quand on les vit sous leur véritable forme. D'abord on ne
parla qu'en poésie ; on ne s'avisa de raisonner que long-tems après.101
1.2. Un langage figuré indispensable
Rousseau considère le langage figuré comme une exigence incontournable pour l’expression
de l’amour, comme il le souligne dans la seconde préface de l’Héloïse :
L’amour n’est qu’illusion ; il se fait, pour ainsi dire, un autre univers ; il s’entoure d’objets qui ne sont
point, ou auxquels lui seul a donné l’être, et comme il rend tous ces sentiments en images, son langage
est toujours figuré.102
L’expression imagée est donc cruciale et indispensable pour le langage amoureux. Pourtant,
les opinions des deux protagonistes diffèrent sur ce point ; Julie se montre plutôt réservée et
se heurte au style trop travaillé et peu naturel de Saint-Preux. Elle se déclare choquée des
tours langagiers employés par son amant, et qu’elle juge plus recherchés que ceux du cavalier
Marin. Notons que avec ce dernier, Julie renvoie à Giambattista Marino (1569-1625), poète et
courtisan italien, qui a été l’instigateur d’un courant littéraire qui s’est pleinement développé
au XVIIe siècle en Italie, le marinisme (concettisme)103. Julie fait allusion au style maniéré et
pompeux de ce poète pour le mettre en rapport avec le style de son amant, également trop
guindé à son goût. En tant que « pauvre Suissesse », elle se croit incapable de comprendre les
« sublimes figures » dont il se sert ; elle oppose « le jargon fleuri de la galanterie » au langage
simple du sentiment et elle ne cache pas sa préférence nette pour ce dernier. Julie, à l’inverse
de son précepteur, aimerait voir un style « sans ornement, sans art », pourvu d’une gaieté
simple qui « brille de ses propres grâces, et non de la parure du bel esprit » (II, 15, p. 169).
Cependant, les critiques de son amante n’empêchent pas à Saint-Preux de lui répondre. Il se
justifie notamment en insistant sur la nécessité des figures de style pour l’expression de ses
sentiments : « Pour peu qu’on ait de chaleur dans l’esprit, on a besoin de métaphores et
d’expressions figurées pour se faire entendre. Vos lettres mêmes en sont pleines sans que vous
y songiez » (II, 16, p. 170). La vivacité de la pensée et son pouvoir de conviction se mesurent
donc à la densité et à la qualité des images :
Un même jugement n’est-il pas susceptible de cent degrés de force ? Et comment déterminer celui de
ces degrés qu’il doit avoir, sinon par le tout qu’on lui donne ? Mes propres phrases me font rire, je
101
102
103
Consulter L’Essai sur l’origine des langues de Rousseau : http://rousseaustudies.free.fr/Essailangues.htm
Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, « Préface de Julie ou entretien sur les romans », p.
574-575.
Hendrik Van Gorp, Dirk Delabastita et Rita Ghesquiere, op. cit., p. 269-270.
46
l’avoue, et je les trouve absurdes, grâce au soin que vous avez pris de les isoler ; mais laissez-les où je
les ai mises, vous les trouverez claires, et même énergiques. (II, 16, p. 170-171)
C’est exactement le style trop imagé et excessivement hyperbolique qui fatigue le lecteur
moderne. Mais Saint-Preux atteste déjà lui-même que ses propres phrases isolées lui semblent
parfois ridicules et absurdes. Rousseau souligne d’ailleurs aussi, dans la seconde préface, que
les figures employées par les personnages, bouleversés émotionnellement, peuvent paraître
particulièrement décousues : « Mais ces figures sont sans justesse et sans suite ; son éloquence
est dans son désordre ; il prouve d'autant plus qu'il raisonne moins »104. La vivacité de
l’expression est donc justifiée par sa source, l’amour. Cette expression s’allie inévitablement,
justement à cause de son enthousiasme extatique, à une divinisation :
L'enthousiasme est le dernier degré de la passion. Quand elle est à son comble, elle voit son objet
parfait; elle en fait alors son idole ; elle le place dans le ciel, et, comme l'enthousiasme de la dévotion
emprunte le langage de l'amour, l'enthousiasme de l'amour emprunte aussi le langage de la dévotion. Il
ne voit plus que le paradis, les anges, les vertus des saints, les délices du séjour céleste. 105
L’épistolier amoureux se livre donc Ŕ inconsciemment Ŕ à l’idéalisation de l’être aimé ; SaintPreux a tendance à évoquer son amante comme une véritable déesse ; plusieurs adjectifs qui
qualifient sa Julie (tels que « divine » et « céleste ») ainsi que des vocatifs (comme « la beauté
des anges » et « ange du ciel ») en témoignent. Cette idéalisation de la femme aimée par
l’amoureux constitue un véritable topos. À Clarens, Julie rayonne comme une déesse : « Ne te
vis-je pas briller entre ces jeunes beautés comme le soleil entre les astres qu’il éclipse ? » (I,
34, p. 67). La divinisation de Julie va même tellement loin qu’elle se transforme en
sublimation ; Saint-Preux considère sa muse supérieure aux anges : « Moi, je te trouve trop
parfaite pour une mortelle […] Ah ! si tu n’étais qu’un ange, combien tu perdrais de ton
prix ! » (I, 38, p. 74). Or, la divinisation a très clairement des répercussions sur la langue
même ; un style élevé et noble en est le résultat. Les lettres cessent d’être des simples lettres
d’amour, mais se convertissent en « hymnes »106. Luciano Bulber, qui a écrit une thèse de
doctorat sur la vie affective dans La Nouvelle Héloïse, le confirme :
104
105
106
Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, « Préface de Julie ou entretien sur les romans », p.
575.
Ibid.
« Dans ces transports, entouré de si hautes images, en parlera-t-il en termes rampants ? Se résoudra-t-il
d'abaisser, d'avilir ses idées par des expressions vulgaires ? N'élèvera-t-il pas son style ? Ne lui donnera-t-il
pas de la noblesse, de la dignité ? Que parlez-vous de lettres, de style épistolaire ? En écrivant à ce qu'on
aime, il est bien question de cela ! Ce ne sont plus des lettres que l'on écrit, ce sont des hymnes. » (Ibid., p.
575 ; nous insistons)
47
Les amants entretiennent leur passion par l’adulation, voire l’idolâtrie réciproque. [...] Ils se voient
comme des êtres exceptionnels, voire des divinités. Pour Saint-Preux, Julie devient une déesse digne
d’adoration mystique. Le langage qu’il emploie alors, pour parler d’elle, devient sacré, raffiné. Il
s’approprie les formules, les idiomes d’une dévotion fervente. 107
Julie s’oppose à cette idéalisation et montre ainsi la méfiance qu’elle éprouve vis-à-vis du
langage passionné et adulateur de l’amant, qui ne saurait pas prendre compte des défauts ;
« Oui, mon ami, loue-moi, admire-moi, trouve-moi belle, charmante, parfaite : tes éloges me
plaisent sans me séduire, parce que je vois qu'ils sont le langage de l'erreur » (I, 46, p. 83). Le
langage est donc un moyen d’expression particulièrement puissant, efficace dans le discours
amoureux. Si puissant, qu’il semble être en partie responsable de la séduction, à en croire
Julie :
Il prit le langage honnête et insinuant avec lequel mille fourbes séduisent tous les jours autant de filles
bien nées ; mais seul parmi tant d'autres il était honnête homme et pensait ce qu'il disait. Était-ce ma
prudence qui l’avait discerné ? Non ; je ne connus d’abord de lui que son langage, et je fus séduite. (VI,
11, p. 552)
1.3. Un conservatisme langagier néanmoins original
Il est bien évident que Rousseau ne crée pas son histoire à partir de rien ; la langue qu’il
s’approprie ne débute logiquement pas en même temps que lui. Elle est nécessairement déjà
marquée par « des signes de vieillesse »108 mais également susceptible d’introduire des mots
plus récents qui confèrent alors une vitalité neuve au tout. Il est vrai que la langue de
Rousseau est marquée par un ordre et un équilibre imposés par les règles strictes du
classicisme. Ainsi présente-t-elle très peu d’écarts ; on n’y trouve guère de néologismes ou
d’archaïsmes. Comme le roman est brodé autour du thème de l’amour et de la passion, il n’est
pas étonnant que la langue et le vocabulaire soient traditionnels et conservateurs car, comme
Jacques-Gabriel Cahen l’a formulé, « le vocabulaire des passions est celui qui se renouvelle le
moins ». Voici comment Cahen explique ce « conservatisme langagier » :
D’une part, il n’est point de passions qui disparaissent, le cœur humain restant toujours semblable à luimême dans l’infinie diversité des temps et des lieux ; et, d’autre part, aucune passion nouvelle
n’apparaît dans le monde intérieur, toutes les passions ayant été éprouvées et désignées depuis qu’il y a
des cœurs sensibles et des poètes qui en expriment les sentiments.109
107
108
109
Luciano Bulber, op. cit., p. 62-63.
Jacques-Gabriel Cahen, Le Vocabulaire de Racine, Paris, Droz, 1946, p. 13.
Ibid., p. 26.
48
La langue et le vocabulaire de Rousseau, inspirés des grands modèles, est donc très classique
et très faiblement néologique dans son vocabulaire et ses images. Il s’est inspiré des siècles de
littérature qui lui ont fourni un fonds commun constitué d’images et de thèmes consacrés.
Nous pourrions reprocher à Rousseau un manque d’originalité pour ce vocabulaire amoureux
peu varié, mais nous devrions surtout tenir compte des compléments Ŕ comme les épithètes Ŕ,
des différentes acceptions qui aident le mot à construire un contexte toujours légèrement
différent grâce aux connotations nouvellement évoquées. Rien de plus commun que l’amour,
mais en même temps rien de plus personnel. Or, ce sont exactement les compléments
personnels et originaux qui fournissent la particularité à l’amour si universel en soi.
Malgré l’usage des termes ordinaires et généraux, Rousseau réussit donc à rester
original, ce qui est affirmé par Michel Gilot et Jean Sgard dans l’étude qu’ils ont dirigée sur le
vocabulaire du sentiment de l’écrivain :
L’originalité de Rousseau est surtout dans la manière dont il a marqué certains mots. Sans en modifier
le sens, il les fait entrer dans un système de valeurs qui lui est absolument propre. Par le jeu des
adjectifs surtout, il valorise le plaisir, la passion, les mouvements, les désirs, etc., il les marque de signes
positifs ou négatifs, il crée des hiérarchies inattendues ; il multiplie les ambivalences pour mieux
dégager un usage rayonnant qui est le sien. 110
Nous illustrerons cette originalité lorsque nous aborderons l’analyse même des feux et des
flammes d’amour. En effet : les qualificatifs qui déterminent ces métaphores sont significatifs
dans la mesure où ils contribuent à consolider l’évolution même qui s’opère dans la relation
amoureuse des amants.
2. La métaphore
2.1. Pour une définition
Le Manuel de langage figuré propose des définitions et une répartition des figures. On y
distingue les figures de mots d’une part et les figures de pensées d’autre part. Ensuite, les
figures de mots sont subdivisées en les figures proprement dites et les tropes. Sous cette
dernière rubrique, les métaphores sont rangées (d’ailleurs aussi appelées tropes par
ressemblance). Selon ce manuel, elles « consistent à transporter un mot de sa signification
propre et naturelle à une autre signification qui ne lui convient qu’en vertu d’une comparaison
110
Michel Gilot et Jean Sgard (dir.), op. cit., p. VII.
49
qui se fait dans l’esprit »111. Cette figure fait donc recours à une image plus frappante ou plus
connue, liée à la première signification du mot par une certaine analogie.
2.2.
« Les feux et les flammes de l’amour »
La métaphore établit donc un écart entre le sens premier d’un mot et son sens second. Cet
écart est loin d’être une création originale chez Rousseau ; l’utilisation de feu et de flamme
pour désigner amour ou passion est amplement répandue et jouit d’une longue tradition
littéraire à tel point que nous pourrions poser qu’elle fait partie d’une rhétorique de l’amour.
Le lien entre le feu et l’amour constitue un véritable topos ; les plus grandes et anciennes
histoires en témoignent. Nous retrouvons la métaphore par exemple déjà dans les
Métamorphoses d’Ovide112, ou dans le Cantique des Cantiques113. Rousseau semble aussi et
surtout se souvenir de Pétrarque, mais Shakespeare, L’Astrée d’Urfé et d’autres romans
galants du XVIIe siècle ont également laissé leurs traces. De même, le théâtre français
classique lui a offert des modèles pour la peinture du sentiment amoureux ; pensons surtout à
Racine et Corneille. Les dictionnaires de cette époque attestent d’ailleurs l’emploi
métaphorique de ces notions Ŕ voyons, à titre d’exemple, la première édition du Dictionnaire
de l’Académie française de 1694 :
FEU […] sign. aussi inflammation, ardeur. […] Il se dit fig. De l'ardeur, & de la violence des passions
& des mouvements impetueux de l'ame. […] Feu se dit poët. pour sign. la passion de l'amour. Le feu
dont il brusle. rien n'a pû esteindre ses feux. un feu discret. approuver les feux d'un amant. […] Il se dit
aussi De la vivacité de l'esprit
FLAMME […] signifie figurément & poëtiquement, La passion de l’amour. Flamme amoureuse.
Brûler d’une secrette flamme, d’une belle flamme. Nourrir, entretenir, éteindre sa flamme. Ça cher sa
flamme.114
Ces fragments prouvent donc que l’emploi métaphorique du feu et de la flamme était déjà
bien répandu vers la fin du XVIIe siècle. Cette donnée nous pousse à classer ces métaphores
parmi celles appelées « figures d’usage » par Pierre Fontanier et qui sont opposées aux
métaphores personnelles et typiques d’un certain auteur, désignées comme « des figures
111
112
113
114
Frédéric Hennebert, op. cit., p. 20.
Au Soleil, amoureux de Leucothoé, Ovide s’adresse ainsi : « Toi, dont les feux brûlent au loin la terre, tu es
brûlé d’un feu nouveau ». Ovide, Les Métamorphoses, éd. Jean-Pierre Néraudau, Paris, Gallimard, coll.
« Folio classique », 1992, p. 140.
« Ses ardeurs sont des ardeurs de feu, une flamme de l’Éternel. Les grandes eaux ne peuvent éteindre
l’amour » (Cantique des Cantiques ; 8, 7). Consulter : http://www.bbintl.org/bible/fr/frSon8.html
Consulter : http://colet.uchicago.edu/cgi-bin/dico1look.pl?strippedhw=Feu
Consulter : http://colet.uchicago.edu/cgi-bin/dico1look.pl?strippedhw=flamme
50
d’invention »115. Si on retrouve un grand nombre de ces figures d’usage chez Rousseau, c’est
qu’il se conforme aux préceptes prescrites par la rhétorique de son temps.
La métaphore est reprise au langage de la galanterie. Ce registre, que l’on retrouve par
exemple dans l’amour courtois des troubadours, a mis en valeur l’emploi du champ lexical de
la guerre, dont feu et flamme font partie, pour désigner le sentiment amoureux. Les amants
devenus ennemis, se déclarent la guerre. Julie emploie des termes militaires lorsqu’elle se
lance dans la défense de sa vertu : « tu dois être mon unique défenseur contre toi » (I, 4, p.
15). L’amant se convertit donc en ennemi, mais encore plus qu’à lui, c’est à la passion
farouche que les deux doivent résister. Julie se moque de ce « jargon » galant dans une lettre à
son amant et Saint-Preux même ne se passe pas de remarquer que le style de la galanterie est
passé de mode ; « Les mots même d'amour et d'amant sont bannis de l'intime société des deux
sexes, et relégués avec ceux de chaîne et de flamme dans les romans qu'on ne lit plus » (II, 21,
p. 193). Dans cette perspective, le roman de Rousseau appartient bel et bien a cette catégorie
de « romans qu’on ne lit plus ». Or, Rousseau choisit délibérément de reprendre ce
vocabulaire romanesque. Cette reprise ne passe pas toujours sans une certaine minauderie,
mais elle cherche toutefois des vigueurs complètement nouvelles et originales. Il est vrai qu’il
est modérément question des chaînes d’amour ; nous n’en avons repéré que huit exemples
dans les trois premières parties du roman tandis que l’image de la flamme est bien plus
présente et plus développée. La remarque de son porte-parole Saint-Preux prouve que
Rousseau était bien conscient de reprendre des moyens d’expression déjà désuets et elle crée
donc un paradoxe tenace. La Lettre sur la musique française renforce ce paradoxe car
Rousseau y écrit au sujet de l’opéra italien ; « là, c’est le langage de l’amour, non rempli de ce
fade et puéril galimatias de flammes et de chaînes, mais tragique, vif, bouillant, entrecoup, et
te qu’il convient aux passions impétueuses »116. Si Rousseau était donc bien conscient de la
platitude des clichés du langage amoureux traditionnel, cela ne l’a pas empêché de les
exploiter à fond. L’amour et son expression dans La Nouvelle Héloïse semblent donc
constituer une ambiguïté fondamentale : les amants font l’éloge de l’« amour véritable », mais
utilisent le langage de l’amour mondain (ou romanesque) dont ils se moquent pourtant. De
cette façon, surgit une distinction entre deux types d’amour ; celui appris dans les livres et
celui qui est vrai, celui qui part du cœur.
115
116
Fontanier, Manuel classique pour l’étude des tropes, Paris, Belin-Le Prieur, 1822.
Consulter Lettre sur la musique française de Rousseau :
http://www.musicologie.org/theses/rousseau_lettre.html
51
De nos jours, la métaphore fait vieillotte, le Grand Robert désigne l’emploi figuré
de feu en tant que « passion amoureuse » comme vieux. Elle a été tellement exploitée entretemps qu’elle est actuellement plutôt épuisée et démodée. L’usage abondant, pour éviter le
terme d’abus qui nous paraît trop négatif, a tari l’originalité. Fernand Hallyn mentionne dans
sa thèse de doctorat Formes métaphoriques dans la poésie lyrique de l’âge baroque en
France la distinction entre « les métaphores véritables » et celles dont la nature métaphorique
n’est plus perçue parce qu’elles sont déjà tellement communes et « lexicalisées ». Hallyn se
réfère à Nicole, qui distingua, d’une part « ces façons de parler qui s’éloignent absolument des
termes propres et ordinaires, et qui offrent deux idées à la fois », et d’autre part les
« métaphores si fort en usage qu’elles sont devenues comme propres, et qu’elles ne signifient
précisément que la chose dont on veut parler ». Des dernières, il déclare également qu’on peut
les mettre « au rang des expressions propres », car il s’agit des expressions véritablement
consacrées.117 Il est évident que la métaphore des feux de l’amour appartient à cette dernière
catégorie. Rousseau ne renouvelle guère les images de feu ; ce sont surtout des
« feux dévorants » et des « torrents de flammes » qui consument et font languir les amants,
des flammes ardentes et malheureuses, inextinguibles, qui brûlent et embrasent, des feux qui
couvent, etc. Une question s’impose ; pourquoi Rousseau a-t-il délibérément choisi de
reprendre cette image qu’il savait déjà épuisée pour le pousser à son comble ? Une métaphore
tellement exploitée ne risque-t-elle pas de perdre sa force ? Notre ambition est de montrer que
même si ce texte de Rousseau est en quelque sorte construit sur un champ sémantique
métaphorique préexistant (et déjà largement exploité), il a son originalité. En employant des
épithètes surprenantes, des compléments déterminatifs insolites et des constructions de
phrases inhabituelles, il réussit à redonner vie à cette métaphore quasiment morte : « Love
stories naturally bring the conventional metaphors of war, captiviy and fire. But in spite of
this there is some scope for individual variation »118. Il a réussi à « réanimer et authentifier les
valeurs devenues désuètes de feu, flamme, ivresse, à redonner enfin une charge positive à
l’enthousiasme religieux pour faire participer tous ces termes au flux puissant de la vie
même »119. Ainsi, nous verrons que ses emplois de mots feu et flamme sont loin d’être
univoques ; ils dépendent par exemple des personnes (là où Julie choisit de qualifier leur
amour comme un « feu divin », Saint-Preux préfère le traiter de « feu dévorant »), de leur état
117
118
119
Citations reprises à Fernand Hallyn, Formes métaphoriques dans la poésie lyrique de l’âge baroque en
France, s.n., Doctoraat Letteren en Wijsbegeerte sectie Romaanse filologie, 1974, t. I., qu’il a repris à son
tour à Nicole, Traité de la vraie et de la fausse beauté dans les ouvrages de l'esprit.
Peter France, Racine’s Rhetoric, Oxford, Clarendan Press, 1965, p. 74-75.
Michel Gilot et Jean Sgard (dir.), op. cit., p. 232.
52
d’âme et de l’instant. Il est essentiel de remarquer qu’après tout, le roman se présente sous
forme de recueil de lettres et que, par conséquent, ces lettres sont toujours des expressions
momentanées. Ainsi, Julie qualifie leur amour d’« un feu si vif et si doux » (cf. annexe : 74)
pour renverser brutalement cette idée en le considérant comme la raison principale de sa
« perte » quelques pages plus loin ; « ces feux errants qui me guidaient pour me perdre » (cf.
annexe : 76). Sans compter que les feux de Saint-Preux et Julie subissent une transformation
profonde. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer la toute première et la toute dernière
occurrence du feu métaphorique dans leur histoire ; « le feu qui me consume mérite d’être
puni, mais non méprisé » (cf. annexe : 22) et « après tant de regrets et de peines, avant que
l’âge de vivre et d’aimer se passe, vous aurez brûlé d’un feu légitime et joui d’un bonheur
innocent » (cf. annexe : 87).
3. « Feu » et « flamme » dans La Nouvelle Héloïse
3.1. Repérage
Il est nécessaire de présenter, dans un premier temps, les résultats que nous avons obtenus
grâce au dénombrement et à l’analyse des emplois des mots « feu » et « flamme » dans La
Nouvelle Héloïse. Il s’agit de 113 occurrences pour le mot « feu » (74 au singulier et 39 au
pluriel) et 20 pour « flamme » (17 au singulier et 3 au pluriel)120. L’usage de ces mots peut
apparaître assez limité en le comparant par exemple à celui des termes tels que « cœur » qui
aurait 942 occurrences et, autre exemple, « amour » qui en assumerait 483.121 Comme La
Nouvelle Héloïse est un véritable « roman du cœur », ces chiffres ne doivent pas nous étonner.
De toute façon, avec « amour » et « cœur » nous restons bien évidemment dans le même
contexte que « feu » et « flamme », employés avant tout métaphoriquement. Même s’il serait
trop simpliste de prétendre qu’une fréquence élevée d’un certain terme traduirait
automatiquement une importance sémantique particulière, il est clair qu’un lien existe
indubitablement entre un substantif fréquemment employé et son importance considérable
dans le texte. Néanmoins, nous n’avons pas l’intention de nous focaliser uniquement sur ces
deux termes isolés, car ainsi nous nous enfermerions dans une analyse trop étroite et par
120
121
Remarquons que nous avons incorporé également, tout en suivant notre édition de base, la préface, la
seconde préface (« Préface de Julie ou entretien sur les romans ») et le texte « Les Amours de Milord
Edouard Bomston » au corpus à analyser.
Les chiffres sont repris à : Michel Gilot et Jean Sgard (dir.), op. cit., p. 17.
53
conséquent non pertinente. Les notions de « feu » et « flamme » resteront toutefois les notions
de base, notre point de départ de l’analyse, mais à côté de ces termes principaux, nous
aborderons quelques-uns qui appartiennent au même champ sémantique, moins fréquents
peut-être mais tout aussi significatifs. Parmi ces termes nous classons, à titre d’exemple :
« (s’) enflammer » (10 occurrences), « consumer » (21 occurrences), « brûler » (35
occurrences), « embraser » (9 occurrences), « ardeur » (33 occurrences), « chaleur » (22
occurrences), « ardent » (33 occurrences), etc. Nous y reviendrons.
En nous concentrant sur la valeur poétique que feu et flamme acquièrent dans le texte,
il nous a paru tout d’abord nécessaire de présenter les différentes connotations que les mots
peuvent recevoir, grâce au contexte. Il est évident que la valeur poétique d’un mot ne peut être
jugée qu’après l’avoir mis dans la phrase dans laquelle il figure, car c’est elle qui éclaire
l’emploi spécifique du terme. Une étude des mots feu et flamme implique donc
nécessairement l’étude du contexte dans lequel ils surgissent et duquel dépend leur contenu
sémantique propre. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi d’ajouter tous nos
exemples en annexe.
3.2. « Feu » et « flamme » ; signes-symboles122
Une première analyse du texte révèle que les notions feu et flamme sont tantôt signe tantôt
symbole, en respectant la distinction rapportée par Todorov qui écrit « on distingue le
processus de signification (où un signifiant évoque un signifié) de celui de symbolisation123,
où un premier signifié en symbolise un second ; la signification est donnée dans le
vocabulaire (dans les paradigmes des mots), la symbolisation se produit dans l’énoncé (dans
le syntagme) »124. Feu et flamme ne renvoient donc pas uniquement à leur sens abstrait ou
matériel, car ils symbolisent aussi la passion et l’amour (remarquablement plus présent dans
le roman). Le rapport qui s’instaure entre le signifiant « feu » et son signifié « feu » est
totalement différent de celui qui s’établit entre le symbolisant « feu » et le symbolisé
« passion de l’amour ». Dans le premier cas, la relation entre les deux termes est forcément
122
123
124
Quant à la subdivision proposée, nous nous sommes basée en partie sur l’œuvre suivante : Maria G. Pittaluga,
Aspects du vocabulaire de Jean Racine, Paris, Nizet, 1991, 147 p.
Dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, le phénomène de symbolisation est illustré par
l’exemple de « flamme » : « La symbolisation est une association plus ou moins stable entre deux unités de
même niveau (c’est-à-dire deux signifiants ou deux signifiés). Le mot « flamme » signifie flamme mais
symbolise, dans certaines œuvres littéraires, l’amour ». Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov, Dictionnaire
encyclopédique des sciences du langage, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1972, p. 134.
Tzvetan Todorov, Qu’est-ce que le structuralisme ?, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1968, p. 33.
54
immotivée et nécessaire. Relation immotivée puisque les « deux sont de nature différente et il
est impensable qu’une suite graphique ou sonore ressemble à un sens » mais nécessaire car
« le signifié ne peut exister sans le signifiant, et inversement »125. En revanche, dans le
symbole, la relation qui s’établit entre un « symbolisant » et un « symbolisé » est nonnécessaire (ou « arbitraire ») parce que « le ‘symbolisant’ et parfois le ‘symbolisé’ existent
indépendamment l’un de l’autre ». De plus, la relation établie entre eux ne peut être que
motivée « autrement, rien ne pousserait à l’établir ». La motivation de cette symbolisation
s’explique par un rapport de ressemblance, de similitude :
Si les termes de feux, de flammes, ont désigné la passion de l’amour, c’est qu’un tel sentiment
s’accompagne d’une certaine chaleur vitale (ne dit-on pas d’une émotion violente qu’elle nous fait
« bouillir le sang » ?), c’est que le moral ne va pas sans une part de physique. 126
Les mots feu et flamme ont subi un transfert de sens ; ils proviennent du domaine guerrier et il
leur a été attribué une signification amoureuse. Par conséquent, ils désignent symboliquement
le conflit de l’amour ; « the heart is our universe of suffering »127.
3.2.1. « Feu » et « flamme » en tant que mots-signes ; le sens propre
Nous avons pu repérer 16 exemples (cf. annexe : 6-21) qui évoquent le feu dans son sens
concret, « celui des quatre élémens qui est chaud & sec » et qui signifie aussi « le feu que l’on
fait avec du bois, ou autres matières combustibles », en reprenant une partie de la définition
donnée par le Dictionnaire de l’Académie française de 1762128. En revanche, deux exemples
seulement prennent le substantif flamme dans sa signification matérielle, « la partie la plus
lumineuse & la plus subtile du feu, celle qui s'élève au dessus de la matière qui brûle »129 (cf.
annexe : 134, 137). Des indices contextuels qui mènent à cette interprétation matérielle sont
par exemple les expressions jeter au feu, mettre du/ le feu, sauver du feu, retirer du feu etc. ou
les adjectifs ajoutés.
Le feu matériel constitue en quelque sorte un symbole de la famille et de son
harmonie ; il représente le foyer, l’endroit où, traditionnellement, tous les membres de la
famille se voient rassemblés. Julie et ses parents y sont parfois réunis ; « après le souper, l’air
se trouva si froid que ma mère fit faire du feu dans sa chambre. Elle s’assit à l’un des coins de
125
126
127
128
129
Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov, op. cit., p. 135.
Jean Pommier, Aspects de Racine, Paris, Nizet, 1954, p. 289-290.
Wallace Fowlie, Love in Literature. Studies in Symbolic Expression, Bloomington, Indiana University Press,
1974, p. 7.
Consulter : http://colet.uchicago.edu/cgi-bin/dico1look.pl?strippedhw=feu
Consulter : http://colet.uchicago.edu/cgi-bin/dico1look.pl?strippedhw=flamme
55
la cheminée, et mon père à l’autre ; j’allais prendre une chaise pour me placer entre eux » (cf.
annexe : 8). Des moments pareils sont complètement inconnus à Saint-Preux ; il n’a pas de
maison ni de foyer qui lui sont propres ; il n’a ni feu ni lieu. Dans cette perspective, les
situations des deux protagonistes se situent complètement aux antipodes l’une de l’autre.
Cette différence situationnelle engendre une remarque de la part de Saint-Preux, qui écrit :
Quelle différence pourtant de votre état au mien, daignez le remarquer ! […] vous êtes environnée de
gens que vous chérissez et qui vous adorent : les soins d'une tendre mère, d'un père dont vous êtes
l'unique espoir ; l'amitié d'une cousine qui semble ne respirer que par vous ; toute une famille dont vous
faites l'ornement ; une ville entière fière de vous avoir vue naître : tout occupe et partage votre
sensibilité […] Mais moi, Julie, hélas ! errant, sans famille, et presque sans patrie, je n'ai que vous sur
la terre, et l'amour seul me tient lieu de tout. (I, 21, p. 41) (nous insistons)
Là où Julie peut être vue comme un « être de l’enracinement » ou « maîtresse du casanier et
du local »130, Saint-Preux nous est présenté comme un « quidam sans asile », en reprenant les
paroles désapprobatrices du père de Julie (I, 62). Selon ses propres mots, il est en exil
perpétuel ; « Ne suis-je pas désormais partout en exil ? » (IV, 3, p. 309), vu l’impossibilité de
joindre son amante. Voué à l’exil amoureux, il est forcé de voyager. Par conséquent, la
chaleur du foyer à laquelle il pourrait se chauffer lui est complètement étrangère. Il n’y a que
le feu de l’amour qui lui reste en tant que source de chaleur. Ainsi, lorsqu’il se tente à une
promenade en barque avec Julie désormais mariée, il évoque, à la vue des anciens endroits
symboliques de leur amour, son temps passé à la Meillerie, dix ans plus tôt, dans la solitude la
plus complète : « tout respirait ici les rigueurs de l'hiver et l'horreur des frimas ; les feux seuls
de mon cœur me rendaient ce lieu supportable, et les jours entiers s'y passaient à penser à toi »
(IV, 17, p. 390). Ces feux, si importants vu leur caractère vital, se sont révélés cependant tout
à fait condamnés et fatals. L’idée d’avoir uniquement le feu intérieur comme source de
chaleur au milieu d’un endroit qui incarne la froideur se retrouve également dans Les
Confessions où Rousseau explique la rédaction de sa Lettre à d’Alembert : « Ce fut dans ce
lieu, pour lors glacé, que, sans abri contre le vent et la neige, et sans autre feu que celui de
mon cœur, je composai, dans l'espace de trois semaines, ma Lettre à d'Alembert sur les
Spectacles »131. Le feu d’inspiration réchauffe Rousseau de la même façon que celui de
l’amour réchauffe Saint-Preux. C’est principalement l’antithèse entre la froideur (« lieu
glacé » et « les rigueurs de l’hiver ») et la chaleur (« sans autre feu que celui de mon cœur » et
« les feux seuls de mon cœur ») qui attire l’attention du lecteur tout en créant un contraste
130
131
Termes repris à : Laurence Mall, Origines et retraites dans La Nouvelle Héloïse, New York, P. Lang, coll.
« Eighteenth Century French Intellectual History », 1997, p. 11.
C : p. 593.
56
saisissant qui souligne la vigueur de la passion. Le feu symbolique (de l’inspiration et de
l’amour) s’avère à ce point puissant qu’il est capable de réchauffer l’esprit dans les situations
les plus désespérément glaciales.
Les exemples du feu matériel insistent avant tout sur le pouvoir destructeur qui lui est
propre. Le verbe « sauver » dans « J’ai sauvé du feu deux ou trois brouillons » (cf. annexe : 9)
par exemple illustre cette capacité dévastatrice du feu. L’acte de jeter au feu une lettre ou un
recueil tout entier est récurrent ; tout au début du livre, à titre d’exemple, Rousseau exprime
ses regrets de ne pas avoir jeté ses lettres au feu. Par le conseil « rassemble avec soin tes
opéras, tes cantates, ta musique française, fais un grand feu bien ardent, jettes-y tout ce fatras,
et l’attise avec soin, afin que tant de glace puisse y brûler et donner de la chaleur au moins
une fois » (I, 48, p. 85), Saint-Preux exprime sa haine et son dégoût absolus pour la musique
française, trop froide selon lui et qui ne mérite par conséquent qu’être détruite. Le jeu
antithétique (glace Ŕ brûler) de cette phrase saute aux yeux et insiste sur la supériorité de la
musique italienne, véritable « langage du cœur ». La puissance destructrice du feu se retrouve
d’ailleurs très clairement dans le feu métaphorique ; l’amour ardent qui unit les deux amants
se voit comme une force qui les échauffe jusqu’au transport, qui les enivre et embrase, qui les
étouffe jusqu’à les faire périr. Tout bien considéré, les obstacles qui auraient dû contraindre
leur amour n’ont fait que ranimer leur passion et attiser leur flamme. L’amour consumant de
Saint-Preux et Julie semble même se caractériser par un certain « masochisme amoureux »132,
idée qui prend vigueur par une affirmation de Julie : « C’est un des miracles de l’amour de
nous faire trouver du plaisir à souffrir » (II, 16, p. 173).
3.2.2. « Feu » et « flamme » en tant que mots-symboles ; la métaphore
Nous avons choisi de séparer ici, pour des raisons purement pratiques, les deux notions sur
lesquelles porte essentiellement notre étude. Premièrement nous allons nous concentrer sur le
terme le plus présent dans le texte, celui de feu ; ensuite nous aborderons les spécificités de la
notion de flamme et après, nous évoquerons quelques autres mots qui appartiennent au même
champ sémantique que nos notions de base.
132
L’amour entre Saint-Preux et Julie semble aller de pair avec un certain désir de masochisme ; les amants
témoignent parfois qu’ils jouissent de la douleur que leur passion leur cause. Des affirmations de Saint-Preux
soutiennent cette hypothèse : « Plus elle me rend malheureux, plus je la trouve parfaite » et « Hélas ! elle m’a
tout ravi, la cruelle, et je l’en aime davantage » (II, 10, p. 154). La perspective de ce « masochisme
amoureux » est abordée et élaborée dans l’article : Erik Leborgne, « De Saintré à Saint-Preux : culte
amoureux et vassalité dans la première partie de La Nouvelle Héloïse », Annales de la Société Jean-Jacques
Rousseau (Genève), 44, 2002, p. 81-99.
57
3.2.2.1. « Feu »
Le classement des exemples qui réalisent feu en tant que mot-symbole s’est révélé plutôt
compliqué, contrairement à celui des exemples du feu matériel, où la démarcation s’est avérée
facile. C’est que le sens métaphorique de cette notion est présent tout au long du texte et qu’il
englobe des exemples finement nuancés. La quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie
française (1762) définit le feu dans son sens figuré de la façon suivante :
FEU se dit figurément Du brillant, de l’éclat de certaines choses. Il a les yeux vifs & pleins de feux. […]
Il signifie aussi, Inflammation, ardeur. […] Il se dit figurément De l’ardeur & de la violence des
passions, & des mouvemens impétueux de l’ame. Quand le feu de sa colère sera passé. […] FEU se dit
poëtiquement pour signifier La passion de l’amour. Le feu dont il brûle. Rien n’a pu éteindre ses feux
Approuver les feux d’un amant. […] Il se dit aussi De la vivacité de l’esprit. Cet orateur a bien du feu.
Le feu brille partout dans ses écrits. C’est un esprit tout de feu. Cette femme est agréable en
conversation, elle a beaucoup de feu. Ce Peintre a un grand feu d’imagination. 133
Malgré le fait que la métaphore de l’amour constitue le tout englobant de nos exemples, elle
ne se limite pas à désigner uniquement la passion amoureuse. Elle incorpore également des
valeurs plus générales, comme l’illustre la définition. Nous avons choisi de suivre cette
définition dans le but de présenter une subdivision claire qui rend compte des différentes
nuances de l’usage métaphorique du feu. Ainsi, nous proposons la classification suivante : (a)
la passion de l’amour, (b) la violence des passions et les mouvements impétueux de l’âme, (c)
la vivacité de l’esprit, (d) le feu d’éclat ou du brillant. Nous avons également ajouté une
rubrique qui comporte les soi-disant « inclassables » : (e) varia. Soulignons que les limites
entre les différentes classes distinguées sont assez artificielles et qu’elles ne sont pas toujours
aussi faciles à tracer. En conséquence, quelques exemples pourraient entrer dans plusieurs
classes.
(a) La passion de l’amour (cf. annexe : 22-89)
La plupart des exemples de notre corpus sont rangés sous cette rubrique, 68 au total.
Remarquons que tous les emplois pluriels feux, à l’exception d’un seul, se classent ici (37
exemples). La prédominance de l’usage pluriel frappe ; les amants semblent préférer parler de
leurs feux au lieu de leur feu pour désigner leur amour. Il se peut que le pluriel insiste
davantage sur la véhémence et l’ardeur du sentiment amoureux et qu’il souligne d’autant plus
le caractère indélébile et indomptable de cette passion ; les transports, l’enthousiasme et la
133
Consulter : http://colet.uchicago.edu/cgi-bin/dico1look.pl?strippedhw=feu
58
fougue des sentiments l’emportent alors sur la raison et donne naissance à un amour qui ne
peut être contenu. Là où l’emploi singulier était surtout fréquent au début de la
correspondance, il semble être presque entièrement remplacé par le pluriel au fur et à mesure
que l’histoire avance, c’est-à-dire à mesure que le lien qui unit les amants se renforce. Le
pluriel pourrait également dénoncer le caractère plurivoque des sentiments ; l’amour n’est pas
de nature simple, mais est plutôt une combinaison de plusieurs émotions, de plusieurs
impressions. Saint-Preux l’affirme lui-même en prétendant hyperboliquement « puis-je
empêcher que mille feux ne m’aient autrefois dévoré ? » (cf. annexe : 80). Mais l’emploi
pluriel pourrait aussi dénoter le caractère partagé de cet amour ; Julie et Saint-Preux s’aiment,
ainsi parlent-ils de leurs feux.
L’idée que l’amour est un feu brûlant qui consume l’amoureux est donnée par SaintPreux même, qui détermine l’amour véritable comme un « un feu dévorant qui porte son
ardeur dans les autres sentiments, et les anime d’une vigueur nouvelle » (cf. annexe : 27).
Cette définition explique et justifie donc la présence marquée de cette métaphore dans le
roman. Nous avons constaté que ces feux d’amour sont surtout présents dans les trois
premières parties du livre et qu’ils s’éteignent brusquement dans les trois suivantes pour
reprendre légèrement sa vigueur vers la fin. Cette observation reflète l’évolution de l’histoire ;
l’amour-passion triomphe dans la première moitié du roman et se voit nécessairement réprimé
dans la seconde partie, qui, Julie devenue Madame de Wolmar, esquisse sur un ton
moralisateur et didactique la fidélité et le bonheur propres à l’amour conjugal. Comme la vie
matrimoniale n’exige pas l’amour et encore moins la passion, la répression de celle-ci
implique et entraîne la répression de la métaphore. La plupart des occurrences (plus que deux
tiers) relèvent donc des trois premières parties du roman. Remarquons qu’initialement, c’est
surtout Saint-Preux qui parle de ces feux d’amour dévorants : Julie y renonce. Ses réserves
s’expliquent par la remarque réprobatrice qu’elle objecte contre le langage galant (voir supra).
Vers la fin de la troisième partie, toutefois, elle semble avoir oublié ses critiques, car dans la
lettre clé qu’est la dix-huitième de la troisième partie, elle s’adonne librement à cette
métaphore. La correspondance entre les deux amants procure principalement la vigueur à la
métaphore. Toutefois, les deux complices des protagonistes Ŕ Claire et Milord Edouard Ŕ s’en
servent également, bien évidemment dans une mesure moindre, lorsqu’ils se réfèrent à
l’attachement qui unit les deux amants. Dans la suite de ce travail, nous nous concentrerons
quasi uniquement sur les expressions qui viennent de la plume des amants, qui sont plus
expressives.
59
Plusieurs éléments contribuent à la caractérisation de la passion ardente qui s’accroît entre les
deux protagonistes. Ainsi, les déterminants occupent une fonction essentielle ; le substantif
feu est tantôt accompagné d’un déterminant défini, à savoir un article défini, un déterminant
démonstratif ou un déterminant possessif, tantôt par un déterminant indéfini ; l’article
indéfini. Ce petit mot, aussi minime qu’il soit, recouvre une importance considérable car il
véhicule différentes nuances. L’article défini se considère comme le plus objectif ; dans
l’énoncé « le feu qui me consume » (cf. annexe : 22-23), l’article n’ajoute aucune valeur
spécifique au substantif. Les autres déterminants, en revanche, ont plutôt tendance à
particulariser car ils incorporent des caractéristiques distinctives. Le déterminant démonstratif
contribue à une distanciation, appelé par Leo Spitzer « démonstratif de distance » dans ses
Études de style, pour désigner un démonstratif « qui se cantonne dans une neutralité froide et
circonspecte »134. Ainsi, Julie préfère envisager la passion des temps jadis avec plus de
distance lorsqu’elle récapitule leurs amours dans III, 18. Cette lettre est capitale car elle met
en scène le combat intérieur qui trouble Julie, qui consentira finalement à épouser M. de
Wolmar en suivant ainsi les obligations imposées par son père. Elle décide de suivre
désormais « l’inflexible devoir » et de rompre définitivement avec son amant. De là le choix
du démonstratif pour désigner leur passion ; elle prend délibérément distance de ses
sentiments d’autrefois ; « Rappelez-vous ce temps de bonheur et d’innocence où ce feu si vif
et si doux dont nous étions animés épurait tous nos sentiments, où sa sainte ardeur nous
rendait la pudeur plus chère et l’honnêteté plus aimable » (cf. annexe : 74). À ce choix
délibéré de neutralité s’oppose radicalement le déterminant possessif, qui implique une
participation active. Lorsque Julie écrit « reprenons cette vie solitaire et paisible dont je t’ai
tiré si mal à propos : c’est elle qui a fait naître et nourri nos feux » (cf. annexe : 35), elle
exprime la volonté explicite de considérer l’affection qui la rapproche de son amant comme la
leur, comme une chose qui est propre à eux deux. À côté du démonstratif de la première
personne du pluriel, bien d’autres sont utilisés. Ainsi, Julie et également Saint-Preux parlent
de « mes feux » pour désigner leurs sentiments amoureux individuels. Lorsque Claire ou
Milord Edouard renvoient à la passion qui unit Julie et Saint-Preux, ils dénotent également le
caractère partagé de l’amour car ils préfèrent parler de « vos feux » (par exemple dans les
lettres de Claire destinées à Julie). Le mépris pour une passion qu’on devrait obligatoirement
réprimer parce qu’elle est Ŕ socialement Ŕ défendue, est accentué par l’emploi de l’article
indéfini, utilisé alors au lieu d’un possessif. Le « un » mis à la place d’un « mon » permet aux
134
Leo Spitzer, Études de style, Paris, Gallimard, 1970, p. 214.
60
personnages de (re)prendre distance par rapport à leur passion. Ils parlent alors de leurs
sentiments comme s’ils appartenaient à quelqu’un d’autre. Lorsque Julie évoque avec
nostalgie l’amour non consommé d’autrefois, elle écrit « un feu pur et sacré brûlait nos
cœurs ; livrés aux erreurs des sens, nous ne sommes plus que des amants vulgaires » (cf.
annexe : 34) pour confronter la situation pervertie présente avec l’innocence d’antan. Par le
biais de l’article indéfini, Julie consolide le contraste et annonce leur perte ; la perte de deux
amants qui croyaient s’aimer d’une façon plus pure, sublimée. La constatation est une
désillusion totale ; ils sont devenus ce qu’ils ont toujours renié être : des « amants vulgaires ».
Le feu innocent de leur amour s’est converti en des coupables feux. Mais l’article indéfini ne
sert pas uniquement à créer une distance certaine, il pourrait également indiquer une
généralisation. Lorsque Saint-Preux se met à définir l’amour, il parle d’un feu général et non
pas de « le feu », un feu défini (cf. annexe : 27).
La caractérisation des feux d’amour doit également beaucoup aux épithètes qui les
accompagnent, qui modifient le nom et renforcent sa signification tout en le précisant. Le Bon
Usage définit l’épithète tout simplement comme « un adjectif ou un participe subordonnés à
un nom »135. Comme la grammaire se concentre principalement sur la syntaxe de l’épithète,
en laissant de côté son sémantisme, nous avons été amené à consulter un dictionnaire
contemporain, Le Grand Robert, qui nous offre l’exemple suivant pour illustrer la vigueur
d’une épithète :
Vous vous souvenez, Monsieur, des âcres baisers de Julie, dans La Nouvelle Héloïse ; ils ont produit de
l’effet dans leur temps ; mais il nous semble que dans celui-ci ils n’en produisent guère, car il faut une
grande sobriété dans un ouvrage pour qu’une épithète se remarque. Il n’y a guère de romans maintenant
où l’on n’ait rencontré autant d’épithètes au bout de 3 pages, et plus violentes, qu’il n’y en a dans tout
Montesquieu. Pour en finir, nous voyons que le romantisme consiste à employer tous ces adjectifs, et
non en autre chose. ( Musset, Lettre de Dupuis et Cotonet I )136
La présence d’épithètes dans La Nouvelle Héloïse serait donc excessive et pour cela
significative. Elles contribuent également à déterminer le discours amoureux en illustrant sa
dialectique. Même si nous pourrions poser, d’une manière très générale, que la notion de feu
désigne métaphoriquement l’amour, il serait toutefois trop réducteur de prétendre que cet
amour est univoque et non changeant. Bien au contraire, l’attachement qui unit Julie et SaintPreux subit une transformation extraordinaire, une sublimation spectaculaire qui est reflétée
135
136
Maurice Grevisse et André Goosse, Le Bon Usage, Paris-Gembloux, De Boeck-Duculot, 13ième édition revue,
1993, p. 492.
Le Grand Robert de la langue française : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, éd.
cit., t. II, p. 1668.
61
dans la dénomination des termes, grâce Ŕ entre autres Ŕ aux épithètes qui les complètent. Ces
épithètes sémantiquement très variées illustrent donc bien l’inconstance qui frappe (les
descriptions de) l’amour (et ses feux) : tantôt il est glorifié ; « un feu pur et sacré brûlait nos
cœurs » (cf. annexe : 34), tantôt dégradé impitoyablement ; « j’aimerais mieux éteindre un feu
si grossier » (cf. annexe : 40). De cette façon, des contradictions s’instaurent, des paradoxes se
créent et rendent ainsi une image plus véridique de l’amour. Les feux d’amour sont donc
considérés ou bien sous un angle radicalement négatif (le feu « dévorant » ; cf. annexe : 27,
32, 37, 75) ou bien sous un angle plutôt positif, appréciation particulièrement subjective qui
dépend de l’instant ainsi que de l’épistolier et son état d’âme.137 À titre d’exemple, quelques
adjectifs qui connotent positivement le mot « feu » sont « céleste » (cf. annexe : 60),
« chaste » (cf. annexe : 52), « pur » (cf. annexe : 34, 57, 63) et « sacré » (cf. annexe : 34, 47,
58, 71, 88). En considérant ces exemples, il est à noter que l’amour se double progressivement
d’un caractère sacré ; les amants tentent de substituer aux feux de leur passion une flamme
purifiée, ils tentent de passer de l’éros à l’agapè Ŕ nous y reviendrons.
Par l’emploi des adjectifs épithètes, le langage surprend. Le substantif employé
métaphoriquement est parfois précisé par des compléments qui rappellent son sens matériel ;
comme certains adjectifs (« dévorant » par exemple) et quelques verbes comme « brûler » (cf.
annexe : 34, 57, 71, 75, 86, 87), « consumer » (cf. annexe : 22, 23, 26, 32, 38, 75),
« éteindre » (cf. annexe : 23, 26, 32, 40, 47, 51, 53, 72) et « embraser » (cf. annexe : 58, 61,
85). Mais à côté de ces termes qui réveillent le sens littéral, la métaphore suit également sa
propre voie en s’appropriant des connotations neuves, surtout axées alors sur la sainteté de
l’union amoureuse ainsi que sur son immortalité ( « les feux immortels » ; cf. annexe : 59).
Dans la plupart des phrases, le feu métaphorique se trouve modifié par une seule
épithète. Cependant, quelques exemples comportent une détermination double où la
conjonction de coordination « et » lie deux adjectifs qualificatifs. Ces deux ont alors une
signification pareille ou au moins proche ; ils définissent l’amour comme « un feu pur et
sacré » (cf. annexe : 34) ou comme « un feu pur et saint » (cf. annexe : 57). Un énoncé de
Julie coordonne toutefois deux adjectifs légèrement antithétiques : « ce feu si vif et si doux »
(cf. annexe : 74). Cette qualification double souligne bien l’intensité et la variabilité de leur
passion ; normalement la vivacité d’un sentiment devrait exclure quelque douceur ainsi
qu’une douceur devrait impliquer un état qui neutralise tout emportement.
137
Comme nous avons déjà signalé dans la première partie de ce travail, le choix du mode d’expression pour
cette histoire, le roman par lettres, est crucial dans cette perspective car il confère une exclusivité à
l’instantanéité.
62
Comme le prouve l’exemple précédent, il arrive parfois que les adjectifs sont renforcés
par un adverbe de degré « si ». D’autres exemples sont « un feu si pur » (cf. annexe : 63) ou
« un feu si sacré » (cf. annexe : 71). Ces intensifs, comme le suggère déjà la dénomination,
ajoutent aux degrés d’intensité de l’expression métaphorique, parfois déjà hyperbolique en
soi.
L’épithète n’est toutefois pas uniquement composée d’un adjectif, mais peut aussi
surgir dans une proposition participiale ; « des coupables feux nourris aux dépens des plus
doux transports qui ravissent l’âme » (cf. annexe : 78) ou « des feux indiscrètement nourris »
(cf. annexe : 79) .
À part des épithètes, d’autres compléments aident à déterminer le feu de la passion comme un
complément déterminatif, comme « les feux de l’amour » (cf. annexe : 29, 39, 50). Ce
syntagme pronominal souligne une fois de plus le lien existant entre les feux et l’amour.
Toutefois, il peut paraître superflu, vu que les feux métaphoriques ont généralement tendance
à se rapporter à l’amour. Un autre exemple est fourni par « les feux de sa jeunesse » (cf.
annexe : 67) qui se réfère aux anciens amours du baron d’Étange. Une proposition
subordonnée relative contribue également à la détermination : « le feu qui me consume » (cf.
annexe : 22, 23, 38, 75), « les feux que tu m’inspires » (cf. annexe : 25), « un feu dévorant que
rien ne pouvait éteindre » (cf. annexe : 32), etc.
Le substantif feu entre aussi fréquemment dans des syntagmes figés : « partager des
feux » (cf. annexe : 36), « nourrir des feux » (cf. annexe : 35, 96), « couronner des feux » (cf.
annexe : 4) et « brûler d’un feu » (cf. annexe : 75, 86, 87).
Malgré l’inconstance propre aux descriptions de l’amour, certains qualificatifs du substantif
« feu » sont repris tout au long de l’histoire. Des exemples sont « dévorant », « sacré »,
« premier » (cf. annexe : 30, 44, 46), « pur », « coupable » (cf. annexe : 77, 78) et « divin »
(cf. annexe : 41, 56). D’autres épithètes n’apparaissent qu’une seule fois, comme « constant »
(cf. annexe : 82), « doux » (cf. annexe : 74), « errants » (cf. annexe : 76), etc. Ainsi, malgré
son instabilité inhérente, il est tout de même possible de repérer quelques tendances générales
dans la détermination du feu qui permettent alors d’en dégager quelques caractéristiques. Le
champ du feu chevauche alors d’autres champs sémantiques. Des chevauchements qui se
révèlent significatifs…
63
Un feu criminel Saint-Preux, en proie du feu métaphorique, n’hésite pas à considérer les
sentiments amoureux qu’il ressent comme coupables ; « le feu qui me consume mérite d’être
puni » (cf. annexe : 22). Son discours amoureux se double d’un discours axé sur le crime et le
danger. Le fait d’être à la fois le précepteur et l’amant de Julie l’inquiète ; il est conscient du
danger de la situation périlleuse dans laquelle il se jette et il sait qu’il devra « payer le prix de
sa témérité » (I, 1, p. 9). Après avoir avoué ses sentiments amoureux, il ne tarde pas à
comparer sa situation personnelle à celle d’un criminel. Il sent son cœur coupable, il sent qu’il
a franchi une loi qu’il n’aurait pas dû franchir. Ainsi, le champ sémantique du crime, du
châtiment et de la justice se lient manifestement à celui du feu, ce qui prouve que leur passion
est considérée comme coupable. Il ordonne même à Julie de le punir (« Punissez-moi ») afin
qu’il puisse reprendre une conscience nette et retrouver quelque paix en soi. Julie lui fait
écho lorsqu’elle parle de leurs « coupables feux » (cf. annexe : 77, 78). Au fur et à mesure que
l’histoire progresse, toutefois, le feu coupable s’épure.
Un feu mortel Le choix des adjectifs épithètes reflète l’avenir néfaste de leur amour
(« dévorant »). Très tôt, Saint-Preux se rend compte de la fatalité de ses sentiments amoureux.
Dans sa troisième lettre déjà il écrit : « je sens avec désespoir que le feu qui me consume ne
s’éteindra qu’au tombeau » (cf. annexe : 23). Un amour non partagé ou impossible
impliquerait, selon lui, automatiquement la fin de sa vie. Le feu devient alors mortel : il est
cette force destructrice qui envahit tout. Le champ sémantique même du feu affirme cette
puissance dévastatrice avec des verbes tels que « consumer » et des substantifs comme
« embrasement ». L’amour et la mort sont donc particulièrement proches. Saint-Preux semble
rencontrer un réconfort dans la mort ; il délibère à plusieurs reprises sur le suicide et tente de
le justifier. Dans les situations les plus désespérées, la mort se présente comme l’évasion
ultime ; « o mourons, ma douce amie ! mourons, la bien-aimée de mon cœur ! » (I, 55, p. 97).
La mort ne fait plus peur aux amants, car l’amour la vaincra. Ce que la vie terrestre ne leur
peut pas offrir, l’au-delà le leur donnera ; les feux dévorants de l’amour amèneront la mort.
Bien entendu, la mort n’est pas conçue comme problématique car les amants croient à une
union dans l’au-delà. Les derniers mots de Julie soulignent cette victoire de l’amour sur la
mort, de l’Éros sur le Thanatos : « Non, je ne te quitte pas, je vais t’attendre. La vertu qui
nous sépara sur la terre nous unira dans le séjour éternel » (VI, 12, p. 566). Voilà comment
ces « feux mortels » (qui donnent la mort) promettent de devenir des « feux immortels » (cf.
annexe : p. 59), « des flammes éternelles ».
64
Un feu sacré Julie surtout insiste sur la pureté sacrée de leur union, ce qui se reflète dans son
emploi des adjectifs. Elle préfère, certainement au début, désigner leur feu comme « divin »,
comme « pur » et comme « sacré ». Saint-Preux lui fera écho plus loin, sous l’influence de
l’évolution qu’il subit grâce à elle, en qualifiant leur amour également comme « divin »,
« pur », « sacré » et « saint ». À la fin du roman, les feux d’amour se sont purifiés et dignes
d’être désignés comme des flammes célestes.
(b) La violence des passions et les mouvements impétueux de l’âme : le feu moral (cf.
annexe : 90-98)
La notion de feu prise au sens métaphorique ne se limite pas à désigner l’amour en tant que
tel, elle se rapporte également à un ensemble de sentiments violents qui perturbent
moralement les protagonistes. Les conséquences incontournables de cette passion
malheureuse se traduisent en réactions impétueuses et en états d’âme vifs : la colère, la haine,
le courage, la fureur, la jalousie… Ces violences causées par les passions sont également
rendues par le terme « feu », probablement par analogie avec l’ardeur qu’elles impliquent. Les
contextes des exemples poussent à cette interprétation ; ils remettent aux désirs et à
l’impétuosité des transports (cf. annexe : 90), aux égarements délirants (cf. annexe : 92), aux
tressaillements (cf. annexe : 92), etc.
Ces mouvements impétueux de l’âme se reflètent dans le physique des personnages ;
les yeux vifs et brillants dénoncent la colère (cf. annexe : 93), « le feu qui monte au visage »
trahit la perte de contenance (cf. annexe : 98). Ce feu moral se définit aussi comme
inextinguible (« que rien ne peut éteindre », cf. annexe : 95, 96) et dévorant (cf. annexe : 92),
tout comme les feux de l’amour.
(c) La vivacité de l’esprit : le feu intérieur (cf. annexe : 99-106)
L’emploi figuré du feu peut aussi se référer à la véhémence de l’âme de quelqu’un, au zèle ;
« il n’y a que des âmes de feu qui sachent combattre et vaincre » (cf. annexe : 103). Ainsi,
Saint-Preux dit au sujet de Milord Edouard « qu’il a du feu dans sa conversation » pour
indiquer son enthousiasme (cf. annexe : 100). Milord Edouard s’anime également d’une
certaine véhémence lorsqu’il parle de Julie, ce qui déplaît à Saint-Preux : « un feu qui me
déplut » (cf. annexe : 101). Il s’agit donc surtout d’une chaleur qui se traduit dans un (excès
65
d’) enthousiasme. Cette chaleur semble également inspirer les écrits des amants : « tes
sentiments sont écrits en caractères de feu » (cf. annexe : 99, 106). Reflet de l’esprit vif de son
écrivain, la lettre d’amour transfère ainsi la chaleur passionnelle qui lui est propre ; « ce même
feu qui brillait jadis dans tes yeux se fait sentir dans ta dernière lettre ; j’y retrouve toute
l’ardeur qui m’anime, et la mienne s’en irrite encore » (II, 24, p. 208). Ce feu, surtout
considéré comme une espèce de force intérieure, se laisse voir à l’extérieur : « le zèle et le feu
de cet ardent jeune homme éclataient dans ses yeux » (cf. annexe : 105). Les étincelles qui
naissent de cette ardeur et qui se reflètent dans les yeux, nous amènent à une catégorie
suivante.
(d) Le feu d’éclat ou du brillant : le feu du regard (cf. annexe : 107-114)
L’amour s’exprime aussi Ŕ inconsciemment Ŕ à travers le corps humain ; les yeux de
l’amoureux se font les porte-parole par excellence de l’amour ; ils trahissent le feu interne qui
consume les amants. Tous les exemples rangés sous cette rubrique comportent dans leur
contexte le nom pluriel « yeux » ou bien, en absence de ce terme, ils comprennent au moins
les notions « teint » (cf. annexe : 107, 111, 114) ou « visage » (cf. annexe : 108). Les verbes
qui accompagnent les noms dans ces contextes sont avant tout « briller » (cf. annexe : 109,
111, 113), « animer » (cf. annexe : 110) et « allumer » (cf. annexe : 114), ce qui fait preuve de
la présence d’une force très vive qui anime et nourrit l’âme sensible ; l’éclat rayonnant et les
étincelles des yeux trahissent les sentiments amoureux vifs et violents.
Un écho shakespearien surgit : « The Eyes are the windows of the Soul ». L’idée s’est,
depuis, transformée en cliché, mais elle n’a pas pour autant perdu sa pertinence pour l’analyse
de notre roman. En effet : les yeux se font les miroirs de l’âme ; ils reflètent ce qui vit à
l’intérieur d’une personne. Le regard de l’amoureux ne peut pas feindre les émotions ; il
exprime l’éclat vif du feu d’amour qui brûle à l’intérieur d’un amant par lequel il a failli être
consumé Ŕ tout comme, à l’opposé, un regard sombre ne peut pas dissimuler la tristesse (« ses
yeux ternis par la douleur lancent des feux plus piquants » Ŕ cf. annexe : 112). Le feu qui
anime les yeux des amants peut également se sublimer, comme l’amour même : il devient
alors surnaturel (cf. annexe : 113).
Le regard est d’ailleurs d’une importance capitale dans l’histoire de Julie et SaintPreux. C’est le regard qui annonce la fatalité inévitable de leur amour, c’est lui qui se fait le
véhicule de l’amour-passion. Julie écrit dans sa première lettre adressée à Saint-Preux : « Dès
66
le premier jour que j’eus le malheur de te voir, je sentis le poison qui corrompt mes sens et ma
raison » (I, 4, p. 15). Malgré son instantanéité, la puissance du premier regard est donc
énorme. Saint-Preux le confirme plus loin dans leur correspondance : « c’est du premier
regard de tes yeux, […] que s’alluma dans lui cette flamme éternelle que rien ne peut plus
éteindre » (II, 13, p. 162). Saint-Preux va même plus loin lorsqu’il affirme que le regard est la
source indéniable de leur amour Ŕ au point où il est invincible et inoubliable : « Ne t’eussé-je
vue que ce premier instant, c’en était déjà fait, il était trop tard pour pouvoir jamais t’oublier »
(II, 13, p. 162). L’amant a d’ailleurs également besoin du regard de sa Julie pour exister, car
être perçu par elle est d’une importance vitale ; « un regard de tes yeux m’aura donné dix
mois de vie » (III, 16, p. 249). Or, l’évolution de l’amour-passion se reflète dans celle du
regard. Ainsi, la différence entre le regard de Julie et celui de Mme de Wolmar est
significative. Autrefois la vue de Julie savait enflammer et passionner profondément SaintPreux tandis que, une fois mariée, son regard semble avoir un effet complètement contraire :
« sa vue apaise mon trouble, ses regards épurent mon cœur » (IV, 15, p. 385).
(e) Varia (cf. annexe : 115-118)
Nous avons choisi de regrouper dans cette section quatre exemples qui, comme les exemples
du feu matériel, s’écartent de l’emploi métaphorique. Il nous a paru nécessaire de les citer,
toutefois, afin d’être le plus complet que possible et de ne pas susciter l’impression que le
substantif feu représente uniquement l’amour dans La Nouvelle Héloïse. Nous classons ici les
exemples qui comportent un emploi tout à fait spécifique, à savoir « feu du ciel » (cf. annexe :
115) qui renvoie au soleil, l’expression « faire suer le feu » employée par Julie pour critiquer
le langage figuré de son amant (cf. annexe : 116 ), « feu d’artifice » (cf. annexe : 117) et « feu
de joie » (cf. annexe : 118). La quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française
définit les deux dernières expressions respectivement comme « un feu composé de fusées
volantes, & autres semblables artifices pour le spectacle » et « les feux qu’on allume dans les
rues, dans les places publiques en signe de réjouissance »138. Ces deux emplois sont tirés de la
même lettre (V,7), dans laquelle Saint-Preux fait la description de la société de Clarens.
138
Consulter : http://colet.uchicago.edu/cgi-bin/dico1look.pl?strippedhw=feu
67
3.2.2.2. « Flamme »
Dans la mesure où ses occurrences sont moins nombreuses et grâce à son univocité
symbolique, la notion de « flamme » ne demande pas une subdivision aussi compliquée que
« feu » (cf. annexe : 119-138). En effet : elle se réalise presque toujours au singulier (une
seule exception : 128). Voici comment la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie
française (1762) définit le sens figuré de « flamme » :
FLAMME signifie figurément & poëtiquement, La passion de l'amour. Flamme amoureuse. Brûler
d'une secrette flamme, d'une belle flamme. Nourrir, entretenir, éteindre sa flamme. Ça cher sa
flamme.139
La définition correspond donc partiellement avec celle donnée du sens figuré du « feu ».
Cependant, contrairement à celle-ci, l’usage métaphorique du substantif « flamme » est
presque uniquement positif. Deux exemples seulement s’en écartent : un qui traite d’une
« flamme adultère » (cf. annexe : 132) et un autre qui parle d’« une flamme ardente et
malheureuse » (cf. annexe : 123). Les adjectifs épithètes illustrent cette prédominance
positive : « éternelle » (cf. annexe : 125), « pure » (cf. annexe : 126, 131, 136), « divine » (cf.
annexe : 129), « fidèle » (cf. annexe : 136), etc. Ces exemples montrent que, avec la notion de
flamme, nous nous situons plutôt dans un contexte céleste, béat, d’un élan sublime. Ceci
pourrait être expliqué en renvoyant au sens matériel de la notion, comme nous avons déjà
suggéré : la flamme est la partie la plus lumineuse et la plus subtile du feu ; elle est, pour ainsi
dire, plus radieuse, plus sublime, plus brillante que le feu. Pour tout dire, elle est plus céleste.
La flamme implique donc en quelque sorte ce mouvement ascensionnel purificateur qui est à
la base de la dialectique amoureuse du roman et s’approche ainsi de l’agapè, là où le feu
s’enferme plutôt dans l’éros. Voilà la raison pour laquelle on parle des feux d’amour et d’une
flamme céleste. Les verbes qui accompagnent le substantif-sujet, soulignent également la
pureté qu’il implique, comme « honorer » et « purifier » (cf. annexe : 120).
La présence moins marquée de « flamme » pourrait s’expliquer par la fréquence assez
élevée d’un verbe qui appartient à la même famille que ce substantif : « enflammer ».
Remarquons toutefois que la signification de ce verbe s’approche plus de celle du substantif
« feu », car il implique l’idée d’une chaleur vive qui transporte l’âme humaine, qui l’embrase.
139
Consulter : http://colet.uchicago.edu/cgi-bin/dico1look.pl?strippedhw=flamme
68
3.2.2.3. Notions autres que « feu » et « flamme »
Jamais, non, jamais le feu de vos yeux, l’éclat de votre teint, les charmes de votre esprit, toutes les
grâces de votre ancienne gaieté, n’eussent produit un effet semblable à celui de votre abattement. N’en
doutez pas, divine Julie, si vous pouviez voir quel embrasement ces huit jours de langueur ont allumé
dans mon âme, vous gémiriez vous-même des maux que vous me causez. Ils sont désormais sans
remède, et je sens avec désespoir que le feu qui me consume ne s’éteindra qu’au tombeau. (I, 3, p. 13)
(c’est nous qui insistons)
Le passage cité ci-dessus illustre comment la métaphore de l’amour peut être simplement
évoquée par l’emploi de certains termes qui appartiennent au même champ sémantique que le
feu et qui font ainsi allusion aux sentiments passionnels. Les substantifs « feu » et « flamme »
ne sont donc pas les seuls qui renvoient à l’amour ; d’autres termes apparaissent, des adjectifs,
des substantifs et des verbes, qui Ŕ bien que moins fréquents Ŕ sont aussi significatifs. Ils
aident à construire et à préserver l’image métaphorique de la flamme, si cruciale pour le
roman. Il convient de mentionner ici quelques-unes de ces notions plus abstraites en illustrant
à chaque fois à l’aide de quelques exemples.
Des adjectifs qui resurgissent sont par exemple « ardent » ; (p.ex. « amour ardent »,
« ardents soupirs », « baiser ardent », etc.), « brûlant » (p.ex. « soupirs brûlants », « nos lèvres
brûlantes », « un cœur brûlant d’amour », etc.), « fougueux » (p.ex. « mes fougueux désirs »),
« vif » (p.ex. « des sentiments trop vifs », « un amour aussi vif », « d'une sensibilité si vive »,
...), etc.
Quelques exemples de substantifs sont « ardeur » (« Tout y flatte et nourrit l'ardeur qui
me dévore », « l’ardeur divine qui animait nos feux », etc.), « chaleur » (« sa douce
chaleur »), « embrasement » (« embrasement allumé dans l’âme »), « flambeau » (« le
flambeau de l’amour guidait mes pas »), etc.
Quelques verbes sont également révélateurs ; « animer » (« la force des passions qui
nous animent »), « allumer » (« allumer cette passion furieuse »), « brûler » (« ta lettre brûle
comme ton cœur du saint amour de la vertu »), « consumer » (« le feu dévorant qui consume
l’âme »), « dévorer » (« tout fomente l’ardeur qui me dévore »), « s’échauffer » (« les cœurs
qu'échauffe un feu céleste »), etc.
Même si ces notions sont plus abstraites que feu et flamme pour désigner l’amour, elles
illustrent bien sa chaleur, cette chaleur véhémente des passions impétueuses qui ravissent les
amants. Elles recouvrent aussi les mêmes ambivalences que feu et flamme ; elles renvoient par
exemple à la fois à la sainteté « sainte ardeur » et à la force destructrice « amour ardent ». Les
69
notions servent pour relayer les feux et les flammes. À part leur signification symbolique, elles
en recouvrent bien d’autres. Ainsi, les notions apparaissent aussi dans leur sens propre et c’est
cette alternance qui procure une vigueur au discours.
L’image de l’amour en tant que feu ou flamme reste donc palpable tout au long de la
correspondance. Elle nourrit le discours amoureux et ne s’exprime pas uniquement à travers
les substantifs, verbes et adjectifs mentionnés ci-dessus. Une indication simple telle que
« l’emportement d’un cœur agité » ou « l’emportement des désirs » renoue également à la
métaphore. Les amants parlent des désirs, de l’ivresse des désirs, des transports qu’une ardeur
sans mesure implique, de la volupté des sens, d’un enthousiasme, d’une fièvre, etc. Même les
réactions des protagonistes peuvent rendre le feu passionnel ; des palpitations, des
tressaillements, etc. L’image du feu, même si elle est parfois cachée, nourrit donc tout le
discours amoureux du roman.
4. Des « feux de l’amour » à la « flamme céleste »
4.1. Esquisse : L’évolution (dans la conception) de l’amour
Une passion violente surprend Saint-Preux et l’enflamme sur le coup, l’embrase, le dévore ; il
tombe follement amoureux de Julie, « cette beauté céleste ». C’est elle qui tempère en quelque
sorte la vivacité du sentiment qu’il éprouve, car elle est présentée comme l’incarnation même
de la vertu. Elle est avant tout la force motrice qui pousse à la purification des sentiments
amoureux : c’est ce qu’affirme Saint-Preux qui lui écrit : « Ah ! Daigne te confier aux feux
que tu m’inspires, et que tu sais si bien purifier » (cf. annexe : 25). Face aux inquiétudes de
Julie, qui cherche avant tout à veiller à son innocence en éprouvant cependant la même ardeur
dévorante, Saint-Preux promet de conserver la pureté qui les unit : « ma flamme et son objet
conserveront ensemble une inaltérable pureté » (cf. annexe : 119). Il n’empêche : la chair est
faible, la chasteté qu’il a promise lui pèse et son insatisfaction sexuelle le perturbe. Les
frustrations de Saint-Preux ébranlent Julie ; elle tente désespérément de calmer l’ivresse de
ses désirs « enflammés », « effrénés » et lui demande de profiter de leur situation parfaite,
« cet état délicieux ». Elle essaie de faire passer à son amant ses sentiments de béatitude afin
de se mettre elle-même à l’abri de toute tentation éventuelle. Elle pressent, toutefois, un
avenir profondément troublé et elle s’inquiète. Julie prône un amour essentiellement
70
spirituel : « deux mois d’expérience m’ont appris que mon cœur trop tendre a besoin
d’amour, mais que mes sens n’ont aucun besoin d’amant » (I, 9, p. 24). Mais elle a beau
prêcher, les privations imposées ne cessent de tourmenter l’amant qui languit et se consume ;
« le feu coule dans mes veines ; rien ne saurait l’éteindre ni le calmer et je l’irrite en voulant
le contraindre » (cf. annexe : 26). En s’apitoyant sur son sort, il essaie de toucher Julie par une
espèce de chantage émotionnel ; « ne pouvant accorder mon bonheur avec le vôtre, jugez
comment j’aime, c’est au mien que j’ai renoncé » (I, 9, p. 26), comme s’il devrait sacrifier son
propre bonheur afin de rendre heureuse son amante. Elle s’attendrit, s’enflamme, mais
persévère : « un amour si tendre et si vrai doit savoir commander aux désirs » (I, 11, p. 27).
Le bonheur de Julie est complet, mais celui de Saint-Preux est loin de l’être. Il leur faut des
sacrifices… et c’est Julie qui fera le premier. Elle cède donc à son amour. Dans une tentative
de récompenser et soulager les maux subis par son amant, elle lui accorde un premier baiser Ŕ
« brûlant » Ŕ dans les bosquets de Clarens. Ce geste déséquilibrant Ŕ qui aurait dû être tout à
fait innocent Ŕ suscite des conséquences inattendues ; il aiguise encore plus les désirs
fougueux de Saint-Preux et déclenche également la sexualité chez Julie. Dès lors, l’amant
n’arrive plus à se maîtriser ; l’apparente tranquillité qu’il avait retrouvée s’envole à tout
jamais. Il est ivre, insensé d’amour. Voilà les deux introduits à la vie sexuelle ; ils auront
désormais le plus grand mal à résister aux tentations de la chair. Afin de réprimer cette
passion fatale qui éclot, Julie décide de se séparer quelque temps de son amant et l’éloigne.
Ainsi, elle reprend le contrôle de la situation et la sévérité qui lui est propre. Toutefois, cette
séparation forcée n’arrive pas à apaiser les passions, bien au contraire, elle les intensifie
davantage. Accablée du poids de l’absence, l’espérance de Julie se flétrit petit à petit. Sa
pondération (dissimulée) lui pèse de plus en plus ; elle enlève son masque et révèle la passion
intense qui la hante. Lasse de jouer le jeu imposé par les interdictions sociales, elle finit par
avouer la souffrance causée par leur séparation : « je ne puis vivre sans toi, je le sens » (I, 25,
p. 52). Les premières fissures dans son intransigeance surgissent… Déchirés entre cœur et
raison, les deux se consument. Et malgré eux, le feu de leur amour ne cesse d’être attisé…
Julie cède une nouvelle fois. La crise est totale. Elle perd son innocence. Le mal est
irrévocable et incontournable. Dans le plus complet désarroi, Julie constate que leurs « feux
ont perdu cette ardeur divine qui les animait en les épurant » (cf. annexe : 33) et qu’ils sont
désormais condamnés à être « des amants vulgaires ». Julie conçoit sa faute comme
irréparable. Après quelque temps elle se reprend et, dans une tentative de retrouver son
innocence perdue, elle cherche à tomber enceinte de Saint-Preux (à son insu). Elle lui propose
un rendez-vous nocturne dans sa maison, au risque d’y périr tous deux au cas où ils seront
71
surpris. Guidé par « le flambeau de l’amour », Saint-Preux s’y rend pour y voir « couronner
ses feux » (cf. annexe : 44). La toute-puissance est à nouveau conférée à l’amour : « vivons
pour nous aimer. Ah ! il fallait dire, aimons-nous pour vivre » (I, 61, p. 112), s’écrie Julie.
Mais ce n’est que de courte durée car les parents de Julie s’opposent à la romance : « tout
trahit des feux que le ciel eût dû couronner ! » (cf. annexe : 43) Une séparation renouvelée se
réalise…
La remarque introductrice de la deuxième partie est tout à fait congrue : « les deux
amants séparés ne font que déraisonner et battre la campagne ; leurs pauvres têtes n’y sont
plus » (p. 131). Les lamentations, les plaintes, les délires, les égarements, les scénarios
défaitistes, les léthargies, les témoignages d’amour répétés à satiété… s’ enchaînent. SaintPreux reproche à Julie de l’avoir oublié ; « comment ce feu sacré s’est-il éteint dans ton âme
pure ? » (cf. annexe : 47). Il se trompe, toutefois. Milord Edouard, devenu ami actant du
couple, définit l’amour des deux comme « modèle unique des vrais amants, couple aimable et
fidèle » (II, 3, p. 138). Dans le but de rendre leurs feux légitimes, il conseille Julie de prendre
la fuite et lui offre une de ses terres, lieu tranquille où les amants pourraient goûter à jamais
« le bonheur des âmes pures ». Julie, à nouveau déchirée entre son cœur et son devoir, choisit
finalement d’obéir à son père. Cette décision est un véritable sacrifice pour elle, mais elle n’en
est pas moins nécessaire puisque Julie se croit incapable de causer du malheur aux « auteurs
de ses jours ». Altruiste, elle préfère son propre malheur à celui de ses parents. Le bonheur lui
semble refusé. Aussi Julie reprend-elle un ton sévère vis-à-vis de son amant, les reproches
s’entassent. Les deux tentent tout de même de retrouver la pureté de leurs feux, sous
l’impulsion de Julie. Leur flamme se définit comme éternelle, immortelle. Mais la découverte
de leur correspondance clandestine par la mère de Julie gâche tout : « Tout est perdu » (II, 28,
p. 220).
Le secret de leurs feux est dévoilé. Saint-Preux se réduit à un semeur de discorde, un
agitateur, car c’est à lui que revient, à en croire Claire, la faute de cette affliction profonde qui
trouble dorénavant la mère de Julie. Claire lui reproche d’être la cause de la perte de Julie :
« ces sentiments sublimes se sont affaiblis, cette flamme divine s’est amortie, cet ange n’est
plus qu’une femme ordinaire ! ah ! quelle âme vous avez ôtée à la vertu » (cf. annexe : 129).
Elle insiste auprès de Saint-Preux de renoncer à son amante, de rompre ce « commerce
inutile ». Il se déclare prêt à faire le sacrifice, qui tourne vite à l’autosacrifice ; il se trouve
dans le désespoir le plus complet. Il s’en prend à cette « insensée et farouche vertu » (III, 3, p.
229). Tout près de renoncer, son cœur sensible lui pèse ; « il m’en a trop coûté d’être
sensible ; il vaut mieux renoncer à l’humanité ». La mère se meurt et Julie se voit livrée au
72
repentir et au désespoir. Elle décide de renoncer à l’amour, qu’elle considère être à la base de
toutes les fautes : « Adieu pour jamais ». Saint-Preux s’y oppose mais Julie persévère. Elle
qualifie leur amour d’« erreur de la jeunesse » (billet de Julie, p. 238) et lui demande de lui
rendre sa liberté. Saint-Preux obéit. Une lettre inquiétante de l’amante toutefois vient remettre
en question le devoir, pour lequel elle a toujours eu le plus profond respect : elle est promise à
quelqu’un d’autre et renouvelle ses adieux (« Adieu, mes uniques amours. Adieu pour la
dernière fois, cher et tendre ami de Julie » - III, 12, p. 240) ; il est temps d’éteindre ces « feux
qui ne doivent plus être ». Mais Julie ne tarde pas à lui avouer son amour éternel : « ce triste
cœur […] te restera jusqu’à mon dernier soupir » (III, 15, p. 245). Elle va même jusqu’à
désespérer de la vertu : « je suis lasse de servir aux dépens de la justice une chimérique
vertu ». Pourtant, elle n’arrive pas à délaisser définitivement son père et lui obéit. Dans une
lettre clé du roman qui relate la cérémonie matrimoniale de Julie et de M. de Wolmar (III, 18),
l’amante retrace l’amour vécu avec Saint-Preux, l’amour de ces amants qui brûlaient d’« une
flamme si pure » (cf. annexe : 131), d’« un feu que rien ne put éteindre » (cf. annexe : 96).
Elle renouvelle son dernier adieu et lui promet de l’aimer toujours. Elle signale un
changement de nature de ses sentiments, changement tellement voulu qu’elle attribue à Dieu.
Saint-Preux retrouve dans le renoncement de Julie la preuve ultime de son amour : « Hélas !
c’est en vous perdant que je vous ai retrouvée » (III, 19, p. 270). Il affirme l’adieu : « Julie, il
faut vous quitter ! » (p. 272). Séparé de sa Julie, la vie devient une charge infernale pour lui ;
« mon âme est oppressée du poids de la vie » (III, 21, p. 278). Il contemple le suicide et
Milord Edouard décide de l’amener pour faire un tour du monde afin de le distraire et de
retrouver la paix intérieure.
Quatre années s’écoulent avant que les correspondances ne reprennent. Dans une lettre
adressée à Claire, Madame de Wolmar fait part de sa guérison totale : « il [= son cœur] est
guéri, je le sens, j’en suis très sûre ; j’ose me croire vertueuse » (IV, 1, p. 300). Mais est-elle
vraiment aussi guérie qu’elle croit l’être ? Saint-Preux resurgit et annonce son retour à
Clarens. Il se croit également guéri, mais « la même image règne toujours dans son cœur »
(IV, 3, p. 310), ineffaçable. Monsieur de Wolmar lui offre sa maison et son amitié. Il consent.
Les retrouvailles sont particulièrement émouvantes : « À ce son de voix je me sens tressaillir !
Je me retourne, je la vois, je la sens. O Milord ! O mon ami… je ne puis parler… » (IV, 6, p.
314). Les deux se rendent compte qu’ils ne sont plus les mêmes personnes qui s’aimaient
autrefois : « ce qu’on aima si tendrement autrefois, et qu’on aime si purement aujourd’hui »
(IV, 7, p. 320). L’épuration de leurs feux se confirme progressivement…
73
Saint-Preux semble toutefois continuer à vivre dans le passé, il voit sa Julie là où il
devrait désormais voir Madame de Wolmar. M. de Wolmar comprend que les feux d’amour
ne se sont pas encore éteints entièrement derrière la prétendue guérison des amants. De peur
qu’ils continueraient à s’aimer dans leurs souvenirs, il procède à la profanation de quelquesuns des anciens monuments de leur amour. Il demande, par exemple, aux anciens amants de
s’embrasser devant lui, là où ils s’embrassaient pour la première fois. Cette profanation
semble atteindre son but : « Hélas ! […] Ce baiser n’eut rien de celui qui m’avait rendu le
bosquet redoutable : je m’en félicitai tristement, et je connus que mon cœur était plus changé
que jusque-là je n’avais osé le croire » (IV, 12, p. 372). Or, les apparences sont trompeuses.
Des doutes resurgissent chez Julie lorsque son mari lui annonce une absence de quelques
jours. Sa croyance en sa guérison totale s’effrite (« j’ai perdu le droit de compter sur moi », p.
374). Les anciens amants se retrouvent seuls ; face à face, censés contempler leur passé
commun. Une promenade sur le lac a presque une issue fatale ; tourmenté par un accès de
mélancolie, Saint-Preux ressent l’envie vive de se précipiter dans les flots avec Julie. Mais il
arrive à se vaincre et se contient.
Le temps s’écoule et les cœurs se calment. Saint-Preux se déclare une nouvelle fois
guéri et se présente comme un « cœur épuré » à M. de Wolmar. Un rêve funeste où il voit
Julie expirante, voilée sur son lit de mort, le terrifie mais malgré tout Saint-Preux insiste sur
son « entière guérison ». La correspondance entre les anciens amants reprend également après
sept ans de silence (VI, 6, 7 et 8). Ils se réjouissent de pouvoir s’écrire sans crainte ni honte ;
leurs sentiments amoureux se sont approfondis et se sont épurés. Julie est heureuse mais elle
avoue qu’« une langueur secrète s’insinue au fond de son cœur » (VI, 8, p. 528) : le bonheur
l’ennuie… Alors survient l’épisode fatal. Julie se trouve mal après une chute qu’elle a dû
faire au lac pour sauver son fils Marcellin de la noyade. Elle succombe et meurt « martyre de
l’amour maternel » (VI, 11, p. 546). Le pathétique éclate dans la dernière lettre de Wolmar, où
il relate l’agonie de son épouse. Dans une lettre posthume dirigée à Saint-Preux, Julie avoue
sa guérison feinte : « vous m’avez crue guérie, et j’ai cru l’être » (VI, 12, p. 564). Sa mort
semble venir au moment juste pour la conservation de leur innocence : « un jour de plus peutêtre, et j’étais coupable ! ». Leur amour est réservé pour l’au-delà…
74
4.2. L’éros banni en faveur de l’agapè
La pensée grecque antique et la pensée chrétienne se rencontrent dans le discours amoureux
de l’Héloïse. C’est une rencontre entre l’éros et l’agapè, les expressions de l’amour de ces
deux mondes spirituels Ŕ au fond incompatibles Ŕ qui voit le jour. La première notion renoue
avec la philosophie de Platon, la deuxième renvoie en particulier à Paul. Même si ces deux
termes sont traduits par la même expression « Amour », ils ne recouvrent pas une même
réalité. L’amour qui anime les deux amants peut être vu comme une élévation purificatrice
platonicienne qui se termine dans l’expression la plus complète de l’agapè chrétienne.
Revenons aux sources afin de récupérer les significations exactes que les notions impliquent.
4.2.1. Les échos platoniciens : l’éros
Les empreintes platoniciennes se révèlent nombreuses dans l’Héloïse. Le philosophe et sa
doctrine n’apparaissent pas seulement dans le programme scolaire imposé à Julie ; son
influence est tangible aussi dans la relation amoureuse même des deux protagonistes. Une
intervention de Rousseau dans une note ajoutée à une lettre écrite par Julie (I, 11), le
confirme : « La véritable philosophie des amants est celle de Platon » (p. 157).
L’amour se fait sujet dans deux ouvrages dialogués du philosophe ; Le Banquet (385
avant notre ère)140 et Phèdre (366)141. Les conceptions sur l’amour que Platon éclaire
enchaînent avec la pensée fondamentale de sa philosophie, basée sur le mythe de la caverne.
Ce mythe pose que la totalité de l’univers est constituée de deux types d’êtres ; les Idées
intelligibles (les archétypes) d’une part et les copies de celles-ci, observables, d’autre part.
Les premières appartiennent à un monde éternel, immuable et latent, tandis que les secondes
font partie du monde périssable, réel. Ces dernières doivent toute leur signification aux Idées,
lesquelles leur ont fourni une essence. Les Idées majeures, qui animent toutes les autres, sont
celles du Beau, du Bien et du Vrai. Vers ces idéaux tendent tous les désirs de l’être humain,
qui perçoit le monde réel comme une imitation des Idées. C’est le souvenir nostalgique de la
perfection de ces Idéaux qui meut l’homme et qui détermine ses actions, car il veut
s’approcher de ces Idées dont il tient l’image toujours au fond de son âme : « Si notre âme est
capable ici-bas de quelque vertu […] c’est parce qu’elle se souvient du Bien et du Vrai
140
141
Platon, Le Banquet, trad. Léon Robin, Paris, Les Belles Lettres, 1989, CXXII + 92 p.
Platon, Phèdre, trad. Léon Robin, Paris, Les Belles Lettres, 1933, CLXXXV + 96 p.
75
absolus »142. L’amour serait alors cette élévation de l’âme humaine vers ces Idéaux 143, cette
ascension vers ces Idées majeures. La conception platonicienne de l’amour implique une
dissolution de l’amour physique et prend une élévation spirituelle comme but, ce qui est
formulé dans Le Banquet :
Quand, à partir de ce qui est ici-bas, on s’élève grâce à l’amour bien compris des jeunes gens, et qu’on
commence d’apercevoir cette beauté-là, on n’est pas loin de toucher au but. Suivre, en effet, la voie
véritable de l’amour, ou y être conduit par un autre, c’est partir, pour commencer, des beautés de ce
monde pour aller vers cette beauté-là, s’élever toujours, comme par échelons, en passant d’un seul beau
corps à deux, puis de deux à tous, puis des beaux corps aux belles actions, puis des actions aux belles
sciences, jusqu’à ce que des sciences on en vienne enfin à cette science qui n’est autre que la science du
144
beau, pour connaître enfin la beauté en elle-même.
Le véritable amour serait donc cette force qui réveille, qui libère l’âme humaine de son aspect
purement corporel pour l’élever jusqu’aux Idées, jusqu’à une pureté spirituelle.
Le rapport établi par Platon entre l’amour et cet élan vers le divin trouve son
expression la plus complète dans le mythe des androgynes, exposé dans Le Banquet à travers
le discours d’Aristophane. Celui-ci pose que, à l’origine, la terre était peuplée par des êtres au
sexe double, des amalgames de l’homme et de la femme. Ces êtres furent punis pour leur
orgueil par Zeus, qui les coupa en deux. L’être coupé, regrettant sa moitié, tente de la
rejoindre car « chacun est en quête perpétuelle de son complément »145. Ainsi, chaque être,
homme ou femme, constitue toujours une partie d’un ensemble, d’un androgyne initial. Julie
et Saint-Preux semblent rencontrer leur moitié manquante dans l’autre : « Viens, ô mon âme !
dans les bras de ton ami réunir les deux moitiés de notre être » (I, 26, p. 56). Le mythe des
androgynes présente le sentiment amoureux comme le souvenir nostalgique de cet état
primordial du monde. Aimer revient donc à cette volonté de retour à la nature première, à
l’état idéal, à la pureté originelle, à l’union des deux moitiés. Deux personnes deviennent alors
une seule âme ; deux amants « ne sont plus deux, ils sont un » (VI, 7, p. 514). L’accord des
âmes est tel qu’il est impossible de, une fois unies, les récupérer. Elles se confondent, se
mêlent jusqu’à ne plus retrouver leurs propres origines ; « jamais il ne forma d’union si
parfaite ; jamais il n’en forma de plus durable. Nos âmes trop bien confondues ne sauraient
142
143
144
145
Michel Brix, « La Nouvelle Héloïse et l’ « Éros » platonicien », Annales de la Société Jean-Jacques
Rousseau (Genève), 44, 2002, p. 25-26.
Les délibérations faites sur l’amour par une Julie déjà mature sont significatives dans cette perspective :
« L’amour en lui-même est-il un crime ? N’est-il pas le plus pur ainsi que le plus doux penchant de la
nature ? N’a-t-il pas une fin bonne et louable ? Ne dédaigne-t-il pas les âmes basses et rampantes ? N’animet-il pas les âmes grandes et fortes ? N’anoblit-il pas tous leurs sentiments ? Ne double-t-il pas leur être ? Ne
les élève-t-il pas au-dessus d’elles-mêmes ? Ah ! si … » (V, 13, p. 479) (nous insistons)
Platon, Le Banquet, 211 b-c, p. 70. (nous insistons)
Ibid., 191 d, p. 33.
76
plus se séparer » (II, 7, p. 148). De là l’émotion vive qui les saisit et le refus d’être détaché
l’un de l’autre. Mais il s’agit également de sauvegarder cette union, aussi parfaite qu’elle soit,
jusqu’à la mort, et bien au-delà…
L’amour platonicien cherche donc avant tout à rendre durable une relation amoureuse,
à l’épurer Ŕ d’où la condition absolue de chasteté : « c’est la mort de la sensualité que Platon
cherche dans la spiritualité de l’amour »146. Julie le confirme (« Je ne sais si je m’abuse, mais
il me semble que le véritable amour est le plus chaste de tous les liens ») et continue son
discours en affirmant l’exigence de purification des aspects terrestres qu’implique le
platonisme : « C’est lui [= l’amour], c’est son feu divin qui sait épurer nos penchants
naturels » (I, 50, p. 90).
La possession charnelle fait donc problème. Platon met le désir à la base de sa
conception d’amour. Le sentiment amoureux, selon lui, est nécessairement provoqué par une
attirance physique, par la vue de la beauté Ŕ reflet du Beau éternel Ŕ, qui éveille les désirs.
L’amour a donc toujours pour objet la beauté. Pourtant, la beauté corporelle ne suffirait pas
pour préserver la vivacité du sentiment amoureux ; il faut donc aimer l’âme de l’être aimé :
« Ainsi l’amour […] nous élève […] au désir de chérir les belles âmes, et in fine à la
contemplation du Bien en soi »147. C’est la force attractive de Julie qui cause le coup de
foudre chez Saint-Preux ; elle lui paraît une personnification du Beau éternel. Par le terme
d’Éros, Platon renvoie à cette force propre à tout être et à toute chose, à ce désir d’atteindre
un but qui est suggéré tout d’abord par la beauté corporelle. Le texte de Phèdre l’affirme :
Le désir, dirai-je, qui, dépourvu de raison, prédomine sur un élan réfléchi vers la rectitude, quand il se
porte au plaisir que donne la beauté et quand, fortement renforcé à son tour par les désirs de sa famille
dont la beauté corporelle est l’objet, il s’y porte victorieusement, alors, empruntant sa dénomination à sa
rhômè, à sa force, il a reçu le nom d’Éros ou d’amour…148
Si un être amoureux désire une chose, son désir implique que cette chose lui manque. Au
contraire, une fois qu’il la possède, il ne la désire plus149. Le manque est donc essentiel pour
pouvoir aimer. Cette idée explique l’opposition de Julie à la consommation de leur union ;
elle retrouve un bonheur total dans leur amour non corporel et tente de faire passer cet état de
félicité à son amant. Or, cette innocence idéale est perturbée par la fougue passionnelle de
Saint-Preux. Vainement, elle aspire à la continuation d’un état qui, au fond, ne peut durer ; les
146
147
148
149
Platon, Le Banquet, p. XLVII.
Michel Brix, art. cit., p. 27.
Platon, Phèdre, 238 c, p. 20.
Voici une citation du Banquet qui illustre cette idée : « l’homme […] qui éprouve un désir, désire ce dont il
ne dispose pas et qui n’est pas présent. Et ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’est pas lui-même, ce dont il manque,
voilà les objets de son désir et de son amour. » (200 e, p. 49.)
77
deux poursuivent des buts opposés. Pour elle, la possession signifierait une détresse totale car
« le moment de la possession est une crise de l'amour » (I, 9, p. 24) Ŕ c’est ce qui explique les
plaintes répétitives de cette perte de pureté, une fois leur union consommée ; « nos feux ont
perdu cette ardeur divine qui les animait en les épurant » (I, 32, p. 63) et « un feu pur et sacré
brûlait nos cœurs ». « L'amour sensuel ne peut se passer de la possession, et s'éteint par elle.
Le véritable amour ne peut se passer du cœur, et dure autant que les rapports qui l'ont fait
naître.» (III, 18, p. 250) Cette perte de pureté entraîne inévitablement une déchéance morale ;
« livrés aux erreurs des sens, nous ne sommes plus que des amants vulgaires » (I, 32, p. 6364). C’est donc dans le renoncement que les amants cherchent leur salut ; c’est par lui qu’ils
sauront finalement transcender le plaisir purement sexuel (« Le cœur ne suit point les sens, il
les guide » (I, 50, p. 90)). Le détachement de la passion se révèle nécessaire pour qu’elle ne
disparaisse pas ; les amants doivent dépouiller leur amour de tous les aspects terrestres, de
toutes les sollicitations de la chair pour se protéger ainsi contre toute dégradation éventuelle
de la passion, contre son épuisement inévitable. L’histoire des amants semble s’écarter
légèrement de cette conception platonicienne, car ils cèdent toutefois aux appels de la chair.
Saint-Preux surtout aspire à la possession sexuelle ; il entraîne son amante dans ses désirs.
Toutefois, une fois sa Julie possédée, il se rend compte que la possession sexuelle ne sait pas
non plus le satisfaire. Il aspire à la mort, le dernier refuge ; « Oh ! mourons, ma douce amie !
mourons, la bien-aimée de mon cœur ! que faire désormais d’une jeunesse insipide dont nous
avons épuisé toutes les délices ? » (I, 55, p. 97). Ce n’est donc pas la possession qui donne la
finalité de l’amour, mais le renoncement.
4.2.2. L’épuration des « feux de l’amour »
Saint-Preux et Julie se réalisent, non pas sans peine, que leur relation amoureuse ne peut pas
se prolonger Ŕ entre autres Ŕ pour des raisons sociales (les exigences imposées par le baron
d’Étange). L’unique manière qui leur reste pour rendre durable leur union est de la
métamorphoser en l’épurant ; ils doivent la purifier, la diriger vers le Beau, le Bien et le Vrai.
Julie écrit : « il ne s’agit pas d’éteindre un amour qui doit durer autant que ma vie, mais de le
rendre innocent ou de mourir coupable » (I, 49, p. 89). Ainsi, l’amour nous amène de plus en
plus sur la voie de la religion.
Nous avons déjà eu l’occasion de noter que La Nouvelle Héloïse met en scène deux amants
radicalement différents, quant à leur moralité, leurs exigences de l’amour, leurs priorités, etc.
78
Julie semble être l’incarnation même des Idées de Platon. Les descriptions faites par son
amant ne cessent pas de louer le caractère céleste de cet « ange du ciel ». Quelques exemples
sont ; « beauté d’ange, âme céleste » (I, 55, p. 99), « Ah ! si tu n’étais qu’un ange, combien tu
perdrais de ton prix ! » (I, 38, p. 74), « âme pure et chaste » (II, 26, p. 211), « la tienne [=
l’âme] est plus divine qu’humaine » (I, 43, p. 78). Le caractère divin de Julie contraste ainsi
avec la nature plus humaine de Saint-Preux. Les différences fondamentales entre les deux
amants ainsi que les balancements perpétuels qui les atteignent, confèrent une dialectique
particulièrement vive à l’amour qui les unit et c’est cette dialectique amoureuse qui détermine
l’avancement de l’histoire. Ceci est particulièrement bien rendu sous la plume de Julie ;
« l’amour, cet amour fatal qui me perd te donne un nouveau prix : tu t’élèves quand je me
dégrade ; ton âme semble avoir profité de tout l’avilissement de la mienne »150. L’élévation
de l’un implique automatiquement la dégradation de l’autre. Les amants ne semblent donc
jamais se situer au même niveau dans leur amour. Là où Saint-Preux semble subir Ŕ tout au
long de l’histoire Ŕ un développement moral ascendant, Julie en éprouve un qui est plutôt
descendant. L’un va à l’encontre de l’autre et pourtant les deux ne réussissent jamais à se
rencontrer véritablement, sauf dans deux moments de possession sexuelle. Or, même si ces
unions charnelles peuvent apparaître, à première vue, comme des « moments de rencontre »,
elles ne sont pas satisfaisantes. C’est Saint-Preux qui se rend finalement compte que même la
possession ne contente pas son désir ; il aspire alors à la mort comme dernier refuge. La
rencontre définitive et totalement satisfaisante sera donc réservée pour l’au-delà…
La symbolique du voyage entrepris dans le Haut Valais par Saint-Preux (I, 23) cadre bien
dans cette dialectique amoureuse qui anime le développement du roman. 151 L’amant, toujours
en exil amoureux, se tente à une ascension des montagnes et bénéficie de « la pureté de l’air »
qui amène une modération des passions. Nous y retrouvons un Saint-Preux remarquablement
calme, ce qui contraste très fortement avec ses lettres précédentes qui expriment l’état de
langueur causé par l’exil. L’influence de la nature qui l’entoure, avec son « air salutaire et
bienfaisant », fait renaître en lui « cette paix intérieure qu’il avait perdue depuis si
longtemps ». L’ascension de la montagne va de pair avec une purification de l’âme, des
150
151
I, 32, p. 64. (nous insistons)
Ce point a surtout été développé par Jean-Louis Bellenot, « Des Formes de l’amour dans La Nouvelle Héloïse
et la signification symbolique des personnages de Julie et de Saint-Preux », Annales de la Société JeanJacques Rousseau (Genève), 33, 1953-1955, p. 149-208. Un autre commentaire intéressant est fourni par :
Virginia E. Swain, « Le sublime et le grotesque. La lettre du Valais et la théorie esthétique de Rousseau »,
Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau (Genève), 44, 2002, p. 101-118.
79
passions amoureuses ; « Il semble qu’en s’élevant au-dessus du séjour des hommes, on y
laisse tous les sentiments bas et terrestres, et qu’à mesure qu’on approche des régions
éthérées, l’âme contracte quelque chose de leur inaltérable pureté ». Il s’émerveille devant la
beauté des paysages superbes qui le ramène à lui-même, à sa condition propre ; « sur les
hautes montagnes, où l’air est pur et subtil, on se sent […] plus de sérénité dans l’esprit ; les
plaisirs y sont moins ardents, les passions plus modérées ». Il nous paraît que c’est à juste titre
que Jean-Louis Bellenot parle dans ce contexte d’une « lente élévation d’Éros qui se purifie ».
Ce mouvement ascendant souligne la symbolique de l’élévation de l’âme de Saint-Preux et le
rapproche de sa Julie déjà sublime. Cet élan vers le haut, vers les sphères éthérées, rend bien
l’intention platonicienne de spiritualisation de l’amour. L’air pur trouve ainsi sa continuité
dans cette âme pure.152 L’élévation morale de l’amant, symbolisée dans cette lettre, se réalise
graduellement, à l’exemple de Julie.
Saint-Preux est incontestablement le personnage qui subit la plus grande évolution du
roman entier. Au début, ses désirs frénétiques semblaient surtout axés sur un assouvissement
charnel tandis que, au fur et à mesure que l’histoire avance, il s’épure. Il annonce à plusieurs
reprises les changements qu’il perçoit lui-même dans la nature de ses sentiments,
changements qui soulignent son évolution purificatrice. Il s’étonne, par exemple, du calme de
ses sens lors de sa rencontre nocturne avec Julie et formule la transformation de ses
sentiments ainsi : « ils ont pris je ne sais quoi de moins impétueux, mais de plus doux, de plus
tendre et de plus charmant » (I, 55, p. 98). La fougue qui le subjuguait au début de leur
relation s’achemine donc lentement vers un apaisement, vers une épuration. Dorénavant, il
n’hésite pas à considérer sa relation avec Julie comme « le plus doux, le plus pur, le plus sacré
lien » (III, 2, p. 228). Ses feux d’amour s’épurent …
Saint-Preux confie à Julie que l’amour l’ « élevait, il m’égalait à vous, sa flamme me
soutenait ; nos cœurs étaient confondus ; tous leurs sentiments nous étaient communs ». C’est
un Milord Edouard satisfait qui constate avec admiration que la sublimation des feux d’amour
s’est accomplie dans l’âme de son ami : « le spectacle d’une âme sublime et pure, triomphant
de ses passions et régnant sur elle-même, est celui dont vous jouissez » (V, 1, p. 396). Milord
Edouard loue son ami pour sa victoire sur ses passions : « vos passions, dont vous fûtes
longtemps l’esclave, vous ont laissé vertueux ». Et Saint-Preux lui répond toutefois « non,
152
Dans le but de souligner la vigueur de la dialectique passionnelle qui règne entre les deux amants, Jean-Louis
Bellenot contraste cette scène avec une autre où l’importance physique de la nature se veut également
significative : le paysage chaotique de la Meillerie. Ce décor plutôt effrayant se fait le miroir des agitations et
de la détresse qui harcèlent l’amant. Bellenot parle alors de « la chute d’Éros ».
80
non ; les feux dont j’ai brûlé m’ont purifié ; je n’ai plus rien d’un homme ordinaire » (VI, 7, p.
516).
Plus les sentiments amoureux s’approfondissent, plus ils s’épurent et purifient également les
amants, en les rapprochant des Idées du Beau, du Vrai et du Bien. Julie semble être celle qui
guide ce processus ; elle renvoie à la force de l’amour véritable pour sa réalisation :
Laisse, mon ami, ces vains moralistes et rentre au fond de ton âme : c’est là que tu retrouveras toujours
la source de ce feu sacré qui nous embrasa tant de fois de l’amour des sublimes vertus ; c’est là que tu
verras ce simulacre éternel du vrai beau dont la contemplation nous anime d’un saint enthousiasme, et
que nos passions souillent sans cesse sans pouvoir jamais l’effacer. (II, 11, p. 157)
Les directions qu’elle donne à Saint-Preux semblent efficaces car elle affirme que « l’ardent
amour, en t’inspirant tous les sentiments sublimes dont il est père, t’a donné cette élévation
d’idées et cette justesse de sens qui en sont inséparables » (II, 11, p. 156). Ce sont donc les
sentiments amoureux, dont les amants ont à maintes reprises déploré leur passion fougueuse
et destructrice, qui servent de base à l’épuration tant voulue. Une sublimation des passions
constitue donc le but ultime des deux amants153 ; « si l’amour éteint jette l’âme dans
l’épuisement, l’amour subjugué lui donne, avec la conscience de sa victoire, une élévation
nouvelle et un attrait plus vif pour tout ce qui est grand et beau » (V, 3, p. 421). La flamme
céleste qui résulte de tous leurs efforts est celle de l’amitié, née de l’épuration de la passion.
Leur victoire partagée de l’amitié sur leur amour se concentre dans une affirmation pertinente
de Julie : « On étouffe de grandes passions ; rarement on les épure » (VI, 6, p. 505), qui
prouve d’ailleurs que très peu de gens savent mener ce processus à bonne fin.
Notons que Platon, pour expliquer la nature de l’âme humaine, recourt au « mythe de
l’attelage ailé » (Phèdre, 246 a-b-c), dans lequel il compare l’ascension de l’âme amoureuse à
l’envol d’un oiseau :
Lorsqu’elle est parfaite et ailée, elle chemine dans les hauteurs et administre le monde entier ; quand au
contraire elle a perdu ses ailes, elle est entraînée jusqu’à ce qu’elle se soit saisie de quelque chose de
solide.154
153
154
L’intention de sublimer le sentiment amoureux fait songer à l’éthique courtoise où l’homme-vassal consacre
tout un culte à sa Dame en obéissant à toutes ses exigences. Saint-Preux serait alors ce vassal qui, selon
l’idéal chevaleresque, se soumet aux volontés de Julie, sa Dame. Dans la lettre 35 de la première partie, Julie
exige de son amant de lui jurer foi et loyauté par un serment qui fait penser à celui que devaient faire les
chevaliers. Le symbolisme de cette scène est dans la volonté de présenter Saint-Preux comme un chevalier,
cet être raffiné et loyal qui s’unit nécessairement par un amour platonique à sa Dame.
Platon, Phèdre, 246 c, p. 36.
81
La chute et l’élévation de l’Éros seraient donc dans une proximité inquiétante…
Heureusement, il appartient à l’amour de donner des ailes et de les préserver. Et Platon
continue à décrire l’envol vers ce lieu supra céleste ;
Il est de la nature de l’aile d’être apte à mener vers le haut ce qui est pesant, en l’élevant du côté où
habite la race des Dieux, et ainsi c’est elle qui, entre les choses qui ont rapport au corps, a eu, le plus
largement qui se puisse, part au divin. 155
Le divin, c’est-à-dire le Vrai, le Beau et le Bien. Les âmes immortelles, « une fois qu’elles
sont au sommet, s’avancent au dehors, se dressant alors sur le dos de la voûte céleste, et, ainsi
dressées, sa révolution circulaire les emporte tandis qu’elles contemplent les réalités qui sont
en dehors du ciel. »156. Voilà le tremplin déjà préparé par Platon vers l’agapè chrétienne.
4.2.3. La « flamme céleste » ; l’agapè
La Bible évite le terme d’éros pour désigner l’amour ; elle parle de l’agapè. Cette notion
occupe une place centrale dans Le Nouveau Testament, plus particulièrement dans les Écrits
de Paul et de Jean. Elle se réfère à l’amour que Dieu éprouve pour les hommes et qui devient
ensuite le fondement même de l’amour humain. Le texte de la Bible constitue le point de
départ de toutes les réflexions qui se font sur l’agapè. Paul fut le premier à identifier l’amour
avec Dieu, en l’attachant ainsi également à l’amour du prochain. L’idée paulinienne trouve
une expression parfaite dans l’Évangile selon Jean :
Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, car l’Amour est de Dieu, et quiconque aime est né de Dieu
et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est Amour. Il a manifesté son
Amour pour nous en envoyant son Fils unique dans le monde, afin que nous vivions par lui. (1, Jn, 4,79) (nous insistons)
Et également :
Et nous, nous avons connu l'amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru. Dieu est amour ; et celui
qui demeure dans l'amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. (1, Jn, 4, 16) 157 (nous insistons)
L’agapè, l’amour chrétien fixé sur l’amour du prochain, est donc une communion avec Dieu.
Étant un don gratuit, elle est désintéressée, spontanée et altruiste. Aussi s’oppose-t-elle à
l’éros, qui Ŕ fixé sur le désir Ŕ est, au fond, égocentrique. Les dynamiques des deux sont
contraires : l’éros tente à monter vers l’objet désiré tandis que l’agapè, en revanche, descend.
155
156
157
Platon, Phèdre, 246 d-e, p. 36-37.
Ibid., 247 c, p. 38.
Consulter : http://www.bbintl.org/bible/fr/fr1Jn4.html
82
Au fond, une union de ces deux dynamiques est nécessaire pour l’amour véritable. Julie,
quant à elle, n’est pas capable de concilier ces deux : elle n’arrive pas à voir la nécessité d’une
union entre l’amour sensuel et l’amour spirituel. Un être humain n’est pas que corps ou âme,
il est l’union des deux :
Mais ce n’est pas seulement l’esprit ou le corps qui aime : c’est l’homme, la personne, qui aime comme
créature unifiée, dont font partie le corps et l’âme. C’est seulement lorsque les deux se fondent
véritablement en une unité que l’homme devient pleinement lui-même. C’est uniquement de cette façon
que l’amour Ŕ l’éros Ŕ peut mûrir, jusqu’à parvenir à sa vraie grandeur .158
Julie aspire à être uniquement esprit et refuse toute relation charnelle… Mais il faut les
deux…Animée par cette recherche perpétuelle d’une vie vertueuse, ce n’est pas dans l’éros
que Julie la trouvera, sinon dans l’amour de Dieu, dans l’agapè. En effet : même si la
dialectique amoureuse des deux amants est fondamentalement platonicienne, la doctrine de
Platon ne suffit plus entièrement au moment où le roman prend une tournure plus chrétienne.
L’opposition entre l’éros et l’agapè correspond à celle qui existe entre l’amour-passion et
l’amour conjugal. Une union entre la passion destructrice et violente et le « charme paisible »
du mariage est impossible pour Julie car ce dernier, basé entre autres sur la vertu, la solidarité
et l’altruisme, ne laisse pas de place à l’éros égoïste. L’éros vécu avec Saint-Preux fait
progressivement place pour l’agapè qu’elle connaîtra dans son mariage avec M. de Wolmar
ainsi que dans son amitié épurée avec son ancien amant. C’est donc le bannissement de l’éros
au faveur de l’agapè qui se réalise ; l’agapè doit évincer l’éros159. La confrontation des deux
concepts d’amour déchaîne une révolution subite dans Julie lors de son mariage ;
La pureté, la dignité, la sainteté du mariage, si vivement exposées dans les paroles de l'Écriture, ses
chastes et sublimes devoirs si importants au bonheur, à l'ordre, à la paix, à la durée du genre humain, si
doux à remplir pour eux-mêmes ; tout cela me fit une telle impression, que je crus sentir intérieurement
une révolution subite. (III, 18, p. 260)
L’agapè, qui voit sa réalisation la plus parfaite dans le mariage, marque donc le dépassement
définitif des ambivalences déchirantes de l’éros. C’est lors de la cérémonie matrimoniale que
s’opère le plus profond changement dans la nature des sentiments et dans l’âme de Julie,
158
159
Benoît XVI, Lettre encyclique « Deus caritas est » du souverain pontife Benoît XVI aux évêques, aux prêtres
et aux diacres, aux personnes consacrées et à tous les fidèles laïcs sur l’amour chrétien. Consulter :
http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/encyclicals/documents/hf_ben-xvi_enc_20051225_deuscaritas-est_fr.html
Laurence Mall offre dans son livre Retraites et Origines un exemple de cette victoire de l’agapè (Julie) sur
l’éros (Saint-Preux). Lorsque Fanchon Regard Ŕ la servante fidèle de Julie Ŕ se trouve dans une situation de
pénurie pécuniaire, elle fait appel à la charité de sa patronne. Aux cris de détresse de sa servante, Julie ne
doute aucun moment pour venir à son aide et renonce immédiatement au rendez-vous nocturne fixé avec son
amant. Celui-ci, l’éros, s’en plaint ; « cette odieuse vertu que vous me supposez et que je déteste » (I, 40-41).
Laurence Mall, op. cit., p. 134 sqq.
83
comme elle le décrit après coup (III, 18). Elle subit une véritable conversion qui s’inscrit dans
une volonté de purifier son âme à tout jamais ; « j’envisageai le saint nœud que j’allais former
comme un nouvel état qui devait purifier mon âme et la rendre à tous ses devoirs » (p. 261).
Julie semble trouver dans le lien sacré du mariage la circonstance la plus propice pour
sauvegarder son « cœur né pour la vertu » ; son mariage devrait mettre terme aux perpétuels
balancements qui l’affligent. Sa renaissance symbolique se réalise et elle s’engage
définitivement dans une nouvelle voie, celle de Dieu…
Mais cet idéal d’agapè auquel Julie aspire tant implique également son ancien amant
en ce sens que leur passion d’autrefois se transforme en amitié. Le règne de l’amour étant
passé, celui de l’amitié peut commencer… Cette amitié, considérée comme « le vrai triomphe
de la vertu » (VI, 6, p. 505), est pour Julie une façon de s’aimer plus parfaitement : chez Julie
et Saint-Preux, « l’amitié naît de l’épuration de la passion, du sacrifice du désir en faveur d’un
sentiment chaste qui les unit sans les rendre coupables »160. Leur relation s’est transformée en
douceur et en tendresse ; attachement qui neutralise tout aspect destructeur d’une passion
dévorante. Aussi lui demande-t-elle de devenir « l’amant de son âme » (III, 18, p. 268). Son
intention n’est donc pas de supprimer l’amour, mais de le dominer et de le métamorphoser en
l’élevant à un niveau idéal et purement amical.
Il s’agit donc de s’acheminer vers l’amour pur ; aussi l’amante propose-t-elle une
purification spirituelle totale de leur union : « C’est à la contemplation de ce divin modèle que
l’âme s’épure et s’élève, qu’elle apprend à mépriser ses inclinations basses et à surmonter ses
vils penchants. Un cœur pénétré de ces sublimes vérités se refuse aux petites passions des
hommes » (p. 264). Grâce au mariage, elle a su garantir son autoconservation161 ; elle a pu se
distancier Ŕ une fois pour toutes Ŕ de cet éros désirant qui ne cessa pas de la détruire. Elle
refuse de se joindre aux méditations faites par Saint-Preux sur une éventuelle relation
adultère. Elle s’étonne du fait que ces amants « si tendres, qui brûlaient d’une flamme si
pure » (p. 259) seraient capables de se livrer à de telles vulgarités. Ils se trouvent donc à un
tournant décisif de leur amour ; continuer leur passion ne serait qu’un crime vil. Une fois de
plus, c’est donc par le renoncement que les deux amants sauront retrouver la pureté. Le
sacrifice de leur passion physique éphémère assure donc en même temps la survivance de leur
amour spirituel et éternel. Dans le dépassement de la réalité physique de leurs corps, les
amants se retrouvent : « ce qu’on aima si tendrement autrefois, et qu’on aime si purement
160
161
Elena Pulcini, Amour-passion et amour conjugal. Rousseau et l’origine d’un conflit moderne, Paris,
Champion, 1980, p. 156.
Ibid., p. 142.
84
aujourd’hui » (IV, 7). Il s’agit donc de cette recherche renouvelée de la flamme pure, céleste.
L’épuration se veut définitive.
Une fois mariée, Julie remet toute sa vie en mains de Dieu ; « mais où chercher la
saine raison, sinon dans celui qui en est la source, et que penser de ceux qui consacrent à
perdre les hommes ce flambeau divin qu’il leur donna pour les guider ? » (p. 266). Julie se
retourne résolument vers Dieu et se laissera dorénavant guider par lui ; c’est l’unique manière
qui la permettra de mener cette vie vertueuse qu’elle désire tant. Ainsi, le christianisme de
Julie s’affirme de plus en plus pour finir dans l’expression la plus complète de sa dévotion. Ce
sera finalement chez Dieu qu’elle retrouvera la paix ultime :
Ne trouvant donc rien ici-bas qui lui suffise, mon âme avide cherche ailleurs de quoi la remplir : en
s’élevant à la source du sentiment et de l’être, elle y perd sa sécheresse et sa langueur ; elle y renaît, elle
s’y ranime, elle y trouve un nouveau ressort, elle y puise une nouvelle vie ; elle y prend une autre
existence qui ne tient point aux passions du corps ; ou plutôt elle n’est plus en moi-même, elle est toute
dans l’Être immense qu’elle contemple et, dégagée un moment de ses entraves, elle se console d’y
rentrer par cet essai d’un état plus sublime qu’elle espère être un jour le sien. (VI, 8, p. 529)
Son désir d’atteindre cet état sublime s’allonge dans le désir de la mort, où elle pourrait vivre
en union avec Dieu et son amour. Les dernières heures de Julie illustrent de façon exemplaire
sa vocation dévote. Aussi le pasteur lui confie-t-il : « madame, votre mort est aussi belle que
votre vie : vous avez vécu pour la charité ; vous mourez martyre de l’amour maternel » (VI,
11, p. 546). C’est donc sa « charité » (dans le sens de caritas, la traduction latine pour
l’agapè), son amour pour ses prochains, qui résume toute sa vie.162 D’autres éléments
insistent sur le contexte profondément chrétien des dernières pages du livre. Surgit par
exemple le motif de La Dernière Cène : entourée de ses proches, Julie refuse de manger du
poulet et se nourrit du poisson et du pain. Elle boit même du vin ! Décédée, un vieux valet
croit la voir toujours bouger ; l’idée d’une Résurrection se répand, mais est vite supprimée.
Pour conclure, nous pourrions poser que la tentative de Julie pour passer de l’éros à l’agapè
ne réussit que partiellement : elle est à la fois un échec et une réussite. Échec pour ce qui
concerne son mariage, qui n’a pas pu Ŕ tout bien considéré Ŕ la rendre heureuse. Mais
162
Le domaine de Clarens ainsi que son organisation se caractérisent par cette valeur : « Qui n'aurait vu que
cette maison n'imaginerait pas même qu'une pareille difficulté pût exister, tant l'union des membres y paraît
venir de leur attachement aux chefs. C'est ici qu'on trouve le sensible exemple qu'on ne saurait aimer
sincèrement le maître sans aimer tout ce qui lui appartient : vérité qui sert de fondement à la charité
chrétienne. N'est-il pas bien simple que les enfants du même père se traitent de frères entre eux ? C'est ce
qu'on nous dit tous les jours au temple sans nous le faire sentir ; c'est ce que les habitants de cette maison
sentent sans qu'on le leur dise. » (IV, 10, p. 346) (c’est nous qui insistons)
85
également réussite quant à sa relation purifiée avec Saint-Preux. Ses tous derniers mots
concluent la sublimation totale de leur amour :
Non, je ne te quitte pas, je vais t’attendre. La vertu qui nous sépara sur la terre nous unira dans le séjour
éternel. Je meurs dans cette douce attente : trop heureuse d’acheter au prix de ma vie le droit de t’aimer
toujours sans crime. (VI, 12, p. 566)
Dans l’au-delà, leur feu immortel peut être totalement légitime. La victoire de l’amour sur la
mort s’affirme…
Les feux d’amour qui ont atteint et subjugué les deux amants, se caractérisent donc par leur
vivacité et leur ardeur destructrices. Ils ont dévoré leurs victimes tout en les laissant
fondamentalement insatisfaites de leur union. « Un feu ne peut durer, il est une expérience
fugitive et illusoire, il échappe à la conscience voluptueuse qui a besoin de la durée pour
s’éprouver elle-même. À la quête fébrile du plaisir des sens, succède le besoin non moins
impérieux du retour à la communion des âmes ».163 L’idée principale du roman est donc que
c’est la force de l’amour véritable qui élève l’âme humaine pour l’accomplir dans la béatitude
la plus complète. Alors le passage des feux de l’amour à cette flamme céleste se réalise.
163
Jean-Louis Bellenot, art. cit., p. 171.
86
III.
L’élément aquatique
Les rapports de l’eau et de l’amour sont universellement connus, depuis la tendresse
du bercement jusqu’aux gouffres sombres des eaux dormantes, qui, romantiquement,
symbolisent aussi la mort.164
L’eau traverse les paysages de La Nouvelle Héloïse ; des ruisseaux, des lacs, des rivières, des
fleuves, des torrents, des fontaines, des mers ou des océans y coulent. Elle surgit partout et
revêt plusieurs aspects, souvent contradictoires. Ainsi, profondément inconstante, elle est
parfois douce, bienfaitrice ou charmante, mais elle est aussi souvent violente, destructrice ou
menaçante. À Clarens, par exemple, elle découle des eaux douces, courantes, cristallines
tandis que à d’autres endroits, elle prend des dimensions inquiétantes, ce qui est alors renforcé
par un décor menaçant comme des rochers ou des gouffres…
Il nous a paru utile de procéder à une analyse détaillée de la (des) valeur(s) symboliques que
cet élément peut avoir et d’en comparer les résultats avec les chapitres précédents. Il s’agira,
donc, de mettre le feu métaphorique en relation avec son contraire. La confrontation de ces
deux principes s’est révélée très pertinente pour l’interprétation de cette œuvre : elle permet
de déceler des jeux de mots, de révéler des caractéristiques communes,… En définitive, l’eau
surgit Ŕ symboliquement Ŕ comme le remède ultime des amants qui cherchent désespérément
à tempérer le feu de leur passion ravageuse. Seulement, leurs efforts sont vains : la substance
aquatique dans l’Héloïse ne paraît pas capable de réaliser l’extinction tellement désirée du feu
métaphorique. L’eau n’arrive pas à neutraliser son contraire ; elle ne peut que modérer
temporairement les passions fougueuses des amants, par exemple à l’aide des pleurs Ŕ nous y
reviendrons.
1. Symbolique des deux principes
Plusieurs civilisations antiques accordent une importance fondamentale au symbolisme de ces
deux éléments primordiaux que sont le feu et l’eau. Dans leur Dictionnaire des symboles165,
164
Pierre Somville, « Histoires d’eaux », Cahiers internationaux de symbolisme, 19-20, 1970, p. 146.
87
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant proposent des notices concernant le contenu symbolique
que ces deux principes peuvent avoir ; ils offrent une synthèse des valeurs que comportent et
véhiculent ces éléments tout au long de l’histoire et dans différentes cultures. Sans entrer dans
les détails, nous aimerions présenter d’une manière succincte quelques aspects généraux de
ces notices qui se révèlent intéressantes dans le cadre de notre étude. Nous nous concentrerons
principalement sur la symbolique aquatique et sur les caractéristiques qu’elle partage avec le
feu ; dans la mesure du possible, nous illustrerons ce propos par des exemples issus de La
Nouvelle Héloïse.
Le Dictionnaire des symboles résume le symbolisme aquatique en trois grands thèmes :
source de vie, moyen de purification et centre de régénérescence.
En tant que source vitale, l’eau est un symbole universel de fertilité et de fécondité :
elle donne et garantit la vie aux animaux et aux végétaux. Sa fonction nourricière se manifeste
clairement dans les multiples descriptions des paysages fertiles données dans le roman. Ainsi,
les bocages fleuris ou les touffes obscures nous trahissent la présence incontestable de
quelque fleuve fertilisant. Nous y reviendrons d’une manière plus détaillée lorsque nous
aborderons l’ambivalence de l’élément aquatique.
L’élément aquatique est un instrument de purification rituelle ; le baptême chrétien en
fournit un exemple. Par sa vertu, l’eau baptismale efface toute souillure, tout péché :
l’aspersion d’eau bénite se veut purificatrice. À l’instar de ce rite, l’immersion de Julie dans le
lac est symbolique ; elle est cette dernière épuration avant de passer définitivement aux mains
de Dieu. Ainsi, l’eau implique tout effacement d’histoire, toute neutralisation du passé
(pécheur) car elle induit une purification. La chute au lac de Julie lorsqu’elle tente de sauver
son fils de la noyade est donc cet acte purificateur symbolique d’une Julie qui s’apprête à
passer à l’Au-delà.
L’eau est également régénératrice, car elle implique une renaissance : elle permet à
l’individu d’accéder symboliquement à un état nouveau. Dans le cas de Julie, sa renaissance
en est une qui implique à la fois la mort et la vie : son immersion cause indirectement sa mort
matérielle mais garantit en même temps sa renaissance spirituelle.
La symbolique du feu renoue partiellement avec celle de son élément antagoniste. Les deux
principes sont à la fois complémentaires et opposés, ce qui est bien illustré par leurs symboles
165
Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes,
figures, couleurs, nombres, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1969, 844 p.
88
mêmes : deux triangles isocèles l’un dressé (le feu) et l’autre renversé (l’eau)166. Les principes
sont opposés, toutefois : le feu implique une ascension, tandis que l’eau suppose un
mouvement descendant ou terrestre Ŕ comme la pluie.
En s’accordant avec l’eau, le feu symbolise donc l’action fécondante (à l’exemple du
soleil par ses rayons), purificatrice (« la purification par le feu est complémentaire de la
purification par l’eau, sur le plan microcosmique (rituels initiatiques) et sur le plan
macrocosmique »167) et régénératrice. Le dictionnaire insiste sur le caractère double du feu : il
est à considérer sous son aspect négatif (il brûle et dévore) mais aussi sous un angle positif
(purificateur). Dans l’Héloïse, nous l’avons vu, les amants insistent surtout sur l’aspect
néfaste de leur feu métaphorique Ŕ même si ce feu finira par s’épurer pour devenir céleste. La
flamme en tant que « âme du feu » pousse le symbole de la purification et de l’illumination à
son comble.
2. L’ambivalence de l’eau
L’élément aquatique présent dans le roman s’enferme dans une ambiguïté significative : elle
est à la fois source de vie et source de mort, à la fois créatrice et destructrice, à la fois
nourricière et mortifère. Cette ambivalence le rapproche de son principe antagoniste, qui est
également créateur (il forge) et destructeur (il est une des forces les plus destructives au
monde).
2.1. La dialectique de la vie et de la mort
Dans l’eau, deux principes contraires se renouent : « Ourdie dans les profondeurs de la
substance aquatique originelle, la Vie y trouve aussi la loi de son destin, le terme de son
achèvement, l’abolition vers son contraire »168 Ŕ l’eau est « ce cosmos de la mort ».
166
167
168
Consulter : http://www.symbols.com/encyclopedia/27/2722.html
Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, op. cit., p. 436.
Jean Libis, L’Eau et la mort, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, coll. « Figures libres », 1993, p. 38.
89
2.1.1.
L’eau vivifiante
L’eau est cette substance fécondante et créatrice qui constitue la source véritable de la vie
même ; elle abreuve et donne vie. Dans La Nouvelle Héloïse, la fonction nourricière de l’eau
se manifeste dans le paysage fertile et vert : des fleurs, des arbres, des arbrisseaux, des
bocages délicieux, des prairies vertes, des coteaux fleuris, etc. contribuent à la construction de
ce locus amoenus qui fait songer à une atmosphère du genre pastoral.
La présence de la verdure trouve son point culminant dans ce « séjour si charmant » et
idyllique qu’est l’Élysée (IV, 11). Ce « véritable musée végétal », comme l’a dénoté Luciano
Bulber169, incorpore le charme de tous les « ouvrages de la nature ». Dans ce « lieu retiré », où
Mme de Wolmar fait sa « promenade favorite », la fonction alimentaire de l’eau atteint son
maximum. Saint-Preux s’émerveille de cette nature vierge et de la diversité des végétaux.
L’eau nourricière assure une végétation luxuriante : des herbes odorantes (le serpolet, le
baume, le thym, la marjolaine, etc.), des arbrisseaux fruitiers (des framboisiers, le sureau, le
noisetier, etc.), des plantes (la clématite, des guirlandes, le liseron, etc.), des arbres (le hêtre,
l’orme, le frêne, l’acacia, etc.), mille fleurs…
L’eau qui coule à l’Élysée est « limpide et claire » et circule tantôt de façon
« imperceptible » parmi l’herbe et les fleurs, tantôt en forme de ruisseaux qui révèlent le fond
de « gravier pur et marqueté ». Elle est l’eau de source qui sort de la terre en « filets » ou l’eau
des « canaux plus profonds » ; elle est cette eau « calme et paisible » qui « serpente » « avec
économie », « en épargnant la pente le plus qu’il était possible, pour prolonger le circuit et se
ménager le murmure de quelques petites chutes ». Elle rafraîchit et humecte, de sorte que des
fleurs peuvent pousser et que l’herbe est toujours verdoyante et belle. L’eau de l’Élysée se
réunit en un « joli ruisseau » qui mène a un « petit bassin » qui est « la dernière station de
cette eau si précieuse et si bien ménagée » : un abreuvoir pour les oiseaux. Mais l’eau ne
garantit pas seulement la vie aux plantes et aux oiseaux : elle abrite aussi les poissons,
également abondants. Dans l’Élysée, tout y respire la fraîcheur, la nature vierge, la beauté,
l’innocence. Voilà l’eau réduite à son essence alimentaire.
169
Luciano Bulber, op. cit., p. 28.
90
2.1.2. L’eau létale
Pour Jean Libis, l’eau substantielle a une dimension thanatologique : « contempler l’eau »,
écrit-il, « c’est apprendre à mourir »170. Dans son livre L’Eau et la mort, il s’intéresse aux
rapports symboliques de l’Eau et de la Mort. En nous concentrant sur les événements mortels
relatés à l’élément aquatique dans l’Héloïse, nous avons repris quelques approches
significatives du livre.
Jean Libis discourt sur la mort par immersion (la noyade) en la considérant plutôt
comme une « accommodation avec la mort plus qu’une inductrice de la mort »171. Cette
remarque est bien significative dans le cas de Julie ; même si elle ne meurt pas lors de ou
immédiatement après sa chute à l’eau, elle mourra de ses conséquences ; sa submersion n’est
donc pas « une pure et simple négation ». Selon Libis, la mort par immersion est en
corrélation avec une purification ; la submersion est « cette grande purge purificatrice »172. La
préférence d’un être de mourir dans l’eau pourrait être expliquée par la dissolution totale
qu’elle implique : l’eau dissout plus complètement, « elle nous aide à mourir totalement »173,
à l’opposé des autres éléments qui laissent toujours quelque trace ; la terre a sa poussière et le
feu sa fumée.
L’eau invite donc à la mort : c’est dans l’eau que Saint-Preux veut périr, dans l’eau
profonde qu’il cherche à disparaître. Lorsqu’il délibère le suicide lors de son exil amoureux (à
Meillerie), il considère la chute à l’eau comme la meilleure manière pour mettre fin à sa vie :
« ô Julie ! vous connaissez l’antique usage du rocher de Leucate, dernier refuge de tant
d’amants malheureux. Ce lieu-ci lui ressemble à bien des égards : la roche est escarpée, l’eau
est profonde, et je suis au désespoir » (I, 26, p. 57). Plus loin, dans la fameuse scène du lac, ce
désir de s’anéantir dans l’eau resurgit. Il considère une double noyade comme l’unique
remède restant pour tempérer ses feux d’amour. Remarquons que, originellement, Rousseau
avait une autre fin en tête pour son roman ; la mort effective des deux amants dans les flots de
Meillerie lors de cette scène.174
D’ailleurs, la mort d’une autre personne importante, la mère de Julie, a également
partie liée avec l’élément aquatique : elle meurt d’une hydropisie de poitrine. En effet : la
quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française (1762) définit cette maladie
170
171
172
173
174
Jean Libis, op. cit., p. 78.
Ibid., p. 135.
Ibid.
Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 1942, p. 125.
Plusieurs sources affirment cette idée, qui serait reprise aux Correspondances de Rousseau. Nous l’avons
repérée entre autres dans : Jean-Louis Bellenot, art. cit.
91
comme « une enflure causée en quelque partie du corps par les eaux qui se forment & qui
s’épanchent »175.
2.2. La dialectique de la douceur et de la violence
L’eau de l’Héloïse s’inscrit également dans une autre dialectique, celle qui oppose l’eau
douce à l’eau violente. La première trouve sa meilleure manifestation dans l’eau du lac tandis
que la seconde représente avant tout la mer.
2.2.1. L’eau douce 176
L’eau douce, c’est l’eau « claire et limpide » qui abreuve toute l’Élysée ou l’eau pure et
immobile du lac (avec son aspect serein et calme) si cher à Julie et qui invite aux rêveries
douces. Avec son atmosphère paisible et lumineuse à l’été, cet endroit respire toute
tranquillité : « le lac aux eaux dormantes est le symbole de ce sommeil total, de ce sommeil
dont on ne veut pas se réveiller, de ce sommeil gardé par l’amour des vivants, bercé par les
litanies du souvenir »177. Il n’empêche : son apparente quiétude est parfois trompeuse. Michel
Guiomar décrit dans ses Principes d’une esthétique de la mort l’attraction mortelle
qu’implique un lac ; ce « lieu du paysage de la mort »178 :
L’eau dormante est partout une paroi fragile de l’Au-delà, un miroir de la Mort ; le lac, un cercle
magique qui dans tout le légendaire universel appelle et disperse de sa respiration occulte et profonde
toutes les puissances de la Mort.179
L’eau silencieuse se double donc clairement d’une invitation à la mort, ce qui pourrait
expliquer partiellement le désir vif de Saint-Preux de s’anéantir dans l’eau avec son ancienne
amante lors de leur promenade en bateau sur le lac (IV, 17).
Gaston Bachelard voit dans l’opposition entre l’eau calme et l’eau violente un reflet de
l’opposition entre les deux sexes ; la première serait alors féminine et la seconde masculine.
Selon lui, l’eau est le symbole maternel par excellence car « elle gonfle les germes et fait
175
176
177
178
179
Consulter : http://colet.uchicago.edu/cgi-bin/dico1look.pl?strippedhw=hydropisie
La quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie française (1762) mentionne l’expression « eau douce »
sous l’entrée « eau » en la présicant ainsi : « se dit de l’eau des rivières, des étangs, des lacs, & à la différence
de l’eau de la mer ». Consulter : http://colet.uchicago.edu/cgi-bin/dico1look.pl?strippedhw=eau
Gaston Bachelard, op. cit., p. 90.
Michel Guiomar, Principes d’une esthétique de la mort. Les Modes de présences, les présences immédiates,
le seuil de l’Au-delà, Paris, José Corti, 1967, p. 349.
Ibid., p. 359.
92
jaillir les sources »180. Cette corrélation se retrouve également dans le Dictionnaire des
symboles, qui mentionne « la valorisation féminine, sensuelle et maternelle de l’eau »181.
Notons que dans l’Héloïse, ce sont les deux femmes, deux mères, qui périssent à cause d’une
intervention (indirecte) de cet élément.
2.2.2. L’eau violente
Le passage d’une eau douce à une qui est plus violente correspond à un changement de sexe, à
une virilisation, à en suivre Bachelard. Dans sa violence, « l’eau prend une colère spécifique
ou […] reçoit facilement tous les caractères psychologiques d’un type de colère. L’eau prend
une rancune, elle change de sexe, […] elle devient masculine »182. C’est d’ailleurs l’héros
masculin qui devra faire face aux eaux envahissantes et engloutissantes de la mer impétueuse.
L’embarquement implique nécessairement un défi et Saint-Preux en est bien conscient Ŕ son
discours pitoyable en témoigne (voir infra).
L’eau implique donc l’effroi. Le mystère que le milieu abyssal incarne peut donner à
une peur totale ; sa profondeur et son insondabilité engendrent des craintes absolues et des
horreurs incontournables. La mer constitue l’endroit rêvé pour toutes ces incertitudes :
l’homme éphémère doit y faire face à l’immensité thalassale.
Il est à noter que l’opposition entre l’eau douce et l’eau violente semble se prolonger dans les
caractères mêmes des deux protagonistes. Julie est de nature plutôt douce et tente tout au long
de l’histoire de tempérer les passions, d’épurer les sentiments amoureux. En revanche, SaintPreux trouve son reflet idéal dans la mer courroucée, à l’image de la passion fougueuse qui lui
coûte tant de maîtriser. La colère du vaste Océan représente les images naturelles de la
passion amoureuse ; les tempêtes se veulent significatives : « La mobilité de l’eau est l’image
de l’âme, de l’inconstance des sentiments et des idées »183. L’orage des passions impétueuses
trouve son point culminant dans la scène du lac : l’eau calme et sereine se transforme tout
d’un coup en eau violente, à l’image de la vie intérieure des deux amants. L’opposition entre
l’eau violente et l’eau douce se rapproche d’ailleurs de celle existante entre l’éros et l’agapè.
Saint-Preux est alors l’éros, ce feu violent, alors que Julie est l’agapè, cette eau douce.
Remarquons toutefois qu’il existe une suprématie de l’eau douce, vu que même Saint-Preux
180
181
182
183
Gaston Bachelard, op. cit., p. 20.
Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, op. cit., p. 381.
Gaston Bachelard, op. cit., p. 21.
Jean-Louis Lecercle, op. cit., p. 280.
93
aime retourner à la quiétude du lac après des années d’errances. Il y a donc, nous l’avons vue,
une supériorité de l’agapè.
3. La spécificité de l’élément aquatique dans La Nouvelle Héloïse
3.1. Le paysage aquatique : le lac et la mer
Le paysage aquatique que Rousseau nous peint est partiellement sensoriel. Ainsi, l’eau
charmante plaît aux yeux ; les personnages s’émerveillent à maintes reprises devant la beauté
naturelle. À titre d’exemple, Milord Edouard communique l’aspect charmant d’une de ses
terres à Julie ; « la rivière d’Ouse, qui passe au bout du parc, offre à la fois une perspective
charmante à la vue, et un débouché facile aux denrées » (II, 3, p. 138). Le coloris du paysage
se veut significatif ; « le cristal azuré du lac » (IV, 17, p. 387) enchante son spectateur. À côté
de la vue, l’élément aquatique fait aussi appel à l’ouïe ; « le murmure des eaux » (I, 38, p. 74)
ou « un gazouillement d’eau courante » (IV, 11, p. 353) et à l’odorat « herbes odorantes » (IV,
11, p. 354). Tous ces éléments plaisent aux spectateurs et induisent une certaine quiétude dans
leur âme. Pourtant, à côté du charme que l’eau procure au paysage, elle est à plusieurs reprises
menaçante. Ainsi, des « hautes et bruyantes cascades » (I, 23, p. 44) ou une « eau bourbeuse »
issue d’« un torrent formé par la fonte des neiges » (IV, 17, p. 389) brouillent l’effet
bienfaiteur de la nature aquatique. Pour illustrer ces contrastes, nous aimerions renouer une
nouvelle fois avec la distinction rapportée ci-dessus entre le lac et la mer, car ces deux eaux
représentent le mieux cette « eau douce » et cette « eau violente ».
3.1.1. Le lac
Le lac jouit d’une importance cruciale dans le roman car il en constitue le centre spatial.
Rousseau même a souligné la prépondérance accordée à ce lieu dans ses Confessions ;
lorsqu’il aborde l’emplacement de ses personnages, il insiste sur le fait d’avoir voulu les
placer dans « un séjour qui leur convînt » et appartenant aux « plus beaux lieux qu’il eût
vus »184. Il choisit finalement de les établir à Vevey, sur les bords du Lac de Léman :
Il me fallait cependant un lac, et je finis par choisir celui autour duquel mon cœur n'a jamais cessé
d'errer. Je me fixai sur la partie des bords de ce lac à laquelle depuis longtemps mes vœux ont placé ma
184
C : p. 520.
94
résidence dans le bonheur imaginaire auquel le sort m'a borné. Le lieu natal de ma pauvre maman avait
encore pour moi un attrait de prédilection.185
Les écrits autobiographiques témoignent de l’admiration que Rousseau ressent pour ce lieu,
en renouant avec son histoire personnelle ; « l’aspect du lac de Genève et de ses admirables
côtes eut toujours à mes yeux un attrait particulier que je ne saurais expliquer, et qui ne tient
pas seulement à la beauté du spectacle, mais à je ne sais quoi de plus intéressant qui m’affecte
et m’attendrit »186. Son double Saint-Preux lui fait écho : « l’instant où […] je découvris le lac
de Genève fut un instant d’extase et de ravissement » (IV, 6, p. 313). Le paysage lacustre est
absolument indispensable à l’histoire et devient quasiment un personnage : « sous la plume de
Jean-Jacques, l’errance du cœur amoureux s’attache à un lieu qu’il ne saurait quitter. Les
amants toujours occupés l’un par l’autre ne savent pas aimer sans habiter »187. Malgré ses
voyages multiples, Saint-Preux n’arrive pas à quitter définitivement cet endroit si chéri.
Rousseau, qui a « toujours aimé l’eau passionnément »188, adorait se livrer aux errances
solitaires sur le lac. « Couché dans son bateau » et « à la merci de l’air et de l’eau »189, il
pouvait s’adonner librement aux « rêveries les plus délicieuses, sans objet précis »190. Un
environnement aquatique d’une transparence apaisante constitue donc la circonstance la plus
propice pour cette soumission aux rêveries solitaires ; l’eau calme du lac invite aux
méditations Ŕ la cinquième promenade des Rêveries en témoigne. Rousseau s’explique :
Je m’esquivais et j’allais me jeter seul dans un bateau que je conduisais au milieu du lac quand l’eau
était calme, et là, m’étendant tout de mon long dans le bateau les yeux tournés vers le ciel, je me laissais
aller et dériver lentement au gré de l’eau, quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille
rêveries confuses mais délicieuses, et qui sans avoir aucun objet bien déterminé ni constant ne laissaient
pas d’être à mon gré cent fois préférables à tout ce que j’avais trouvé de plus doux dans ce qu’on
appelle les plaisirs de la vie.191
De telles expériences confèrent à Rousseau la plénitude du sentiment existentiel ; elles lui font
sentir « avec plaisir son existence »192. Les promenades sur le lac sont particulièrement chères
à Julie, mais une fois mariée elle se trouve dans la nécessité de s’en priver : son époux craint
185
186
187
188
189
190
191
192
C : p. 520-521.
Ibid., p. 203.
Claude Labrosse, « Des bords du Lignon aux rives du Léman. La mise en lieu de la scène amoureuse
(L’Astrée et La Nouvelle Héloïse) », Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau (Genève), 44, 2002, p.
150.
C : p. 758.
R : p. 102.
C : p. 760.
R : p. 99.
Ibid., p. 100.
95
l’eau. C’est donc uniquement avec son ancien amant qu’elle saura entreprendre de telles
excursions, non pas sans dangers comme en témoigne la lettre pivot IV, 17. Cette lettre Ŕ
écrite par Saint-Preux et adressée à son ami Milord Edouard Ŕ relate la périlleuse promenade
que les anciens amants ont entreprise sur le lac lors de l’absence de M. de Wolmar. Cette
scène est significative dans l’ensemble de l’histoire amoureuse et vaut bien un examen plus
approfondi.193
Au lever du soleil d’une journée qui se promet agréable, Saint-Preux et Mme de
Wolmar s’embarquent pour une petite excursion sur l’eau. Arrivés au milieu du lac, ils font
halte pour profiter, en toute tranquillité, du tableau ravissant qu’offre le pays de Vaud avec ses
« coteaux verdoyants » et ses « riches et charmantes rives ». Tout à coup, surpris par une
tempête impétueuse, les deux Ŕ en danger de mort Ŕ se voient contraints de prendre terre à
Meillerie, endroit fort significatif et symbolique pour leur amour vécu. Obligés d’attendre
quelque temps avant de pouvoir retourner à Clarens, ils décident de faire une promenade aux
lieux où Saint-Preux avait connu, dix ans auparavant, la crise la plus profonde lors de son exil
amoureux. L’ancien amant s’enfonce donc dans cet univers, ce « lieu si plein de Julie » et
subit une confrontation troublante avec ces « anciens monuments d’une passion si constante et
si malheureuse ». Cette visite déclenche une nouvelle crise dans son âme et le jette dans le
désarroi le plus complet. Laurence Mall désigne cet espace à juste titre comme un « domaine
de la nostalgie de la nostalgie »194. Une fois supprimées les inquiétudes angoissantes de SaintPreux, les deux retournent au port où ils attendent jusqu’à ce que l’eau devienne calme, pour
reprendre ensuite la route vers Clarens. Sur le lac, la mélancolie resurgit en force : les effets
du paysage ainsi que le contraste si vif entre les temps heureux de jadis, où il était l’amant de
Julie, et sa situation misérable actuelle lui font couver des projets funestes :
Mais se trouver auprès d’elle, mais la voir, la toucher, lui parler, l’aimer, l’adorer, et, presque en la
possédant encore, la sentir perdue à jamais pour moi ; voilà ce qui me jetait dans des accès de fureur et
de rage qui m’agitèrent par degrés jusqu’au désespoir. Bientôt je commençai de rouler dans mon esprit
des projets funestes, et, dans un transport dont je frémis en y pensant, je fus violemment tenté de la
précipiter avec moi dans les flots, et d’y finir dans ses bras ma vie et mes longs tourments. Cette
horrible tentation devint à la fin si forte, que je fus obligé de quitter brusquement sa main pour passer à
la pointe du bateau. (IV, 17, p. 391)
193
194
Felicity Baker offre une analyse minutieuse de cette scène dans un admirable article intitulé La Scène du lac
dans la Nouvelle Héloïse. Elle y approfondit la symbolique ; elle analyse l’orage déchaîné comme une
révélation de la vérité intérieure des amants « arrivés à la maturité », comme révélateur du secret de leur
cœur. Elle souligne la métaphore universelle du fleuve qui représente la passion humaine. Felicity Baker,
« La Scène du lac dans La Nouvelle Héloïse », Le Préromantisme : hypothèque ou hypothèse?, éd. cit., p.
129-152.
Laurence Mall, op. cit., p. 75.
96
Saint-Preux semble retrouver dans les flots le recours ultime pour supprimer une fois pour
toutes la passion qui le ronge. Ainsi, la mort qui les menaçait quelques heures plus tôt pendant
cette tempête violente est-elle en fait désirée par Saint-Preux, qui aspire à une double noyade
afin de pouvoir posséder sa Julie éternellement. L’amant parvient toutefois à s’apaiser et à
surmonter sa mélancolie : au lieu de se jeter aux flots, il lâche la bride aux larmes. Il constate
Ŕ à son gré Ŕ le mouchoir mouillé de Julie, preuve ultime pour lui que leurs cœurs « n’ont
jamais cessé de s’entendre ». Cette horrible expérience est jugée par Saint-Preux comme « le
plus grand combat qu’âme humaine ait pu soutenir », combat duquel les deux sortent
vainqueurs. La victoire est celle que M. de Wolmar a voulu obtenir par son absence en
laissant les deux héros seuls ensemble ; la victoire de la vertu sur l’amour coupable, c’est-àdire l’oubli définitif du passé…
Le paysage aquatique dans lequel se déroule cette scène est fort symbolique ; le drame
qui s’accomplit dans les cœurs des deux amants s’exprime à l’extérieur puisque la nature
devient le reflet des états d’âme. L’eau fonctionne comme métaphore de la passion humaine ;
ce lac tellement calme qui, soudain, est en proie à une tempête impétueuse, est une image très
suggestive, révélatrice de ces feux d’amour qui n’ont en réalité jamais cessé de dévorer les
héros.
De nombreuses études sur Rousseau et sa Nouvelle Héloïse témoignent de
l’importance de cette scène qui, à plusieurs reprises, est présentée comme un « épisode
pivot ». Rousseau lui-même insistait sur son intérêt singulier :
Le retour du printemps avait redoublé mon tendre délire, et dans mes érotiques transports, j’avais
composé […] plusieurs lettres qui se sentent du ravissement dans lequel je les écrivis. Je puis citer entre
autres celle de l'Élysée, et de la promenade sur le lac […]. Quiconque en lisant ces deux lettres ne sent
pas amollir et fondre son cœur dans l'attendrissement qui me les dicta, doit fermer le livre : il n'est pas
fait pour juger des choses de sentiment.195
Rousseau juge donc l’effet provoqué par cette scène d’un tel poids, qu’il est en mesure de
décider de l’âme sensible Ŕ ou de son manque Ŕ chez son lecteur. Une remarque faite par
Claire dans la lettre VI, 5 souligne également la prépondérance de l’épisode. 196 Lorsque la
cousine analyse le parler des Genevois qui Ŕ à l’opposé des Français Ŕ prononcent toutes les
lettres de l’écrit, elle donne cet exemple curieux : « ils disent exactement […] un lac-d’amour
où l’on se noie, et non pas où l’on s’étrangle ». Par ce jeu de mots brillant, Claire se réfère au
195
196
C : p. 529.
Les articles suivants approfondissent ce sujet : Michèle Duchet, « Clarens, ‘le lac d’amour où l’on se noie’ »,
Littérature, 21, février 1976, p. 79-90. et Donald Webb, « Julie d’Étange and the Lac(s) d’amour », Romance
Notes (Chapel Hill), 12, 1970-1971, p. 343-345.
97
substantif lacs197, défini comme « cordon délié » par le Dictionnaire de l’ Académie française
(1762), instrument qui servait à étrangler les animaux. Le substantif se retrouve dans
l’expression lacs d’amour, définie comme « des cordons passés l'un dans l'autre d'une certaine
manière »198, de manière à former donc un 8 couché. Le c du lacs ne se prononce
normalement pas Ŕ ce qui est mentionné aussi par le dictionnaire Ŕ sauf par les Genevois qui
« parlent comme ils écrivent ». La prononciation des Genevois est donc fautive car elle mêle
deux significations. Par conséquent, en employant l’expression lacs d’amour, ils ne se
réfèrent non pas à la signification voulue de lacs, aux cordons entrelacés Ŕ utilisés pour
l’étranglement des animaux Ŕ mais au lac, à cette eau douce où l’on peut se noyer. Le
rapprochement du lac et de l’amour à cause d’une prononciation fautive est significative ; la
remarque renvoie métaphoriquement à la tentation suicidaire éprouvée par Saint-Preux lors de
cette promenade sur le lac, mais elle préfigure également la mort (ou du moins la presque
noyade) de Julie.
3.1.2.
La mer
La mer illustre parfaitement la puissance maléfique et captieuse qui est parfois émise par
l’eau. C’est le désir de se distancier quelque temps de l’endroit qui lui rappelle constamment
la passion destructrice vécue avec Julie, qui pousse Saint-Preux à entreprendre le voyage en
mer. Or, le thème de l’océan courroucé renoue avec cet « imaginaire aquatique de la mort »199
que nous avons déjà évoqué précédemment. Saint-Preux est bien conscient qu’il s’exposera à
de multiples dangers, mais il a l’intention de faire le tour du globe. Il se réfère à cette menace
mortelle juste avant son départ : « Dans trois heures je vais être à la merci des flots ; dans
trois jours je ne verrai plus l’Europe ; dans trois mois je serai dans des mers inconnues où
règnent d’éternels orages ; dans trois ans peut-être… » (III, 26, p. 293 ; nous insistons). Ce
dernier « peut-être » très suggestif renforce bien le danger de mort qui émane de l’eau
thalassale. Il finit sa lettre par invoquer la mer d’une manière significative : « Mer vaste, mer
immense, qui dois peut-être m’engloutir dans ton sein, puissé-je retrouver sur tes flots le
calme qui fuit mon cœur agité ». Désespéré à plusieurs reprises lors de son voyage à cause de
197
198
199
Remarquons que le même terme du lacs - écrit las - apparaît quelques pages plus tôt, dans une lettre écrite
par Mme de Wolmar et adressée à Claire. Celle-là fait allusion à l’affection que sa cousine ressentit pour
Saint-Preux : « Te voilà dans les mêmes las dont tu pris tant de peine à me dégager » (V, 13, p. 473).
Rousseau intervient alors par une note en bas de page avec ce commentaire : « Je n’ai pas voulu laisser lacs,
à cause de la prononciation genevoise remarquée par Mme d’Orbe ».
Consulter : http://colet.uchicago.edu/cgi-bin/dico1look.pl?strippedhw=lacs
Jean Libis, op. cit., p. 130.
98
l’eau trop tourbillonnante de la vaste Océan, c’est le souvenir de cette eau douce du lac qui lui
porte des consolations : « Je me disais : ‘Je suis mal ici, mais il est un coin sur la terre où je
suis heureux et paisible’, et je me dédommageais au bord du lac de Genève de ce que
j’endurais sur l’Océan » (IV, 3, p. 308). Il évoque le caractère traître de la mer par une citation
italienne reprise au Tasse : « E in mar dubbioso sotto ignoto polo Provai l’onde fallaci, e’l
vento infido » (IV, 3, p. 308)200. Une fois de retour, Saint-Preux rappelle les terreurs
effrayantes endurées sur l’Océan par quelques jeux de mots captivants tel que : « J’ai traversé
paisiblement les mers orageuses qui sont sous le cercle antarctique ; j’ai trouvé dans la mer
Pacifique les plus effroyables tempêtes » (IV, 3, p. 308). Ce vers métaphorique rend
merveilleusement l’état d’âme de l’amant malheureux. Le paysage aquatique reflète donc les
âmes, mais en est également créateur ; la nature produit des effets moraux sur les hommes.
3.2. « Les métamorphoses de l’eau »
Nous avons constaté que l’élément aquatique intervient de façon récurrente et polymorphe
tout au long du roman. Elle est présente dans le décor (comme dans le lac et la mer) mais elle
est aussi cet élément substantiel propre aux larmes, à la neige, à la glace, au vin de Julie, à la
sueur, etc. Dans ce qui suit, nous aimerions présenter quelques-unes de ces manifestations.
3.2.1. Les larmes
Nonobstant l’impossibilité généralisée de l’eau à évincer définitivement les feux de l’amour
dans La Nouvelle Héloïse, les larmes, « cette eau mère du chagrin humain, cette matière de la
mélancolie »201, ont pu tout au moins tempérer momentanément les passions les plus vives des
amants. C’est grâce aux larmes que l’eau apparaît comme l’élément mélancolique par
excellence. Gaston Bachelard le confirme dans son livre L’Eau et les rêves, lorsqu’il cite
Lamartine : « Quand le cœur est triste, toute l’eau du monde se transforme en larmes »202.
Nous avons déjà signalé que ça pleure203 dans l’Héloïse. Les personnages fondent en
larmes, versent des pleurs et essuient ceux des autres. Or, les larmes si fréquemment
répandues constituent un exutoire parfait pour les personnages ainsi que pour leur créateur.
200
201
202
203
La traduction donnée par Rousseau est la suivante: « Et sur des mers suspectes, sous un pôle inconnu,
j’éprouvai la trahison de l’onde et l’infidélité des vents. »
Gaston Bachelard, op. cit., p. 79.
Ibid., p. 124.
Cette expression de Roland Barthes est citée dans : Anne Coudreuse, op. cit., p. 2.
99
L’acte de pleurer est d’une telle importance pour Rousseau, qu’il le considère comme vital et
bienfaiteur :
Comme si les pleurs étaient ma nourriture et mon remède, je me fortifiais de ceux que je versais auprès
d’elle, avec elle, assis sur son lit, et tenant ses mains dans les miennes. 204 (Rousseau parle de sa
« Maman » ; Mme de Warens)
Sous la plume d’une âme aussi sensible que celle de Rousseau, nous rencontrons sa volonté
explicite de s’adonner aux pleurs Ŕ au point où cela devient une habitude « amusante » :
« Combien de fois, m'arrêtant pour pleurer à mon aise, assis sur une grosse pierre, je me suis
amusé à voir tomber mes larmes dans l'eau! »205.
Aux moments d’émotions fortes et particulièrement vives, les personnages de l’Héloïse
répandent des larmes. Nul n’en est épargné ; tous pleurent au moins une fois. Même celui qui
ne s’en croyait pas capable va à émettre les toutes premières larmes de sa vie :
Ces mots prononcés avec tendresse m’émurent au point qu’en portant fréquemment à ma bouche ses
mains que je tenais dans les miennes, je les sentis se mouiller de mes pleurs. Je ne croyais pas mes yeux
faits pour en répandre. (VI, 11, p. 549)
L’intransigeant M. de Wolmar se voit réellement attendri pour la première fois de sa vie. Ces
pleurs, « les premiers depuis sa naissance » seront en même temps ses derniers car « après en
avoir versé pour Julie, il n’en faut plus verser pour rien ». Les personnages que nous
rencontrons le plus souvent en pleurs sont bien évidemment Julie, Saint-Preux et Claire.
Les larmes de tristesse, dues par exemple à la passion malheureuse ou à un deuil, se
mêlent des larmes de joie et d’attendrissement. Ainsi, nous pouvons parler d’une ambivalence
des larmes ; elles sont parfois douces (I, 55, p. 98), délicieuses (II, 11, p. 157) ou même
heureuses (IV, 2, p. 304), mais aussi parfois amères (II, 7, p. 147). Cette ambivalence des
larmes renoue avec l’ambivalence de la sensibilité qui est à la fois source de joie et de
souffrance, ce qui est si merveilleusement formulé par Julie : « On m’a fait boire jusqu’à la lie
la coupe amère et douce de la sensibilité » (VI, 11, p. 558 ; nous insistons). Les pleurs
constituent donc une expression commune des états les plus contraires.
L’utilité des larmes est dans leur fonction d’exutoire ; elles permettent aux âmes
sensibles de se soulager, de s’épancher. Elles offrent donc un dérivatif ; les personnages se
débarrassent temporairement de leurs soucis en lâchant la bride à leurs pleurs :
204
205
C : p. 284. (nous insistons)
C : p. 204. (nous insistons)
100
Là mes vives agitations commencèrent à prendre un autre cours ; un sentiment plus doux s’insinua peu à
peu dans mon âme, l’attendrissement surmonta le désespoir, je me mis à verser des torrents de larmes,
et cet état, comparé à celui dont je sortais, n’était pas sans quelques plaisirs. Je pleurai fortement,
longtemps, et fus soulagé. (IV, 12, p. 392 ; nous insistons)
L’acte de pleurer procurerait donc même des plaisirs, des vraies douceurs au sein d’une
souffrance affligeante, comme le prétend Saint-Preux. Cette idée est reprise plus loin par le
froid Wolmar, qui se considère le plus malheureux des hommes devant son incapacité à
pleurer. En tant que « plaisirs des infortunés » (VI, 11, p. 536), les larmes revêtent une
contradiction flagrante ; alors qu’elles sont l’expression d’une détresse profonde elles offrent
aussi un soulagement qui entraîne des plaisirs. Ainsi, l’obligation de supprimer les larmes est
vécue comme particulièrement pénible par les personnages : « Il faut contenir mes larmes ; il
faut sourire quand je me meurs » ( I, 25, p. 53) souligne la nécessité de cette manière
d’expression.
Malgré le fait que pleurer constitue parfois une activité sociale Ŕ partagée (les
personnages mêlent leurs pleurs) Ŕ et nécessaire, certains pleurs doivent se verser « en
secret ». Julie pouvait répandre ses larmes sans aucune honte lorsqu’elle était avec SaintPreux ; elle n’avait alors aucune raison de cacher ses accès larmoyants. Mais la situation
renverse lorsqu’elle est épousée avec M. de Wolmar ; elle cherche alors à cacher les pleurs
causés par l’athéisme de son mari. Ainsi, lorsque ce dernier la surprend tout en larmes, sa
réaction est significative (décrite par Saint-Preux qui assiste également à la scène) :
Je vis Julie à genoux, les mains jointes, et tout en larmes. Elle se lève avec précipitation, s’essuyant les
yeux, se cachant le visage, et cherchant à s’échapper. On ne vit jamais une honte pareille. (V, 5, p. 451)
Elle a pris dès lors l’habitude de se retirer dans son cabinet où elle peut « déposer » les
« troubles qui l’agitent » (VI, 8, p. 530).
La nécessité des pleurs dérive de sa fonction équilibrante ; ils permettent aux
personnages de reprendre cet équilibre sentimental perdu. À la mort de son épouse, M. de
Wolmar s’inquiète de l’état de Claire car chez elle « les larmes ne coulent pas encore ».
Sachant que les larmes sont bienfaisantes, il aime mieux voir une Claire tout en pleurs qu’une
intransigeante, ce qui ne ferait que aggraver la douleur au point de se convertir en pure folie.
Pourtant, et malgré le soulagement (temporaire) qu’elles apportent, les larmes n’entraînent
jamais de solutions définitives. Julie l’exprime par une image significative : « que sert, hélas !
d’arroser le feuillage quand l’arbre est coupé par le pied » (I, 25, p. 52). Elle est confrontée à
ce constat écrasant que même les pleurs si nécessaires pour elle ne sont pas efficaces….
101
En dépit de la volonté de la personne qui les répand, les larmes sont révélatrices.
Ainsi, ce sont des larmes involontaires de Julie qui prouvent incontestablement que les feux
de l’amour ne sont toujours pas éteints, que cette passion destructrice continue à fermenter
malgré elle. Certains indices subtils signalent ces attendrissements furtifs comme l’état du
papier (III, 20), un mouchoir mouillé ou des yeux rouges et fort gonflés (IV,17).
Les larmes possèdent un certain pouvoir car elles peuvent aussi susciter des émotions fortes.
Ainsi, l’image d’un être éploré tient son efficacité à l’éveil de la pitié ; les larmes sont des
moyens de conviction très efficaces. Julie, qui sait résister à la colère fulminante de son père,
ne sait pas résister à ses pleurs. Elle s’attendrit, compatit et se sacrifie dès lors à son devoir :
Mais que devins-je quand tout à coup je vis à mes pieds le plus sévère des pères attendri et fondant en
larmes ? […] fixant ses yeux mouillés sur les miens… (III, 18, p. 256)
Les larmes de son père toujours austère la font donc céder. De la même façon, les larmes
maternelles pousseront Julie à renoncer une fois pour toutes à son amant :
La honte, l’humiliation, les cuisants reproches… j’ai tout mérité ; je supporterai tout. Mais la douleur,
les larmes d’une mère éplorée… ô mon cœur, quels déchirements !… (II, 28, p. 221)
De même, Saint-Preux est bourrelé de remords à la vue de son amante tout en pleurs : « Que
devins-je […] quand j’aperçus celle qui devrait être sur le trône de l’univers, assise à terre, la
tête appuyée sur un fauteuil inondé de ses larmes ? » (I, 31, p. 62). Le pouvoir des larmes se
manifeste également dans sa capacité d’émouvoir l’inflexible M. de Wolmar, qui se déclare
ému devant les larmes de joie de sa future épouse : « vos transports, vos larmes de joie en
l’embrassant, me donnèrent la première ou plutôt la seule émotion que j’aie éprouvée de ma
vie » (IV, 12, p. 370).
Les pleurs sont aussi contagieux ; la vue d’un être éploré peut provoquer une réaction
si vive qu’elle pousse également aux larmes. Saint-Preux décrit ce pouvoir lors de son départ ;
touché par les pleurs de Claire, il se met également à en répandre : « et peut-être vous eussé-je
dit adieu d’un œil sec, si vos larmes coulant sur ma joue n’eussent forcé les miennes de s’y
confondre » (V, 9, p. 465) .
Même si les larmes constituent un point culminant dans l’expression du pathétique, le silence
reste bel et bien supérieur. À côté de son amie expirante, les larmes ne semblent plus suffire à
Claire pour exprimer l’affliction qui l’atteint, comme le décrit Wolmar ; « Claire […] voulut
102
soulager ses sanglots par des pleurs : il ne fut possible. Julie la pressa longtemps contre sa
poitrine en silence. Ces moments n’ont ni mots ni larmes » (VI, 11, p. 551 ; nous insistons). À
la mort de sa cousine, Claire se déclare incapable de pleurer seule ; « moi seule je ne puis ni
pleurer, ni parler, ni me faire entendre » (VI, 13, p. 566) ; elle a besoin de partager ses pleurs
avec quelqu’un d’autre.
3.2.2. La neige et la glace
Nous avons mis ces éléments sous une même rubrique car ils remplissent une fonction
pareille dans l’histoire : tous les deux illustrent les rigueurs du cadre désolant de la Meillerie
et du Valais auquel l’amant malheureux est exposé malgré lui lors de son exil amoureux.
Les deux éléments sont généralement évités par Rousseau et apparaissent donc très
peu dans le roman car ils font partie d’un paysage froid qui est en même temps effrayant.
Julie, par exemple, fait part de ses angoisses suscitées par l’idée que son amant se trouve dans
les montagnes du Valais, où tout respire la froideur : « D'ailleurs la saison est fort avancée ;
d'un jour à l'autre tout peut se couvrir de neige; et je prévois que vous aurez encore plus à
souffrir du froid que de la fatigue ». Essayant de lui empêcher de tomber malade, elle lui
demande de revenir auprès d’elle dans un séjour qui est « moins rude » (I, 22, p. 43).
Il s’avère que les endroits où Saint-Preux est obligé de séjourner lors de sa séparation
forcée de son amante, sont avant tout des paysages qui incarnent une atmosphère hivernale et
glaciale. Significatif à cet égard est cette phrase qui vient de la plume de l’amant ; « On
n'aperçoit plus de verdure, l'herbe est jaune et flétrie, les arbres sont dépouillés, le séchard et
la froide bise entassent la neige et les glaces ; et toute la nature est morte à mes yeux » (I, 26,
p. 54). La nature se fait donc porte-parole, miroir de l’état intérieur de l’être. Les
environnements neigeux et glaciaux aident à faire ressortir la froideur qui envahit le cœur de
l’amant malheureux « au milieu des glaces ». Là où Julie n’est pas, l’amour manque et là où
l’amour manque, la chaleur fait aussi défaut. Là où la chaleur fait défaut, la froideur surgit de
toutes ses forces. Deux descriptions faites par Saint-Preux de la terre de Meillerie figurent
dans le roman : une première écrite lors de son exil amoureux, en plein hiver (I, 26) et une
deuxième lorsqu’il retourne à ce même endroit, dix ans plus tard, accompagné de Madame de
Wolmar, au printemps (IV,17). La contraste est immense, comme l’illustre ce fragment cidessous :
O Julie, éternel charme de mon cœur ! Voici les lieux où soupira jadis pour toi le plus fidèle amant du
monde. […] On n’y voyait alors ni ces fruits ni ces ombrages ; la verdure et les fleurs ne tapissaient
point ces compartiments, le cours de ces ruisseaux n’en formaient point les divisions […] ; d’immenses
103
glaces pendaient à tous ces rochers ; des festons de neige étaient le seul ornement de ces arbres ; tout
respirait ici les rigueurs de l’hiver et l’horreur des frimas ; les feux seuls de mon cœur me rendaient ce
lieu supportable, et les jours entiers s’y passaient à penser à toi. (IV, 17, p. 390) (nous insistons)
Les descriptions des rochers de Meillerie Ŕ passés de l’hiver au printemps Ŕ sont en même
temps les descriptions de l’état du cœur de l’amant : la stérilité de l’hiver (« immenses
glaces », « festons de neige ») aide à invoquer l’état désastreux de Saint-Preux. Les
sentiments personnels modifient l’aspect de la nature qui est par conséquent très subjective.
Le paysage glacial, le froid excessif et le décor inquiétant sont symboliquement liés à l’amour
malheureux. La froideur de l’endroit contraste fortement avec les feux d’amour censés
réchauffer l’amant.
3.2.3.
La pluie
La pluie est totalement absente de l’univers de l’Héloïse, exception faite d’une seule mention
qui renvoie à une loge « où on se réfugie en cas de pluie » (V, 7, p. 459). Se réfugier donc, car
la pluie est considérée comme douloureuse et porteuse d’inconfort. Le défaut de cet élément
pourrait s’expliquer par des raisons autobiographiques ; d’après Bernardin de Saint-Pierre,
cité dans La Représentation de la vie affective dans la Nouvelle Héloïse de Luciano Bulber,
Rousseau craignait la pluie. Bulber se réfère à une citation de ce dernier, mentionnée dans une
œuvre de Saint-Pierre pour le prouver : « Je suis […] tout au contraire du petit bonhomme du
baromètre suisse : quand il rentre, je sors, et quand il sort, je rentre ».206
3.2.4. Le vin
Tous les personnages de l’Héloïse aiment boire un bon vin Ŕ sans excès bien évidemment. Ils
le boivent pur, hormis Julie qui ne le boit que mêlé d’eau. Bien consciente des méfaits que
l’alcool peut entraîner (par exemple la rixe entre Saint-Preux et Milord Edouard après un abus
de punch), elle préfère ajouter de l’eau comme élément de mesure. Saint-Preux qui, lors d’un
souper, se promet de boire également du vin coupé Ŕ à l’instar de son amante Ŕ se fait piéger.
Tout en croyant qu’il boit du vin fort trempé, il s’aperçoit finalement à sa grande surprise que
cette eau prétendue est du vin blanc. Enivré, il termine la soirée dans les bras de quelqu’un
d’autre. Sans cet élément de mesure, l’ivresse ne tarde donc pas à échauffer les esprits et à
troubler les sens.
206
Luciano Bulber, op. cit., p. 33.
104
À part de ces éléments énumérés, l’élément aquatique entre dans bien d’autres substances
comme dans la sueur et le sang, mais nous n’entrons plus dans les détails.
3.3. L’élément aquatique dans le langage
L’élément aquatique fournit plusieurs images poétiques fort captivantes. Ainsi, le langage
devenu « fluide » reflète l’action de l’eau : « Il n’est donc plus ce temps où mille sentiments
délicieux coulaient de ma plume comme un intarissable torrent ! » (II, 1, p. 131 ; nous
insistons). L’emploi figuré du substantif « torrent » surgit à plusieurs reprises et symbolise le
débordement émotionnel auquel les amants sont subjugués : « comment suffire au torrent de
délices qui vient inonder mon cœur ? », « Quel torrent de pure joie vint alors inonder mon
âme ? », « des torrents de larmes », etc. En tant que torrents qui inondent, ils contribuent à
l’expression hyperbolique si développée dans tout le discours pathétique.
D’autres images apparaissent ; une jeune fille à la veille de ses noces est comme cette
« eau pure et calme qui commence à se troubler aux approches de l’orage » (II, 15, p. 170), et
même la définition de l’humanité est rendue à l’aide d’une image aquatique : « l’humanité
coule comme une eau pure et salutaire, et va fertiliser les lieux bas » (II, 27, p. 219).
L’eau est donc cet élément qui échappe et qui disparaît sans pouvoir être rattrapé ou
récupéré. Les fleuves, les torrents, les ruisseaux, avec leur cours continuel sont à l’image de
l’existence humaine et de l’amour avec ses fluctuations des désirs et des sentiments : tout
change, rien n’est éternel. Quelques images font resurgir la tradition héraclitéenne, comme
une phrase simple telle que « la vie s’écoule » ou encore :
O amante aveuglée ! Tu cherches un chimérique bonheur pour un temps où nous ne serons plus ; tu
regardes un avenir éloigné, et tu ne vois pas que nous nous consumons sans cesse, et que nos âmes
épuisées d’amour et de peines, se fondent et coulent comme l’eau. (I, 26, p. 56)
Cette réminiscence héraclitéenne est palpable dans la vie en général, mais aussi et surtout
dans l’amour. Les amants ont essayé de s’y opposer, en vain, car il n’est pas possible de
« descendre deux fois dans le même fleuve ». Rousseau résume l’idée par une note en bas de
page très pertinente, réagissant contre la croyance de Madame de Wolmar à l’amour
« consistant » : « vous êtes bien folles, vous autres femmes, de vouloir donner de la
consistance à un sentiment aussi frivole et aussi passager que l’amour. Tout change dans la
105
nature, tout est un flux continuel et vous voulez inspirer des feux constants ! » (IV, 14, p.
383).
La confrontation des deux principes antagonistes aboutit à des jeux de mots captivants d’une
étonnante hardiesse tels que « torrents de flammes » ou « flamme humide ». Dans ces
antithèses, le feu métaphorique rejoint le sens littéral de l’eau et les deux principes contraires
se trouvent donc amalgamés. Or, il n’y a rien de plus contraire au monde que ces deux
éléments. Dans La Nouvelle Héloïse, les deux surgissent et se rencontrent. Les noces des deux
contraires se réalisent partiellement, mais elles ne sont que temporaires, car un élément a
inévitablement le dessous. Contrairement à l’expérience, qui nous suggère que l’eau vainc le
feu, c’est le feu qui évince l’eau dans l’Héloïse : l’eau n’est pas capable de tempérer
définitivement l’amour. Avec Julie et Saint-Preux nous assistons donc à l’incontestable
victoire du feu sur l’eau, de l’amour sur l’eau, de l’amour sur la mort.
106
Conclusion
La prodigieuse puissance d’envoûtement de l’Héloïse au XVIIIe siècle se doit surtout à son
pathétique : les lettres de Julie et Saint-Preux ont su émouvoir vivement leur public. Peinture
des sentiments vrais et intimes, la nouveauté de l’œuvre est surtout dans son discours
amoureux, dans cette admirable expression d’émotions ; si solennelle, si sentimentale, si
emphatique et si pathétique. Rousseau fait jouer la magie de la langue : le langage figuré
contribue dans une large mesure à la consolidation de ce discours émouvant et a ainsi assuré
au roman son succès démesuré, vu que l’histoire même n’est en rien nouvelle. Les extases et
les tourments du cœur, la force des passions et les déclamations sentimentales trouvent leur
expression la plus appropriée dans les « feux » et les « flammes » de l’amour. Même si à
l’époque cette métaphore était déjà consacrée par l’usage, Rousseau a réussi à la revigorer par
son originalité ; dans son discours, tradition et invention se rejoignent harmonieusement. À
l’aide des qualificatifs, il arrive à refléter dans cet usage métaphorique la dialectique
amoureuse qui anime l’histoire entière : des feux de l’amour dévorants initiaux, il n’y a que
les étincelles d’une flamme céleste qui restent à la fin. L’évolution qui s’opère dans le feu
métaphorique
équivaut
à
la
rencontre
décisive
entre
deux
concepts
d’amour
fondamentalement différents : l’éros ou le feu brut et l’agapè ou l’âme du feu. Cette dernière
l’emporte ; le sacrifice de l’amour physique passager garantit le passage à l’amour spirituel
éternel. Mais il n’y a pas que le feu qui brûle dans l’Héloïse ; l’eau y coule également. Ainsi,
une autre rencontre se réalise, aussi significative : le feu métaphorique s’oppose à l’élément
aquatique. Cette eau est avant tout celle des larmes : les âmes sensibles ont l’habitude de
lâcher la bride à leurs pleurs ; elles pleurent à chaudes larmes. Les deux principes contraires
se rejoignent ; ils partagent leur symbolique et leurs ambivalences. Les noces de ces deux
substances se réalisent partiellement, mais se dissolvent vite, car au fond les deux sont
incompatibles ; ils s’excluent. L’expérience montre que l’eau vainc le feu mais, l’histoire de
Julie et Saint-Preux ne répond pas à cette attente : l’eau n’arrive pas à neutraliser
définitivement le feu (métaphorique). Un écho shakespearien surgit « Love’s fire heats water,
water cools not love », ou même biblique : « Les grandes eaux ne peuvent éteindre l’amour, et
les fleuves ne le submergeraient pas » (Cantique des Cantiques ; 8, 7).
107
Bibliographie
I. Sources primaires
a) Éditions de La Nouvelle Héloïse
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coll. « Folio classique », 1993, 2 t., 549 p., 573 p.
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Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2005, 649 p.
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1964, 173 p.
II. Sources secondaires
a) Sources littéraires
Ouvrages
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multiples de La Nouvelle Héloïse aux Liaisons dangereuses, Cracovie, Presses de l’Université
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Saint-Pierre : essai sur les rapports de la littérature et des mœurs, Paris, Hachette, 1907, 572
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langue française, deuxième édition revue et enrichie par Alain Rey, Paris, Dictionnaires Le
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115
Table
Introduction ................................................................................................................................ 4
I.
Le pathétique dans La Nouvelle Héloïse ......................................................................... 6
1.
Rousseau et la sensibilité.................................................................................................... 8
1.1.
1.1.1.
D’un siècle rationnel… ...................................................................................... 8
1.1.2.
… au siècle des « âmes sensibles » .................................................................... 9
1.1.3.
Le couple des Wolmar : la synthèse d’un siècle .............................................. 11
1.2.
2.
Contexte ..................................................................................................................... 8
La place de Rousseau et de La Nouvelle Héloïse dans l’esprit de l’époque ............ 11
1.2.1.
Avant La Nouvelle Héloïse : les prédécesseurs de Rousseau........................... 12
1.2.2.
Rousseau juge du genre romanesque ............................................................... 14
1.2.3.
La Nouvelle Héloïse dans le contexte littéraire du XVIIIe siècle ..................... 15
1.2.3.1.
« Le Préromantisme : hypothèque ou hypothèse ? » ................................... 15
1.2.3.2.
Caractéristiques de la littérature de sentiment au siècle des Lumières ........ 16
Le pathétique .................................................................................................................... 23
2.1.
Qu’est-ce que c’est que le pathétique ? .................................................................... 23
2.2.
Mise en garde : le « pathos » et le « pathétique » ................................................... 28
2.3.
Comment rendre le pathétique dans un texte littéraire ? .......................................... 30
2.3.1.
L’étalement de la souffrance : une lecture du corps humain ........................... 33
2.3.2.
Un style lyrique très personnel ......................................................................... 35
2.3.3.
La lettre comme miroir de l’âme ...................................................................... 36
2.3.4.
Un rythme haletant ........................................................................................... 39
2.3.5.
L’instabilité ...................................................................................................... 40
2.3.6.
Réflexion sur le langage : les figures ............................................................... 40
II. Les feux et les flammes de l’amour ............................................................................... 43
1.
Le langage figuré .............................................................................................................. 45
1.1.
Les origines du langage figuré ................................................................................. 45
1.2.
Un langage figuré indispensable .............................................................................. 46
1.3.
Un conservatisme langagier néanmoins original ..................................................... 48
116
2.
3.
4.
La métaphore .................................................................................................................... 49
2.1.
Pour une définition ................................................................................................... 49
2.2.
« Les feux et les flammes de l’amour » ................................................................... 50
« Feu » et « flamme » dans La Nouvelle Héloïse ............................................................. 53
3.1.
Repérage ................................................................................................................... 53
3.2.
« Feu » et « flamme » ; signes-symboles ................................................................. 54
3.2.1.
« Feu » et « flamme » en tant que mots-signes ; le sens propre ....................... 55
3.2.2.
« Feu » et « flamme » en tant que mots-symboles ; la métaphore ................... 57
3.2.2.1.
« Feu » .......................................................................................................... 58
3.2.2.2.
« Flamme » ................................................................................................... 68
3.2.2.3.
Notions autres que « feu » et « flamme » ..................................................... 69
Des « feux de l’amour » à la « flamme céleste » ............................................................. 70
4.1.
Esquisse : L’évolution (dans la conception) de l’amour .......................................... 70
4.2.
L’éros banni en faveur de l’agapè ........................................................................... 75
4.2.1.
Les échos platoniciens : l’éros ......................................................................... 75
4.2.2.
L’épuration des « feux de l’amour » ................................................................ 78
4.2.3.
La « flamme céleste » ; l’agapè ....................................................................... 82
III. L’élément aquatique ...................................................................................................... 87
1.
Symbolique des deux principes ........................................................................................ 87
2.
L’ambivalence de l’eau .................................................................................................... 89
2.1.
2.1.1.
L’eau vivifiante ................................................................................................ 90
2.1.2.
L’eau létale ....................................................................................................... 91
2.2.
3.
La dialectique de la vie et de la mort........................................................................ 89
La dialectique de la douceur et de la violence.......................................................... 92
2.2.1.
L’eau douce ..................................................................................................... 92
2.2.2.
L’eau violente ................................................................................................... 93
La spécificité de l’élément aquatique dans La Nouvelle Héloïse ..................................... 94
3.1.
Le paysage aquatique : le lac et la mer ..................................................................... 94
3.1.1.
Le lac ................................................................................................................ 94
3.1.2.
La mer .............................................................................................................. 98
117
3.2.
« Les métamorphoses de l’eau » .............................................................................. 99
3.2.1.
Les larmes ........................................................................................................ 99
3.2.2.
La neige et la glace ......................................................................................... 103
3.2.3.
La pluie ........................................................................................................... 104
3.2.4.
Le vin .............................................................................................................. 104
3.3.
L’élément aquatique dans le langage ..................................................................... 105
Conclusion .............................................................................................................................. 107
Bibliographie .......................................................................................................................... 108
Annexe
118
119

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